La cotisation, puissant mécanisme d’émancipation

Des ouvriers travaillant ensemble.

Les mêmes arguments continuent d’agiter le paysage politique. Une partie de la gauche proteste contre les cadeaux fiscaux et la réduction des services publics. Une partie de la droite explique qu’il en va de l’attractivité et de la compétitivité de notre économie. S’il n’aura échappé à personne que depuis trente ans les discours se répètent des deux côtés, les observateurs attentifs auront noté que la distinction entre impôt et cotisation sociale n’est jamais faite : tous deux sont mis dans le même sac des « charges ». Cette absence de distinction doit nous interpeller. L’enjeu de cette dichotomie est pourtant crucial : la cotisation est, contrairement à l’impôt, un mécanisme intrinsèquement émancipateur.


Redistribuer ou répartir mieux ?

Pour beaucoup de celles et ceux qui aspirent à un monde plus juste, la redistribution que permet l’impôt est une arme qu’il faut revendiquer et défendre. Certes, l’impôt présente des avantages, mais il présente des défauts qui ne peuvent pas demeurer impensés, alors même que concevoir des solutions alternatives est un enjeu central dans tout projet émancipateur.

D’abord, si l’impôt permet de redistribuer le niveau de valeur économique qui ne lui échappe pas à travers l’évasion, la fraude ou les niches fiscales, il légitime du même coup le profit puisque c’est lui, en grande partie, qui le finance. Ainsi, « l’impôt prend acte de l’existence du capital et le taxe »  : il n’émancipe jamais véritablement les bénéficiaires de la redistribution fiscale car il tend structurellement à légitimer la première répartition des ressources, celle-là même à l’origine du besoin de redistribution en raison des profondes inégalités créées.

L’enjeu n’est pas d’abandonner totalement l’impôt mais de l’améliorer en le rendant plus progressif ou en supprimant les niches néfastes écologiquement et socialement. Cependant, l’impôt ne peut pas tout, notamment parce qu’il est contourné, mais aussi parce que son fonctionnement même ne permet pas d’agir en amont des inégalités primaires, lesquelles découlent de ce système que légitime la fiscalité. Il convient alors logiquement de réfléchir à d’autres moyens. 

Cotisons : décidons

Il existe justement un mécanisme bien plus émancipateur qui socialise une part de la valeur économique pour qu’elle soit gérée par les travailleurs qui l’ont produite : la cotisation sociale.

La cotisation opère un renversement radical par rapport à l’impôt. Là où ce dernier intervient après la première répartition des ressources, la cotisation agit en amont : elle fait partie intégrante de la distribution primaire. De ce fait, il n’y a pas, dans la cotisation, au contraire de l’impôt, de prélèvement qui puisse être objectivement présenté comme relevant de la confiscation : la socialisation du salaire a lieu lors de la première distribution. Elle correspond à une partie de la valeur créée par les travailleurs, est gérée par ceux-ci, et échappe aux logiques capitalistes d’allocation de ressources. 

« L’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production. »

C’est d’ailleurs cette idée qui fonde le régime général de la Sécurité Sociale mis en place à partir de 1946 : les Caisses d’Assurance Maladie sont alimentées par les cotisations sociales et, jusqu’à la fin des années 1960, ce sont des travailleurs élus par leurs pairs qui les dirigent. Le système de protection sociale « à la française » renferme ainsi originellement des principes de démocratie économique et sociale d’une ampleur inouïe, qu’il convient à présent de réactualiser. Car non seulement les cotisations rendent possible un accès universel à la protection sociale, mais leur gestion par les travailleurs élus a pour conséquence inestimable de responsabiliser ces derniers et de leur octroyer le pouvoir – légitime – de gérer une partie de la valeur produite (environ un tiers du PIB) notamment en matière d’investissement et de salaires socialisés à verser.

Changer la définition du travail

Comme l’énonce l’économiste et sociologue Bernard Friot, « l’impôt place la répartition de la richesse au cœur du débat, la cotisation y place sa production ». C’est bien cette distinction qui permet de comprendre pourquoi le régime général de Sécurité Sociale est si précieux : il nous permet de gérer en partie la production de richesse. Cette socialisation par les cotisations ouvre la voie à un mode de production libéré de la logiques capitaliste. 

Ce mécanisme permet en effet de financer un certain nombre de salaires en outrepassant le marché. C’est d’abord le cas du salaire des soignants, qui travaille dans l’hôpital public sans alimenter aucun capital par des profits, bien que des processus inspirés du management entrepreneurial y soient désormais appliqués. La cotisation permet de reconnaître leur travail dans une logique alternative au capitalisme, et de ce fait commence à changer la définition du travail. En effet, le travail n’est pas une notion naturelle ou immuable : elle varie avec le temps et les institutions. Il faut par ailleurs distinguer l’activité du travail. La première représente à peu près toute action que nous entreprenons, à la différence du travail qui est la part de notre activité reconnue par une institution légitime comme contribuant à la création de valeur économique. Dans le système de production capitaliste, ce qui transforme notre activité en travail c’est le fait qu’elle mette en valeur du capital. En octroyant aux soignants un salaire (grâce à la cotisation) alors même qu’ils ne mettent pas en valeur de capital dans un hôpital public qui n’appartient à aucun actionnaire, le régime général les reconnaît comme contribuant à la création de valeur économique, et commence à subvertir la définition capitaliste du travail.

Les caisses du régime général financent également d’autres rémunérations : celle des chômeurs, des retraités et même des parents, via la CAF. Trois ministres communistes, Maurice Thorez, Marcel Paul et Ambroise Croizat, épaulés par la CGT, ont mis ce système en place dès 1946. Ici, le salaire a d’émancipateur le fait qu’il reconnaît une qualification à des personnes indépendamment de l’occupation ou non d’un poste de travail. La qualification devient l’abstraction qui permet de mesurer la capacité d’un travailleur à produire de la valeur économique. Dans le secteur privé – et grâce à une conquête centrale de la lutte des classes au XXème siècle – la qualification est rattachée au poste de travail. La conquête reste cependant partielle car les propriétaires lucratifs conservent le pouvoir sur le poste. Dans le système public, les fonctionnaires d’Etat sont titulaires de leur grade – donc de leur qualification – et le salaire leur est attribué peu importe le poste de travail qu’ils occupent : le support de leur qualification (dont dépend leur salaire) n’est pas leur poste, mais leur personne même.

Ambroise Croizat, syndicaliste et personnalité politique (PCF). Il est ministre du travail sous différents gouvernements entre 1945 et 1947 et crée la Sécurité Sociale © Rouge Production

Les pensions versées aux retraités, aux chômeurs ou aux parents imitent ce système. Le fondement de l’allocation familiale n’est pas la reconnaissance du coût d’un enfant, mais bien la reconnaissance que l’élever implique une qualification, rattachée aux parents indépendamment d’un poste de travail. Il en va de même pour les retraites. Le ministre de la production industrielle Marcel Paul parle de « salaire d’inactivité de service » pour les électriciens-gaziers retraités. Le versement de la pension par les caisses de retraite est donc à envisager comme le droit à une continuité de salaire pour les retraités, lesquels restent les titulaires reconnus de leur qualification, dans une logique libérée du marché du travail. On est bien loin de la vision libérale-capitaliste de la retraite comme simple « différé des cotisations » qui passerait par une collection de points dont dépendraient nos droits.

Enfin, les caisses du régime général permettent de financer une autre forme de salaire socialisé, grâce aux prestations en nature. Les travailleurs, qui sont les seuls à produire la valeur économique dont une part est socialisée à travers la cotisation, décident collectivement des critères de conventionnement. Il est ensuite possible à chacun de dépenser ce salaire socialisé – sous forme de prestation en nature –  auprès de professionnels conventionnés. Là encore, on pourrait réactualiser ce mécanisme et l’étendre à d’autres secteurs. Partant par exemple du principe qu’une alimentation saine est un besoin vital, lequel serait rencontré en transformant l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, il serait dès lors envisageable de bâtir une sécurité sociale de l’alimentation.

Marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail

Par ailleurs, la cotisation se révèle encore plus émancipatrice quand elle permet aux caisses qu’elle alimente de financer l’investissement nécessaire à l’activité économique par subvention. Autrement dit, la subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.

Si la plupart des investissements implique bien une avance, qui permettra de dégager plus de travail, et donc plus de valeur économique, la cotisation ouvre la voie à un autre mode de financement de l’activité économique. Au lieu que l’avance nécessaire à l’investissement provienne du crédit ou des marchés de capitaux qui achètent des titres de propriété et nous posent comme étrangers au travail [1], la cotisation permet de réaliser cette avance grâce à la part de valeur social  isée que gèrent les directeurs et directrices de caisses élus. Ainsi, la cotisation nous dispense purement et simplement des prêteurs et de la dette d’investissement.

“La subvention boycotte les crédits bancaires et les marchés de capitaux.”

Un des meilleurs exemples pour illustrer ce concept est la vague d’investissements subventionnés par les Caisses d’Assurance Maladie à partir des années 1950 en vue de construire des hôpitaux et CHU en France : les caisses de l’Assurance Maladie ont subventionné l’investissement et personne ne s’est endetté. Ce mécanisme permet donc de marginaliser la propriété lucrative de l’outil de travail : ainsi financé, l’hôpital n’appartient à aucun propriétaire cherchant à s’accaparer une part de la valeur produite par le travail du personnel hospitalier. Cette copropriété d’usage gagnerait à être étendue à bien d’autres secteurs.

Le sabotage du régime général de la Sécurité Sociale

Certes, on peut discuter des modalités de versement des cotisations. Mais cela ne leur ôterait en rien leur caractère révolutionnaire qui permet non seulement d’agir en amont de la première distribution et de ne pas légitimer le profit, mais d’ouvrir en plus la voie à des perspectives bien plus radicales car portant en elles les germes d’institutions macroéconomiques alternatives au capitalisme.

Rappelons en effet que lorsque les caisses sont gérées par les salariés, elles ne dépendent pas de l’Etat. Mais la bourgeoisie capitaliste qui colonise la sphère publique ne cesse d’œuvrer pour une reprise en main par l’Etat d’un tel creuset producteur de richesse. Battu en brèche, le régime général de la Sécurité Sociale est de plus en plus financé par l’impôt et de moins en moins par la cotisation [2]. Il s’agit là d’un enjeu de classe de premier ordre : dès lors que c’est l’impôt qui alimente les caisses de la Sécurité Sociale, leur gestion devient affaire de l’Etat, non plus de celles et ceux qui en produisent la valeur.

Confondre les impôts et les cotisations est un formidable cadeau à la bourgeoisie capitaliste, qui conserve ainsi son hégémonie sur le travail et l’investissement. Le régime général est un outil de premier ordre pour marginaliser la définition capitaliste du travail, qui ne vise que le profit. Mais en le présentant comme un mécanisme de solidarité nationale et intergénérationnelle, la bourgeoise en nie le caractère révolutionnaire.

En fait, le régime général de la Sécurité Sociale permet de reconnaître une multitude de personnes comme travaillant, donc exerçant une activité qui a une valeur économique, en leur attribuant un salaire financé par les cotisations, qui dépend d’une qualification rattachée à leur personne. Sans le régime général, qui subvertit les logiques capitalistes, les soignants ne seraient pas reconnus comme contribuant à la création de valeur économique : ils seraient cantonnés à la valeur d’usage et on exalterait leur utilité sociale. Dans ce sens, le régime général amorce bien un changement dans la définition du travail. Mais il a aussi pour objet central de responsabiliser les travailleurs et de leur donner un droit et un pouvoir économiques considérables : gérer la part de la valeur socialisée. Dès lors, l’origine du financement de la Sécurité Sociale, entre impôt et cotisation sociale, est une bataille idéologique fondamentale et non un simple problème comptable.

Réarmer les travailleurs, ne plus les définir négativement comme de simples vaincus, leur redonner le pouvoir de décider de l’usage d’une part des richesses produites, ouvrir la voie à des modes de production non capitalistes, changer la définition du travail ou encore solvabiliser – grâce à la cotisation – un type de demande conventionnée : autant d’horizons enthousiastes que la cotisation nous permet d’atteindre. L’annulation de cotisations sociales en sortie de Covid doit nous faire réagir : il s’agit de saboter encore davantage l’hôpital public, ni plus ni moins. Mais pour toutes les raisons évoquées ici, il est nécessaire d’aller au-delà de l’opposition aux allègements de charges : il est temps de rendre aux salariés l’important pouvoir qu’ils ont conquis, notamment grâce à des combats syndicaux et à l’expérience ministérielle d’Ambroise Croizat. 

[1] C’est également un enjeu sémantique de parler d’insertion dans le marché du travail, comme si le travail, devenu marchandise, était fatalement extérieur aux travailleurs, alors même que c’est eux qui produisent la valeur.

[2] L’un des plus puissants vecteurs de cette contre-révolution est l’instauration, en 1991 par le gouvernement Rocard, de la Contribution Sociale Généralisée (CSG), qui ouvre ensuite la voie, à partir de 1996, aux Lois de Financement de la Sécurité Sociale, qui évincent purement et simplement les salariés de la gestion de leur régime général et rompt avec les logiques de démocratie économique et sociale.

 

Territoires zéro chômeur ou les chantiers d’un projet politique d’avenir

Travailleur de l’association 13avenir ©13avenir

Face aux diverses transformations sociales qui menacent le travail, il est urgent de penser à des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate. Alors que l’offre politique actuelle propose, pour résoudre ce problème, soit de le flexibiliser et donc de dégrader toujours plus les conditions de travail des individus, soit d’en nier le besoin et l’utilité future en le présentant comme un fardeau dont le revenu universel nous déchargerait, le projet d’ATD Quart Monde promet une solution peu onéreuse et vertueuse, car utile socialement, pour garantir à tous un emploi. 


Les universitaires ont abondamment documenté les effets négatifs d’une période d’inactivité, même courte, à la fois sur l’individu, sur la famille et sur la communauté. Une période de chômage affecte en effet la santé et la satisfaction de vie d’un individu [i], mais également le montant de son salaire futur [ii] – si réinsertion économique il y a. La baisse de revenu induit en outre une diminution des biens et services consommés par la famille, et une augmentation de l’anxiété et des symptômes dépressifs des personnes concernées susceptibles d’affecter leurs apparentés. Plusieurs études ont, par exemple, mis en évidence que la perte d’un emploi du père était associée à un plus faible poids à la naissance [iii], ou à des performances scolaires moindres [iv] de l’enfant. Enfin, si les personnes inactives sont concentrées autour d’une même aire géographique, c’est sur l’ensemble de la communauté [v] que peuvent se répercuter les conséquences du chômage prolongé via l’augmentation de consommation des services publics combinée à une diminution de la base d’imposition nécessaire au financement de ces services, ce qui conduit presque inéluctablement à leur dégradation.

À l’heure où trois grands événements, à savoir la crise du COVID 19, la transition écologique et la transition numérique, menacent l’emploi, et où les politiques successives de l’offre, supposées le stimuler, ont échoué, il est nécessaire d’envisager des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate.

C’est précisément ce que propose le projet Territoires Zéro Chômeur (TZC) initié par le mouvement ATD Quart Monde, dont l’objectif premier est d’éviter que des individus ne tombent dans des trappes à inactivité et ne deviennent inemployables en raison de la dégradation de leur capital humain (c’est l’une des explications du fameux effet d’hystérèse, mécanisme par lequel un chômage conjoncturel se transforme en chômage structurel après une récession). Fondé sur un principe de garantie à l’emploi, ce dispositif, dont l’expérimentation sur dix territoires a débuté en 2017, permet à tout chômeur de longue durée (un an minimum) qui le souhaiterait, d’être employé en CDI au sein d’une Entreprise à But d’Emploi (EBE) chargée de pallier un besoin économique ou social local qui ne soit pas déjà couvert par une entreprise. Concrètement, il s’agit d’identifier des besoins économiques ou sociaux d’un territoire et de réfléchir à une activité qui fasse coïncider ces besoins avec les compétences des personnes inactives. Le tout, sans concurrencer les entreprises locales. A ce jour, les emplois créés dans les territoires d’expérimentation concernent le service à la personne, le gardiennage, le maraîchage ou encore le transport, autant d’emplois non pourvus car précisément dépourvus de valeur marchande, mais non moins utiles socialement.

Le modèle économique des EBE est, par ailleurs, relativement simple : le coût d’un chômeur pour la collectivité est estimé à 15000€ par an si l’on inclut les dépenses liées à l’emploi (allocation spécifique de solidarité, aide au retour à l’emploi), les dépenses sociales (RSA, allocations logement), les coûts indirects (santé) et le manque à gagner d’impôts et de cotisations. A peu de choses près, le coût d’une personne inactive équivaut ainsi à un SMIC. L’idée est donc de transformer les prestations sociales et les coûts indirects liés au chômage en salaire ; autrement dit d’activer des dépenses « passives ».

L’extension du projet en débat

Trois ans après le début de l’expérience initiée sur dix territoires, le bilan semble plutôt positif : 700 personnes qui étaient dans une période d’inactivité prolongée, ont été embauchées en CDI, et 30 d’entre elles ont, par la suite, retrouvé un emploi dans une entreprise locale. Surtout, le dispositif a permis de sortir des individus d’une grande pauvreté qui allait jusqu’à contraindre leur consommation alimentaire :

« L’un d’entre eux nous a dit, en aparté du questionnaire, pouvoir faire trois repas par jour alors qu’avant il ne mangeait qu’au petit déjeuner et au dîner. En outre, les salariés déclarent des achats « plaisirs » qui sont devenus possibles, notamment au niveau vestimentaire (vêtements, chaussures, montres…) » (Source : Rapport de la métropole de Lille, DARES, p. 37)

La suite de l’enquête révèle que les salariés de l’EBE de Tourcoing, embauchés dans des entreprises de récupération de matériaux, garages ou épiceries solidaires, ont davantage confiance en eux depuis qu’ils travaillent (55,9%).  Dans l’ensemble, la classe politique est donc favorable au dispositif et salue l’initiative d’ATD Quart Monde. C’est pourquoi le contrat des dix territoires actuels a été renouvelé, permettant ainsi la continuation du projet.

En revanche, la question de son extension divise : dans le projet de loi étudié par l’Assemblée en début de mois, il est question d’étendre l’expérience à 30 nouveaux territoires. Or, comme le suggère les rapports IGAS/IGF, le coût du dispositif aurait été sous-estimé. D’un côté, les personnes ayant bénéficié de ce programme ne demandaient pas toujours les minimas sociaux, donc l’économie de prestations sociales devant être réalisée au départ s’avère plus faible que prévue – en moyenne, 5000€ au lieu de 15000€. De l’autre, les EBE ont dû acquérir du capital (local, machines) pour mener à bien leur projet, un coût fixe qui a contraint ces entreprises à revoir à la hausse leurs dépenses.

Un coût, certes plus élevé que prévu, mais destiné à s’amortir avec le temps

Il n’est toutefois pas surprenant que le lancement des premières EBE ait nécessité un investissement de base dans du capital. Cela ne permet en rien de conjecturer sur le coût réel du dispositif dans le futur, puisque, par définition, ces coûts fixes s’amortiront dans le temps. Certaines entreprises pourront même devenir rentables en dégageant du profit grâce à la vente de biens ; on pense par exemple aux épiceries solidaires ou aux usines de recyclage qui ont servi de support au film Nouvelle Cordée de Marie-Monique Robin. Il est donc probable que le dispositif soit moins onéreux dans les années à venir. C’est d’ailleurs ce qu’on peut lire dans le rapport IGAS :

« L’expérimentation s’est vue également dans certains cas évoluer vers la création de structures (ex : SCIC Laine à Colombey-les-Belles) qui, si leurs activités s’avéraient rentables, pourraient quitter le cadre de l’expérimentation. » (Source : L’évaluation économique visant à résorber le chômage de longue durée, rapport IGAS, 2019, p.73)

Certaines EBE pourraient donc même, à terme, être assez productives pour ne plus nécessiter d’aides publiques.

Le « coût faramineux » des politiques de l’offre qui ont été menées ces dernières années

Pierre Cahuc, qui n’en est pas à sa première attaque contre toute forme d’emploi subventionné par l’État[vi], a dénoncé, sur un ton proche du subtil « pognon de dingue », le « coût faramineux » de ce projet. Le grand prédicateur de la méthode expérimentale en matière de politiques publiques ne serait sans doute pas opposé à une comparaison de ce coût à celui des politiques publiques décidées ces dernières années pour tenter de réduire le chômage. Bien souvent en effet, l’expérimentation consiste à comparer plusieurs groupes tests (qui se voient attribuer un traitement) à un groupe contrôle (qui ne perçoit pas de traitement), afin de tester l’efficacité d’un traitement par rapport à un autre.

A titre de comparaison justement, prenons le cas du CICE, politique votée en 2012 et destinée entre autres à réduire le chômage. Dans son dernier rapport de 2020 [vii], France Stratégie évalue que le dispositif aurait permis la création de 100 000 emplois, 160 000 au maximum, entre 2013 et 2017. Pour un coût – sous forme d’allègement fiscal – s’élevant à 18 milliards d’euros simplement pour l’année 2016. Au total, ce sont près de 47 milliards d’euros qui auraient été dépensés entre 2013 et 2015 pour un modeste résultat de 100 000 personnes embauchées. Plusieurs rapports pointent également un effet quasiment nul de la mesure sur l’investissement, en dépit des objectifs annoncés en la matière. Finalement, ces allègements fiscaux auraient principalement servi à baisser les prix et augmenter les plus hauts salaires [viii]. Un travailleur embauché aurait donc coûté 435 000€ [ix] au contribuable, ou 100 000€ si l’on prend la fourchette la plus haute de l’OFCE, qui estime le nombre d’emplois créés ou sauvegardés à 400 000. Un coût largement supérieur à la plus haute estimation de celui d’un salarié en EBE, soit 26 000€.

Pour l’économiste, d’autres alternatives plus efficaces existeraient pour résorber le chômage de longue durée. Il cite, par exemple, des dispositifs combinant la miraculeuse « formation » et un « soutien personnalisé », « aspects quasi absents de l’expérimentation territoire zéro chômeur ». Pourtant, à la lecture du rapport publié par le ministère du Travail sur le territoire de Colombelles, on constate que de nombreuses entreprises de la nouvelle économie (haute technologie, recherche et développement, informatique) se sont implantées dans cette région, et que les tentatives pour former les anciens travailleurs industriels aux compétences requises n’ont pas manqué. Mais quand le décalage entre les compétences des travailleurs et celles requises par les nouvelles entreprises est trop important, le chômage d’inadéquation persiste. Comme le souligne le rapport :

« Il existe un décalage entre les besoins des entreprises qui s’implantent sur les zones d’activités situées sur le territoire et les compétences des chômeurs qui y vivent. Le niveau de formation des demandeurs d’emploi Xois ne leur permet pas de profiter des opportunités d’emploi liées à cette activité économique naissante. » (Source : Rapport du territoire de Colombelles, DARES, p.12)

La Société Métallurgique de Normandie de Colombelles. Source : Ouest-France

En dépit des efforts déployés pour limiter les conséquences du démantèlement de l’activité métallurgique dans cette région normande[x], et malgré de nombreux emplois privés à pourvoir dans la région, le chômage s’élevait donc à 20% en 2016. En clair, l’emploi privé ne peut être une solution au chômage de masse de cette région. Et au-delà des échecs successifs des dispositifs qu’évoque Pierre Cahuc pour résorber le chômage, il semble de toute manière utopique d’imaginer que la capacité des organismes de formation en France sera en mesure d’absorber tous les licenciements à venir.

Les Territoires zéro chômeur, un projet politique

C’est avec un effarement qui confine au complotisme que Pierre Cahuc révèle finalement un secret de polichinelle dans sa tribune : la défense des TZC, au-delà du seul objectif de résorption du chômage, serait un projet politique. Et en effet, ATD Quart Monde n’a jamais dissimulé son ambition de transformer le rapport au travail et d’en faire un droit de « première nécessité sociale ». De ce point de vue, le travail n’est plus conçu comme un fardeau, dont le revenu universel pourrait nous décharger, mais comme un besoin quasi-anthropologique, nécessaire à la réalisation de l’individu autant qu’au bon fonctionnement d’une société.

En conséquence, les TZC évacuent les aspects aliénants du travail : tout d’abord, le projet n’a aucun pouvoir contraignant sur les individus. Ils peuvent choisir de travailler ou de continuer de percevoir leurs prestations sociales, selon leur bon vouloir. Le projet assure également des conditions de travail décentes aux salariés puisqu’ils sont sécurisés via l’emploi en CDI et qu’ils décident des tâches qu’ils devront effectuer, moyen efficace pour garantir la concordance entre leurs compétences et leur emploi. On ne peut pas en dire autant des quelques politiques entreprises pour réduire le chômage ces dernières années, en particulier la flexibilisation du marché du travail ou la baisse des indemnités chômage, qui ont plutôt eu pour effet de précariser davantage les travailleurs et de leur laisser toujours moins de marge de manœuvre quant au choix de leur emploi.

Enfin, les individus retrouvent du sens à leur métier – composante plus que nécessaire au travail à l’heure où les « bullshit jobs » inondent le marché de l’emploi – puisque ce dernier doit être socialement et écologiquement utile. Dans les enquêtes menées sur les territoires concernés, on trouve ainsi de nombreuses EBE spécialisées dans l’agriculture bio, la permaculture ou encore l’entretien des forêts. A titre d’exemple, les employés de l’EBE de la Nièvre ont transformé des jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court.

Il ne s’agit pas de nier que le dispositif mérite encore d’être amélioré. S’il représente pour l’instant une solution efficace au délaissement de certains territoires désindustrialisés, à l’instar de Tourcoing et Colombelles, il n’est pas, en l’état, en mesure de proposer une solution de long terme à l’ensemble des problèmes liés à l’emploi et à la crise écologique. Le projet repose en effet sur une décentralisation de la gestion du dispositif et sur l’autonomie des employés (ils choisissent eux-mêmes les tâches à effectuer) qui semble difficilement compatible avec une planification écologique. Il serait par exemple souhaitable qu’au lieu de prendre des décisions sans être coordonnées, les régions se concertent pour recenser les besoins nationaux de production afin de maximiser l’impact écologique du dispositif. Pour représenter une solution pérenne au chômage de masse, il serait par ailleurs bon de renforcer l’acquisition de compétences des employés au sein des EBE, d’une part pour augmenter leur taux de réinsertion sur le marché du travail, d’autre part pour ne pas renoncer à former des travailleurs dans des secteurs d’avenir et productifs, également nécessaire à la transition écologique.

Bien que le projet ne soit pas entièrement abouti pour prétendre à être un dispositif révolutionnaire contre le chômage et le réchauffement climatique, il faut lui reconnaître ses mérites à la fois empiriques et théoriques. Il a permis une réduction non négligeable de la pauvreté dans des régions jusqu’alors délaissées par les autorités publiques en redonnant un emploi digne à ses travailleurs. De plus, il pose les premières briques d’un chantier plus vaste de redéfinition du travail, à l’heure où celui-ci est menacé par les reconversions à venir. A rebours d’une idée défendue par une frange anarchisante de la gauche selon laquelle les sociétés de demain ne nécessiteraient plus de travail – perspective pour le moins inquiétante pour bon nombre d’individus – ATD Quart Monde propose de réhabiliter la valeur travail en tant qu’élément essentiel à l’individu et la société. Celui-ci, en étant synonyme de sécurité, autonomie et consistance, retrouverait sa pleine fonction de réalisation de l’individu pour permettre à « l’homme qui travaille de reconnaître dans le monde, effectivement transformé par son travail, sa propre œuvre[xi] », comme l’écrit le philosophe et commentateur de Hegel Alexandre Kojève. Les réflexions ultérieures devront se pencher sur la tension entre autonomie des travailleurs – élément phare du projet qui propose d’éradiquer l’aspect aliénant de l’exécution de tâches – et nécessité de planifier.

Je remercie Nicolas Vrignaud pour ses suggestions toujours fécondes.   


 [i] Burgard, S. A., Brand, J. E., & House, J. S. (2007). Toward a better estimation of the effect of job loss on health. Journal of health and social behavior48(4), 369-384.

[ii] Barnette, J., & Michaud, A. (2012). Wage scars from job loss. Working paper. Akron, OH: University of Akron. http://www. uakron. edu/dotAsset/2264615. pdf.

[iii] Lindo, J. M. (2011). Parental job loss and infant health. Journal of health economics30(5), 869-879.

[iv] Rege, M., Telle, K., & Votruba, M. (2011). Parental job loss and children’s school performance. The Review of Economic Studies78(4), 1462-1489.

[v] Nichols, A., Mitchell, J., & Lindner, S. (2013). Consequences of long-term unemployment. Washington, DC: The Urban Institute.

[vi] Algan, Y., Cahuc, P., & Zylberberg, A. (2002). Public employment and labour market performance. Economic Policy17(34), 7-66.

[vii] Rapport CICE 2020, France stratégie https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-rapport-cice2020-16septembre-final18h.pdf

[viii] Libé, « Mais où sont passés les milliards du CICE ? », 29 septembre 2016. https://www.liberation.fr/france/2016/09/29/mais-ou-sont-passes-les-milliards-du-cice_1515075

[ix] Médiapart, « Créer un emploi avec le CICE coûte trois fois plus cher qu’embaucher un fonctionnaire », 16 décembre 2018. https://blogs.mediapart.fr/stephane-ortega/blog/161218/creer-un-emploi-avec-le-cice-coute-trois-fois-plus-cher-qu-embaucher-un-fonctionnaire

[x] Colombelles abritait la Société Métallurgique de Normande, grand bastion d’emplois normand, qui a fermé en 1980 après avoir été racheté par Usinor-Sacilor (aujourd’hui Arcelor).

[xi] Alexandre Kojève, Introduction to the Reading of Hegel: Lectures on the Phenomenology of Spirit (Ithaca: Cornell University Press, 1989), p. 27. Citation originale: « The man who works recognizes his own product in the World that has actually been transformed by his work. »

 

Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique

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Pour affronter le changement climatique, les changements superficiels ne suffiront pas [1]. Il faut repenser nos besoins et couper court aux dépenses énergétiques superflues, plutôt que de rendre nos consommations « vertes ». Dans ce cadre, l’existence de millions d’emplois inutiles, les bullshit jobs, est une absurdité écologique qui nous oblige à revoir complètement notre conception du travail et de la société.


Dans le monde, les mouvements écologistes se développent et se radicalisent, comme Youth for climate, le réseau initié par la jeune Suédoise Greta Thunberg ou encore Extinction Rebellion. En France, le mouvement climat a pris une ampleur de masse après la démission de l’ancien ministre de l’écologie Nicolas Hulot, en août 2018. Ces mouvements, qui s’opposent aux gouvernements libéraux climaticides comme celui d’Édouard Philippe, mettent ces derniers face aux contradictions de « l’impossible capitalisme vert »[2]. Par leurs actions aux méthodes traditionnelles ou innovantes, comme les manifestations de masse, les actions de désobéissance civile ou même la désobéissance totale de la ZAD, ils vivifient l’imaginaire de la gauche contemporaine. Et la tâche est immense : pour tenir l’objectif de la COP21 de limiter le réchauffement climatique de 2 °C par rapport à l’ère pré-révolution industrielle, il faudrait notamment laisser dans le sol 80% des réserves mondiales actuelles d’énergies fossiles. Cela impliquerait, d’une part, de mener un combat contre le pouvoir des multinationales qui se sont accaparées ces réserves, et d’autre part de, non seulement remplacer nos sources d’énergie par de nouvelles, mais surtout d’abandonner une grande part de nos activités. Pour économiser suffisamment d’énergie, toutes les activités humaines doivent donc être réévaluées [3] afin de bannir celles qui sont inutiles.

L’écologie politique ou la « halte à la croissance »

Dans cette situation politique transparaît la particularité de l’écologie, selon l’un de ses premiers penseurs, Ivan Illich. Pour lui, la politique a traditionnellement eu pour objet de transformer le monde, en inventant des outils. Or, à partir d’une certaine époque, de certains seuils de mutation dans la société, le rapport au monde du politique a changé, et petit à petit les outils ont muté, en passant de l’état de convivialité à l’état de productivité. Il s’agit finalement de l’émergence du productivisme, c’est-à-dire du monopole du mode de production industriel par rapport à tous les autres.

Ainsi, comme l’écrit Ivan Illich, des inventions telles que « le trois-mâts, les moulins à eau ou à vent » ou la machine à vapeur ont été accompagnés de changements métaphysiques du rapport au monde : « Dès l’époque de Bacon, les Européens commencèrent à effectuer des opérations relevant d’un nouvel état d’esprit : gagner du temps, rétrécir l’espace, accroître l’énergie, multiplier les biens, jeter par-dessus bord les normes naturelles, prolonger la durée de la vie. » [4] Auparavant, les grandes réalisations comme les pyramides ou les cathédrales étaient possibles, mais nécessitaient de grands nombres de travailleurs (parfois esclaves), car l’énergie disponible était principalement humaine, métabolique. Puis, à partir du XVIIIème siècle, la mise en exploitation des énergies fossiles que sont le charbon, le gaz et le pétrole décuplèrent la quantité d’énergie maîtrisable par un nombre réduit de personnes. Le productivisme à proprement parler commença : le but primaire des sociétés occidentales devint l’augmentation de la production (la croissance du PIB), au détriment d’autres objectifs, comme celui de respecter toutes limites raisonnables, humaines ou naturelles.

Les rapports du GIEC soulignent année après année l’impasse de cette logique. Le problème du réchauffement climatique n’est pas exactement un problème d’inaction – « nous » ne faisons pas rien, nous faisons déjà trop. Même si nous avons urgemment besoin d’une action législative déterminée pour juguler le réchauffement, cette législation doit d’abord porter sur l’arrêt d’activités polluantes. Cette perte ne sera pas nécessairement douloureuse, dans la mesure où le capitalisme a créé une multitude de besoins inutiles pour accompagner ses productions inutiles.

Les bullshit jobs ou l’activité humaine inutile

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David Graeber – © Wikimedia Commons

Justement, les bullshit jobs, que l’on pourrait traduire par métiers du baratin ou postes à la con, sont des emplois ou formes d’emploi rémunérées qui, d’après le travailleur lui-même, ne servent à rien [5]. Ce phénomène de société a été révélé par l’anthropologue David Graeber en 2013, dans un article en ligne [6] devenu viral, complété en 2018 par un ouvrage [7] dédié à la question. Graeber fonde son propos sur les témoignages de nombreuses personnes reconnaissant travailler dans le vide [8]. Dans bien des cas, ces dernières s’ennuient une grande partie de leur semaine de travail, faute de tâches concrètes à réaliser. Certains individus, plus rares, ont un rythme de travail conséquent, sans pour autant produire quoi que ce soit d’utile – c’est le cas notamment des avocats d’affaires, nombreux à avoir contacté l’auteur. Certains développent dans leurs échanges avec lui des théories sociologiques et politiques complètes, tandis que d’autres sont moins loquaces. Ils ont tous en commun le sentiment profond de ne servir à rien, ce qui pèse sur leur santé mentale.

Il ne s’agit pas de cas isolés : selon un sondage réalisé au Royaume-Uni en 2015 pour mesurer le phénomène, 37% des salariés et indépendants sondés estiment que leur emploi « n’apporte rien de significatif au monde » [9]. Si l’on ajoute les bullshit jobs de second ordre, à savoir les emplois utiles mais servant de soutien aux bullshit jobs (comme par exemple les agents de ménage d’un cabinet de conseil), la proportion de temps perdu au travail dans nos sociétés est d’environ 50%, un chiffre à peine croyable.

En dehors même de toute considération d’intérêt général, de nombreux témoignages font état de tâches d’une absurdité à toute épreuve. C’est le cas rapporté par Graeber de cet ouvrier agricole dont le patron lui demandait, une fois que les autres tâches étaient réalisées, de récolter des cailloux dans le champ pour en faire un tas, qui serait ensuite laissé à l’abandon. Dans ce cas, les activités considérées ne sont ni utiles à la société en général ni à la société qui emploie la personne en particulier. La question est alors de savoir pourquoi ces emplois existent, s’ils sont inutiles.

Les cinq types de bullshits jobs

Pour aller plus loin, David Graeber propose une typologie des bullshits jobs en cinq catégories [10]. Ces descriptions permettent de mieux cerner en quoi ces métiers peuvent être inutiles pour la société prise en tant que telle et non simplement comme la somme de ses parties ou du point de vue de l’une de ses parties.

Le premier type de bullshit job est le larbin, ou « domestique, au sens féodal du terme », à savoir « celui qui est là pour que d’autres personnes se sentent importantes ». Ce sont par exemple les réceptionnistes des grandes entreprises que personne n’appelle jamais.

Le deuxième cas est celui des « porte-flingues », ceux dont personne n’aurait besoin s’ils n’étaient pas déjà là. « Si personne n’avait d’armée, qui aurait besoin d’une armée ? » Ces emplois n’existent pas pour que quelqu’un se sente important, mais pour que leur employeur survive à la concurrence – alors même que cette concurrence « libre et non faussée » était supposée permettre l’efficacité. Ce sont les exemples évoqués précédemment comme les prospecteurs téléphoniques, les avocats d’affaires et sans doute plus généralement toute profession cherchant à améliorer la position concurrentielle de son employeur. Si le cabinet X améliore la position de l’entreprise A par rapport au concurrent B de 1, et que le cabinet Y améliore celle de B par rapport à A de 1, finalement leurs deux prestations s’annulent. Tout le secteur de la publicité tombe aussi dans cette catégorie.

Puis viennent les rafistoleurs. Ils sont là « pour régler un problème qui ne devrait pas exister. Comme si vous aviez un trou dans votre toit et que plutôt que de simplement reboucher le trou, vous engagiez quelqu’un pour écoper l’eau de pluie toute la journée. » Leur employeur, plutôt que d’améliorer son organisation qui génère des problèmes, engage quelqu’un pour réparer les conséquences de ces problèmes mais pas l’organisation en elle-même.

Les quatrièmes sont les « cocheurs de case ». Ils servent à ce que leur organisation puisse, en les employant, dire qu’elle fait quelque chose, alors qu’elle ne le fait pas vraiment. Par exemple, un « responsable bonheur au travail » recruté pour diffuser à tort ou à raison l’image d’une entreprise prenant soin du « bonheur au travail ». Le concept même de bonheur au travail est trompeur, car il escamote le débat sur les conditions de travail. Salaire, temps de travail, sécurité, hygiène, et cadences s’évaporent du débat une fois le baby-foot installé dans la salle de pause. Cocher une case serait aussi le rôle d’un auditeur aux comptes ou d’un consultant qui trouverait un problème à résoudre chez son client, sans que ce dernier ne souhaite véritablement mettre les moyens nécessaires à sa résolution. Au besoin, cette entreprise pourrait engager un rafistoleur (troisième type) pour donner le change sans s’attaquer vraiment à son organisation. La prestation de service n’étant pas appliquée alors que c’était son but, elle n’aura servi à rien.

Enfin, le dernier type de bullshit job est particulier : il s’agit du manager qui doit faire travailler une équipe dont les membres travaillent très bien seuls – un peu comme le larbin (premier type), sauf que cette fois c’est lui le chef. Sa perversité réside dans le fait qu’il peut inventer des tâches inutiles à ses subordonnés, comme par exemple remplir des indicateurs de pilotage, ce qui revient à bullshitiser leurs postes.

L’existence des bullshit jobs comme scorie de l’ancien et du moderne dans le capitalisme

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Ceux qui ont le pistolet chargé et ceux qui creusent – © Sergio Leone, 1966

Cette catégorisation des bullshit jobs permet d’explorer les raisons de leur existence. Dans le dernier cas décrit, si le manager n’avait eu personne sous ses ordres, il n’aurait pas pu créer du bullshit pour les autres. La relation de subordination permet à l’un de décider et à l’autre d’exécuter, fût-ce des corvées absurdes. Le bullshit job peut donc résulter de la présence d’un pouvoir. Par exemple, le pouvoir du cadre dirigeant ou du médecin d’avoir une secrétaire, alors même que son agenda se remplit automatiquement via Outlook ou un site internet. Ainsi, narrant un de ses premiers boulots, dans lequel le patron du restaurant a demandé aux plongeurs de renettoyer ce qui venait de l’être, Graeber analyse : « Comme nous l’avons découvert, être contraint de faire sembler de travailler, c’est la pire des déchéances. Car il était impossible de se tromper sur la nature de la chose : c’était juste de l’humiliation, une démonstration de pouvoir pour le pouvoir. » [11] L’une des conditions de possibilité de cette humiliation est l’idée que le temps de quelqu’un puisse appartenir à quelqu’un d’autre. Comme noté par David Graeber et Ivan Illich, cette idée n’est pas toujours allée de soi dans l’histoire. L’autorisation par l’Église des prêts à intérêts (à usure) fut relativement tardive. Les emplois de pure forme, et les chaînes hiérarchiques à rallonge qui les accompagnent, ne sont pas une nouveauté dans l’histoire ; ils ont existé au Moyen-Âge sous la forme de laquets ou sbires et de relations de vassalité. On retrouve ici le premier type de poste à la con, en miroir du cinquième.

La nouveauté réside donc non pas dans l’existence de postes inutiles en soi, mais dans l’essor formidable de ces formes d’emplois depuis les années 1950, ce que Graeber essayait de comprendre dès son premier article. Pour lui, cette multiplication massive tient aux mutations du capitalisme en tant que mode de production. Suivant les tendances du début du XXème siècle, John Maynard Keynes prédisait que l’automatisation des tâches devrait ramener la semaine normale de travail à quinze heures tout au plus à notre époque, un siècle après la sienne. Même si elle ne s’est manifestement pas réalisée, cette thèse était et reste pertinente d’un point de vue économique [12]. Graeber en conclut donc que quelque chose ne s’est pas passé comme prévu. Selon lui, la question n’est pas économique mais politique, et, en définitive, morale. « La classe au pouvoir a réalisé qu’une population productive heureuse et avec du temps libre était un danger mortel (pensez à ce qu’il s’est produit lorsque cela a commencé à être approché dans les années 60). Pour cette classe, l’autre pensée extraordinairement pratique est le sentiment que le travail possède une valeur morale en soi, et que quiconque qui ne se soumettrait pas à une discipline intense pendant la plupart de ses heures éveillées ne mériterait rien. »

En effet, les nouveautés du capitalisme ont induit du bullshit. Le fonctionnement du capitalisme actionnarial, via notamment la logique de l’appel à projets, crée mécaniquement du travail en pure perte – car pour une candidature retenue, toutes les autres qui ont été produites pour le même appel à projets l’auront été en vain. La concurrence du marché, principe capitaliste érigé en axiome intouchable du système néolibéral, crée des porte-flingues, le deuxième type de bullshit job. L’émergence des bullshit jobs en tant que phénomène de société tient donc de la croissance continue du secteur financier au sens large, ou secteur de l’information, et de la bureaucratie qui les accompagne [13]. « La bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé. » [14]

Concluant cette analyse dans son ouvrage, Graeber qualifie le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ». Le féodalisme managérial est donc une nouvelle forme de la ponction du produit des travailleurs par des seigneurs et sous-seigneurs inféodés en tout genre. Les innombrables couches de gestionnaires et de cadres qui se sont multipliées depuis les années 1980 en sont l’équivalent fonctionnel moderne, et c’est parmi elles qu’on retrouve les derniers types de postes insensés (les troisième et quatrième types).

Pour faire disparaître les bullshit jobs, abattre le salariat

L’existence des bullshit jobs repose donc à la fois sur la subordination (le salariat) et sur l’état de bureaucratisation absurde de la société. Il faut débarrasser le travail et la société de ces caractéristiques pour pouvoir éradiquer les postes inutiles et enfin libérer ceux qui les occupent – ou plutôt, par lesquels ils sont occupés, presque au sens militaire du terme.

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Le droit à la paresse – © Paula Pallares

Pour « vivre sans travail », c’est-à-dire se passer de la subordination, Frédéric Lordon recense dans son dernier ouvrage [15] deux solutions. La première est celle de la ZAD, qui consiste à revenir autant que cela est possible à une économie de communautés indépendantes et autonomes. L’idéologie déployée ici réinterprète complètement le « problème fondamental de l’économique-politique, [qui] est la division du travail » [16]. Elle s’inscrit à rebours de la mondialisation et en particulier de l’internationalisation de la division du travail qu’elle a engendrée. Ainsi les habitants de la ZAD ne travaillent pas à proprement parler, comme l’explique Lordon : « L’activité humaine ne peut être dite « travail » que lorsqu’elle s’accomplit dans la forme particulière du salariat. Si un ami t’aide à déménager, il ne travaille pas : son activité est prise dans le rapport social d’amitié. Si c’est un déménageur, lui travaille – il est sous la gouverne du rapport salarial capitaliste. […] Nous pouvons donc dire ceci : la ZAD est un lieu où une intense activité est déployée, mais on n’y travaille pas. » [17] Pour autant, la ZAD reste « branchée » sur la division du travail capitaliste, car elle importe certains matériaux qui lui sont indispensables d’en-dehors. Si cette réorganisation du travail est enrichissante, elle ne peut satisfaire l’objectif de suppression de tous les bullshit jobs, car elle est difficilement extensible à l’ensemble du monde social.

La deuxième solution pour sortir du travail-salariat est proposée et argumentée par Bernard Friot [18]. Elle consiste à retirer au capitalisme la propriété dite lucrative, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, en la redonnant aux travailleurs – en suivant ainsi la logique de ce qu’on appelle aujourd’hui les coopératives. Cette solution a l’avantage de se déployer directement à l’échelle de la société entière, en étendant à tous les secteurs le principe déjà-là de la sécurité sociale, et de recouvrir la division du travail existante.

Mais, s’il est donc possible de se passer de la relation de subordination, cela ne suffira pas à éliminer totalement les bullshit jobs. Ivan Illich le disait déjà : l’appropriation par les travailleurs d’outils ou de structures de production productivistes (c’est-à-dire anti-conviviaux) ne rendra pas ces productions automatiquement limitées et raisonnables, tant « il existe une logique de l’outil à laquelle on ne saurait se soustraire qu’en changeant l’outil » [19].

Les bullshit jobs ne sont pas irrémédiables

Pour certains auteurs, généralement sceptiques quant à l’existence même des bullshit jobs, la perception qu’ont les travailleurs de l’utilité de leur poste serait tout simplement nulle et non avenue. C’est le cas de Jean-Laurent Cassely, qui interprète à l’envers le concept dans son ouvrage La révolte des premiers de la classe [20]: « La majorité des salariés de l’économie de l’information œuvre à la maintenance ou à l’optimisation du système existant […]. Contrairement à ce qu’affirme leur grand contempteur David Graeber, ces ‘métiers à la con’ qui se sont multipliés ne sont pas à proprement parler inutiles. Ils sont mêmes quelques part les métiers les plus utiles de l’économie mondialisée. Sans eux, votre série préférée ne serait pas correctement encodée, votre dosette de café ne rentrerait pas tout à fait dans la machine et votre avion n’atterrirait pas à l’heure exacte. Sans les métiers à la con, nous habiterions un monde approximatif et la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner. Pourtant, chacune de ces contributions, prise individuellement, semble plus que jamais vaine… »

Cet extrait cumule plusieurs tares. La thèse des bullshit jobs demande d’admettre que la société n’est pas telle qu’elle devrait être et qu’elle pourrait être améliorée. Admettre que certains emplois sont inutiles vient immédiatement avec l’idée que ce n’est pas normal et que cela devrait cesser, ce qui semble déjà trop pour certains (« sans les métiers à la con, […] la société telle que nous la connaissons cesserait de fonctionner »). Ne serait-ce pas encourageant si la société arrêtait en effet de fonctionner tel qu’aujourd’hui, c’est-à-dire en engendrant des millions d’emplois inutiles tout en détruisant l’écosystème mondial ? Les motivations de Jean-Laurent Cassely se comprennent dès que l’on note que pour lui, la « société telle qu’elle est » s’illustre par ses cafés en dosette et ses trajets en avions, deux éléments privilégiés par les classes bourgeoises et notoirement antiécologiques.

Le raisonnement des critiques est souvent circulaire : puisqu’aucune entreprise ne pourrait se permettre d’engager des gens à ne rien faire, ceux qui en disent autrement doivent se tromper. Et pourtant ces postes à la con existent, sous nos yeux, par millions. Pour les croyants du libre-marché, si les gens déclarent avoir un poste inutile (en se trompant donc), cela serait dû au nombre d’intermédiaires les séparant du produit final de leurs efforts, cachant leur propre valeur ajoutée. On l’a vu, les bullshit jobs émergent aussi d’un problème de bureaucratie, mais ce n’est pas celui-là. Qu’est-ce qui empêcherait a priori un travailleur de voir le produit fini auquel il contribue ? Dans Les temps modernes, modèle de la chaîne d’assemblage et de sa production morcelée, Charlie Chaplin voyait bien les voitures sortir de son usine. Même s’il y a des progrès à faire au niveau de la division du travail, ce n’est pas à proprement parler elle qui crée les bullshit jobs [21].

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Le productivisme – ©CC0

Ce raisonnement se retrouve dans les témoignages que Jean-Laurent Cassely a mis en avant dans son ouvrage. Il s’agit du cas, plutôt fameux dans les médias, des cadres issus des grandes écoles qui plaquent leur poste de consultant pour ouvrir une épicerie… mais bio, innovante et sans gluten, donc adressée aux CSP+, dans le monde tel qu’il est. Ils composent certes des changements de trajectoire individuelles, mais qui ne cherchent pas à renverser l’ordre établi pour mettre en place une société différente. En définitive, il s’agit de reconversions professionnelles – toutes choses égales par ailleurs. Or ce dont nous avons besoin, et que l’urgence écologique commande, c’est que les choses par ailleurs finissent par changer.

Pas d’écologie dans une économie de bullshit jobs

Ce sont les mêmes impensés qui sont à l’origine des bullshit jobs et de nombreux désastres écologiques. Le premier d’entre eux est d’avoir fait de la croissance du PIB, c’est-à-dire l’augmentation indifférenciée de toutes les productions et consommations de ressources, l’objectif primaire de la société. Ce primat de la croissance est lui-même permis par le postulat que tout soit mesurable, quantifiable. Le PIB se targue de tout additionner. Mais est-ce seulement possible ? Beaucoup de richesses de nos sociétés ne sont pas mesurables et ne le seront jamais. Cette tendance à transformer en chiffres et en indicateurs s’étend à de plus en plus de secteurs de la société qui en étaient jusque-là épargnés. Elle produit ses effets mortifères partout : dans l’éducation (via la théorie du capital humain), dans la santé et l’hôpital public, et elle est déjà largement à l’œuvre dans le travail. C’est cela qui mène à la bullshitisation des vrais postes et à la création des bullshit jobs. C’est cela que dénoncent les professionnels de nombreuses branches qui jettent symboliquement leurs outils de travail au pied de leurs managers, perçus comme hors-sol [22]. Ils ne demandent qu’à ce qu’on les laisse faire leur travail, comme eux et eux seuls savent le faire – sans avoir à remplir des tableaux Excel ou d’autres types de formulaires.

Ce débat sur le travail rouvert par David Graeber est salutaire pour atteindre une société véritablement écologique, car il nous force à repenser le travail et sa place dans nos vies. Il est urgent de tout réévaluer, d’abandonner ces millions de postes inutiles, de créer ceux qui sont nécessaires à la transition écologique, et de partager le travail qui restera, en réduisant sa place dans la semaine, dans l’année et dans la vie.


[1] « Appelez les pompiers, pas le colibri », LVSL, 3 mars 2019

[2] L’impossible capitalisme vert, Daniel Tanuro, édition la découverte, 2010

Voir également pour une courte introduction cet extrait du Manuel d’économie critique. « Repeindre le capitalisme en vert », Aurélien Bernier, Le Monde Diplomatique, 2016

[3] Cette réévaluation de tout, en regard de limites raisonnables, est une constante des mouvements écologiques, parfois entendue sous le terme de décroissance. « Écofascisme ou écodémocratie », Serge Latouche, Le Monde Diplomatique, 2005

[4] La convivialité, Ivan Illich, 1973, éditions du seuil, p. 57

[5] « Bullshit jobs : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks », LVSL, 9 décembre 2019

[6] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[7] Bullshit jobs, David Graeber, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018

[8] Le phénomène est parfois évoqué dans la presse nationale. Le Nouvel Obs avait par exemple popularisé quelques témoignages en 2016 :« « J’ai un job à la con », neuf salariés racontent leur boulot vide de sens ».

[9] Sondage YouGov

[10] Real Media (Youtube), 9 mai 2017. Cette typologie est reprise et explicitée plus longuement dans son ouvrage paru en 2018.

[11] David Graeber, op. cit., p. 147

[12] « Pourquoi et comment il faut réduire le temps de travail », Guillaume Pelloquin, 2017

[13] Pour développer ce thème, voir Bureaucratie, David Graeber, éditions Babel, 2015 ; ou encore le chapitre 5 de Bullshit Jobs, op. cit., « comment expliquer la prolifération des jobs à la con ? ».

[14] Ivan Illich, op. cit., p. 73

[15] Vivre sans ? Institutions, police, travail, argent…, Frédéric Lordon, éditions La Fabrique, 2019

[16] Ibid., p.226

[17] Ibid., p.227-228

[18] « Vaincre Macron par Bernard Friot », Guillaume Pelloquin, Reconstruire.org, 2017

[19] « Écologistes et politique », Christophe Batsch, Le Monde Diplomatique, 1978

[20] La révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely, éditions Arkhê, 2017

[21] Cette argumentation erronée a d’ailleurs été reprise dès 36h après la publication du premier article de David Graeber, par le journal libéral anglais The Economist.

[22] « Pourquoi il faut se débarrasser des managers », Le Média, Youtube, février 2020

1848 ou la deuxième défaite du prolétariat : Louis Blanc et le droit au travail

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Lamartine, membre du Gouvernement Provisoire, défend le 25 février 1848, le drapeau tricolore « qui a fait le tour du monde », face au drapeau rouge défendu par Louis Blanc et les ouvriers parisiens. © Musée Carnavalet

On a pu noter à quel point les commémorations des cinquante ans de mai 68 ont été un échec. Il n’a tout au plus été retenu que les avancées sociétales et la « révolution sexuelle » des années suivantes. À l’instar de « Che » Guevara, Mai 68 a été relégué entre une publicité Chauffeur privé et une Réclame Gucci. L’inconscient collectif, désormais acquis au spectacle de la marchandise, à la société liquide et à l’ère du vide, se contente de subir le triomphe de ce que le sociologue Michel Clouscard nommait le « libéralisme-libertaire ». Or il semblerait que ce que l’on veut nous faire oublier de 68 correspond à ce qu’il avait de commun avec un autre grand moment de l’Histoire française et mondiale plus occulté encore : la révolution de 1848.


En effet, cette dernière est, à bien des égards, une révolution oubliée. Pourtant, comme Mai 68, elle est un moment de « convergence des luttes » estudiantines et ouvrières, ainsi qu’en témoigne les récits de L’Éducation sentimentale de Flaubert. Comme Mai 68, elle aboutit à des réformes et fait de la classe ouvrière le véritable « disrupteur » du monde politique et social. Comme Mai 68, elle remet la barricade comme instrument politique et symbolique au goût du jour et s’inscrit dans un mouvement agonistique de bouleversement européen et international (le “Printemps des peuples”).

On peut alors se demander pourquoi, comme le rappelait l’historien Maurice Agulhon, les « vieilles barbes » quarante-huitardes ont assez mauvaise presse lorsqu’on les compare à leurs ancêtres jacobins de 1793, à leurs successeurs communards de 1871 ou encore aux bolchéviques de 1917 ou autres « barbudos » cubains ? Il est important de ne pas oublier que ce moment historique inattendu fut dans un premier temps celui d’une révolution sociale, qui ne fut pas avare de grandes figures dont la République démocratique et sociale n’a pas à rougir. Louis Blanc, premier socialiste de l’Histoire de France à siéger dans un gouvernement, est l’une de ces figures. Les idées, l’action et les raisons de l’échec de ce défenseur du droit au travail et de l’État serviteur face au libéralisme triomphant, permettent de comprendre cette révolution manquée, « deuxième défaite du prolétariat ».

De la révolution politique à la révolution sociale : deux visions de la république

Depuis 1830, la France « s’ennuie » (Lamartine) dans une monarchie parlementaire « à l’anglaise », que l’on nomme Monarchie de juillet. Le soir du 21 février 1848, l’opposition légale au « roi des français » Louis-Philippe et à son ministre conservateur Guizot, se réunit à la Madeleine pour réclamer la réforme électorale. Le suffrage électoral alors très restreint (censitaire) est réservé à une minorité de propriétaires, base que cette « gauche dynastique » souhaite cependant élargir. Curieux, certains royalistes orléanistes ou légitimistes comme Adolphe Thiers et Falloux se rendent à la réunion : « N’êtes-vous pas effrayé, demande Falloux à Thiers, de tout ce que nous venons de voir et d’entendre ? Non pas du toutCependant, insiste Falloux, ceci ressemble bien à la veille d’une Révolution ?Une révolution ! Une révolution ! Répond Thiers en haussant les épaules, on voit bien que vous êtes étranger au gouvernement et que vous ne connaissez pas ses forces. Moi je les connais ! Elles sont dix fois supérieures à toute émeute possible. Avec quelques milliers d’hommes sous la main de mon ami le maréchal Bugeaud je répondrais de tout. Tenez, mon cher Monsieur de Falloux, pardonnez-moi de vous le dire avec une franchise qui ne peut vous blesser, la Restauration n’est morte que de niaiserie et je vous garantis que nous ne mourrons pas comme elle. La garde nationale va donner une bonne leçon à Guizot. Le roi à l’oreille fine, il entendra et cédera à temps. » Mais Thiers se trompe vertement, la Monarchie de Juillet ne satisfait plus grand monde : les ultra-royalistes rejettent cette antichambre de la République, les vrais républicains se sentent lésés depuis que le « roi bourgeois » (que Daumier caricature en poire) a pris les rênes de la France après la révolution de juillet 1830. Même la bourgeoisie industrielle jalouse sa sœur de la haute finance et bascule doucement vers l’opposition. La seule arme des opposants se matérialise à travers les banquets dans lesquels les toasts à l’anglaise que l’on porte sont en fait des programmes politiques déguisés. Malgré l’échec de la campagne de 1840 et les interdictions de réunion de la préfecture, l’opposition est déterminée à agir. Les évènements auraient probablement gardé une teneur légaliste si, le 23 février, la provocation d’un manifestant boulevard des Capucines n’avait entraîné une fusillade, causant la mort d’une cinquantaine de personnes. La garde nationale, qui jusqu’alors avait constitué la « garde prétorienne » du roi, se rallie à l’insurrection. C’en est dès lors fini de la Monarchie de juillet : la deuxième République est en marche. Néanmoins, 1848 n’est pas une simple révolution politique, elle est aussi une révolution sociale : après l’opposition et la jeunesse étudiante, c’est l’action de la classe ouvrière des faubourgs parisiens qui renverse le régime.

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Caricature de l’époque, représentant une allégorie de la République chassant le roi Louis-Philippe. ©

Le 24 février 1848, le peuple de Paris en proie à une violente crise économique et las du célèbre « Enrichissez-vous ! » du ministre Guizot, renverse la royauté. Un Gouvernement provisoire se met en place. Ce gouvernement est composé de onze républicains aux sensibilités diverses (Dupont de L’Eure, Ledru-Rollin, Lamartine, Crémieux, Marie, Arago, Garnier-Pagès, Marast, Flocon, Louis Blanc et Albert). Le camp républicain, qui ne désespérait pas de revoir la République en France, forgeait son unité autour de la lutte contre une monarchie que peu semblent alors considérer comme légitime, et sur l’espoir de bâtir à nouveau une Constitution républicaine. Seulement, comme la Révolution de 1789 avait vu des tendances plus ou moins antagonistes se dessiner dans la famille républicaine, la révolution de 1848 voit également différentes tendances, unies par le combat antimonarchiste, mais désunies dans leurs conceptions propres de la république. Ces deux tendances deviennent en 1848 deux véritables camps en contradiction sur de nombreux points fondamentaux. Outre les nombreux clubs de gauche et d’extrême gauche, le camp libéral des républicains modérés se retrouve majoritairement au sein du journal Le National, alors que le camp représentant la gauche républicaine jacobine, radicale et socialiste partisan de la « République démocratique et sociale » (bientôt appelée «démoc-soc»), se retrouve plutôt au sein du journal La Réforme.

Après la chute de la monarchie, le Gouvernement Provisoire qui s’installe à l’Hôtel de Ville de Paris se voit donc composé d’un nouveau personnel politique issu soit du National (majoritaires) soit de la Réforme (minoritaires). Le rapport de force s’exprime alors place de Grève, devant l’Hôtel de Ville. Les ouvriers, drapeaux rouges en main, imposent aux modérés les représentants de leurs aspirations (résumées depuis dizaine d’années dans le nom de « socialisme »). Par leurs acclamations vindicatives, ils imposent celui que Marx considère, avec un soupçon de moquerie, comme le Robespierre de 1848 : Louis Blanc, mais également, sortant des entrailles du peuples, Alexandre Martin dit l’ouvrier « Albert ». Pour la première fois de son Histoire, la France compte deux socialistes dont un ouvrier dans son gouvernement.

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Le peuple parisien brûle le trône place de la Bastille en février 1848. © Musée de l’histoire vivante

Cette action d’un peuple qui brûle le trône place de la Bastille force le Gouvernement à proclamer la République et à organiser des élections pour une constituante. Avant celles-ci, le gouvernement légifère. Parmi ses grands actes on peut compter l’instauration du suffrage universel (masculin), l’abolition de la peine de mort en matière politique et l’abolition de l’esclavage (décret Schœlcher du 27 avril). Cependant, 1848 est une révolution sociale ; la volonté d’organiser le travail et d’assurer, comme un droit absolu, à chaque homme une fonction et une dignité dans la société, semble s’imposer. Cette impulsion de 190 000 ouvriers et artisans parisiens fait décréter au gouvernement, le 25 février, qu’il « s’engage à garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail ». Ce décret est arraché par l’ouvrier Marche qui, entrant dans la salle où siège le Gouvernement frappe avec la crosse de son fusil sur le sol et réclame l’Organisation du travail. Le Gouvernement Provisoire, confronté à l’urgence d’une réalité sociale accablante et au développement de l’idée socialiste, doit alors trancher sur le projet de Louis Blanc. Celui-ci se résume en quelques mots lourds de sens : l’Organisation du travail doit consacrer le droit au travail pour tous, un État serviteur doit alors mettre en place des ateliers sociaux fondés sur la fraternité, la coopération et le principe de l’association des travailleurs. Pour ce faire, il est nécessaire de créer un ministère du travail, véritable « parlement des travailleurs » qui organise les « États-Généraux du travail ». Louis Blanc le nomme même « ministère du progrès », dans le but d’introduire la République à l’atelier.

Un ministère du travail et du progrès ? Une idée bien saugrenue pour la majorité du gouvernement ; même Lamartine n’en saisit pas le sens : « Tous les services publics ne tendent-ils pas au progrès ? S’exclame-t-il. On ne comprendrait pas plus un ministère du progrès qu’un ministère de la routine ». Mais, face au verbe romantique de Lamartine, le partisan du drapeau tricolore, Louis Blanc, le partisan du drapeau rouge, pétri d’exigence sociale, insiste. Si ce nouveau Robespierre quitte le gouvernement, on ignore à la tête de quelles troupes il pourrait revenir : on accepte alors de lui donner la présidence d’une « Commission gouvernementale pour les travailleurs » qui siégera au palais du Luxembourg. Les vieux sénateurs royalistes cèdent dès lors leurs places cossues aux ouvriers qui viennent légiférer. L’expérience du Luxembourg est qualifiée par Marx de « synagogue socialiste dont les grands prêtres Louis Blanc et Albert avaient pour mission de proclamer le nouvel évangile et d’occuper le prolétariat parisien » — grands prêtres qui de surcroît « à la différence de tout pouvoir d’État ordinaire […] ne disposaient d’aucun budget, d’aucun pouvoir exécutif ». Pour Marx, « tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à l’Hôtel de Ville la monnaie ayant cours ». Si Marx pointe une réalité, cette Commission est cependant à l’initiative de législations et d’avancées sociales qu’il est important de ne pas oublier.

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Louis Blanc. © Julia Gómez Sáez

Un État serviteur, garant du droit au travail

Ce souci de la question sociale est donc bien ce qui marque la rupture entre républicains modérés, simplement soucieux de donner à la France une constitution politique, et les héritiers du jacobinisme et partisans du socialisme. Pierre Leroux (à qui l’on attribue la paternité du mot « socialisme » dans son acception moderne) ne déclarera-t-il pas le 14 février 1848 : « Je n’ai pas besoin de vous dire que ce ne sont pas vos principes qui font agir les hommes de l’opposition, loin de là ; s’ils pouvaient nous entendre ici, s’ils se doutaient que des socialistes songent à les suivre, cela suffirait certainement pour les empêcher de marcher […] Ne faites rien avec de pareils alliés. Laissez les bourgeois régler entre eux leurs différends ». De même, le célèbre anarchiste mutuelliste Proudhon note-t-il dans ses carnets le 24 février 1848: « C’est une cohue d’avocats et d’écrivains tous plus ignorants les uns que les autres et qui vont se disputer le pouvoir. Je n’ai rien à faire là dedans ». Louis Blanc, que n’effraye ni la cohue d’avocats ni le fossé de plus en plus profond entre républicains modérés et socialistes, croit pour sa part à ce que, dans un accord fondé sur la forme républicaine du régime, les deux tendances trouvent un terrain d’entente favorable aux intérêts économiques et sociaux du grand nombre. Concilier en un mot réforme politique et réforme sociale.

Pour les victimes de la « féodalité industrielle », pour les proies du système capitaliste et de la concurrence « impure et imparfaite », la présence de Louis Blanc au gouvernement est synonyme au moins d’amélioration des conditions de vie, au mieux de l’avènement d’un nouveau système, plus respectueux du travail et des travailleurs. C’est en effet le travail qui est au cœur des préoccupations de 1848, travail dont l’unique réglementation allant dans le sens des travailleurs n’est alors que la loi (peu appliquée) du 22 mars 1841 sur l’interdiction du travail pour les enfants de moins de huit ans. Le travail est la préoccupation phare de Louis Blanc, mais c’est un « travail attrayant » (comme le disait Fourier) et non aliéné qu’il défend, le travail libéré de l’emprise de l’exploitation, le travail qui ne subit pas la loi du marché, l’ « extermination » de la concurrence ni la dictature ploutocratique du capital. Il défend dès lors l’idée de la création des ateliers sociaux, des unités de production fondées sur le principe de l’Association et possédées par les travailleurs eux-mêmes. Contrairement à Proudhon, il demeure néanmoins persuadé que c’est par l’intermédiaire d’une intervention de l’État que ces ateliers pourront voir le jour. C’est ce qu’il nomme l’État serviteur (par opposition à l’État maître), serviteur parce que démocratique donc appartenant à tous.

En effet, la véritable notoriété de Louis Blanc dans le monde ouvrier commence avec une brochure écrite en 1839, Organisation du travail. Cet opuscule, écrit l’année de l’échec de la prise de pouvoir par les armes des révolutionnaires Barbès et Blanqui, voit le jour à une période assez prolixe en matière d’ouvrages socialistes. C’est cependant le sien qui est retenu par cette partie de la population à qui le pouvoir prêche « la patience et la résignation ». Si le Livre du peuple du chrétien social Lamennais connaît à ce moment un certain succès, Organisation du travail, brochure assez courte et relativement accessible, sonne comme un véritable slogan positif, une force de proposition et non une simple critique. Cet élément explique probablement la supériorité de son succès sur l’ouvrage Qu’est ce que la propriété ? de Proudhon (au titre interrogatif et au contenu assez long et peu accessible) ou encore sur le très célèbre Voyage en Icarie du communiste utopique Etienne Cabet. Ce franc succès permet à Louis Blanc de se faire un nom, d’accéder au rang de représentant des classes laborieuses et d’écrire à la veille de la Révolution : « Organisation du travail, il y a quatre ou cinq ans ces mots expiraient dans le vide. Aujourd’hui, d’un bout de la France à l’autre, ils retentissent. ».

Cette philosophie organisatrice prend en compte l’ouvrier à la fois en tant que membre d’une classe qui tend à l’émancipation (le prolétariat), mais également en tant qu’individu propre, détenteur de droits inhérents à sa personne, d’autant plus importants pour lui que l’organisation de la société ne lui permet pas d’en bénéficier convenablement. Parmi ces droits, figure celui que Louis Blanc défend tout particulièrement : le droit au travail. Ce droit, qu’il veut placer à la cime des droits les plus inviolables et sacrés, se veut de surcroît un véritable droit opposable, une créance que détient l’homme sur la société. L’origine de ce droit au travail est le droit naturel de chaque individu à l’existence et à la vie garantie par la société soit par l’assistance soit par le travail. En d’autres termes, l’homme doit bénéficier d’une authentique sécurité sociale. Il conçoit ainsi ce droit comme un « titre absolu » de l’ouvrier fondé sur la contrepartie d’un véritable devoir de fraternité mais également lui conférant un véritable pouvoir. « Le droit au travail est celui qu’a tout homme de vivre en travaillant. La société doit, par les moyens productifs et généraux dont elle dispose et qui seront organisés ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent s’en procurer autrement ». Il implique dès lors un droit à l’outil de travail, mais également au fruit du travail, c’est à dire un juste droit au salaire et un droit au repos et aux loisirs.

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« Nul n’a droit au superflu tant que chacun n’a pas le nécessaire ». Anonyme, vignette colorée pour une feuille volante © musée Carnavalet.

Louis Blanc puise ses idées du droit à l’existence chez Robespierre et Babeuf et y ajoute les grands principes des pères-fondateurs du socialisme critico-utopique : l’organisation des producteurs et de la production, chère à Saint-Simon, le travail attrayant et convenablement rémunéré, cher à Charles Fourier, et la logique de l’Atelier fondée sur les principes de la coopération et de la solidarité, chère à Buchez. Après le règne holistique du catholicisme où le collectif écrasait l’individu et la liberté, est venu le règne du protestantisme où l’individualisme sans frein détruit le collectif et l’égalité, et devra venir le règne du socialisme, « Nouveau Christianisme », qui réconciliera et équilibrera les deux tendances dans la République démocratique et sociale en ne sacrifiant rien de la formule « Liberté, Fraternité, Égalité, Unité ». Faisant du droit au travail un devoir de l’État envers les citoyens, fondé sur la notion de droit à l’existence, en même temps qu’une créance, qu’un droit idéalement opposable devant n’importe quelle juridiction, sans pour autant perdre son caractère de droit social, Louis Blanc pose néanmoins le présupposé de la Fraternité. Mot d’ordre de la révolution de 1848 qui l’inscrit définitivement comme la devise de la République, la Fraternité comme la Solidarité, est pour Louis Blanc le préalable et l’aboutissement logique du droit au travail. Dans la mesure où Blanc distingue en l’homme deux propriétés — les besoins et les facultés —, les droits que procure la première propriété sont indissociables des devoirs qu’entraîne la seconde. Or, ces deux propriétés sont liées, au même titre que droit et devoir, sont liés dans la mesure où elles s’inscrivent dans une organisation du travail aux bases socialistes. Elles ne peuvent être fondées que sur le sentiment de fraternité. C’est effectivement le sens qui est donné à l’idée « À chacun suivant ses facultés, là est le devoir ; à chacun selon ses besoins, là est le droit ».

Cette conception implique une définition propre du droit, de la liberté, de la propriété et du travail. Pour faire passer ce droit du qualificatif de dette de l’État à celui de créance, Louis Blanc pense aux mécanismes idoines et poursuit sa quête en polémiquant avec tous ceux qui le critiquent. En effet ce droit impliquerait une Fraternité à laquelle Tocqueville ou l’économiste libéral Frédéric Bastiat s’opposent parce qu’« obligatoire » et donc contraire à la libre spontanéité qu’elle suppose normalement. On voit alors poindre déjà dans les discours conservateurs et libéraux, la critique de l’assistanat et l’interventionnisme économique comme une tyrannie de l’Etat « pourvoyeur de toutes les existences » de même qu’on retrouve les anathèmes et disqualifications pour utopisme chimérique contraire à la nature égoïste de l’homme. Les socialistes considèrent eux que l’altruisme est tout autant inhérent à l’homme et que l’égoïsme n’exclut en rien la solidarité. Ils distinguent dès lors la solidarité égoïste de la solidarité altruiste, la seconde menant évidemment à l’association libre des travailleurs. « Si le Socialisme arrivait au pouvoir, il fournirait aux aptitudes diverses le moyen de se manifester, les encouragerait à choisir, et, ouvrant ainsi carrière à la première des libertés, celles des vocations, il hâterait l’heure désirée où chacun, dans l’atelier social, sera employé non plus d’après le hasard de la naissance, mais suivant les indications de la nature. » écrit Louis Blanc. En effet, si l’État organise, il ne régente pas, il encourage et favorise l’association par un crédit avantageux tout en laissant la liberté aux travailleurs. Au non possumus du laisser-faire, Louis Blanc ne veut pas faire une réponse à la Néron, « Non : Du pain gagné par le travail ! » affirme-t-il. Ce socialisme fraternitaire, associationniste et interclassiste teinté de déisme christianisant va se heurter à la violence du conservatisme politique.

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Les journées de Juin 1848 contre la fermeture des Ateliers Nationaux, réprimées par le général Cavaignac. Tableau de Horace Vernet. © Deutsches Historisches Museum

L’échec du socialisme de 1848

La Commission du Luxembourg siège dès le 1er Mars. Elle est organisée en « Parlement du travail » qui fonde sa législation sur une conciliation entre 231 délégués patronaux et 242 délégués ouvriers (chiffre doublé au bout d’un mois). Elle réalise la « réduction du nombre des heures de travail » à Paris et en province, l’interdiction du marchandage (« c’est à dire de l’exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs de travaux »), elle élabore des projets de protection des travailleurs et crée un certain nombre d’associations ouvrières et agricoles. Elle défend l’idée d’un droit au logement et la création d’établissements (inspirés des Phalanstères de Fourier) pour y pourvoir.

Elle est aussi à l’initiative de la création de bureaux de placement pour les chômeurs, supprimant les intermédiaires et établissant des tableaux statistiques de l’offre et de la demande de travail. En proie au problème de l’immigration du travail et à la xénophobie au sein de la classe ouvrière, elle « place sous la sauvegarde des travailleurs français les travailleurs étrangers qu’emploie la France et […] confie l’honneur de la République hospitalière à la générosité du peuple. » En outre, préfigurant le conseil des Prud’hommes, elle met en place une « Haute cour de conciliation », véritable tribunal arbitral du travail.

Néanmoins, l’Hôtel de Ville crée de façon concurrente des Ateliers Nationaux pour résoudre le problème du travail. Ces ateliers, véritable caricature volontaire des idées socialistes, sont en réalité une réminiscence des ateliers de charité d’ancien régime. Ils ne réorganisent pas le travail à la façon de l’atelier social, mais sont une solution précaire qui envenime la situation. Cette charité maquillée s’effectue sur la base de travaux (bien souvent de terrassement) inutiles et donc insultants pour les travailleurs. On est bien loin de l’organisation du travail fondée autant sur l’utilité productive que sur l’épanouissement des travailleurs dans la dignité.

Le droit au travail se solde finalement par un échec et le triomphe du républicanisme libéral des modérés puis enfin des conservateurs. Les élections à la constituante ont lieu le 23 avril (malgré la tentative désespérée des socialistes de repousser l’échéance de l’élection) et amènent une assemblée de républicains dit « du lendemain », peu acquis aux idées nouvelles. Du fait du résultat médiocre du camp socialiste aux élections, le rapport de forces devient moins favorable aux idées de Louis Blanc et à son ministère du travail qui voulait « sans secousse, l’abolition du prolétariat ». Armand Barbès prend alors la défense de son camarade qui « a bien mérité de la patrie ». Son intervention résume assez bien le divorce consommé entre républicains : « Il y a deux écoles : l’une est pour le laissez faire et le laissez passer ; l’autre dit que dans toutes ces questions de travail, l’État doit intervenir, proscrire le mal, faire triompher le bien. Louis Blanc s’est dévoué à cette dernière ».

Une manifestation le 15 mai (en solidarité avec la Pologne) évolue en journée révolutionnaire et en invasion du palais Bourbon et de l’Hôtel de Ville. Les insurgés tentent alors d’imposer les idées de la deuxième école mais, impréparés, ils échouent. L’extrême-gauche, accusée de complot, se retrouve décapitée de ses principaux chefs qui sont arrêtés (pour être traduit devant la Haute Cour de justice de Bourges) ou, comme Louis Blanc, obligés de fuir. On dénigre le droit au travail et on décide même de fermer les Ateliers Nationaux (seuls subsides des ouvriers parisiens pour pourvoir à leur existence). Le reste de la gauche qui s’oppose à leur suppression est alors balayée au moment des journées de Juin ou le général Eugène Cavaignac massacre les ouvriers parisiens insurgés (5 à 6000 morts). Les Associations sont alors persécutées comme des sociétés politiques déguisées. Le prolétariat subit ce que Benoît Malon appellera sa deuxième défaite (préfiguration de sa troisième défaite que sera la Commune de Paris de 1871). La conception du travail et de la propriété qui triomphe est donc celle bourgeoise d’Adolphe Thiers que le gendre de Marx, Paul Lafargue, moquera dans son ouvrage Le Droit à la Paresse. La République sera dès lors conservatrice.

Malgré le réquisitoire de Proudhon (prochain sur la liste des proscrits) et sa célèbre phrase du 31 juillet : « Ou la propriété emportera la République, ou la République emportera la propriété », c’est un vague droit à l’assistance qui est proclamé dans la Constitution du 4 novembre 1848, celle-là même qui crée pour la première fois la fonction de président de la République. Or, l’assemblée législative qui suit, plus conservatrice encore que la constituante, avec la loi du 31 mai 1850, revient sur le suffrage universel et donne au président Louis-Napoléon (élu depuis le 20 novembre 1848) une justification à son coup d’État du 2 décembre 1851 (qui prétendra le rétablir). Le prince-président, rédacteur en 1844 de L’Extinction du Paupérisme, brochure socialisante, trouvera également un soutien auprès des ouvriers face une république antidémocratique et antisociale. Louis-Napoléon, qui avait rencontré Louis Blanc au fort de Ham en 1844, impose une image de lui bien plus sociale que la république qu’il renverse.

Là où Blanc prend, pour Marx dans Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, l’allure d’un « Robespierre-farce », c’est par son échec au sein d’un gouvernement dont il n’avait, contrairement à Robespierre au sein du Comité de Salut Public, ni le contrôle ni la maîtrise, pas plus qu’il n’avait la maîtrise du peuple de Paris. Il sera alors oublié par les historiographies anarchistes (lui préférant Proudhon) et marxistes (lui préférant Blanqui, qui aura d’ailleurs des mots durs à son endroit). Lénine écrira plus tard un texte intitulé À la manière de Louis Blanc établissant une analogie entre le président de la Commission du Luxembourg avec le chef socialiste-révolutionnaire du gouvernement provisoire russe en 1917, Alexandre Kerenski, faisant du premier un exemple « tristement célèbre […] qui ne servait en réalité qu’à affermir l’influence de la bourgeoisie sur le prolétariat ». Ce jugement est cependant celui d’un révolutionnaire qui juge a posteriori pour ne reproduire ni les erreurs de 1848, ni celles de la Commune ni même celles de 1905. Cependant, les idées de Blanc seront reprises par le mouvement ouvrier puis par le PCF après la Libération. La constitutionnalisation des droits-créances, comme le droit au travail, revient à l’ordre du jour lorsque le rapport de force au lendemain de la Seconde Guerre mondiale permet à la constituante de 1946 et à sa majorité socialo-communiste d’imposer le droit à l’emploi dans le préambule de la constitution. Ainsi, les fameux conquis sociaux se frayent un chemin. Toujours dans le bloc de constitutionnalité, ce droit voit néanmoins sa réalisation fondée sur une obligation de moyens et non de résultats qui relativise sa portée.

Si Louis Blanc évoque aujourd’hui davantage une station de métro qu’un concepteur du socialisme, on remarque que ses idées sont néanmoins toujours pour partie d’actualité. Les questions du chômage et, de manière plus large, du travail sont au cœur des problèmes politiques et des luttes du XXIème siècle. Des « États-Généraux du travail » pour repenser l’organisation de celui-ci, s’imposeront peut-être à nouveau pour chercher à résoudre ces problèmes fondamentaux.

 

« Bullshit jobs » : quand la réalité surpasse le monde des Shadoks

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Les Shadoks. © aaa production

« Une forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié n’arrive pas à justifier son existence » : c’est ainsi que l’anthropologue David Graeber définit les bullshit jobs. Ces « jobs à la con » représenteraient d’après lui près de 40 % des emplois exercés dans nos sociétés. Comment peut-on expliquer cette absurdité économique et sociale ?


En 2013, David Graeber, professeur d’anthropologie à la London School of Economics, militant anarchiste et figure de proue d’Occupy Wall Street, publie un court article intitulé « On the phenomenon of bullshit jobs » dans Strike! Magazine. Il y affirme que dans nos sociétés occidentales contemporaines, de nombreux emplois sont dénués de sens et d’utilité : ce sont les bullshit jobs.

Son article, pourtant paru dans une revue confidentielle, rencontre immédiatement un grand écho : beaucoup de lecteurs se reconnaissent dans la description que fait David Graeber de ces « emplois à la con » et lui envoient des témoignages de leur propre expérience, confortant son hypothèse au point qu’il décide de consacrer un véritable ouvrage à la question – Bullshit jobs, qui paraît en 2018.

Et les Shadocks pompaient, pompaient…

https://www.bpb.de/dialog/netzdebatte/207113/schulden-ein-angebot-das-wir-ausschlagen-koennen
David Graeber (à gauche) lors d’Occupy Wall Street. © Guido van Nispen

Dans cet essai, Graeber affirme – enquêtes statistiques à l’appui – que 40 % de la population active, dans nos sociétés, penseraient avoir un « job à la con ». 40 % des personnes interrogées pensent donc que leur métier ne sert à rien, voire parfois qu’il est franchement nuisible. Ce chiffre impressionnant suscite de nombreuses interrogations : dans une société dont les principaux objectifs sont le profit et la croissance économique, comment peut-on seulement imaginer que des gens puissent être payés à ne rien faire d’utile ? C’est impossible, se dit-on d’abord. Les sondés se sont forcément trompés, peut-être ne connaissent-ils tout simplement pas la finalité de leur travail ; ils ne sont qu’un maillon dans la chaîne de production, pourrait-on objecter.

Passons sur le caractère aliénant, déjà pointé par Adam Smith et Karl Marx, d’une spécialisation trop extrême des tâches. Mais si l’on prend l’exemple convoqué par Graeber, d’une employée forcée de trier des trombones par couleur, et s’apercevant plus tard que sa supérieure les utilise sans prêter attention à leur couleur, l’on est forcé de se rendre compte qu’en plus d’être répétitive, ennuyeuse et dénuée d’un quelconque intérêt, la besogne qu’on lui avait imposée se révèle complètement inutile.

D’aucuns diront que ce genre d’exception, car il s’agit forcément d’une exception, ne peut survenir que dans le secteur public, dont le but n’est pas la recherche effrénée du profit, comme c’est le cas des entreprises privées, où tout cela ne pourrait pas arriver. En effet, de tels emplois gaspillent de l’argent pour rien, et font donc baisser la rentabilité de l’entreprise.

Pourtant, les contre-exemples ne manquent pas. David Graeber évoque le cas d’un salarié d’une entreprise sous-traitante de l’armée allemande, qui doit parfois parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour aller signer un formulaire autorisant un autre employé à changer un ordinateur de bureau, ce qui est, il faut bien le dire, complètement absurde. Il s’agit en l’occurrence d’un cas extrême et heureusement peu habituel de « job à la con ». Mais il existe cependant bien des exemples moins frappants, mais plus répandus, de « jobs à la con » : « consultants en ressources humaines, coordinateurs en communication, chercheurs en relations publiques, stratégistes financiers, avocats d’affaires » par exemple, pour reprendre la liste des plus suggestifs d’entre eux qu’énumère David Graeber dans la préface de son ouvrage.

Il existe aussi des emplois qui ne sont qu’à moitié des bullshit jobs, remarque l’anthropologue américain. De plus en plus d’employés, en effet, sont censés travailler parfois quarante heures par semaine, alors qu’ils n’en ont besoin que de la moitié pour remplir correctement leur tâche – ce qui les oblige à trouver de quoi s’occuper durant le reste du temps, pour donner l’impression qu’ils servent à quelque chose, et ainsi justifier leur emploi auprès de leur supérieur hiérarchique.

L’énigme des bullshit jobs

L’économiste anglais John Maynard Keynes prédisait en 1930 que grâce à l’automatisation de nombreuses tâches, nous aurions pu dès les années 2000 réduire considérablement notre temps de travail, pour parvenir à des semaines de 15 heures et jouir d’une retraite plus précoce. Pourtant, rien de tout cela n’est arrivé et c’est presque le contraire qui semble se produire aujourd’hui : le gouvernement allemand réfléchit actuellement à repousser l’âge de départ à la retraite à taux plein à 69 ans, et une évolution similaire peut s’observer dans d’autres pays de l’OCDE notamment en France.

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L’économiste John Maynard Keynes prévoyait qu’au XXIe siècle, on ne travaillerait plus qu’une quinzaine d’heures par semaine. © Caleb McMillan

L’anthropologue Marshall Sahlins montrait en 1972 dans son ouvrage Âge de pierre, âge d’abondance que les peuples primitifs consacraient en fait peu de temps, seulement quelques heures par jour, à subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui, alors que le progrès technique nous permettrait de produire largement de quoi vivre confortablement en travaillant peu, nous continuons pourtant à passer la majeure partie de notre vie à exercer des métiers parfois pénibles et inintéressants. Pourquoi ne nous consacrerions-nous pas à des loisirs plus agréables et plus épanouissants ? Quel mystère se cache derrière ce paradoxe apparent ?

La théorie économique mainstream propose une réponse simple : nous préférerions travailler plus, afin de produire et consommer davantage de biens, plutôt que de travailler moins en disposant de moins de richesses. L’accroissement de la productivité se traduirait donc, non pas par une diminution du temps de travail, mais au contraire par son augmentation, ou au moins par sa constance ou sa faible diminution (en termes techniques, on dit que l’effet de substitution l’emporte sur l’effet de revenu, ou au moins qu’il le compense quasiment). Mais cette hypothèse est incompatible avec l’existence des bullshit jobs

Pour David Graeber, la réponse est en effet tout autre : « la classe dirigeante s’est rendue compte qu’une population heureuse et productive avec du temps libre était un danger mortel », écrit-il dans son article originel. La remise en question du système capitaliste ne tarderait pas à germer dans l’esprit des travailleurs, si ceux-ci n’étaient pas trop accaparés par leur métier, auquel ils consacrent la plus grande partie de leur temps.

De fait, on peut observer que certains responsables politiques déclarent préférer conserver des emplois inutiles voire nuisibles, plutôt que de réduire ou mieux répartir le temps de travail. Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire, refusait par exemple d’encadrer plus strictement le démarchage téléphonique, au motif que cela « crée de l’emploi ». On aurait pu interdire purement et simplement cette pratique ; à la place, on a créé, par délégation de service public, la liste d’opposition téléphonique Bloctel, censée protéger les particuliers contre les appels intempestifs. Bloctel est pourtant notoirement inefficace, ce qui est d’ailleurs peu étonnant lorsque l’on sait que ce service est géré par la société Opposetel, elle-même cogérée par quatre entreprises… de télémarketing (Amabis, HSK Partners, AID et CBC Developpement). Mais tout cela crée de l’emploi ! Barack Obama, de même, affirmait dans un entretien donné à The Nation en 2006 qu’il n’était pas favorable à la création d’un système de sécurité sociale à l’européenne, bien qu’il reconnaisse qu’un tel système est plus efficace que le système américain principalement dominé par les compagnies d’assurance privées, car cela supprimerait trop d’emplois…

Le paradoxe des bullshit jobs

Comme l’explique David Graeber, les bullshit jobs n’existent que depuis quelques décennies. En effet, ces emplois ont émergé concomitamment à la robotisation et à l’automatisation de nombreuses tâches, dans l’agriculture par exemple. Au début du XXe siècle, près d’un Français sur deux travaillait dans les champs. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3 % des actifs en France, alors que la population à nourrir ne cesse de croître. Si on leur posait la question, ils répondraient très probablement avoir l’impression que leur métier est utile, et il serait en effet difficile de le nier.

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Le tableau « Fin du travail » de Jules Breton. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus que 3 % de la population active en France, tout en restant l’un des métiers les plus indispensables de notre société. © Brooklyn Museum

Il en va de même chez le personnel hospitalier, ou plus généralement dans les métiers de l’aide à la personne, où la proportion des travailleurs pensant être utiles à la société est proche des 90 %. Dans l’ensemble des agents du service public, dont l’organisation, la gestion et la rentabilité sont si souvent décriées par les adeptes du secteur privé, ils sont 80 % à penser être réellement utiles et le sont objectivement, en général. Pourtant, ce sont des professions dans l’ensemble mal payées ou peu considérées, comme le montrent actuellement la grève du personnel hospitalier, ainsi que le taux de suicide très élevé chez les agriculteurs.

À l’inverse, les cadres et le personnel administratif, toujours plus nombreux, sont les professions dont les employés pensent le plus souvent être inutiles et ne rien apporter à la société. En bref, exercer des bullshit jobs. Pourtant, ils sont en moyenne bien mieux payés que les professeurs, les ouvriers, les agriculteurs, les aides-soignants… David Graeber en conclut que l’utilité d’un métier est en général inversement proportionnelle à la rémunération et la considération sociale qui y sont attachées, même si cette règle admet des exceptions : les médecins, par exemple, jouissent à la fois d’un statut social et d’une rémunérations privilégiés, tout en contribuant indéniablement au bien-être de la société. Ce constat d’une opposition entre utilité et considération sociales n’est d’ailleurs pas sans rappeler la célèbre parabole de Saint-Simon, dans laquelle le philosophe et économiste affirme que les « trente mille individus réputés les plus importants de l’État » sont en fait si peu indispensables à son fonctionnement, que leur disparition subite ne causerait aucun mal à la société.

On entend souvent rappeler les pénuries de boulons qui bloquaient toute une usine en URSS, ou bien les trois employés qui vous y accueillaient à la caisse du magasin, là où un seul eût été suffisant. Mais notre système économique actuel est aussi responsable d’un énorme gâchis. Le récit panglossien des thuriféraires du libéralisme économique, d’après lequel le marché permettrait une allocation optimale des ressources (au moins dans la plupart des cas), est réfuté de façon éclatante par l’existence massive des bullshit jobs dans nos sociétés. De quoi faire réfléchir, d’après David Graeber, à la mise en place d’un revenu de base universel qu’il estime être un moyen efficace pour combattre ce phénomène économiquement absurde et socialement néfaste, dont on se demande parfois s’il n’est pas sorti tout droit de l’univers des Shadoks.

« Le travail est un concept qui tombe en morceaux » – Entretien avec Nick Srnicek

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Nick Srnicek, Lecturer in Digital Economy in the Department of Digital Humanities Kings College, of London, High Level Dialogue: Development Dimensions of Digital Platforms. 17 April 2018. UN Photo / Jean-Marc Ferré

Nick Srnicek est co-auteur avec Alex William du manifeste Inventing the Future, publié en 2015. Celui-ci détaillait une stratégie politique pour les forces de gauche à la suite du « mouvement des places » ; il avait rencontré un écho important. Quatre ans plus tard, nous avons souhaité l’interroger sur le bilan de ces mouvements. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Retranscription : Léo Labat. Traduction : Nathan Guillemot.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Alex William, du manifeste Inventing the Future, publié en 2015 dans le contexte des mouvements des places. Ces mouvements semblent déjà appartenir au passé et ont parfois atteint le statut de mythe, comme dans le cas du 15-M en Espagne. Comment voyez-vous ces expériences ?

Nick Srnicek – C’est une bonne question. Je pense qu’il y a une leçon cruciale à tirer de l’expérience post-2008 qui concerne les relations entre les mouvements eux-mêmes et les instances politiques existantes, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques dans un système parlementaire. Au Royaume-Uni, je pense que l’on prend davantage conscience au fil du temps de la nécessité d’agir aussi par le biais des institutions. Occupy Wall Street, les Indignés et tous les autres mouvements de cette nature ne cherchaient pas à agir à travers les systèmes en place, comme s’il était possible de recréer un monde quasi-spontanément sans avoir à en passer par les institutions. La gauche britannique en a tiré des leçons car elle a compris que cela ne suffisait pas. Non pas que les mouvements doivent être rejetés, mais ils sont insuffisants. Ce qu’on voit après 2012, une fois que les choses se sont calmées au Royaume-Uni, c’est un mouvement en faveur de la figure de Jeremy Corbyn. Ce dernier est élu en 2015 après l’échec de Milliband. Il est propulsé sur le devant de la scène et d’un coup, on observe un afflux important de personnes pour se mobiliser autour du Labour. Elles le font non pas parce qu’elles pensent qu’un parti politique va fournir une réponse à tout, ou qu’une personnalité politique va diriger tout le monde, mais simplement parce qu’elles reconnaissent le besoin d’agir à la fois au sein des mouvements et au sein des partis politiques. J’ai du mal à décrire la situation dans d’autres pays comme la France parce que je n’ai pas tous les détails. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un tournant commun, du moins au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, qui consiste à agir davantage à travers les institutions.

LVSL – Depuis la publication de votre livre, le champ politique européen a été profondément remodelé. En France, la France insoumise a tué le Parti socialiste, avant de s’effondrer aux élections européennes. En Espagne, le soutien pour Podemos diminue à chaque nouvelle élection. Le Labour de Jeremy Corbyn a perdu des plumes et semble avoir du mal à se positionner dans une situation polarisée par la question du Brexit. Quel est le problème avec le populisme de gauche ?

NS – Je ne dirais pas que le problème réside dans le populisme de gauche en soi, car à bien des égards Jeremy Corbyn n’a pas fait de « populisme », du moins pas de la façon dont par exemple Laclau et Mouffe en parlent. Il y a eu des tentatives, notamment avec l’idée de la rigged economy (« l’économie truquée »), qui est devenue l’un des mots-clés de la dernière campagne électorale. C’était une idée populiste qui tentait de mobiliser un groupe de personnes qui se sentaient exclues de ce système truqué. Elle a été abandonnée depuis. À bien des égards, je pense que le problème principal est le même pour Podemos et le Labour : ils ont négligé les mouvements. Podemos émane par exemple du mouvement du 15-M, et a bénéficié d’un ancrage assez solide dans des mouvements de cette nature pendant un certain temps. Il s’en est finalement distancé, ce qui a eu un réel impact. Le phénomène est le même au Royaume-Uni. Momentum compte actuellement plus de 40.000 membres. Il avait été conçu à l’origine pour soutenir Jeremy Corbyn lors de sa campagne pour la direction du Labour, puis lors de la campagne électorale. Mais à Momentum a prédominé l’idée que le mouvement pourrait être davantage qu’une aile électorale, qu’un outil pour mobiliser des votes pour un parti. Ils se voyaient par exemple offrir le petit-déjeuner à des enfants, des repas à l’école, fournir de la nourriture aux sans-abris… toutes ces initiatives qui créent des liens avec les communautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Je pense que c’est l’un des principaux problèmes qui explique pourquoi l’élan pour Momentum s’est dissipé, parce qu’ils n’ont pas concrétisé ces actions, de même que le Parti travailliste. Dans un sens, Jeremy Corbyn s’est donc barricadé au sein du parti et n’a pas tissé ce type de relations plus profondes. Pour moi cela joue dans la question du Brexit, parce que je ne peux pas imaginer, par exemple, une élection avec le même enthousiasme que lors de la dernière campagne électorale, au cours de laquelle des dizaines de milliers de jeunes s’étaient mobilisés pour militer et participer au travail acharné de la campagne du Labour. Vous ne verrez pas ça, tout simplement parce que le Labour a laissé cet enthousiasme s’atrophier.

LVSL – La situation inextricable du Brexit a permis à Boris Johnson et Nigel Farage de se présenter comme les hérauts du vote populaire contre les corps intermédiaires, les élites et le Parlement qui bloque la sortie de l’Union européenne. Nous savons cependant que ces deux dirigeants veulent mener une politique ultra-libérale en faveur des plus riches. Comment voyez-vous la stratégie de Labour consistant à jouer la carte institutionnelle pour empêcher un No Deal ? Ne risque-t-il pas d’apparaître comme le camp de l’oligarchie et de laisser la référence au peuple être hégémonisée par la droite radicale ?

NS – Ce risque est une certitude. C’était le problème initial de la campagne référendaire sur le Brexit, à savoir que la campagne du Leave avait comme slogan Take back control (« reprenez le contrôle »), et qu’il s’agissait d’un slogan populiste pour tous ceux qui se sentaient exclus et sans aucun pouvoir de contrôle sur les élites nationales et européennes. Cela a bien fonctionné. Du côté du Remain, on trouvait la défense d’un système européen indéfendable tel qu’il existe actuellement. J’ai voté Remain, et je voterais Remain à nouveau mais la campagne de ce camp était absolument odieuse. C’était l’équivalent de la campagne d’Hillary Clinton aux États-Unis, avec un discours que l’on peut résumer comme tel : « en réalité les choses ne sont pas si mauvaises, le statu quo est assez satisfaisant, nous n’avons pas besoin de changer les choses ». Ce discours était dirigé par des élites qui étaient publiquement méprisées depuis de nombreuses années. C’est là le risque réel d’un autre référendum : il y aura une bataille pour savoir qui contrôle la campagne du Remain, et différents camps sont déjà sur le coup. Ceux qui ont dirigé la première campagne veulent diriger la seconde. Or si tel est le cas je suis persuadé que nous irons vers une sortie sans accord, tout simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, ils ne connaissent pas l’opinion publique, ils ne savent pas ce que les gens ressentent, ils n’ont aucun sens du peuple et ils ne savent pas pourquoi les gens veulent du changement. La situation est donc risquée. Ceci étant dit, je pense que Corbyn est plutôt bien positionné pour présenter une campagne populiste en faveur du Remain. De mon point de vue, s’il y a une élection générale, il faut que la campagne soit menée cette fois sur le thème de la démocratie. Cela inclurait un deuxième référendum, mais également des réformes parlementaires. Il serait judicieux de se débarrasser de la Chambre des lords, par exemple, et aussi du système uninominal majoritaire à un tour pour passer à une représentation proportionnelle. Mais il faudrait aussi reprendre une des préoccupations classiques du mouvement socialiste : la démocratie au travail. Appuyer sur cet aspect de la démocratie, c’est donner chair au slogan take back control. Je pense qu’il y a ici un énorme espace pour une approche populiste.

LVSL – De nombreuses organisations fleurissent dans l’ombre de Corbyn : Momentum, Novara Media, NEON, etc. Depuis 2015, pensez-vous avoir progressé dans la guerre de positions que vous menez ? Comment évaluez-vous ces quatre années d’activisme et le glissement à gauche du Parti travailliste ?

NS – Je pense que le virage vers les institutions a eu beaucoup de succès en termes de changement dans le sens commun si on part de l’approche classique de l’hégémonie. Je peux donner quelques exemples : le Guardian qui se prononce en faveur de la propriété par les travailleurs de leur outil de travail, le Financial Times qui cette semaine fait un article dans lequel on peut lire : « Le capitalisme ne fonctionne pas, nous devons le changer. » Toutes ces choses qui n’auraient pas pu se produire avant la création de tous ces think tanks et ces médias. C’est loin d’être parfait et il reste encore beaucoup de domaines où l’on peut aller plus loin, mais il y a eu un changement notable en matière de représentation dans les médias et de figures qui obtiennent la parole. D’importants progrès ont été réalisés.

LVSL – Vous évoquez régulièrement la nécessité de jouer dans les interstices du néolibéralisme pour changer le sens commun. Quelles sont les faiblesses actuelles du néolibéralisme au Royaume-Uni qui fracturent le bloc hégémonique en place ?

NS – Je pense que c’est difficile à dire parce qu’il y a un conflit transversal au Royaume-Uni et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’un affrontement entre le néolibéralisme, la social-démocratie et le socialisme. Il y a ce conflit autour du Brexit et des différentes manières de le concevoir, ce qui complique énormément la construction d’un bloc hégémonique. Depuis Thatcher, l’idée que la croissance est inéluctable grâce à la finance s’est imposée comme une évidence. Par la suite le New Labour a laissé la finance aller aussi loin qu’elle le souhaitait, mais en prélevant un peu d’impôts pour aider les plus pauvres et les plus démunis. Avec 2008, ce discours s’est complètement effondré, et le Brexit amplifie cette destruction, tout simplement parce que la position de Londres en tant que centre financier mondial est menacée par le processus de sortie. Au sein de la classe dirigeante vous n’avez pas d’intérêt commun, ce qui entraîne de nombreux conflits. En ce qui concerne les idées hégémoniques sur ce qui devrait être fait, je pense que la gauche a beaucoup progressé sur la notion de travail. Cette dernière était en effet considérée, jusqu’à ces dernières années, comme un idéal absolu, avec notamment l’idée que les gens ne devraient plus recevoir de prestations et devraient plutôt travailler. C’est sur cette idée que le gouvernement s’est appuyé pour réduire les prestations sociales. Aujourd’hui, peu de gens considèrent que le travail paie, qu’il a un sens, et qu’il est une meilleure option que toute alternative sociale. Le travail, pour moi, semble être un concept-clé qui tombe en morceaux et qui pourrait être tiré vers la gauche.

LVSL – Que pensez-vous de l’option de Lexit, c’est-à-dire une sortie par la gauche de l’Union européenne ?

NS – Les seules conceptions plausibles de Lexit sont celles qui, je pense, ne tiennent pas compte des pouvoirs réellement existants. Je peux envisager un monde imaginaire où le Lexit fonctionnerait, mais ce serait négliger plusieurs aspects. Laissez-moi vous donner un exemple concret, à savoir le contrôle de l’industrie des technologies. C’est quelque chose qui ne peut arriver qu’en Europe. Si le Royaume-Uni décide de partir et de se retirer des réglementations européennes, cela signifie que le Royaume-Uni se refuse tout pouvoir sur toutes les institutions technologiques. Donc, Facebook, Google, Amazon pourraient faire ce qu’ils voudraient au Royaume-Uni, tout simplement parce que le Royaume-Uni est une puissance moyenne à l’heure actuelle. Une partie du problème avec le Lexit est que ce concept adhère toujours à l’idée que le Royaume-Uni est une puissance de premier plan dans le monde et que nous pouvons nous en sortir seuls. Pour tous les pays du monde, sauf peut-être la Chine et les États-Unis, c’est un problème tellement intrinsèquement mondialisé que vous êtes forcé à penser en termes de coalitions de pouvoirs, avec une réflexion internationale et régionale. De ce point de vue, l’option nationale est complètement bloquée. Elle est futile. Au-delà même des aspects réactionnaires qu’elle alimente.

Tribune : J’ai 28 ans et je me bats pour nos retraites

Les retraités dans la rue le 18 octobre 2018, à Paris pour dénoncer la hausse de la CSG et le quasi gel de leurs pensions.

J’ai 28 ans et je suis engagée pour défendre nos retraites solidaires contre la réforme Macron. Loin d’être un « truc de vieux », les retraites sont pour moi un combat d’avenir et une histoire de famille. Par Agathe, porte-parole du collectif Nos retraites.


Quand je réfléchis à cette question je pense à la vie de mes grands-parents et à celle de mes parents. Les premiers ont bénéficié d’une retraite d’un montant suffisamment élevé pour qu’ils n’aient pas à dépendre de leurs enfants. Ils sont aussi partis à la retraite à un âge qui leur a permis de profiter de belles années sans trop subir les souffrances physiques qui résultent de près de quarante années de travail. De leur côté, mes parents sont toujours actifs et seront les premiers touchés par le projet Macron de réforme des retraites.

Mon grand-père, Mathieu, jeune et heureux retraité du chemin de fer, et moi en 1992.

Malgré un dévouement sans faille à leur travail, mes parents ont le sentiment d’être sur la sellette depuis une dizaine d’années. On leur fait comprendre qu’ils sont trop vieux, qu’il faudra peut-être qu’ils trouvent « autre chose ». Cela fait aussi quelques temps qu’ils se disent qu’ils ne sont plus adaptés au rythme de travail qu’on leur impose, que même s’ils aiment ces métiers dont ils sont devenus des experts, leur travail les épuise.

Je ne me sens ni meilleure que mes grands-parents, ni meilleure que mes parents. Avoir grandi au XXIème siècle ne fait pas de moi une personne plus solide qu’eux. Quand j’aurai 50 ans on cherchera aussi à me faire quitter mon emploi et on me plongera dans les mêmes doutes, sur ma valeur professionnelle et mon endurance dans le monde du travail. Si ce dernier reste tel qu’il est, je serai aussi fatiguée qu’ils le sont depuis qu’ils ont dépassé l’âge de la cinquantaine.

Or cette réforme va non seulement nous conduire à travailler plus longtemps que nos grands-parents et nos parents, mais aussi à vivre dans l’incertitude la plus totale sur la date à laquelle nous pourrons partir à la retraite et sur le montant de celle-ci. Le gouvernement l’a annoncé clairement : son « âge pivot » ou « âge d’équilibre » sera en décalage permanent, selon l’évolution de l’espérance de vie, sans qu’on n’ait de prise démocratique sur cette décision. Les projections que le gouvernement a publiées en la matière font froid dans le dos : pour ma génération, cet âge d’équilibre serait de 66 ans et 4 mois.

Cette société a décidé de rendre notre avenir incertain de tellement de manière qu’il devient difficile de ne pas en avoir le tournis. Un emploi stable et sécurisé après mes études ? « Oui tu pourrais peut-être en avoir un, mais il faudrait que tu fasses d’abord tes preuves avec des stages, des services civiques, de l’intérim, des CDD ». Des enfants dont la société prendra soin à mes côtés ? « Cela sera possible si tu as les moyens de payer pour une santé et une éducation privées ». Sans parler de l’urgence écologique qui rend l’avenir de ma génération et des générations suivantes chaque jour plus inquiétant.

Or la Sécurité sociale, et son système de retraites, ont justement été créés pour faire sortir l’ensemble de la société de l’insécurité sociale, pour que chacun puisse envisager son avenir, ses rêves, sans s’inquiéter d’avoir sans cesse à travailler pour vivre. Avec une réforme des retraites où ces dernières seraient « le reflet de la carrière », avec ses chaos, ses incertitudes et ses accidents, le gouvernement tourne le dos au projet d’avenir de la sécurité sociale.

« Une retraite digne pour pouvoir vivre mes dernières années en bonne santé sans dépendre de mes enfants et petits-enfants, ou devoir reprendre le travail ? » Rien n’est moins sûr avec ce que nous préparent Macron et son gouvernement.

Leur volonté de nous placer dans l’incertitude sur l’avenir de nos retraites s’exprime depuis plusieurs mois. À l’heure où j’écris, le gouvernement n’a présenté aucun chiffre concret sur nos futures pensions de retraites. Ou plutôt si, il nous a livré un seul chiffre, comme un couperet : 14%.

Il s’agit de la part de nos richesses que nous consacrons aujourd’hui à nos retraites. Pour le gouvernement et son obsession de la baisse des dépenses publiques, ce 14% devra être un plafond. Or on projette déjà que d’ici 30 ans, le nombre de personnes de plus de 65 ans augmentera de 6 millions. Elles représenteront un quart de la population. Les conséquences sont dangereuses et mécaniques : une part croissante de la population qui se partage une part constante de nos richesses, cela signifie une diminution drastique du niveau de vie des retraités de demain.

 

J’ai rejoint le collectif Nos retraites pour que le débat public porte sur le futur de notre système de retraites et donc sur les ressources que la société décide de lui allouer pour qu’il en ait un. Cependant, aujourd’hui peu de médias font le choix de questionner le gouvernement sur sa décision catégorique de limiter à 14% du produit intérieur brut (PIB) les ressources destinées à notre avenir après le travail. Je ne pense pas que les gens souhaitent travailler plus longtemps, ou épargner chacun dans leur coin, pour pouvoir s’assurer une retraite d’un niveau similaire à celles de leurs parents et de leurs grands-parents. Je suis convaincue qu’il n’y a pas de fatalité à l’individualisation rampante de notre protection sociale. Le débat du partage des richesses et donc de la possibilité de financer davantage notre système de retraites doit être posé.

Il m’est souvent arrivé que des personnes plus âgées que moi me disent qu’il n’est pas sérieux de s’inquiéter de sa retraite quand on est adolescente ou jeune adulte. Comme si souhaiter avoir une prise sur mon avenir, même le plus lointain, était un caprice. Or je constate qu’aujourd’hui plus que jamais, ce sont les jeunes qui se mobilisent pour un futur digne et solidaire. Sur ce sujet comme sur les autres, ce sera à nous de nous mobiliser : que nous soyons au collège, au lycée, en formation, au chômage ou au travail, c’est à nous de nous battre, ensemble, pour notre avenir. Dans ce projet de réforme des retraites, c’est de notre futur dont on discute sans nous. Il ne tient qu’à nous d’imposer notre voix dans cette bataille.

« Tomates rouges sang » : en Italie, la réduction en « esclavage » des immigrés dans les exploitations agricoles

© Tito Puglielli (@titojpeg), © Diletta Bellotti (@dilettabellotti),

Les conditions de travail des immigrés présents en Italie semblent empirer de jour en jour, dans un contexte de crise économique et sociale. Plusieurs associations dénoncent notamment la mise en place d’une forme « d’esclavage » dans la région des Pouilles, au Sud-Est de l’Italie ; utilisés comme une main-d’oeuvre peu chère et docile, les immigrés y sont corvéables à merci dans les exploitations agricoles. Nous avons rencontré Diletta Bellotti, fondatrice du mouvement Pomodori rosso sangue (« Tomates rouges sang »).


LVSL – Pomodori rosso sangue dénonce les conditions de travail et de vie des immigrés dans les exploitations agricoles italiennes. Quelles informations avons-nous sur l’état de la situation ? Quels combats ont déjà été menés ?

Diletta Bellotti – En 2018, Global Slavery Index, une organisation calculant le nombre d’individus réduits à l’esclavage par pays, a estimé le taux de travailleurs agricoles exploités en Italie au nombre de 50 000 (145 000 au total, si l’on inclut les travailleurs du sexe et les domestiques). Un rapport de l’UE sur l’esclavagisme ajoutait l’automne dernier que 400 000 travailleurs agricoles en Italie risquent d’être réduits à l’esclavage et près de 100 000 sont contraints à vivre dans des conditions inhumaines.

Évidemment, au delà de ces chiffres, d’autres personnes ont enquêté ou agi avant moi. Je pense notamment à Yvan Sagnet2 qui est l’un des leaders de la première grève des travailleurs étrangers en Italie ce qui a débouché sur l’introduction de la loi sur le Caporalato en septembre 2011.

On appelle Caporalato le système où le travailleur étranger est sous l’emprise de Caporaux qui prennent une commission sur le travail effectué et qui maltraitent les travailleurs, n’hésitant pas à les tuer dès que ces derniers ne respectent pas leur volonté.

En 2011 donc, l’article 603bis est introduit dans le code pénale afin de condamner ces caporaux qui recrutent des migrants et les exploitent en ayant recours à la violence, à la menace ou l’intimidation et qui profitent de l’état de besoin ou de nécessité des travailleurs.

Cependant, si l’article 603bis est une grande victoire il ne faut pas non plus perdre de vue l’écart entre la ratification de la loi et son application. Il serait peut-être temps, dans cet empire de légalité et de sécurité, d’appliquer les lois contre l’illégalité et l’insécurité (au travail, par exemple) auxquelles les travailleurs sont sujets, contre leur gré. Tous ces migrants et Italiens sont plongés dans une situation d’esclavagisme, ils ne demandent pas la charité mais ont seulement besoin d’être payés pour les heures où ils travaillent, et ce comme n’importe quel être humain.

Par ailleurs, les syndicats et les organisations ont fait un énorme travail ces dernières années. Gérer de telles situations est extrêmement périlleux et nécessite un travail constant sur le long terme. C’est grâce à eux notamment, qu’en 2011 par exemple, un mouvement est né à Boncuri. Cela a permis de créer un ensemble de conditions favorables à la naissance d’une conscience de groupe, de développer des structures et un support aussi bien sanitaire qu’administratif.

Plus récemment, l’opération « Law and Humanity » lancée en février 2019 et la mort de Samara Saho le 26 avril dernier ont fait beaucoup de bruit. Ce jeune Gambien de 26 ans est mort lors d’un incendie de cause inconnue à Borgo Mezzanone ce qui témoigne, là encore, des conditions de vie déplorables au sein du camp.

LVSL – Comment expliquer que tant d’hommes soient réduits à l’esclavage en toute impunité ?

DB – Si ces travailleurs n’ont aucune idée de leur droits (qu’ils viennent d’Afrique ou d’Europe de l’est) c’est aussi et surtout car tous leurs papiers leurs sont volés à peine arrivés sur le territoire ce qui les prive de toute citoyenneté. Ils sont alors réduits à l’esclavage voire assassinés sans aucune échappatoire possible alors qu’il leur suffit bien-sur d’un simple laisser passer pour retourner dans leur pays.

En plus de ne pas être informés sur leurs droits (aussi bien en terme de Droits de l’Homme que de droits des travailleurs), les travailleurs n’ont pas non plus la possibilité de bénéficier d’aides sanitaires, d’eau potable, de présence médicale et de portions alimentaires suffisantes. Tout cela contribue à réduire à néant leur capacité de se révolter.

Ce qu’il faut comprendre aussi c’est que tout l’argent qui va dans ce système est autant d’argent empêchant la croissance saine de l’Italie. C’est un problème qui ne date pas d’hier et auquel il est urgent d’apporter de nouvelles solutions et une visibilité.

LVSL – Vous avez visité le camp de Borgo Mezzanone, où sont logés des immigrés, au Sud-Est de l’Italie. Qu’en retenez-vous ?

DB – Borgo Mezzanone est un campement informel situé à la frontière d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. Le centre a une capacité d’accueil d’environ 3000 personnes et on estime que 2500 personnes vivent sur le camp. Borgo Mezzanone se situe dans l’une des zones avec le taux de criminalité et de présence mafieuse le plus élevé d’Italie. Les conditions de logement y sont gravissimes. On ne compte plus les victimes des incendies récurrents sans parler des violences au sein du camp et des homicides des travailleurs qui ne sont pas vengés. La population est majoritairement masculine d’Afrique subsaharienne. Les habitants-travailleurs sont payés en moyenne 2€ de l’heure, ils n’ont quasiment jamais de contrat de travail ou alors des faux ce qui les empêchent d’obtenir un titre de séjour.

J’ai donc passé deux semaines à Borgo. Je dormais dans la chambre du tenancier d’une épicerie du camp où je travaillais tous les jours. Je n’ai pas eu peur ni eu l’impression d’être plongée dans un climat hostile. D’ailleurs un habitant du camp me l’a dit « Ici, c’est un merdier. Mais dans ce merdier, il y a une communauté. ». L’homme qui m’a hébergé était une personne d’une générosité incroyable, toujours à prêter de l’argent et à faire à manger en grandes quantités. Beaucoup m’ont avoué préférer la vie au camp plutôt qu’en ville. Certes ils gagnent moins mais ils ont une communauté et des personnes à qui faire confiance.

LVSL – Comment l’association Pomodori rosso sangue est-elle née à partir de cela ?

DB – L’expérience à Borgo a été vitale pour moi. La plus grande découverte que j’ai pu faire là-bas a été de découvrir la force agrégative de la communauté africaine. Entamer la lutte en ayant cela en tête change tout.

Par ailleurs, j‘y suis allée avec deux objectifs : le premier était de connaître la communauté à laquelle je me réfère pour pouvoir leur rendre un minimum de la force que leurs luttes m’ont inspirées. Je leur dois beaucoup.

Le second était de construire une action politique à partir de cette situation. J’ai donc passé mes journées à Borgo à chercher quelle protestation serait la plus efficace. J’en ai déduis une stratégie basée sur trois symboles que sont le sang, la nationalité italienne et la nourriture. Cela parle à tout italien et je veux que ce problème ne soit pas rattaché seulement à la question de l’exploitation des migrants mais bien à une destruction de notre précieux patrimoine qu’est la culture et la tradition de la nourriture en Italie.

LVSL – Que faudrait-il introduire selon vous pour éviter la création d’un environnement hostile dans lequel le travailleur se retrouve dans une position de net désavantage par rapport à l’employeur ?

DB – Il ne s’agit pas de désigner des méchants et des gentils mais bien de trouver des solutions. Si un agriculteur se retrouve caporal c’est souvent parce qu’il n’a pas le choix. Le secteur de la tomate est trop compétitif et il y a forcément un perdant à savoir le travailleur, les petites entreprises. Considérez qu’un travailleur agricole qui récolte une tonne de tomates gagne en moyenne 3€ alors que cette même tonne de tomates est revendue environ 3000€ sur le marché. L’anomalie crève des yeux et c’est bien-sur la grande distribution qu’il faut pointer du doigt.

LVSL – Quelle est la suite de ce combat ?

DB – Ce combat n’est pas le mien, c’est le leur. Je ne me suis pas rendue dans un des camps les plus dangereux d’Europe avec la présomption que cette brève expérience puisse profiter à ses habitants. Personne ne doit croire qu’il suffit de venir ici deux semaines l’été pour soulever ne serait-ce qu’une pierre de cette montagne. Je voudrais seulement éviter que ces êtres humains soient exploités, assassinés, exterminés. Je voudrais que ces personnes, migrants et Italiens, qui contribuent à une industrie qui génère des milliards chaque année soient payés pour ce travail. Je suis allée à Borgo Mezzanone parce que je voudrais que ces personnes, qui sont l’épine dorsale de la nourriture italienne, soient aussi au coeur de nos luttes politiques. Nous devons les écouter et non parler à leur place.

1Cf. The White-Savior Industrial Complex

2Cf. Aime ton rêve, Yvan Sagnet

Des gilets jaunes au cygne noir du 1er mai

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Moment de fortes tensions et de puissantes convergences, le 1er mai 2019 était une date très attendue socialement et politiquement. À Paris, cœur du pouvoir, le récit de cette journée folle s’est écrit au rythme des couleurs des manifestants : rouge, jaune, vert, aussi multicolore que toutes les causes représentées. Jusqu’aux brumes de lacrymos où se trouvait un cygne noir.


 

Depuis plus de 130 ans, le 1er mai est fêté dans une grande partie du monde. En France peut-être plus qu’ailleurs, la fête des travailleurs et travailleuses, plus communément appelée Fête du Travail, a joué un rôle important : sans la puissance de déploiement du mouvement ouvrier, impossible de concevoir le Front Populaire et ses avancées en 1936, et difficile d’imaginer des retournements politiques comme ceux de 1968. Mais pendant les décennies passées, la Fête du Travail a semblé devenir le reliquat de syndicats en perte de représentativité, jusqu’à ce que l’atmosphère politique l’ait comme remise au goût du jour. Dans la bataille du nombre et de l’image opposant le gouvernement aux mouvements sociaux, le 1er mai 2019 est apparu comme un moment névralgique, pour s’affronter et se compter. Qu’en a-t-il été ?

Dans un pays aussi centralisé que la France, il était primordial d’aller observer le déroulement de cette journée dans la capitale, là où tout proche du cœur du pouvoir, ce dernier se défend avec le plus de vigueur. Car c’est également à Paris qu’ont convergé des citoyens issus de toutes les villes et de toutes les causes. Leur masse, leur diversité, leurs témoignages et leurs actions ont nourri notre récit.

Boulevard du Montparnasse à Paris, aux alentours de midi le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Un jour pour toutes les causes : les couleurs de la convergence

Les syndicats et partis politiques traditionnellement porteurs du 1er mai, et les gilets jaunes, débarqués de manière fulgurante à l’automne dans le paysage des mouvements sociaux, s’étaient donnés rendez-vous ce jour pour une convergence historique. Alors que le cortège doit commencer à 14h30, nous découvrons dès midi sur le boulevard Montparnasse une foule déjà très compacte et animée. Sur les étages supérieurs du prestigieux hôtel Édouard VI, les caméras de télévision sont accueillies par des rafales de doigts d’honneur et de « BFM enculés » : dans la très politique bataille de l’image et de l’opinion, le divorce entre la foule et un certain nombre de chaînes d’information traditionnelles semble unanimement consommé.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de midi le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

« Comment peut-on faire une telle propagande à la macronie ? » s’indigne Michel, militant CGT transport et gilet jaune. Il est venu avec sa compagne Caroline, elle-même CGT santé et aussi porteuse d’un brin de muguet : « Voilà, comme ça, on a le rouge, le jaune et le vert la planète. On pense à nos enfants, nos petits-enfants, c’est inacceptable ce qui se passe en ce moment… » Michel renchérit : « Des fouilles comme on en a eues dans le métro aujourd’hui, des passagers que la BAC te sort manu militari des wagons… Il faut remonter à ce que mes parents ont vécu pendant la Seconde Guerre mondiale pour retrouver ça ! » Venus l’un et l’autre défendre une certaine conception du service public, ils déplorent le traitement médiatique qui est fait des gilets jaunes qu’ils ont rejoints à l’acte IV.

Michel et Caroline, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Prenant le boulevard du Montparnasse vers la tête de cortège située à l’est, on croit retrouver dans la myriade de drapeaux et pancartes qui peuplent le chemin, toutes les causes du monde : la justice sociale, bien sûr, mais aussi des défenseurs de la planète, des sans-papiers, des peuples opprimés, des féministes, des corses, des bretons et bien d’autres. Sur les trottoirs s’est dressée comme une ville dans la ville avec ses lieux de restauration et de convivialité, ses librairies aux ouvrages très politiques et ses points de rencontre. Le pari de la convergence est réussi : ce 1er mai 2019 est rouge et jaune. À l’angle du boulevard Raspail, au niveau de la station de métro Vavin, il devient également noir.

12h35 à proximité de la station Vavin le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

À midi et demi, alors que les forces de l’ordre venues en très grand nombre coupent l’accès à l’avant du cortège pas encore parti, isolant les stands des syndicats de ceux des gilets jaunes, une colonne de plusieurs centaines de Black Blocs remonte le boulevard du Montparnasse pour aller à leur rencontre. Le cortège ne doit démarrer que dans deux heures mais déjà sonne l’heure de la confrontation.

“Patriarcat Assasin”, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le défilé avant le défilé : la première bataille

La foule qui ne peut plus avancer se trouve alors regroupée de manière compacte à proximité du point de contact entre les CRS et les Black Blocs, tous casqués et drapés de leurs sombres couleurs. Chez les populations non-combattantes, on trouve des femmes et des hommes dans la force de l’âge comme des personnes apparemment beaucoup plus fragiles. La tension devient plus que palpable dans la nasse qui se forme. Autour de 13h00, les forces de l’ordre opèrent une première charge appuyée par des tirs importants de gaz lacrymogènes. Obligés de reculer contre le courant naturel de la foule, la plupart des manifestants fuient la zone de combat, la gorge et les yeux brûlés, en essayant tant bien que mal d’éviter des bousculades qui pourraient rapidement dégénérer. « Ils ont gazé la CGT ! Ils ont gazé la CGT ! s’écrie une petite dame. J’ai soixante-dix-sept ans et j’ai jamais vu ça, j’ai jamais vu autant de gaz ! »

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Alors que les street medics sont appelés en tous sens, certains manifestants se réfugient sous le porche d’un cinéma UGC qui dispose d’un renfoncement. Là affluent rapidement les personnes les plus fragiles, alors qu’à quelques mètres, les journalistes les mieux équipés observent de près les CRS et les Black Blocs se charger successivement : entre les jets de bouteilles, tirs de flashballs, et grenades de désencerclement, on n’y mettrait pas la main. Aux alentours de 13h45, un groupe important de personnes intoxiquées par les gaz arrive devant les portes du cinéma : « Les femmes et les enfants ! Laissez au moins entrer les femmes et les enfants ! » exige un des hommes qui accompagne les blessés, le visage écarlate. Comme le vigile refuse d’ouvrir, plusieurs hommes décident d’arracher la porte, dans une atmosphère surréaliste, et avec succès. Plusieurs dizaines de personnes s’y mettent finalement à couvert, respectant les lieux comme le demande le vigile qui craint pour son emploi.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 13h30 au cinéma UGC ©Catfish Tomei

C’est là que nous rencontrons Feré, migrant malien qui distribue La Voix des Sans-Papiers : « C’est mal ce qu’ils font, de gazer comme ça ! On nous empêche de défiler pacifiquement ! » Alors que beaucoup d’autres toussent, suffoquent, pleurent et lâchent quelques jurons sur les forces de l’ordre, l’homme nous raconte qu’il a rarement vu autant de monde un 1er mai : « Je suis arrivé en 2008 et j’ai fait toutes les Fêtes du travail. La préfecture, elle refuse de vous donner des papiers, même quand ça fait onze ans que vous êtes là, que vous travaillez et que vous faites tout ce qu’il faut ! » Alors qu’aux alentours de 14h30, le calme semble être revenu sur le boulevard du Montparnasse, les manifestants sortent après avoir aidé le vigile à remettre la porte arrachée et s’être assurés que tout le monde avait été évacué en bon ordre. Le défilé pouvait alors commencer.

Boulevard du Montparnasse, aux alentours de 14h30 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

 

De l’histoire ouvrière aux gilets jaunes : un 1er mai politique

Dans le cortège, on trouve tous les indices d’une convergence réussie. Il y a d’abord la réappropriation par les gilets jaunes de symboles de la lutte ouvrière : une de leurs pancartes vient ainsi commémorer la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891, dans le Nord de la France, qui avait vu périr de nombreux ouvriers sous le feu des forces de l’ordre. À de nombreuses reprises également, on voit apparaître des liens entre les luttes sociales et écologiques : « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » scandent ainsi les manifestants. Mais ce qu’on retrouve le plus souvent, c’est l’opposition totale à une galaxie d’adversaires politiques : Emmanuel Macron, le gouvernement, ou encore l’oligarchie des riches. Cette sensation d’unité face à un ennemi commun, on la retrouve dans le témoignage d’une syndicaliste de la FSU (Fédération Syndicale Unitaire), qui utilise sa camionnette pour bloquer les CRS : « Avec toutes leurs violences, les élites et leurs molosses ont réussi à nous mettre tous d’accord ! Qu’ils continuent à lâcher les chiens ! »

Boulevard Raspail, aux alentours de 15h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le rapport à la violence a d’ailleurs beaucoup évolué, jusque dans les rangs des street medics. René, médecin généraliste, qui les a rejoints à l’acte XI des gilets jaunes « celui où Jérôme a perdu son œil », raconte les débats qui traversent les secouristes de rue : « À l’origine, on est là pour soigner tout le monde. Mais il y a un certain nombre de mes coéquipiers qui ne veulent plus s’occuper des flics. Moi je soignerais n’importe qui, même Castaner s’il était blessé. Après, c’est dingue que je dise ça parce que je suis médecin, mais j’en viens à comprendre et même à soutenir les Black Blocks. Parce que je vois la déferlante de violence en face, et que ce sont eux qui prennent le choc pour les autres. »

Equipe de street medics le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Le cortège se poursuit sur le boulevard du Port-Royal et René nous explique également comment s’organisent les équipes de soigneurs : « Ça se passe de manière informelle, sur les réseaux sociaux. On se donne rendez-vous et on forme des équipes. Il y a des infirmières et infirmiers, des pompiers, des secouristes et, je le regrette, très peu de médecins. Je dirais que j’ai même honte du silence et de l’inaction de ma profession. Vous en avez beaucoup qui gagnent trente à quarante mille par mois, alors forcément… » La foule de manifestants poursuit son avancée, les bataillons de CRS continuent à couvrir les ruelles perpendiculaires aux axes principaux, et tout semble se dérouler relativement pacifiquement, si l’on excepte les noms d’oiseaux qui fusent. Et puis une partie de la foule emprunte la rue Jeanne d’Arc laissée libre et là, les choses basculent à nouveau.

Une manifestante, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

La bataille du cygne noir : histoire de la violence

La foule de manifestants, principalement des gilets jaunes et des non-syndiqués, finit son ascension de la rue Jeanne d’Arc pour retrouver sur le boulevard de l’Hôpital un puissant comité d’accueil. « Ils vont nous nasser » crient plusieurs manifestants, et rapidement, les Black Blocs vont au contact des forces de l’ordre. La foule poursuit sa route en direction de la place d’Italie et trouve sur son chemin le commissariat du treizième arrondissement : c’est là qu’ont lieu les affrontements les plus spectaculaires. Alors que le ciel se retrouve assombri par un nuage de lacrymogènes alimenté par des tirs de grenades incessants, les Black Blocs chargent à plusieurs reprises les forces de l’ordre à l’aide d’un charriot de défilé représentant un cygne noir. Symbole de ce qui survient de manière imprévisible avec des conséquences considérables, ce cygne noir n’est pas sans rappeler les phénomènes politiques du moment.

Rue Jeanne d’Arc, aux alentours de 16h00 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Cette bataille du cygne noir qui débute peu avant 16h00 voit le cortège à nouveau tronçonné par les CRS, et les manifestants sont progressivement repoussés en arrière et dans les voies secondaires, que d’autres boucliers venus à revers transforment rapidement en impasses. Depuis la rue Édouard Mannet, on peut voir les charges successives de part et d’autre, surplombées par des jets de pierres et de bouteilles de verre. Partout, des éclats de caoutchouc et des grenades viennent percuter les murs et les vitres de voitures. Les blessés, parfois des riverains et promeneurs surpris de se retrouver au cœur de la bataille, sont pris en charge par des street medics appelés en tous sens. Bientôt, les manifestants abandonnent le terrain et refluent vers le nord, à l’opposé de la place d’Italie.

Le cygne noir, boulevard de l’Hôpital, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

En quittant la foule vers 17h, comme arrivant dans un monde parallèle, on est surpris de retrouver en quelques rues les habitants de Paris qui vivent ici et là un quotidien bien normal si l’on excepte les allées et venues permanentes de fourgonnettes de police. Désormais loin du choc, on rencontre Paul, manifestant fortement engagé dans les protestations des dernières années. « Depuis la Loi Travail, il y a eu une explosion de la violence policière. C’est pas une confrontation au sens strict, car on est que du gibier. La spécificité de cette année, c’est qu’il y a eu d’autres défilés avec d’autres points de départ et d’arrivée. Le jeu du manifestant et du gendarme s’est fait dans différents endroits de Paris, beaucoup plus que l’an dernier et là, avec beaucoup plus d’échanges effectifs. Les voltigeurs fonçaient comme des personnages secondaires d’Easy Rider dans tout le quartier. Mais sur le cortège principal, c’était une version soft du dernier 1er mai où la BAC chargeait de manière ultra-violente pour faire des arrestations ciblées. Ils veulent moins passer pour des tarés qui arrêtent au hasard. »

Rue Mannet, aux alentours de 16h30 le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

Quand on demande à Paul le pourquoi de cette moindre violence, quelques hypothèses sont formulées : la préfecture a-t-elle revu sa copie pour mettre en œuvre la même stratégie de division du cortège à moindre coût ? Ou bien la plus grande visibilité médiatique de cette Fête du travail a-t-elle forcé le pouvoir à s’assagir ? Quoiqu’il en soit, alors que le dernier 1er mai avait été marqué par les exactions d’Alexandre Benalla et de Vincent Crase, marquant une forme de toute-puissance du pouvoir, force est de constater qu’un an après, le 1er mai 2019 consacre la fin définitive de l’état de grâce d’Emmanuel Macron. Le gouvernement a trouvé aujourd’hui une opposition populaire plus soudée encore par cette journée qui fut multicolore.

“Benallaversaire”, le 1er mai 2019 ©Catfish Tomei

 

Reprendre l’ascendant idéologique pour déconstruire le vieux monde

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CC0 Domaine public – Think outside of the box

Nous allons nous aventurer dans une réflexion – assurément contestable – mais qui touche du doigt, nous semble-t-il, une réalité de notre époque. Nous vivons de plein fouet la crise politique qu’engendre l’individualisme des égos. Cette crise tient tout d’abord du paradoxe puisqu’elle se manifeste elle-même à travers un rejet des égos du personnel politique comme intellectuel. Ce rejet se traduit parfois par l’abstention.


La capacité de l’individualisme à forger des esprits critiques, sinon allergiques, à toutes formes d’incarnation matérielle d’une idéologie ou « mystique » collective – qu’elle soit alternative, révolutionnaire, critique ou même conforme à l’idéologie dominante – tient peut-être aussi de notre histoire et des dérives du pouvoir dont elle recèle. En s’emparant de la chute de l’URSS via l’image symbolique de la chute du mur de Berlin en 1989, Francis Fukuyama, universitaire américain, affirme que nous assistons à cette époque à la « fin de l’Histoire »1 et surtout par extension, à la victoire des démocraties libérales et de l’économie de marché face à toute autre structuration, notamment communiste ou socialiste d’une société. Ce discours a d’ailleurs servi les nombreux occidentaux néo-libéraux, partisans de la construction de l’Union Européenne et notamment Alain Madelin déclarant en 1992 à Chalon-sur-Saône : « Le traité de Maastricht agit comme une assurance-vie contre le retour à l’expérience socialiste pure et dure. »

Pourtant, loin s’en faut, ce n’est pas la fin de l’Histoire : de nombreuses critiques sont formulées, sans qu’elles parviennent pour le moment à se matérialiser au sein d’un groupe social unifié, au sein d’un appareil politique stable. En attendant, nous constatons un affaiblissement de l’idéologie communiste à la française, de son parti, mais surtout, des institutions qu’elle a créées, celles-là même qui forgent encore aujourd’hui une partie de notre socle social. Du fait de cette fin de l’Histoire, nous devrions donc nous empêcher de penser/panser le communisme, de se saisir de maintes alternatives dont il a été l’initiateur ? Quotidiennement, ne trouvons-nous pas aux vicissitudes du capitalisme bien des excuses ? Dès lors nous sommes en droit de nous demander : le peuple français souhaite-t-il réellement ce démantèlement ?

Une idéologie, dominante ou non, instituée ou non, implique d’être partagée de manière collective et souvent massivement. Par les temps qui courent, il existe tant et plus de moyens de partager ses idées, de construire une idéologie et d’émettre des critiques, qu’il devient difficile de croire en l’apparition d’une grande « masse » du peuple français, descendant dans la rue, investissant l’espace public et ce pour défendre un bouquet d’idées homogènes. Après 40 ans de « psychologie positive », de recherche du bonheur intérieur, de développement personnel où la responsabilité individuelle est la seule explication rationnelle à sa condition d’existence, comment pourrions-nous encore y croire à l’ère de l’individualisme ?2

Autre effet de cet individualisme des égos, d’autant plus au sein des classes sociales supérieures ou les professions intellectuelles, il y a là – très précisément – un réflexe critique systématique que nous voudrions expliciter: en s’attachant avant même d’adhérer à une idéologie, à la déconstruire, à pointer du doigt ses contradictions, à discourir sur ses éventuels risques, nous nous privons de possibles, d’ouvertures, de renouveaux. Ce travail critique, nécessaire et bien des fois salutaire, apparaît donc contre-productif lorsqu’il se met au service d’un déjà-là, d’un déjà-vu inculqué comme un indépassable, un « insurmontable ». Effet pervers d’une « scientificité froide » enfermant toutes les aspirations qu’une idéologie balbutiante encore non instituée, peut engendrer.

Avant même qu’une nouvelle représentation du monde ou de la légitimité ait été mise en place théoriquement et politiquement, elle est déjà vouée aux gémonies. Encore fût-elle renvoyée à ses impensées, ce serait constructif ! Mais non elle est tout bonnement rejetée. Sans vergogne on crie haro sur ses contraintes son inconstitutionnalité et ses limites ! Pourtant ce nouveau-né théorique, cette nouvelle esquisse du collectif, quelles qu’en soient ses imperfections constitue bien, au commencement, la seule démarche possible si nous souhaitons édifier, pas à pas, une organisation matérielle aussi viable qu’audacieuse. Structure qui ultérieurement, soyons-en certains, sera prompte à combler ses impensées via des choix collectifs.

Pour mettre fin à l’idéologie dominante du capitalisme, les risques autoritaires du passé nous tétanisent. Tel un garde-fou, nous adoptons un mécanisme (sain ou non, telle est la question) que nous nommons ici « scientificité froide ». Cette scientificité paralysante nous remplit malgré nous d’un égo qui se défie de tous les au-delà. Que cette scientificité froide et ce réflexe critique existe et puisse être bénéfique, soit. Pourtant, il nous semble important de comprendre que l’idéologie dominante s’accommode parfaitement de ce mécanisme, car il la consacre comme seul principe de réalité possible, ou en tout cas, permet d’en prolonger sa durée. L’individualisme des égos sert donc l’immobilisme. Ce faisant, combien de penseurs critiquent dans le même temps capitalisme et communisme ? Cela n’amène pour autant à court terme qu’un effet palpable: la perpétuation de l’ordre actuel du capitalisme et la déconstruction d’une alternative décredibilisée, souvent par le prisme d’un risque de dérives autoritaires, de restrictions de « libertés individuelles », notamment celle d’entreprendre.

« Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques. […] Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français. »

Le XXIème siècle et ses multiples crises nous met pourtant face à la nécessité de passer un cap, de nous émanciper enfin du « scrupule » des dérives autoritaires soviétiques par exemple. Cela nécessite aussi d’être plus offensif en coupant court aux préjugés véhiculés par certains commentateurs médiatiques. Ces derniers n’ont de cesse d’alimenter des références ou des comparaisons rocambolesques aux figures des mouvements latino-américains, à toutes incarnation politique revendiquant une sortie du néolibéralisme, de l’économie de marché. En tentant d’effrayer une masse occidentale souvent mal-informée sur ces sujets, leur stratégie discursive tend à renvoyer uniquement aux personnages comme Chavez, Bolivar, Castro et consorts à l’imagerie révolutionnaire, sinon autoritaire, sans pointer du doigt d’autres aspects fondamentaux de leurs politiques. Pourtant, en France, nous avons les armes idéologiques et des faits historiques à mettre en lumière afin de ne pas tomber dans ces anathèmes irrationnels. Nous pourrions partir, par exemple, de l’héritage que nous laisse les communistes français.

Si les grévistes du Front Populaire ont obtenu des avancées sociales, c’est parce qu’ils étaient des millions dans la rue avec des objectifs politiques clairs, inspirés directement d’idéologies prêtes à questionner notre façon de concevoir le travail, prêtes à interroger la valeur ajoutée et son appropriation, la vie en société, prêtes à redéfinir les responsabilités citoyennes. Ces idéologies en somme se proposaient de réécrire le contrat social, à redessiner la voie de la coexistence. Pour ce faire, elles remettaient en cause les fondements de l’idéologie dominante et notamment la puissance de l’État. En 1946, on retrouve cette aspiration à un renouveau au sortir de la seconde guerre mondiale chez les syndicalistes et communistes révolutionnaires, lorsqu’ils instituent la sécurité sociale, le statut de la fonction publique et des électriciens et gaziers, au grand dam des gaullistes, du MRP, de la SFIO.

Est-il nécessaire de rappeler le contexte économique et l’état des infrastructures au sortir de la guerre ainsi que la durée de la journée de travail ? Cette capacité à penser l’émancipation de l’individu, la création d’une autre société, la construction de nouveaux horizons est d’autant plus remarquable qu’elle s’observe dans un contexte de guerres, d’impérialismes, d’aliénation au travail. Aujourd’hui la survie économique engendrée par l’emploi contraint et les temps qu’il confisque – mettons de côté l’épanouissement qu’il peut procurer individuellement – ne permet pas encore d’exercer convenablement sa citoyenneté. En effet, refonder ou construire des institutions sur la base de nouveaux rapports sociaux établis collectivement, à l’échelle locale ou nationale, cela prendra nécessairement du temps et beaucoup d’énergie.

Voilà à quoi nous a mené la construction progressive de « l’individualisme des égos ». Cette caractéristique auxiliaire de l’individualisme nous volent d’emblée les potentiels way-out, les échappatoires au système en place. Dès lors il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui les hérauts d’un nouveau monde, les personnalités de premier plan qui font montre pourtant d’un courage exemplaire en exprimant au grand jour l’idée d’une autre hégémonie, l’idée d’un autre possible collectif, soient l’objet des critiques les plus virulentes. Les gilets jaunes sont une incarnation de la nécessité d’un coup de balai, mais dont les tenants de l’idéologie dominante récusent toute légitimité. Et nous le savons, si les gilets jaunes courent bien des risques, le plus grand péril auquel ils font face reste cette scientificité froide, méthodique, qui s’échine à désarmer toute volonté d’émancipation collective, y compris, parfois, dans les rangs de leurs sympathisants. Aussi doivent-ils absolument faire le lien entre leur condition d’existence et l’idéologie néolibérale. Nous pensons que la plupart d’entre eux ont déjà fait ce chemin ; en atteste la volonté de changer les institutions, d’instituer une assemblée constituante, une démocratie plus directe en faisant entrer des sujets dans l’agenda politique par l’intermédiaire du référendum d’initiative citoyenne.

L’enjeu, ici, est d’aider à construire une nouvelle idéologie qu’il faudra dotée un jour prochain de forces politiques, syndicales et associatives, forces issues du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cet enjeu est plus que nécessaire à l’heure de l’urgence environnementale et de l’accumulation de richesses faramineuses. Une contre-hégémonie politique et culturelle, structurée par des arguments empiriques, reste à construire avec confiance et détermination, en acceptant, parfois, le risque que peut représenter l’inattendu, l’incertain. Pour cela, les citoyens, mais aussi les intellectuels se réclamant de cette contre-hégémonie, ayant leur part de responsabilité dans sa fondation, ont tout intérêt à analyser les différentes strates et composantes qui instituent l’état de fait actuel, pour penser un nouveau contrat social, redéfinir ce qui fait valeur ou non dans nos vies et dans nos sociétés. Un des éléments clés à interroger nous semble être notre rapport au travail et son utilité dans la société, au-delà de son sens et sa forme nécessairement hétérogènes, mais surtout la répartition de ses fruits et de sa création de richesse, de la possession des moyens de production etc.

Et pourquoi pas, pour point de départ, se saisir de ce qui a déjà été tenté en France et qui ne semble pas faire hurler dans les chaumières : la prolongation et la continuité de la sécurité sociale comme solution à l’émancipation collective. Nous devrions décorréler son financement du seul productivisme et de l’emploi c’est à dire des seuls revenus du travail salarial. Nous devrons aller chercher ses financements vers les profits et leur capitalisation privée servant à leur propre reconduction et leur extension. En construisant des bourses du travail et des caisses de salaires socialisées, ne pourrions-nous pas reprendre la main sur ce qu’est le travail ? Car d’autres formes sont à valoriser, celles engendrant des externalités sociales substantiellement positives, locales ou non, diminuant le coût de certains faits sociaux fortement dommageables : dépression, suicide, burn-out, solitude, perte de sens, isolement de personnes âgées et/ou en situation de handicap, anomie… Des thèmes relativement proche d’une institution que nous connaissons et dont les fonds par un éventuel surplus de cotisations, pourraient d’autant plus rembourser ces activités, pour enfin donner un salaire décent à tous les travailleurs sociaux, de santé, de soins et d’accompagnement en tout genre, à qui nous ne rendons jamais assez hommage.

Moins d’État, plus de sécurité sociale. Moins d’impôts, plus de profits collectivisés grâce au système de cotisations. Inventons des organisations politiques et économiques vertueuses. Inspirons-nous de notre histoire, de Louis Blanc et ses ateliers sociaux. Ces organisations seraient nécessairement populaires puisqu’elles seraient participatives, inclusives et démocratiques. Mais d’autres arguments offensifs peuvent encore nous pousser plus loin dans la capacité à saper les bases stratégiques de l’idéologie néolibérale.

https://www.google.fr/search?tbm=isch&source=hp&biw=1536&bih=742&ei=bMQLXYqzA4HTwQLOyIXgCQ&q=Louis+Blanc&oq=Louis+Blanc&gs_l=img.3..0l10.404.2145..2388...0.0..0.307.2891.2-11j1......0....1..gws-wiz-img.....0.hLUluceGHm8#imgrc=yYqU21pAAIIGkM:
“Portait de Louis Blanc”. Photo Etienne Carjat

Ils peuvent être tirés premièrement, de l’enseignement de notre héritage politique français, notamment des ministres communistes de 1946 : l’assignation d’un salaire, non pas à un poste de travail, mais à la personne, en fonction de ses qualifications reconnues automatiquement par l’État. D’autres encore, émanant de réflexions plus actuelles peuvent porter sur la régulation des problématiques rencontrées au sein des espaces de travail de notre époque (l’entreprise n’étant pas le terme le plus adéquat à l’ensemble des possibles relations de travail, en fonction de comment nous le considérons).

 

«Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste.»

Pensons d’abord à la limitation des écarts de salaire dans une même entreprise ou la création et l’autogestion par les travailleurs de caisses de salaire, vers lesquelles les employeurs privés devraient verser le salaire net, ainsi que l’ensemble des cotisations patronales et salariales. Sans oublier la possibilité – qui sera sans doute conspuée – d’augmenter les cotisations sur les bénéfices et non plus que sur les salaires, transférant celles-ci du seul « coût » du travail vers celui du « coût » du capital. Une solution pour éviter la rémunération indécente des actionnaires ? Plus l’on empoche, plus l’on prélève des cotisations. Ce procédé ne permettrait-il pas de de considérablement baisser le coût de la masse salariale ? Ces solutions ne permettraient-t’elles pas notamment de rééquilibrer les écarts de salaire pouvant exister entre différents secteurs d’activité ? Mais surtout, l’objectif est de reprendre possession des fruits et de la valeur véritable de notre travail réel.

Tout ordre social est construit sur une idéologie. Victime de notre temps, l’idéologie capitaliste s’est glissée partout, dans les moindres cavités cérébrales et elle s’attache à vouloir annihiler toute remise en question écologique, socialiste ou communiste. Elle dévoie le sens originel des luttes et des aspirations sociales et s’approprie subrepticement les renouveaux qui éclosent des citoyens, notamment dans le numérique, mais aussi dans certains pans de l’économie sociale et solidaire. Pourtant, à l’heure des entreprises du numérique, dont le chiffre d’affaire et les taux de croissance font pâlir les anciens dirigeants du secteur industriel, la part de la valeur ajoutée pourrait être largement ponctionnée en cotisation sociale sans aucun effet sur la capacité de l’entreprise à rémunérer correctement les salariés.

Ce chapelet d’idées nous le croyons est significatif : si nous avons de la volonté, nous nécessitons maintenant d’idéologues et de scientifiques éclairés, afin de structurer une pensée ambitieuse prompte à combattre au quotidien « l’individualisme des égos », à nous dessiller les yeux. Nous devons ré-enchanter le politique sur le fond comme sur la forme, notamment après avoir totalement cerner ses rouages actuels, comme l’a fait Juan Branco dans son ouvrage Crépuscule. Nous nous devons de servir l’Homme : son identité, son altérité, son avenir. La seule critique très superficielle de la politique politicienne et des égos des figures politiques n’est pas suffisante pour inverser le rapport de force qui est à l’œuvre. Surtout lorsqu’elle est proférée par des personnes dont l’intérêt n’est que de réconforter leur propre égo.

Bien que de nombreux philosophes aient polémiqué entre les siècles sur la nature de l’homme – en tant qu’être profondément seul ou individualiste (Pascal), ou à l’opposée, comme animal social (Aristote) -, force est de constater que l’appropriation de ces différentes conceptions servent de piliers aux idéologies façonnant notre monde social et l’instauration de certaines valeurs dominantes. L’individualisme a moins pour effet d’arracher ou de gommer tout individu à une quelconque identité collective que de mettre un point d’honneur à se détacher de ses semblables par une quelconque distinction, somme toute infime, sinon insignifiante. Cela permet d’affirmer ou faciliter la mise en place d’un système de démarcation de l’autre, le plaçant en concurrence avec notre propre identité. Par exemple, la relation que l’Homme entretient à son apparence vestimentaire est symptomatique de cette distinction, laissant proliférer un certain nombre d’industrie confortant ce désir de ne pas être comme, ou être mieux que tout le monde. De même, le mythe de la méritocratie a cet égard dans le secteur éducatif s’est très bien accommodé de ce soucis de s’élever au-dessus de sa condition, confortant aujourd’hui un mécanisme d’entre-soi et de distinction quasi-assumée sur le prestige d’avoir étudier au sein de tels ou tels établissements ainsi que le fameux clivage public / privé ou grandes écoles / universités.

Alors, après 40 ans de néolibéralisme et la promotion d’une vision de la société comme étant la somme d’individualités, peut-être est-il temps, de nouveau, d’affirmer une autre manière de penser, à l’heure où existe une volonté populaire de se saisir d’un signifiant collectif – le gilet jaune -, d’un sentiment de communauté de destin et de but : renverser un ordre politique jugé à bout de souffle. Au début, le collectif sera peu nombreux, mais les autres suivront, soyons-en sûr.

  1. https://www.atlantico.fr/decryptage/1605307/25-ans-apres-la-fin-de-l-histoire-francis-fukuyama-maintient-c-est-bien-la-fin-alexandre-delvalle-eric-deschavanne
  2. Lire Happycratie, Comment l’industrie du bonheur à pris le contrôle de nos vies, Eva Illouz et Edgard Cabanas, 2018