« Project 2025 » : une plateforme pour réconcilier Trump et l’establishment

Trump Heritage Foundation Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Contrairement à 2016, la campagne de Donald Trump est activement soutenue par l’establishment du Parti républicain. Une institution a joué un rôle central dans ce rapprochement : la Heritage Foundation. Ce think tank rassemble un bataillon « d’experts » et d’hommes d’influence qui avaient obtenu des postes de premier plan dans l’administration Trump. Avec son « Project 2025 », programme de 922 pages qui a défrayé la chronique médiatique, il entend imprimer sa marque sur le candidat Trump. Et le mener vers un agenda plus nettement interventionniste sur les questions de politique étrangère.

Le 15 juillet 2024 démarrait dans l’État du Wisconsin la convention du Parti républicain. C’est sans surprises que Donald Trump fut investi candidat. Victime d’une récente tentative d’assassinat, il se trouvait sous l’œil des caméras. Sous les radars médiatiques, des présentations étaient organisées par les think tanks liés au Parti républicain : la Faith and Freedom Coalition, l’America First Policy Institute et bien sûr l’incontournable Heritage Foundation.

Ces trois think tanks sont emblématiques de l’évolution du parti. Si la Heritage Foundation est le laboratoire historique des conservateurs, Faith and Freedom ne remonte qu’à 2009 quand l’America First Policy Institute a été créé en 2021. Le premier est une plateforme unissant la droite chrétienne et des groupes proches du Tea Party, quand le second est le bras armé du trumpisme (dans son conseil d’administration on trouve Ivanka Trump, fille de l’ancien président).

À chaque groupe de pression son think tank. Pour le complexe militaro-industriel, c’est la RAND Corporation. Pour l’aviation, c’est l’American Enterprise Institute. Au départ, la Heritage Foundation tire ses financements du secteur agro-alimentaire.

Ces think tanks constituent un véritable écosystème autour du Parti républicain. En 2016, la victoire de Donald Trump aux primaires républicaines avait constitué un séisme : sa campagne populiste et ses propos erratiques avaient violemment divisé les think tanks conservateurs. La Heritage fut le seul à réellement tirer profit de la situation.

Depuis sa défaite de 2020, la mainmise de Donald Trump sur le camp conservateur n’a fait que s’accroître. Mais dans le même temps, les think tanks entendaient bien imprimer leur marque sur l’opposant à Joe Biden, plutôt que de devoir s’adapter à une situation nouvelle, comme ce fut le cas en 2016.

Aux origines de la « Heritage »

C’est la fin de la Seconde guerre mondiale qui marque la première explosion de « think tanks ». Il s’agit alors de fournir des synthèses d’experts à des élus. Sous la tutelle du secteur privé ; ainsi, la Douglas Aircraft Company accouche de la RAND Corporation en 1946, avec pour objectif de travailler sur les conflits internationaux et la balistique transcontinentale. Fonds privés, expertise et liens avec le pouvoir politique : la recette devait faire mouche. Et la Heritage Foundation allait devenir son produit le plus emblématique.

Elle naît d’une conversation entre deux assistants parlementaires, Edwin Feulner et Paul Weyrich, à la cafétéria du Congrès des think tanks conservateurs en 1971. L’American Enterprise Institute (AEI) avait alors renoncé à publier un rapport concernant l’aviation, craignant que celui-ci influence les votes au Congrès. Or, Feulner et Weyrich, qui perçoivent le potentiel politique des think tanks, entendent justement peser sur les votes. Ils appellent de leurs voeux un organisme qui proposerait des argumentaires aux élus du Congrès.

La Heritage Foundation voit ainsi le jour, avec le soutien du groupe industriel Coors. Elle accompagne une dynamique plus générale de politisation des think tanks et d’accaparement par les lobbys, qui cherchent à les instrumentaliser. À chaque groupe de pression son think tank. Pour le complexe militaro-industriel, c’est la RAND Corporation. Pour l’aviation, c’est l’AEI. Au départ, la Heritage Foundation tire ses financements du secteur agro-alimentaire.

La Heritage Foundation adopte une approche résolument activiste. Son bras armé, « Heritage Action », rassemble ses « analystes » qui vont directement au contact des élus, au Congrès ou dans les États, afin de les convaincre d’adopter les positions de l’institut. Un artifice qui permet aux lobbyistes présents au sein du think tanks d’être maquillés en « analystes » lors des auditions du Congrès…

Le think tank connaît son heure de gloire en 1980, avec la publication d’un « Mandate for Leadership ». Mastodonte de 3000 pages, le document synthétise les propositions du camp conservateur pour l’élection présidentielle. Une fois élu, Ronald Reagan devait fournir à chacun de ses ministres une version abrégée du document (de 1100 pages). 60% des propositions du think tank seront ainsi reprises par le président.

La Heritage Foundation connaîtra des relations plus difficiles avec H. W. Bush, notamment sur la question des hausses d’impôts. Quelques années plus tard, c’est finalement un président démocrate que l’organisation soutient et conseille. Bill Clinton défend en effet des accords de libre-échange, notamment l’ALENA [entre le Canada, les États-Unis et le Mexique NDLR], en accord avec le positionnement libre-échangiste du think tank. Acteur clef de la nébuleuse conservatrice, la Heritage Foundation était en butte à la concurrence de deux autres géants : le Cato Institute et l’AEI.

Concurrence libertarienne et néoconservatrice

Le Cato Institute voit officiellement le jour en 1976, mais sa création, sous le nom de « Charles Koch Foundation », est antérieure de deux ans. Le nom des frères Koch continue de figurer en haut de la liste des donateurs réguliers, aux côtés de ceux du milliardaire Sheldon Adelson ou de la famille Mercer. La Koch Industry est spécialisée dans le secteur primaire, l’extraction de ressources minières et de transformation des matière premières. La ligne libertarienne défendue par l’institut recoupe assez largement les intérêts des frères, lorsqu’il s’agit de prôner un adoucissement des normes – notamment environnementales – sur ces secteurs d’activités.

Si les fonds du Cato Institute proviennent majoritairement de l’industrie du tabac et du pétrole, le think tank – fait notable pour un institut conservateur – ne boude pas les financements d’entreprises « progressistes » de la Silicon Valley, notamment Facebook ou Google. Une porosité peu surprenante si l’on considère la sensibilité libertarienne du think tank.

Conséquent dans son libertarianisme, il s’est ainsi opposé aux politiques bellicistes des présidents Bush, en particulier à une occupation de long terme de l’Afghanistan et de l’Irak. Et il se prononce en faveur de la disparition des barrières douanières et de la libéralisation complète des marchés, ce qui lui permet notamment de bénéficier du financement de CME, groupe financier qui détient la bourse de Chicago…

L’AEI, quant à lui, prétend s’inscrire dans le sillage du philosophe Leo Strauss et se spécialise dans la production de rapports. Influent depuis les années 1940, il connaît une perte de vitesse consécutive à l’apparition de la Heritage Foundation, et il faudra attendre les années 2000 pour qu’il regagne en importance. Il est alors proche de l’extrême-droite – avec des auteurs comme Richard Murray, eugéniste, ou encore Dinesh D’Souza, qui défend que l’antiracisme est une réaction pathologique et que les esclaves afro-américains étaient plutôt bien traités…

Ici encore, le lien entre financements et rapports est de plus directs. Financée par l’industrie du tabac, l’AEI produit de nombreuses études pour tempérer sa nocivité ; financée par le secteur des télécommunications, elle s’oppose à la neutralité d’internet.

À l’écart du vivier républicain classique, Trump devait accueillir à bras ouverts les hiérarques de la Heritage Foundation – et la remercier une fois élu. Ainsi, le vice-président Mike Pence est proche de l’institut.

Surtout, l’institut est le principal pourvoyeur de l’administration Bush – à tel point que peu après son élection, le président s’est rendu au siège de l’AEI pour remercier ses membres. Hébergé par l’AEI, on trouve le Project for the New American Century de Dick Cheney, dont l’influence sur la politique étrangère de George W. Bush a été conséquente. Sans surprises ici également : l’AEI est abondamment financé par les entreprises du complexe militaro-industriel…

#NeverTrump : la ligne de fracture au sein des think tanks

L’investiture de Donald Trump comme candidat républicain et sa victoire de 2016 devaient marquer un séisme dans les relations traditionnelles entre partis et think tanks. La campagne erratique et populiste du candidat n’était pas du goût des organisations conservatrices, qui lui préféraient largement un Jeb Bush. De nombreux cadres du Parti républicain et de think-tanks conservateurs se sont refusés à soutenir Trump – sans résoudre à rallier ouvertement une candidature démocrate. Dans les signatures des tribunes rédigées pour critiquer sa campagne, on trouvait les noms de plusieurs figures des think tanks liés au Parti républicain. Une seule exception : la Heritage Foundation.

L’AEI ne prend que timidement position pour Trump en février 2016 – par le biais d’une tribune publiée par Charles Murray, co-auteur du livre The Bell Curve, livre qui lie « race » et intelligence. Le Cato Institute, au contraire, s’oppose publiquement au président nouvellement élu. Il s’attaque notamment au décret présidentiel 13769, surnommé Muslim Ban. Celui-ci suspend des programmes d’accueil des réfugiés, interdit à tous les Syriens d’être accueillis aux États-Unis. Il a conduit à la détention de 700 voyageurs et à la remise en cause de 50.000 visas. Cette prise de position heurte les plus libertariens des conservateurs qui sont, pour la majorité d’entre eux, favorables à l’immigration – perçue comme le prolongement d’une libéralisation du marché du travail. De même, les mesures protectionnistes de Trump sont vivement critiquées par l’Institut ; il faut dire que la mise en place d’une taxe sur l’acier l’acier menaçait directement les profits des entreprises Koch…

C’est la Heritage Foundation qui profite de la conjoncture. Edwin Feulner, son ancien président, est nommé dans l’équipe de transition du candidat. Dès son élection, ce sont pas moins de soixante-six anciens analystes ou salariés du think tank qui occupent des postes à responsabilité dans la nouvelle administration. À l’écart du vivier républicain classique, Trump devait accueillir à bras ouverts les hiérarques de la Heritage Foundation – et la remercier une fois élu. Ainsi, le vice-président Mike Pence et le Procureur général Jeff Sessions sont tous deux proches de l’institut.

Jim DeMint, le président du think tank, décide de pousser l’avantage. L’institut adopte la même stratégie qu’en 1980 et publie un document au titre similaire : « Mandate For Leadership ». Il s’agit de 321 propositions conservatrices à destination du nouveau président. En un an de mandat, la Heritage Foundation affirmait que 64 propositions ont été totalement reprises par l’administration Trump. Ce dernier a même eu recours à l’organisme pour lui fournir une liste de juges conservateurs en vue d’une future nomination à la Cour Suprême.

Le fait que la Heritage Foundation se positionne sur l’ensemble des prérogatives de l’État et l’abreuve de recrues la rend incontournable. Pourtant, en mai 2017, le conseil d’administration retire son poste de président à Jim DeMint, dénonçant une trop grande complicité avec l’administration Trump. Une inflexion qui ne devait pas empêcher la Heritage Foundation de demeurer centrale dans la nébuleuse trumpienne…

L’agenda militariste du « Project 2025 »

« Nous allons connaître une seconde révolution américaine », déclarait le président du think tank Kevin Roberts. « Et elle sera pacifique si la gauche se mêle de ses affaires » devait-il ajouter. En ce début de juillet 2024, il est interviewé par Steve Bannon et s’affiche aux côtés des Républicains tendance « MAGA » [Make America Great Again, slogan de Donald Trump NDLR]. Qu’un président de think tank soit interviewé au micro de l’un des soutiens de la tentative de putsch du 6 janvier peut sembler incongru. Mais la scène est emblématique du chemin parcouru par le Heritage Foundation dans la nébuleuse conservatrice.

Le positionnement central du think tank permet de lancer le « Project 2025 » sur le modèle de « Mandate For Leadership », financé à hauteur d’un million de dollars. Peu à peu, le projet agrège d’autres think tanks et lobbies. Aujourd’hui, pas moins de 110 organisations gravitent autour de la Heritage Foundation – 40% d’entre elles bénéficiant du fonds DonorsTrust alimenté par Leonard Leo. Cet avocat et connaisseur du système judiciaire américain organise des dîners somptueux où il se plaît à jouer les faiseur de rois dans le domaine juridique – jusqu’à la Cour Suprême. On compte d’importants sponsors pour le DonorsTrust : outres les financiers traditionnels de la Heritage Foundation, on trouve… les frères Koch. La présence de ces noms résume à elle seule l’évolution des rapports de force entre ses concurrents et la Heritage Foundation…

Le « Project 2025 » contient des directives tout sauf anodines en matière de politique étrangère. Qui jurent avec les proclamations isolationnistes – vagues et incohérentes – du candidat Trump.

Celle-ci espère désormais forcer la main de Donald Trump. Elle a accouché des 922 pages du « Project 2025 », qui a d’abord scandalisé les démocrates par sa proposition d’accroissement des pouvoirs de l’exécutif. Elle fait écho à la tentative, durant le mandat de Trump, de permettre le licenciement de milliers de fonctionnaires fédéraux – le décret avait été remis en cause par Joe Biden. À travers le « Project 2025 », la Heritage Foundation propose de substituer, à la loyauté envers l’État, celle à l’égard du président et à son projet politique.

Au-delà de cet aspect, qui génère des craintes d’une dérive illibérale, le « Project 2025 » contient des directives tout sauf anodines en matière de politique étrangère. Qui jurent avec les proclamations isolationnistes – vagues et incohérentes – du candidat Trump. Celui-ci tente, en 2024, de rejouer la partition de 2016, critiquant le complexe militaro-industriel et les faucons du Pentagone. Il faut rappeler combien son arrivée au pouvoir avait alors sidéré le camp néoconservateur. Les déclarations de Trump à propos de l’OTAN et ses promesses de rapprochement avec la Russie avaient fait l’effet d’un séisme. S’il avait par la suite mené une politique étrangère en contradiction complète avec ces proclamations – jusqu’à adopter la posture « la plus dure à l’égard de la Russie depuis la Guerre froide », selon les termes de son administration – et en accord total avec le complexe militaro-industriel, Trump est, encore aujourd’hui, perçu avec méfiance par une partie de l’establishment néoconservateur.

Avec le « Project 2025 », la Heritage Foundation tente d’appuyer l’aile la plus interventionniste et militariste du trumpisme. De nombreuses préconisations ne surprennent guère, notamment concernant l’accroissement du budget militaire et l’intensification de la guerre économique avec la République populaire de Chine. D’autres sont en contradiction avec le discours du candidat : le « Project 2025 » prône un approfondissement du soutien à l’État d’Israël, quand Donald Trump critique timidement les massacres à Gaza.

À rebours de ses déclarations isolationnistes, le « Project 2025 » prône une course aux armements et un accroissement tous azimuts des sanctions financières pour contrer les « menaces » russe et chinoise. Alors que Donald Trump promet de « mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures », le « Project 2025 » envisage de poursuivre le soutien miliaire à Kiev, en échange d’une décrue de l’aide humanitaire. Le document précise qu’il s’agit d’un compromis entre les diverses sensibilités du camp conservateur, des plus russophiles – qui souhaitent un abandon de l’Ukraine – aux plus néoconservatrices – qui envisagent un engagement militaire plus direct. Une synthèse pas très éloignée de la politique actuelle du président Biden…

Sur les questions de société et les réformes institutionnelles, le Projet 2025 s’inscrit dans le conservatisme religieux qui avait caractérisé le mandat de Donald Trump. La Heritage Foundation propose ainsi de faire disparaître le service fédéral de l’éducation, qui serait dévolu aux États. À l’inverse, il est prévu d’étendre à l’échelle fédérale la possibilité de censurer une série de livres (accusés de propager la « culture woke ») dans les espaces scolaires et universitaires – expérimentée par le gouverneur de Floride Ron de Santis.

Enfin, on trouve une série de prescriptions prévisibles sur le plan économique, qui oscillent entre réformes néolibérales et fantaisies libertariennes. Certaines – réduction du budget de l’éducation au profit de coupons permettant aux enfants pauvres de s’inscrire dans les écoles privées – pourraient être directement traduites en politiques publiques par une administration Trump ultérieure. D’autres – abolition de la Réserve fédérale et du dollar comme monnaie internationale – constituent de simples slogans destinés à flatter la phobie anti-étatiste de sa base électorale.

Un simple fantasme des démocrates ?

Quelle importance accorder au « Project 2025 » ? Donald Trump lui-même s’en est distancié, face aux attaques incessantes des démocrates, déclarant « Je ne sais pas qui est derrière ça. Je suis en désaccord avec certaines choses, et certaines propositions qu’ils avancent sont profondément ridicules. Quoi qu’ils fassent, je leur souhaite bonne chance, mais je n’ai rien à voir avec eux ». Des paroles que contredisent frontalement ses liens fusionnels, passés et présents, avec le think tank.

Si Donald Trump devait, en novembre prochain, retrouver le chemin de la Maison Blanche, il est difficile de concevoir que la Heritage Foundation n’aurait pas son mot à dire sur son administration. La liste toute prête « d’experts » prêts à la rejoindre et à gouverner en suivant un plan structuré constitue un indéniable atout. Surtout, si l’on considère la position plus centrale que jamais acquise par la Heritage Foundation, qui est parvenue à satelliser de nombreuses organisations autrefois rivales. La composition de ses principaux donateurs a également changé. Là où les grands groupes pétroliers et les chaînes de supermarchés soutenaient la Heritage Foundation à sa création, les donateurs actuels représentent désormais un pan très large des classes dominantes américaines…

Comment les think tanks construisent le « cercle de la raison »

©Fondapol

Les think thanks ont connu un développement exponentiel au cours des années 2000. Cités ad nauseam par les éditorialistes et les politiciens, ils bénéficient de la tendre attention de l’État par le biais de subventions et de déductions fiscales, ce qui ne les empêche pas d’exiger de ce dernier qu’il taille à la schlague dans ses dépenses. Réunissant politiques, chefs d’entreprises, haut-fonctionnaires et experts en tous genres, ils participent de l’édification d’un « cercle de la raison » favorable à la mondialisation. 


LES THINK TANKS, LEVIERS D’EXTERNALISATION DE LA RÉFLEXION SUR L’ACTION PUBLIQUE

A partir des années 1980, la totalité, ou presque, des démocraties occidentales s’engage dans la globalisation libérale. Le trio Mitterrand-Thatcher-Reagan marchent en tête de ce mouvement mondial. Les nations, les frontières, les États : tout doit disparaître pour permettre aux marchandises, aux capitaux et aux personnes de circuler librement et aux élites mondialisées de se débarrasser de ces ennuyeuses traditions populaires et nationales qui corsètent leur génie mercantile.

Pour ce faire, les idéologues du libéralisme doivent laver les haut-fonctionnaires et les décideurs publics de ces infâmes réflexes protectionnistes et étatistes qui les caractérisent. C’est avec cette idée que François Furet, Pierre Rosanvallon, Roger Fauroux et Alain Minc créent la Fondation Saint-Simon. Le nom choisi n’est pas anodin. La technocratie libérale doit remplacer la passion des Français pour la politique.

Première étape de cette contre-révolution culturelle qui doit frapper les élites administratives, politiques et médiatiques : l’OPA réalisée par les think tanks sur la réflexion en matière d’action publique, aux dépens des milieux universitaires et étatiques. Les cercles d’expertise de l’État sont vidés de leurs forces vives ou supprimés. Ce fut le cas pour la direction de la prévision du ministère de l’Économie ou pour le commissariat général au Plan, remplacé par le très libéral France Stratégie. Les cercles de réflexion universitaires, historiquement privés d’influence sur les décideurs publics depuis la création de l’ENA, voient leurs moyens diminués, leur autonomie restreinte et leur matière grise se replier dans la marginalité. Quant aux cercles de réflexion des partis politiques, ils deviennent souvent des coquilles vides dont l’unique fonction est de permettre à de jeunes ambitieux d’acquérir une forme de légitimité pour se faire une place au sommet, comme ce fut le cas pour Maël de Calan, fondateur du cercle de réflexion juppéiste intitulé la « Boîte à idées. »

Toutefois, on doit à la vérité de reconnaître que certains think tanks adossés à des partis politiques ont un véritable impact sur la vie des idées et l’évolution de la vie politique. L’exemple le plus connu concerne Terra Nova dont un rapport, sorti avant l’élection présidentielle, faisait le constat que les secteurs populaires étaient en rupture avec les valeurs défendues par l’ensemble du PS. Terra Nova conseillait au parti de François Hollande d’abandonner l’espoir d’obtenir les suffrages des classes populaires pour se concentrer sur les classes moyennes supérieures urbaines qui, elles, adhèrent avec enthousiasme à la mondialisation libérale défendue par le PS.

De l’autre côté de l’échiquier politique, il n’est un secret pour personne que Jérôme Monod, conseiller de Jacques Chirac, a participé à la création de la Fondation Concorde et de la fondation pour l’innovation politique tandis qu’Emmanuelle Mignon a fait plancher des membres de l’Institut Montaigne sur le programme de Nicolas Sarkozy en 2007.

Enfin, les nouveaux partis, apparus à l’occasion de l’élection présidentielle de 2017, se lancent dans la création de think tanks à la fois pour renforcer la crédibilité de leurs programmes politiques, pour attirer les têtes pensantes étatiques et universitaires et pour faire entendre un autre son de cloche que la doxa libérale. C’est le cas de la France Insoumise dont des proches viennent de fonder l’Intérêt général, présenté comme un nouveau laboratoire d’idées proche du mouvement. La première note produite par ce think-tank, dont le contenu inspire largement le présent article, est précisément consacrée à dresser un panorama du paysage des think tanks français.

Dès lors, ce sont les think tanks d’une part ; et les cabinets d’audit et de conseil d’autre part ; qui s’octroient un monopole sur la réflexion relative aux politiques publiques. Ces fameux cabinets d’audit et de conseil jouent un rôle essentiel pour mener la révision générale des politiques publiques décidée par Nicolas Sarkozy et la modernisation de l’action publique voulue par François Hollande, deux programmes de réduction drastique des budgets publics et des postes de fonctionnaires. Évidemment, ces cabinets, imbibés d’idéologie libérale et motivés par des intérêts particuliers, conduisent l’Etat vers une réduction toujours plus intense de ses périmètres d’action.

Quand aux think tanks, ils permettent aux éditorialistes et aux responsables politiques de donner un vernis scientifique et neutre à leurs lubies idéologiques libérales. A bien des égards, les rapports produits par la Fondation Terra Nova, l’Institut Montaigne, l’iFrap et autres Fondation Jean Jaurès fixent les feuilles de route des réformes qui seront décidées par les gouvernements successifs, de droite comme de gauche.

CES THINK TANKS BÉNÉFICIENT DE LARGESSES FINANCIÈRES DONT L’OCTROI EST DIABLEMENT POLITIQUE ET DISCRÉTIONNAIRE

Disons-le d’emblée. Les fondations et autres think tanks français sont loin d’avoir les budgets des fondations américaines. Alors que le plus riche des think tanks français, l’Institut Montaigne, possède un budget annuel de l’ordre de 4,8 millions d’euros, les revenus de la Brooking Institution, de l’Heritage Foundation ou encore d’Americans for Prosperity se comptent  en dizaines de millions d’euros.

Toutefois, ils bénéficient allègrement des largesses financières de l’Etat, soit par le biais de subventions, soit par le biais de déductions fiscales. Pour donner un ordre de grandeur, les subsides accordées par l’Etat aux cercles de réflexion en 2017 s’évaluent à 580 millions d’euros. L’allocation de ces subventions sont directement décidées par le cabinet du Premier ministre. On comprend alors que la fondation Jean Jaurès, officine du PS, obtienne 1 688 000 euros, tandis que la Fondation de l’Écologie Politique, adossée à EELV, s’en voit octroyer seulement 150 000. Quant à la dotation versée à la Fondation Gabriel Péri, proche du PCF, elle est passée de près de 700 000 euros en 2016 à 540 000 euros en 2018.

S’ils ne bénéficient du statut de fondation, les think tanks ne peuvent demander de subventions. Toutefois, ils ont trouvé une parade. Dans un rapport intitulé « 25 propositions pour développer les fondations en France », l’Institut Montaigne propose de rendre le mécanisme fiscal en faveur du mécénat « plus attractif » en le transformant en une réduction d’impôt sur les sociétés de 50% et en portant le plafond à 5 pour mille du chiffre d’affaires. Ni une, ni deux, l’Etat s’exécute. En 2003, l’Etat décide de défiscaliser les dons des entreprises aux think tanks à hauteur de 60 % du montant de leur impôt sur leurs bénéfices dans la limite de 5 pour mille du chiffre d’affaires et non plus seulement d’une déduction du résultat des sommes versées dans la limite de 2,25 pour mille du chiffre d’affaires. En 2017, ces déductions fiscales s’évaluent ainsi à 900 millions d’euros, selon la Cour des comptes.

Enfin, l’Etat prête généreusement à ces think tanks, ses propres experts. Ainsi, l’analyse des politiques de rigueur budgétaire – appliquées dans plusieurs pays européens – menée par l’Institut de l’Entreprise en 2015 est accomplie avec le concours rémunéré de deux conseillers à la Cour des comptes et de six inspecteurs des finances. Trois de ces inspecteurs iront d’ailleurs jusqu’à franchir le Rubicon en rejoignant les groupes Bolloré, Carrefour et Renault.

LES THINK TANKS, DE VÉRITABLES LOBBIES AU SERVICE DE LA MONDIALISATION

Les think tanks ont ainsi acquis une position de pouvoir. Disposant d’un quasi-monopole sur la réflexion relative à l’action publique et d’une manne financière étatique conséquente, ils s’attachent à promouvoir le « cercle de la raison ». Usant de leur supposée neutralité et de leur expertise, ils réussissent à excommunier les responsables politiques qui pensent en dehors des saintes écritures et à donner une validation scientifique à ceux qui appliquent à la lettre l’exégèse libérale qu’ils délivrent.

A titre d’exemple, la plupart des think tanks s’accordent sur la nécessité d’assouplir le code du travail. Avant le cycle de réformes du code du travail, Terra Nova et l’Institut Montaigne publient un rapport et un livre dénonçant « la prolifération de textes légaux » et défendant un « droit réglementaire ne s’imposant que de façon supplétive. » La Fondapol, elle, ira jusque lancer une pétition en faveur de la loi El Khomri, intitulée « OUI à la Loi travail, non au chômage ! ».

La plupart des grands médias déroulent le tapis rouge aux auteurs de ces rapports. Les auteurs de Terra Nova passeront sur France Inter, France Culture, France Info, Arte, LCI et BFMTV, qui invitera également ceux de l’Institut Montaigne. Quand au livre publié par les membres de l’Institut Montaigne, il bénéficie d’une promotion assurée par La Croix, Le Monde, Le Parisien, La Tribune et Les Échos.

A n’en pas douter, pour les médias mainstream, la parole des think tanks est d’or. D’ailleurs, leurs animateurs bénéficient de chroniques régulières ou participent à des débats hebdomadaires : Agnès Verdier Molinié (iFRAP) sur Europe 1 et Thierry Pech (Terra Nova) sur France Culture. En outre, Les Echos confient le chiffrage des programmes de la présidentielle de 2017 à l’Institut Montaigne. Les think tanks sont devenus des curés du libéralisme, dont le verbe constitue une parole d’évangile.

A bien des égards, les rapports de ces think tanks servent à légitimer des réformes controversées engagées par le gouvernement. La présentation du projet de loi de transformation de la fonction publique en est un prototype. Il est précédé par une publication de l’Inspection générale des finances pointant la nécessité de réformer le statut de la fonction publique et d’un rapport de l’Institut Montaigne soutenant le recours accru au contrat dans la fonction publique. Personne ne saurait s’opposer à une réforme plébiscitée par les experts.

Par ailleurs, durant les campagnes électorales, ces cercles de réflexion appuient, sans hésiter, des candidats qui promettent d’appliquer les réformes libérales recommandées par la commission européenne, parfois jusqu’au ridicule. Ainsi, en 2012, il a fallu attendre l’intervention du CSA pour empêcher que BFM TV et RMC ne diffusent les spots de l’Institut Montaigne défendant des propositions très proches de celles avancées par Nicolas Sarkozy. Plus proche de nous, l’épouse de Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) hébergea le site internet d’En Marche ! Pendant la campagne de 2017. La proximité idéologique entre Laurent Bigorgne et Emmanuel Macron est un secret de polichinelle. On comprend mieux pourquoi l’Institut Montaigne a validé le chiffrage proposé par Emmanuel Macron, tandis qu’il corrigeait ceux réalisés par Benoît Hamon (+115%) et Jean-Luc Mélenchon (+20%).

Ces cercles de réflexion donnent lieu à une consanguinité faite d’échanges de bon procédés entre candidats libéraux, médias mainstream et experts médiatiques. Pour preuve, la Fondapol est présidée par Nicolas Bazire,  directeur général du groupe Arnault. L’Institut Montaigne est présidé par l’ancien P-DG d’Axa (Henri de Castries) qui a soutenu François Fillon en 2017 et le groupe Les Gracques – qui a soutenu Emmanuel Macron – est dirigé par Bernard Spitz, le patron du lobby de l’assurance.

Après la victoire, ces experts sont généralement récompensés par le pouvoir. A titre d’exemple, Eric Lombard, membre du club de hauts fonctionnaires Les Gracques, qui a soutenu Emmanuel Macron, sera nommé directeur général de la Caisse des dépôts et consignations. Pour boucler les renvois d’ascenseurs, Emmanuel Macron nomme le banquier Gilles Jacquin de Margerie – qui a organisé des soirées de gala, prétextes à des levées de fonds – à la tête de France Stratégie, think tank institutionnel chargé de déterminer les choix des politiques économiques de la France.

Autour d’Emmanuel Macron, une cour d’experts, qui le soutiennent et se servent de leur légitimité pour promouvoir ses réformes libérales, se constitue.  Ainsi, Agathe Cagé (Cartes sur table), Laurent Bigorgne (Institut Montaigne), Gilles Finchelstein (Fondation Jean Jaurès) et Thierry Pech (Terra Nova) comptaient  parmi les 65 « intellectuels » invités à débattre le 22 mars 2019 avec Emmanuel Macron.

Bénéficiant d’une légitimité sans égale, de fonds publics importants et de l’écho des médias de référence, les think tanks ont ainsi construit un empire qui décrédibilise les alternatives à la mondialisation et tue dans l’œuf ce qui fait le sel de la politique à savoir la liberté du peuple à effectuer un choix souverain entre différentes hypothèses politiques. Dans la démocratie des experts, seul le cercle de la raison peut nous porter vers la mondialisation heureuse. Nul ne saurait contester le chemin pris puisque c’est le seul choix rationnel que peuvent effectuer les sociétés humaines.

Sources : note de L’Intérêt Général consacrée aux think tanks.