Le marché de l’électricité, un bon outil pour la transition énergétique ?

Depuis une quinzaine d’années, une politique de transition énergétique est menée en France et en Europe. Cette transition est concomitante à l’établissement d’un modèle de gestion par le marché du secteur électrique. Les Européens ont ainsi fait le pari osé d’arriver à coordonner des acteurs décentralisés (production d’énergie renouvelable) à l’aide d’une bourse, à l’instar d’autres commodités énergétiques (gaz, pétrole). Ajouter aux contraintes physiques de l’équilibrage du réseau électrique et à la modification du mix électrique, les contraintes imposées par la théorie des marchés de concurrence pure et parfaite, au bénéfice de plus d’efficacité, semblent plus relever d’une volonté dogmatique que pratique, vu la complexité de l’articulation des différents marchés et la volatilité croissante des prix.

À l’époque où la gestion par le marché – compris comme la libéralisation et comme la bourse (la place de marché) – était vue comme une innovation, l’argument principal était l’efficacité. C’est ce qu’on retrouve pour la dette d’État, « la dette qui est présentée aujourd’hui comme une menace […] est à ce moment précis de l’histoire le fruit d’une tactique souveraine, l’État prenant parti pour le marché en invoquant la vertu disciplinaire des taux d’intérêts censés conduire au respect des équilibres budgétaires fondamentaux. »[1] ou pour le secteur de l’énergie « quant à la libéralisation, elle devait conduire à des marchés produisant les signaux nécessaires aux investisseurs, permettant d’assurer la sécurité de l’offre de la manière la plus efficiente possible, […] »[2]. Aujourd’hui, c’est la question écologique qui imprègne tous les pans de la société. Une des priorités est de mener une transition énergétique afin de réduire drastiquement les émissions carbones et autres gaz à effet de serre. Au regard de cet enjeu majeur, le marché est-il l’outil le plus adapté ?  

Il faut donc apprécier le marché de l’électricité pas uniquement comme un outil d’optimisation mais aussi et surtout comme un outil de transition. La question sera abordée par le prisme des coûts de production. Bien que cette approche soit classique, elle reste néanmoins pertinente pour démontrer certaines incohérences de l’argumentaire des partisans d’un “tout marché”.

Le marché de gros et la théorie économique

Avant de tenter de répondre à la question posée, il convient de faire un rappel du fonctionnement des marchés de gros. De manière simplifiée, sur le marché de gros, des producteurs d’électricité vendent leur production à des fournisseurs, qui la revendront sur le marché de détail à leurs clients résidentiels ou industriels. Ces transactions sur le marché de gros peuvent se faire à terme, c’est-à-dire de l’année n-6 à j-2 avant l’échéance temps réel, ou sur le marché au comptant ou spot de j-2 à h-2.

La théorie économique considère que sur le marché spot les producteurs déposent des offres au moins supérieures à leurs coûts variables, c’est-à-dire les coûts dépendants de l’activité de la centrale de production (coût du combustible notamment), afin de couvrir au minimum leurs coûts de fonctionnement[3]. C’est la marge entre le prix de vente et les coûts variables qui permettrait de perdre moins d’argent en produisant qu’en ne produisant pas, voire d’être rentable si la marge couvre les coûts fixes.

Le prix de vente est un prix uniforme pour tous et égal, en théorie, au prix de l’offre de la dernière centrale appelée à produire, ou autrement dit, le prix de la dernière centrale retenue pour satisfaire la demande en électricité. Les centrales de production seraient donc rangées dans l’ordre de mérite suivant : par ordre croissant des coûts variables des centrales (la première centrale appelée serait donc la centrale dont les coûts variables sont les plus faibles et la dernière celle dont les coûts variables sont les plus élevés).

Figure 1 : Formation des prix sur un marché spot, selon la théorie économique, par ordre croissant des coûts variables.

Ce modèle de marché (théorique), censé permettre une quantité optimale d’électricité « produite à moindre coût et consommée à la plus haute valeur »[4], considère un marché dont la structure de coût des centrales de production est relativement homogène. En fait, au moment où cette théorie s’est développée au début des années 80 aux États-Unis, cette gestion par la bourse de l’électricité concernait un parc de production uniquement composé d’unités de production conventionnelles (gaz, charbon, pétrole) dont la part des coûts de production variables est importante au vu du prix du combustible[5].

Enfin, cette théorie d’un fonctionnement de marché par les coûts variables se veut optimale puisqu’elle permettrait une juste allocation des moyens pour répondre à la demande. Les technologies les plus efficaces – c’est-à-dire avec un meilleur rendement – auraient les coûts variables les plus faibles et donc seraient rangées en premier dans le merit order de la bourse. Cela pousserait les centrales les moins efficaces vers la droite dans l’ordre de mérite, les obligeant à produire marginalement. Par conséquent les systèmes les plus efficaces élimineraient petit à petit les systèmes les moins efficaces. L’innovation serait le moteur.

De nouveaux acteurs

Cependant, au tournant des années 2000, de nouvelles sources de production d’énergie dite renouvelable ont été fortement développées. En ce qui concerne la production électrique, les éoliennes et les panneaux solaires photovoltaïques sont les deux principales technologies industrialisées[6]. Leur arrivée va bouleverser le fonctionnement optimal du marché avancé par la théorie économique.

Ces nouvelles centrales électriques utilisent des sources d’énergie gratuites pour fonctionner : le vent et le soleil. Elles ne présentent donc pas de coûts variables mais seulement des coûts fixes.

Coûts marginaux de production des différentes filières
Figure 2[7] : Coûts variables par technologie de production.

Ainsi, la transition énergétique est aussi une transition dans la structure de coût : le parc de production qui cherche à être développé n’intègre plus de coûts variables, seulement des coûts fixes[8]. Cette nouvelle structure de coût introduit de fait un vrai déséquilibre dans le fonctionnement théorique du marché qui n’a pas modélisé ce type de production.    

Un marché déséquilibré

Finalement, sur le marché spot chaque producteur peut déposer une offre comprenant un prix pour un volume d’électricité donné où toutes les centrales de production sont mises en concurrence. Cependant, bien qu’elles soient toutes concurrentes, les centrales de production ne sont pas toutes sur un pied d’égalité : les centrales d’énergie renouvelable ont l’avantage compétitif de n’avoir que des coûts fixes à couvrir. Ainsi sont mises en concurrence sur une même bourse des installations qui ne peuvent pas proposer des prix similaires ni en ordre de grandeur ni en structure de coûts. 

Par ailleurs, les centrales d’énergie renouvelable ont, en plus de ne pas avoir de coûts variables, une assurance de vendre leur électricité hors marché puisqu’elles sont éligibles à des tarifs de rachat garantis de leur électricité – contrats long termes (15-20 ans)[9] de rachat à prix fixe de l’électricité fondés sur les coûts de production du type de centrale subventionnée  – ou depuis 2017 à des compléments de rémunération – subvention sur une période donnée qui permet de compléter le prix de vente sur les marchés lorsqu’il est inférieur au prix de rentabilité que la centrale renouvelable établit au préalable.

Cela dresse le portrait d’un marché déséquilibré. Le renouvelable tire les prix vers le bas alors même qu’il est sûr de toucher une rémunération hors marché. Les centrales à combustible fossile deviennent donc non concurrentielles car elles proposent des prix trop élevés pour subsister. Elles sont donc appelées à produire marginalement, seulement quand la fixation des prix du marché (le clearing ou aussi appelé fixing) est supérieure ou égale au prix de leur offre, ce qui représente peu d’heures sur l’année pour être rentable[10].

Les énergies renouvelables, une production intermittente

Bien que le marché évince les productions dites conventionnelles (centrales à combustible fossile) au profit des sources renouvelables, le réseau électrique a encore besoin de ces sources carbonées en complément des énergies renouvelables intermittentes[11]. Le déploiement des capacités EnR (Énergies Renouvelables) doit ainsi se faire avec celui de capacités de flexibilité (batteries, power-to-gaz…) – afin d’assurer l’approvisionnement en électricité même lorsqu’il n’y a ni vent ni soleil – mais aussi avec des capacités de pointe (centrales à gaz, barrages hydrauliques…) – c’est-à-dire des capacités qui permettent de couvrir la demande lors de pics de consommation extrêmes. Les centrales à combustible fossile sont donc, pour le moment, encore essentielles en France – notamment lors des pics de consommation en hiver dus au chauffage électrique en soirée – mais devraient disparaître dans un avenir proche au profit de solutions de stockage et d’effacement (ou des importations, ce qui peut poser problème en fonction du mix des pays voisins). Des mécanismes d’aide ont donc été mis en place pour ces centrales déficitaires du marché spot. En France, en 2017, le mécanisme de capacité (un marché d’assurances) est né en partie pour venir en aide à ces centrales conventionnelles[12]. Les défaillances de marché sont ainsi compensées par la création d’autres marchés.

Quel est l’intérêt de la bourse de marché pour le développement des énergies renouvelables ?

Selon la théorie économique, le fonctionnement du marché avantagerait donc la production issue de sources renouvelables, mais la réalité économique fait que les centrales d’énergie renouvelable n’auraient pas pu être développées sans le soutien de l’État français – et des États en général – au travers des mécanismes cités précédemment. La volatilité des prix du marché spot ne donne pas assez de visibilité pour les investissements nécessaires au développement d’un parc de production d’énergie renouvelable très capitalistique[13]. Encore aujourd’hui, bien que les prix de rachat aient chuté (les coûts de production ont baissé), il n’y a pas d’investissement dans de nouvelles centrales renouvelables sans subventions, en France et en Europe.

Ainsi, cette volonté politique de soutenir la filière renouvelable ne se fait pas au travers des mécanismes de marché. La bourse n’oriente pas les investissements vers le renouvelable. Cependant la libéralisation du secteur aurait été moteur de l’innovation comme le rappelle Dominique Finon[14], mais toujours au travers des subventions : « Les réformes de libéralisation ont certes facilité l’introduction d’innovations en techniques décentralisées et en énergies renouvelables. Mais c’est surtout parce que la libéralisation a contribué à limiter de façon significative le pouvoir de blocage des entreprises électriques en place contre les politiques de subventions à la production (tarifs d’achat) de ces technologies. »

Quel est donc l’intérêt de la bourse dans cette politique de transition ?

En France, la rupture avec le monopole d’EDF a conduit à accorder une importance disproportionnée à l’arrivée de nouveaux acteurs dans l’espoir de faire baisser les prix au bénéfice du consommateur[15]. Les raisonnements détaillés ci-dessus ont montré que le renouvelable n’est pas dépendant du marché spot et que les centrales conventionnelles ne peuvent pas se développer dans un marché concurrentiel avec le renouvelable subventionné. En fait, la libéralisation du secteur ne pouvait permettre qu’aux centrales à combustible fossile d’intégrer le marché alors même que c’est ce type de production que les politiques publiques cherchent à faire disparaître. Le renouvelable quant à lui aurait très bien pu se développer hors marché.

Le marché, une apogée à contretemps

Pour une production électrique majoritairement faite à partir de charbon comme l’était le Royaume-Uni dans les années 80, l’objectif de la gestion du secteur électrique par le marché était de faire entrer dans leur parc de production des centrales à gaz[16]. Ainsi en Europe certains pays étaient plus préparés que d’autres à passer au marché.

La gestion par le marché a commencé à s’opérer en France au début du XXIe siècle, sous la pression de la Commission européenne qui est encore aujourd’hui en combat avec l’État français pour établir une concurrence à tout prix dans le secteur (les barrages hydroélectriques[17]). Mais en France, au début du siècle, quel était donc l’intérêt d’utiliser des mécanismes de marché si le but recherché est d’opérer une transition énergétique vers des sources de production renouvelables ?

En 2000, la production électrique française était à plus de 75% composée de nucléaire[18], énergie d’État très peu carbonée (6 gCO2/kWh)[19] dont les centrales étaient déjà bien amorties. Cela rendait le coût de production du parc assez faible et donc ce qui faisait qu’en France les usagers avaient une des factures électriques les plus faibles d’Europe[20].

Cependant aujourd’hui le coût global du nucléaire est à reconsidérer puisque bien que les centrales soient amorties elles arrivent au bout de leur durée de fonctionnement. Ainsi les coûts de démantèlement doivent être pris en compte dans le coût global du nucléaire, ce qui soulève de vifs échanges entre la Commission de régulation de l’énergie (CRE), la Cour des comptes et EDF sur le calcul de ces nouveaux coûts[21].

C’est probablement au niveau législatif que se trouve l’explication de cette incohérence entre marché et transition. L’inertie pour traduire dans le cadre légal européen, puis dans le cadre légal des pays membres, la gestion par le marché apparue dans les années 90 y est probablement pour quelque chose. Cela fait plus de vingt ans que le marché et la concurrence à tout prix ont été choisis comme pierre angulaire de la construction européenne[22], mais leur mise en place dans chaque pays membre s’est opérée au même moment où les questions d’écologie sont arrivées sur le devant de la scène[23]. Ainsi l’outil marché qui s’établit depuis quelques années est en fait un outil choisi à une époque où ces questions environnementales n’étaient pas prépondérantes. Le changement de cap pour une gestion adaptée aux nouveaux enjeux écologiques risque donc de prendre du temps au vu de l’aboutissement récent de la gestion par les marchés.

Quel outil pour une production intégrant le renouvelable : signal prix du marché versus couverture des coûts complets de production ?

Le système électrique, avant sa libéralisation totale, permettait à tous les producteurs d’être rentables puisque le tarif de l’électricité que les consommateurs finaux payaient en France se fondait sur les coûts complets de production de l’ensemble du parc de production installé[24] – c’est-à-dire le coût qui prend en compte les coûts fixes et les coûts variables. Au passage il faut rappeler que le monopole ne s’appliquait pas à la production : n’importe qui pouvait rentrer sur le marché de la production à condition de vendre son électricité à EDF[25]. Un parc de production composé de nucléaire et d’hydraulique – dont les coûts sont assez faibles en France – et d’un peu de thermique permettait avec ce mécanisme de gestion d’avoir un coût complet global assez faible, et donc un prix de détail assez faible[26].

Contrairement à la visibilité qu’offrait une telle gestion monopolistique de planification, le prix unique du marché spot est assez volatil[27]. La théorie économique soutient que le marché spot s’organise selon un ordre de mérite lié aux coûts de production. Pour le type de coût de production considéré par la théorie économique, le marché spot ne devrait afficher qu’un nombre fini de valeurs si chaque mode de production est en concurrence : le coût de production des dernières centrales appelées à toute heure de la journée (cf. le début de l’article « Le marché de gros et la théorie économique »). Or il affiche des prix qui peuvent prendre toutes les valeurs, même négatives. De plus, quel coût de production considère la théorie économique pour expliquer les prix du marché spot ? Des coûts marginaux de court terme (ces coûts tendent vers les coûts variables) ou des coûts marginaux de long terme (ces coûts tendent vers les coûts complets) ? Comment caractériser le court et long terme ? Il est quasi impossible pour quiconque d’associer à un prix spot le coût de production d’une centrale marginale, quand bien même on saurait quel est le coût de production à considérer. Le marché spot pourrait bien, en réalité, fonctionner comme un marcher financier, décorrélé de la réalité.

Il est vrai cependant que les variations de prix sur le marché spot peuvent être expliquées, voire anticipées, par les variations du cours du gaz ou les conditions météorologiques de certaines zones géographiques. La valeur exacte du prix spot reste néanmoins presque impossible à prévoir. Ainsi, peut-on assurer que le marché spot permet, grâce aux jeux de concurrence entre acteurs, de faire diminuer la facture du consommateur ? Cela reste à prouver. Les Tarifs Réglementés de Vente (TRV) d’EDF – prix de référence pour tous les fournisseurs – ont augmenté depuis la libéralisation du secteur en France achevée en 2009[28] (Cf. figure 3). Les marchés de gros – très volatils – n’impliquent donc aucune baisse de la facture électrique.  

Figure 3[29] : Historique des tarifs réglementés de vente d’électricité hors taxes en euros constants 2020.

C’est par ailleurs grâce à ces fortes variations de prix sur les marchés de gros, que certains fournisseurs font le pari de pouvoir optimiser leur portefeuille en achetant de la production lorsque l’électricité est peu chère, et en la revendant lorsque l’électricité est plus chère. Cet exercice périlleux ne peut, en toute hypothèse, concerner qu’une faible part de l’énergie consommée car l’incertitude du marché spot pousse les fournisseurs à se couvrir majoritairement en amont, sur le marché à terme (où chaque producteur est rémunéré selon son offre et non selon un prix unique) ou par des contrats de gré à gré directement avec un producteur. Le marché spot est en réalité réduit à un rôle d’ajustement marginal pour les fournisseurs.

Mais, acheter l’électricité en avance sur les marché à terme implique de pouvoir prévoir le prix futur de l’électricité sur le marché spot. Comme le souligne Bernard Maris[30] « Si tout se savait sur tout (si la « transparence » existait) personne ne ferait de profit. Les profits n’existent particulièrement en bourse, que parce que l’on ne sait pas ce que font les autres : on anticipe ce qui n’est pas pareil. Si l’économie était une boule de cristal […] il n’y aurait jamais de nouveaux produits, de nouveaux brevets, tout le monde serait instantanément ce que tout le monde va faire, et personne ne ferait rien. »

Finalement, le marché de l’électricité est, sans surprise, affecté des mêmes défauts que le modèle du concours de beauté théorisé par Keynes. Le prix de l’électricité dépendra de la perception qu’ont les acheteurs et les offrants de cette commodité et non d’une valeur intrinsèque (coûts de production). Dans un sens, cette dite optimisation est la preuve que le fonctionnement de la bourse est déconnecté de la réalité des producteurs qui doivent couvrir leurs coûts complets.

Fonctionnement par le marché : le fonds de commerce des économistes orthodoxes

Il faut donc bien retenir que le développement des EnR n’est pas assuré par le marché et que la libéralisation n’a pas été suivie par une baisse des factures électriques. Ce n’est pas parce qu’on multiplie les acteurs privés que les prix baissent grâce à la concurrence. Le projet Hercule est finalement encore dans la continuité de cette logique imposée par les textes européens. L’intervention au Sénat le 13 janvier 2021 de la Ministre de la Transition écologique Barbara Pompili est représentative de l’absurdité de cet argumentaire pour la transition et en faveur du marché et des acteurs privés : « Ce Gouvernement refuse que la France et EDF soient relégués au second plan de cette bataille faute d’avoir su adapter notre régulation aux évolutions des marchés de l’énergie […] EDF doit être un champion mondial de la transition écologique et énergétique. »[31]

En fait, croire à une gestion efficace par le marché c’est remettre en question notre capacité de choix en commun. Pourtant la transition écologique oblige à repenser ensemble nos choix de société. Ce n’est pas un État régulateur qui encadre des acteurs privés animés par le profit qu’il nous faut mais bien un État acteur avec des entreprises publics de services publics au bénéfice d’usagers et non de clients.

Cette question du marché est aussi et surtout le combat entre les gestionnaires (comptables, etc.) et les économistes car si la gestion de l’électricité devient hors-marché – donc une gestion par les coûts de production organisée par des gestionnaires – l’économiste orthodoxe (économiste mathématicien) ne sert plus à rien.

Ainsi la destruction d’une gestion monopolistique de l’électricité au profit du marché permet à une ribambelle d’économistes orthodoxes et d’experts d’exister. Ils sont faits roi alors même qu’il a été prouvé depuis longtemps que le libéralisme n’a pas de fondement théorique[32]. Pour reprendre Keynes : «  Les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu’ils devraient être sur la banquette arrière ».

Notes :

[1] LEMOINE, B., L’ordre de la dette, La Découverte, 2016, p.16.

[2] AUDIGIER, P., « Bref historique de la libéralisation des marchés de l’énergie en Europe » , Mines Revue des Ingénieurs, mars-avril 2011.

[3] FINON, D., « Les marchés électriques : complexité et limites de la libéralisation des industries électriques », Encyclopédie de l’énergie, 2015.

[4] VASSILOPOULOS, P., « Les prix des marchés de gros de l’électricité donnent-ils les bons signaux et les bonnes incitations pour l’investissement en capacité de production électrique ? », thèse Université Paris-Dauphine, juillet 2007, p.30.

[5] AUVERLOT, D., BEEKER, É., HOSSIE, G., ORIOL, L., RIGARD-CERISON, A., BETTZÜGE, M. O., HELM, D., ROQUES, F., La crise du système électrique européen. Diagnostic et solutions, France Stratégie, janvier 2014, p.99.

[6] Les moyens thermiques utilisant la biomasse, le biogaz ou les biocarburants, qui ont pris une place sur le marché du transport, sont encore marginaux pour la production d’électricité.

[7] Source Rte – Ademe, en ligne sur : https://www.ecologie.gouv.fr/production-delectricite.

[8] AUVERLOT, D., BEEKER, É., HOSSIE, G., ORIOL, L., RIGARD-CERISON, A., BETTZÜGE, M. O., HELM, D., ROQUES, F., La crise du système électrique européen. Diagnostic et solutions, France Stratégie, janvier 2014, p.99.

[9] Dispositifs de soutien aux énergies renouvelables, Ministère de la Transition écologique, novembre 2020, en ligne sur : https://www.ecologie.gouv.fr/dispositifs-soutien-aux-energies-renouvelables.

[10] AUVERLOT, D., BEEKER, É., HOSSIE, G., ORIOL, L., RIGARD-CERISON, A., BETTZÜGE, M. O., HELM, D., ROQUES, F., La crise du système électrique européen. Diagnostic et solutions, France Stratégie, janvier 2014, p.85-87.

[11], [12], [13], [14], [15] FINON, D., « Les marchés électriques : complexité et limites de la libéralisation des industries électriques », Encyclopédie de l’énergie, 2015, en ligne sur : https://www.encyclopedie-energie.org/les-marches-electriques-complexite-et-limites/

[16] AUDIGIER, P., « Bref historique de la libéralisation des marchés de l’énergie en Europe » , Mines Revue des Ingénieurs, mars-avril 2011.

[17] WAKIM, N., « Ouvrir les barrages hydroélectriques à la concurrence ? Députés et syndicats s’y opposent », Le Monde, avril 2019, en ligne sur : https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/04/11/barrages-le-gouvernement-embarrasse-par-le-dossier-de-l-ouverture-a-la-concurrence_5448698_3234.html.

[18] Bilan énergétique provisoire de la France en 2000, Direction Générale de l’Énergie et des Matières Premières – Observatoire de l’Énergie, avril 2001, p.8.

[19] Outil bilan carbone de l’ADEME, en ligne sur : https://www.bilans-ges.ademe.fr/documentation/UPLOAD_DOC_FR/index.htm?renouvelable.htm.

[20] CRUCIANI, M., Évolution des prix de l’électricité aux clients domestiques en Europe occidentale, Institut Français des Relation internationales – Connaissance des énergies, novembre 2011, p.34, en ligne sur : https://www.connaissancedesenergies.org/sites/default/files/pdf-pt-vue/evolution_des_prix_de_lelectricite_ifri.pdf

[21] WAKIM, N., MOUTERDE, P., « L’alerte de la Cour des comptes sur les coûts du démantèlement des centrales nucléaires », Le Monde, mars 2020, en ligne sur https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/03/04/nucleaire-l-alerte-de-la-cour-des-comptes-sur-les-couts-du-demantelement_6031839_3234.html.

[22] WARLOUZET, L., « La politique de la concurrence en Europe : enjeux idéologiques », La vie des idées, 2014, en ligne sur : https://laviedesidees.fr/La-politique-de-la-concurrence-en.html

[23] AUVERLOT, D., BEEKER, É., HOSSIE, G., ORIOL, L., RIGARD-CERISON, A., BETTZÜGE, M. O., HELM, D., ROQUES, F., La crise du système électrique européen. Diagnostic et solutions, France Stratégie, janvier 2014, p.94.

[24] « Tarification de l’électricité », Connaissance des énergies, août 2017, en ligne sur : https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/tarification-de-l-electricite

[25] ANGELIER, J-P., « Electricité et gaz naturel: du monopole public à la concurrence réglementée. Une perspective historique », Université Pierre Mendes-France – UFR Economie, Stratégies, Entreprise, 2005, p.5, en ligne sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00120737/document

[26] CRUCIANI, M., Évolution des prix de l’électricité aux clients domestiques en Europe occidentale, Institut Français des Relation internationales – Connaissance des énergies, novembre 2011, p.34, en ligne sur : https://www.connaissancedesenergies.org/sites/default/files/pdf-pt-vue/evolution_des_prix_de_lelectricite_ifri.pdf

[27] HUET, S., « Le marché et l’électricité, le dogme perd l’Europe », Le Monde, 4 septembre 2017, en ligne sur : https://www.lemonde.fr/blog/huet/2017/09/04/le-marche-et-lelectricite-le-dogme-perd-leurope/

[28] VANNIERE, J., « Libéralisation du secteur de l’électricité : la grande arnaque », Le vent se lève, 26 octobre 2019, en ligne sur : https://lvsl.fr/liberalisation-du-secteur-de-lelectricite-la-grande-arnaque/

[29] : Marché de détail de l’électricité, Site web de la Commission de Régulation de l’Energie (CRE), mis à jour 26.11.2019, en ligne sur : https://www.cre.fr/Electricite/marche-de-detail-de-l-electricite

[30] Maris, B., Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Albin Michel, 2003, p.75.

[31] DAOUI, L., « Projet Hercule : faire d’EDF « un champion mondial de la transition écologique et énergétique » », Affiches parisiennes, 15 janvier 2021, en ligne sur : https://www.affiches-parisiennes.com/projet-hercule-faire-d-edf-un-champion-mondial-de-la-transition-ecologique-et-energetique-11665.html

[32] Maris, B., Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Albin Michel, préface de l’édition de 2003, p.9.

L’espace et la mer, nouveaux horizons de la guerre des métaux rares ? Entretien avec Guillaume Pitron

Guillaume Pitron © Thinkerview

Lithium, cobalt, terres rares… l’importance prise par les métaux rares dans les processus de production n’est plus à démontrer. En janvier 2018 est paru l’ouvrage de Guillaume Pitron La guerre des métaux rares, consacré à l’analyse des conséquences environnementales et géopolitiques de l’extraction et du raffinage de cette ressource. Sont notamment pointés du doigt son coût écologique – à rebours de l’enthousiasme des prophètes d’une transition écologique fondée sur les métaux rares – et son caractère belligène. À lire l’ouvrage de Guillaume Pitron, l’empire des métaux semble analogue à celui du pétrole en bien des aspects. Alors que le second décline, le premier est en pleine expansion : il génère aujourd’hui des conflits sur les cinq continents pour le contrôle des sous-sols, mais aussi des mers et, désormais, de l’espace. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, Nathan Dérédec et Vincent Ortiz, retranscrit par Jeanne du Roure.


LVSL – La pandémie de Covid-19 a été l’occasion de l’ouverture d’un débat médiatique – timoré – sur les limites de la mondialisation. Votre livre La guerre des métaux rares met en évidence la destruction de filières d’extraction et de raffinage des métaux rares des pays occidentaux (au profit de la Chine) à l’issue de décennies d’ouverture des frontières économiques, d’une gestion court-termiste et d’un éclatement à l’infini des chaînes de production. Est-on face à une succession d’erreurs conjoncturelles commises par les gouvernements occidentaux ou est-ce tout un paradigme économique qui est en cause ?

Guillaume Pitron – Il ne s’agit pas d’erreurs conjoncturelles mais systémiques. La mondialisation se caractérise par un éclatement des chaînes de production visant à développer des milliers de sous-traitants. Elle consiste dans un transfert, vers les pays qui produisent à moindre coût, de la production de biens de consommation et de haute technologie. C’est la logique de spécialisation des économies, chère à Ricardo : des pays se spécialisent dans certains composants industriels, et leur spécialisation s’ajoute à celle du voisin. Si on additionne des dizaines ou des centaines de spécialisations, il en résulte des produits semi-finis, qui ensuite sont assemblés dans un produit fini.

Ce paradigme a donc conduit les pays occidentaux à délocaliser la production des technologies vertes – mais aussi numériques – notamment vers la Chine. Il ne s’agit pas seulement de la fabrication des éoliennes, des panneaux solaires et des téléphones portables, mais aussi de la production des ressources minières nécessaires à l’avènement de la transition énergétique et numérique. Nous nous retrouvons face à une délocalisation accélérée de la production minière occidentale vers différents pays qui peuvent produire du lithium – je pense en particulier à certains pays d’Amérique latine comme la Bolivie ou le Chili – mais également du cobalt, comme la République démocratique du Congo, ou du chrome, comme le Kazakhstan. La Chine, quant à elle, peut produire toutes sortes de métaux rares nécessaires aux technologies vertes. Elle extrait le minerai mais le transforme également en métal : elle prend en charge l’extraction mais aussi le raffinage, de sorte qu’elle est ensuite en capacité de produire l’ensemble des métaux nécessaires aux technologies vertes.

Le droit de la mer et de l’espace évoluent à la faveur d’une plus grande appropriation par les États. Les Zones économiques exclusives revendiquées par les États autour de leurs territoires immergés s’étendent de manière à ce qu’ils puissent contrôler toujours davantage de mers en vue d’y extraire un jour des métaux rares.

Cette destruction de filières occidentales d’extraction et de raffinage des métaux rares est bien le produit d’une gestion court-termiste, dans la mesure où le seul impératif qui préside aux choix des gouvernements – mais aussi des consommateurs -, c’est de se procurer des produits à moindre coût. La question de la souveraineté de nos approvisionnements, de notre indépendance minérale, du transfert de pollution vers des pays comme la Chine, qui extraient et raffinent les métaux selon des règles environnementales et sociales moins exigeantes qu’en Occident, n’ont pas été posées. Cette vision court-termiste s’oppose à la gestion de long terme de la Chine. Celle-ci, qui accepte le coût environnemental des technologies numériques, se prépare depuis longtemps à une remontée progressive de la chaîne de valeur.

[Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale »]

LVSL – Votre ouvrage détaille justement la stratégie mise en place par la Chine pour s’assurer une hégémonie globale sur les principales filières de métaux rares. Elle repose sur la capacité du gouvernement à inonder un marché concurrent de productions à bas coût, afin de le pousser à la faillite et de le racheter. L’utilisation accrue de métaux rares par la Chine pour sa propre consommation, dont on peut prévoir qu’elle s’accroîtra considérablement dans les décennies à venir du fait de l’élévation du niveau de vie de la population, ne risque-t-elle pas de restreindre ses capacités d’exportation, et, à terme, de faire vaciller l’hégémonie chinoise en la matière ? 

GP – La Chine va inévitablement voir son niveau de vie s’élever et sa consommation d’électricité et de produits numériques s’accroître. Elle va donc produire dans le même temps une quantité croissante de métaux rares pour répondre à cette demande. La Chine a conscience qu’une partie de plus en plus importante de sa production est destinée à son marché intérieur plutôt qu’aux marchés extérieurs. C’est à partir de cela que l’on peut comprendre sa politique de restriction des exportations de métaux rares vers le reste du monde : la Chine cherche à favoriser les acteurs de son propre marché.

Cela risque-t-il de restreindre les capacités d’exportation de la Chine ? Oui, mais c’est une dynamique qui est déjà à l’œuvre depuis vingt ans. Cela fera-t-il vaciller l’hégémonie chinoise en la matière ? Pas nécessairement. La Chine va continuer à produire ces métaux rares pour elle-même, mais va également vendre une partie de ces technologies finies ; elle ne vend plus seulement le métal, elle vend également la technologie qui est conçue avec ce métal. Elle se voit en grande exploratrice non plus de métaux rares, mais de technologies vertes. Elle va nourrir de ce fait une grande industrie exportatrice de technologies vertes, ce qui va augmenter la puissance de son commerce international et aggraver le déséquilibre de la balance commerciale avec d’autres pays. L’hégémonie chinoise en matière de métaux rares, plutôt que de vaciller, risque donc de se doubler d’une nouvelle hégémonie fondée sur l’exportation de technologies.

Naturellement, la Chine ira chercher à l’étranger d’autres matières premières qu’elle ne peut pas produire sur son propre sol, comme elle le fait aujourd’hui avec le cobalt congolais. L’important pour elle est de ré-importer ces matières premières à un état relativement brut depuis le Congo, pour ensuite transformer ce cobalt en produit semi-fini ou fini et le vendre au reste du monde. Ainsi, l’hégémonie chinoise pourrait même s’étendre vers des pays producteurs des matières premières dont elle détient tout ou partie de la production.

LVSL – L’empire chinois des métaux rares commence à être bien connu, les ambitions du gouvernement américain en la matière le sont peut-être moins. N’assiste-t-on pas à une réaction agressive de l’administration Trump depuis 2016 sur plusieurs théâtres d’opérations ? En République démocratique du Congo, le nouveau gouvernement de Félix Tshisekedi subit des pressions de la part de son homologue américain pour mettre un terme aux concessions faites aux entreprises chinoises dans le domaine des métaux rares ; le Dodd-Frank Act, qui punissait depuis 2010 les entreprises américaines utilisant des minerais de sang congolais dans leur processus de production, a en outre été révoqué. En Bolivie, un coup d’État soutenu par les États-Unis a renversé l’année dernière le président Evo Morales, qui exploitait ses mines de lithium conjointement avec l’État chinois. Les actions de l’entreprise américaine Tesla – spécialisée, entre autres, dans la production de batteries lithium – ont explosé le jour du coup d’État. Ne peut-on pas voir dans ces décisions prises par le gouvernement américain les signaux faibles d’un agenda visant à disloquer l’empire chinois des métaux rares ?

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]

GP – Il y a bien une velléité américaine de remettre en cause l’hégémonie chinoise sur ces ressources. On le constate à la lecture des rapports qui ont été commandés depuis 2017 par la Maison Blanche sur la situation des minerais critiques américains, qui visent à comprendre les ressorts de la dépendance américaine aux productions et exportations de métaux rares chinois. Tout un courant politique, mené notamment par les sénateurs américains Marco Rubio et Ted Cruz, vise à renforcer l’indépendance minérale des États-Unis. Cela passe par la réouverture de mines américaines, de métaux rares notamment, mais également la relance d’usines de raffinage de métaux rares, et à terme la relance du secteur des aimants de terres rares américains.

On peut comprendre que Donald Trump souhaite remettre en cause l’hégémonie chinoise, puisque les métaux rares sont l’un des talons d’Achille des Américains dans la guerre commerciale qui les oppose à la Chine. Ce talon d’Achille ne peut pas durer indéfiniment : les Chinois menacent régulièrement de cesser les exportations de métaux rares vers les États-Unis. Tout récemment, le Financial Times a annoncé que la Chine cessait ses exploitations de certains métaux rares à destination de l’entreprise de défense américaine Lockheed Martin.

Plutôt que de critiquer Trump à tout va – ce qui est légitime mais relève parfois du politiquement correct – il faut reconnaître les orientations positives qu’il prend. Nous serions bien inspirés, en Europe, de développer une stratégie de souveraineté minérale depuis la mine jusqu’à la production de technologies finies.

LVSL – Votre livre se conclut par un passage en revue des nouveaux communs (en particulier la mer et l’espace), qui risquent de faire l’objet d’une convoitise accrue de la part des États, du fait des métaux rares dont ils recèlent. Dans la droite ligne de Barack Obama, Donald Trump a signé plusieurs décrets visant à imposer le droit à l’appropriation et à la marchandisation de la richesse de l’espace – alors que le droit international considère, en l’état, l’espace comme un bien commun inappropriable. Comment faut-il considérer cet encouragement donné aux orpailleurs spatiaux de la Silicon Valley ? Faut-il y voir un effet d’annonce spectaculaire, ou les prémisses d’une démarche à même de faire vaciller l’empire chinois des métaux rares ?

GP – Qui dit métaux rares dit espace et océans. Vous noterez le paradoxe de la transition énergétique, qui a pour but de limiter l’impact de l’homme sur les écosystèmes alors qu’en réalité elle contribue à l’accroître. Aujourd’hui, on n’extrait quasiment pas de métaux au fond des océans ; une entreprise canadienne, Nautilus, qui en extrait au large de la Papouasie-Nouvelle Guinée, fait exception. Il n’y a pas davantage d’extraction dans l’espace. Mais on observe que le droit en la matière est en train de changer.

Il évolue à la faveur d’une plus grande appropriation par les États. Les Zones économiques exclusives revendiquées par les États autour de leurs territoires immergés s’étendent de manière à ce qu’ils puissent contrôler toujours davantage de mers en vue d’y extraire un jour des métaux rares. La France est bien positionnée puisqu’à ce jour c’est le second territoire maritime au monde derrière les États-Unis.

C’est la même chose pour l’espace. En 2015, Barack Obama a signé un Space Act qui constitue une remise en question de l’espace comme bien commun, en vertu du traité international de 1967. Ce Space Act considère que l’espace appartient à tout le monde mais qu’un orpailleur spatial qui voudrait aller chercher des métaux sur une astéroïde serait propriétaire du produit de son extraction. Cela ne remet pas en cause le fait que l’astéroïde en question n’est pas américain ; cependant, le produit de la mine spatial le sera. C’est une brèche dans le droit international, qui risque de s’accentuer : nous nous dirigeons sans doute vers un système où l’on va remettre en cause le droit de 1967 et ajouter des patch de propriété privée là où l’on trouve des ressources spatiales à extraire.

On ne va cependant pas extraire un seul gramme de métal rare dans un astéroïde avant des dizaines, voire des centaines d’années ; cela ne se produira d’ailleurs peut-être jamais. Il faut donc rester mesuré. Si l’on parvient un jour à en extraire, ce sera quelques centaines de kilos, voire quelques tonnes, mais pas une quantité suffisante pour remettre en cause l’hégémonie chinoise.

On observe dans tous les cas que l’espace devient enjeux de confrontation, entre autres parce que s’y joue une compétition pour l’accaparement des ressources comme les métaux rares, qui peut inciter les acteurs publics et privés à aller revendiquer le produit de leur exploitation. Cela n’ira pas sans tensions.

LVSL – L’expression de « transition numérique » s’est généralisée dans les médias, les discours politiques ou encore les rapports de la Commission européenne. Elle a acquis une connotation similaire à celle de « transition écologique », à laquelle elle est fréquemment accolée. Le dernier accord européen conditionne explicitement le déblocage de fonds de relance par la mise en place de mesures destinées à accélérer la « transition écologique et numérique » (green and digital transitions). Votre livre met pourtant en lumière le coût environnemental considérable des technologies numériques, hautement dépendantes des métaux rares. Comment expliquer que l’on considère pourtant transition écologique et numérique comme les deux faces d’une même pièce ?

GP – L’une ne va pas sans l’autre. La transition écologique, dans son versant énergétique, consiste dans le passage à l’après-pétrole, en substituant aux technologies thermiques les technologies vertes – grâce aux panneaux solaires, aux éoliennes ou aux voitures électriques.

Il ne faut pas prendre la décroissance comme un tout ; il faut chercher à faire décroître les secteurs qui sont les plus polluants et consommateurs de ressources, au profit de secteurs qui en sont plus économes.

Ce n’est pas tout d’avoir des technologies vertes : encore faut-il qu’elles puissent fonctionner de façon optimale. Or, elles fonctionnent de façon alternative : un panneau solaire ne peut fonctionner que s’il y a du soleil, une éolienne que s’il y a du vent. À l’entrée du réseau électrique, il y a une quantité croissante de sources d’électricité qui sont intermittentes et à la sortie, un nombre accru de prises d’électricité pour satisfaire un plus grand nombre de besoins. On utilise aujourd’hui de nombreux écrans dans la vie quotidienne, on aura besoin de recharger notre trottinette électrique, notre vélo électrique, notre voiture électrique, etc. Il y a une diversification des sources d’approvisionnement en électricité de la même façon qu’il y a une diversification des modes de consommation. Cela complexifie donc la gestion du réseau électrique, puisqu’il faut que la bonne dose soit produite à l’entrée du réseau afin qu’elle puisse être consommée à sa sortie au bon moment, en espérant que le moins possible ne soit gaspillé au passage. À cette fin, il faut des outils numériques qui permettent de calculer précisément quelle offre se trouve en face de quelle demande.

Green et digital sont deux énergies qui se complètent. Je vous renvoie aux travaux de Jeremy Rifkin, l’auteur de La Troisième Révolution industrielle. Il y explique que le réseau électrique de demain sera de plus en plus décentralisé ; tout un chacun pourra produire de l’électricité avec la possibilité de se l’échanger. Celle-ci ne sera pas issue d’une centrale nucléaire qui produirait de l’électricité pour des millions de personnes, mais d’une personne lambda qui produira pour elle-même ou pour son voisin. Ces nouveaux réseaux vont nécessiter davantage d’interactions entre consommateurs : il sera nécessaire de passer par des outils digitaux pour pouvoir s’échanger l’électricité. On voit donc que le numérique est absolument indispensable dans leur mise en œuvre.

LVSL – La dépendance de la « transition écologique » aux métaux rares – à laquelle vous consacrez une partie de votre ouvrage – est un objet de controverses. Il semblerait que les panneaux solaires puissent s’en passer, de même que la plupart des éoliennes ; seules les éoliennes offshore à aimants permanents en consomment, et de nouveaux prototypes cherchent à s’en passer. Il semblerait donc que le problème réside davantage dans un manque de volonté politique que dans les énergies alternatives elles-mêmes. Le véritable problème des métaux rares ne concernerait-il pas les industries militaires et numériques, plutôt que la transition écologique ? N’est-ce pas davantage comme matières premières (des industries militaires et numériques) que comme sources d’énergie que nous dépendons des métaux rares ?

GP – Il n’y a pas de transition écologique sans métaux rares. Aujourd’hui, nous avons besoin de toute sorte de matières premières rares pour fabriquer des technologies vertes. Venons-en aux éoliennes. Aujourd’hui, 25 % d’entre elles dans le monde ont besoin de métaux rares et plus précisément de néodyme pour les aimants permanents. Attention à l’étude de l’ADEME parue en 2019 sur les terres rares liées aux éoliennes : elle est en partie trompeuse. Elle ne parle que des terres rares, et que de la France. En France, il n’y a peut-être que 3 % d’éoliennes qui contiennent des terres rares, mais ce chiffre de 3 % ne tient pas en compte du parc éolien mondial. Par ailleurs, c’est très bien de dire qu’il n’y a pas de terres rares dans une batterie, mais cela ne règle pas la question du cobalt, du graphite, du lithium, du nickel… des ressources pourtant contenues dans les accumulateurs.

En ce qui concerne les panneaux solaires, une faible partie a besoin d’indium et de gallium pour fonctionner. J’explique dans mon livre que par métaux rares on entend deux choses : une rareté géologique – les métaux rares sont plus rares que les métaux abondants – et une rareté industrielle – ce sont des métaux qui ne sont pas forcément rares mais dont la production industrielle est excessivement complexe et génère un risque de pénurie. Le silicium métal, qui sert à faire des panneaux solaires, est considéré comme critique par la Commission européenne. Il faut voir la liste de 2017 et qui sera mise à jour cette année : produire du silicium métal pur à 99,99 % est tellement complexe que l’industrie n’est pas forcément assez productive pour répondre à la demande croissante. Cela crée des risques de pénurie de l’approvisionnement. J’englobe les métaux rares et critiques dans la même définition. Pour produire du silicium, il faut notamment le transformer, et pour cela il faut de l’électricité. Cela se passe en Chine qui produit la majorité du silicium dans le monde et 60 à 70 % de l’électricité chinoise vient du charbon. Il est donc très polluant de produire du silicium et des panneaux solaires.

LVSL – Vous proposez de rouvrir des mines en France pour exploiter des métaux rares d’une manière davantage respectueuse de l’environnement que dans les pays du Sud, et diminuer notre dépendance envers ceux-ci. Quid de l’option du recyclage, visant à récupérer les métaux rares jetés par les consommateurs, pour les réintégrer dans des objets de consommation, dans un schéma circulaire ?

GP – Il faut recycler au maximum les métaux rares. Je rappelle qu’une grande partie ne l’est pas : les terres rares ne le sont qu’à 1 %, et le lithium que l’on peut considérer comme rare est recyclé à moins de 1 % également.

Néanmoins, on ne parviendra jamais à recycler 100 % de ces métaux rares-là. Il y aura forcément des pertes. À supposer que l’on y parvienne, cela n’empêcherait pas de retourner à la mine car notre consommation de ces matières premières explose. Pour certaines d’entre elles, c’est un accroissement de leur consommation à deux chiffres par an. Entre le moment où vous extrayez un métal du sol et celui où ce métal va être recyclé, s’écouleront cinq, dix ou vingt ans ; entre-temps, le rythme de croissance annuel de notre consommation de métaux rares aura été de l’ordre de 5, 10 ou 20 %. Vous pouvez être sûrs que dans ce laps de temps, la consommation mondiale aura doublé.

La réouverture de nouvelles mines pour compenser le différentiel sera toujours nécessaire. On ne se passera pas de la mine car la transition énergétique exigera toujours davantage de ressources. C’est à l’aune de cet état de fait qu’il faut comprendre la nécessité de produire du minerai de façon moins polluante. Méfions-nous des discours de certains écologistes sympathiques qui sont hors-sol. 

LVSL – Plus largement, l’horizon que vous proposez est celui d’une adaptation de l’économie française à notre dépendance aux métaux rares (visant à les extraire et les raffiner nous-même, avec des clauses écologiques et sociales dignes de ce nom). Pourquoi ne pas envisager une réduction de notre dépendance, par une politique volontariste de lutte contre la croissance sans fin des industries de consommation ?

GP – La question est légitime. Mais comment peut-on défendre une telle politique en espérant être élu en 2022 ? Personne aujourd’hui n’en a envie. Une sobriété des usages est bien sûr nécessaire : on peut questionner notre usage de l’électricité, du numérique et diminuer cette consommation-là.

Faut-il la décroissance ? Je ne sais pas. Il faut dans tous les cas de la décroissance, ce qui est différent. Il faut que notre consommation, nos achats de téléphones portables neufs baissent dans le monde, que les loueurs de téléphones portables voient leur business se développer dans le même temps que les vendeurs de téléphones portables voient le leur baisser. Si vous louez votre téléphone portable à Orange, l’entreprise aura intérêt à ce que vous le gardiez le plus longtemps possible puisqu’il en tirera un profit mensuel. Il aura moins intérêt à vous vendre un bien technologique. Il faudrait également que l’économie servicielle se développe – ce qui est une forme de croissance, mais qui vise à la décroissance de secteurs plus énergivores.

Il ne faut pas prendre la décroissance comme un tout ; il faut chercher à faire décroître les secteurs qui sont les plus polluants et consommateurs de ressources, au profit de secteurs qui en sont plus économes. Peut-être parviendra-t-on alors à quelque chose de plus responsable et respectueux de l’environnement. Mais encore une fois, ne nous leurrons pas. Personne n’en a envie, surtout pas dans les pays occidentaux, et je ne crois que modérément à la plausibilité d’un tel scénario.

Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale

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© Dan Scavino

Si nul ne sait quelle sera l’issue de la crise sanitaire que le monde traverse actuellement, un constat semble faire consensus : la Chine pourrait bien en sortir renforcée. Tout en louant son succès face à l’épidémie, Pékin veut tirer profit des conséquences économiques et diplomatiques de la crise du Covid-19 pour renforcer son pouvoir à l’échelle internationale. Le déclin de la puissance américaine, couplé à l’escalade des tensions entre un Washington affaibli et un Pékin revigoré, ne fait que conforter la puissance de l’Empire du Milieu. La Chine a-t-elle remporté la bataille géopolitique ? Il semble trop tôt pour le dire. Cependant, le quasi-monopole dont elle dispose sur la production des métaux rares permet d’ores et déjà à la Chine d’influer fermement sur les relations internationales. Du fait de leur importance économique et stratégique, la concentration des métaux rares entre les mains de Pékin lui confère un considérable avantage géopolitique. La Chine est alors à même de redessiner la géopolitique internationale, de manière directe ou indirecte, confortant son ambition de devenir la première puissance mondiale dans un futur proche.


Ressources indispensables à la transition énergétique et numérique, les métaux rares ne sont connus et exploités que depuis peu. Il n’a cependant fallu que quelques dizaines d’années à la Chine pour en conquérir le marché. Aujourd’hui, plus de 90% des métaux rares sont produits par la Chine. Pékin, s’étant vu déléguer par les États occidentaux l’extraction des métaux rares, a alors su profiter de cette délocalisation des entreprises sur son territoire pour en quasi-monopoliser la production, tout en s’accaparant progressivement les projets d’exploitation situés à l’étranger. L’empire chinois des métaux rares est aujourd’hui incontestable [voir ici Métaux rares : l’empire global de la Chine, une publication Le Vent Se Lève]. De ce fait, Pékin en tire un avantage économique certain. Cependant, cet avantage se veut également géopolitique.

2010, L’ANNÉE OÙ TOUT A BASCULÉ

De cet avantage géopolitique, la Chine en a toujours eu conscience ; dès 1992, l’ancien Président chinois Deng Xiaoping affirmait qu’« il y a du pétrole au Moyen Orient, la Chine a des terres rares »[1]. Bien qu’également conscient de cette concentration progressive entre les mains de Pékin, le reste du monde, quant à lui, ne s’en inquiétait pas outre mesure ; du moins jusqu’à la survenance d’un événement en 2010. C’est en effet cette année-là que les États ont véritablement réalisé leur dépendance à la Chine.

Contextualisons cet événement : depuis des décennies, la Chine et le Japon se disputent la souveraineté des îles – japonaises – de Senkaku, du fait de leurs abondantes réserves en hydrocarbures. En septembre 2010, à la suite d’un indicent diplomatique survenu sur l’archipel, la Chine a décrété un embargo informel de deux mois sur les livraisons de terres rares au Japon. Cette mesure, qui a frappé de plein fouet un Japon largement tributaire des terres rares chinoises pour la conception de ses produits high-tech, a également impacté les États importateurs de produits japonais. Les conséquences furent de deux ordres : flambée du prix des terres rares et flambée des réactions internationales. Les États occidentaux se sont empressés de condamner l’embargo chinois, tandis que les importateurs de métaux rares s’affolaient, réalisant la potentielle volatilité des fournitures chinoises.

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Les îles Senkaku, administrées par le Japon, sont également revendiquées par la Chine sous le nom d’îles Diaoyu. En 2010, un incident diplomatique survenu au large de cet archipel a conduit la Chine à fomenter un embargo informel sur ses exportations de terres rares vers le Japon.
© VOA Photo

Si la Chine mettait pour la première fois en place un embargo sur des exportations de métaux rares, utilisant pour alors sa position monopolistique comme une arme diplomatique et politique, Pékin recourait à une politique de quotas sur ses exportations bien avant 2010. En effet, dès le début des années 2000, Pékin a progressivement réduit ses exportations et établi des quotas à la vente, dans le but d’asseoir sa domination commerciale. De l’ordre de 65 000 tonnes en 2005, ses quotas à l’exportation de terres rares n’étaient plus que de 50 000 tonnes en 2009 et 30 000 tonnes en 2010[2]. Plusieurs plaintes contestant ce recours aux quotas ont alors été déposées devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

En 2011, le Japon, l’Union européenne et les États-Unis ont porté plainte contre la Chine en estimant que ses restrictions à l’importation de terres rares étaient contraires aux règles de l’organisation. L’organe de règlement des différends de l’OMC a ainsi épinglé la Chine, qui a renoncé à ces restrictions en 2015. Néanmoins, en mettant en place des quotas, Pékin montre au reste au monde qu’il contrôle les stocks de métaux rares et qu’il peut à tout moment réduire, voire stopper ses exportations, ce qui interromprait rapidement l’approvisionnement mondial. L’équation est simple : Pékin peut faire pression sur ses partenaires en suspendant ses exportations dans l’optique d’obtenir un avantage diplomatique. En d’autres termes, le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Si Pékin n’a pas – pour le moment – fomenté d’autre embargo sur ses exportations et si les prix des métaux rares se sont normalisés, les tensions n’ont pas pour autant disparu ; elle se sont même cristallisées. Dans le contexte de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine depuis le début de mandat de Donald Trump, le Président américain se veut très offensif à l’encontre de Pékin, estimant que les guerres commerciales sont « bonnes et faciles à gagner ». Toutefois, Pékin tient à rappeler à Washington qu’il peut utiliser l’arme du quasi-monopole des métaux rares pour remporter ce conflit, et ce d’un « simple geste »[3].

En mai 2019, les tensions sont montées d’un cran, lorsque l’administration Trump a décrété que les entreprises américaines ne pourraient plus vendre de technologies au groupe chinois Huawei, pour des motifs de sécurité nationale. Google a ainsi annoncé que Huawei ne pourrait plus utiliser son système opérateur Android. Fruit du hasard ou menace à peine voilée, toujours est-il que le Président chinois Xi Jinping visitait, juste après les annonces américaines, un site de production de terres rares situé dans le sud-est du pays ; une visite au cours de laquelle il a réaffirmé l’importance stratégique des terres rares.

L’occasion, donc, de sortir l’arme diplomatique et de rappeler à Donald Trump que les stocks de terres rares des États-Unis – de même que la plupart des autres États – dépendent largement des exportations chinoises et que la Chine peut à tout moment fermer le robinet. S’engouffrant dans la brèche, les médias chinois avaient alors mis en garde les États-Unis en appuyant le quasi-monopole chinois, le Global Times estimant notamment que les déclarations des officiels chinois indiquaient clairement que le pays pourrait utiliser les métaux rares comme une arme. Ces ressources constituent donc un moyen de pression extrêmement efficace. Bien que Pékin n’ait, à ce jour, toujours pas bloqué ses exportations, les tensions sont plus vives que jamais et ne peuvent que s’accroître au vu de l’importance de certains secteurs directement impactés par les pressions chinoises.

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© U.S. Department of State

DES ARMÉES OCCIDENTALES DÉPENDANTES DES APPROVISIONNEMENTS CHINOIS

Il est en effet un domaine sensible dans lequel la position monopolistique de Pékin lui confère une considérable supériorité : le domaine militaire. Les métaux rares sont indispensables à la fabrication d’armes telles que les drones, les chars, les avions radar ou les mines antipersonnel. De plus, l’extension du champ de bataille dans le domaine numérique et électronique ne fait que renforcer les besoins en métaux rares, même si ceux-ci restent pour le moment très limités.

Néanmoins, les innovations militaires appellent à terme à une utilisation plus massive de ces ressources, tandis que le risque d’une rupture des approvisionnements chinois pourrait impacter les capacités militaires des États. Ainsi, même si cette dépendance reste marginale, les armées occidentales de même que l’OTAN voient leurs capacités quelques peu assujetties à Pékin. Bien que Donald Trump semble vouloir se poser en rempart face à l’hégémonie chinoise, les États-Unis n’échappent pas à la règle et, pour Pini Althaus, directeur général de la société USA Rare Earth, « du point de la sécurité nationale, il n’est tout simplement pas prudent que l’armée américaine dépende de la Chine en ce qui concerne ses chasseurs et ses missiles de croisière Tomahawk »[4].

Pékin exerce notamment un monopole sur la production des aimants à bases de terres rares nécessaires aux technologies militaires de pointe, comme les missiles intelligents et les avions de combat dernière génération, dont les chasseurs américains F-35. Ironie de la situation : la fabrication de ces aimants fut un temps assurée par des industriels américains, notamment la société Magnequench spécialisée dans ce domaine. Conscient de l’aubaine militaire et stratégique que représenterait l’obtention de la production de l’entreprise et de ses secrets sur les technologies balistiques américaines, Pékin s’est démené pour acquérir Magnequench. Ayant réussi avec brio à acheter la société dans les années 1990, sans rencontrer aucune objection de la part de l’administration Clinton, la Chine l’a ensuite délocalisée sur son territoire au début des années 2000. Sans véritablement le réaliser, la défense américaine a, ce jour-là, perdu de sa superbe.

En effet, il a suffi que « cette usine quitte le territoire américain pour que la première puissance militaire mondiale se retrouve subordonnée à Pékin pour la fourniture de certains des composants les plus stratégiques de ses technologies de guerre »[5]. Le coup de poker de l’Empire du Milieu ne s’arrête pas là ; si, des frasques de Bill Clinton, l’opinion publique ne semble se souvenir que du « Monicagate », il est un autre scandale d’autant plus dangereux pour les États-Unis qui a émaillé le mandat de l’ancien Président démocrate : le « Chinagate ». Dans les années 1990, les États-Unis ont sciemment révélé des secrets relatifs à leurs technologies militaires dépendantes des terres rares à la Chine. L’administration Clinton aurait ainsi partagé ces informations stratégiques avec Pékin en échange du financement de la campagne électorale démocrate de 1996 au cours de laquelle Bill Clinton était candidat à sa réélection.

L’achat de Magnequench, couplé aux révélations du « Chinagate », a pu permettre à Pékin de mettre la main sur des renseignements américains stratégiques, mais lui a surtout permis de conforter son monopole sur la production d’aimants à base de terres rares tout en acquérant les technologies nécessaires à l’amélioration de son arsenal militaire. D’ores et déjà fortifié par son utilisation des métaux rares, l’arsenal militaire chinois fut grandement perfectionné par ces technologies nouvellement acquises. L’opération fut un succès et l’avantage militaire et géopolitique de l’Empire du Milieu en fut consolidé.

LA MER DE CHINE AU CŒUR DES TENSIONS

Pékin peut notamment mettre cet avantage à l’œuvre en mer de Chine. Stratégique de par ses nombreuses ressources en hydrocarbures et au cœur des flux commerciaux, la mer de Chine est au centre des tensions internationales. L’on ne compte plus les innombrables contentieux territoriaux et maritimes opposant les États de la région à ce sujet. Revendiquant la quasi-totalité de la mer de Chine, Pékin y déploie ses forces et les incidents diplomatiques s’y multiplient, suscitant l’inquiétude des États littoraux.

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Les revendications maritimes en mer de Chine méridionale. Pékin en revendique la quasi-totalité.
© Voice of America

Cette présence accrue de la Chine dans la région n’est pas non plus sans inquiéter les États-Unis qui, inquiets de l’expansion chinoise et désireux de conserver une influence dans la zone, y massent également leurs troupes. Pékin profite d’ailleurs de la crise du Covid-19 pour renforcer sa présence dans la région, à une heure où la communauté internationale focalise toute son attention sur la lutte contre l’épidémie, ce qui n’est pas sans susciter l’ire de Washington. Bien que les États-Unis soient frappés de plein fouet par la pandémie, le Pentagone tient néanmoins à rappeler au monde – et en particulier à la Chine – que ses capacités militaires n’en sont en rien affaiblies. Cette recrudescence des tensions dans la région, couplée à la détérioration des relations bilatérales qu’entretiennent Pékin et Washington, font plus que jamais de la mer de Chine une véritable poudrière et le terrain privilégié du déclenchement d’un conflit sino-américain.

Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région.

Néanmoins, l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine et Washington le sait pertinemment. Sophistiquée par les métaux rares, l’armée chinoise pourrait être à même de repousser toute intrusion américaine un peu trop ambitieuse en mer de Chine, tandis que ses missiles Dongfeng-26 sont en principe désormais capables d’atteindre l’île de Guam[6], base arrière des opérations navales américaines dans le Pacifique. Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région. Déjà fragilisés par leur dépendance aux exportations chinoises de métaux rares, les États-Unis sont d’autant plus affaiblis par l’avantage militaire dont bénéficie Pékin en mer de Chine. Washington pourrait alors reculer ses troupes dans la région et laisser le champ libre aux manœuvres expansionnistes de l’Empire du Milieu.

Aussi, pour Guillaume Pitron, « il y a donc un lien direct entre la production monopolistique de la Chine en métaux rares, et le rapport de force entre les deux pays dans cette zone »[7]. Un tel repli renforcerait indubitablement les ambitions de la Chine qui, non contente de s’approprier les archipels de la région, pourrait également tourner son regard vers Taïwan, toujours considéré comme partie intégrante de son territoire. Un tel scénario ne se veut qu’alarmiste et fictionnel. Néanmoins, l’exacerbation du nationalisme chinois, la recrudescence des tensions entre Taipei et Pékin et les déclarations de Xi Jinping n’excluant pas de reprendre l’île par la force, couplées à la prééminence militaire chinoise et à un hypothétique retrait américain en mer de Chine, n’éluderaient pas totalement cette éventualité.

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Des navires de guerre américains évoluant en mer de Chine.
© U.S. Navy photo by Mass Communication Specialist 1st Class David Mercil

L’empire des métaux rares chinois pourrait alors être à même de redessiner la géopolitique internationale, sans que cela ne se limite à la mer de Chine. Le quasi-monopole sur les métaux rares constitue désormais une arme incontestable, permettant à Pékin d’avancer ses pions en Afrique, en Amérique latine ou au Moyen-Orient, à grands renforts de campagnes diplomatiques et commerciales, tout en cherchant à mettre la main sur les productions de métaux rares dans l’optique de conforter sa mainmise à l’échelle internationale. Son influence grandissante auprès des autres États passe notamment par son colossal projet de Nouvelle Route de la Soie, lequel lui permettrait de « créer un vaste réseau d’infrastructures capable d’innerver un empire commercial s’étendant sur tous les continents et soutenu par une puissance militaire sinon incontestée, en tout cas suffisante pour dissuader le peer competitor américain »[8].

DÉVELOPPEMENT DES MARCHÉS ET INTENSIFICATION DES TENSIONS A L’ÉCHELLE INTERNATIONALE

Par effet domino, l’empire chinois des métaux rares a aussi des conséquences non négligeables sur les manœuvres géopolitiques de la communauté internationale. Dans l’optique de contrer le quasi-monopole chinois, les États passent à l’offensive, dans une compétition accrue pour la mainmise sur les ressources. L’embargo chinois de 2010 a en effet poussé les différents acteurs de la scène internationale à vouloir s’émanciper de la tutelle chinoise en matière d’approvisionnement en métaux rares. Dans cette course aux ressources, de nouveaux marchés apparaissent et des alliances voient également le jour, plaçant les métaux rares au cœur d’un véritable « mikado diplomatique – c’est-à-dire la multiplication des accords bilatéraux afin de sécuriser les approvisionnements en métaux rares »[9].

Prenons l’exemple du Japon, frappé de plein fouet par l’embargo de 2010. Suite à cet événement, Tokyo, usant de sa force diplomatique, s’est tourné vers des États riches en métaux rares mais dénués d’infrastructures à même de les exploiter, tels le Kazakhstan, la Mongolie ou l’Inde[10]. En 2014, le premier ministre japonais Shinzo Abe et son homologue indien Narendra Modi ont ainsi signé un accord de production conjointe de terres rares, lequel permet au Japon d’importer ces ressources d’Inde afin de s’affranchir de sa dépendance aux exportations chinoises. En 2017, 30% des importations japonaises de terres rares provenaient ainsi d’États asiatiques autres que la Chine[11]. Le pays du Soleil levant semble vouloir tirer les leçons de l’embargo chinois.

L’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques.

En outre, l’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques. En dépit des relations politiques toujours belliqueuses entre les deux Corées, les pharamineux gisements de terres rares nord-coréennes intéressent particulièrement Séoul, dont le taux d’autosuffisance en métaux rares ne dépasse pas les 1%. Les investisseurs sud-coréens cherchent alors à exploiter les métaux rares de leurs voisins du Nord et des discussions en matière d’exploitation commune ont d’ores et déjà vu le jour. Le récent rapprochement entre les deux États pourrait renforcer ce projet.

En outre, le soutien sans faille des États-Unis aux sanctions onusiennes interdisant à la Corée du Nord de vendre ses terres rares pourrait également se voir être motivé par la volonté de Washington de contrer la stratégie chinoise de monopolisation des métaux rares. En effet, sitôt les sanctions levées, Pékin pourrait mettre la main sur les terres rares nord-coréennes avec la bénédiction de Pyongyang, moyennant le financement de l’énergie solaire du pays. Et cela, les États-Unis ne le souhaitent pas, de même qu’ils voient d’un mauvais œil l’influence grandissante de la Chine sur le continent africain, où Pékin étend sa mainmise globale sur les métaux rares.

Si les deux puissances se disputaient d’ores et déjà les hydrocarbures africains[12], elles pourraient également entrer en compétition pour les métaux rares du continent. Riche en métaux rares, l’Afrique fait l’objet d’une offensive de charme chinoise visant à contrôler ces ressources à l’échelle du continent. Néanmoins, les gisements africains attirent également l’attention de Washington et des autres États soucieux de s’affranchir de l’emprise chinoise. L’Afrique fait en effet figure d’alternative « non négligeable pour les géants de la technologie américains et de l’Occident »[13].

En 2017, Gakara, la première mine de terres rares du continent africain, a vu le jour au Burundi, sous la direction de la société britannique Rainbow Rare Earth qui « ambitionne de devenir un fournisseur stratégique clé pour le marché mondial de terres rares »[14]. Désormais, de multiples entreprises étrangères, majoritairement occidentales – et bien souvent courtisées par Washington –  tentent de s’implanter en Afrique pour s’accaparer les nombreux métaux du continent. Le canadien Mkango Resources et l’australien Globe Metals & Mining et Lynas Corporation au Malawi, le canadien Namibia Critical Metals en Namibie, l’australien Peak Resources en Tanzanie… La liste ne saurait être exhaustive et peut même être étendue à l’Amérique latine.

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Le désert de sel d’Uyuni, en Bolivie, est riche en lithium.
© Dan Lundberg

Le continent sud-américain est en effet riche en métaux rares et pourrait bien en posséder près de 40% des réserves mondiales[15]. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium.

Si l’Amérique latine a progressivement pris conscience des richesses de ses sols, l’Empire du Milieu l’a également remarqué. Les entreprises chinoises produisent d’ores et déjà des métaux rares dans certains pays du continent. Le monde occidental n’est cependant pas en reste et compte bien profiter de ce nouvel eldorado ; dans les années 2010, l’Union européenne a progressivement passé des accords avec le Chili, l’Argentine, l’Uruguay ou encore le Mexique en vue d’exploiter leurs métaux rares, notamment le précieux lithium. Véritablement crucial, ce métal devrait voir son utilisation augmenter de plus de 50% sur la période allant de 2014 à 2025.

Principal détenteur de lithium à l’échelle internationale, la Bolivie « socialiste » d’Evo Morales avait fait le pari de l’indépendance en proposant une extraction, une industrialisation et une exportation purement nationales, au grand dam des sociétés multinationales. Face aux difficultés rencontrées et désireuse d’élargir ses horizons, la Bolivie s’était résolue à former des partenariats avec des entreprises étrangères, à condition que celles-ci acceptent, entre autres conditions, la participation majoritaire de l’État bolivien aux projets à hauteur de 51%. Le pays a alors attiré l’attention de la communauté internationale ; en 2015, pas moins de 86 délégations en provenance de 15 États avaient déjà visité les usines de lithium du pays[16], dont le français Bolloré. Une fois de plus, la Chine a su tirer son épingle du jeu ; début 2019, le consortium chinois Xinjiang TBEA Group a conclu un partenariat à hauteur de 2,3 milliards de dollars avec le gouvernement bolivien en vue d’exploiter conjointement les réserves de lithium du pays. Néanmoins, le coup d’état d’octobre 2019 – fomenté avec la bénédiction certaine des États-Unis – ayant déposé Evo Morales est venu rebattre les cartes.

Les multinationales occidentales se frottent les mains et Washington savoure cette aubaine. Pour Evo Morales, interrogé par l’Agence France Presse, aucun doute possible : « c’est un coup d’État pour le lithium ». Si cette allégation paraît fallacieuse, peut-on lui donner complètement tort, lorsque l’on sait à quel point cette ressource est désormais vitale ? Interrogé par Le Vent Se Lève, Luis Arce Catacora, ancien ministre des finances sous Morales et candidat à l’élection présidentielle de 2020 – laquelle a été reportée sine die en raison de l’épidémie de Covid-19 –, affirme que le nouveau gouvernement bolivien dirigé par une Jeanine Áñez néolibérale et ouvertement pro-américaine se préparerait à privatiser les ressources de lithium du pays et négocierait leur exploitation avec des entreprises américaines. La question du lithium occupe donc une place centrale dans les conséquences du coup d’état et Washington compte bien en profiter pour s’en emparer.

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© Thierry Ehrmann

Désormais, plus un État en développement est riche en métaux rares, plus il éveillera l’intérêt des pays développés qui tenteront de le courtiser ou d’y interférer diplomatiquement, voire militairement. Aussi, pour le professeur Patrice Gourdin, « le fait que le Kosovo dispose d’importants gisements de métaux rares utilisés dans la fabrication des armes, comme le tungstène et le zircon, n’aurait pas été totalement étranger au soutien massif apporté aux populations albanaises de cette région par les États-Unis et leurs alliés européens de l’OTAN en 1999 »[17]. Une fois encore, géopolitique et métaux rares semblent indissociables.

La course aux métaux rares place également les États en développement en position de force, tant ceux-ci sont désormais à même d’imposer leurs conditions d’exploitations et d’exportations aux pays développés. Ces derniers se trouvent donc à la merci d’États leur étant initialement subordonnés et l’accroissement des nationalismes miniers ne va faire qu’accentuer ces nouvelles subalternisations. Les rôles de la géopolitique internationale sont redistribués.

LA NOUVELLE STRATÉGIE DE PÉKIN

Ce développement des productions de métaux rares à l’échelle internationale est-il à même de fragiliser l’empire chinois ? Va-t-on passer d’une situation de monopolisation du marché à une multiplication des productions ? Pour Guillaume Pitron, la Chine a tout prévu et Pékin entend « partager le fardeau des mines tout en conservant son hégémonie sur le marché des minerais stratégiques »[18]. Comment Pékin compte-t-il s’y prendre ? Pour les spécialistes, Pékin utilise sa situation monopolistique pour manipuler les cours à la baisse comme bon lui semble, fragilisant les autres producteurs. Interrogé par Guillaume Pitron, le stratégiste Christopher Ecclestone estime que « la stratégie chinoise n’est pas de faire mourir tous ces projets, mais de la faire stagner. Pékin attend, puis fera main basse sur tous ces gisements pour trois fois rien »[19].

Il semble que la Chine ait encore un coup d’avance. Outre sa domination du marché des métaux rares, l’Empire du Milieu cherche également à dominer la troisième révolution industrielle basée sur les technologies vertes et numériques, telle que décrite par Jérémy Rifkin dans son New Deal vert mondial[20]. Se référant à Wang Yang, vice-Premier ministre chinois, Jérémy Rifkin affirme qu’ « au cours de mes deux premiers déplacements, le vice-Premier ministre m’a assuré de la détermination de son gouvernement de faire de la Chine un des leaders de la Troisième révolution industrielle »[21]. L’appétit chinois peut sembler sans limites.

LES LIMITES DE LA STRATÉGIE CHINOISE

Sans limites, vraiment ? Il n’en est rien. D’aucuns seraient tentés de croire la situation irréversible ; la Chine aurait d’ores et déjà remporté la « guerre des métaux rares » présentée par Guillaume Pitron dans son ouvrage éponyme. Relativisons néanmoins la prédominance chinoise. En dépit de son indéniable monopolisation des métaux rares, la stratégie menée par Pékin rencontre des limites, tout d’abord sur le plan national. Guidée par des motivations économiques – puis stratégiques –, la Chine a sacrifié son environnement pour produire des métaux rares jusqu’à en contrôler le marché. Les répercussions environnementales découlant de l’exploitation des métaux rares sont véritablement désastreuses, tandis que son impact sur la santé humaine n’est pas négligeable. La situation écologique est catastrophique : ayant longtemps joué la carte de l’indifférence, la Chine s’en inquiète désormais. La protection de l’environnement constitue dorénavant un enjeu crucial pour la société civile chinoise qui accentue la pression sur les autorités de Pékin.

Parallèlement à cette prise de conscience écologique, les besoins en métaux rares de la population chinoise s’accentuent. Ainsi, l’on observe une utilisation grandissante de la production de métaux rares chinois pour satisfaire sa propre consommation. Principal producteur de métaux rares, la Chine en est aussi le principal consommateur. En conséquence, la Chine réduit ses exportations de métaux rares à l’international ; si cette réduction peut menacer l’approvisionnement en métaux rares des autres États, cela peut également favoriser l’apparition des marchés concurrents à même de mettre en péril le quasi-monopole chinois. Par ailleurs, si la menace chinoise visant à stopper les exportations constitue une véritable épée de Damoclès pour les États, l’arme est à double tranchant. En effet, en mettant ses menaces à exécution, la Chine ne ferait là aussi que favoriser le développement de productions alternatives.

MAKE OUR MINES GREAT AGAIN ?

De nombreuses solutions alternatives s’offrent aux États désireux de s’émanciper de l’emprise chinoise. Si les États en développement, conscients du potentiel économique et stratégique de leurs réserves de métaux rares, cherchent à exploiter leurs ressources, les États développés prônent de plus en plus la relocalisation de leurs productions. De nombreux projets de recherche visant à découvrir et à exploiter des métaux rares localement ont vu le jour ces dernières années. Ce nationalisme minier est notamment prêché par Washington, premier adversaire de Pékin, qui développe des projets miniers sur le sol américain.

L’administration Trump en a fait une priorité stratégique. De 1965 à 1985, la mine californienne de Mountain Pass produisait la majeure partie des terres rares du monde. Incapable de résister à l’appétit chinois, ce site a été mis à l’arrêt en 2002 ; il a toutefois rouvert ses portes en janvier 2019, aidé par le Pentagone comptant assurer la production locale de terres rares. D’autres projets visant à rendre les États-Unis autosuffisants ont également vu le jour. Au Texas, par exemple, la montagne de Round Top regorge de métaux rares, dont du lithium. Spécifiquement créée pour mener à bien le projet d’extraction des métaux de Round Top, la société USA Rare Earth estime que les ressources présentes dans cette montagne pourraient permettre d’approvisionner les États-Unis en métaux rares pendant 130 ans[22]. La construction de la mine pourrait commencer en 2021, la production en 2023.

D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale.

Quid de la France ? Paris a-t-il un avenir minier ? Loin d’être autosuffisante, la France dépend grandement de ses importations de métaux rares chinois, alors même que le groupe Rhône-Poulenc basé en Charente-Maritime produisait encore, dans les années 1980, plus de 50% des terres rares de la planète[23]. Dès 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, prônait la réouverture des mines françaises. Un rapport conjoint de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies de 2018, évaluant les besoins français en métaux rares, estime que la France a un avenir minier possible[24]. Selon ce rapport, « la Nouvelle-Calédonie fournit déjà du nickel, du chrome et du cobalt » tandis que « la Guyane présente un potentiel pour différents métaux : niobium, tantale, tungstène, étain, lithium, cobalt et or »[25].

L’Hexagone présente également un certain potentiel, notamment dans le Massif armoricain et le Massif central. Alors, faut-il rouvrir les mines ? Le nationalisme minier peut-il nous permettre d’arracher notre indépendance aux exportations chinoises ? L’Outre-Mer constitue-t-elle le salut de la production française de métaux rares ? D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale. Les États pourraient également se tourner vers le recyclage des métaux rares, ce qui limiterait drastiquement leurs besoins et atténuerait l’impact environnemental causé par leur production. Néanmoins, le recyclage n’apparaît pas rentable ; ainsi, aujourd’hui, seul 1% des métaux rares est recyclé.

Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu.

De telles alternatives pourraient permettre aux Etats dépendants des exportations chinoises de s’en détacher. Bien qu’extrêmement puissante, la Chine n’en reste pas moins un colosse aux pieds d’argile dont les Etats pourraient se défaire. Dans cette nouvelle guerre pour les ressources, les Etats et les entreprises doivent cependant composer avec un ennemi beaucoup plus redoutable que la Chine : leur propre appât du gain. La logique néolibérale tend à favoriser la délocalisation des productions nationales pour des motifs économiques, quand bien même ces productions seraient d’ordre stratégique. Conscients de leurs erreurs passées, les Etats occidentaux – et, plus largement, l’ensemble de la communauté internationale – ont désormais pleinement conscience de l’avantage dont dispose la Chine et de la nécessité d’y remédier.

Cela reviendrait cependant à saper les fondements mêmes du modèle néolibéral ; les Etats sont-ils prêts à franchir le pas ? En effet, « les terres rares ont beau être l’une des clés de la résilience du capitalisme, leur exploitation nécessiterait d’en défier la logique. Mais serons-nous capables d’apprendre de nos erreurs ? »[26] Rien n’est moins sûr. Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu. Cependant, quand bien même un sursaut collectif pourrait venir ébranler l’avantage géopolitique dont dispose la Chine, le constat suivant s’imposerait quand même : le 21ème siècle sera chinois.

 

[1] CHANG Norbert, « Countering China’s Grip on Rare Earth Commodities », in Future Directions International, 7 novembre 2019. Disponible au lien suivant : http://www.futuredirections.org.au/publication/countering-chinas-grip-on-rare-earth-commodities/

[2] SEAMAN John, « Rare Earth and Clean Energy : Analyzing China’s Upper Hand », Institut français des relations internationales (IFRI), septembre 2010. Disponible au lien suivant : https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/42/052/42052647.pdf

[3] SPROSS Jeff, « How China can win a trade war in 1 move », in The Week, 6 avril 2018. Disponible au lien suivant : https://theweek.com/articles/765276/how-china-win-trade-war-1-move

[4] VINOSKI Jim, « The U.S. Needs China For Rare Earth Minerals? Not For Long, Thanks To This Mountain », in Forbes, 7 avril 2020. Disponible au lien suivant : https://www.forbes.com/sites/jimvinoski/2020/04/07/the-us-needs-china-for-rare-earth-minerals-not-for-long-thanks-to-this-mountain/#14c0f1dc28b9

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018.

[6] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[7] « L’empire des métaux rares », in Le Grand Continent, 13 janvier 2018. Disponible au lien suivant : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/13/lempire-des-metaux-rares/

[8] GALACTEROS Caroline, « La Chine et la Nouvelle Route de la Soie : vers le plus grand empire de l’Histoire ? », Vers un nouveau Yalta, recueil de chroniques géopolitiques 2014-2019, Editions SIGEST, 6 septembre 2019.

[9] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[10] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy SummitThe National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :   https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[11] Idem.

[12] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[13] KANSOUN Louis-Nino, « Terres rares : l’Afrique peut devenir la principale alternative à la domination chinoise », in Ecofin, 31 mai 2019. Disponible au lien suivant : https://www.agenceecofin.com/la-une-de-lhebdo/3105-66613-terres-rares-l-afrique-peut-devenir-la-principale-alternative-a-la-domination-chinoise

[14] Idem.

[15] KLINGER Julie, « Latin America’s New Mining Frontiers », in Diálogo Chino, 8 février 2018. Disponible au lien suivant :  https://dialogochino.net/en/extractive-industries/10584-latin-americas-new-mining-frontiers/

[16] SAGARNAGA Rafael, « Bolivia’s lithium boom : dream or nightmare ? », in  Diálogo Chino, 15 septembre 2015. Disponible au lien suivant : https://dialogochino.net/en/extractive-industries/3459-bolivias-lithium-boom-dream-or-nightmare/

[17] GOURDIN Patrice, Manuel de géopolitique, Broché, 4 septembre 2019. Extrait en question disponible au lien suivant : https://www.diploweb.com/6-Les-ressources-naturelles.html

[18] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[19] Idem.

[20] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019.

[21] Idem.

[22] VINOSKI Jim, op. cit.

[23] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[24] « Stratégie d’utilisation des ressources du sous-sol pour la transition énergétique française. Les métaux rares », Rapport commun de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, mai 2018. Disponible au lien suivant : https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rc_transition_energie_0718.pdf

[25] Idem.

[26] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

Métaux rares : l’empire global de la Chine

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Le président chinois Xi Jinping © 美国之音

De l’âge de l’or noir, entrons-nous dans celui des métaux rares, fers de lance de la transition numérique et énergétique ? L’essor du recours aux technologies numériques, ou dans une moindre mesure aux énergies renouvelables, repose sur ces métaux devenus essentiels ; ils suscitent un intérêt croissant pour la plupart des acteurs de la scène internationale. Néanmoins, dans cette nouvelle course aux ressources, un seul État semble tirer son épingle du jeu : la Chine. A l’échelle globale, l’essentiel de ces ressources est possédé par Pékin qui dispose donc d’un quasi-monopole de production et de distribution sur le marché des métaux rares. Comment la Chine a-t-elle obtenu cette mainmise sur ces métaux ? Loin de n’être qu’un hasard, cette concentration de la production des métaux rares entre les mains de la Chine est le résultat d’une stratégie minutieuse qui est orchestrée par Pékin depuis des années.


De l’importance des métaux rares

Fer, argent, gaz, cuivre… Autant de ressources naturelles nécessaires à l’alimentation des activités économiques de l’être humain. Successivement, des ressources telles que le charbon et le pétrole ont marqué la première et la deuxième révolutions industrielles. S’il est peut-être abusif de parler d’une « troisième révolution industrielle »[1] due à l’importance croissante prise par les métaux rares, celle-ci est loin d’être anecdotique. L’ampleur de la transition énergétique et numérique, laquelle n’est plus à prouver, tend à progressivement émanciper l’être humain de sa dépendance aux énergies fossiles – aussi bien comme matière première que comme source d’énergie. On assiste alors à l’essor du recours aux technologies estampillées vertes, véritables clés de voûte de cette transition. Toutefois, ces technologies dépendent d’une nouvelle ressource : les métaux rares. On parle ici de de cobalt, de lithium, de terres rares… Peu connues mais primordiales, ces ressources sont essentielles et se voient même être surnommées « the next oil », comme l’écrit Guillaume Pitron, spécialiste de la question et auteur de l’ouvrage La guerre des métaux rares[2].

Nos sociétés et nos modes de consommation sont tributaires de ces nouvelles ressources et cette dépendance aux métaux rares ne va que s’amplifier.

Au-delà des énergies vertes, des secteurs stratégiques comme le numérique, la téléphonie ou encore l’électronique reposent presque intégralement sur ces métaux rares, à tel point que l’on ne peut aujourd’hui pas décemment passer une journée sans recourir à leur utilisation. Prenons l’exemple des terres rares : un disque dur d’ordinateur contient 4,5 grammes de terres rares, un moteur de véhicule hybride ou électrique de 1,2 à 3,5 kg, tandis que la fabrication d’une éolienne peut demander jusqu’à une tonne de ceux-ci[3]. Par ailleurs, la conception d’un smartphone nécessite l’utilisation de pas moins de 16 métaux rares. Le constat est donc le suivant : nos sociétés et nos modes de consommation sont tributaires de ces nouvelles ressources et cette dépendance aux métaux rares ne va que s’amplifier. En dépit de leur dénomination trompeuse, ces ressources sont présentes partout sur Terre ; mais, contrairement à des métaux tels que le cuivre ou le fer, leur présence dans nos sols se veut beaucoup plus ténue. Bel et bien présents – certes en faible quantité – aux quatre coins du monde, les métaux rares voient cependant leur production être concentrée entre les mains d’un seul État : la Chine.

Un quasi-monopole d’État

Aujourd’hui, on estime que plus de 90% de la production mondiale de métaux rares est assurée par la Chine. Non pas que le pays détienne l’ensemble des réserves de métaux rares ; environ un tiers seulement des réserves mondiales se trouve en territoire chinois[4]. Cependant, Pékin s’est progressivement vu déléguer la production des métaux rares alors même que des États comme la France et les États-Unis régnaient en maître il y a encore quelques décennies sur ce marché. En Charente-Maritime, le groupe français Rhône-Poulenc purifiait dans les années 1980 plus de 50% des terres rares de la planète[5]. Seulement, l’exploitation des métaux rares n’est pas sans causer de considérables dommages environnementaux. Leur production, indispensable à l’alimentation des nouvelles énergies et technologies alors en plein essor, ne pouvait s’effectuer sans un certain coût environnemental. À l’ombre de la production des métaux rares, de véritables catastrophes écologiques affectent l’environnement, les écosystèmes et la santé humaine. Leur extraction et leur exploitation relâchent des tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère tout en contaminant les terres et les rivières. Force est de constater que la situation apparaît quelque peu paradoxale. Pour Guillaume Pitron, deux constats s’imposent : en premier lieu, les nouvelles énergies vertes, qualifiées de propres, reposent en réalité sur l’extraction de métaux tout sauf propres. En second lieu, ces énergies vertes, également qualifiées de renouvelables, ne pourraient subsister sans l’exploitation de matières tout sauf renouvelables[6].

Comment l’Occident a sous-traité la production de métaux rares à la Chine

Dans un monde occidental de la fin des années 1980 s’ouvrant aux problématiques environnementales, les réglementations en la matière se sont faites plus restrictives tandis qu’une certaine conscience écologique commençait à émerger au sein de la société. Parallèlement, une Chine en pleine croissance et en voie de libéralisation cherchait à poursuivre son développement économique. Le pays, dans l’optique d’acquérir la production de métaux rares, a alors usé d’une double stratégie de dumping : un dumping social et un dumping environnemental. Doté d’une main d’œuvre à bas coût – dumping social – et bien moins regardant que les occidentaux sur les implications environnementales découlant de la production des métaux rares – dumping environnemental, l’Empire du Milieu s’est alors engouffré sur le marché avec des prix défiant toute concurrence. Pékin, bien conscient de l’importance à venir de ces nouvelles ressources, investissait largement dans le développement des technologies et des infrastructures à même d’assurer leur production.

Finalement, tout le monde y trouvait son compte : croissance économique pour les uns, production à bas coût sans pollution locale pour les autres.

Les États développés, confrontés au coût écologique de leurs productions nationales, y ont alors délocalisé leur production de métaux rares et, ce faisant, délocalisé leur pollution. Finalement, tout le monde y trouvait son compte : croissance économique pour les uns, production à bas coût sans pollution locale pour les autres. Guillaume Pitron résume cet agencement de la manière suivante : « dans les deux dernières décennies du XXème siècle, les Chinois et les Occidentaux se sont tout bonnement réparti les tâches de la future transition énergétique et numérique : les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques »[7].

Le quasi-monopole chinois sur la production mondiale de métaux rares est indéniable.

Quelques décennies plus tard, le constat est sans appel : le quasi-monopole chinois sur la production mondiale des métaux rares est indéniable. Son territoire regorge désormais de sites d’extraction et de production de ces précieuses ressources, les principaux sites se trouvant dans les provinces de Mongolie intérieure et de Sichuan. À elles-deux, ces provinces représentent respectivement entre 50 et 60% et entre 24 et 30% de la concentration des métaux rares chinois[8]. Entre 1990 et 2000, la production chinoise annuelle de métaux rares a augmenté de 450%, passant de 16 000 tonnes métriques à 74 000 tonnes[9]. Ces chiffres n’ont cessé d’augmenter au cours des années suivantes, atteignant une production de 120 000 tonnes métriques en 2018, tandis que Pékin entend plafonner celle-ci à 140 000 tonnes métriques pour l’année 2020. Selon la Commission européenne, Pékin détenait notamment sur la période 2010-2014 69% de la production de graphite naturel, 87% de la production d’antimoine et 84% de la production de tungstène[10]. Pour les terres rares, ressources indispensables à la conception des nouvelles technologies, ce monopole s’élève à 95%[11].

 

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Ici, l’évolution de la production mondiale de terres rares. Petit à petit, depuis la fin des années 1980, la Chine s’est approprié ce marché. © User:BMacZero

Une soif de mainmise à échelle internationale

La Chine s’avère bel et bien être le premier producteur de métaux rares, et Pékin s’attelle à appliquer cette stratégie de monopolisation du marché en dehors de ses frontières. Principal exportateur, Pékin compte bien développer ses importations afin de sécuriser sa production de métaux rares à l’international ; et ce à commencer par ses voisins. Reprenons l’exemple des terres rares. Pékin observe de très près les réserves de terres rares présentes en Corée du Nord, figurant parmi les plus larges du monde. Seul allié régional et principal partenaire commercial de Pyongyang, la Chine est déjà présente dans les co-entreprises minières du pays et des grands groupes chinois y possèdent la plupart des droits d’exploitation. Si les sanctions imposées par les Nations Unies en 2016 en réaction à un essai nucléaire et un tir de missile balistique interdisent à Pyongyang de vendre et de fournir, entre autres, des terres rares, la Chine se prépare déjà à leur levée pour exploiter ces ressources. En effet, selon certaines sources chinoises, la Corée du Nord conférerait des droits miniers sur ses terres rares à la Chine en échange d’investissements chinois dans le développement de l’énergie solaire nord-coréenne. Une mainmise sur les abondantes réserves de terres rares nord-coréennes et leur commercialisation conférerait à l’Empire du Milieu un monopole presque absolu en la matière.

Pékin compte bien développer ses importations afin de sécuriser sa production de métaux rares à l’international.

Certaines entreprises chinoises développent d’ores et déjà leur production de terres rares à l’étranger, à l’image de Shenghe Resources qui a conclu des accords lucratifs avec des entreprises étrangères concernant des projets d’exploitation à venir desdites ressources. La société est notamment l’actionnaire majoritaire de l’entreprise Greenland Minerals and Energy, détenteur du projet Kvanefjeld d’extraction de terres rares dans le sud du Groenland ; l’accord de fourniture conclu par Shenghe Resources à cet effet comprend 100% de la production de la mine[12]. Par ailleurs, l’entreprise chinoise China Nonferrous Metal Mining Group a annoncé avoir signé un mémorandum non contraignant avec la société ISR Capital détentrice du projet Tantalus d’extraction de terres rares à Madagascar, lequel lui permettrait d’acheter 3000 tonnes de terres rares dans les trois ans qui suivront le début de la production sur le sol malgache.

L’Afrique au coeur de la stratégie chinoise

C’est en effet en Afrique, continent riche en ces ressources au cœur de toutes les convoitises, que la Chine étend son emprise sur les métaux rares. Il n’échappera à personne que Pékin a lancé, voilà quelques années, une véritable offensive de charme en Afrique et s’impose comme un partenaire essentiel pour la plupart des États du continent, à tel point que d’aucuns considèrent désormais la Chine comme une puissance africaine[13]. Principal partenaire commercial de bon nombre de ces États, Pékin leur confère également une importante aide au développement économique et profite actuellement de la crise du Covid-19 pour renforcer son ancrage sur le continent, revêtant pour ce faire un habit de sauveur. L’objectif sous-jacent de Pékin est ici de contrôler les métaux rares d’Afrique et sa stratégie porte ses fruits : la Chine et ses capitaux sont accueillis à bras ouverts sur le continent tandis que les entreprises chinoises s’accaparent la production de leurs métaux rares, avec l’approbation – voire la bénédiction – des gouvernements africains. À titre d’exemple, comme l’atteste Guillaume Pitron, « l’ancien président angolais, José Eduardo dos Santos, a fait des terres rares une priorité de son développement minier afin de satisfaire les besoins de Pékin »[14]. En Tanzanie, en signant un accord avec l’entreprise australienne Strandline Resources, le groupe chinois Hainan Wensheng a acheté la totalité des ressources de zirconium et de monazite qui seront produites dans la mine tanzanienne de Fungoni. En République démocratique du Congo, la Chine a mis la main sur les gisements de cobalt du pays, investissant en contrepartie dans les infrastructures congolaises[15]. En effet, l’une des manœuvres de l’Empire du Milieu est le recours aux package deal, ces accords permettant, en échange du financement d’infrastructures, une prise de participation dans un projet minier[16].

Pékin, « faiseur de marché »

Les exemples cités ne forment pas une liste exhaustive des États dans lesquels investit la Chine : en Afrique du Sud, en Zambie ou encore au Zimbabwe, Pékin met en œuvre sa stratégie de contrôle des métaux rares à l’échelle africaine ; tandis qu’au Canada, en Bolivie, au Vietnam ou encore au Kirghizistan, Pékin s’emploie à mettre à exécution son dessein de monopolisation des métaux rares à l’échelle internationale. La domination chinoise sur la production des métaux rares s’opère bien tant sur son territoire qu’à l’extérieur de ses frontières, confortant l’ambition qu’a Pékin d’occuper un rôle de premier plan dans la transition énergétique et numérique. Pour Guillaume Pitron, la Chine « n’est pas seulement devenue un acteur des marchés des métaux rares ; elle s’est bel et bien muée en un faiseur de ces marchés »[17]. Ce monopole lui confère, outre cette conquête du marché, un considérable avantage diplomatique et géopolitique sur la scène internationale tant les métaux rares nous sont aujourd’hui indispensables. Dans le cadre de la compétition opposant les États-Unis à la Chine, l’empire chinois des métaux rares pourrait bien faire pencher la balance en faveur de Pékin.

 

 

[1] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019, 304p.

[2] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018, 296p.

[3] BRGM, « Les terres rares », 10 janvier 2017. Disponible au lien suivant : https://www.brgm.fr/sites/default/files/dossier-actu_terres-rares.pdf

[4] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy Summit, The National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :  https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[6] PITRON Guillaume, « Métaux rares : la face cachée de la transition énergétique », Conférence TEDx Talks, Lille, 14 avril 2018. Lien vers la conférence : https://www.youtube.com/watch?v=LVWUDLBYb-Q

[7] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[8] TSE Pui-Kwan, « China’s rare-earth industry : U.S. Geological Survey », Open-File Report 2011–1042, USGS, 2011, 11p. Disponible au lien suivant : https://pubs.usgs.gov/of/2011/1042/of2011-1042.pdf

[9] Idem.

[10] Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions relative à la liste 2017 des matières premières critiques pour l’UE, Commission européenne, Bruxelles, 13 septembre 2017.

[11] Idem.

[12] SEAMAN John, « La Chine et les terres rares. Son rôle critique dans la nouvelle économie », in Notes de l’Ifri, Ifri, janvier 2019. Disponible au lien suivant : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/seaman_chine_terres_rares_2019.pdf

[13] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[14] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[15] MOLINTAS Dominique Trual, « Impact of Globalization on Rare Earth : China’s co-optive conquest of Colongese coltan », in MPRA Munich Personal RePec Archive, 16 janvier 2013. Disponible au lien suivant : https://mpra.ub.uni-muenchen.de/96264/1/MPRA_paper_96264.pdf

[16] CHAPONNIERE Jean-Raphaël, « Chine-Afrique : enjeux de l’ajustement chinois pour les pays miniers », in Afrique contemporaine, n°248, 2013/4, 2013, pp.89 à 105. Disponible au lien suivant : https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2013-4-page-89.htm

[17] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

Planet of the humans : comment Michael Moore peut-il tomber si bas ?

Le documentaire Planet of the humans de Jeff Gibs – produit par Michael Moore – a suscité la polémique dans le milieu écologiste. Et pour cause, c’est un vaste plaidoyer contre les énergies renouvelables, sélectionnant des exemples à charge partout aux États-Unis. Si ce film a le mérite de poser des questions importantes sur les nombreux problèmes que posent des technologies – les énergies renouvelables – quand elles sont mal utilisées, il est néanmoins empreint de nombreux dénis de réalité. La critique qui suit vise ainsi à mettre en lumière les points étrangement laissés dans l’ombre, souligner les aspects intéressants – sur la mise en lumière de réseaux de “greenwasheurs”, notamment – et finalement montrer qu’il faut savoir dissocier technique et politique. Les énergies renouvelables sont non seulement fonctionnelles, mais essentielles. Par contre, certaines technologies renouvelables posent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent, ce que le film montre bien, alors que d’autres sont en revanche largement acceptables, ce qu’il ne montre pas. Il faut donc sortir de tout manichéisme, car seul un pragmatisme à toute épreuve peut nous permettre de relever le défi de la transition écologique.


 

Planet of the humans (ici en accès libre sous-titré en français) cumule 6 millions de vues en moins de deux semaines, et suscite d’emblée des réactions étranges : il fait jubiler à la fois la droite climatosceptique, les tenants du business as usal fossile, les partisans du tout nucléaire et les plus cyniques des « collapsos ». Un tel axe de soutien met la puce à l’oreille. La collapsosphère se réjouit toujours des mauvaises nouvelles, a fortiori quand on évoque des « solutions », terme qui vient heurter directement ses certitudes quant à un effondrement “inéluctable”. Or nous sommes dans une époque particulièrement égotique, où l’on se réjouit intérieurement que rien ne puisse atténuer la catastrophe en cours, puisqu’on la prêche depuis toujours et que l’important c’est d’avoir raison. Le déni qui s’en suit logiquement vis-à-vis des « bonnes nouvelles » est particulièrement puissant, et résiste souvent à la démonstration rationnelle.

Avec la crise que nous traversons, l’idée de reconstruire un monde d’après résilient et neutre en carbone est devenue consensuelle dans nos milieux. Ce documentaire arrive à point nommé pour distiller du doute dans nos rangs et donc aider le camp d’en face, celui du retour à « l’ancien monde ». Il arrive à contretemps, alors que les faits démontrent que la transition énergétique est plus que jamais opérationnelle et que seul le verrou politique l’empêche de se concrétiser. Salir prend moins de temps que nettoyer, et un article ne permet pas d’aller dans le détail. Néanmoins, la mauvaise foi est assez facile à démontrer, tant le documentaire est biaisé. Le biais principal est de montrer seulement ce qui confirme sa thèse. Ce genre de biais est pardonnable si la conclusion nuance le propos et ouvre sur des pistes qui relativisent. Ce n’est aucunement le cas ici, la conclusion est d’ailleurs encore plus problématique que le reste.

– D’un point de vue général, une distinction fondamentale que le documentaire ne fait pas vraiment est celle entre technologie et gestion de la technologie. L’utilisation des énergies renouvelables à des fins de profit crée plus de dégâts que ce qu’elles sont censées épargner. Du côté constructeur, parce qu’on retrouve les phénomènes classiques de la course au profit capitaliste : on va faire des panneaux solaires à durée de vie courte car peu qualitatifs, 10-20 ans, des éoliennes de 10 ans à peine. Il faut néanmoins souligner que la norme constructeur est désormais – pour le solaire – de 25 ans de durée de vie garantie en moyenne en Europe. D’autre part, les avancées technologiques en matière solaire sont extrêmement rapides. C’est désormais l’énergie la moins chère au mégawatt installé – et au mégawatt heure. On me répondra à raison que le facteur de charge induit de quintupler le mégawatt installé pour que la comparaison avec d’autres sources d’énergie soit pertinente. C’est vrai si l’on est dans le déni vis-à-vis des progrès en matière de stockage – ce dont le film ne parle pas. Pourtant, les technologies sont déjà là, elles sont multiples et aucune n’est parfaite, mais certaines sont très acceptables : batteries redox (dont le liquide est inerte) pour l’électrochimique, hydrogène pour le stockage sous forme de gaz et la synthèse d’hydrocarbures « renouvelables », graphène pour l’électrostatique, sans parler des milliers de formes de stockage physique (eau, air comprimé…). Si ces formes de stockages sont pour certaines déjà utilisées et concurrentielles, d’autres présentent un coût élevé – qui peut néanmoins baisser en augmentant les échelles. Dès lors, c’est une question de choix politique. L’intermittence est de moins en moins un problème, surtout si l’on couple stockage et smart grids (réseaux intelligents qui optimisent la consommation des appareils en fonction de la production). De tout cela, le documentaire ne parle curieusement pas, alors que c’est fondamental.

– Du côté exploitant, des énergies renouvelables aussi mal gérées que celles montrées dans le film, sur un réseau qui n’est pas transformé pour, impliquent évidemment un recours systématique aux énergies fossiles pour compenser. Aux États-Unis, il s’avère que le profit et l’image publique priment sur un quelconque but écologique. Seul l’effet d’annonce intéresse les personnages mentionnés dans le film. Mais cela, ce ne sont pas les énergies renouvelables : cela s’appelle le capitalisme et le cynisme en politique.

– Sur le solaire, le documentaire montre, avec le cynisme caractéristique des productions de Moore (d’habitude bienvenu), l’exemple de cette petite centrale, à peine capable d’alimenter 10 foyers alors qu’elle recouvre un terrain de foot. Efficacité des panneaux : 8 %, et seulement quand ils marchent. Avec cette technologie, il faudrait une surface de plusieurs km² pour alimenter une petite ville – et encore, par beau temps. Il faut, pour fabriquer ces panneaux, du quartz, du silicium… et beaucoup de charbon. Mais ce que le film oublie de dire, c’est que nous sommes désormais en 2020. Les panneaux conventionnels approchent les 20% d’efficacité pour une quantité de matériaux bien moindre. Les progrès en la matière obéissent presque à une… loi de Moore[1]! Les prix qui se sont effondrés le montrent. En 2009, le MWh solaire coûtait en moyenne 179 dollars US contre environ une quarantaine aujourd’hui, et la tendance se poursuit. Scoop : il faut de l’énergie grise (énergie consommée pendant le cycle de vie d’un produit, lors de la fabrication, de l’entretien, du recyclage, etc.) pour les produire – comme pour… tout. On ne parle étrangement jamais de l’énergie grise qu’il faut pour fabriquer des chaudières charbon ou des réacteurs nucléaires. On pardonne à Nicolas Sarkozy ses truanderies mais pas à François Fillon, car ce dernier disait vouloir incarner la morale. De même, parce qu’on dit énergie « propre » pour les renouvelables, les détracteurs montreront du doigt ce qu’ils qualifient d’incohérence, parce que tout n’est pas propre. Or, en termes d’énergie, il n’y a pas de morale, juste des arbitrages à réaliser en fonction de ce qu’on juge acceptable ou pas pour l’environnement vis-à-vis de nos besoins. Investir de l’énergie grise – qui elle-même peut être décarbonée à terme – pour fabriquer des énergies renouvelables, c’est un moindre mal. Des pistes prometteuses de technologie solaire efficaces sur de très fines couches de matériaux basiques voient le jour en laboratoire. Il ne tient qu’à la puissance publique d’encourager la recherche et de pousser l’échelle de production. Pas un mot sur ces pistes dans le documentaire. Pas un mot non plus sur une solution simple pour pallier le besoin de surface : utiliser les surfaces inutiles comme les toits.

– Le solaire par concentration serait assimilable aux centrales à gaz, pour le réalisateur Jeff Gibs. En fait, les techniques diffèrent. Les plus grandes fonctionnent grâce à des sels fondus – qui amènent la chaleur pour la vapeur des turbines – qui doivent monter très haut en température pour fonctionner, à grand renfort de gaz pour le lancement. L’avantage présumé est l’inertie thermique qui permet de continuer à produire un peu le soir. Mais d’autres centrales, plus petites, fonctionnent avec des sodiums moins chauds et n’ont pas besoin de gaz. Elles produisent un peu moins longtemps, mais c’est sans doute déjà mieux, y compris pour l’entretien. Le problème de beaucoup de ces faramineux projets, c’est qu’à la moindre crise financière (ou changement d’avis/mauvaise opération financière des acteurs), les financements nécessaires à la finalisation des installations ou l’entretien peuvent s’évanouir. C’est ce qui est arrivé en Californie, mais également pour le projet Desertec au Sahara, qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Seul le Maroc, qui a mis la main sur la gestion de certains projets initialement Desertec, fait tourner efficacement ses centrales à concentration (Noor I et bientôt II) et le pays en est très satisfait. Pas de gaz utilisé ici. Là encore, le documentaire ne montre pas ce qui marche.

– Sur l’éolien, il est mentionné l’énorme consommation en métal et béton, et les pâles qui tombent en désuétude rapidement. Ce sont là de vrais problèmes que le documentaire fait bien de montrer. Mais encore une fois, il y a éolien et éolien. Lorsque les entreprises dealent avec des pouvoirs publics corrompus, cela donne ce genre de scandales : à grands coups de subventions, des éoliennes sont installées, on s’en vante publiquement, on montre aux citoyens que l’on se soucie du climat, mais certaines ne sont ni entretenues ni parfois même… branchées au réseau. Même si des progrès sont réalisés sur les économies de matériaux et l’optimisation de la production des générateurs, il faut encadrer scrupuleusement leur déploiement là ou elles sont vraiment utiles dans les terres, mais a fortiori au large des côtes par exemple, et en flottant si possible car il faut prendre en compte l’acceptabilité sociale. Les consortiums privés ont quant à eux intérêt à en planter le plus possible, partout, sans prendre de responsabilité sur la suite, même si en la matière on note des progrès. Le Portugal, le Danemark ou encore l’Écosse, pour ne citer qu’eux, témoignent pourtant d’immenses succès en matière d’éolien, décarbonant sérieusement leurs mix énergétiques. Il n’y a aucune raison objective pour que la France ou les États-Unis fassent moins bien. Pas un mot sur les exemples qui marchent dans le documentaire – ce n’était pourtant pas compliqué à trouver ! Néanmoins, le potentiel éolien est globalement moindre que le solaire, mais malheur à ceux qui oublie que la résilience, c’est cultiver une biodiversité de solutions en même temps. Dans le scénario négaWatt – quoi qu’on en pense -, le nombre d’éoliennes (à technologie actuelle !) dont la France devrait disposer en 2050 n’est que de trois fois ce que nous avons actuellement, c’est moins que l’Allemagne aujourd’hui. Pas de fantasmes donc, rien de trop problématique.

– Sur la biomasse, le documentaire montre le bien les scandales environnementaux, et détricote avec brio le greenwashing que cela recouvre. Les centrales à bois sont une hérésie, et ne pourront jamais remplacer l’efficacité des fossiles, de la biomasse dont l’énergie a été concentrée pendant des millions d’années. Il faut oublier la substitution des fossiles par de la biomasse pour de la production électrique centralisée. Néanmoins, des petits incinérateurs consommant des déchets peuvent être intéressants pour produire directement de la chaleur. Et au niveau individuel, ceux qui ont un poêle à granulés savent très bien que c’est d’une très grande efficacité économique pour chauffer une maison. Or les granulés peuvent êtres produits facilement, à base de déchets végétaux et sciures, et les volumes nécessaires pour ne posent pas de soucis. Il faut y mettre le prix, mais c’est très optimisé, donc tolérable.

La biomasse aussi doit être abordée non pas comme un tout, et les postures morales qui l’accompagnent, mais avec discernement. Quand elle est en concurrence avec des terres agricoles ou naturelles, c’est intolérable. Si elle provient de déchets agricoles, pour faire du biogaz par exemple, c’est déjà plus tolérable. Les algues sont par ailleurs une excellente piste, dont l’évocation dans le documentaire est lapidaire. Il s’agit de cultiver du kelp (pas de l’arracher dans la nature), dont la matière sèche est à moitié composée d’huile. Les algues n’ont pas les mêmes contraintes que les plantes terrestres, elles poussent 10 fois plus vite, désacidifient et rafraîchissent les eaux alentour grâce à la photosynthèse, abritent une faune riche, etc. À grande échelle, c’est une solution majeure pour décarboner les carburants notamment, première source de consommation pétrolière en France. Une excellente filière pour reconvertir à la fois la pêche industrielle et les raffineries pétrolières.

– La fin du documentaire est problématique. Si Moore ne tombe pas dans “l’impasse Pitron” – du nom de Guillaume Pitron, coréalisateur du film documentaire Le côté obscur des énergies vertes et qui fait comme si les énergies renouvelables devaient remplacer le volume énergétique actuel alors qu’une transition digne de ce nom est justement de le diviser par un facteur trois (scénario negaWatt) – il avance sur une ligne de crête dangereuse, en mentionnant la démographie à de nombreuses reprises. On sait ici ce que ce genre de chose sous-entend, mais puisque Moore n’est pas d’extrême droite, que ses convictions sociales sont sincères, on ne lui fera pas un procès en malthusianisme. À force de répéter que c’est un tabou, la démographie apparaît pourtant comme le problème principal, sur lequel « on nous mentirait ». Sans rentrer dans les détails, ce sujet n’est nullement un tabou pour des écologistes humanistes conséquents : il faut éduquer massivement dans les pays du sud (a fortiori les petites filles : plus leurs études sont longues, moins elles font d’enfants), massifier la prévention/contraception, et surtout réduire notre empreinte à nous, car ce sont bien les classes moyennes consuméristes qui sont en surpopulation écologique. Un Tchadien ne consomme que 0.3 planète. Le documentaire ne soulève pas ce point essentiel, s’alignant avec les arguments des pires réactionnaires américains.

– Dans un monde qui consomme 3 fois moins d’énergie, les difficultés liées aux énergies renouvelables ne se posent pas de la même façon. Dans un monde qui investit dans le recyclage systématique des métaux, la maximisation de l’efficacité (adieu les SUV…) et la sortie du consumérisme, pas de problèmes de matières premières pour les énergies renouvelables : elles sont déjà dans les objets et machines inutiles qui nous entourent.

Sans une vision holistique, une sortie par le haut n’est pas envisageable. Or il ne peut y avoir de vision holistique si l’on refuse de voir. Les partisans du business as usual (nucléaire compris) – et ceux qui aimeraient que leurs thèses effondristes se vérifient – ne veulent pas voir que le vrai problème des énergies renouvelables tient en 9 lettres : POLITIQUE.

La transition énergétique n’a jamais été aussi faisable, et aussi urgente. Mais elle doit être conduite avec discernement. Difficile d’imaginer discernement et course au profit compatibles, l’énergie est une chose trop sérieuse pour la laisser aux marchés. Elle doit être gérée – ou contrôlée – par la puissance publique et les citoyens. Avec Gaël Giraud et Nicolas Dufrêne, nous avions produit une note sur comment financer cette transition. Spoiler : l’argent n’est pas un problème. Le problème, c’est bien de faire comprendre aux gens que l’obstacle, ce sont les lobbyistes et les dogmes politiques. En France, trop nombreux sont ceux – qui auront j’en suis sûr adoré le documentaire – qui veulent réduire la question énergétique au domaine du technique, en assommant leur auditoire de chiffres curieusement sélectionnés et d’un ton péremptoire sidérant (suivez mon regard…).

Ce film pose de bonnes questions mais refuse étrangement d’y répondre sérieusement. Pour beaucoup, c’est un crève-cœur de voir Michael Moore assumer de produire quelque chose d’aussi peu sérieux. De nombreux activistes importants, également proches de Bernie Sanders, comme l’auteur du film Gas Land (sur les dégâts du gaz de schiste) ou encore Naomi Klein ont tenté de dissuader Michael Moore de sortir le film, tant il était bourré d’erreurs. Mais ce dernier a fait la sourde oreille, et le film tourne désormais presque exclusivement dans les réseaux d’extrême droite climatosceptique.

On peut lui pardonner s’il assume un jour son erreur, qui s’explique certainement par un manque de connaissance technique élémentaire. Quelque part, l’existence de ce film n’est peut-être pas une si mauvaise chose, car si les détracteurs des énergies renouvelables assument quelque chose d’aussi fragile, ils se fragilisent avec. Si cela peut permettre aux écologistes sérieux de faire le ménage parmi leurs dirigeants corrompus et d’être plus alertes vis-à-vis du greenwashing, c’est une bonne chose. À ce titre, le passage ou Michael Bloomberg parle du gaz comme d’une énergie propre est particulièrement risible. Pour ne pas tomber dans ce genre de panneau et savoir faire preuve de discernement au quotidien, rien n’épargne aux militants climat de se former sur des notions élémentaires de technique. C’est long, exigeant, mais c’est passionnant et nécessaire à l’autodéfense intellectuelle. Ce documentaire doit être un signal pour tous : chacun doit à terme être capable de debunker ce genre de grossièretés.

[1] Cette loi concerne la technologie informatique, selon l’énoncé de Gordon E. Moore. Très vulgarisée, elle dit que le nombre de transistors que l’on peut mettre dans un ordinateur de même volume double tous les 18 mois, doublant la puissance de calcul. Cela est rendu possible grâce à la miniaturisation, aux progrès de fabrication, à la baisse des coûts. Cette loi n’est plus valide en informatique depuis quelques années, car on touche aux limites physiques dans la miniaturisation.

Impact sanitaire de Fukushima : une désinformation suspecte

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Credit: Greg Webb / AIEA

Un an seulement après la catastrophe de Fukushima, Jean-Marc Jancovici déclarait qu’« il n’y a plus de raison sanitaire d’empêcher le retour des populations évacuées à Fukushima, qui, au final, n’aura fait aucun mort par irradiation. » Depuis, chez les partisans de l’énergie atomique, la fausse information d’un accident nucléaire aux conséquences sanitaires quasi-nulles a gagné du terrain, notamment sur Youtube.


La chaîne Youtube Le Réveilleur diffuse des informations sur le nombre de victimes de la catastrophe de Fukushima. Dans deux vidéos, le  vulgarisateur scientifique dresse un bilan sanitaire prématuré de l’accident nucléaire de 2011 sur la base d’éléments contestables. En mai 2019, Rodolphe Meyer – alias Le Réveilleur – publie en effet sur sa chaine Youtube deux vidéos[1] en partie consacrées à l’impact sanitaire de l’accident de Fukushima au Japon.

En 8 minutes chrono, le youtubeur science entend dresser un bilan des travaux disponibles sur un sujet controversé. Pourtant, bien que le vidéaste qualifie son propre travail de « sourcé, s’appuyant sur l’analyse d’éléments scientifiques disponibles »[2], s’agissant du nombre de victimes consécutif à une exposition aux rayonnements ionisants après l’accident nucléaire de 2011, aucune étude épidémiologique de long terme n’est à ce jour disponible, et pour cause.

Bilan sanitaire définitif 8 ans après l’accident : un non-sens scientifique ?

Dans les instances de radioprotection, il existe un consensus sur l’étalon temporel pour mesurer les conséquences sanitaires d’une exposition aux rayonnements ionisants. En dessous d’un certain seuil, il est communément admis qu’après qu’une personne a reçu une dose de radioactivité, il existe un temps de latence avant de pouvoir observer les premiers signes cliniques de la plupart des maladies radio-induites. Lorsqu’il s’agit des leucémies, on estime par exemple qu’il existe une période de latence pouvant aller jusqu’à 20 ans[3]. Dans le cas de nombreux cancers solides[4], le délai varie de 10 à 40 ans.[5] Le Réveilleur ne dispose donc d’aucune étude statistique longitudinale (cohorte) suffisamment longue pour affirmer comme il le fait qu’« à Fukushima, les effets sanitaires sont et seront extrêmement faibles et ne feront aucun mort détectable. »[6]

Dans la même vidéo, le youtubeur affirme paradoxalement que certains « cancers peuvent apparaître plusieurs décennies après. » De ce point de vue, les retours d’expérience de l’après-Tchernobyl montrent que certains types de cancers comme celui de la thyroïde peuvent survenir plus rapidement après une exposition à l’iode-131, mais que là encore, ils peuvent se déclencher jusqu’à 10 ans après l’exposition à cet isotope radiotoxique libéré lors d’un accident nucléaire.

Pourtant, le vidéaste affirme qu’à Fukushima, « le suivi des cancers de la thyroïde qui auraient pu se manifester depuis 2011 n’a montré aucune augmentation de ces cancers. »[7] Cette allégation contredit les données disponibles dans le Registre du cancer Japonais, qui écrit que « dans la préfecture de Fukushima, des biopsies de la thyroïde ont révélé des cellules cancéreuses chez 205 enfants » et que « 167 de ces enfants ont dû être opérés en raison du développement extrêmement rapide de la tumeur, de la présence de métastases ou de la menace sur des organes vitaux »[8].  Selon IPPNW[9], « la répartition géographique des cas de cancers de la thyroïde chez les enfants coïncide avec le degré de contamination à l’iode radioactif-131 dans les différentes régions de la préfecture de Fukushima. »[10]

Bien que l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) affirme que « la fréquence élevée de nodules tumoraux thyroïdiens est liée à l’effet du dépistage plutôt qu’à un effet des rayonnements ionisants », « l’incidence annuelle multipliée par un facteur 15 dans la préfecture de Fukushima » qu’il relève pose question. Deux mois avant que le youtubeur ne mette sa vidéo en ligne, l’établissement public français conclut donc de son côté qu’à Fukushima, « il est encore prématuré de se prononcer sur une éventuelle augmentation des cancers de la thyroïde consécutive à l’accident ».[11]

De son côté, Le Réveilleur déclare qu’ « on ne peut pas attribuer un cancer aux rayonnements ionisants », traduisant en fait la difficulté à convertir des liens de corrélation en liens de causalité, et donc d’isoler une cause spécifique au développement d’un cancer. En 2011, des chercheurs du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) signent néanmoins une avancée majeure, en prouvant un lien de causalité irréfutable entre les retombées de Tchernobyl en Ukraine et en Biélorussie, et de nombreux cas de cancers de la thyroïde. « Ils ont ainsi pu mettre notamment en évidence une signature de 106 gènes permettant de classer les tumeurs radio-induites de la thyroïde développées par les enfants vivant à proximité de la centrale de Tchernobyl au moment de l’explosion. »[12]

Hormis une focale sur les cancers de la thyroïde, Le Réveilleur concentre l’attention des internautes sur le taux de mortalité suite à l’accident, au détriment du taux de morbidité. Avec ce cadrage préalable, le youtubeur néglige les complications dont certaines personnes sont victimes, sans en mourir, en tout cas pas immédiatement : cancers, leucémies, maladies cardiovasculaires, glaucomes, effets tératogènes, etc.[13]

Fukushima et le mythe du « zéro mort »

Dans ses deux vidéos, Rodolphe Meyer déclare que « le nombre de morts pouvant être alloués de façon statistiquement significative à une surexposition aux rayonnements ionisants est aujourd’hui de zéro et le restera probablement ». Pour soutenir cette assertion, le vidéaste se base non pas sur des études épidémiologiques, mais plus vraisemblablement sur les modélisations théoriques retenues par l’UNSCEAR[14]. Pour tenter de mieux appréhender les doses de radiations individuelles reçues depuis l’accident, cet organe se base sur « l’expérience de l’étude des survivants des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki »[15]. Il ne s’intéresse donc qu’à l’irradiation externe forte et ponctuelle, et pas à la contamination interne, faible et chronique. L’autre lacune de ces tentatives d’estimation des doses reçues est le « taux de réponse au questionnaire relativement faible »[16].

Mais le plus gros obstacle à l’établissement d’un bilan sanitaire complet reste sans doute le manque de visibilité sur l’évolution de l’état de santé des travailleurs qui interviennent sur le site nucléaire depuis 2011. En effet, il est impossible de savoir si la Tokyo electric power company (Tepco) a mis et continuera de mettre en place un suivi médical fiable. Personne ne sait non plus le détail des doses effectivement reçues par les travailleurs exposés. Par ce manque de transparence de l’exploitant, il est impossible de savoir si l’état de santé des milliers de personnes qui sont intervenues ou interviendront sur la centrale accidentée japonaise est normal et le restera sur le long terme.

Dans le cadre du programme de suivi sanitaire Fukushima Health Management Survey mis en place par l’Université de Médecine de Fukushima, il existe bel et bien des études sur l’état de santé général des civils évacués. Mais ces contrôles mélangent simples « questionnaires » et tests médicaux plus ou moins poussés[17]. Autre faiblesse de ces analyses déjà limitées aux seuls habitants de Fukushima : elles se caractérisent par un taux de participation des personnes extrêmement bas, qui diminue encore d’année en année. Seulement trois ans après l’accident, ce taux avait déjà chuté à 16 %, et « avec le temps, les personnes se présentent de moins en moins pour réaliser leur bilan médical ». [18]

Les leçons de Tchernobyl

À titre de comparaison, du point de vue sanitaire, l’après-Tchernobyl est édifiant. Les statistiques médicales biélorusses et ukrainiennes révèlent une dégradation spectaculaire et continue de l’état de santé des populations touchées par les retombées de l’accident de Tchernobyl en 1986[19]. Bien que les organismes onusiens comme l’UNSCEAR ou l’Organisation mondiale de la santé (OMS) refusent d’accréditer l’hypothèse que les faibles doses de radioactivité ingérées depuis l’accident de Tchernobyl puissent en être la cause, aucune étude scientifique ne permet par exemple d’expliquer la proportion anormalement élevée d’avortements thérapeutiques : entre 2000 et 2011, 30 à 50 % du nombre des grossesses dans le district contaminé de Stolyn, pourtant situé à 220 kilomètres de Tchernobyl.[20]

Car l’autre biais utilisé par Le Réveilleur est celui qui consiste à focaliser l’attention des spectateurs exclusivement sur les cancers thyroïdiens. Pourtant, les chiffres médicaux de certains territoires d’Ukraine et de Biélorussie indiquent une augmentation de l’instabilité génomique héréditaire après Tchernobyl. Certaines mutations génétiques des brins d’ADN d’une personne se transmettent de génération en génération, sans que l’on constate d’amélioration des désordres génétiques antérieurs, ni que la descendance ait été elle-même exposée aux radiations. Par exemple, dans certaines localités, le taux de malformations invalidantes va croissant : un doublement durant les 20 premières années suivant 1986, comme publié par Dmitri Lazjuk, le responsable de ce dossier en Biélorussie en 2006[21]. Une des hypothèses serait la mutation des cellules germinales des parents induites par l’irradiation, et transmises à l’enfant.[22] Il est donc encore trop tôt pour affirmer que ces modifications n’auront pas d’impact sanitaire sur les générations futures.

Autre affirmation problématique du youtubeur : « La peur du nucléaire a fait plus de dégâts que les rayonnements tant craints. » Le vidéaste résume en fait ici un argument bien connu des promoteurs de l’atome comme l’AIEA[23], l’agence chargée d’ « encourager et de faciliter, dans le monde entier, le développement et l’utilisation pratique de l’énergie atomique »[24]. Après Tchernobyl, ce genre d’institution développe l’idée qu’une partie des problèmes sanitaires rencontrés par les personnes qui vivent dans des territoires contaminés serait psychosomatique. Pour résumer, les leucémies, les cancers ou l‘arythmie seraient en fait le résultat du stress induit par la peur – injustifiée – des radiations. Le Réveilleur finit par conclure que « la désinformation tue ».

Mais à Tchernobyl, cet argument ne tient pas, dès lors qu’on observe des mutations génétiques chez certains animaux vivant autour du lieu de l’explosion, comme les hirondelles[25]. Ces petits oiseaux ne sont pas sensibles aux discours anxiogènes sur la radioactivité. En 2012, Jean-Marc Jancovici livre pourtant une affirmation du même ordre, lorsqu’il déclare que « du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite ». Et de conclure qu’à Tchernobyl, « le niveau de radioactivité est désormais sans effet sur les écosystèmes environnants. »[26]

Au Japon, la radioactivité qui dure

Au Japon, l’état d’urgence nucléaire n’a toujours pas été levé, et autour de la centrale de Fukushima Daiichi, des dizaines de millions de tonnes de déchets radioactifs sont encore entreposées (principalement de l’eau, des débris et de la terre). De nouveaux rejets radioactifs pourraient encore se produire ces prochaines années, du fait des opérations de refroidissement et de récupération des trois coriums radioactifs, puis du relargage des milliards de litres d’eau contaminée dans l’atmosphère ou dans l’Océan Pacifique. De plus, de nouveaux risques de rejets sont prévisibles, au moment du démantèlement des trois réacteurs accidentés, ou lorsque les assemblages de combustibles entreposés dans les piscines de désactivation seront retirés.

Par ailleurs, les opérations pour retirer ces combustibles neufs et usés entreposés dans les piscines 1, 2 et 3 prennent beaucoup plus de temps que prévu, à cause de problèmes techniques et des trop fortes radiations. Si ces piscines étaient brutalement privées de moyens de refroidissement, les milliers de tonnes de matières radioactives immergées[27] dans les bassins provoqueraient une nouvelle fois des rejets toxiques dans l’environnement. En 2011, de « très hauts niveaux de radiation »[28] avaient déjà été enregistrés dans l’enceinte des bâtiments abritant les piscines de refroidissement des réacteurs 3 et 4, des suites d’une baisse du niveau d’eau dans les bassins.

Il ne faut pas négliger non plus le risque de sur-accident autour de la centrale nucléaire japonaise. En octobre 2019, la zone a par exemple été frappée par un puissant typhon, faisant planer la menace d’une nouvelle dispersion incontrôlable de radioéléments : les fortes précipitations ont lessivé les sols et les vents violents ont soulevé la poussière, transportant la radioactivité au gré des courants marins, de l’érosion et des rafales de vent. Pire, d’énormes sacs de terre contaminée ont été emportés par une rivière en crue[29]. Sans oublier que la façade maritime Est du Japon reste fortement soumise à des risques sismiques et des tsunamis.

Autre motif d’inquiétude : le réacteur 3 de la centrale nucléaire. Il contenait un cœur constitué de MOX[30]. Plus radioactif et plus chaud que les combustibles d’oxyde d’uranium pur[31], le MOX contient du plutonium, qui reste dangereux pendant 24 000 ans. Actuellement, ce combustible a fondu et creusé le radier[32] sous la cuve du réacteur, sans que l’exploitant Tepco ne soit encore parvenu à identifier où il se situe précisément. Au total, les trois cœurs de réacteurs qui ont fondu et percé les cuves pèseraient 880 tonnes.[33]

De la même manière, si les autorités ont mis en place des dispositifs plus ou moins efficaces pour piéger les infiltrations d’eau radioactive, décaper les sols et laver les bâtiments, les travaux de décontamination des vastes forêts polluées au césium-137 patinent, faute d’accès suffisant pour les engins de chantier. Pourtant, ces zones boisées représentent 75 % des surfaces touchées par les retombées radioactives de l’accident nucléaire.[34] Si un feu venait à se déclencher – comme cela s’est produit dans la « forêt rousse » autour de Tchernobyl en 2016 – une nouvelle dispersion de particules radioactives se produirait mécaniquement. Il subsiste donc d’importants risques radiologiques.

Mais au-delà du rayon d’évacuation de 20 kilomètres, l’analyse de la cartographie de la contamination radioactive réalisée par Minna-no-data Site – une base de données compilant les mesures de la radioactivité effectuées par un réseau de laboratoires indépendants japonais – révèle une contamination « tachetée » de l’archipel : on constate des hotspots radioactifs particulièrement préoccupants[35], d’autant qu’aucune mesure de santé publique n’est prise dans ces zones.

Particulièrement dangereuses, des microbilles de césium-137 et césium-134 – facilement ingérables par le nez ou la bouche – ont par ailleurs été retrouvées à 230 kilomètres de la centrale nucléaire accidentée. Selon Olivier Masson de l’IRSN, « d’un point de vue scientifique, les conséquences radiologiques de l’inhalation de césium vont devoir être réévaluées, à la lumière de la découverte de ces particules dont la solubilité est très faible. » [36]

Enfin, il est probable que les habitants dont les autorités nippones organisent progressivement le retour en zone radioactive consomment pendant de longues périodes des denrées alimentaires contaminées. Dans la préfecture rurale de Fukushima et ses alentours, l’agriculture vivrière, l’élevage, la pêche, mais aussi la chasse et la cueillette, sont des sources d’alimentation quotidiennes. Du lait, de la viande, des champignons, du thé,[37] des algues, des crustacés ou des poissons[38] sont régulièrement mesurés avec des taux de radioactivité supérieurs aux limites admissibles, et ce même dans les eaux territoriales ou dans des zones relativement éloignées de la centrale nucléaire accidentée. Dans les territoires faiblement touchés d’Ukraine et de Biélorussie, c’est bien l’ingestion de nourriture contaminée qui est pointée du doigt comme une problématique sanitaire de très long terme.[39]

Dans ses deux vidéos qui adoptent le ton d’une recension de l’état de la recherche neutre et objective, Le Réveilleur développe en fait une analyse partielle, partiale, et entachée de multiples biais. Le « youtubeur science » présente au spectateur un bilan sanitaire incomplet parce que prématuré. Mais comment expliquer ce parti-pris ?

Le Réveilleur : youtubeur vulgarisation ou influenceur ?

S’il confie s’être « vite rendu compte que les problèmes environnementaux avaient plus besoin de réponses économiques, politiques et culturelles que de connaissances scientifiques plus approfondies »[40], lorsqu’il aborde la thématique du nucléaire, Le Réveilleur fait l’impasse sur de nombreux débats liés à l’impact sanitaire des accidents nucléaires. Pourtant, dans ce domaine plus qu’ailleurs, la vérité scientifique n’est pas une matière inerte : elle est le fruit de luttes symboliques pour la revendication du monopole à dire le vrai. Les consensus sont sans cesse remodelés par les jeux de pouvoir et les enjeux économiques liés au développement commercial de la filière électronucléaire mondiale organisée en lobby.

Dans la description disponible sous ses deux vidéos traitant de Fukushima, on peut lire les remerciements de Rodolphe Meyer à un confrère : « Merci à Tristan Kamin qui m’a aidé sur quelques points techniques et a relu mon script. Je vous encourage à le suivre, il fait de la vulgarisation sur le nucléaire. »[41] Sur les dix vidéos qu’il consacre à la thématique du nucléaire, neuf comportent ce message de remerciement, quand la dixième puise ses sources entre autres de la Word Nuclear Association, un puissant lobby nucléaire international. Mais qui est ce Tristan Kamin ?

Dans cette présentation qu’il fait de son relecteur préféré, Rodolphe Meyer fait un amalgame entre « vulgarisateur » et « influenceur ». En effet, en plus d’être ingénieur sûreté, Tristan Kamin  est un contributeur de la Revue générale nucléaire, une brochure annuelle éditée par la Société française de l’énergie nucléaire (SFEN), un groupe de pression pro-nucléaire français. Il collabore également avec deux médias connus et reconnus pour leur ligne éditoriale pro-nucléaire : L’Energeek et Atlantico.

De plus, Tristan Kamin est membre du conseil d’administration des Voix du nucléaire, « une association d’employés et sympathisants de la filière nucléaire »,  qui travaille à « restaurer la confiance des populations dans l’énergie nucléaire »[42]. Membre actif de ce lobby pro-nucléaire, Tristan Kamin affiche comme un trophée ses « 32 000 tweets »[43]. C’est que, avec l’acharnement d’un moine copiste, ce redoutable « influenceur »[44] spécialiste des réseaux sociaux a fait profession de la critique systématique et massive des contenus hostiles au nucléaire. Sur Twitter, ce boulimique du tweet pro-nucléaire produit un travail de fourmi pour torpiller les publications critiques envers le nucléaire et dans le même temps promouvoir l’énergie atomique.

Avec l’aide et la relecture de cette personne au parti-pris assumé, on comprend mieux pourquoi les vidéos de Rodolphe Meyer à propos de l’énergie nucléaire sont si souvent favorables à l’industrie qui l’exploite. Dans le cas précis du bilan sanitaire de la catastrophe de Fukushima, on comprend aussi pourquoi le youtubeur mobilise certaines sources et pas d’autres. On comprend, enfin, de quelle manière il minimise le nombre de victimes passées et à venir. Certains acteurs de la filière nucléaire ne s’y trompent pas : ils sont friands des vidéos du Réveilleur sur le sujet, partagent régulièrement ses contenus et l’interviewent volontiers. C’est par exemple le cas de la SFEN ou de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) [45].

À Tchernobyl comme à Fukushima, le refus des institutions onusiennes de suivre les maladies non-reconnues comme résultantes d’une contamination interne chronique à faible dose, sur les liquidateurs ou sur les résidents des territoires contaminés, fonctionne comme un véritable trou noir.  En matière de radioprotection, si les normes internationales ont décrété que le risque pour la santé est proportionnel à la dose reçue, la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) conclut néanmoins que « toute dose de rayonnement comporte un risque cancérigène et génétique » et qu’« il n’y a pas de seuil de dose en dessous duquel il n’y a aucun effet ».[46]

Relayée par des personnes comme Jean-Marc Jancovici ou Le Réveilleur, l’affirmation « zéro mort à cause de la radioactivité à Fukushima » est une fausse information. Qui plus est parce neuf ans après les multiples rejets radioactifs dans l’environnement, la situation au Japon n’est toujours pas stabilisée.

Par Julien Baldassarra, membre du Réseau Sortir du Nucléaire.

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=utyT8Z4qEaA

[2] https://reporterre.net/Le-Reveilleur-n-a-pas-ete-paye-par-l-Andra

[3] http://nucleaire.force-ouvriere.org/IMG/pdf/tude_verger.pdf

[4] Selon l’Institut National du Cancer, les tumeurs solides cancéreuses, comme les carcinomes ou les sarcomes, repérables par un amas de cellules localisé, se distinguent des cancers des cellules sanguines, comme les leucémies, dont les cellules cancéreuses circulant dans le sang ou la lymphe sont dispersées dans l’organisme. La majorité des cancers sont des tumeurs solides.

[5] https://www.radioprotection.org/articles/radiopro/pdf/1990/01/rad19901p19.pdf

[6] https://www.youtube.com/watch?v=smGve9f6kpQ

[7] https://www.youtube.com/watch?v=utyT8Z4qEaA

[8] https://www.asso-malades-thyroide.fr/wordpress/index.php/2019/03/12/fukushima-un-risque-de-cancer-de-la-thyroide-multiplie-par-15/

[9] International Physicians fot the Prevention of Nuclear War

[10] https://www.asso-malades-thyroide.fr/wordpress/index.php/2019/03/12/fukushima-un-risque-de-cancer-de-la-thyroide-multiplie-par-15/

[11] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[12] http://www.cea.fr/presse/Pages/actualites-communiques/sante-sciences-du-vivant/tumeurs-radioinduites-ont-elles-signature-particuliere.aspx

[13] Les silences de Tchernobyl : L’avenir contaminé, Galia Ackerman, Guillaume Grandazzi, Frédérick Lemarchand, Broché, 2006

[14] Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants

[15] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[16]https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[17] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[18] https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Installations_nucleaires/Les-accidents-nucleaires/accident-fukushima-2011/fukushima-2019/Documents/IRSN-NI_Fukushima-2019-sante_201903.pdf

[19] http://enfants-tchernobyl-belarus.org/virtubook/chernobylnyas/

[20] http://enfants-tchernobyl-belarus.org/virtubook/bulletin-03-2018/#p=2

[21] http://enfants-tchernobyl-belarus.org/virtubook/chernobylnyas/

[22] https://fr.wikipedia.org/wiki/Irradiation_professionnelle

[23] Agence internationale de l’énergie atomique

[24] https://www.iaea.org/sites/default/files/statute_fr.pdf

[25] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1994720/

[26] https://reporterre.net/Jean-Marc-Jancovici-Fukushima-aura-surtout-ete-un-probleme-mediatique-majeur

[27] https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/fukushima-debut-d-une-nouvelle-operation-delicate_132983

[28] https://www.laradioactivite.com/site/pages/Fukushima.htm

[29] https://www.la-croix.com/Monde/Asie-et-Oceanie/Au-Japon-sept-ans-tsunami-Fukushima-frappee-typhon-Hagibis-2019-10-16-1201054626

[30] MOX est l’abréviation de « Mélange d’oxydes » car le combustible MOX contient du dioxyde de plutonium et du dioxyde d’uranium.

[31] https://www.laradioactivite.com/site/pages/laradioactivitedumox.htm

[32] Plateforme de béton située sous la cuve du réacteur et censé confiner le combustible fondu de l’environnement sous-terrain en cas l’accident.

[33] https://www.liberation.fr/planete/2017/02/03/japon-pic-de-radiation-et-trou-beant-dans-les-entrailles-de-fukushima_1546005

[34] https://www.larecherche.fr/environnement/fukushima-une-d%C3%A9contamination-difficile

[35] https://en.minnanods.net/soil/

[36] https://www.lemonde.fr/energies/article/2016/07/06/l-accident-de-fukushima-a-disperse-des-billes-de-cesium-radioactif-jusqu-a-tokyo_4964380_1653054.html

[37] https://www.lemonde.fr/planete/article/2011/08/13/fukushima-des-champignons-interdits-a-la-consommation_1559450_3244.html

[38] https://www.maxisciences.com/catastrophe-nucleaire-au-japon/japon-les-produits-de-la-mer-contamines-au-large-de-fukushima_art14848.html

[39] https://www.lefigaro.fr/sciences/2016/04/26/01008-20160426ARTFIG00202-tchernobyl-le-principal-danger-vient-des-aliments-contamines.php

[40] https://www.lereveilleur.com/qui-suis-je/

[41] https://www.youtube.com/watch?v=utyT8Z4qEaA

[42] https://www.voix-du-nucleaire.org/notre-association/

[43] https://www.voix-du-nucleaire.org/conseil-administration/

[44] https://www.voix-du-nucleaire.org/conseil-administration/

[45] https://www.andra.fr/node/1258

[46] La radioprotection, les nouvelles recommandations de la Commission Internationale de Protection Radiologique (CIPR 60, 1991) ibidem p. 3-9

Comment financer une politique ambitieuse de reconstruction écologique ?

https://americanart.si.edu/artwork/construction-dam-study-mural-department-interior-washington-dc-9643
William Gropper, Construction of the Dam (study for mural, the Department of the Interior, Washington, D.C.), 1938, oil on canvas, Smithsonian American Art Museum, Transfer from the U.S. Department of the Interior, National Park Service, 1965.

Si l’importance cruciale de la reconstruction écologique de nos sociétés n’est plus à démontrer et fait l’objet d’un large consensus, son ampleur, son financement et les modalités de sa mise en œuvre demeurent très largement discutés, ce qui en fait un objet politique de toute première importance. Une véritable reconstruction écologique suppose en effet des moyens financiers importants, difficiles à mobiliser sans une action déterminée de l’État, des banques centrales et des institutions financières publiques afin de compenser ce que le marché seul ne pourra pas réaliser. Une telle action ne peut que reposer sur une vision différente de la politique monétaire et budgétaire sur les plans théorique et pratique. Cette note propose des solutions concrètes pour parvenir à un financement adéquat de la reconstruction écologique, en distinguant ce qui peut être effectué dans le cadre juridique et financier européen actuel et ce qui pourrait être obtenu en allant au-delà de ce cadre. Elle insiste également sur la différence d’ambition entre le Green deal présenté aujourd’hui au niveau européen et le Green New Deal tel qu’il est souhaité par de nombreux acteurs. Par Gaël Giraud, Nicolas Dufrêne et Pierre Gilbert. 


 

Introduction 

La reconstruction écologique de nos sociétés est un impératif pour notre survie et une chance à saisir dans l’histoire du progrès humain. Nous le savons : la concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est aujourd’hui d’environ 415 parties par million (ppm), soit un niveau inédit dans toute l’histoire de l’humanité. La dernière fois qu’un niveau similaire avait été atteint, c’était il y a trois millions d’années, alors que les températures étaient 3 à 4°C plus élevées. Le niveau des océans était alors de 15 mètres plus élevé qu’aujourd’hui, une réalité que nous pourrions de nouveau connaître au XXIIe siècle à trajectoire constante. Cette atteinte à la planète se double d’une atteinte à la vie : la sixième extinction de masse devient une réalité puisque nous avons perdu 60% des effectifs d’animaux sauvages de la planète en moins d’un demi-siècle, soit un rythme cent à mille fois supérieur au taux naturel de disparition des espèces.

Éclairés par ce que la science du climat nous permet de comprendre de notre avenir et des conséquences de notre action, nous voici également placés devant l’opportunité de repenser en profondeur notre manière d’habiter la Terre, en décarbonant notre production d’énergie, nos modes de transports et d’habitation, en protégeant la biodiversité et en nous donnant les moyens de bâtir une économie circulaire digne de ce nom. En effet, les périodes de crise, comme les périodes de guerre ou de reconstruction, ont cet avantage qu’elles peuvent nous permettre de dépasser les frilosités idéologiques et l’inertie de l’habitude pour mettre en place de nouveaux modèles de société et retrouver ainsi la voie démocratique du progrès social, qui, sans ce changement de cap, est rendu impossible par la dégradation du milieu duquel nous dépendons pour toute notre économie.

Toutefois, la multiplication des discours écologistes contraste de plus en plus avec la faiblesse des propositions, des mesures avancées et des résultats obtenus. En effet, financer un « Green New Deal », c’est-à-dire un vaste programme de reconstruction écologique qui inclut une dimension sociale et permette un véritable découplage entre l’amélioration de la qualité de vie de toutes et de tous et l’utilisation de ressources naturelles non renouvelables, suppose de mobiliser des moyens humains et financiers significatifs. Or, malgré quelques mécanismes d’incitation plus ou moins efficaces, la sphère financière et le secteur privé s’avèrent très largement incapables de financer et d’organiser seuls l’effort de reconstruction écologique et de s’imposer les cadres réglementaires nécessaires.

L’objet de cette note est donc d’abord de rappeler le contenu et les enjeux financiers d’un véritable programme de reconstruction écologique, ainsi que les obstacles institutionnels et politiques qui s’opposent à leur réalisation et les limites de ce que peut réaliser le « marché », livré à lui-même, dont on attend tout aujourd’hui. Elle propose ensuite des solutions financières concrètes pour dépasser ces contraintes afin de créer les conditions de mise en œuvre d’un réel programme de reconstruction écologique en France et en Europe.

Table des matières

I. Il n’y aura pas de reconstruction écologique sans investissement massif et sans rupture avec les dogmes existants.

A. Un plan de reconstruction écologique suppose d’investir des sommes significatives qui constituent une opportunité de renouer avec le progrès.

B. Le secteur privé ne pourra pas répondre seul au défi de la reconstruction écologique.

C. « Green Deal » vs « Green New Deal » : distinguer deux niveaux d’ambition.

II. Passer la première et financer une véritable reconstruction écologique

A. Il existe des marges de manœuvre importantes qui ne sont pas exploitées dans le cadre juridique actuel
1) Identifier ce qui est bon pour la reconstruction écologique pour guider les investissements.
2) Utiliser le levier fiscal et celui de la commande publique dans un souci d’efficacité et de justice
3) Utiliser les Banques publiques d’investissement pour investir rapidement.
4) Mobiliser l’épargne des Français.

B. Des actions non conventionnelles peuvent être défendues à la frontière de ce qu’autorisent les Traités
1) Remettre en cause la « neutralité » de la politique monétaire pour agir en faveur du climat et de la biodiversité.
2) L’annulation des dettes publiques détenues par la banque centrale en échange d’investissements verts

C. Penser hors du cadre et mettre en œuvre une réforme ciblée des traités en matière budgétaire et monétaire au profit de la transition écologique.
1) Réformer la politique budgétaire et les aides d’État pour augmenter la capacité d’investissement dans la reconstruction écologique.
2) Réviser les règles en matière d’aides d’État
3) Utiliser l’arme de la monnaie libre comme pilier de la reconstruction écologique.
4) Une telle politique est-elle soutenable ?.
5) Des externalités économiques positives, facteur de dynamisme et d’innovation.

D. Redynamiser l’économie dans son ensemble, résorber le chômage

Conclusion.

I. Il n’y aura pas de reconstruction écologique sans investissement massif et sans rupture avec les dogmes existants

La présente note fait le choix d’utiliser le terme de « reconstruction écologique » plutôt que de « transition écologique » pour insister sur le caractère matériel généralisé de l’effort à mener, ainsi que pour réaffirmer que l’objectif à poursuivre doit être celui d’une reconstruction et non pas celui d’une déconstruction ou d’une décroissance, terme par ailleurs trop équivoque. En effet, l’ère fossile a provoqué d’immenses destructions des écosystèmes naturels mais aussi des institutions démocratiques et du lien social. Concrètement, la reconstruction écologique peut se décliner en 4 objectifs principaux…

 

Lire la suite de cette note sur le site de notre partenaire l’Institut Rousseau. L’Institut est un laboratoire d’idée qui se consacre à l’élaboration de notes dédiées à penser les nouvelles politiques publiques. Rendez-vous sur institut-rousseau.fr.

 

 

 

 

2. L’ingénieur : Yves Marignac | Les Armes de la Transition

Yves Marignac est porte-parole de l’association négaWatt, connue en France pour produire des scénarios techniques de transition vers la neutralité carbone. Ce collectif, largement composé d’ingénieurs, prône notamment la sobriété énergétique, via par exemple l’isolation des bâtiments, comme un levier prioritaire pour la transition, au même titre que les énergies renouvelables. Yves Marignac nous éclaire sur le rôle de l’ingénieur dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des « armes » de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un ingénieur pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Yves Marignac : Bien que n’étant pas exactement ingénieur moi-même, je suis effectivement très actif au sein de négaWatt, qui est pour beaucoup une association d’ingénieurs. À quoi les ingénieurs peuvent servir sur cette question ? Tout simplement à éclairer techniquement les possibles, les potentiels, aussi bien du côté d’une meilleure efficacité dans la manière dont on utilise l’énergie, que de la mobilisation des énergies renouvelables. Tout cela passe, évidemment, par de la technique, et passe aussi par une cohérence d’actions systémiques. Les ingénieurs, les experts techniques, ont beaucoup à apporter pour cela. On pourrait dire, d’une certaine manière, que la transition énergétique passe nécessairement par cette technique et ce travail d’ingénierie, même si elle ne se réduit pas nécessairement à ça, puisque bien sûr, il y a toute la question de la mise en œuvre sur le plan économique, social et politique.

À titre personnel, je n’ai pas choisi ce métier pour m’engager dans la transition énergétique, c’est plutôt l’inverse. J’ai, depuis plus de vingt-cinq ans, développé une expertise dans le champ du nucléaire, de l’énergie et, par extension, de la transition énergétique. C’est un engagement personnel, citoyen, dans la manière dont l’expertise peut servir la société, le débat et l’évolution vers une trajectoire plus soutenable, qui me conduit à mettre cette expertise, cette capacité de réflexion et d’ingénierie, au service de la transition énergétique.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous décrire une journée type ? Quelle est votre méthode de travail ?

Yves Marignac : Il n’y a vraiment pas de journée type ! C’est une des choses qui me motivent parce que pour faire ce métier d’expert non-institutionnel au service du débat, et au service de décisions plus éclairées, il y a une forme d’engagement qui rompt avec des situations professionnelles potentiellement plus confortables. Chaque journée est différente parce que je suis chaque jour confronté à de nouveaux sujets, de nouvelles rencontres, de nouvelles situations… En revanche, il y a des vraies constantes dans l’exigence avec laquelle j’essaie de remplir ce rôle.

Il faut suivre et se maintenir vraiment à jour sur les sujets de l’énergie, de la transition en France et à l’international. Cette perspective internationale est toujours essentielle… Donc l’exigence d’une veille sur ces sujets, l’exigence d’une analyse aussi impartiale, aussi sérieuse, aussi réfutable dans sa méthode que possible, sur les potentiels d’action, les leviers de changement, et l’exigence de restitution à différents publics de cette analyse, sous des formes adaptées, aussi bien par la production de rapports que par des interventions médiatiques ou dans des conférences.

Lorsque nous rédigeons un rapport négaWatt, on va prendre de l’information, lire des publications scientifiques, lire d’autres rapports… Il faut lire également la presse, suivre l’évolution du débat médiatique et politique sur ces questions, donc une bonne partie de mon temps c’est cette prise d’information puis des échanges avec les collègues – de négaWatt ou d’autres – sur l’analyse de différents sujets. C’est ça qui va nous permettre de poser les choses par écrit de la manière la plus claire, la plus synthétique possible.

Une partie de mes journées, c’est aussi de répondre à des sollicitations médiatiques qui parfois viennent par vagues, quand il y a une actualité qui émerge, ou intervenir dans des séminaires, dans des conférences… Je crois que, vraiment, les deux mots-clefs dans ma pratique au quotidien, c’est « l’exigence » et « le partage », sur la prise d’information, et la restitution d’une analyse.

LVSL : Quel est votre but ?

Yves Marignac : Mon but, en tant que citoyen, d’abord, c’est évidemment d’œuvrer à ce que notre société aille vers une trajectoire plus soutenable, puisque aujourd’hui, chaque jour qui passe nous rapproche, au contraire, de catastrophes de plus en plus inquiétantes.

Mon but, à titre professionnel, c’est de contribuer, par l’analyse technique que je suis capable de produire de la situation actuelle, à des leviers d’actions possibles, de contribuer à une meilleure prise de conscience de ces enjeux, et une meilleure prise de conscience des solutions possibles. Donc de contribuer à ce que la société ait, sur ces sujets, un débat informé, et prenne des décisions qui aillent, autant que possible, vers l’intérêt collectif et l’intérêt à long terme.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de vos travaux ?

Yves Marignac : La certitude est toujours dangereuse pour l’expert, mais ma première certitude est la faisabilité technique d’une conversion de notre système énergétique à 100% d’énergies renouvelables, à l’horizon de quelques décennies. C’est une intuition que certains d’entre nous ont depuis longtemps, et c’est notamment le sens de l’engagement de l’association négaWatt. Mais aujourd’hui, cette intuition devient une certitude parce qu’on a désormais la capacité de mobiliser les énergies renouvelables, notamment pour produire de l’électricité, nous avons la possibilité à terme de stocker cette électricité, et donc de répondre au problème de variabilité de la production solaire ou éolienne. Et nous pouvons tirer parti de la biomasse… Mais tout cela peut se faire à la condition – c’est aussi le sens des travaux de négaWatt – de maîtriser nos consommations par de la sobriété et de l’efficacité, et le tout rend vraiment possible le 100% d’énergies renouvelables.

Ma deuxième certitude n’appartient pas au champ technique, mais elle est le résultat de mon expérience. On vit dans une société où la rationalité de l’intérêt général et de l’intérêt à long terme ne s’impose pas spontanément. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas de produire des analyses, des scénarios, des visions de l’avenir montrant qu’aller vers un système beaucoup plus soutenable est possible, qu’un chemin réaliste existe pour l’atteindre, il ne suffit pas de mettre ça sur la table pour engager un mouvement de la société. Au contraire, les intérêts à court terme, les lobbies, les divergences de vues sur les options à mettre en œuvre, font que la société peine vraiment à se mettre en mouvement.

Je ne suis pas sûr que la simple prise de conscience puisse aller suffisamment vite pour provoquer les changements nécessaires au bon niveau et à la bonne vitesse.

LVSL : Pourriez-vous nous donner des exemples de traduction concrète de ces certitudes en des politiques publiques idéales ?

Yves Marignac : Il faut des politiques qui changent vraiment la focale des décisions et qui dépassent des visions court-termistes pour vraiment s’inscrire dans la réponse à ce qu’on appelle à négaWatt « l’urgence du long terme ». Il faut des politiques publiques qui dépassent aussi les questions de rentabilité ou de performance économique vues étroitement depuis l’opérateur ou l’investisseur, et qui regardent du point de vue de l’intérêt de l’ensemble de la société. Et aussi des politiques qui apprennent, en fait, à créer de la valeur en économisant la ressource plutôt qu’en la détruisant.

Un exemple de politique publique possible qui concrétise ce genre de choses : la rénovation thermique du bâtiment, c’est un enjeu central dans un pays comme le nôtre. Il est pleinement identifié depuis au moins une dizaine d’années, mais on bute toujours sur sa mise en œuvre. On bute parce que les logiques conduisant aux politiques appliquées sont trop court-termistes, trop sectorielles, trop focalisées sur la création de valeur dans notre logiciel actuel… Les solutions techniques existent pour la très grande majorité des bâtiments, tout comme il existe les solutions en termes d’ingénierie financière pour assurer facilement un équilibre en trésorerie sur la réalisation de ces opérations, et ce, en mobilisant les bonnes solutions de tiers financements… Tout ça est aujourd’hui possible avec à peu près les niveaux d’aide qui y sont consacrés actuellement. À budget égal, avec les quatre à cinq milliards d’euros qui sont consacrés chaque année à la rénovation thermique, on peut réellement permettre une massification d’un programme de rénovation performant.

Il faut atteindre, à terme, de l’ordre de 500 à 700 000 opérations de rénovation par an. Mais la décision politique bute sur des repères, sur des logiques d’évaluation de la décision et de sa performance qui ne sont pas celles qu’il faut pour prendre les décisions dans l’intérêt collectif à long terme.

J’ai pris cet exemple volontairement, parce qu’on a un vrai intérêt collectif à ce que notre patrimoine de bâtiments assure la meilleure performance possible sur le long terme. Individuellement, ça reste aujourd’hui très difficile, mais c’est un bon exemple d’un sujet sur lequel, techniquement et financièrement, l’ingénierie a fait son boulot, mais où il faut que les politiques publiques dépassent les difficultés individuelles.

LVSL : Quelle place devrait avoir votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment votre expertise devrait-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

Yves Marignac : La transition énergétique est un problème systémique. J’ai coutume de dire que l’énergie fait système, et que ce système fait société, c’est-à-dire que la manière dont on met en relation des ressources énergétiques et des services que rend l’énergie forme un système, et que ce système structure la société– on peut penser, par exemple, à la manière dont la propriété de voitures individuelles structure tous nos modes de vie. Donc, au-delà de l’approche technique, il faut du pluridisciplinaire.

La deuxième chose à laquelle me renvoie la question, c’est la nécessité de processus organisés dans le temps. L’expertise vient à la fois en amont du constat, au niveau du diagnostic. Elle vient sur la proposition de solution. Et elle vient aussi, parce que le diable se niche dans les détails, sur le suivi et sur la mise en œuvre. Cette expertise est utile à un niveau très global (par exemple, le niveau national, c’est le travail de l’association négaWatt : éclairer une transition énergétique à l’échelle de la France, voire bientôt à l’échelle européenne), mais elle intervient aussi auprès des collectivités, voire auprès des entreprises, auprès des particuliers… Il existe déjà des groupes d’experts, des hauts-conseils, etc. La question n’est pas d’en créer un autre, mais bien de donner un rôle à cette expertise, et donc de faire en sorte qu’elle soit vraiment ancrée dans le processus de décision politique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, dans le cadre de votre spécialité, que pourriez-vous proposer, concrètement ?

Yves Marignac : D’abord, je me garderais bien d’accepter une carte blanche dans ce domaine, parce que justement la réflexion sur la politique de transition énergétique ne doit pas être laissée aux seuls experts. La première recommandation que je lui ferais serait de s’entourer de compétences multiples pour éclairer ses choix.

Cela étant dit, une première proposition serait d’introduire partout, à toutes les échelles de collectivité, une logique de conditionnement des nouvelles implantations d’habitation, d’activité, à un certain degré de proximité avec les réseaux, les infrastructures et les services existants. C’est l’idée de conditionner tout nouveau développement, tout nouvel aménagement du territoire à la densité existante afin de retrouver une maîtrise publique collective de la manière dont nos territoires évoluent. C’est vital parce que ce qu’on constate aujourd’hui, ce sont les effets désastreux sur le plan énergétique, mais aussi social et économique, de l’étalement périurbain, et de la dévitalisation gravissime des territoires ruraux. Il faut donc retrouver une forme d’équilibre dans ces évolutions pour mieux maîtriser la consommation, réduire les distances à parcourir, optimiser la forme des bâtiments, etc. Il faut mobiliser aussi, à travers cet aménagement, les potentiels de production d’énergies renouvelables au plus près des besoins. Voilà une mesure qui pourrait être complètement structurante sur le long terme, concernant ces questions.

Une deuxième mesure plus symbolique, mais avec un effet-levier important, serait d’inscrire les énergies renouvelables comme étant d’utilité publique, pratiquement constitutionnellement. Cela permettrait de poser les bases d’un développement systématique partout où des potentiels existent.

Une autre idée simple à laquelle on peut penser, c’est la généralisation de ce qu’on appelle les économes de flux. Les économes de flux, c’est un métier technique qui consiste à se pencher, à l’échelle d’une collectivité de quelques dizaines de milliers d’habitants, par exemple, ou même à l’échelle d’un parc de bâtiments tertiaires, sur l’ensemble des flux, des fluides (électricité, autres énergies, eau…) et à rechercher toutes les économies possibles. C’est un métier qui, en général, se rémunère directement en à peine un an, sur les économ

ies réalisées. Il y a des collectivités qui sont en pointe dans le développement de ce type de poste, mais il y a vraiment matière à généraliser ça sur l’ensemble du parc de bâtiments tertiaires, publics et privés, dès qu’on peut faire des regroupements qui rendent ça pertinent partout en France. C’est non seulement un levier important pour aller chercher des économies d’énergie, mais c’est aussi une perspective vraiment nouvelle en termes de métier.

Globalement, un des conseils qu’on peut donner aussi à un candidat à la présidence de la République, c’est vraiment d’axer un programme de transition énergétique sur les nouveaux métiers, sur les besoins de formations, d’accompagnement de professionnels que ça engendre… parce qu’il y a vraiment matière, sur les économes de flux, sur la rénovation thermique, sur la réparabilité des objets, sur le développement des renouvelables, à donner, notamment pour notre jeunesse, des perspectives de dynamique, d’utilité sociale. Je ne comprends pas, aujourd’hui, que les politiques ne s’en saisissent pas davantage.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres domaines ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

Yves Marignac : C’est vraiment essentiel pour moi d’inscrire en permanence mon travail dans une forme de pluridisciplinarité. On a besoin, dès lors qu’on réfléchit à la transition énergétique, au système énergétique, de mobiliser évidemment des compétences techniques, mais de mobiliser également des compétences sur l’économie. On a besoin de changer de paradigme économique pour permettre que cette transition se fasse puisque, aujourd’hui, on voit bien que les signaux économiques, la manière dont se forment les prix, les réflexes trop court-termistes des investisseurs, etc., ne nous placent pas sur la bonne trajectoire. Les économistes doivent être mobilisés, les sociologues aussi évidemment, sur ce qui concerne l’accompagnement du changement… Bref, toutes les spécialités qui contribuent à réfléchir aux politiques publiques – les sciences politiques, le droit, doivent aussi être mobilisés. Il faut le faire non seulement au niveau national, mais aussi au niveau territorial et au niveau international, parce que tout ça doit s’articuler.

Il n’y a pas un moment dans mon travail professionnel où je ne ressente le besoin d’être en prise avec les compétences, les productions de spécialistes hors de mon domaine. Concrètement, ça passe par beaucoup de lectures, beaucoup d’échanges, et beaucoup de travail collectif. L’association négaWatt, par exemple, fonctionne avec un noyau dur qui comprend certes des ingénieurs spécialistes des différentes filières énergétiques ou de l’efficacité énergétique, mais aussi des sociologues, des chercheurs en économie, des spécialistes de l’urbanisme ou de l’architecture… On a vraiment besoin de connecter tout ça au quotidien.

Et il y a un domaine que je n’ai pas cité, et qui est peut-être le plus fondamental d’entre tous aujourd’hui, c’est celui de la philosophie… Parce qu’on a réellement besoin, aujourd’hui, de se poser la question de notre rapport même à la société, à la nature ou l’environnement ou la planète.

Toutes ces compétences, tous ces métiers sont vraiment fondamentaux à faire travailler ensemble. On essaie de le faire au quotidien, mais on manque encore beaucoup, aujourd’hui, de transversalité dans le fonctionnement de la production académique, de la production d’expertise, et dans le fonctionnement – encore plus, peut-être – de la production des politiques publiques.

LVSL : Êtes-vous optimiste quant à la faculté de l’humanité à répondre au défi climatique ?

Yves Marignac : Résolument optimiste, ou raisonnablement optimiste. D’abord parce qu’on a besoin de l’être. Quand on s’engage sur un sujet comme celui-là, on a besoin de penser qu’effectivement, les efforts que nous faisons pour contribuer à la prise de conscience sont susceptibles de produire leurs fruits suffisamment vite, parce que tout l’enjeu est là. La question n’est pas de savoir si un jour l’humanité prendra conscience de la nécessité de changer de système pour traiter l’enjeu climatique, mais plus largement, l’enjeu réside dans l’épuisement des ressources et dans les limites physiques de la planète. On sera confronté à ces limites, d’une manière ou d’une autre, et l’humanité s’y adaptera, d’une manière ou d’une autre.

La question est de savoir si elle s’y adaptera par anticipation, ou si elle s’y adaptera par crise, et on peut imaginer des crises extrêmement graves ne remettant pas en cause l’humanité en tant que telle, mais remettant en cause notre civilisation – c’est les théories de l’effondrement notamment. J’espère que l’humanité saura prendre conscience, et adapter l’organisation de la société suffisamment vite pour éviter des crises majeures, même si je pense que ça passera par des crises plus violentes encore que celles que l’on connaît aujourd’hui.

Je me rappelais récemment d’une conférence que j’ai entendue, il y a assez longtemps, de Michel Serres, sur l’année 1905 et la manière dont, en 1905, dans plein de domaines différents, des idées nouvelles ont émergé et convergé. Il faisait, par exemple, un parallèle entre le pointillisme dans la peinture et les évolutions majeures dans le domaine de la physique… Je pense qu’on est, aujourd’hui, et c’est mon côté résolument optimiste, dans un moment qui est un peu de même nature. On voit émerger via des signaux faibles des nouvelles réflexions, des nouvelles approches en économie, en gestion, en politiques publiques, etc. On voit émerger des nouvelles aspirations, des nouvelles façons de concevoir les projets de vie, le rapport des uns et des autres à la communauté, à l’environnement…

Je pense que ces nouvelles formes sont en train d’émerger, et j’ai l’espoir que tout ça apporte réellement les changements majeurs dans le fonctionnement économique, le fonctionnement politique, etc., rendant possible la mise en œuvre de la transition énergétique qui, par ailleurs, fait techniquement et économiquement complètement sens aujourd’hui. Ma crainte – et si je pense à 1905, je pense aussi à 1914 –, c’est que tout ceci n’émerge pas suffisamment pour nous épargner une crise majeure. Mon espoir, c’est qu’avec d’autres, et on est de plus en plus nombreux à s’engager dans cette direction, on fasse masse, on fasse corps, on entraîne suffisamment vite la société pour qu’effectivement, ces nouvelles formes émergent avant une grande crise.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

 

Transition énergétique : la privatisation contre l’environnement

Géonef (earthship) à Stanmer Park, Brighton, Royaume-Uni. ©Dominic Alves.

« Mais il faut que tout le monde agisse maintenant ! » s’est exclamé Emmanuel Macron au lendemain de la publication par le Groupe intergouvernemental d’experts sur le changement climatique (GIEC) d’un rapport rappelant l’urgence de contenir le réchauffement climatique sous le seuil fatidique des 1,5 degrés. Le constat du caractère catastrophique de la hausse des températures est connu depuis longtemps. Le GIEC a ainsi été fondé en 1988 et a établi dès son quatrième rapport la responsabilité de l’activité humaine quant à l’augmentation des températures. Pourtant, en dépit de la litanie des engagements politiques et des promesses électorales, les choses ne changent pas, ou si peu. La transition énergétique, dont on est conscient depuis des années de l’impérieuse nécessité, illustre à merveille l’inertie des pouvoirs publics. Si inertie il y a, c’est que la transition suppose en réalité de se confronter, entre autres, au pouvoir économique et à l’architecture institutionnelle qui en garantit les intérêts.


UNE TRANSITION NÉCESSAIRE

Selon un récent rapport de l’Agence international de l’énergie (AIE), 85% des émissions des oxydes de souffre et d’azote seraient imputables à la production et à la consommation d’énergie dans le monde[1]. Ces émissions de gaz à effet de serre sont évidemment liées aux combustibles fossiles, lesquels représentent 68,2% de la consommation finale d’énergie en France (contre 19% pour le nucléaire et 12,8 pour les énergies renouvelables[2]). Non contentes d’accélérer le réchauffement climatique, les émissions de gaz à effet de serre imputables au secteur de l’énergie seraient responsables de 6,5 millions de morts chaque année à l’échelle mondiale, selon les estimations de l’AIE. Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer : remontée de gaz du fond des océans polaires, disparition du permafrost, montée progressive des eaux… Autant d’éléments qui risquent d’engendrer, dans un futur proche, les plus grands mouvements de population de l’histoire humaine.

« Les ravages écologiques causés par notre modèle énergétique carboné sont maintenant bien visibles ; ils progressent à une allure plus vive que ce que les anticipations laissaient supposer »

Si le passage à un modèle énergétique fondé sur les énergies renouvelables est rendu nécessaire par l’insoutenabilité du modèle carboné d’un point de vue écologique, il est également souhaitable d’un point de vue strictement économique. La diminution des réserves mondiales de combustibles fossiles mène en effet logiquement à leur renchérissement. L’AIE estime ainsi que le pic pétrolier[3] a été dépassé en 2006, entraînant une augmentation rapide du coût de cette source d’énergie : le prix du baril de pétrole a été multiplié par six depuis le début des années 2000 et pourrait encore doubler dans les années qui viennent, ce qui deviendrait rapidement insoutenable pour les économies dépendantes de l’or noir. L’exploitation du pétrole de schiste, promue par les multinationales pétrolières qui y voient une importante source de profits, ne constitue en aucun cas une réponse au problème. Les réserves sont en effet estimées à 150 milliards de barils, pour une consommation mondiale annuelle de 34 milliards de barils : l’exploitation du pétrole de schiste ne préviendrait donc les effets du pic pétrolier que pendant quatre ou cinq ans tout au plus[4].

Le nucléaire, dont certains font une alternative écologiquement soutenable aux combustibles fossiles, ne semble pas être un modèle viable pour trois raisons principales. L’exploitation de l’uranium présente en premier lieu des risques potentiellement catastrophiques, comme l’a mis en lumière l’accident survenu en 2011 à Fukushima. Se pose par ailleurs la question du stockage et de l’enfouissement des déchets, dont la durée de vie est estimée à plusieurs dizaines de milliers d’années. Enfin, le coût de l’énergie nucléaire s’avère particulièrement élevé : 182 milliards d’euros d’investissements ont été nécessaires en France, auxquels il faut ajouter les 12 milliards de coût de fonctionnement annuel et les 75 milliards que pourrait coûter le démantèlement des vielles centrales. Le coût de production actuel du kilowatt-heure est ainsi estimé à 6,2 centimes d’euros et devrait atteindre les 8 centimes avec la mise en fonctionnement des nouveaux réacteurs EPR[5].

UNE TRANSITION RÉALISABLE

Le prix moyen des énergies renouvelables, contrairement à une idée reçue, est plus avantageux que celui du nucléaire. Le coût de production de l’énergie hydraulique se situe ainsi entre 2 et 5 centimes le kilowatt-heure, il est de 5,97 centimes pour l’énergie éolienne. Le cas de l’énergie solaire est plus complexe : le coût est actuellement de 9 centimes d’euros mais pourrait être abaissé à 3,10 centimes d’ici vingt ans grâce aux économies d’échelle permises par la production massive de panneaux photovoltaïques.

Coût de revient des différentes énergies en centimes/Kilowatt-heures en 2033. Source : Philippe Murer, op. cit.

L’économiste Philippe Murer, se fondant sur les travaux de l’association NegaWatt, a proposé un ambitieux plan de transition énergétique. Il évalue la consommation française d’énergie fossile à 139 mégatonnes équivalent pétrole (Mtep) auxquelles devront venir se substituer le solaire et l’éolien ainsi que la biomasse. Dans cette perspective, il faut dans un premier temps procéder à la rénovation thermique et à l’isolation de l’habitat, ainsi qu’à la construction de bâtiments dits « passifs » (si bien isolés que le chauffage n’est pas nécessaire). Un investissement de 410 milliards d’euros sur vingt ans permettrait d’économiser 41 Metp sur les 139 consommés aujourd’hui. Le biogaz et le chauffage au bois, écologiquement soutenables, devront également venir se substituer en partie au chauffage au fioul. Le solaire et l’éolien devront progressivement remplacer les 98 Metp restant. Pour répondre à ce besoin, il s’agira de procéder à la mise en place de panneaux photovoltaïques sur une surface de 3 850 km² (soit 36 fois la surface de Paris – si la surface peut paraître considérable, il faut observer que la qualité et le rendement des panneaux augmentent chaque année et que la surface finale sera par conséquent sans doute bien plus réduite), ainsi qu’à la construction de 80 000 éoliennes : deux investissements financés à hauteur de 935 milliards d’euros. A cela, il faut ajouter les 200 milliards d’euros nécessaires à la modernisation du réseau électrique. Mises bout à bout, ces mesures aboutissent à un total de 1 545 milliards à investir sur une durée de 20 ans, soit approximativement 80 milliards chaque année. Ces investissements mèneraient par ailleurs, selon les projections, à la création d’1,2 million d’emplois directs dans le secteur de l’énergie ainsi qu’à celle de 2,6 millions d’emplois indirects. Écologiquement nécessaire, la transition permettrait donc l’accès à une énergie au coût moins élevé et la création de 3,6 millions d’emplois[6].

Au vu des sommes qu’il faut engager, il apparaît évident que la transition ne peut être menée que par un acteur public. Si cette dernière a pour vocation à être économiquement plus soutenable que le modèle carboné actuel, les investissements nécessaires ne pourront être rentables au cours des premières années : pour cette seule raison, il n’est pas envisageable de confier la transition à des entreprises privées dont le seul soucis est le profit et dont les actionnaires exigent une rentabilité immédiate. Plusieurs pistes de financement peuvent être considérées, la plus sérieuse étant sans nul doute de s’appuyer sur des banques publiques d’investissement soutenues par une banque centrale qui les financerait à taux bas.

BLOCAGES ÉCONOMIQUES, POLITIQUES ET INSTITUTIONNELS

Toutefois, les grandes entreprises publiques de l’énergie dont l’État aurait pu faire les actrices de la transition sont en train de disparaître. Très largement nationalisé au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux, le secteur de l’énergie est menacé par une privatisation rampante depuis les années 1970. Aurélien Bernier, dans un ouvrage récemment paru[7], expose la généalogie de ce démantèlement progressif du secteur public de l’énergie. Initié au Chili sous la dictature du général Pinochet, il s’étend rapidement au Royaume-Uni et aux États-Unis sous la forme de la « dé-intégration verticale » : il s’agit de séparer les différentes activités de l’industrie de l’énergie pour en confier les secteurs potentiellement rentables au privé (production et fourniture) et les opérations non-rentables au public (entretien du réseau – construction et réparation des lignes à moyenne et haute tension, etc.). Une opération extrêmement profitable aux multinationales de l’énergie, qui bénéficient ainsi des infrastructures financées par l’État.

« La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.»

La privatisation du secteur de l’énergie est encouragée par l’Union européenne (UE) depuis les années 1980. En 1992, le second « paquet Cardoso » (du nom du commissaire européen à l’énergie de l’époque) impose une « séparation comptable » des activités des grandes entreprises publiques, préalable à la « dé-intégration verticale » et au démantèlement du service public de l’énergie. La directive 96/92/CE adoptée en 1996 par l’UE stipule dans son article 3 que les entreprises d’électricité doivent être exploitées « dans la perspective d’un marché de l’électricité concurrentiel et compétitif » et que les États doivent s’abstenir « de toute discrimination pour ce qui est des droits et des obligations de ces entreprises[8] » : il est devenu impossible pour un État d’avantager ses entreprises publiques par rapport aux firmes privées. Les dirigeants français, prenant au mot les directives européennes, transforment ainsi EDF et GDF en sociétés anonymes, ce qui leur permet de vendre 30% des parts détenues par l’État. En 2006, GDF fusionne avec le groupe privé franco-belge Suez, la part de l’État tombe à moins de 50%. La privatisation de GDF illustre à merveille le problème que pose le démantèlement d’un service public de l’énergie pour qui se soucie de transition écologique. Dans l’obligation de répondre aux exigences de leurs actionnaires en termes de rentabilité, les dirigeants du GDF-Suez lancent un grand plan de développement à l’international qui entraîne une hausse considérable de l’endettement du groupe. Pour faire face à cette dette, la firme annonce un plan de réduction des coûts de 3,5 milliards d’euros, ce qui aboutit à une diminution considérable des dépenses d’investissement : dans cette configuration, il est peu probable de voir GDF-Suez investir massivement dans les énergies renouvelables[9]. La recherche du profit se fait donc, comme de coutume, au détriment de l’intérêt général de long terme.

La privatisation à outrance promue par l’Union européenne n’est pas le seul obstacle à se dresser sur la route des partisans de la transition énergétique. Le Pacte budgétaire européen signé en 2012 impose en effet de strictes restrictions budgétaires aux États membres de l’UE, restrictions au vu desquelles la transition semble difficilement réalisable. L’article 3 du traité prévoit ainsi un déficit structurel limité à 0,5%, l’article 126 prévoyant quant à lui que la dette publique ne doit pas dépasser 60% du PIB : dans ces conditions, il est difficile d’imaginer pouvoir mettre en place un plan ambitieux de transition qui exigerait, comme on l’a vu, 80 milliards d’euros d’investissement chaque année. Véritable « machine à libéraliser[10] », pour reprendre les mots du sociologue allemand Wolfgang Streeck, l’UE telle qu’elle fonctionne actuellement constitue un obstacle majeur à la transition. Cette dernière ne pourra se faire qu’à la condition d’affronter le pouvoir des multinationales et l’architecture institutionnelle européenne qui travaille à la défense de leurs intérêts.


Notes :

[1] Energy and Air Pollution, World Energy Outlook – Special Report, International Energy Agency, June 2016.

[2] France : Balances for 2015, International Energy Agency, September 2017.

[3] Moment où la production mondiale de pétrole plafonne avant de commencer à diminuer.

[4] Philippe Murer, La transition énergétique. Une énergie moins chère, un million d’emplois créés, Mille et une nuits, 2014.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie. Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Les éditions utopia, 2018.

[8]Cité par Aurélien Bernier, op. cit., p. 104.

[9] Ibid., p.110.

[10] Wolfang Streeck, Du temps acheté. La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique., Gallimard, 2014, p. 157.