« Hillary Clinton 2.0 » : comprendre le désastre Harris

Kamala Harris - Le Vent Se Lève

Kamala Harris a voulu rejouer la campagne de 2016, et mimer la stratégie de Hillary Clinton. Pour un résultat identique. Son refus de porter des mesures de redistribution sociale lui a coûté les voix de nombreux travailleurs. Sa défense de la production pétrolière record des États-Unis a découragé les mouvements écologistes. Sa promesse de renforcer « l’armée la plus létale du monde » et son soutien aux crimes du gouvernement israélien ont, quant à eux, détourné les électeurs progressistes du Parti démocrate dans les « swing states ». Par Luke Savage, traduction Alexandra Knez.

Durant la campagne, les démocrates ont ressassé de belles formules issues des années 1990 : éloge du bipartisme, appel au « pragmatisme », rejet explicite de l’idéologie en faveur de « solutions » vaguement définies. Ils se sont délestés d’engagements fondamentaux, tenant un remake hasardeux de la stratégie de Hillary Clinton en 2016 qui a fini en échec cuisant. Figure de proue de l’establishment californien et vice-présidente en exercice, Kamala Harris n’allait sûrement pas jouer la surenchère à gauche. Pourtant, le retrait de Joe Biden a offert au parti une occasion en or de se présenter sur la base d’un programme de renouveau.

Comme on pouvait s’y attendre, l’entrée surprise d’une jeune candidat dans la course a généré une manne de financement et un sentiment d’enthousiasme palpable. Surtout, la participation inattendue du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, a même soulevé l’espoir d’un virage en faveur des classes populaires. Comme l’observe Branko Marcetic dans Jacobin, le slogan de Harris « Nous ne retournerons pas en arrière » suggérait non seulement un rejet de Trump, mais aussi une rupture avec les deux dernières années, hautement impopulaires, de la présidence Biden.

Au moment de la Convention Nationale Démocrate (DNC) d’août, il est devenu toutefois évident que la campagne de Kamala Harris allait plutôt s’inscrire dans la continuité – dans le ton, la substance et la stratégie – de celle de Hillary Clinton en 2016. La DNC, bondée de célébrités, a multiplié les louanges à l’égard des solutions technocratiques aux problèmes économiques et sociaux : partenariats public-privé, déductions fiscales pour les petites entreprises, effacement de la dette médicale du credit score (dossiers de crédit) des citoyens etc. Dans l’incarnation, elle marquait à la fois une rupture avec les aspects les plus progressistes de la présidence Biden, et une continuation avec les aspects les plus rejetés de cette même présidence.

Il suffit pour s’en convaincre de considérer la manière dont la question de Gaza a été traitée par Kamala Harris. Tout au long de sa campagne, elle a rejeté toute prise de distance, même rhétorique, avec la Maison Blanche. Elle a réitéré à maintes reprises son soutien à la campagne de nettoyage ethnique menée par l’extrême droite israélienne. Une posture qui, selon les sondages, a entravé de manière significative la participation des jeunes électeurs des États clés tels : le Michigan, l’Arizona, la Géorgie et la Pennsylvanie.

Dans une attitude qui fait fortement écho à Hillary Clinton, la campagne Harris/Walz a délibérément contrarié l’aile la plus progressiste des démocrates, vantant le bipartisme et s’adressant avec effusion aux conservateurs. Interrogée au début du mois sur sa différence d’approche avec Joe Biden, Harris n’a pas pu nommer une seule décision qui la distinguerait du président en exercice… hormis la nomination d’un républicain à son cabinet. Ayant chaleureusement accueilli le soutien de l’ancien vice-président républicain (et adepte de la torture) Dick Cheney, Harris a également affiché le soutien de dizaines d’anciens collaborateurs de Ronald Reagan, George Bush, John McCain et Mitt Romney.

Dans le cadre des mêmes efforts visant à séduire des républicains modérés imaginaires, Harris a martelé son « pragmatique » et son opposition à « l’idéologie ». elle a évoqué son amour des armes à feu et s’est engagée à maintenir « l’armée la plus létale du monde » entre les mains des États-Unis. En termes programmatiques, cela s’est traduit par une série de virages à droite sur tous les sujets.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible.

Reniant son opposition à la fracture hydraulique, Harris vante aujourd’hui les mérites d’une production pétrolière record. En matière de santé, sa principale promesse – « faire des soins abordables un droit et non un privilège en élargissant et en renforçant la loi dite “Affordable Care Act” » – se révèle être un faux-fuyant dénué de sens.

La campagne démocrate de 2020, du moins, avait tendu la main à l’aile gauche du parti. En 2024, cette dimension était à peine perceptible. Harris a bien défendu l’élargissement du Medicare pour les personnes âgées, un soupçon de politique industrielle pro-syndicale et l’extension du crédit d’impôt pour chaque nouveau-né. Mais son programme était nettement moins ambitieux que celui de Joe Biden en 2020.

Après un bref interrègne, les démocrates ont renoué avec leur tendance historique à s’appuyer sur les propriétaires, les cadres et les diplômés, plutôt que les travailleurs. Une approche qui avait démobilisé de nombreux électeurs dans les swing states en 2016.

La victoire inattendue de Donald Trump il y a huit ans s’était expliquée par une stratégie peu orthodoxe d’attaques populistes contre les élites du Beltway, mais aussi d’attaques sélectives contre les dogmes du marché traditionnellement adoubés par les républicains. Comme l’a observé le politologue américain Corey Robin en 2018 : « La critique de la ploutocratie par Donald Trump, sa défense des acquis et sa dénonciation des fractures causées par le libre échange ont compté au nombre des innovations rhétoriques les plus notables de sa campagne. ».

Arrivé au pouvoir avec un projet prétendument révolutionnaire en main, Trump a rapidement renoué avec un programme républicain plus conventionnel. L’adhésion supposée de Trump à une inflexion étatiste, hormis sur les enjeux commerciaux, a rapidement cédé la place à des réductions d’impôts et déréglementations en cascade.

En 2024, Trump était privé de son aura d’outsider. Sans surprise, il a compensé cette lacune en redoublant ses attaques contre les immigrés, promettant « le plus grand effort de déportation de l’histoire de notre pays » et suggérant que la criminalité des immigrés est génétique. On mentionnera également des discours d’incitation à la violence raciale (avec l’appui de son colistier JD Vance) contre une petite communauté d’Haïtiens de l’Ohio.

Toujours aussi déséquilibré , le mouvement Make America Great Again (MAGA) n’a pas été en mesure de discipliner ses éléments conservateurs les plus impopulaires. Une limite particulièrement évidente sur la question du droit à l’avortement. Depuis l’invalidation (extrêmement impopulaire) de l’arrêt Roe v Wade par la Cour suprême des États-Unis, un déluge de projets de loi anti-choix s’est abattu au niveau de chaque État. Ce boulet électoral a sans doute coûté aux républicains un triomphe aux élections de mi-mandat en 2022.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains seront confortés dans leurs choix. Les démocrates estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Rien ne permet de penser que les responsables des deux partis impulseront un changement de direction. Les républicains, qui ont remporté un succès inattendu à grand renfort de théories conspirationnistes, seront confortés dans leurs choix. Les démocrates, quant à eux, estimeront sans doute qu’ils ne se sont pas assez déplacés vers la droite.

Aucune éclaircie ne poindrait à l’horizon si l’on ignorait les mouvements d’opinion au sein de la population américaine elle-même. Les dernières années ne l’ont pas rendue plus conservatrice – bien au contraire. Profondément insatisfaits de leurs dirigeants et du système politique en général, les Américains soutiennent massivement le remplacement du collège électoral par un simple vote populaire. Ils rejettent catégoriquement les pressions exercées par les républicains pour restreindre le droit à l’avortement et sont largement favorables au remplacement du dispositif américain de santé par un modèle socialisé. Ils sont de plus en plus nombreux à rejeter les bombardements sur Gaza, et s’opposent à ce que leur gouvernement continue d’armer la machine de guerre israélienne.

Les sondages révèlent que le public américain se situe à la gauche des deux partis sur les questions d’imposition et de redistribution, qu’une majorité est favorable à l’augmentation du salaire minimum et que plus des deux tiers voient d’un bon œil le renouveau actuel du mouvement syndical américain. Les auteurs d’une récente étude de l’Académie américaine des arts et des sciences le confirment : les Américains perçoivent l’économie comme accaparée par les riches et les puissants – et estiment que trop peu a été laissé aux travailleurs.

Le système politique américain semble verrouillé, mais des raisons d’espérer subsistent. Le renouveau, dans tous les cas, ne viendra pas d’un establishment démocrate qui a voulu mimer le Parti républicain dans ses pires penchants néolibéraux et militaristes.


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« Grâce à notre grève, 27 milliards de dollars ont été rendus aux travailleurs » – Entretien avec Shawn Fain, leader de l’UAW

Shawn Fain, leader de l’UAW. © Joseph Edouard

Leader du syndicat United Auto Workers (UAW) et ancien électricien chez Ford, Shawn Fain est devenu l’incarnation du renouveau du syndicalisme aux Etats-Unis. L’automne dernier, il a lancé une vaste grève contre les trois géants américains de l’automobile (General Motors, Ford et Chrysler/Stellantis), qui a abouti à de grandes victoires, jusqu’à 150% d’augmentation de salaires pour certains travailleurs. Dans cet entretien fleuve, il nous raconte sa bataille pour prendre le contrôle du syndicat à une élite corrompue, la façon dont il a organisé la grève pour infliger le maximum de dégâts aux constructeurs en faisant perdre le moins de salaire possible aux ouvriers ou encore son positionnement sur l’élection présidentielle américaine. Interview.

Le Vent Se Lève – Vous avez été élu président de l’UAW en mars 2023. Votre campagne a suscité un fort intérêt car elle visait à renverser une équipe marquée par la corruption et sa proximité avec le patronat du secteur automobile. Pouvez-vous revenir sur la façon dont vous avez mené cette campagne, jusqu’à votre victoire ?

Shawn Fain – Cela fait plusieurs décennies que des membres de l’UAW cherchent à réformer le syndicat. Avant l’élection de ma liste, il existait une instance appelée l’Administration Caucus, qui contrôlait les conventions et le message du syndicat. Lors des conventions, chaque syndicat local envoyait des représentants, puis l’Administration Caucus s’assurait du soutien de suffisamment de délégués en leur faisant différentes promesses, notamment en matière d’attribution de postes. Le syndicat était donc cadenassé par la cooptation et la peur et l’opposition n’avait jamais de vraie possibilité de gagner.

Suite à un scandale de corruption impliquant certains dirigeants du syndicats, de nombreux militants ont voulu mettre fin à cette gestion et ont fondé le UAWD (Unite All Workers for Democracy) début 2022. Nous savions que la seule solution pour gagner était d’obtenir des élections directes pour nos dirigeants nationaux, afin que les délégués ne puissent plus être cooptés. Nous avons donc d’abord mené campagne autour du slogan « un membre, un vote » et réussi à faire adopter cette résolution, alors que nous ne sommes qu’un petit millier à l’UAWD, sur un million de membres au total (dont plus 400.000 actuellement employés, le reste étant à la retraite, ndlr).

« Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je serai en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises. »

Si nous n’avions pas obtenu cette élection directe, je ne serai sans doute pas là aujourd’hui, mais plutôt en train de me taper la tête contre les murs en espérant que nos leaders se battent pour nous. Nous serions encore un syndicat contrôlé par les entreprises, avec des conquêtes très médiocres. Nous n’aurions pas réussi à nous implanter au sein de Volkswagen et nous n’aurions pas mené de grève.

J’ai ensuite proposé ma candidature à l’UAWD et cherché des collègues pour monter une liste. Ça n’a pas été simple car beaucoup de travailleurs avaient peur des représailles de l’Administrative Caucus s’ils se présentaient. Nous avons toutefois réussi à rassembler des travailleurs de tous les secteurs. L’UAW n’est pas seulement un syndicat d’ouvriers automobiles, mais aussi de travailleurs dans les casinos, l’éducation, les soins de santé, les pièces détachées, l’agriculture, la défense, etc. Cette diversité de l’UAWD a été une grande force, cela fut décisif pour renverser un establishment aux commandes depuis 80 ans.

Tout au long de la campagne, j’ai beaucoup compté sur les réseaux sociaux pour toucher les membres, car je ne pouvais pas voyager comme le faisait l’ancien caucus, qui se déplaçait à travers le pays avec les fonds du syndicat. Nous avons organisé quelques déplacements durant nos congés pour rencontrer les travailleurs à la sortie des usines, mais on s’est souvent fait chasser ! Nous nous sommes donc beaucoup appuyés sur des plateformes comme Facebook Live pour interagir avec le maximum de membres.

LVSL – Une fois parvenu à la tête du syndicat, quelles ont été vos premières actions, notamment pour démocratiser son fonctionnement ? Comment s’est préparée la grande grève de l’automne 2023 ?

S. F. – J’ai été investi le 26 mars 2023. Le lendemain, nous avions une convention avec de nombreux délégués. Je n’avais aucune info, absolument rien. J’ai vu comment l’ancien caucus contrôlait tout : Ils avaient des employés qui leur étaient fidèles stratégiquement disposés dans la salle pour régir qui pouvait parler et quelles questions étaient posées. Dès le premier jour, j’ai exigé que le personnel quitte la salle et que les délégués élus par nos membres puissent s’exprimer librement, sans être interrompus ou manipulés. Cela n’a pas été simple, mais ce fut une première étape indispensable pour rétablir un vrai fonctionnement démocratique.

Nous avons alors immédiatement abordé notre volonté d’organiser une grève contre les « Big Three » (expression désignant les trois principaux constructeurs automobiles américains, à savoir General Motors, Ford et Chrysler, désormais intégré au groupe Stellantis, ndlr). Là encore, notre méthode a différé de celle de l’ancienne direction. Dans le passé, toute campagne était entièrement contrôlée par la direction du syndicat, aucun rassemblement ne pouvait se faire sans son approbation. Plutôt que de tout contrôler, nous avons demandé aux membres d’organiser eux-mêmes des premières actions, qu’il s’agisse de piquets de grève ou de rassemblement de soutien avec des t-shirts aux couleurs de l’UAW. Nous espérions organiser 14 événements sur deux mois, nous en avons eu 140 ! 

Rassemblement de soutien à la grève de l’UAW en 2023. © Free Malaysia Today

Cet engouement prouve à quel point nos membres veulent s’impliquer, se battre et s’exprimer. D’autre part, il illustre ce que peut accomplir un syndicat véritablement démocratique, plutôt que dominé par un petit groupe au sommet qui donne des ordres. Certes, ce travail est toujours en cours, il y a toujours des membres de l’ancienne direction au sein de l’UAW, mais notre objectif reste de donner le pouvoir aux membres.

Nous cherchons constamment à mettre les membres au cœur de nos actions. Nous voulons qu’ils apparaissent dans des vidéos, qu’ils prennent la parole pour décrire leur vie, et non que seule une poignée de dirigeants ne s’expriment en leur nom. Ce fut notre ligne de conduite lorsque nous avons lancé les négociations avec les « Big Three », puis durant la grève. Nous la poursuivons aujourd’hui dans nos actions pour syndiquer de nouveaux sites et d’autres entreprises et dans notre investissement dans la campagne électorale pour faire battre Donald Trump.

LVSL – Venons-en à la grève de l’automne dernier. Celle-ci a fait la une aux Etats-Unis, notamment à travers vos discours sur Facebook Live sur les salaires indécents des PDG, qui ont galvanisé de nombreux Américains. Comment cette grève s’est-elle organisée concrètement ?

S. F. – Notre communication a en effet été un grand atout durant cette grève. Pendant des décennies, l’UAW avait un service de relations publiques qui n’était que dans la réaction aux crises et pas dans l’offensive. Nous avons changé cela, à travers une stratégie axée sur la transparence : nous parlons des faits et nous expliquons les enjeux à nos membres. Dans le passé, la direction appelait à la grève sans que les travailleurs ne sachent vraiment pourquoi ils devaient se mobiliser. A l’inverse, nous avons commencé par fédérer nos membres autour de nos revendications.

« Nous sommes partis de faits concrets : les “Big Three” ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. »

Nous sommes partis de faits concrets : les « Big Three » ont gagné 250 milliards de dollars au cours de la dernière décennie, les salaires des PDG ont augmenté de 40% en quatre ans, tandis que ceux des travailleurs reculaient. Ces chiffres sont devenus un cri de ralliement pour nos membres. Notre stratégie de communication a réussi à créer un immense mouvement de solidarité parmi les travailleurs, et cela a renforcé leur détermination. Les membres étaient prêts à se battre, car ils avaient été lésés depuis bien trop longtemps.

Les Facebook Lives, c’était ma manière de communiquer directement avec les membres. Dans le passé, le président du syndicat était souvent un homme en costume qui donnait des conférences de presse caché dans son bureau, entouré d’une équipe de communicants ; iI était impossible de l’approcher. Je voulais que les membres puissent interagir directement avec moi. C’est pour cela que je me suis rendu sur de nombreux piquets de grève et rassemblements de soutien aux grévistes. Les lives ont permis de diffuser cela partout, et à des gens de Californie ou de Floride de me poser une question même si j’étais à Detroit.

Cette stratégie nous a donné un vrai pouvoir de négociation. Nous avons souvent eu plus de 70.000 personnes connectés sur nos lives et les chaînes comme CNN les retransmettaient. Cela a porté notre lutte sur la scène nationale et internationale et fait peur aux patrons. À chaque fois, cinq ou dix minutes avant que je passe en direct sur Facebook, je recevais des appels de PDG prêts à céder. C’est par exemple comme ça que nous avons obtenu l’engagement de la PDG de General Motors, Mary Barra, sur le maintien de la production de batteries électriques dans une usine de l’Ohio et l’amélioration des salaires et conditions de travail des salariés du site.

LVSL – Au-delà de la communication, qui était effectivement très bien rodée, c’est aussi votre stratégie de grève, avec des annonces surprises de blocage de nouveaux sites, qui a désemparé les PDG des « Big Three ». Comment vous êtes-vous organisés pour infliger un maximum de perturbation aux constructeurs automobiles, tout en faisant perdre le moins de salaires possibles à vos membres ?

S. F. – Lorsque nous avons atteint la date limite de la grève le 14 septembre 2023 (aux Etats-Unis, une grève ne peut avoir lieu qu’après l’échec de négociations entre syndicats et employeurs et son déroulé est extrêmement encadré, ndlr), nos membres étaient prêts à se battre. Ils savaient qu’ils avaient été abusés pendant des décennies et étaient déterminés à obtenir ce qu’ils méritaient. Nous n’avons pas appelé tous nos membres à la grève d’un coup, ceux qui n’étaient pas concernés étaient frustrés ! C’est un problème que tout syndicaliste rêve d’avoir, qui nous a donné encore plus de pouvoir dans les négociations !

Il y avait deux raisons à ce choix de ne pas appeler tous nos membres à faire grève en même temps. D’une part, nous devions gérer notre caisse de grève avec précaution, pour bien soutenir nos grévistes tout en permettant de tenir la grève le plus longtemps possible. Nous avions évalué nos finances avec précaution et savions que ce fonds se viderait rapidement si tous nos membres se mettaient en grève en même temps, nous avons donc dû optimiser son usage. D’autre part, nous avons aussi beaucoup étudié les « Big Three » avec mon équipe avant de déclencher la grève, pour mieux connaître leurs faiblesses. Alors qu’elles pensaient que nous allions faire grève partout d’un seul coup, nous avons préféré agir de manière ciblée, en sélectionnant les usines et les sites stratégiques. Cela nous a donné un effet de surprise.

Cette grève tournante, que nous appelons « stand up strike », était vraiment révolutionnaire, à la fois pour nous et pour l’ensemble du mouvement syndical. Elle nous a donné encore plus de pouvoir que ce qu’on avait imaginé au départ. Après la première semaine où nous avons bloqué une usine de chacun des trois groupes, ce qui était déjà une première, nous avons sélectionné les sites et les entreprises de manière à accroître nos leviers de négociation. Par exemple, General Motors pensait qu’on allait frapper leur usine de Spring Hill dans le Tennessee. Quelques jours avant la date limite, ils avaient transféré tous les moteurs et transmissions assemblés dans cette usine vers une autre. Par chance, ils les ont envoyés dans l’usine que nous avions prévu de frapper. Quand nous avons annoncé la grève, l’usine où ils avaient envoyé ces pièces s’est arrêtée ; ils n’avaient plus accès à leurs équipements.

Chaque semaine, on donnait aux entreprises une liste de demandes. Si elles n’étaient pas acceptées, on frappait. A l’inverse, si elle acceptait, elle était épargnée pour la semaine. À un moment donné, Ford nous a présenté la même proposition pendant deux semaines consécutives. Je leur ai dit que cette offre n’était pas acceptable et nous avons lancé la grève dans l’usine Kentucky Truck, qui est un de leurs sites phares. Cela a permis de faire monter les enchères.

Toute cette stratégie les a pris par surprise. Ils étaient habitués à une direction syndicale qui parlait fort mais reculait toujours au moment d’agir. Ils ne croyaient pas qu’on irait jusqu’au bout et pensaient qu’on bluffait. Mais nous étions sérieux et ça les a déstabilisés.

LVSL – Cette grève s’est soldée par de très nombreuses victoires, sur les salaires et les conditions de travail, mais aussi des garanties de non-délocalisation. Comment se sont passées les négociations et qu’avez-vous obtenu exactement ?

S. F. – Historiquement, lorsqu’un accord avec l’une des entreprises expirait, on renégociait avec elle et cela fixait un modèle pour les autres (aux Etats-Unis, les accords entre entreprises et syndicats durent généralement 4 à 5 ans et interdisent souvent la grève en dehors des périodes de renégociation, ndlr). L’idée était d’avoir des salaires et des avantages cohérents dans toute l’industrie automobile. Mais cette fois-ci, nous voulions que les trois entreprises signent en même temps, ce qui nous permettait de mettre plus de pression sur celles qui ne suivaient pas et de les forcer à s’aligner sur leurs concurrents qui nous concédaient davantage.

L’une de nos priorités était de mettre fin au système inégal mis en place après 2007 (la crise économique ayant fortement mis en difficulté les constructeurs américains, les syndicats avaient fait des concessions pour préserver les emplois, ndlr) : les nouveaux employés n’avaient pas droit aux mêmes salaires et prestations sociales que ceux employés avant 2007, notamment en termes de santé (en l’absence de Sécurité sociale, la protection santé vient généralement de l’employeur aux Etats-Unis, ndlr) et de pensions de retraites. Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires (à travers un rattrapage en trois ans, ndlr), c’est une énorme victoire. Mieux encore, d’ici la fin de l’accord (qui durera quatre ans et demi, ndlr) les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % !

« Nous avons réussi à éliminer les différences de salaires entre travailleurs. D’ici la fin de l’accord, les travailleurs temporaires vont être embauchés avec des CDI et seront augmentés de 150 % ! »

Il reste encore des différences dans les pensions de retraite : les travailleurs embauchés avant 2007 ont une vraie pension, tandis que ceux embauchés après ont un 401(k) (système de retraite par capitalisation, ndlr). Nous avons quand même obtenu une augmentation des contributions de l’entreprise aux 401(k) et une hausse des pensions de 15%, la première en quinze ans, mais nous aurions souhaité mettre fin au système par capitalisation. Nous devrons revenir sur ce point lors des prochaines négociations.

Nous avons aussi augmenté les salaires de l’ensemble des travailleurs de 11% dès la ratification et de 25% au total d’ici à la fin de l’accord. Ce n’est pas encore les 40 % d’augmentation auxquels ont eu droit les PDG, mais c’est déjà un immense progrès. Et nous avons obtenu le retour des Cost of Living Adjustments, c’est-à-dire une indexation des salaires sur l’inflation. En revanche, nous n’avons pas obtenu la semaine de 32 heures. Mais nous continuerons à la demander, car elle améliore la qualité de vie : si les gens travaillent moins, ils ont plus de temps pour leur famille et pour leurs passions, et ce sont de meilleurs travailleurs.

Un des indicateurs les plus tangibles pour mesurer le succès de cette grève est la valeur totale des coûts de main-d’œuvre supplémentaires de ce nouvel accord. Les augmentations que nous avions eu dans le cadre du précédent accord représentaient 2 milliards de dollars. Cette fois-ci, c’est plus de 9 milliards par constructeur. Au total, pour les « Big Three », cela représente 27 milliards de dollars qui vont aller dans les poches des travailleurs !

« Les patrons nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent. »

Durant les négociations, les employeurs nous disaient qu’ils allaient devoir augmenter le prix des véhicules, que cela allait les tuer etc. Mais dans les deux semaines qui ont suivi, General Motors a versé 10 milliards de dollars en dividendes et en rachats d’actions aux actionnaires. Et quatre mois plus tard, ils ont encore versé 6 milliards de dollars. Cela fait 16 milliards, soit presque le double de ce qu’ils ont rendu aux travailleurs (uniquement chez General Motors, ndlr). Ils nous disent à chaque fois que les travailleurs sont avides et qu’ils n’ont pas les moyens, mais pour les actionnaires, ils trouvent toujours de l’argent.

LVSL – Au-delà des « Big Three », il y a d’autres constructeurs importants implantés aux Etats-Unis, comme Volkswagen, Toyota et Tesla. Vous avez peu d’implantation dans ces entreprises et leurs sites. Comment vous organisez-vous pour syndiquer ces salariés et faire en sorte qu’ils bénéficient des mêmes avantages ?

S. F. – Récemment, nous avons réussi à créer un syndicat au sein de Volkswagen, sur leur site de Chattanooga, dans le Tennessee (aux Etats-Unis, chaque site de production doit être syndiqué séparément. Le processus, qui nécessite une pétition et un référendum victorieux et fait face à d’intenses pressions des employeurs, est extrêmement complexe, ndlr). Réussir cette implantation dans les usines du Sud du pays (peu syndiquées, ndlr) est une avancée majeure, que peu croyaient possible. 

Dès que nous aurons finalisé cette implantation chez Volkswagen, je pense que Mercedes va suivre (un référendum dans un site Mercedes pour la création d’une branche de l’UAW a été perdu en mai 2024, l’UAW a fait appel, en raison de pressions extrêmement fortes de l’entreprise pour peser sur le scrutin, ndlr). Comme je le rappelle souvent, quand on négocie de bons contrats, l’organisation suit, car les travailleurs veulent en faire partie et avoir droit aux mêmes avantages. À peine deux semaines après la fin des négociations avec les Big Three, Toyota a augmenté les salaires de 11 % et a réduit le rattrapage des salaires des travailleurs embauchés après 2007 de huit à quatre ans. Ils se sont donc alignés sur nos négociations. Honda et Nissan ont fait de même depuis.

LVSL – L’industrie automobile mondiale est aujourd’hui en pleine transition vers le véhicule électrique. Ce changement majeur a de nombreuses implications, puisqu’il faut notamment maîtriser la production de batteries et faire face à la concurrence chinoise. Plus largement, la nécessité de combattre le changement climatique questionne l’avenir de toute l’industrie automobile. Comment votre syndicat perçoit-il ces enjeux ?

S. F. – D’abord, en ce qui concerne les questions environnementales et la production de batteries, l’UAW a toujours été à l’avant-garde. Nous devons agir ; la terre est en feu et les émissions liées à l’automobile en sont un facteur majeur. Je me souviens qu’en 1970, lorsque nous avons ouvert notre centre de formation dans le Michigan, notre président de l’époque, Leonard Woodcock, parlait déjà des problèmes des moteurs à combustion et de leur impact environnemental. Cela fait 54 ans, et peu de progrès ont été réalisés depuis.

Shawn Fain en entretien avec LVSL.

Nous ne pouvons pas fermer les yeux en pensant que tout continuera comme avant, car cela ne fonctionnera pas. Il y a un grand débat sur la transition vers l’électrique. Le monde des affaires et les milliardaires instrumentalisent cette transition pour faire peur aux travailleurs, en leur disant qu’ils vont perdre leur emploi et qu’ils doivent donc accepter de travailler plus dur et plus longtemps. 

A l’inverse, nous voyons cette transition comme une opportunité : actuellement, plus de 30 usines de batteries sont en construction aux Etats-Unis. S’y implanter pour protéger les salariés est une nécessité, nous en avons donc fait une priorité durant notre grève. Nous avons obtenu que les travailleurs de ces usines de batteries soient couverts par nos accords avec les constructeurs, ainsi que des promesses de création d’emplois dans le secteur électrique. Stellantis voulait fermer une usine à Belvidere (Illinois), nous avons obtenu qu’ils y investissent plus de 3 milliards de dollars pour y créer une usine de batteries (l’UAW a depuis organisé de nouveaux rassemblements sur place pour que Stellantis respecte ses promesses, ndlr).

LVSL – Vous avez évoqué le fait que votre grève et vos victoires ont redonné espoir à tous les travailleurs de l’automobile, et pas seulement ceux des « Big Three ». Mais la solidarité allait au-delà de l’automobile : d’après un sondage, 75% des Américains soutenaient votre lutte, c’est considérable ! Pensez-vous que votre lutte ait des répercussions sur le reste du monde du travail aux Etats-Unis ?

S. F. – Nous avons en tout cas montré aux travailleurs que les entreprises leur mentent lorsqu’elles affirment qu’ils en demandent trop. Ces victoires redonnent espoir à énormément de travailleurs, qui ont compris que ces augmentations ont été obtenues par l’action syndicale et la lutte, et non en croisant les bras. Nous avons stoppé le déclin de notre syndicat et avons gagné beaucoup de nouveaux membres. L’UAW connaît par exemple une forte croissance du nombre de syndiqués dans d’autres secteurs, comme l’enseignement supérieur.

Plus largement, la perception du travail a beaucoup changé depuis la pandémie de COVID. Alors que des millions de personnes étaient menacées de mort, notre président de l’époque, Donald Trump, ne faisait rien. Les classes dirigeantes en ont profité de la crise pour extraire toujours plus de richesses. Elles ont exploité les consommateurs, ce qui a conduit à l’inflation. C’est de la pure cupidité ! Cela a aggravé les conditions de vie des travailleurs, qui devaient déjà faire face à la maladie. Cependant, cette crise a aussi permis aux travailleurs de prendre conscience de leur pouvoir. Beaucoup de gens ont refusé de se mettre en danger pour des salaires trop bas et des entreprises comme McDonald’s et Burger King ont été forcées de monter les salaires à 20 ou 25 dollars de l’heure pour trouver des employés. Cela a montré le pouvoir de la classe ouvrière : sans travail, rien ne fonctionne.

Bien sûr, la classe dirigeante continue de faire peur aux travailleurs et cherche à nous diviser pour nous empêcher de nous mobiliser. Actuellement, une poignée de personnes dirige tout et concentre la richesse à nos dépens. Notre mission est de rassembler la classe ouvrière à l’échelle mondiale. C’est pourquoi nous avons fixé la date d’expiration de notre accord avec les « Big Three » au 1er mai 2028. Nous voulons faire de cette date symbolique une grande journée de mobilisation dans tout le pays, ainsi qu’avec des syndicats étrangers.

LVSL – D’ici là, les Etats-Unis auront un nouveau locataire à la Maison Blanche. Cet été, vous avez pris la parole au Congrès démocrate en soutien à Kamala Harris en rappelant le rôle central des syndicats pour « rebâtir la classe moyenne américaine ». S’il y a bien sûr de nombreuses raisons de souhaiter une défaite de Trump, la politique des Démocrates sur les questions syndicales pose tout de même question : durant son mandat, Joe Biden a été le premier Président en exercice à se rendre sur un piquet de grève, qui était d’ailleurs un piquet de l’UAW. Malgré ce symbole, il n’a pas réussi à faire adopter le PRO Act, une grande loi visant à simplifier la création de syndicats et l’exercice du droit de grève. Pensez-vous que Kamala Harris pourra faire passer cette loi ?

S. F. – D’abord, l’élection présidentielle n’est pas la seule qui importe. Nos élections pour le Congrès vont aussi peser, il nous faut des représentants au Congrès prêts à signer les projets de loi et à les faire adopter. Cela étant dit, Kamala Harris a soutenu le PRO Act et nous appuie dans cette démarche. Elle s’était jointe à nous sur un piquet de grève chez General Motors en 2019. Son colistier Tim Walz a fait de même.

« Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe. »

A l’inverse, Donald Trump et Elon Musk (qui soutient très fortement Trump, ndlr) ricanent quand on leur parle de lutte sociale et rêvent de licencier des travailleurs en grève. Tel est le contraste que nous montrons à nos membres et aux Américains en général : Trump est anti-syndical à l’extrême, c’est un milliardaire qui représente sa classe, il pense que vous devriez être viré pour avoir défendu vos droits, tandis que Kamala Harris et Tim Walz ont été à nos côtés sur les piquets de grève. Lorsqu’il était Président, Trump a renégocié l’ALENA (accord de libre-échange des Etats-Unis avec le Mexique et le Canada, ndlr), il prétend que cela a aidé les travailleurs, mais en réalité, cela a augmenté le déficit commercial de l’industrie automobile et des sous-traitants de 20 à 30 %. 

J’ai conscience que la politique se joue aussi sur le temps long. Je me souviens de l’ambiance lorsque Ronald Reagan a été élu en 1980 : on nous disait que la richesse des plus fortunés allait « ruisseler » jusqu’à nous. Pendant 40 ans, on nous a bassiné avec ça. Après huit ans de Reagan et quatre ans de Bush père, le Parti démocrate s’est déplacé vers le centre pour faire plaisir aux plus riches, en abandonnant les travailleurs. Avec Biden, je pense que nous avons eu un changement, il semble que les Démocrates aient compris que la classe ouvrière est leur base. 

S’ils nous défendent, les Démocrates gagneront chaque élection car les travailleurs américains les soutiendront. Mais si vous ne pouvez pas faire la différence entre les deux partis, des individus dangereux comme Donald Trump seront élus. En 2016, son élection était essentiellement un « fuck you » adressé à l’establishment. J’espère que suffisamment de gens ont maintenant compris qui est Donald Trump pour que cela ne se reproduise pas. S’il est réélu, nous mettrons en tout cas toutes les options sur la table, avec d’autres syndicats et organisations, y compris de nouvelles grèves.


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Élections américaines : qui finance les campagnes Trump et Harris ?

Kamala Harris et Donald Trump. © Free Malaysia Today

Alors que l’élection américaine s’annonce extrêmement serrée, les Américains sont plongés dans une attente angoissante. Les grandes entreprises ont quant à elles déjà voté à coup de dizaines de millions de dollars, en soutenant Donald Trump ou Kamala Harris, voire parfois les deux. Un coup d’œil aux principaux soutiens financiers des deux candidats donne un aperçu des secteurs qui seraient les plus favorisés par les Démocrates et les Républicains. Les travailleurs américains restent eux toujours aussi mal représentés… [1]

D’un certain point de vue, le dicton « on en a pour son argent » ne s’applique pas aux élections américaines. Si, dans ce pays, les sommes investies dans les élections sont énormes, leur montant exorbitant est rarement un gage de qualité. Le coût global des élections fédérales a certes augmenté entre chaque cycle électoral, mais les élections de 2020 ont marqué un bond particulièrement prodigieux dans les investissements politiques. Cette année-là, le total des sommes réunies pour les élections fédérales (à la fois les campagnes présidentielles et législatives) a atteint le montant stupéfiant de 14,4 milliards de dollars, soit plus du double des élections de 2016, qui étaient déjà les plus coûteuses.

Toutefois, si l’on se met à la place d’un milliardaire – et non pas d’un électeur moyen ou d’un petit donateur –, le vieil adage a encore un sens. Au début de l’été, certains médias ont rapporté que le milliardaire du secteur technologique Elon Musk, dont la fortune est estimée à plus de 250 milliards de dollars, prévoyait de verser 45 millions par mois à une nouvelle organisation pro-Trump nommée America PAC (Musk et Trump ont tous deux démenti cette information). À la mi-juillet, ce comité de soutien avait déjà récolté plus de 8 milliards de dollars, en grande partie auprès de titans de la Silicon Valley. Son principal bailleur de fonds est Joe Lonsdale, cofondateur avec Peter Thiel de la société d’analyse de données Palantir, qui produit des logiciels d’espionnage utilisés notamment par le Pentagone.

Thiel – qui finance une grande partie de l’appareil politique et intellectuel de la galaxie MAGA (Make America Great Again, ndlr) – doit quant à lui être assez satisfait de ses retours sur investissements politiques. En 2015, il a recruté J. D. Vance – fraîchement diplômé de la faculté de droit de Yale et bientôt auteur de best-sellers – dans sa société d’investissement de la Silicon Valley, Mithril Capital. Après le succès de son roman Hillbilly Elegy, Vance est retourné dans son Ohio natal pour commencer à préparer le terrain en vue de sa carrière politique. Il a alors pu compter sur pas moins de quinze millions de dollars mis à disposition par Thiel, ce qui lui a permis de remporter un siège au Sénat en 2022. Moins de deux ans plus tard, Donald Trump choisit Vance pour être son colistier en vue des élections de 2024, couronnant l’ascension fulgurante de ce prétendu populiste représentant une Amérique délaissée jusqu’aux sommets du Parti républicain. En cas de victoire de Trump aux élections de cet automne, il deviendrait le troisième plus jeune vice-président de l’histoire des États-Unis, à seulement quarante ans.

Opposée aux régulations, une part de Silicon Valley bascule en faveur de Trump

L’un des principaux enjeux de cette édition de la course aux soutiens financiers est le passage d’acteurs incontournables du secteur des technologies dans le camp républicain. Certes, Thiel en a toujours fait partie. Plusieurs personnalités de la Silicon Valley, qui avaient vigoureusement déploré l’élection de Trump en 2016 le soutiennent désormais. Dans leur rang figurent plusieurs investisseurs de premier plan, tels que Marc Andreessen et Ben Horowitz, mais aussi Chamath Palihapitiya et David Sacks, fidèles à leur poste d’animateur du podcast All-In tech et devenus d’importants chroniqueurs de droite.

Toutefois, le portefeuille de l’industrie technologique reste largement acquis au parti démocrate. Selon l’association pro-transparence Open Secrets, environ 80 % des dons provenant de cette filière depuis le début de la campagne électorale vont vers des candidats démocrates. Ce chiffre est néanmoins en baisse par rapport aux 90 % de 2020, et si le vote Trump-Vance prévaut en novembre, il est possible que le glissement – pour l’instant en pente douce – de la Silicon Valley vers la droite, s’accélère.

Cette dynamique s’explique à la fois par l’idéologie et l’intérêt individuel, bien que la frontière entre ces deux champs ne soit pas toujours facile à distinguer. La rhétorique haineuse envers le mouvement « woke » remplit la part idéologique : Musk a récemment annoncé la migration, de la Californie vers le Texas, des sièges de X et de SpaceX en signe de protestation contre les lois fédérées qui assurent une protection aux élèves transgenres. On soupçonne néanmoins que cette délocalisation ait autant à voir avec des intérêts fiscaux qu’avec une véritable conviction.

Un récent article du Financial Times a relaté les propos du cadre de Palentir Alex Karp, un gros bonnet de la Silicon Valley qui soutien encore le camp démocrate, mais dont la loyauté vacille : « Le politiquement correct est, au sein du parti, un énorme problème. Les démocrates ne peuvent pas encore en prendre la mesure ». De même, Karp regrette que « les gens qui innovent désertent » l’industrie à cause de la réglementation en vigueur, qui étoufferait selon lui les start-ups avant même qu’elles ne puissent décoller. Gary Gensler, président de la Securities and Exchange Commission (SEC), a en effet été une épine dans le pied pour les investisseurs en crypto-monnaies. D’après un fin connaisseur de la sphère des crypto-monnaies cité par le Financial Times, les grands investisseurs dans ces produits spéculatifs « ont pour priorité de le virer. Ils dépenseront tout ce qu’il faut pour y parvenir. »

Si le soutien d’une part de la Silicon Valley à Donald Trump fait les gros titres, ses principaux soutiens appartiennent surtout aux secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier. Selon Open Secrets, « le secteur financier est de loin le plus grand contributeur des campagnes des candidats et des partis à l’échelle fédérale », républicains et démocrates confondus, et il est de loin le plus grand contributeur de la campagne 2024 de Trump. Les dons à sa campagne en provenance du secteur des valeurs mobilières et de l’investissement dépassent ainsi les 200 millions de dollars. Un donateur, l’investisseur héritier de la fortune bancaire de sa famille, Timothy Mellon, représente à lui-seule la somme ahurissante de 125 millions de dollars (il a aussi offert 25 millions de dollars pour la campagne indépendante de Robert F. Kennedy Jr). Le secteur du pétrole et du gaz est le suivant sur la liste, avec 20,4 millions de dollars.

Si le soutien d’une part de la Silicon Valley à Donald Trump fait les gros titres, ses principaux soutiens appartiennent surtout aux secteurs de la finance, des assurances et de l’immobilier.

Les autres plus gros soutiens de Donald Trump, d’après les catégories d’Open Secrets sont le secteur de la santé privée (101 millions de dollars), le transport aérien (91,3 millions de dollars), le secteur manufacturier et de la distribution (14,1 millions de dollars). Trump attire également d’énormes dons de la part de particuliers qui se présentent sur le plan professionnel comme « retraités » (129,5 millions de dollars) ou appartenant à toutes sortes d’organisations d’obédience idéologique républicaine ou conservatrice (82 millions de dollars). Ces chiffres coïncident avec ce que nous savons du parti républicain d’aujourd’hui : ses principaux soutiens sont les tenants de l’idéologie conservatrice, les électeurs âgés, les industries extractives et manufacturières et la tranche la plus haute des 1 % les plus riches. Près de la moitié, en dollars, des dons destinés à Donald Trump proviennent seulement de quatre États : le Texas (15,6%), le Nevada (14,8%), le Wyoming (14,6 %) et la Floride (11,9%).

De Biden à Harris, une continuité chez les grands donateurs démocrates

Concernant la campagne de la vice-présidente Kamala Harris, celle-ci a d’abord hérité de la base de donateurs de Joe Biden, lorsque celui-ci s’est retiré de la course à la Maison Blanche. Comme pour les républicains, les dons aux démocrates reflètent les intérêts des filières économiques majeures – dont ceux du secteur des valeurs mobilières et de l’investissement, qui ont historiquement tendance à soutenir les deux camps pour s’assurer de conserver des soutiens dans tout le champ politique. En revanche, contrairement à Trump et à d’autres candidats du parti républicain, les candidats démocrates reçoivent d’importantes contributions de la part des syndicats. Sean O’Brien, le président du syndicat des camionneurs américains (les Teamsters), s’est certes vu accorder un temps de parole au pic d’audience lors de la Convention Nationale Républicaine, mais les syndicats restent fermement ancrés dans le camp démocrate.

Contrairement à Trump et à d’autres candidats républicains, les candidats démocrates reçoivent d’importantes contributions de la part des syndicats.

Les sempiternels débats au sujet du retrait de Biden cet été ont mis en lumière le réseau des grands donateurs démocrates. Bon nombre des méga-donateurs qui ont fait le plus de tapage pour pousser Biden vers la sortie étaient issus d’Hollywood, du monde du spectacle et des médias. George Clooney a été la personnalité la plus en vue de l’industrie cinématographique à exiger un changement de tête de liste, mais beaucoup de personnalités riches et puissantes dont le nom n’est pas connu de tous ont aussi participé au mouvement de protestation des donateurs. Selon un article du New York Times, un célèbre agent d’Hollywood a déclaré à Martin Heinrich, sénateur du Nouveau-Mexique : “Si vous n’appelez pas publiquement Biden à se retirer, je ne vous donnerai pas un centime”.

A ce jour, le secteur des communications et de l’électronique, qui rassemble les firmes de la télévision, du cinéma, de la musique et des télécommunications, représente 31,9 millions de dollars de dons à la campagne démocrate. Le secteur financier et assurantiel reste en tête avec 88,2 millions de dollars, devant le monde de l’éducation (40,5 millions de dollars), les avocats et cabinets juridiques (36,5 millions de dollars) et les professionnels de la santé (24,2 millions de dollars). Les deux plus importantes sources de dons à la campagne de Biden en juillet étaient les organisations d’idéologie démocrate ou libérale (217 millions de dollars), puis les retraités (102 millions de dollars). Les syndicats ont quant à eux donné environ 18,5 millions de dollars, ce qui représente plus que certains secteurs d’activité mais reste bien en-dessous les principaux soutiens sectoriels et idéologiques.

En dépit des gros titres, le capital de la Silicon Valley reste largement en faveur des démocrates. Deux des trois plus généreux donateurs de la campagne Biden-Harris, Greylock Partners et Sequoia Capital, sont des sociétés d’investissement de la Silicon Valley. Reid Hoffman, associé chez Greylock et important donateur démocrate, n’a jamais caché son mépris pour la présidente de la Commission Fédérale du Commerce (FTC), Lina Khan, qui a commis l’erreur d’appliquer la législation antitrust. Hoffman a récemment déclaré sur CNN : “L’antitrust, c’est bien. Déclarer la guerre ne l’est pas”. Le sort de Khan sous une potentielle administration Harris reste encore incertain, étant donné qu’elle bénéficie d’un fort soutien de la part des démocrates qui saluent sa ligne anti-monopole très stricte.

Les querelles intra-démocrates pour influencer Harris dans le choix de son entourage, ainsi que le large éventail de secteurs et d’intérêts qui compose sa base de donateurs, coïncident avec ce que nous savons du parti démocrate d’aujourd’hui et de ses principaux soutiens : les tenant de l’idéologie libérale, le secteur des médias et de la tech, les professionnels du droit, de l’éducation et de la santé, et les syndicats. À l’instar de Trump et des Républicains, la base des donateurs démocrates est fortement concentrée dans quelques États qui reflètent la répartition géographique de leur coalition. Près de la moitié (en dollars) des dons adressés à Joe Biden, puis à Harris proviennent de seulement quatre États des deux côtes : la Californie (21,6 %), le district de Columbia (12,8 %), New York (10,2 %) et le Massachussets (4,2%).

Le règne de l’argent

Bien sûr, il faut également étudier où va tout cet argent dans les faits et quelle est son influence sur l’issue des élections. Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que la part du lion revient aux médias et à la publicité. La campagne Biden-Harris a beaucoup investi dans la guerre de la publicité. En juillet, 60 % de ses dépenses totales, soit près de 65 millions de dollars, étaient consacrées aux médias et à la publicité. Malgré un raz-de-marée publicitaire, la position du président Biden dans les sondages s’est détériorée au point qu’il a été écarté de la course. De plus, ces dépenses ont temporairement gâché l’avantage qu’avait la campagne de Biden en matière de collecte de fonds par rapport à celle de Trump. L’enthousiasme suscité par le retrait de Biden et la nomination de Harris dans le camp démocrate a cependant délié les portefeuilles : en juillet, la campagne d‘Harris a récolté la somme faramineuse de 310 millions de dollars dépassant amplement les 138,7 millions de dollars récoltés par Trump.

Le coût total des quatre derniers cycles d’élections fédérales a dépassé les 40 milliards de dollars.

Jusqu’à présent, le budget de la campagne de Trump a été plus équilibré. Si, pour lui aussi, les médias représentent le principal axe d’investissement, ils ne comptent que pour un quart du coût total de la campagne. Un montant presque équivalent a été dépensé en frais administratifs, ce qui inclut les coûts liés à l’organisation des grands rassemblements de Trump. Une agence événementielle, Event Strategies, a ainsi reçu soixante-quatre paiements de la part de la campagne du candidat républicain, pour un montant total de 8,1 millions de dollars.

Les dépenses de campagnes politiques constituent une économie à part entière. Les entreprises partisanes fournissent toute une série de services très lucratifs aux candidats, en amont et en aval des élections. Le coût total des quatre derniers cycles d’élections fédérales a dépassé les 40 milliards de dollars. Et encore, ce chiffre n’inclut pas les milliers de campagnes qui ont lieu à l’échelle des États fédérés et des municipalités, ni des référendums. Comme les résultats des élections sont connus d’avance dans la plupart des États, une grande partie de l’investissement est concentré dans un nombre restreint de territoires indécis, afin de les faire basculer, même de manière minime. La victoire de Trump en 2016 s’est ainsi jouée à 80.000 votes dans le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin, tandis que celle de Biden en 2020 reposait sur une marge de 44.000 votes en Géorgie, en Arizona et dans le Wisconsin…

40 % de l’ensemble des dons politiques émanent d’un groupe extrêmement restreint : le top 1 pour cent du top 1 pour cent.

Dans son ouvrage devenu incontournable, The Semisovereign People, paru en 1960, le politologue Elmer Eric Schattschneider a mis le doigt sur une réalité fondamentale de la politique américaine : « Le défaut du paradis pluraliste est que le chœur céleste y chante avec l’accent prononcé des classes supérieures ». Nous avons tous le droit de soutenir des candidats et des campagnes électorales, mais seuls quelques-uns sont en capacité de le faire à un degré qui garantisse la représentation de leurs intérêts dans le système politique.

40 % de l’ensemble des dons politiques émanent d’un groupe extrêmement restreint : le top 1 pour cent du top 1 pour cent. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a aucune différence significative entre les deux partis. Il y en a évidemment, notamment sur l’avortement et le respect des institutions. Pour les travailleurs américains cherchant à être représentés dans leurs intérêts de classe, les dons des syndicats en faveur des démocrates indiquent que cette option reste la moins pire. Mais à en juger par l’état de la société américaine, il est clair que le système politique des Etats-Unis met en œuvre sa propre version de la règle d’or : qui possède l’or dicte les règles.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Manuel Trimaille et mis à jour par William Bouchardon.


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Donald Trump, le candidat antisystème ?

Donald Trump -- Le Vent Se Lève

Tentatives de destitution, procédures judiciaires, bannissement des réseaux sociaux, attentat : le milliardaire a survécu à toutes les attaques visant à briser sa carrière politique. Indéniablement atypique, Donald Trump, qui aime à se présenter comme antisystème, serait le premier président des États-Unis à obtenir deux mandats non consécutifs en cas de victoire. Le récit de sa candidature, marquée par un esprit de revanche faisant écho au sentiment des Américains « laissés pour compte », doit être pris au sérieux et examiné de près.

Second volet de notre série de portraits en vue de l’élection présidentielle américaine, après un premier article consacré à Kamala Harris.

La balle est passée à quelques millimètres de son cerveau, lui transperçant l’oreille droite et provocante un saignement abondant. Alors qu’il était évacué par les services secrets, il a été pris d’un réflexe incroyable : brandir le poing en direction de ses supporters. Le message est clair : Trump se battra jusqu’au bout. Une resucée de son « mugshot », cette photo prise par la police de l’État de Géorgie lors de sa mise en examen, où il avait posé avec une attitude de défi qui brisait déjà les codes de l’exercice. Et de son coup de menton de septembre 2020, où il s’était affiché au balcon de la Maison-Blanche, ôtant son masque FFP2 et respirant avec peine, pour prouver qu’il avait guéri du Covid.

Pour un homme de 78 ans carburant aux sodas et cheeseburgers, Trump fait preuve d’une indéniable vitalité. Contre les médias, les démocrates, les « élites côtières », « l’État profond », les intellectuels wokes, les chantres du libre-échange et du no border, il incarnerait un symbole de résistance auquel s’identifieraient de nombreux Américains inquiets de leur déclassement, ou simplement remontés contre la classe dirigeante.

La cible à abattre pour les élites américaines ?

Depuis son élection face à Hillary Clinton, Donald Trump a bien dû faire face à de multiples tentatives de déstabilisation – et non des moindres. La théorie complotiste du « Russiagate », orchestré par les équipes de campagne de Hillary Clinton et les responsables des agences du renseignement, lui avait valu d’être la cible d’une enquête fédérale l’accusant de haute trahison. Elle avait été suivie par une tentative manquée de destitution, déclenchée par la fuite opportune d’un verbatim de sa conversation téléphonique avec Volodymyr Zelensky.

Les élections de 2020, où de nombreux États – gouvernés par les républicains comme les démocrates – avaient généralisé des procédures de vote anticipé, avaient généré une grande confusion lors du dépouillement. Au point de faire douter de nombreux électeurs de la validité du scrutin, que Trump n’avait pas hésité à contester jusqu’au bout. Y compris en encourageant ses partisans à marcher sur le Capitole, où devait se dérouler la certification des résultats. Son implication dans ces violences, qui ont débouché sur quatre décès et de nombreux blessés, aurait dû signer la fin de sa carrière politique.

Donald Trump a pourtant survécu à la seconde tentative de destitution convoquée suite à cette émeute. Comme il a survécu aux primaires de son Parti, ainsi qu’aux multiples procès intentés par des procureurs pas toujours neutres.

Accusé d’avoir illégalement conservé des documents « top secret », il a été inculpé au titre de l’Espionnage Act. Pour des faits similaires, Joe Biden n’a pas été inquiété par la justice – le procureur justifiant d’en rester là, car « Biden se serait présenté face au jury comme un vieil homme sympathique à la mémoire défaillante, comme il l’a fait au cours de sa déposition ». Ce qui explique peut-être pourquoi la juge fédérale tirée au sort pour conduire le procès de Trump, la magistrate Aileen Cannon nommée à ce poste par ce dernier en 2020, fait traîner ce procès indéfiniment

Les milieux financiers ont abreuvé sa campagne, au point de dépasser les sommes récoltées par Biden. Un groupe au coeur de la Silicon Valley, milieu historiquement affilié au Parti démocrate, a rallié Donald Trump suite à sa tentative d’assassinat.

Pour avoir tenté par tous les moyens de contester le résultat des élections de 2020, Trump fut également la cible d’enquêtes du Procureur général du comté de Fulton (Géorgie) et du Procureur spécial nommé par le Département de la Justice (DoJ). À chaque fois, les jurés tirés au sort parmi les citoyens américains se sont prononcés en faveur d’une inculpation. Mais aucun procès n’aura lieu avant les élections. En déclarant qu’un président ne pouvait être inculpé pour des actes commis dans le cadre de sa fonction, la Cour suprême lui a conféré plusieurs mois de répit dans le dossier fédéral. Dans le même temps, la révélation d’une relation sentimentale entre la procureur d’Atlanta Fani Willis et l’avocat chargé du dossier a repoussé la tenue du procès en Géorgie

Lorsque la chance – ou des juges nommés par ses soins – ne sont pas de son côté, il arrive pourtant que Trump soit bel et bien condamné. Au civil, la justice new-yorkaise l’a décrété coupable de viol envers l’autrice Jean Caroll et l’a condamné à 50 millions de dollars de dommages et intérêts pour diffamation. Toujours au civil, l’État de New York a condamné la Trump Organization à quelque 355 millions de dollars d’amendes pour malversations financières. Enfin, au pénal, un juré de New York a condamné Trump dans l’affaire Stormy Daniels, estimant que l’ancien président s’était rendu coupable de fraude comptable, violant ainsi les règles de financement de campagnes électorales. En attente de la prononciation de la peine, Trump a indiqué qu’il ferait appel. Tous ces procès, affaires et perquisitions spectaculaires n’ont pas entaché sa cote de popularité, supérieure aux niveaux enregistrés lors des campagnes de 2016 et 2020.

Rien ne semble pouvoir atteindre le milliardaire, pas même les balles de AR-15. Si le profil du tireur ne permet pas d’établir un mobile politique, la tentative d’assassinat pointe du doigt la responsabilité des services secrets. La plus obscure institution associée à « l’État profond » a spectaculairement échoué à protéger l’ancien président. Ce qui alimente les soupçons de ses partisans quant à la collusion des agences de renseignement, qui avaient déjà donné corps à la théorie complotiste du RussiaGate ayant empoisonné son premier mandat…

Autant d’éléments qui alimentent le récit d’un candidat « antisystème », attaqué par tout ce que le pays compte d’organes de pouvoir.

La tentative d’assassinat, prétexte au ralliement de nombreux milliardaires

Un spécialiste de la photographie de presse évoquait sur les antennes de FranceInfo la dimension historique du cliché montrant Trump le poing levé. Pour lui, Ronald Reagan avait « subi » sa tentative d’assassinat, alors que le milliardaire aurait dominé l’évènement. L’expert a cependant oublié de mentionner que Reagan avait été touché à bout portant par une balle lui perforant les poumons. Et que d’autres clichés, dévoilant un Donald Trump au regard perdu et inquiet, n’ont pas fait le tour du monde.

Pour une victime de la presse, le milliardaire s’en sort plutôt bien. Aucun journaliste ne semble avoir enquêté sur la nature de sa blessure (la balle a-t-elle réellement transpercé son oreille, ou bien s’agit-il d’une éraflure ?). Le récit imposé par Trump a été repris par l’ensemble des grands médias. De même, le piratage informatique supposé de ses équipes de campagne n’a donné lieu à aucune fuite ni aucune enquête. Pour l’instant, la totalité du récit repose sur les dires du milliardaire et les affirmations du site Politico, propriété d’un autre milliardaire conservateur, qui refuse de publier la moindre information…

De manière plus générale, Donald Trump bénéficie d’une complaisance étonnante de la part des médias généralistes, qui couvrent, comme celle de n’importe quel candidat, la campagne d’un ancien président putschiste. Il n’y a en effet pas d’autre manière de qualifier sa tentative minutieusement documentée de subvertir le résultat des élections, alors que la Cour suprême avait suivi soixante autres décisions de justice invalidant les allégations des équipes de Trump, et que son propre garde des Sceaux avait lui-même publiquement attesté la validité du scrutin. En règle générale, lorsqu’on échoue à prendre le pouvoir par la force, l’histoire ne confère pas de seconde chance. Si Trump constitue une exception, n’est-ce pas que, loin de la posture « antisystème » qu’il affectionne, il est au contraire toléré par des pans entiers du « système » ?

La sphère médiatique conservatrice, qui compte la première chaîne d’informations du pays (Fox News), le premier groupe de télévision (Sinclair), le premier site d’opinion partagé sur les réseaux sociaux (Daily Wire), deux des trois journaux les plus vendus du pays (Wall Street Journal et New York Post) et des dizaines de podcasteurs et youtubeurs engrangeant chaque année des dizaines de millions de dollars de recettes, appuient la candidature de Trump sans équivoque – là où un titre comme le New York Times ne s’est pas privé de critiquer vertement Joe Biden.

Les démocrates étaient si peu inquiets de l’hypothétique victoire de Trump qu’ils se sont accrochés à la candidature d’un homme visiblement très affaibli jusqu’au début du mois de juillet. Et CNN semblait tellement peu violemment hostile au milliardaire qu’elle lui avait organisé une émission sur mesure dès 2023… Depuis le 6 janvier 2021, le pouvoir judiciaire avait tranché, par la voix de la juge Cannon et de la Cour suprême, à quatre reprises en faveur du milliardaire. Certes, sur des lignes partisanes – mais cela semble bien démontrer à quel point Trump est intégré à l’establishment traditionnel.

Surtout, les milieux patronaux et financiers ont abreuvé sa campagne de millions de dollars de dons, au point de dépasser les sommes récoltées par les équipes Biden. La tentative d’assassinat contre Donald Trump a ainsi servi d’élément déclencheur pour de nombreuses personnalités, qui lui ont alors publiquement apporté leur soutien. C’est en particulier le cas d’un groupe de financiers au coeur de la Silicon Valley, milieu historiquement affilié au Parti démocrate.

Notons en particulier Doug Leone, président du fonds d’investissement en capital-risque Sequoia Capital, Marc Andresen et Ben Horowitz, du fonds d’investissement Andressen Horowitz et Joe Lonsdale, cofondateur de Palantir… Aux principaux financiers de la tech s’ajoutent les entrepreneurs devenus milliardaires. Si Marc Zuckerberg a chanté les louanges de Trump sans se rallier à lui, Elon Musk a officialisé son soutien et promis de verser 45 millions de dollars par mois à sa campagne. Depuis, il a organisé son retour sur Twitter (X) en grande pompe, au point de produire une conversation en forme de meeting de campagne avec l’ancien président.

Une forme de corruption que Donald Trump ne cherche pas à cacher, qui affirme aux lobbies pétroliers qu’il concrétisera leurs souhaits contre un financement de campagne à hauteur d’un milliard de dollars

Les principaux investisseurs et leader du secteur des cryptomonnaies appuient également le candidat républicain (citons les frères Winkelvoss), tout comme David Sachs, milliardaire et podcasteur, ancien cofondateur de Paypal. Ou Chamath Palihapitiya, ancien cadre dirigeant de Facebook devenu business angel. Ils rejoignent ainsi ses soutiens historiques : les multimilliardaires Peter Thiel, le directeur de Blackstone David Schwartzman, le pétrolier Harold Hann et la famille Adelson, etc.

Big Oil, Wall Street et… BigTech ?

Harold Hann ne se contente pas de contribuer financièrement. Il organise de multiples levées de fonds auprès des dirigeants et cadres supérieurs des principales entreprises liés aux hydrocarbures. Et se fait leur relai auprès de Trump. Lors d’une rencontre dans son fief de Mar-a-lago, Trump avait ouvertement promis à l’industrie pétrolière de mettre en place leur agenda contre un financement de un milliard de dollars en faveur de sa campagne.

L’ancien président peut également compter sur le pivot inédit des grandes fortunes et principaux leaders de Wall Street. Bien au-delà des donateurs historiques du Parti républicain. Le multimilliardaire Bill Ackman, gérant d’un fonds spéculatif influent à Wall Street, avait déclaré suite à l’attaque du Capitole du 6 janvier 2021 que « Trump [devait] s’excuser auprès des Américains et démissionner ». Le 14 juillet dernier, il officialisait son soutien à l’ancien putschiste via Twitter. Jamie Dimon, très influent PDG de JP Morgan, première banque du pays, a publiquement salué le bilan de Trump lors d’une conférence au forum économique de Davos. Il s’agit d’un tournant majeur : Dimon représente la faction pro-démocrate de Wall Street. Ses commentaires ont été interprétés comme un signal envoyé à Wall Street pour soutenir le républicain, alors que son propre lobby a repris les dons financiers en sa faveur.

L’ancien président peut ainsi se vanter d’être soutenu par l’homme le plus riche du monde (et accessoirement propriétaire de X, premier réseau social en termes de contenu politique), l’industrie pétrolière et certains réseaux de Wall Street et de la Silicon Valley. Mais l’engouement du « système » pour sa candidature va bien au-delà de ces secteurs et individus.

La Heritage Foundation, premier think tank conservateur du pays, financé par les syndicats patronaux et les grands groupes industriels et pharmaceutiques, a collaboré avec les équipes de Donald Trump pour concevoir son programme. Enfin, Trump peut compter sur le soutien de plusieurs puissances étrangères, notamment Israël et l’Arabie Saoudite. La première ne pèse pas grand-chose, si l’on met de côté son pouvoir de nuisance.

En continuant d’humilier l’administration Joe Biden à Gaza (non-respect des lignes rouges, refus d’accepter l’accord pour un cessez-le-feu, assassinat ciblé de citoyens américains, etc.), le gouvernement de Netanyahou enferme le camp démocrate dans une équation insoluble : s’opposer à Israël lui vaudrait de vives critiques de la droite et lui a déjà fait perdre des soutiens financiers à Wall Street ; d’un autre coté, continuer de soutenir l’État hébreu et ce qu’un nombre croissant d’organisations internationales qualifie de génocide indigne la base démocrate dans des États aussi déterminants que le Michigan ou le Winsconsin.

L’Arabie Saoudite peut, de son côté, manipuler le cours du pétrole comme elle l’avait fait en 2020, pour éviter que des prix trop bas à la pompe avantagent le Parti actuellement au pouvoir (Harris/Biden). Or, l’Arabie Saoudite s’est assuré la fidélité de Donald Trump en versant des sommes importantes via différents tournois de golf et en embauchant son gendre, Jared Kushner, pour gérer un fonds d’investissement d’une valeur supérieure à 4 milliards de dollars.

Une forme de corruption que Donald Trump ne cherche pas vraiment à cacher. Bien au contraire. Ainsi, il affirme aux lobbies pétroliers qu’il concrétisera tous leurs souhaits contre un financement de campagne à hauteur d’un milliard de dollars, tandis qu’il proclame en meeting qu’il va devoir « rendre le vie plus facile » à Elon Musk et « les autres personnes intelligentes comme lui » après l’avoir remercié pour son soutien.

Kamala Harris est-elle même soutenue par de nombreuses grandes fortunes, comme tout candidat démocrate avant elle. Mais le fait qu’une partie du « système » soit derrière elle ne signifie nullement que son adversaire soit « antisystème » ou anti-élites.

Projet 2025 : servir les intérêts des plus riches

L’écoute des discours de Donald Trump révèle le peu de temps qu’il consacre aux problèmes des Américains ordinaires. Il préfère attaquer ses adversaires, entamer des laïus sur des détails de campagne (la couverture flatteuse de Kamala Harris en une du Times, l’ampleur des foules à ses meetings de campagne, etc.) ou multiplier les promesses assez vagues. Une posture qui tranche avec sa campagne de 2016.

Huit ans plus tôt, Trump avait pris des positions claires sur divers sujets clivants, souvent en opposition avec son propre parti. Contre la guerre en Irak, contre le libre-échange, contre l’assurance maladie Obamacare (qu’il allait remplacer par something great), pour le « mur » à la frontière mexicaine. Mais Trump a désormais un bilan. Sa seule grande loi votée au Congrès a été une baisse d’impôt d’ampleur historique pour les plus riches, et une diminution similaire du taux d’imposition sur les sociétés. Il n’a rien fait pour résoudre la crise des opiacés qui ravage le Midwest ni poursuivi les firmes responsables de ce drame sanitaire. Il a par contre mené une guerre implacable aux travailleurs américains. Il avait également tenté d’abroger la réforme de la santé Obamacare sans rien proposer en remplacement, alors qu’une telle suppression avait mis fin à l’interdiction faite aux assurances de refuser des patients sur la base de leurs antécédents médicaux.

Au cours du mandat de Joe Biden, il s’est prononcé contre les syndicats ouvriers en grève et à même fait capoter un projet de loi anti-immigration soutenu et largement construit par son propre parti, de crainte que ce succès avantage Joe Biden. Lors de sa conversation avec Elon Musk sur X, il a passé de longues minutes à discuter avec passion de son aptitude à licencier ses employés sans état d’âme.

Derrière ces envolées rhétoriques et ces provocations, quel est son programme ? En 2016, les lignes directrices étaient assez claires. En 2020, Trump n’a fait campagne que contre son adversaire, sans rien proposer de concret (le parti républicain n’avait présenté aucun programme). En 2024, Trump s’appuie sur une plateforme au nom tout droit sorti d’un mauvais James Bond : « Project 2025 ».

Ce document de 930 pages, produit par la Heritage Foundation sous l’égide de différents proches de Donald Trump, dont son vice-présidence J. D. Vance, détaille un ensemble de mesures à mettre en oeuvre une fois à la Maison-Blanche. Un nombre important d’entre elles sont conçues pour pouvoir être imposées sans l’aval du Congrès, par décret.

Les mesures destinées à supprimer tous les efforts visant à lutter contre le réchauffement climatique avaient fait beaucoup de bruit à l’époque. Mais il s’agit également de réaffirmer l’autorité de l’exécutif (ce qui inquiète des constitutionnalistes soucieux de la séparation des pouvoirs) afin de laisser les mains libres au président pour instrumentaliser la Justice et permettre le licenciement de hauts fonctionnaires jugés insuffisamment fidèles au président.

Il est aussi question de nombreuses dérégulations environnementales et commerciales pour aider les grands groupes de diverses industries, de la suppression de minimas sociaux et programme d’aides aux plus défavorisés, des coupes budgétaires dans la sécurité sociale, de l’élimination de contraintes pesant sur les assurances maladie privées, d’un projet anti-migratoire visant à construire des camps d’internements et à déporter 15 millions de sans-papiers et immigrants en cours de régularisation. Sans oublier les obsessions de la droite conservatrice, dont JD Vance est très proche : suppression du ministère de l’Éducation publique (une mesure explosive et très impopulaire, qui a pourtant été défendue par Trump lors de sa conversation avec Elon Musk), remise en cause de la contraception, interdiction des pilules d’avortement, « interdiction des contenus pornographiques » et « emprisonnement » de ceux qui en produisent…

La politique étrangère de Trump est en harmonie parfaite avec l’establishment diplomatique et le complexe militaro-industriel – très éloignée des positions d’un candidat « antisystème »

En comparaison, Kamala Harris bénéficie du soutien des principaux syndicats ouvriers du pays, dont celui de l’automobile UAW. Ses premières mesures annoncées cherchent à renforcer le pouvoir d’achat et résoudre la crise du logement : interdiction et lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, en particulier dans l’alimentaire, pour réduire les prix, contrôle et plafonnement des prix des médicaments, allocations familiales et subvention pour aider la construction et l’achat d’un premier logement. Des mesures parcellaires, mais diamétralement opposées au programme de Trump, et avec une volonté affichée d’aider les familles américaines issues des classes ouvrières, populaires et moyennes.

Isolationnisme de façade, impérialisme sans fard

En décembre 2019, Donald Trump a pratiquement déclenché un conflit régional au Moyen-Orient en ordonnant l’assassinat par drone du chef des Gardiens de la révolution iranienne, le populaire général Qasem Solemani. L’Iran a répliqué par une attaque symbolique contre une base irakienne. C’est le journaliste vedette de Fox News Tucker Carlson qui aurait découragé Trump de répliquer. Suite à ces évènements, le Parlement irakien a voté le retrait des troupes américaines stationnées en Irak. Non seulement Trump a refusé, mais il a menacé l’Irak « de sanctions financières comme ils n’en ont jamais vu qui feraient passer les sanctions contre l’Iran pour du vent ».

Sur tous les dossiers géopolitiques, Trump a pris des positions interventionnistes et impérialistes, en net contraste avec ses fanfaronnades isolationnistes. Sanctions contre le Venezuela et soutien à la tentative de putsch de Juan Guaido. Proposition d’invasion ou de conflit direct avec le Venezuela. Soutien tacite à l’Arabie Saoudite dans son embargo contre le Qatar (Trump avait proposé une aide militaire… avant de réaliser que les États-Unis possèdent des bases à Doha). Ventes d’armes lourdes offensives à l’Ukraine, en rupture avec la ligne rouge établie par Obama pour ne pas provoquer la Russie. Multiples interventions pour faire échouer la mise en service du gazoduc Nord Stream 2. Violation du traité nucléaire avec l’Iran. Retrait unilatéral des États-Unis de deux traités anti-prolifération nucléaire avec la Russie. Rupture de l’accord d’apaisement des relations avec Cuba, suivie d’un redoublement des sanctions économiques. Refus de rapatrier les soldats américains déployés en Syrie pour « garder le pétrole ». Refus de retirer les troupes américaines d’Afghanistan. Engagement militaire au Yémen, en Syrie. Sans parler de la multiplication sans précédent du recours aux frappes de drones, auxquelles l’administration Biden a pratiquement mis fin.

Si Trump n’a pas engagé les États-Unis dans de nouvelles guerres, il n’en a terminé aucune, a préparé le terrain pour les suivantes – et a frôlé une catastrophe d’ampleur au Moyen-Orient. Quant à la Chine, sa politique de confrontation et de guerre commerciale, héritée d’Obama, mais exacerbée sous sa présidence, fait désormais consensus à Washington.

Une politique étrangère en harmonie parfaite avec l’establishment diplomatique et le complexe militaro-industriel – très éloignée des positions d’un candidat « antisystème ». Mais pouvait-on de toutes manières prendre au sérieux ce qualificatif, pour désigner le président qui avait dérégulé Wall Street et recruté ses ministres et conseillers économiques auprès de Goldman Sachs ?


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Derrière le colistier de Trump, J.D. Vance, le fantôme de la John Birch Society

J.D. Vance, sénateur républicain de l’Ohio et colistier de Trump. © Gage Skidmore

Ancien militaire et homme d’affaires, le sénateur de l’Ohio James David Vance a été choisi par Donald Trump pour la vice-présidence en cas de victoire. Ancien républicain anti-Trump, il met désormais en avant un discours populiste qui rompt avec l’orthodoxie de l’establishment républicain. Une rhétorique d’opposition au libre-échange et à la supposée menace du « capitalisme woke » qui ressemble à s’y méprendre à la vision complotiste – et délirante – de la John Birch Society des années 1970… Par David Austin Walsh, traduction Alexandra Knez [1].

Comme le rappelait récemment l’historien Matthew Karp dans le magazine Harper’s, « la gauche américaine n’a pas réussi à définir une politique capable de séduire le public américain ». Que ce soit en matière d’inégalités économiques, de défense du droit du travail ou encore de Gaza, la gauche est devenue politiquement impuissante. En cette période caractérisée par la perte de repères politiques, notamment chez les classes sociales qui ont longtemps fait sa force, elle est désormais cantonnée aux avant-postes des zones urbaines très éduquées, « de Brooklyn à Minneapolis en passant par Denver », et « n’entretient que peu de relations avec le reste du pays. »

Voilà qu’entre en scène J. D. Vance. Le discours prononcé par le sénateur de l’Ohio, candidat à la vice-présidence, lors de la convention nationale du Parti républicain à Milwaukee a suscité un certain émoi. Vance y a délivré un discours enflammé, incarnant la quintessence de la droite populiste, condamnant l’ALENA (accord de libre-échange entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, ndlr), la guerre en Irak et reprochant aux élites de Washington d’avoir mis en place des politiques qui ont détruit les emplois dans l’automobile au Michigan, dans les usines du Wisconsin et ceux du secteur de l’énergie en Pennsylvanie. Il a accusé les barons de Wall Street d’être à l’origine de la Grande Récession et les démocrates d’avoir ouvert les frontières aux migrants pour faire baisser les salaires. « Nous construirons à nouveau des usines, nous mettrons les gens au travail pour fabriquer de vrais produits pour les familles américaines, fabriqués par les travailleurs américains eux-mêmes ».

 Vance ne fait que recycler la rhétorique utilisée par Donald Trump depuis des années. Or, les politiques économiques de Trump au cours de son premier mandat étaient en grande partie des politiques républicaines classiques, hausses de droits de douane exceptés.

À bien des égards, le discours de Vance ne fait que recycler la rhétorique utilisée par Donald Trump depuis des années. Or, comme l’ont souligné de nombreux commentateurs, les politiques économiques de Trump au cours de son premier mandat étaient en grande partie des politiques républicaines classiques, à l’exception de la hausse de certains droits de douane. Par ailleurs, il existe désormais un consensus bipartisan autour d’une nouvelle politique industrielle nationale, motivée en grande partie par des préoccupations géopolitiques. Pourtant, le Financial Times écrit que la nomination de Vance comme colistier de Donald Trump « confirme le changement de cap du Parti républicain, qui est passé du conservatisme libre-échangiste des époques Reagan et Bush au populisme économique du mouvement « Make America Great Again ». La campagne Trump-Vance 2024 serait ainsi favorable aux tarifs douaniers et à l’autarcie, ainsi qu’à une réglementation ciblée de certaines industries, en particulier le secteur bancaire et les grandes entreprises technologiques. The Economist a déclaré que les idées de Vance incluent « des politiques de gauche qui enthousiasmeraient même Bernie Sanders », comme certaines protections sociales pour les cols bleus et une augmentation du salaire minimum. Le commentateur Matt Stoller a qualifié J.D. Vance de « leader de la génération républicaine de l’après-crise financière », représentant une rupture post-2008 avec l’orthodoxie du GOP (Grand Old Party).

De ce point de vue, le binôme Trump-Vance présente un profond défi pour la gauche, dont la meilleure illustration est sans doute le discours du président des Teamsters (syndicat des transporteurs routiers, ndlr), Sean O’Brien, lors de la convention nationale du Parti républicain (RNC). L’idée de base est qu’en raison de la désaffection massive des classes populaires, le Parti démocrate est désormais le parti des classes moyennes éduquées. Les démocrates et la gauche se sont profondément aliéné la classe ouvrière – en particulier les travailleurs blancs, mais aussi les hommes d’autres origines – en adoptant une rhétorique radicale sur les questions culturelles. Ainsi, le danger que représente l’adoption par les Républicains d’un populisme économique et d’une rhétorique pro-ouvrière est que l’affinité culturelle de la classe ouvrière pour Trump s’accompagne également d’intérêts matériels et de classe réels. Le mouvement MAGA, et non la gauche politiquement impuissante et certainement pas le Parti démocrate, serait alors le véritable refuge de la classe ouvrière dans la politique américaine.

Il s’agit là d’une préoccupation légitime, mais qui méconnaît fondamentalement la stratégie des membres du mouvement MAGA et l’histoire dont elle découle. Dans son discours à la Convention Nationale du parti républicain, J. D. Vance a effectivement défendu une vision nationaliste et populiste pour les travailleurs américains. Il ne s’est pas contenté d’énumérer les platitudes habituelles sur le marché et la globalisation, mais a plutôt condamné l’ALENA et le libre-échange. Toutefois, à Milwaukee, Vance a habilement omis de mentionner une phrase qu’il avait déjà utilisée à l’intention d’un public plus ciblé. Dans un discours prononcé en 2021 devant l’Institut Claremont, il avait fustigé le « capitalisme woke » qu’il définissait comme « les plus grandes entreprises, les institutions les plus puissantes », alignées « contre nous », « nous » étant « ceux d’entre nous qui sont à droite ». 

Vance reproche à tout le monde, de Jeff Bezos à la Fondation Ford, de financer des causes de justice sociale dans le seul but d’écraser la classe moyenne américaine et de « détruire le mode de vie américain ».

Pour ce qui est de l’identité des « capitalistes woke », Vance a donné quelques précisions : il a blâmé le secteur des assurances pour la montée du mouvement Black Lives Matter, affirmant que les compagnies d’assurance étaient « l’un des plus grands bailleurs de fonds du mouvement Black Lives Matter » et « qu’elles refusaient de payer les indemnités de leurs propres clients pour les dommages causés à leurs biens, tout en rendant ces dommages plus probables en finançant le mouvement qui en était à l’origine ». Il a ensuite reproché à tout le monde, de Jeff Bezos à la Fondation Ford, de financer des causes de justice sociale dans le seul but d’écraser la classe moyenne américaine et de « détruire le mode de vie américain ».

Le discours de Vance était pratiquement identique aux discours de la John Birch Society dans les années 1970. Gary Allen, le chef de file de cette organisation, a écrit dans son livre de 1971, None Dare Call It Conspiracy, qu’un groupe qu’il appelait les « Insiders », composé de « milliardaires en quête de pouvoir », cherchait à oppresser la classe moyenne « jusqu’à ce qu’elle meure étouffée par un étau ». Pour ce faire, il mettait en œuvre une stratégie de tension: les fondations Rockefeller et Ford acheminaient des fonds vers l’organisation Students for a Democratic Society (organisation soixante-huitarde très engagée contre la guerre du Vietnam, ndlr), les Black Panthers et toute une série sordide d’organes de la Nouvelle Gauche pour semer le trouble dans les rues « pendant que les libéraux en limousine de New York et de Washington socialisent nos richesses. NOUS ALLONS AVOIR UNE DICTATURE DE L’ÉLITE DÉGUISÉE EN DICTATURE DU PROLÉTARIAT ». La main cachée des Insiders était à l’origine des troubles radicaux de la fin des années 1960 et du début des années 1970, tout cela aux dépens de la classe moyenne américaine. Bien que None Dare Call It Conspiracy comprenne des éléments anticapitalistes, il reste profondément hostile au socialisme et au communisme, Allen affirmant à un moment donné que ces deux idéologies ne sont que des termes différents pour désigner le capitalisme monopolistique.

Totalement absurde, la vision du monde bircheriste n’a pas prévalu dans les années 1970, que ce soit dans l’espace de la droite américaine ou à l’échelle de la politique nationale. Un demi-siècle plus tard, ces idées se diffusent désormais : l’expression de « capitalisme woke » est désormais utilisée de la même manière que l’était l’expression « Insiders » par Allen, et pas seulement par J. D. Vance. Andy Olivastro, directeur des relations avec les partenaires extérieurs de la puissante Heritage Foundation (qui a fortement participé à la rédaction du Project 2025 censé définir le projet du deuxième mandat Trump, ndlr), l’a défini comme « un mouvement antidémocratique descendant […] émanant de certains des plus grands et des plus importants noms du monde des affaires américain … avec seul but de changer la définition même du capitalisme ». La seule distinction majeure entre le « capitalisme woke » et les Insiders est que Allen a insisté sur le fait que l’objectif principal de la conspiration était le pouvoir en tant que tel, alors que le « capitalisme woke » est plus intéressé par la garantie d’une politique sociale libérale.

Les critiques du néolibéralisme au sein de la droite américaine sont toujours fondamentalement ancrées dans la même tradition politique. Heureusement, Vance, l’un des candidats à la vice-présidence les plus impopulaires de ces cinquante dernières années, est un piètre messager pour cette politique économique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre : « J. D. Vance Is Summoning the John Birch Society »


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« Project 2025 » : une plateforme pour réconcilier Trump et l’establishment

Trump Heritage Foundation Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Contrairement à 2016, la campagne de Donald Trump est activement soutenue par l’establishment du Parti républicain. Une institution a joué un rôle central dans ce rapprochement : la Heritage Foundation. Ce think tank rassemble un bataillon « d’experts » et d’hommes d’influence qui avaient obtenu des postes de premier plan dans l’administration Trump. Avec son « Project 2025 », programme de 922 pages qui a défrayé la chronique médiatique, il entend imprimer sa marque sur le candidat Trump. Et le mener vers un agenda plus nettement interventionniste sur les questions de politique étrangère.

Le 15 juillet 2024 démarrait dans l’État du Wisconsin la convention du Parti républicain. C’est sans surprises que Donald Trump fut investi candidat. Victime d’une récente tentative d’assassinat, il se trouvait sous l’œil des caméras. Sous les radars médiatiques, des présentations étaient organisées par les think tanks liés au Parti républicain : la Faith and Freedom Coalition, l’America First Policy Institute et bien sûr l’incontournable Heritage Foundation.

Ces trois think tanks sont emblématiques de l’évolution du parti. Si la Heritage Foundation est le laboratoire historique des conservateurs, Faith and Freedom ne remonte qu’à 2009 quand l’America First Policy Institute a été créé en 2021. Le premier est une plateforme unissant la droite chrétienne et des groupes proches du Tea Party, quand le second est le bras armé du trumpisme (dans son conseil d’administration on trouve Ivanka Trump, fille de l’ancien président).

À chaque groupe de pression son think tank. Pour le complexe militaro-industriel, c’est la RAND Corporation. Pour l’aviation, c’est l’American Enterprise Institute. Au départ, la Heritage Foundation tire ses financements du secteur agro-alimentaire.

Ces think tanks constituent un véritable écosystème autour du Parti républicain. En 2016, la victoire de Donald Trump aux primaires républicaines avait constitué un séisme : sa campagne populiste et ses propos erratiques avaient violemment divisé les think tanks conservateurs. La Heritage fut le seul à réellement tirer profit de la situation.

Depuis sa défaite de 2020, la mainmise de Donald Trump sur le camp conservateur n’a fait que s’accroître. Mais dans le même temps, les think tanks entendaient bien imprimer leur marque sur l’opposant à Joe Biden, plutôt que de devoir s’adapter à une situation nouvelle, comme ce fut le cas en 2016.

Aux origines de la « Heritage »

C’est la fin de la Seconde guerre mondiale qui marque la première explosion de « think tanks ». Il s’agit alors de fournir des synthèses d’experts à des élus. Sous la tutelle du secteur privé ; ainsi, la Douglas Aircraft Company accouche de la RAND Corporation en 1946, avec pour objectif de travailler sur les conflits internationaux et la balistique transcontinentale. Fonds privés, expertise et liens avec le pouvoir politique : la recette devait faire mouche. Et la Heritage Foundation allait devenir son produit le plus emblématique.

Elle naît d’une conversation entre deux assistants parlementaires, Edwin Feulner et Paul Weyrich, à la cafétéria du Congrès des think tanks conservateurs en 1971. L’American Enterprise Institute (AEI) avait alors renoncé à publier un rapport concernant l’aviation, craignant que celui-ci influence les votes au Congrès. Or, Feulner et Weyrich, qui perçoivent le potentiel politique des think tanks, entendent justement peser sur les votes. Ils appellent de leurs voeux un organisme qui proposerait des argumentaires aux élus du Congrès.

La Heritage Foundation voit ainsi le jour, avec le soutien du groupe industriel Coors. Elle accompagne une dynamique plus générale de politisation des think tanks et d’accaparement par les lobbys, qui cherchent à les instrumentaliser. À chaque groupe de pression son think tank. Pour le complexe militaro-industriel, c’est la RAND Corporation. Pour l’aviation, c’est l’AEI. Au départ, la Heritage Foundation tire ses financements du secteur agro-alimentaire.

La Heritage Foundation adopte une approche résolument activiste. Son bras armé, « Heritage Action », rassemble ses « analystes » qui vont directement au contact des élus, au Congrès ou dans les États, afin de les convaincre d’adopter les positions de l’institut. Un artifice qui permet aux lobbyistes présents au sein du think tanks d’être maquillés en « analystes » lors des auditions du Congrès…

Le think tank connaît son heure de gloire en 1980, avec la publication d’un « Mandate for Leadership ». Mastodonte de 3000 pages, le document synthétise les propositions du camp conservateur pour l’élection présidentielle. Une fois élu, Ronald Reagan devait fournir à chacun de ses ministres une version abrégée du document (de 1100 pages). 60% des propositions du think tank seront ainsi reprises par le président.

La Heritage Foundation connaîtra des relations plus difficiles avec H. W. Bush, notamment sur la question des hausses d’impôts. Quelques années plus tard, c’est finalement un président démocrate que l’organisation soutient et conseille. Bill Clinton défend en effet des accords de libre-échange, notamment l’ALENA [entre le Canada, les États-Unis et le Mexique NDLR], en accord avec le positionnement libre-échangiste du think tank. Acteur clef de la nébuleuse conservatrice, la Heritage Foundation était en butte à la concurrence de deux autres géants : le Cato Institute et l’AEI.

Concurrence libertarienne et néoconservatrice

Le Cato Institute voit officiellement le jour en 1976, mais sa création, sous le nom de « Charles Koch Foundation », est antérieure de deux ans. Le nom des frères Koch continue de figurer en haut de la liste des donateurs réguliers, aux côtés de ceux du milliardaire Sheldon Adelson ou de la famille Mercer. La Koch Industry est spécialisée dans le secteur primaire, l’extraction de ressources minières et de transformation des matière premières. La ligne libertarienne défendue par l’institut recoupe assez largement les intérêts des frères, lorsqu’il s’agit de prôner un adoucissement des normes – notamment environnementales – sur ces secteurs d’activités.

Si les fonds du Cato Institute proviennent majoritairement de l’industrie du tabac et du pétrole, le think tank – fait notable pour un institut conservateur – ne boude pas les financements d’entreprises « progressistes » de la Silicon Valley, notamment Facebook ou Google. Une porosité peu surprenante si l’on considère la sensibilité libertarienne du think tank.

Conséquent dans son libertarianisme, il s’est ainsi opposé aux politiques bellicistes des présidents Bush, en particulier à une occupation de long terme de l’Afghanistan et de l’Irak. Et il se prononce en faveur de la disparition des barrières douanières et de la libéralisation complète des marchés, ce qui lui permet notamment de bénéficier du financement de CME, groupe financier qui détient la bourse de Chicago…

L’AEI, quant à lui, prétend s’inscrire dans le sillage du philosophe Leo Strauss et se spécialise dans la production de rapports. Influent depuis les années 1940, il connaît une perte de vitesse consécutive à l’apparition de la Heritage Foundation, et il faudra attendre les années 2000 pour qu’il regagne en importance. Il est alors proche de l’extrême-droite – avec des auteurs comme Richard Murray, eugéniste, ou encore Dinesh D’Souza, qui défend que l’antiracisme est une réaction pathologique et que les esclaves afro-américains étaient plutôt bien traités…

Ici encore, le lien entre financements et rapports est de plus directs. Financée par l’industrie du tabac, l’AEI produit de nombreuses études pour tempérer sa nocivité ; financée par le secteur des télécommunications, elle s’oppose à la neutralité d’internet.

À l’écart du vivier républicain classique, Trump devait accueillir à bras ouverts les hiérarques de la Heritage Foundation – et la remercier une fois élu. Ainsi, le vice-président Mike Pence est proche de l’institut.

Surtout, l’institut est le principal pourvoyeur de l’administration Bush – à tel point que peu après son élection, le président s’est rendu au siège de l’AEI pour remercier ses membres. Hébergé par l’AEI, on trouve le Project for the New American Century de Dick Cheney, dont l’influence sur la politique étrangère de George W. Bush a été conséquente. Sans surprises ici également : l’AEI est abondamment financé par les entreprises du complexe militaro-industriel…

#NeverTrump : la ligne de fracture au sein des think tanks

L’investiture de Donald Trump comme candidat républicain et sa victoire de 2016 devaient marquer un séisme dans les relations traditionnelles entre partis et think tanks. La campagne erratique et populiste du candidat n’était pas du goût des organisations conservatrices, qui lui préféraient largement un Jeb Bush. De nombreux cadres du Parti républicain et de think-tanks conservateurs se sont refusés à soutenir Trump – sans résoudre à rallier ouvertement une candidature démocrate. Dans les signatures des tribunes rédigées pour critiquer sa campagne, on trouvait les noms de plusieurs figures des think tanks liés au Parti républicain. Une seule exception : la Heritage Foundation.

L’AEI ne prend que timidement position pour Trump en février 2016 – par le biais d’une tribune publiée par Charles Murray, co-auteur du livre The Bell Curve, livre qui lie « race » et intelligence. Le Cato Institute, au contraire, s’oppose publiquement au président nouvellement élu. Il s’attaque notamment au décret présidentiel 13769, surnommé Muslim Ban. Celui-ci suspend des programmes d’accueil des réfugiés, interdit à tous les Syriens d’être accueillis aux États-Unis. Il a conduit à la détention de 700 voyageurs et à la remise en cause de 50.000 visas. Cette prise de position heurte les plus libertariens des conservateurs qui sont, pour la majorité d’entre eux, favorables à l’immigration – perçue comme le prolongement d’une libéralisation du marché du travail. De même, les mesures protectionnistes de Trump sont vivement critiquées par l’Institut ; il faut dire que la mise en place d’une taxe sur l’acier l’acier menaçait directement les profits des entreprises Koch…

C’est la Heritage Foundation qui profite de la conjoncture. Edwin Feulner, son ancien président, est nommé dans l’équipe de transition du candidat. Dès son élection, ce sont pas moins de soixante-six anciens analystes ou salariés du think tank qui occupent des postes à responsabilité dans la nouvelle administration. À l’écart du vivier républicain classique, Trump devait accueillir à bras ouverts les hiérarques de la Heritage Foundation – et la remercier une fois élu. Ainsi, le vice-président Mike Pence et le Procureur général Jeff Sessions sont tous deux proches de l’institut.

Jim DeMint, le président du think tank, décide de pousser l’avantage. L’institut adopte la même stratégie qu’en 1980 et publie un document au titre similaire : « Mandate For Leadership ». Il s’agit de 321 propositions conservatrices à destination du nouveau président. En un an de mandat, la Heritage Foundation affirmait que 64 propositions ont été totalement reprises par l’administration Trump. Ce dernier a même eu recours à l’organisme pour lui fournir une liste de juges conservateurs en vue d’une future nomination à la Cour Suprême.

Le fait que la Heritage Foundation se positionne sur l’ensemble des prérogatives de l’État et l’abreuve de recrues la rend incontournable. Pourtant, en mai 2017, le conseil d’administration retire son poste de président à Jim DeMint, dénonçant une trop grande complicité avec l’administration Trump. Une inflexion qui ne devait pas empêcher la Heritage Foundation de demeurer centrale dans la nébuleuse trumpienne…

L’agenda militariste du « Project 2025 »

« Nous allons connaître une seconde révolution américaine », déclarait le président du think tank Kevin Roberts. « Et elle sera pacifique si la gauche se mêle de ses affaires » devait-il ajouter. En ce début de juillet 2024, il est interviewé par Steve Bannon et s’affiche aux côtés des Républicains tendance « MAGA » [Make America Great Again, slogan de Donald Trump NDLR]. Qu’un président de think tank soit interviewé au micro de l’un des soutiens de la tentative de putsch du 6 janvier peut sembler incongru. Mais la scène est emblématique du chemin parcouru par le Heritage Foundation dans la nébuleuse conservatrice.

Le positionnement central du think tank permet de lancer le « Project 2025 » sur le modèle de « Mandate For Leadership », financé à hauteur d’un million de dollars. Peu à peu, le projet agrège d’autres think tanks et lobbies. Aujourd’hui, pas moins de 110 organisations gravitent autour de la Heritage Foundation – 40% d’entre elles bénéficiant du fonds DonorsTrust alimenté par Leonard Leo. Cet avocat et connaisseur du système judiciaire américain organise des dîners somptueux où il se plaît à jouer les faiseur de rois dans le domaine juridique – jusqu’à la Cour Suprême. On compte d’importants sponsors pour le DonorsTrust : outres les financiers traditionnels de la Heritage Foundation, on trouve… les frères Koch. La présence de ces noms résume à elle seule l’évolution des rapports de force entre ses concurrents et la Heritage Foundation…

Le « Project 2025 » contient des directives tout sauf anodines en matière de politique étrangère. Qui jurent avec les proclamations isolationnistes – vagues et incohérentes – du candidat Trump.

Celle-ci espère désormais forcer la main de Donald Trump. Elle a accouché des 922 pages du « Project 2025 », qui a d’abord scandalisé les démocrates par sa proposition d’accroissement des pouvoirs de l’exécutif. Elle fait écho à la tentative, durant le mandat de Trump, de permettre le licenciement de milliers de fonctionnaires fédéraux – le décret avait été remis en cause par Joe Biden. À travers le « Project 2025 », la Heritage Foundation propose de substituer, à la loyauté envers l’État, celle à l’égard du président et à son projet politique.

Au-delà de cet aspect, qui génère des craintes d’une dérive illibérale, le « Project 2025 » contient des directives tout sauf anodines en matière de politique étrangère. Qui jurent avec les proclamations isolationnistes – vagues et incohérentes – du candidat Trump. Celui-ci tente, en 2024, de rejouer la partition de 2016, critiquant le complexe militaro-industriel et les faucons du Pentagone. Il faut rappeler combien son arrivée au pouvoir avait alors sidéré le camp néoconservateur. Les déclarations de Trump à propos de l’OTAN et ses promesses de rapprochement avec la Russie avaient fait l’effet d’un séisme. S’il avait par la suite mené une politique étrangère en contradiction complète avec ces proclamations – jusqu’à adopter la posture « la plus dure à l’égard de la Russie depuis la Guerre froide », selon les termes de son administration – et en accord total avec le complexe militaro-industriel, Trump est, encore aujourd’hui, perçu avec méfiance par une partie de l’establishment néoconservateur.

Avec le « Project 2025 », la Heritage Foundation tente d’appuyer l’aile la plus interventionniste et militariste du trumpisme. De nombreuses préconisations ne surprennent guère, notamment concernant l’accroissement du budget militaire et l’intensification de la guerre économique avec la République populaire de Chine. D’autres sont en contradiction avec le discours du candidat : le « Project 2025 » prône un approfondissement du soutien à l’État d’Israël, quand Donald Trump critique timidement les massacres à Gaza.

À rebours de ses déclarations isolationnistes, le « Project 2025 » prône une course aux armements et un accroissement tous azimuts des sanctions financières pour contrer les « menaces » russe et chinoise. Alors que Donald Trump promet de « mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures », le « Project 2025 » envisage de poursuivre le soutien miliaire à Kiev, en échange d’une décrue de l’aide humanitaire. Le document précise qu’il s’agit d’un compromis entre les diverses sensibilités du camp conservateur, des plus russophiles – qui souhaitent un abandon de l’Ukraine – aux plus néoconservatrices – qui envisagent un engagement militaire plus direct. Une synthèse pas très éloignée de la politique actuelle du président Biden…

Sur les questions de société et les réformes institutionnelles, le Projet 2025 s’inscrit dans le conservatisme religieux qui avait caractérisé le mandat de Donald Trump. La Heritage Foundation propose ainsi de faire disparaître le service fédéral de l’éducation, qui serait dévolu aux États. À l’inverse, il est prévu d’étendre à l’échelle fédérale la possibilité de censurer une série de livres (accusés de propager la « culture woke ») dans les espaces scolaires et universitaires – expérimentée par le gouverneur de Floride Ron de Santis.

Enfin, on trouve une série de prescriptions prévisibles sur le plan économique, qui oscillent entre réformes néolibérales et fantaisies libertariennes. Certaines – réduction du budget de l’éducation au profit de coupons permettant aux enfants pauvres de s’inscrire dans les écoles privées – pourraient être directement traduites en politiques publiques par une administration Trump ultérieure. D’autres – abolition de la Réserve fédérale et du dollar comme monnaie internationale – constituent de simples slogans destinés à flatter la phobie anti-étatiste de sa base électorale.

Un simple fantasme des démocrates ?

Quelle importance accorder au « Project 2025 » ? Donald Trump lui-même s’en est distancié, face aux attaques incessantes des démocrates, déclarant « Je ne sais pas qui est derrière ça. Je suis en désaccord avec certaines choses, et certaines propositions qu’ils avancent sont profondément ridicules. Quoi qu’ils fassent, je leur souhaite bonne chance, mais je n’ai rien à voir avec eux ». Des paroles que contredisent frontalement ses liens fusionnels, passés et présents, avec le think tank.

Si Donald Trump devait, en novembre prochain, retrouver le chemin de la Maison Blanche, il est difficile de concevoir que la Heritage Foundation n’aurait pas son mot à dire sur son administration. La liste toute prête « d’experts » prêts à la rejoindre et à gouverner en suivant un plan structuré constitue un indéniable atout. Surtout, si l’on considère la position plus centrale que jamais acquise par la Heritage Foundation, qui est parvenue à satelliser de nombreuses organisations autrefois rivales. La composition de ses principaux donateurs a également changé. Là où les grands groupes pétroliers et les chaînes de supermarchés soutenaient la Heritage Foundation à sa création, les donateurs actuels représentent désormais un pan très large des classes dominantes américaines…


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Victoire écrasante en Iowa : en 2024, le retour de Donald Trump ?

Donald Trump en 2021. © Gage Skidmore

Malgré les affaires et sa tentative de putsch en 2020, Trump a triomphé à la primaire de l’Iowa le 16 janvier dernier, devançant son plus proche adversaire de 30 points. Archi-favori pour représenter le camp républicain, l’ancien Président devrait vraisemblablement affronter de nouveau Joe Biden à la fin de l’année, candidat par défaut du camp démocrate. Compter sur les affaires de Trump, une mobilisation de dernière minute pour « défendre la démocratie » ou un bilan macro-économique positif, comme semble le faire l’actuel locataire de la Maison Blanche, paraît risqué. La ferveur de la base trumpiste tranche en effet avec le manque d’enthousiasme des électeurs démocrates.

Du fait du poids des États-Unis dans le monde, la présidentielle américaine nous concerne tous. Celle de 2024 aura lieu dans un peu moins de dix mois et devrait logiquement voir s’affronter les mêmes candidats qu’en 2020 : le vieillissant Joe Biden côté démocrate, le multi-inculpé Donald Trump côté républicain. Ce dernier vient de triompher dans l’Iowa, première étape des primaires républicaines. Archi-favori pour remporter la nomination de son parti, il semble disposer de sérieuses chances de revenir au pouvoir. Pourquoi l’Amérique semble condamnée à rejouer le match de 2020, alors que trois électeurs sur quatre rejettent cette affiche opposant un criminel putschiste à un octogénaire au charisme d’huître ? Un troisième candidat pourrait-il créer la surprise ?

Côté démocrate : pourquoi Biden est le seul « véritable » candidat

Ceux qui pensaient que Joe Biden ne briguerait pas de second mandat ne connaissent sans doute pas bien le personnage ni son rapport au pouvoir. Lorsqu’il annonce son souhait de se représenter à l’hiver 2023, le Président sortant dispose de solides arguments. Son bilan législatif est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans : le plan de relance Covid, le plan d’investissement dans l’économie (« Build Back Better »), le plan d’investissement dans le secteur électronique (« Chips Act ») et le plan pour la transition énergétique (« Inflation Reduction Act »). En outre, le Parti démocrate a réalisé une performance inespérée lors des élections de mi-mandat, habituellement synonyme de déroute pour le parti au pouvoir : les démocrates ont gagné un siège au Sénat et de nombreux postes de gouverneurs et ont manqué de peu de conserver leur majorité à la Chambre des représentants.

Le bilan législatif de Biden est largement supérieur à celui d’Obama, avec quatre lois majeures votées en deux ans.

Par ailleurs, Biden a profité de sa mainmise sur le Parti démocrate pour redessiner le calendrier des primaires. En plaçant l’État de Caroline du Sud en tête des scrutins, il s’assure un démarrage optimal en cas de challenger sérieux. Si cet État vote largement républicain à l’élection générale, Biden y avait triomphé lors des primaires démocrates de 2020, grâce aux électeurs afro-américains qui lui sont durablement acquis. C’était justement en Caroline du Sud qu’il était parvenu à inverser la tendance dans sa bataille contre Bernie Sanders il y a quatre ans, alors que son concurrent de gauche avait remporté les premiers scrutins dans l’Iowa et le New Hampshire.

Etant donné le bilan honorable de Biden, la difficulté objective à le battre dans des primaires biaisées en sa faveur et le risque de diviser leur camp, les grands argentiers du Parti démocrate n’ont pas jugé utile de convaincre un autre candidat de défier le président sortant. Autrement dit, Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Le Parti démocrate ne manque certes pas de talents. Des gouverneurs très en vue et biens financés comme Gavin Newsom (Californie) et Gretchen Whitmer (Michigan) ont préféré patienter. Les gouverneurs Josh Shapiro (Pennsylvanie) et Andy Beshear (Kentucky) avaient également de solides arguments : le premier a remporté l’État clé de l’élection 2020, le second s’était fait élire en terre ultra-trumpiste. Mais l’un comme l’autre doivent d’abord faire leurs preuves au pouvoir dans leur État. Restaient les anciens poids lourds de la primaire 2020, à commencer par l’ambitieux ministre des Transports Pete Buttigieg. L’option logique aurait été la vice-présidente Kamala Harris, mais du fait de son inaptitude politique, elle n’a pas été en mesure de se construire une stature nationale. Moins populaire que Joe Biden, elle aurait eu toutes les peines du monde à justifier de le défier. Tous ces candidats potentiels issus de l’establishment démocrate n’ont donc pas envie de s’opposer à leur chef et préfèrent attendre 2028 pour laisser libre cours à leurs ambitions. 

Biden représente le choix des élites du parti contre celui de ses électeurs, qui préféraient très majoritairement qu’il ne se représente pas. 

Et à gauche ? Bernie Sanders a un an de plus que Joe Biden et aurait fait face à des difficultés structurelles plus importantes qu’en 2020 pour le battre dans des primaires. Il a donc préféré poursuivre sa stratégie d’entrisme en misant sur la réélection de Biden. Dans cette logique, il a rapidement soutenu la candidature du président sortant, coupant l’herbe sous le pied d’un potentiel challenger issu de l’aile gauche.

Alexandria Occasio-Cortez est quant à elle trop jeune et isolée pour se sentir capable de défier Joe Biden. D’autres progressistes comme la présidente du Progressive Caucus Pramala Jayapal ou l’élu californien Ro Khanna restent davantage liés à l’appareil du parti. Du reste, Biden avait pris soin de décourager tous les candidats potentiels mentionnés plus haut en leur réservant une place dans son administration (Harris, Buttigieg) ou en les intégrant dans son dispositif de campagne (les gouverneurs, Ro Khanna…). Quant aux petits candidats qui lui disputeront la primaire démocrate, ils n’ont pas d’envergure nationale. 

Sauf accident de santé ou retournement de dernière minute des cadres du parti, Biden sera donc investi candidat démocrate cet été. Il aurait probablement été plus responsable de sa part de laisser la place, mais Biden a toujours été attiré par le pouvoir. Il est, par bien des aspects, le stéréotype d’un politicien ayant passé toute sa vie à Washington. 

Trump assuré d’obtenir la nomination des Républicains

Si Donald Trump porte mieux son âge (77 ans) que Joe Biden, sa candidature n’était pas nécessairement évidente. En premier lieu, les sondages suggèrent que n’importe quel autre républicain ferait mieux. Cette impression est renforcée par ses performances électorales : en 2018, il perd largement les élections de mi-mandat. En 2020, il rejoint le club très fermé des présidents sortants battus, ce qui n’était pas arrivé depuis 1992, lorsque la droite conservatrice avait aligné deux candidats. En 2021, les républicains perdent le contrôle du Sénat par sa faute lors d’élections spéciales en Géorgie. En 2022, les candidats qu’il avait appuyés aux élections de mi-mandat se sont fait écraser. En cause, sa formidable capacité à mobiliser l’électorat démocrate et indépendant contre lui. 

Deuxièmement, Donald Trump a essayé de renverser le résultat des élections lors d’une tentative de putsch ayant abouti à la mise à sac du Capitole le 6 janvier 2021. Il est d’ailleurs inculpé dans deux procès liés à son rôle dans cette insurrection. Lui-même passe son temps à proclamer qu’une fois réélu, il mettra tout en œuvre pour expédier ses adversaires politiques en prison. Si cette rhétorique mobilise sa base, elle constitue un handicap évident pour l’élection générale. De plus, ses procès risquent de mobiliser une partie de son temps et de ses ressources pendant les derniers mois de la campagne, en plus de présenter le risque d’aboutir sur des condamnations politiquement désastreuses et de générer une couverture médiatique défavorable. 

Pour toutes ses raisons, les cadres du Parti républicain auraient pu tenter d’imposer un autre candidat. Seulement, Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires. Les poids lourds républicains n’ont pas osé défier leur base électorale en prenant des mesures pour stopper Trump en amont. Ils ont ainsi refusé de le destituer après sa tentative de putsch, puis de coopérer avec les démocrates lors de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur le sac du Capitole.

Trump reste de loin la personnalité la plus populaire auprès de la base qui vote aux primaires et se déplace régulièrement aux élections intermédiaires.

Aidé par un écosystème médiatique conservateur extrêmement puissant, Trump a réussi à convaincre une majorité d’électeurs républicains que Joe Biden avait volé l’élection de 2020 et que les violences du 6 janvier 2021 avaient été commises par des agents du FBI infiltrés et des militants antifas venus polluer une « manifestation patriotique ». Un pan entier de l’électorat et de nombreux élus républicains vivent ainsi dans une réalité alternative.

Pour rappel, les tribunaux et la Cour suprême ont tranché plus de 40 fois et de manière unanime contre Trump dans toutes ses plaintes. Trump lui-même a admis dans des conversations enregistrées qu’il cherchait à renverser le résultat sans preuve, de nombreux témoignages de ses équipes et de sa famille attestent qu’il a reconnu en privé avoir perdu l’élection et fabriqué les allégations. Et de multiples gouverneurs républicains et membres de son administration ont rejeté en public et en privé ses allégations de fraudes.

L’establishment républicain et la justice impuissants face à la popularité de Trump

Si des candidats a priori sérieux le défient dans les primaires républicaines, Trump s’est placé au-dessus du lot en refusant de participer aux débats télévisés. Ses adversaires ont majoritairement refusé de l’attaquer de front et promis de le soutenir s’il obtenait la nomination, reconnaissant implicitement leur impuissance.

Parmi les outsiders figurait son ancien vice-président Mike Pence, considéré comme un traître à la cause par la base trumpiste pour avoir osé s’opposer à leur chef. Il a jeté l’éponge avant le scrutin de l’Iowa. Un temps pressenti comme adversaire sérieux, le gouverneur de Floride Ron DeSantis a fait de la lutte contre le wokisme sa marque de fabrique. Sa candidature s’est rapidement effondrée, alors qu’il s’est révélé être dénué de charisme et de capacité à toucher les électeurs. Ses soutiens financiers ont déchanté en observant sa dégringolade dans les sondages, confirmée par une seconde place dans l’Iowa très loin derrière Trump (21%, contre 51 %).  

L’ancienne gouverneur de Caroline du Sud et ambassadrice de l’administration Trump aux Nations-Unies Nikki Haley incarnait, avant la victoire de Trump en 2016, une des étoiles montantes du parti. Cataloguée comme « modérée », elle a su soutenir Trump lorsque cela comptait sans pour autant apparaître comme une extrémiste. Pour autant, ses positions bellicistes (elle avait appelé à bombarder préventivement l’Iran le lendemain de l’attaque du Hamas du 7 octobre) et sa fidélité à la ligne du parti en matière programmatique (baisse des impôts sur les riches, dérégulations de l’industrie, privatisations du secteur public et de la Sécurité sociale, climato-scepticisme…) en font une politicienne extrémiste à tous égards. Mais contrairement à Trump, elle respecte les codes des institutions. Sur les questions internationales, elle est une digne héritière de l’ère Bush, ce qui en faisait le nouvel espoir des grands donateurs du parti républicain. Elle a néanmoins échoué à détrôner DeSantis en Iowa, finissant 3e avec 19 % des voix. L’entrepreneur Vivek Ramaswamy, enfin, avait fait parler de lui comme plus trumpiste que Trump. Après son échec en Iowa, il a mis un terme à sa campagne et apporté son soutien à l’ancien Président.

Au vu des scores réalisés par les différents candidats dans l’Iowa et des faiblesses des concurrents de Trump, ce dernier est donc déjà quasi-assuré de remporter la nomination de son parti. Pour le bloquer, certains placent leurs espoirs dans les procédures judiciaires, mais ce pari semble hasardeux. Certes, lorsque vous tentez un coup d’État, vous n’avez généralement pas le droit à l’erreur ni de seconde chance. Trump ayant maladroitement tenté un coup d’État, le fait qu’il puisse se représenter à une élection paraît incongru. Pourtant, si certains procès devraient déboucher sur une condamnation, la plupart risquent d’avoir du mal à arriver à un verdict avant les élections de 2024. Et Trump pourra, dans presque tous les cas, faire appel. Appel qui sera suspensif, sauf décision contraire du juge.

Parmi les innombrables affaires de l’ancien Président, l’une sera tranchée par la Cour Suprême. Elle fait suite à une condamnation de Trump dans l’Etat du Colorado, qui le rend inéligible dans cet État, en s’appuyant sur la section 3 du 14ème amendement de la Constitution, qui interdit à quelqu’un ayant participé ou soutenu des actes insurrectionnels d’exercer des postes à responsabilité. Dominée par le camp républicain – à 6 juges contre 3, dont 3 nommés par Trump – la Cour Suprême reste critique du trumpisme. Cette élite ultra-conservatrice préfère des candidats tout aussi radicaux sur le fond mais moins instables, comme Ron DeSantis ou Nikki Haley. Toutefois, là encore, s’opposer à une figure aussi populaire dans la base républicaine délégitimerait fortement les juges républicains et le Cour suprême. Ainsi, compter sur la justice américaine pour bloquer Trump paraît illusoire.

Pourquoi Trump est légèrement favori d’après les sondages

Si l’affiche de l’élection 2024 devrait donc être la même que celle de 2020, cette élection ressemble par bien des aspects davantage à celle de 2016. Trump est vu comme un dangereux personnage, mais fascine les médias. Le candidat démocrate est choisi par défaut, incarne la continuité et n’a pas de grand projet politique à proposer à l’Amérique mis à part la sauvegarde des institutions contre la menace incarnée par le milliardaire. Enfin, l’électorat est tout sauf emballé par l’affiche qu’on lui propose et risque de bouder les urnes. Une recette qui avait permis à Trump de l’emporter il y a bientôt huit ans.

Les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden.

Au mieux, les sondages à dix mois de l’élection livrent une photographie de l’état de l’opinion. Aux États-Unis plus qu’en France, ils sont connus pour leur marge d’erreur importante, autour de 4 points aux présidentielles de 2016 et 2020. Et les intentions de vote à l’échelle nationale ne valent pas grand-chose puisque l’élection se joue au niveau des États via le système de Collège électoral. Cela étant, les sondages sont historiquement et objectivement mauvais pour Joe Biden. Si on ne considère que les moyennes compilées par les agrégateurs, sa côte de popularité (38 %) est désastreuse pour un président sortant qui vise un second mandat. Seul Harry Truman, en 1948, était aussi bas. Dans l’hypothèse d’un duel avec Trump, Biden est donné à 1,5% en dessous de son adversaire.

Surtout, des signaux préoccupants inquiètent les stratèges démocrates, à commencer par l’effondrement de Biden auprès des jeunes électeurs. Les sondeurs ont différentes théories pour expliquer ce constat, mais on peut l’expliquer par un mécontement assez général de cette tranche d’âge du fait du manque d’action climatique de Biden, sa complicité avec Netanyahou dans sa guerre atroce à Gaza et des conditions économiques dégradées pour les jeunes actifs et les étudiants. L’annulation de montants considérables de dette étudiante, malgré une tentative de blocage par la Cour Suprême, n’aura visiblement pas suffi à convaincre cette génération qui doit faire face à un coût de la vie de plus en plus élevé.

Une tendance similaire s’observe pour d’autres sous-groupes d’électeurs votant traditionnellement démocrate. Le soutien à Biden chez les Américains musulmans serait par exemple passé de 70 % à 18 % à cause de sa gestion des questions au Moyen-Orient. De même, Biden reculerait auprès des Hispaniques et Afro-Américains. Or l’issue de nombreux États clés dépend fortement du vote de ces minorités.

Ces sondages confirment donc un manque d’enthousiasme de la base militante démocrate pour son candidat. Or, contrairement à 2020, Joe Biden va devoir faire campagne sans se cacher derrière le Covid pour éviter les déplacements. Et il porte son âge d’une manière embarrassante. Au-delà des multiples gaffes, lapsus, il suffit de l’entendre s’exprimer et de comparer sa diction avec ses performances de 2008, lorsqu’il faisait campagne pour Obama, pour réaliser à quel point il est diminué. 

Etat de l’économie, autres candidats, mobilisation… Des facteurs qui comptent

Si Biden part à priori avec plusieurs handicaps majeurs, l’élection est encore loin. D’ici à novembre, de multiples facteurs vont s’inviter dans la campagne et peuvent inverser la tendance. Sauf crise majeure, comme une guerre étendue au Moyen-Orient, la situation économique et les prix à la pompe devraient jouer un rôle majeur. Sur ce plan, Joe Biden a du souci à se faire.

Pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante.

Malgré ses victoires législatives indéniables, Biden a présidé pendant une période de forte inflation. Les arguments attribuant celle-ci à ses plans de relance et d’investissement sont peu convaincants : l’Europe a connu une inflation plus forte et persistante sans bénéficier de ce type de politique. Quoi qu’il en soit, la présidence Biden a également coïncidé avec l’expiration de certaines dispositions sociales mises en place par Trump et Biden pour faire face au Covid. En particulier, le moratoire sur le remboursement des prêts étudiants, celui sur les expulsions de logements, la fin du programme d’allocations familiales mis en place entre 2021 et 2023, la fin des subventions publiques pour l’assurance maladie Obamacare et des subventions supplémentaires à l’aide alimentaire.

Autrement dit, pour l’américain moyen, Biden est le Président qui leur a sucré divers aides tout en causant une inflation galopante. Si la réalité est bien plus nuancée, et que le projet du parti républicain est de faire pire, le retour de l’inflation à des niveaux « normaux » n’efface pas le fait que les prix restent élevés. En particulier, l’accès au logement est devenu très difficile, entre les loyers qui explosent et les taux d’intérêt qui ont flambé suite à la politique monétaire de la FED.

Certes, les chiffres de l’emploi et de la croissance feraient pâlir d’envie un dirigeant européen. Sous Biden, l’économie américaine a créé de l’emploi à un rythme sans précédent. Les salaires ont également augmenté, en partie sous son impulsion et celle des syndicats qu’il soutient ouvertement. Mais ces excellents résultats macroéconomiques cachent des perspectives plus difficiles pour l’américain moyen, celui qui ne vote qu’à la présidentielle et se souvient avant tout du mandat Trump comme d’une période – crise de Covid exceptée – où l’économie se portait plutôt bien.

Si l’état ressenti de l’économie est un signal négatif pour les Démocrates, ceux-ci espèrent néanmoins inverser la tendance en rejouant le match des élections de mi-mandat de 2022. Dans d’autres scrutins à l’échelle locale ou au niveau des Etats (référendums locaux, élections de gouverneurs ou autres mandats locaux), les Démocrates ont également réalisé des scores en moyenne supérieur de dix points aux sondages ou résultats de 2020. La suppression du droit à l’avortement à l’échelle fédérale et l’extrémisme du parti républicain ont notamment joué pour mobiliser les électeurs contre ce dernier. Biden aurait ainsi de quoi se rassurer. Mais ces scrutins intermédiaires sont marqués par une faible participation et une surreprésentation d’électeurs aisés ou politisés. Un socle insuffisant pour remporter une présidentielle. 

Inversement, on se souvient de la performance remarquable de Donald Trump en 2020, lui qui avait gagné 12 millions d’électeurs par rapport à 2016 et fait quatre points de mieux que les sondages à l’échelle nationale. Il avait aisément remporté des États qu’on disait disputés comme la Floride, l’Ohio voire le Texas, tout en perdant sur le fil les États qui décidèrent l’élection (de 40.000 voix au total). De nombreux experts estiment ainsi que la portion de l’électorat qui ne se déplace qu’aux présidentielles va favoriser Trump. 

Enfin, reste l’inconnu des candidatures tierces. En 2016, la candidate du Green Party Jill Stein avait potentiellement coûté quelques États à Hillary Clinton. En 2020, c’est le candidat du parti libertarien qui avait peut-être fait perdre Trump. Mais on parle alors de scores marginaux (entre 0.5 et 2 %) et d’électeurs qui n’auraient pas nécessairement voté pour un autre candidat. En 2024 la candidature indépendante de l’excentrique et réactionnaire Robert F. Kennedy est, pour le moment, créditée de 16 points dans les sondages. Reste à savoir comment ce score évoluera, à qui Kennedy prendra le plus de voix et s’il sera capable de figurer sur les listes électorales d’un nombre suffisant d’États clés. Sans le soutien d’un parti institué, il est en effet difficile de figurer sur les bulletins de vote.

Tout pronostic reste donc à cette heure encore incertain. Mais l’hypothèse d’un remake du match de 2020 se profile et la ferveur de la base républicaine en faveur de Trump tranche par rapport au peu d’enthousiasme que suscite Biden dans son camp.


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Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.


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Pourquoi Benjamin Netanyahou n’a plus d’avenir politique

Benjamin Netanyahou. © World Economic Forum

Loin de renforcer Benjamin Netanyahou par un effet de « ralliement au drapeau », la séquence ouverte depuis l’attaque du 7 octobre contre Israël a détruit sa côte de popularité auprès des électeurs. La carrière politique de celui qui a fondamentalement remodelé la société israélienne pourrait bien se terminer dès la fin de la guerre en cours. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Alexandra Knez et éditée par William Bouchardon.

À première vue, on aurait pu s’attendre à ce que l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, renforce le soutien au Premier ministre de longue date, Benjamin Netanyahou. Or, les sondages semblent indiquer que les Israéliens tiennent majoritairement son gouvernement pour responsable et qu’ils voteraient pour l’opposition si des élections avaient lieu aujourd’hui.

Tel est du moins l’avis de l’auteur du récent billet intitulé « Life After Netanyahu », publié sous le pseudonyme substack d’Ettingermentum, interrogé par le magazine Jacobin. Il revient sur les origines politiques du consensus actuel en Israël, les raisons pour lesquelles les violences commises par le Hamas représentent une menace existentielle pour l’ensemble de la marque politique de Netanyahou, et la manière dont la nouvelle dynamique politique en Israël pourrait avoir un impact sur les Palestiniens.

Luke Savage : Le point de départ de votre récente analyse a été le rôle central de Benjamin Netanyahou dans la mise en place et la pérennisation du consensus politique israélien – un consensus qui, selon vous, a été brisé par l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Avant d’en venir aux événements les plus récents, comment qualifieriez-vous l’importance de M. Netanyahou dans l’histoire politique de son pays ? Et quels sont, selon vous, les principes fondamentaux de ce consensus ?

Ettingermentum : Benjamin Netanyahou est actif et influent sur la scène politique israélienne depuis longtemps. Il est premier ministre d’Israël quasiment sans interruption depuis 2009-2010. Et ce n’était pas sa première expérience en tant que premier ministre, puisqu’il a été élu pour la première fois en 1995, et qu’il dirige le Likoud, le parti conservateur de droite, depuis 1993. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Israël avait un système à deux partis très compétitif entre le parti travailliste de centre-gauche, traditionnellement dominant, et le Likoud, essentiellement composé, avant l’arrivée de Netanyahou, d’anciens membres des forces paramilitaires comme Menachem Begin et Yitzhak Shamir.

Shamir est un personnage intéressant. Il faisait partie d’un mouvement qui a reconnu être un groupe terroriste et il était activement recherché par le gouvernement britannique avant la création d’Israël. Begin, quant à lui, n’a longtemps pas pu se rendre dans certains pays pour de similaires raisons, alors qu’il était un homme politique israélien majeur.

Telle était donc la situation au sein du Likoud avant Netanyahou : ils étaient très rigides et violemment opposés non seulement à la présence des Arabes en Israël, mais aussi à la position des sionistes travaillistes plus modérés qui jouissaient traditionnellement d’une position de force depuis la création de l’État. Les travaillistes étaient eux soutenus par la communauté des immigrants ashkénazes d’Europe et, plus timidement, par la communauté Mizrahi, des gens qui avaient vécu dans les territoires palestiniens avant la création d’Israël et dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Le Likoud prend le pouvoir pour la première fois en 1977, en grande partie à la suite de l’échec israélien lors de la guerre du Kippour, puis Netanyahou succède à Shamir et devient le chef du Likoud en 1993. Il est une personnalité d’un genre différent. Il a reçu une éducation américaine et a vécu aux États-Unis pendant une grande partie de sa vie. Il a grandi à Philadelphie et a travaillé au Boston Consulting Group (cabinet de conseil, ndlr) avec Mitt Romney (milliardaire et candidat républicain à la présidence des USA face à Barack Obama en 2012,  ndlr); il a commencé sa carrière en tant que spécialiste des affaires étrangères aux Nations unies.

Netanyahou devient Premier ministre au lendemain des accords d’Oslo en 1995 et commence immédiatement à bloquer le processus de paix.

Netanyahou n’est pas moins radical que ses prédécesseurs. Son début de carrière est marqué par son opposition virulente aux accords d’Oslo. Il est même approché par les services de renseignement israéliens qui lui disent de modérer sa rhétorique qui commence à représenter un risque sécuritaire. Bien sûr, il les a complètement ignorés et Rabin a été assassiné par un extrémiste de droite en 1995, ce qui a conduit à des élections. À cette époque, Israël élisait ses premiers ministres au scrutin direct (et non indirectement par un vote du Parlement, ndlr) et Netanyahou bat, avec un point d’avance, le successeur et rival de longue date de Rabin, le travailliste Shimon Peres. Il devient Premier ministre au lendemain des accords d’Oslo en 1995 et commence immédiatement à bloquer le processus de paix. Voilà ce qui fera sa renommée.

Il est également l’un des principaux partisans du libéralisme économique dans le pays. Or, Israël a longtemps connu une économie très réglementée, voire de gauche. Une fois au pouvoir, Netanyahou prône la privatisation, la déréglementation et le néolibéralisme. En 1999, il est battu par Ehud Barak, un ancien général membre du parti travailliste.

Passons à 2009 : le parti centriste Kadima remporte plus de sièges, mais Netanyahou et sa coalition obtiennent la majorité. Il revient donc au pouvoir et on observe immédiatement une évolution. Le processus de construction du mur autour de la Cisjordanie et de Gaza, après la deuxième Intifada (le soulèvement palestinien qui a débuté en 2000, ndlr) a constitué un changement majeur dans l’état d’esprit d’Israël en matière de sécurité. Puis, sous Netanyahou, on assiste à une véritable poussée en faveur de la construction du Dôme de fer (le système antimissile israélien, censé intercepter les roquettes du Hamas, ndlr), avec des fonds et des équipements américains, ainsi qu’à l’arrêt total des négociations de paix officielles qui étaient pourtant toujours en cours, même sous l’administration de George W. Bush.

Tout cela prend fin avec le second mandat de Netanyahou. Son gouvernement est instable et il doit organiser plusieurs élections en 2013 et 2015. Des problèmes persistent entre lui et ses alliés de droite. L’aile d’extrême-droite du parti, très militariste, ne voit pas d’un bon œil les partis ultra-religieux, car ces derniers ne servent pas dans l’armée. Mais Netanyahou gagne en 2013, puis en 2015, et continue à saboter le processus de paix. Barack Obama tente certes de relancer des pourparlers encadrés, mais Netanyahou le met au pied du mur en lui disant « Vous n’êtes pas prêt à exercer une quelconque pression sur nous », ce qu’Obama lui concède.

Et donc lui et son parti continuent à renforcer la sécurité du pays. Israël se dote d’un armement de plus en plus performant, construit des murs censés les protéger d’une invasion terrestre, le Dôme de fer… Tout cela est perçu comme un moyen d’endiguer le problème : « Vous n’avez plus à vous soucier des Palestiniens qui entrent et bombardent les bus parce que nous avons une barrière géante. Vous n’avez plus à vous inquiéter des tirs de roquettes puisqu’il y a le Dôme de fer ».

Quel est donc le problème, du point de vue israélien, et en particulier du point de vue de Netanyahou, si on laisse l’occupation se poursuivre ? Que Gaza meurt de faim ? Que la Cisjordanie soit sous occupation militaire directe ? Netanyahou s’en fiche. Les États-Unis pourraient éventuellement se fâcher parce qu’Israël ne cherche pas à trouver une solution permanente, mais voilà que Trump est élu et qu’il est accompagné d’une administration furieusement sioniste qui est sur la même longueur d’onde que Netanyahou. Ils ne se soucient pas d’une solution à deux États, même nominalement, et promettent une aide inconditionnelle pour soutenir toutes les revendications du Likoud.

Lorsque Trump est élu, il est accompagné d’une administration furieusement sioniste qui est sur la même longueur d’onde que Netanyahou.

Netanyahou développe tout de suite un partenariat très étroit avec Trump. Cela tue l’idée d’un règlement à long terme. Et, à ce stade, cela fait dix ans que Netanyahou est premier ministre, et les pays arabes commencent eux aussi à considérer cette situation comme réglée. C’est ainsi que sont nés les accords d’Abraham, avec des pays comme les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc, le Soudan…

Luke Savage : Peut-être même avec l’Arabie Saoudite, avant les événements récents…

Ettingermentum : Oui, ce devait être le point culminant du processus. En substance, l’idée de faire accepter aux pays arabes d’abandonner la question palestinienne car les avantages qu’ils pourraient tirer d’une alliance avec Israël sont plus importants que toute possibilité d’autodétermination palestinienne.

Cette affaire est considérée comme réglée lorsque Joe Biden est élu président, alors même qu’il dispose de la même équipe diplomatique que celle d’Obama, qui était ostensiblement en faveur d’une solution à deux États. Pour Biden, initialement, il n’est même pas question de revenir à une solution à deux États.

Pendant ce temps, Netanyahou suscite cependant une incroyable controverse en Israël en raison de son inculpation pour corruption en 2018. Lors des élections en 2019, Netanyahou est si critiqué et si détesté que beaucoup de ses alliés traditionnels commencent à se retourner contre lui : Avigdor Lieberman du parti Yisrael Beiteinu, qui a été son vice-premier ministre pendant plusieurs années, Naftali Bennett, qui était un autre de ses partenaires de coalition, et même certains de ses anciens officiers d’armée, comme Benny Gantz, qui a créé son propre parti.

À ce stade, le parti travailliste et la gauche israélienne ne sont plus que des coquilles vides, considérés comme des causes perdues. L’opposition à Netanyahou se présente donc sous la forme de ces partis centristes qui acceptent fondamentalement son consensus. Ils partent également du principe qu’il a résolu la question palestinienne et que les négociations de paix n’ont aucune raison d’être.

L’opposition anti-Netanyahou est menée par des personnalités comme Benny Gantz, l’ancien chef d’état-major des Forces de défense israéliennes, qui annonce sa campagne de 2019 par une publicité racontant comment il a bombardé les Palestiniens jusqu’à les ramener à l’âge de pierre. Au lieu d’une solution à deux États, il se dit favorable à une « solution à deux entités », ce qui n’est pas la même chose.

L’opposition à Netanyahou se présente sous la forme de partis centristes qui acceptent son consensus. Ils partent du principe qu’il a résolu la question palestinienne et que les négociations de paix n’ont aucune raison d’être.

L’opposition se compromet donc pour capter les électeurs de droite déçus par Netanyahou. Malgré cela, elle ne parvient pas à obtenir une majorité lors de plusieurs élections successives. Un bref projet de rapprochement entre Benny Gantz et Netanyahou a été envisagé durant le COVID, Gantz devenant Premier ministre suppléant au bout de six mois. Finalement, l’accord tombe à l’eau avant que Netanyahou ne quitte ses fonctions, probablement car il ne pouvait pas abandonner l’immunité judiciaire que lui confère son mandat de Premier ministre, faute de se retrouver en prison.

En 2021, de nouvelles élections sont organisées et l’opposition parvient à créer une coalition incroyablement fragile, composée de tous les éléments politiques du pays à l’exception de ceux de Netanyahou. Elle est conduite par Naftali Bennett, un colon israélo-américain, et est soutenue par des responsables militaires, des politiciens centristes, des islamistes arabes, des sociaux-démocrates et des socialistes. Netanyahou est alors le chef de l’opposition et cherche à revenir au pouvoir au plus vite pour échapper à la prise. C’est pour cela qu’il envisage alors une réforme profonde du pouvoir du système judiciaire pour le soumettre au pouvoir politique, qui a été fortement critiquée durant les premiers mois de 2023.

Luke Savage : Cet épisode était très surprenant, c’était par exemple la première fois qu’un journal comme le New York Times exprimait ouvertement son inquiétude face à l’action du gouvernement Netanyahou…

Ettingermentum : Les questions de gouvernance préoccupent sans doute plus la classe supérieure que celle de la Palestine. Mais toujours est-il que cette réforme devient une thématique polarisante, ce qui témoigne d’ailleurs de la centralité de Netanyahou dans le jeu politique.

Cette coalition d’opposition s’effondre à peine un an après le début de son mandat de cinq ans et de nouvelles élections sont organisées en 2022, c’est-à-dire juste avant les élections américaines de mi-mandat de l’année dernière. M. Netanyahou se présente sur le thème « Ne m’envoyez pas en prison » et remporte la majorité absolue. Il franchit le seuil avec une marge de manœuvre suffisante, ce qui lui permet de former ce que tout le monde appelle – y compris sa propre coalition – le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.

On y trouve des forces d’extrême-droite incroyables – qui dépassent tout ce que l’on pouvait imaginer dans ce pays. C’est un moment décisif pour Israël : Netanyahou est alors au sommet de son pouvoir. Il dispose d’une majorité très solide et sa première priorité est d’adopter une réforme judiciaire, ce qui suscite une énorme indignation au sein de la population, y compris au sein de l’establishment militaire. Des manifestations massives ont lieu durant des mois. Selon certains observateurs, il s’agirait même de la plus grande fracture jamais observée dans la société israélienne. Les médias ont également rapporté que des réservistes menaçaient de déserter si la réforme était adoptée.

Les sondages de la coalition au pouvoir commencent alors à être mauvais et à passer sous les 50 % cumulés. La population commence à avoir une image vraiment négative de Netanyahou. Puis l’attaque du Hamas se produit. Le fondement même des treize dernières années de gouvernement de Netanyahou, qui ont transformé la politique et les relations extérieures du pays, est complètement anéanti en une seule journée. Cela ouvre une nouvelle phase très incertaine, dans laquelle nous sommes à présent.

Luke Savage : Généralement, les guerres profitent aux gouvernements en place, du moins au début. On peut penser par exemple au climat de chauvinisme qui a prévalu après le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, avec un ralliement fébrile non seulement autour du drapeau, mais aussi autour de la figure de George W. Bush. Vous suggérez que ce n’est pas ce qui s’est passé en Israël depuis le début du conflit. Quelle a été la réaction générale des citoyens israéliens – juifs et non juifs -, et quelle est la situation actuelle de la coalition de droite de M. Netanyahou ?

Ettingermentum : Netanyahou est détesté. Sa perception est comparable à celle d’Herbert Hoover (ancien président américain, complètement dépassé par la crise de 1929, ndlr) au début de la Grande Dépression, et non pas à celle d’un chef de guerre.

Car il ne s’agit pas simplement d’un problème militaire que personne n’a vu venir. Il s’agit d’un problème connu depuis des décennies et d’une question politique explicite depuis des décennies. C’est précisément ce type d’incident, qui est le pire massacre de Juifs sur le territoire israélien depuis l’Holocauste, que tout l’arsenal déployé par Netanyahou au fil des années était censé empêcher. C’était l’unique objectif de chaque aspect de la politique palestinienne du pays ! La seule question qui se posait était de savoir s’il était préférable d’y parvenir via un accord bilatéral ou par la répression par la force militaire ?

C’est précisément ce type d’incident, qui est le pire massacre de Juifs sur le territoire israélien depuis l’Holocauste, que tout l’arsenal déployé par Netanyahou au fil des années était censé empêcher.

Tout au long de sa carrière, Netanyahou a affirmé que les accords négociés étaient naïfs, contre-productifs, irréalistes et utopiques, et qu’ils avaient davantage nui à Israël qu’ils ne l’avaient aidé. C’est la seule ligne de conduite qu’il a suivie tout au long de sa vie, et il s’avère que toute sa vision du monde était erronée. Il a demandé aux gens de le juger sur sa capacité à apporter la sécurité au pays – il suffit de voir les publicités où il se présente comme une baby-sitter ou un garde-côte veillant à la sécurité de tout le monde. Il était le protecteur indispensable du pays. Ce genre d’attaque ne devait jamais se produire.

Aujourd’hui, les gens ne se disent plus « Oh, il faut le soutenir », mais bien « Le type qui a promis pendant des décennies qu’il pourrait garantir la sécurité grâce à sa politique, à qui nous avons donné un blanc-seing pour faire tout ce qu’il voulait ces dix dernières années, a prouvé qu’il avait tort. » Ce n’est rien d’autre qu’un enfoiré corrompu.

Sa réputation politique dans le pays s’est effondrée. 94 % des habitants du pays estiment que le gouvernement a une part de responsabilité dans les attaques du 7 octobre. Une majorité de personnes souhaite qu’il démissionne une fois la guerre terminée. Ils veulent aussi que son ministre de la Défense, auparavant très populaire dans les sondages, démissionne. Son parti, le Likoud, est historiquement bas dans les sondages. Benny Gantz – le général de centre-droit qui fait actuellement partie du gouvernement d’unité nationale, mais qui est historiquement une figure très anti-Netanyahou – bénéficie d’un niveau de soutien presque sans précédent dans les sondages. Il pourrait très facilement former une coalition avec les chiffres qu’il obtient actuellement.

Certes, la fin de Netanyahou a déjà été annoncée à maintes reprises et il est revenu d’entre les morts plusieurs fois. Mais là, c’est différent. Il ne s’agit pas d’un simple scandale ou d’un problème mineur. C’est toute sa raison d’être en tant que personnalité politique qui est complètement remise en cause.

Et il n’a pas bien su répondre à la crise. Il n’a toujours pas admis sa responsabilité. Il ne veut parler à personne. Il a l’air décharné et terrifié. Il a dû s’accrocher à Biden pour obtenir un semblant de légitimité, qui, en se rendant sur place, a fait preuve d’une grande générosité alors qu’il aurait sans doute pu obtenir davantage de concessions de la part de Netanyahou en échange.

Mais c’est la fin d’une époque, et je pense que cela va définir son héritage. Il ne peut pas promettre d’alternative. Il a obtenu tout ce qu’il voulait, et il ne peut pas dire que ce qu’il fait fonctionnera un jour.

Et cette attaque date d’à peine plus d’un mois. Historiquement, la chute des hommes politiques israéliens est due à leur enlisement dans des conflits longs et sanglants. C’est ce qui a entraîné la chute de Begin, initialement très populaire, après la guerre du Liban. L’Intifada a mis fin à la carrière d’Ehud Barak, car elle était considérée comme un désastre sur le plan de la sécurité, et elle a conduit à l’ascension de Netanyahou. Que la prochaine élection ait lieu l’année prochaine ou dans cinq ans, Netanyahou n’a plus d’objectif. Et je ne vois pas comment on peut survivre politiquement sans but.

Luke Savage : Si la dynamique politique israélienne est en train de changer considérablement, il est en revanche peu probable que cette évolution du consensus entraîne des changements positifs pour les Palestiniens.

Ettingermentum : C’est délicat, parce que tout cela se passe en plein conflit, et que certains effets du « ralliement au drapeau » peuvent encore jouer. Même s’il n’y a pas de mobilisation autour de Netanyahou, l’État sécuritaire, la répression et la réponse militaire bénéficient d’un soutien généralisé dans la population. J’ai vu un sondage selon lequel 65 % des Israéliens sont favorables à une invasion terrestre de Gaza. La réaction immédiate à l’attaque du Hamas empêche probablement les gens d’examiner la situation dans une optique plus large et de se demander s’ils ont commis une erreur en abandonnant le processus de paix ou en croyant à tort que tout cela allait être résolu grâce à des gadgets high tech. Je ne pense pas que ce soit le genre de discussion que l’on puisse avoir en ce moment.

Biden veut revenir à un monde unipolaire et à une atmosphère post-11 septembre, où tout le monde est uni autour du gouvernement Il a essayé de le faire avec l’Ukraine et désormais avec Israël.

Plus tard, surtout si l’opération est un désastre et prouve que le statu quo est lui-même un désastre, il pourrait y avoir une occasion – si les gens sont prêts à l’entendre – de renouer avec l’idée qu’il faut une solution plus permanente, le tout étant la conséquence bien ironique d’une attaque majeure de ce type. Et pourtant une solution paraît impossible. Mais, du point de vue d’un Israélien qui se soucie rationnellement de sa propre sécurité, quelle autre solution voyez-vous ?

Luke Savage : Pour terminer, je voudrais vous poser une question sur les États-Unis. Depuis mi-octobre, la rébellion gronde parmi les membres du Congrès, dont plus de 400 ont signé une lettre appelant à un cessez-le-feu, et on assiste à une sorte de mutinerie parmi les fonctionnaires du département d’État au sujet de la politique de M. Biden, avec une démission très médiatisée. Que peut-on dire, à ce stade, de l’opinion publique américaine par rapport au conflit ?

Ettingermentum: Un sondage récent a donné des résultats assez inattendus : une étroite majorité d’Américains s’opposent aux transferts d’armes et aux livraisons d’armes à Israël, tandis qu’une majorité soutient l’aide humanitaire aux deux parties du conflit. Beaucoup de gens ne s’attendaient pas à ce résultat, compte tenu des sondages antérieurs et du fait que le climat politique général en Amérique a toujours été résolument pro-israélien.

Biden veut revenir à un monde unipolaire et à une atmosphère post-11 septembre, où tout le monde est uni autour du gouvernement et où le Président en exercice peut renforcer sa position politique. Il a essayé de le faire avec l’Ukraine et désormais avec Israël. Mais il apparaît clairement que l’on ne peut pas revenir à ce moment-là, car nous en avons déjà vécu les conséquences. Tout le monde se souvient des guerres d’Irak et d’Afghanistan dont chacun s’accorde à dire qu’elles ont été des erreurs.

Et lorsque les gens arrivent à cette conclusion, cela détermine la façon dont ils comprennent les conflits partout ailleurs. Ils ne vont pas simplement revenir à la situation de 2001 et dire immédiatement : « L’Amérique est le phare du leadership mondial, nous devons nous impliquer partout pour sauver le monde ». Ils verront ces conflits, se souviendront de ce qui s’est passé il y a vingt ans, et se demanderont pourquoi le résultat serait différent cette fois-ci.

Cette volonté des gens à Washington de se servir de chaque éruption de violence à l’étranger comme d’une occasion pour rétablir l’interventionnisme et le chauvinisme est clairement d’un autre temps. C’est aussi lié au personnage de Biden lui-même : il est très âgé et ses collaborateurs sont là depuis l’administration de Bill Clinton. Il n’arrive pas à s’adapter à la situation actuelle.

Je ne m’attends donc pas à ce qu’ils soient en mesure de répondre à l’évolution des opinions à ce sujet. Quelqu’un plus tard pourrait le faire, mais ce sera délicat étant donné le gâchis que Biden risque de laisser. C’est là tout l’intérêt de l’engagement politique.


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Pour être réélu, il faudrait déjà que Biden ait un programme

Surnomme “Sleepy Joe” pour son inaction par Donald Trump, le Président américain peine à séduire les électeurs. © Gage Skidmore

Joe Biden, qui entame sa campagne de réélection, est confronté à des chiffres historiquement bas dans les sondages. La bonne nouvelle, c’est qu’il peut compter sur un programme tout trouvé, à savoir le défunt projet de loi « Build Back Better » (Reconstruire en mieux). La mauvaise nouvelle ? Il faudra le forcer à faire campagne sur la base de ce programme, qu’il a vraisemblablement abandonné. Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.

Joe Biden et les Démocrates sont candidats à leur réélection l’année prochaine, dans le cadre d’une campagne qui, selon le président américain, déterminera l’avenir de la démocratie américaine. Alors, que proposent-ils ? Pour le moment, visiblement pas grand chose.

Dans son spot publicitaire de lancement de campagne, le président s’est engagé à « finir le travail » sans expliquer en quoi consistait ce travail ni ce qu’il comptait faire pour le terminer. Se fondant sur des entretiens avec ses conseillers, l’Associated Press, l’équivalent américain de l’Agence France Presse, a rapporté en avril que le message de Biden 2024 « ne se distinguera guère » de sa rhétorique des six mois précédents, et qu’il « mettra en avant les réalisations de ses deux premières années, établira un contraste marqué avec les politiques publiques proposées par les Républicaines qu’il juge extrêmes, et balaiera les inquiétudes liées à son âge ». Nous en avons eu un avant-goût lors de son discours de juin à Chicago, où Biden a pointé du doigt les indicateurs macroéconomiques positifs pour démontrer que les « Bidenomics » (c’est-à-dire la gestion de l’économie selon Biden, ndlr) fonctionnent, mis en avant les lois qu’il avait déjà signées, se targuant de son soutien aux syndicats et reprochant aux Républicains de vouloir revenir à la théorie du ruissellement, qui est un échec.

Le problème, c’est que les Américains ne sont pas très enthousiasmés par la présidence de Biden, ni par son bilan économique. La cote de popularité du président est au plus bas depuis plus d’un an. Même les électeurs démocrates ne veulent pas qu’il se représente et confient aux sondeurs qu’ils ne sont pas convaincus par sa gestion de l’économie, en particulier les plus jeunes, les moins riches, les Afro-américains et les Latinos. Quant au bilan sur lequel Biden entend s’appuyer pour être réélu, un sondage récent a révélé que seuls 40 % des électeurs inscrits pensent réellement qu’il a un tel bilan, soit onze points de moins que pour Donald Trump, son adversaire probable.

Malheureusement, comme cela a été souligné à maintes reprises, la « macroéconomie forte » que Biden et ses partisans ne cessent de mettre en avant – faible taux de chômage, fortes augmentations de salaires au bas de l’échelle et ralentissement du taux d’inflation – masque la souffrance et la précarité bien réelles dans lesquelles les travailleurs continuent de vivre. Ils sont confrontés à de plus en plus d’expulsions de leurs logements, à un système de santé dysfonctionnel et meurtrier et à des prix exorbitants pour toute une série de dépenses essentielles allant du logement à la garde d’enfants, en passant par les médicaments sur ordonnance et les produits alimentaires.

Tout cela est d’autant plus grave qu’une grande partie du bilan de Biden consiste en des reculs historiques de l’État-providence, puisqu’il a présidé à la disparition progressive des protections économiques particulièrement généreuses pour des standards américains mises en place pendant la pandémie. Plus de cinq millions de personnes ont été exclues du programme Medicaid et les expulsions ont atteint un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. La fin du mois de septembre sera également marquée par la fin du financement des services de garde d’enfants, qui devrait entraîner des pertes d’emplois et peser sur d’innombrables familles, et la reprise du remboursement des prêts étudiants qui coûtera aux millions d’Américains concernés des centaines de dollars chaque mois.

Certes, Biden n’a pas tort de dire que ses « Bidenomics » constituent une rupture importante par rapport à des décennies de pensée conventionnelle sur le rôle que devrait jouer le gouvernement américain dans l’économie du pays. Mais le recours à des incitations fiscales et à des investissements publics pour stimuler le secteur privé n’est pas digne du New Deal 2.0 et est bien éloigné de l’ambitieux programme sur lequel il s’est présenté et qu’il a, au moins dans un premier temps, tenté de mettre en œuvre. Même ses soutiens admettent qu’il faudra un certain temps avant que les avantages économiques de ce programme ne se fassent sentir dans les portefeuilles des citoyens.

En d’autres termes, le président et son parti n’ont pas fait assez pour soulager les difficultés économiques des Américains, et ce qu’ils ont réussi à faire n’a pas encore l’impact qu’ils espéraient. Pour un parti qui tente de se faire réélire l’année prochaine, c’est un problème, d’autant plus que le taux de participation des principaux groupes d’électeurs démocrates semble faible, une situation qui avait déjà condamné le parti en 2016. Que vous pensiez que le message de campagne de Biden soit mauvais, bon ou entre les deux, cela n’a pas vraiment d’importance ; il ne fonctionne manifestement pas.

Heureusement pour eux, il existe une méthode qui a fait ses preuves et sur laquelle d’innombrables politiciens performants se sont appuyés pour remporter des élections et enthousiasmer leur base politique. En fait, c’est la même méthode que Biden a utilisée en 2020 pour obtenir un taux de participation record depuis un siècle, y compris parmi les groupes avec lesquels il est actuellement en difficulté : se présenter avec un programme ambitieux qui promet d’améliorer la vie des gens.

Il y a d’autres bonnes nouvelles pour le président : Biden et son équipe n’ont même pas besoin de consacrer du temps, de l’argent ou de l’énergie à l’élaboration d’un nouveau programme. Ils disposent d’un ensemble de promesses toutes prêtes sous la forme du défunt projet de loi Build Back Better (BBB), autrefois pièce maîtresse de la présidence de Biden. Cette loi promettait tout, de la gratuité des universités de proximité à un salaire minimum de 15 dollars par heure, en passant par l’accès universel aux crèches et l’abaissement de l’âge d’éligibilité à l’assurance-maladie. Autre bonne nouvelle : ce projet de loi et ses différents éléments ont été extrêmement populaires, toutes tendances confondues, jusqu’au bout, même lorsque l’inflation a fait la une des journaux et que la cote de popularité de Biden a commencé à s’effondrer.

Biden pourrait même aller plus loin et promettre de relancer certains des programmes de protection mis en place durant la pandémie et qui ont expiré sous son mandat, comme l’extension de la couverture Medicaid et la distribution de chèques alimentaires ou la suspension des remboursements de prêts étudiants.

Cette démarche s’inscrirait parfaitement dans le cadre de la requête , certes vague, déjà formulée par Biden aux électeurs pour qu’ils le laissent « finir le travail » et pourrait servir de cri de ralliement à son parti lors des scrutins à venir : Vous vous souvenez de ce programme de type « New Deal », qui n’arrive qu’une fois dans une génération, pour lequel vous m’avez élu et que les Républicains ont fait capoter ? Si vous votez à nouveau pour moi et que vous me donnez une majorité au Congrès, je le réaliserai au cours de mon second mandat.

Sauf que Biden ne semble pas intéressé par cette approche. Dans son discours de Chicago, le président a consacré l’essentiel de son intervention à parler de sa politique sur l’offre – à travers un soutien massif aux entreprises américaines – qui n’enthousiasme pas les électeurs. En matière sociale, il s’est contenté d’une vague promesse de relancer les mesures populaires du BBB en une seule phrase : « Je reste déterminé à continuer à me battre pour une éducation préscolaire universelle et des universités de proximité gratuites ».

Cela n’a rien de surprenant. Depuis toujours, Biden est un démocrate très conservateur. Les quelques politiques progressistes qu’il a promulguées lui ont été imposées par la pression de la gauche du parti. Aussi absurde que cela puisse paraître, il devra à nouveau être forcé à embrasser son propre programme présidentiel pour espérer sa réélection.

Les médias ont un rôle à jouer à cet égard. Les commentateurs de gauche ont des sueurs froides en voyant les chiffres alarmants de Biden dans les sondages, déclarant qu’il s’agit d’un grand mystère, et accusant même le petit Green Party (le parti vert américain a un programme plus à gauche que les Démocrates, mais pèse très peu, ndlr) d’être responsable d’une défaite imminente. Plutôt que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les électeurs ne comprennent et ne reconnaissent pas assez cet illustre Président, ils feraient un bien meilleur usage de leur temps et de leur énergie en encourageant le Président à être réellement à la hauteur et en l’incitant à relancer l’ambitieux programme qui était en principe la raison pour laquelle ils l’avaient apprécié au départ.

Au lieu de cela, en seulement deux ans, les médias progressistes ont apparemment oublié son existence. Pour ne citer qu’un exemple, Dan Pfeiffer, de Pod Save America, a qualifié le BBB, qui n’a jamais été adopté, de « performance législative historique » potentielle dont il n’a jamais assez souligné « l’impact et l’importance » et qui pourrait être « notre meilleure, et peut-être dernière, chance » de lutter contre le changement climatique. Mais face aux difficultés de Biden dans les sondages aujourd’hui, la seule suggestion de Pfeiffer est de « communiquer aux jeunes électeurs les exploits de Biden » – même si le projet de loi sur le climat que Biden a fini par signer n’était que l’ombre du projet de loi original, déjà très insuffisant.

S’il l’on estime que le sort de la démocratie américaine est en jeu l’année prochaine, pousser Biden à sortir le grand jeu devrait être une évidence. En l’état actuel des choses, Biden et les Démocrates se lancent dans ce qu’ils prétendent être l’élection la plus importante de notre vie tout en supposant que faire campagne sur un programme est inutile et que le rejet de l’opposition incarnée par Trump suffira. Ce pari peut fonctionner, mais il est tout de même très hasardeux.


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