« Changement de régime », « armes de destruction massive », « guerre contre le terrorisme »… la rhétorique de l’ère Bush, longtemps taboue, retrouve droit de cité dans la Maison Blanche. Les néoconservateurs, conspués par Donald Trump un mois plus tôt seulement, ont remporté une victoire éclatante : le conflit avec la République islamique d’Iran débute enfin. Le tournant du chef d’État a surpris nombre d’observateurs, le candidat Trump ayant fait campagne sur la critique des « guerres sans fin » de ses prédécesseurs. L’analyse de ses soutiens financiers permet d’y apporter un éclairage : si les marchés semblent frileux à l’idée d’une guerre, une partie des grandes fortunes a intérêt à un conflit avec l’Iran.
« Tout le monde » sait que l’Iran est sur le point d’obtenir la bombe
La République islamique « est bien est bien plus proche du développement de l’arme nucléaire que ce que nous pensions ». En 1995, le New York Timestire la sonnette d’alarme : les services américains observent une « accélération du programme nucléaire iranien » et affirment que Téhéran « pourrait être capable de développer une bombe atomique en cinq ans ». Cinq ans passés, les mollahs étaient toujours dépourvus de l’arme nucléaire, mais « tout le monde [savait] que l’Iran serait le prochain pays à proliférer – à entrer en possession de l’arme nucléaire ».
L’attaque israélienne permet de pousser « un soupir de soulagement » après des mois de baisse du dollar, peut-on lire dans le Wall Street Journal
« Tout le monde » était peut-être excessif, mais c’est un « analyste américain spécialisé en renseignement nucléaire » qui l’affirmait au New Yorker. Une nouvelle échéance était prévue : « de nombreux officiers de renseignement américains et israéliens estiment que l’Iran est seulement à trois ou cinq ans de posséder des ogives prêtes au lancement ».
À mesure que le délai approchait, l’alarmisme des journaux américains s’intensifiait : « l’Iran se rapproche de la capacité à construire une bombe nucléaire », titrait le Los Angeles Times en 2003, tandis qu’à lire CNN, l’Iran possédait un programme « extrêmement avancé ». Mais d’ogives, toujours aucune trace.
Avec la signature des accords de Vienne sur le nucléaire, l’Iran devait ouvrir sa porte à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) en 2015. L’institut était formel : rien n’indiquait que l’Iran avait cherché à se doter de l’arme atomique, ou violé le traité de non-prolifération. Deux décennies de rapports alarmistes, de titres de presse enflammés et de commissions parlementaires anxieuses étaient réduites à néant.
Les plus sceptiques n’avaient pas attendu les accords de Vienne pour questionner les appréhensions d’Israël et des États-Unis. Ainsi, Jacques Chirac avait qualifié en off le scénario d’un Iran nucléarisé de « pas très dangereux » : « il va l’envoyer où, cette bombe ? Sur Israël ? Elle n’aura pas fait 200 mètres dans l’atmosphère que Téhéran sera rasée ».
À l’inverse, depuis le retrait américain des accords de Vienne, les craintes exprimées à l’égard de l’Iran se passent souvent de toute argumentation : « tout le monde sait » que le pays est sur le point d’obtenir la bombe, devait répéter le sénateur républicain Ted Cruz ce 18 juin.
« La guerre fait ressortir le meilleur du dollar »
Comment expliquer son soutien à l’attaque israélienne et ses menaces de « changement de régime » adressées à l’Iran, après une campagne centrée sur la dénonciation des « guerres sans fin » et des néoconservateurs ? Ses palinodies sur le dossier iranien ont semé la confusion au sein de son propre camp. En réalité, elles découlent des soutiens contradictoires du « trumpisme ». Isolationniste, sa base rejette les interventions militaires ; selon un sondage commandité par The Economist, une large majorité d’Américains demeure hostile à une guerre avec l’Iran.
Mais au sein du Parti républicain, les groupes de pression favorables à un conflit n’ont pas désarmé. L’American Israel Public Affairs Comittee (AIPAC), lié au gouvernement israélien, aura ainsi versé 2 millions de dollars dans la campagne de candidats républicains en 2023 et 2024. Le secteur militaro-industriel aura quant à lui injecté pas moins de 22 millions de dollars en faveur du Parti républicain pour la seule année 2024 – quatre de plus que pour les démocrates. Et dès son élection, Donald Trump laissait entendre qu’il se montrerait reconnaissant à l’égard de ces bailleurs par la nomination du « faucon » Marco Rubio comme secrétaire d’État. Plus discret que le tonitruant (et isolationniste) J. D. Vance, mais à la tête d’un poste plus stratégique en politique étrangère, Rubio incarne une aile néoconservatrice qui n’a jamais été écartée par Donald Trump.
Plus indirectement, d’autres secteurs économiques pourraient bénéficier d’un conflit avec l’Iran. Une montée en flèche des prix de l’or noir induirait des profits records pour le secteur des énergies fossiles. Depuis l’attaque israélienne, le prix du baril de Brent a augmenté de 10 %. Cette « prime de guerre » – ainsi que la nomme la presse financière – pourrait être rapidement être accrue par la fermeture du détroit d’Ormuz, dont la République islamique menace l’Occident. Et quand bien même elle ne serait pas mise à exécution, une pérennisation du conflit générerait une panique sur les marchés à même de prolonger la hausse des prix.
Si l’État hébreu aime à se dépeindre en citadelle assiégée, il peut en réalité compter sur de nombreux alliés objectifs
Le lobby pétrolier, soutien actif de Donald Trump, a de quoi être déçu : la faiblesse des cours compromet la ruée vers le pétrole et gaz de schiste promise par le candidat républicain. Derrière le sulfureux slogan Drill-Baby-Drill (« creuse bébé, creuse ») martelé durant sa campagne, celui-ci défend en réalité un agenda de souveraineté énergétique guère différent de celui des démocrates, consistant à exploiter un sous-sol riche en sources fossiles non-conventionnelles. Or, les producteurs de pétrole de schiste ont besoin d’un prix d’au moins 40 dollars par baril pour couvrir les coûts d’un nouveau puits ; une somme à mettre en regard du seuil de rentabilité de l’entreprise Saudi Aramco, à 10 dollars par baril.
Une note de l’Institut Rousseau interroge : « Trump a-t-il autorisé Israël à attaquer l’Iran pour sauver ses producteurs de pétrole ? ». Elle rapporte les propos de D. Kirk Edwards, ancien président de l’Association pétrolière du bassin permien : « Je pense que nous allons assister d’ici trente à soixante jours à l’arrêt de nombreuses plateformes actuellement en activité… La plupart des gens sont sous le choc de voir comment cela peut arriver sous une administration républicaine ». Les pétroliers américains risquent donc gros… « à moins qu’un événement majeur ne survienne », continue l’auteur de la note. Il ajoute : « les guerres constituent un moyen classique [de] parvenir » à une flambée des prix.
Mais cette hausse des cours ne menace-t-elle pas les marchés financiers, ainsi que de nombreux analystes l’ont suggéré ? Les marchés ne sont pas tout à fait de cet avis. Une guerre régionale ralentirait bien l’activité et les investissements, mais induirait des contre-tendance vertueuses pour la finance américaine. Dans un article au titre évocateur – « War Brings Out the Best in the Dollar » –, le Wall Street Journal observe : après une chute du dollar depuis févier, consécutive aux menaces tarifaires de Donald Trump, l’attaque israélienne permet de pousser « un soupir de soulagement ». « L’indice du dollar s’est accru de 1 % depuis le premier bombardement », développe-t-il, « et la monnaie américaine se comporte comme elle le devrait, en s’appréciant lors des jours de panique ».
Valeur-refuge, le dollar pourrait bénéficier des turbulences financière provoquées par le conflit. « Une fuite vers la sûreté [fly to safety : ruée des capitaux vers des valeurs-refuge en temps de crise, parmi lesquelles ont trouve l’or et le dollar NDLR] induirait des taux plus bas », indique un analyste interrogé par Reuters. Un moyen de contrecarrer la récession que provoquerait une hausse des prix du pétrole ?
Il faut ajouter que l’incertitude géopolitique génère une floraison des produits dérivés. Au plus grand bénéfice de ceux qui les émettent : au premier semestre 2025, les cinq plus grandes banques de Wall Street avaient effectué un gain record de 37 milliards de dollars en produits dérivés grâce aux fluctuations des marchés provoquées par la guerre commerciale de Donald Trump. Après une politique tarifaire chaotique, quoi de mieux qu’une guerre erratique pour les accroître ?
Attentisme moyen-oriental, soumission européenne
Avec de tels alliés, pourquoi les dirigeants israéliens se restreindraient-ils ? En un an et demi, Israël aura mené un pilonnage génocidaire ininterrompu sur la bande de Gaza, envahi le Liban et bombardé la Syrie avec le blanc-seing des Occidentaux. Malgré quelques protestations pour la forme, l’afflux d’armes vers Tel-Aviv n’aura jamais diminué. Avec l’élimination des dirigeants du Hezbollah et la chute de Bachar al-Assad, la voie vers Téhéran est plus ouverte que jamais. Si l’État hébreu aime à se dépeindre en citadelle assiégée, il peut en réalité compter sur de nombreux alliés objectifs.
À l’évidence, de nombreux acteurs régionaux craignent un conflit de grande envergure avec l’Iran. Les monarchies du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, ont dénoncé l’agression israélienne contre un « pays frère ». Elles appréhendent une fermeture du détroit d’Hormuz, qui tarirait leurs exportations pétrolières, et un renversement de la République islamique, qui aurait des effets déstabilisateurs incalculables pour la région.
Mais hypothèses maximalistes mises à part, les gouvernements du Moyen-Orient ont-ils intérêt à une résolution pacifique du conflit ? Une hausse des cours de l’or noir viendrait gonfler le revenu des pays pétroliers. Il faut ajouter que la perspective de prendre un ascendant décisif sur le principal concurrent régional de l’Arabie Saoudite n’est pas pour déplaire à ses dirigeants. Du reste, la destruction par Israël des infrastructures du Liban a permis aux capitaux du Golfe d’y affluer, contrat en or à la clef – la prolongation du conflit en Iran ne fait-elle pas miroiter des débouchés semblables ?
Pour la Turquie, Israël constitue bien une menace. Mais jusqu’à présent, les deux puissances expansionnistes ont su étendre leur zone d’influence sans heurts. Et même en se procurant un appui indirect : les bombardements israéliens sur le Hezbollah n’ont-ils pas contribué au succès de l’assaut du Hayat Tahrir al-Sham (« Front de libération du Levant », HTS) sur Damas, soutenu par la Turquie ?
En apparence, l’arrivée au pouvoir en Syrie de cette milice originellement anti-sioniste n’est pas une bonne nouvelle pour l’État hébreu. Mais en réalité, si la base du HTS demeure pro-palestinienne, sa direction est prête à toutes les concessions pour un rapprochement avec les Occidentaux. Y compris à une normalisation avec Israël, qui a dernièrement pu survoler le territoire syrien pour bombarder l’Iran. « Certes, la Syrie est loin de disposer d’un système de défense performant lui permettant de contrôler son espace aérien » précise un article de L’Orient-le-Jour, ajoutant que « tout indique que le président de transition syrien, Ahmed al-Charaa, ne voit aucun inconvénient à ces “violations” israéliennes […] et semble se réjouir de la perspective d’un effondrement du régime des mollahs ».
La précision est d’importance. En cas d’enlisement du conflit, doit-on exclure un engagement direct du HTS contre les forces iraniennes présentes en Irak ? Nés dans la contestation de l’impérialisme mais contraints à un rapprochement-éclair avec Washington – l’ancien ambassadeur américain à Damas ayant clandestinement rencontré le chef d’État Ahmed al-Charaa dès 2023 –, ces islamistes sunnites semblent désormais canaliser leur furie vengeresse vers Téhéran, et non Tel-Aviv.
L’Azerbaïdjan constitue une autre puissance régionale sur laquelle Israël pourrait s’appuyer. Allié discret mais actif de l’État hébreu, le chef d’État Ilham Aliev ne fait pas mystère de ses vues irrédentistes sur l’Iran. En cas de conflit au sol, les trois provinces le plus au nord de l’Iran (Azerbaïdjan ouest, Azerbaïdjan est et Ardabil) constitueraient un point de tension majeur, rendant le pays vulnérable à l’ingérence de l’Azerbaïdjan – mais aussi de son parrain turc.
Attentisme ou alliance objective, chaque États moyen-oriental semble tirer son épingle du jeu. À l’inverse, l’alignement de l’Union européenne sur la position américaine révèle toujours plus crûment sa dépendance à l’égard des États-Unis – et la vassalité de ses chefs d’État à l’égard de Washington. Les Européens seraient en effet les grands perdants d’un choc pétrolier et d’une déstabilisation de l’Iran. Celle-ci était un partenaire commercial important du Vieux continent jusqu’à ce que les sanctions américaines le contraignent à s’en retirer.
L’Allemagne, laminée par la crise énergétique, a ainsi remercié Israël de « faire le sale boulot » quand Emmanuel Macron a repris à son compte le récit néoconservateur d’un Iran au bord de l’arme nucléaire. Sans crainte du ridicule : « certains programmes de missiles iraniens sont en théorie capables d’emporter un engin nucléaire et d’autres ont la portée permettant d’atteindre certaines parties de notre territoire national ». Un réalignement destiné à faire pardonner son initiative visant à reconnaître un État palestinien, à présent indéfiniment ajournée ?
Alors que les Etats-Unis sont fracturés par la politique oligarchique et autoritaire de Donald Trump, les démocrates restent passifs et se contentent d’une opposition très molle. Mais à New York, ville qui a déjà plusieurs élus se revendiquant « socialistes » dont Alexandria Ocasio-Cortez, une force alternative émerge : le candidat de gauche Zohran Mamdani, désormais en tête des sondages. Âgé de 33 ans et indéniablement charismatique, ce « socialiste » défend des mesures radicales, comme la gratuité des bus et des crèches pour tous les habitants, le contrôle des loyers et l’ouverture d’épiceries municipaux à prix réduits. Un programme centré sur le coût de vie qui pourrait lui permettre de défaire le baron démocrate corrompu Andrew Cuomo lors de la primaire démocrate pour la mairie ce 24 juin. Décryptage [1].
Lorsque Zohran Kwame Mamdani, député socialiste du Queens, a lancé sa campagne pour la mairie de New York, la plupart des observateurs politiques étaient sceptiques quant à ses chances d’aller très loin. La politique de la métropole est généralement dominée par l’argent de l’immobilier et de la finance, et Mamdani n’était pas très connu.
Certes, l’organisation dont il est membre, New York City Democratic Socialists of America (NYC-DSA), a remporté un certain nombre de victoires à New York ces dernières années. Au niveau électoral, l’élection de la congresswoman Alexandria Ocasio-Cortez en 2018 a été suivie de celle de trois autres sénateurs de l’État, de six membres de l’assemblée de l’État (dont Mamdani) et de deux membres du conseil municipal. Si leur poids au niveau fédéral reste bien trop faible, certaines victoires ont été obtenues à l’échelle de l’Etat de New York, notamment pour la protection des locataires et le développement des énergies renouvelables, obtenues dans le cadre de coalitions plus larges avec des démocrates progressistes. Malgré ces avancées, la plupart des membres de DSA pensaient qu’une campagne pour la mairie de New York était vaine.
La percée d’un outsider de gauche
Pourtant, au cours des trois derniers mois, M. Mamdani est devenu un véritable phénomène politique, passant d’un noble effort donquichottesque à un événement transformateur dans la politique de la ville de New York. Sa vision domine désormais le discours des primaires pour la mairie (New York votant très majoritairement démocrate, l’élection qui compte le plus est en réalité la primaire démocrate, dont le candidat retenu est presque assuré de remporter la mairie, ndlr) et ses campagnes sont massives.
À la fin du mois de février, un sondage a révélé que, dans un champ primaire très encombré, Mamdani était à 12 %, devant le maire en exercice Eric Adams (qui a depuis quitté les primaires démocrates en disgrâce pour cause de corruption et prévoit maintenant de se présenter en tant qu’indépendant au mois de novembre). Ce sondage plaçait également Mamdani loin devant tous les autres candidats démocrates, à l’exception de Cuomo. Une première percée qui s’est poursuivie depuis.
Fin février également, M. Mamdani a pu bénéficier de plus de 2,8 millions de dollars de fonds de contrepartie de la part de la ville, dépassant ainsi tous les autres candidats. Ce système est conçu pour récompenser les candidats qui collectent davantage de fonds de campagne auprès de petits donateurs, plutôt que de recevoir de gros chèques de la part de quelques privilégiés. (Le seuil d’éligibilité est de 250 000 dollars de contributions provenant d’au moins un millier de donateurs discrets). Grâce à ce système, les candidats peuvent potentiellement recevoir huit fois le montant des fonds publics qu’ils ont collectés pour leur campagne.
Puis, à la fin du mois de mars, M. Mamdani a atteint les 8 millions de dollars de fonds de contrepartie et a annoncé qu’il n’accepterait plus de dons. Cette annonce a fait l’effet d’une bombe : c’était la première fois qu’un candidat à la mairie réunissait autant de fonds, avec plus de donateurs que n’importe quel autre candidat. Mamdani oscillait alors entre 16 et 18 % de soutien pour des primaires, selon les sondages, tandis que les autres candidats aux primaires se situaient à un chiffre.
Ce soutien ne cesse de croître : un récent sondage donne 33% des voix à Mamdani lors du premier tour, contre 43% pour Cuomo. Si l’écart reste encore important, le système de primaire new-yorkais au vote préférentiel peut lui permettre de gagner. Concrètement, s’il n’y a qu’un seul scrutin, il y a plusieurs tours, les candidats les plus faibles étant éliminés et les seconds choix sur les bulletins de leurs électeurs étant reportés sur les candidats restants.
Comment Mamdani a-t-il donc réussi à percer un système médiatique très hostile de manière aussi spectaculaire et décisive ? La réponse tient à plusieurs facteurs : sa personnalité, son programme, le mouvement qui le soutient et le contexte dans lequel se tient l’élection.
Un personnage charismatique et un programme ambitieux
L’homme est charismatique dans tous les sens du terme : séduisant, drôle, intelligent. Mamdani est sérieux quant aux problèmes qui touchent les New-Yorkais, spontanément éloquent et prêt à rire, tant de lui-même (une vidéo de la Saint-Valentin le montre en train de courtiser le public avec des fleurs et un dîner) que de ses ennemis (se moquant d’Andrew Cuomo comme d’un banlieusard dépassé qui a peur de venir en ville, organisant même une conférence de presse à l’extérieur de la supposée résidence de Cuomo en ville afin, ironise Mamdani, de rendre plus commode la participation de l’ancien gouverneur).
Il est aussi, il faut le dire, très beau. Cet avantage de Mamdani, âgé de trente-trois ans, lui permet de déjouer une tactique médiatique classique: il est presque impossible pour les médias de droite de trouver une photo peu flatteuse de lui. Même les tabloïds n’y parviennent pas avec Mamdani : sur toutes les photos du New York Post, ainsi que dans son nouveau clip télé, il a l’air fantastique et affiche un sourire radieux. Finalement, l’équipe d’Andrew Cuomo a fini par photoshopper sa photo pour agrandir sa barbe afin de leur faire passer pour un islamiste, Mamdani étant musulman.
Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent.
Surtout, à l’instar de Bernie Sanders,Zohran Mamdani a le don de parler des difficultés matérielles des New-Yorkais, de proposer des solutions convaincantes à ces difficultés et de rester concentré sur ce thème, quelles que soient les autres questions qui se posent. Dans chaque interview, chaque interaction, chaque discours, il parle du coût de la vie et de ce qu’il fera pour y remédier. Alors que les démocrates ont perdu les élections nationales de manière catastrophique, en grande partie parce qu’ils ont refusé d’aborder ou de reconnaître que l’inflation nuisait aux Américains des classes moyennes et populaires, et que Donald Trump s’apprête à aggraver la situation avec des guerres commerciales chaotiques et absurdes, M. Mamdani s’est attaché à rendre la ville de New York abordable pour les travailleurs.
Ses propositions pour y parvenir sont simples à expliquer et se situent résolument dans le domaine du possible. Il affirme qu’il gèlerait immédiatement les loyers du million d’appartements à loyer stabilisé de la ville, ce que le maire a le pouvoir de faire par l’intermédiaire du Conseil d’orientation des loyers, dont les membres sont nommés par le maire. Il promet également de rendre les bus de la ville « rapides et gratuits » – une idée qu’il a expérimentée à petite échelle grâce à un projet de loi de l’assemblée législative de l’État qui a rendu certaines lignes gratuites, augmentant ainsi la fréquentation et la sécurité – et d’offrir des services de garde d’enfants universels, une perspective enthousiasmante après la politique d’austérité du maire sortant Eric Adams, au cours de laquelle les services de garde d’enfants ont souvent fait l’objet de coupes sombres alors qu’ils représentent une dépense paralysante pour de nombreuses familles de travailleurs de la ville.
De manière plus inhabituelle, il propose également la création d’une épicerie municipale dans chacun des cinq arrondissements, afin d’offrir une option publique pour la nourriture qui, selon lui, serait garantie moins chère que les supermarchés, à une époque où les prix des produits alimentaires sont très élevés et représentent un fardeau important pour les familles qui luttent déjà pour survivre.
Une élection à forts enjeux
Sa course bénéficie également d’un moment politique dans lequel beaucoup cherchent un leadership contre Trump – et le trouvent à gauche. Même les démocrates classiques et certains républicains se pressent, par dizaines de milliers, dans les États républicains, pour écouter Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez lors de leur « tournée de lutte contre l’oligarchie », qui a dynamisé la base comme jamais le Parti démocrate national ne l’avait fait depuis des années. Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée que nous sommes confrontés à un choix entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.
Alors que Trump et Elon Musk s’efforcent de détruire les meilleures institutions de la société américaine, et que les démocrates centristes se contentent d’une opposition très molle, l’idée d’un dilemme entre « le socialisme ou la barbarie » ne paraît plus si farfelue.
C’est l’une des raisons pour lesquelles M. Mamdani a attiré non seulement des petits donateurs et des électeurs, mais aussi des bénévoles – un autre facteur qui l’a fait passer du statut de cheval noir à celui de candidat. M. Mamdani compte plus de 10 000 bénévoles qui ont déjà frappé à plus de 100 000 portes avant même que la plupart des New-Yorkais n’aient commencé à s’intéresser aux primaires de juin.
Les médias ont également contribué à l’ascension fulgurante de Mamdani. Tout d’abord, les médias grand public le couvrent parce qu’il est intéressant, qu’il se démarque et qu’il a fière allure. Lors des campagnes sur le terrain, nombre de New Yorkais disent « Oui, je l’ai vu à la télévision et j’ai aimé ce qu’il disait ». Même les médias de droite, comme le New York Post, ont eu du mal à remplir leur fonction la plus élémentaire : trouver un récit négatif qui tienne la route. Le journal a fait une recherche comique sur les années de lycée de Mamdani et a trouvé… qu’il n’avait pas remporté l’élection du vice-président de son école. Lorsque le tabloïd de droite a également rapporté que « le candidat socialiste à la mairie, Zohran Mamdani, propose une augmentation de 2 % de l’impôt sur les millionnaires de New York afin de lever 10 milliards de dollars pour financer un programme rempli de cadeaux », Mamdani a joyeusement partagé ces articles, qui ont boosté sa campagne.
Et puis il y a les médias alternatifs. Son sens de l’humour facile et sa capacité à penser sur ses pieds et à être bizarre l’ont rendu naturel sur la chaîne Twitch du streamer socialiste très populaire Hasan Piker, où les deux ont parlé pendant des heures des droits des locataires, du socialisme et de la question de savoir si « les Indiens sont les Italiens de l’Asie ».
Et lorsqu’il a été pris en embuscade par Crackhead Barney, un YouTuber local excentrique et infâme connu pour ses interviews agressives, qui lui a posé toutes sortes de questions auxquelles la plupart des politiciens ne voudraient jamais répondre sans préparation (« Vous êtes originaire d’Afrique, pourquoi ne vous identifiez-vous pas comme Afro-Américain ? »), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, a ri sincèrement de lui-même et de son interlocuteur gonzo-journaliste. “), il s’en est tenu à son message sur l’accessibilité financière lorsqu’il le pouvait et, sinon, il a ri sincèrement de lui-même et de son interlocutrice.
A l’instar de celles d’Alexandria Ocasio-Cortez, de Bernie Sanders et de Jamaal Bowman (congressman socialiste de New York, ndlr), la campagne de Mamdani a excellé à créer ses propres médias. Au début de la campagne, constatant que certains districts de la classe ouvrière avaient basculé en faveur de Trump, Mamdani est allé parler avec les électeurs dans la rue pour comprendre pourquoi, en écoutant leurs raisons, et en leur proposant sa candidature comme alternative.
Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche.
Une autre vidéo publiée en avril montre le candidat, vêtu d’un costume, comme s’il était prêt à se rendre à l’hôtel de ville, expliquant pourquoi son programme est si populaire. Assis dans un abribus, il explique que deux tiers des New-Yorkais soutiennent son projet d’épiceries municipales, tandis que trois quarts d’entre eux sont favorables à la gratuité des bus. Traversant la rue, il raconte comment il a réussi, à l’Assemblée, à faire adopter un projet pilote de gratuité des bus, qui a permis d’augmenter le nombre d’usagers et de réduire le taux de violence à l’encontre des chauffeurs. Devant un parc fleuri de jonquilles, il annonce que 80 % des New-Yorkais soutiennent son projet de gel des loyers.
« La politique n’est pas toujours aussi compliquée qu’on ne le pense », déclare M. Mamdani dans la vidéo, en marchant dans la rue et en faisant remarquer que sa campagne réussit parce que « nous nous battons pour les New-Yorkais de tous les jours ». Le succès de M. Mamdani montre que le virage à droite de la ville de New York n’a rien de naturel ou d’inévitable, mais qu’il est possible d’organiser un mouvement de gauche et un électorat enthousiasmé par les idées politiques de gauche.Une victoire à la mairie d’une ville-monde comme New York enverrait donc un message décisif d’opposition face à Trump.
Alors que les Gazaouis agonisent sous les bombes, un basculement silencieux s’opère : les États-Unis négocient directement avec le Hamas, marginalisent Israël et redessinent leur stratégie au Moyen-Orient. Déclin de l’unipolarité américaine, montée en puissance des États du Golfe, isolement de Netanyahou, fissures au sein des élites israéliennes : l’architecture régionale vacille. Le soutien à Israël, jadis pilier de l’ordre impérial, devient un fardeau stratégique.Par Jonathon Shafi [1].
La récente libération d’Edan Alexander, otage américano-israélien, a été le fruit de négociations directes entre les États-Unis et le Hamas. Présentée comme un geste destiné à instaurer un climat de confiance en vue d’un cessez-le-feu plus large, cette initiative s’est déroulée sans la participation des représentants israéliens.
Ce tournant a été perçu comme une rupture historique dans les relations entre Washington et Tel-Aviv, déclenchant un vif débat sur la nature des rapports personnels entre Donald Trump et Benyamin Nétanyahou. Avigdor Lieberman, président du parti conservateur Yisraël Beiteinou, estime que l’axe américano-israélien se trouve actuellement à un point « historiquement bas ». Certains y voient une mise en scène politique, destinée à préparer l’opinion à de nouvelles escalades sanglantes. Mais il faut dépasser la psychologie des dirigeants — obsession des commentateurs contemporains — pour interroger les dynamiques structurelles et les tensions stratégiques qui dessinent l’arrière-plan d’un ordre mondial en recomposition.
La fin de l’unipolarité américaine appelle un changement de paradigme au Moyen-Orient et bouleverse les certitudes d’hier. Ce qui se joue, en toile de fond, c’est rien de moins qu’un remodelage de l’architecture étatique mondiale : un monde en transition, où les puissances régionales redéfinissent leurs sphères d’influence au sein d’un nouvel ordre multipolaire.
« Si Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer pour défendre leurs intérêts dans la région. »
– Joe Biden, 1968
Les États-Unis, désormais en déclin relatif par rapport à leur position passée de superpuissance incontestée, cherchent à négocier au mieux leur retrait stratégique. L’appareil impérial américain, tentaculaire, est devenu trop coûteux à entretenir ; et surtout, les guerres menées pour préserver cette hégémonie se sont soldées par des échecs retentissants, aux allures de fiascos. Dans cette reconfiguration, Israël est appelé à jouer un rôle stratégique moins central pour Washington, qui n’a aucun intérêt vital dans les instabilités propres à l’ère Netanyahou — notamment une confrontation ouverte avec l’Iran.
Rendements décroissants
Ce processus révèle que, bien que très influent, le lobby pro-israélien ne dicte pas la politique étrangère américaine. Cette idée a longtemps eu cours, mais elle tend à sous-estimer l’intérêt propre des États-Unis. Loin d’être entraînée à contrecœur par un allié trop exigeant, l’Amérique a en réalité investi dans Israël comme dans un avant-poste militaire destiné à sécuriser ses objectifs impériaux au Moyen-Orient. Comme le déclarait Joe Biden en 1986 : « [Soutenir Israël], c’est le meilleur investissement de 3 milliards de dollars que nous puissions faire. Si Israël n’existait pas, les États-Unis devraient l’inventer pour défendre leurs intérêts dans la région. »
Une logique qui correspondait à une certaine phase de l’impérialisme américain. Mais cette stratégie est aujourd’hui remise en question, à mesure que cet actif se déprécie — voire se transforme en fardeau. Le nouveau contexte régional, dominé par l’émergence d’un ordre multipolaire, exige désormais une stabilité que les États du Golfe entendent eux-mêmes garantir. Washington, de son côté, aspire à une réorganisation régionale capable de protéger ses intérêts financiers et stratégiques à long terme, en prenant acte de l’échec des interventions militaires répétées au Moyen-Orient.
Alors que les États-Unis se préparent à une rivalité croissante avec la Chine, ils cherchent un compromis leur permettant de poursuivre leurs objectifs commerciaux en s’appuyant sur les États du Golfe, dans un contexte d’intégration régionale. Cette redéfinition des priorités s’accompagne d’une coordination active avec l’Arabie saoudite sur les modalités d’un cessez-le-feu durable à Gaza — un processus complexe, semé d’embûches, tant le désengagement soulève de nouveaux dilemmes. Cela explique en partie pourquoi un rapport affirme que l’administration Trump envisage un jour l’expulsion d’un million de Palestiniens de Gaza vers la Libye, et que l’ambassade américaine le dément catégoriquement le lendemain. Ces palinodies pourraient refléter des lignes de fracture au sein même de l’establishment américain sur cette question — ce qui renvoie à l’avenir incertain de Gaza, en grande partie détruite par Israël avec le soutien de ses alliés de l’OTAN.
Le projet d’un « riviera » Trump-Netanyahou dans une Gaza vidée de sa population n’avait aucune chance d’être accepté dans la région — et l’image générée par intelligence artificielle, postée par Trump sur les réseaux sociaux, était d’une obscénité trop flagrante. Mais sur le plan concret, cette provocation a eu pour effet d’accélérer la mise en œuvre du plan égyptien pour Gaza, qui rejette l’épuration ethnique de l’enclave. Ce plan a reçu le soutien du sommet arabe, et, plus discrètement, celui du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne et de l’Italie. Contrairement à ce que laissaient entendre certains premiers échos, les États-Unis ne s’y sont pas opposés. L’envoyé spécial au Moyen-Orient, Steve Witkoff, l’a même salué comme une « initiative de bonne foi de la part des Égyptiens ».
Israël se retrouve acculé : il a besoin d’une normalisation régionale, mais sa position de négociation est minée par les crimes de guerre et les exactions génocidaires qu’il continue de commettre. Chaque heure passée à poursuivre cette politique affaiblit un peu plus sa posture diplomatique. L’agence Moody’s alerte sur de « graves conséquences pour les finances publiques » et sur « une dégradation continue de la qualité institutionnelle », en raison des risques politiques majeurs. Selon certaines estimations, Israël pourrait perdre jusqu’à 400 milliards de dollars d’activité économique au cours de la prochaine décennie.
Si un petit cercle d’intérêts liés à l’industrie de l’armement prospère dans un état de guerre permanent, la majorité des flux commerciaux — bien plus vastes et complexes — n’y a pas intérêt.
Ce basculement offre aux puissances régionales et au Conseil de coopération du Golfe une opportunité historique : discipliner Israël et faire avancer la cause d’un État palestinien. Il faut toutefois préciser que cet objectif, de leur part, n’a rien d’altruiste — en témoigne leur inaction persistante face au génocide en cours à Gaza. Leur intérêt est de garantir que leur sphère d’influence régionale s’inscrive, dans le nouvel ordre mondial, selon des lignes qui leur soient favorables. Dans cette optique, l’Arabie saoudite perçoit Israël comme une menace sécuritaire pour ses ambitions régionales : l’obsession expansionniste et brutale de l’État hébreu vis-à-vis des Palestiniens alimente un cycle sans fin de violences et d’instabilité. La justesse de la cause palestinienne, dans ce calcul, est presque accessoire — ce qui explique l’indifférence inexcusable avec laquelle Riyad temporise.
La question palestinienne est toutefois devenue un levier structurant dans les rapports de force interétatiques régionaux. Elle sert désormais de plateforme pour contenir Israël. La seule inconnue reste l’ampleur et la vitesse de ce revirement. Un autre facteur décisif réside dans l’exigence de stabilité régionale exprimée par le capital international — car la géographie du commerce mondial ne peut plus reposer sur des marchés ouverts à coups de frappes aériennes américaines.
Si un petit cercle d’intérêts liés à l’industrie de l’armement prospère dans un état de guerre permanent, la majorité des flux commerciaux — bien plus vastes et complexes — n’y a pas intérêt. Cela explique pourquoi le Financial Times a plaidé dès octobre 2023 pour un cessez-le-feu, et pourquoi d’autres porte-voix de l’establishment comme The Economist commencent à se distancer prudemment de la politique israélienne à Gaza.
La pression monte, et les alliances se tendent. Le Royaume-Uni, la France et le Canada ont publié ce mois-ci une déclaration commune condamnant l’expansion militaire israélienne et l’absence d’aide humanitaire dans la bande de Gaza ; pour la première fois, la menace de sanctions ciblées a été évoquée publiquement. Netanyahou a répliqué en qualifiant cette prise de position de « gigantesque récompense pour l’attaque génocidaire contre Israël du 7 octobre ». Une réaction cynique, quand on sait que ces pays ont fourni sans relâche armements, soutien technique et couverture diplomatique à Tel-Aviv.
Mais ces États doivent désormais composer avec leur image internationale, leurs impératifs de sécurité globale et une compétition économique accrue. Ce n’est sans doute pas un hasard si Rachel Reeves a déclaré que le Royaume-Uni visait un important accord commercial avec les pays du Golfe, dans le sillage des récentes négociations entre l’Union européenne et l’Inde. De telles initiatives risquent d’être compromises si Israël va jusqu’au bout de son entreprise génocidaire et mène à bien le nettoyage ethnique de Gaza — avec toutes les conséquences régionales que cela entraînerait.
La semaine dernière, plus de trois cents responsables et investisseurs espagnols se sont réunis à Riyad dans le cadre d’un forum économique hispano-saoudien, où des accords substantiels ont été conclus. Dans le même temps, l’Espagne appelle à un embargo sur les armes à destination d’Israël et exhorte ses partenaires européens à en faire autant. Elle réclame également des mesures concrètes en faveur de la reconnaissance d’un État palestinien. Ces points figuraient à l’ordre du jour du sommet de haut niveau organisé dimanche par le « groupe de Madrid », qui rassemblait des représentants européens — France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie — aux côtés d’émissaires de l’Égypte, de la Jordanie, de l’Arabie saoudite, de la Turquie, du Maroc, de la Ligue arabe et de l’Organisation de la coopération islamique. De plus en plus, Israël n’apparaît plus comme un partenaire stratégique rationnel et rentable, mais comme un problème à résoudre pour les puissances occidentales, un obstacle aux intérêts de leur secteur privé et à leurs ambitions régionales.
Isolé, et perdant de sa valeur stratégique aux yeux de Washington, Netanyahou semble sans issue.
Isolé, et perdant de sa valeur stratégique aux yeux de Washington, Netanyahou semble sans issue. Il est possible qu’il négocie déjà son propre « lendemain », misant sur son dernier levier : infliger davantage de souffrances aux Palestiniens pour faire monter les enchères dans l’horreur. Son récent voyage en Hongrie est lié aux procédures ouvertes par la Cour pénale internationale (CPI). Et si cette cour reste un instrument colonial, il n’est pas certain que la tentative de concentrer la responsabilité sur un seul individu puisse être évitée. On peut s’attendre à ce que l’Occident se détourne plus nettement de Netanyahou dans les mois à venir, dans une tentative de se dissocier de la catastrophe qu’il a contribué à créer — tout en cherchant à rétablir des relations avec le Moyen-Orient et le Sud global.
Netanyahou est également empêtré dans un marécage judiciaire domestique, où il fait face à plusieurs affaires de corruption autrement plus difficiles à éluder. Mais le cœur du problème est ailleurs : dans la réorganisation géopolitique qu’impose l’émergence d’un monde multipolaire, Israël — au-delà de la personne de Netanyahou — perd sa centralité dans la stratégie américaine pour la région.
Fuite en avant dans la sauvagerie
Netanyahou et ses alliés tiennent toujours les rênes de l’État israélien — ce qui ne fait qu’accroître le danger et l’instabilité — mais leur pouvoir se fissure, et leur gouvernance devient de plus en plus intenable. La politique de Netanyahou ne mène qu’à l’appauvrissement croissant des perspectives israéliennes. Il faut aussi souligner que ce conflit ne se résume pas à une poignée de pacifistes isolés face à une classe dirigeante soudée. Des lignes de fracture traversent les élites économiques, l’armée, les services de sécurité, et jusqu’à certaines figures politiques de premier plan.
À cela s’ajoutent les éléments les plus fanatiques et messianiques — colons et extrémistes religieux — dont l’influence risque de croître à mesure que la situation s’envenime, aggravant encore la désintégration du tissu étatique. Plus l’horreur s’intensifie, plus les divisions deviennent virulentes. Sur Channel 14, l’élu Moshe Feiglin a récemment affirmé que « chaque enfant, chaque bébé, est un ennemi » ; tandis qu’à l’opposé, l’opposant Yair Golan avertit : « Israël est en train de devenir un État paria, comme l’Afrique du Sud l’a été… Un pays sain ne fait pas la guerre aux civils, ne tue pas des bébés pour le plaisir, et ne se donne pas pour objectif de déporter des populations. »
Il n’existe plus aucun récit dominant capable de fédérer la propagande : le discours s’est tout bonnement effondré. Le mouvement international de solidarité avec la Palestine, quant à lui, a vu ses principales revendications légitimées.
L’ancien Premier ministre Ehud Olmert lui-même a pris ses distances, déclarant lors d’un « Sommet populaire pour la paix » que « Gaza est palestinienne, non israélienne. Elle doit faire partie d’un État palestinien. » C’est, selon lui, la condition pour une normalisation durable. D’anciens chefs du Mossad et du Shin Bet ont, avec un ex-vice-chef d’état-major de Tsahal, cosigné une lettre appelant Trump à ne pas suivre Netanyahou et à mettre fin à la « guerre ». Ces prises de position relèvent bien sûr de calculs stratégiques, fondés sur le constat que Netanyahou a atteint une impasse. L’objectif désormais est un sauvetage diplomatique : tenter de réaligner autant que possible les positions israéliennes et américaines. On notera que les soutiens traditionnels d’Israël dans les médias se sont étrangement tus. Il n’existe plus aucun récit dominant capable de fédérer la propagande : le discours s’est tout bonnement effondré. Le mouvement international de solidarité avec la Palestine, quant à lui, a vu ses principales revendications légitimées, ainsi que son analyse de l’ampleur et des objectifs du carnage infligé à Gaza.
Ce mouvement s’est imposé, ces derniers mois, comme l’avant-garde de la conscience morale, tout en demeurant politiquement inclusif, malgré les calomnies dont il a été la cible. Désormais, en Occident, les « grands et bons » commencent à infléchir leur position. Sans aller jusqu’à reconnaître la nature apartheid de l’État israélien, Thomas Friedman, éditorialiste du New York Times, écrit : « Ce gouvernement israélien agit d’une manière qui menace les intérêts fondamentaux des États-Unis dans la région. Netanyahou n’est pas notre ami. » Dans The Guardian, Jonathan Freedland prédit que Trump finira par trahir son ancien allié. L’ex-vice-président de la Commission européenne Josep Borrell affirme désormais qu’Israël commet un génocide. Emmanuel Macron doit, pour sa part, coprésider un sommet à New York avec l’Arabie saoudite sur la création d’un État palestinien.
Il faut le rappeler : ces évolutions sont dictées par des intérêts, non par une soudaine poussée de conscience morale. Dans le cas de la France, Macron cherche à faire avancer des objectifs géopolitiques européens et français au Moyen-Orient, pour lesquels l’alignement sur Israël rapporte de moins en moins. Comme les États-Unis, Paris a besoin d’un nouveau mode de relation avec la région. D’autres capitales anticipent d’ores et déjà le lent processus de « blanchiment » qu’exigera la normalisation future de l’État israélien, en réduisant le problème à une dérive exceptionnelle incarnée par Netanyahou.
Rien de ce qui précède ne peut être considéré comme acquis — d’autant plus que le gouvernement israélien risque de se radicaliser encore. À chaque étape, le mouvement mondial pour la Palestine doit continuer à se mobiliser, à s’institutionnaliser et à universaliser ses positions. Car, en définitive, c’est la résilience du peuple palestinien qui, contre toute attente, constitue le facteur décisif dans l’équation régionale. Leur lutte pour la dignité, la liberté et les droits fondamentaux a démontré, dans les faits, ce qu’ils affirment depuis toujours : exister, c’est résister.
De l’Argentine de Javier Milei au régime de Viktor Orban, en passant par Donald Trump et le gouvernement de Giorgia Meloni, cette droite extrême, financée par des acteurs économiques et financiers, s’internationalise et fait bloc. Nous vous proposons d’analyser ensemble ces dynamiques, leurs contradictions et leurs dangers, ainsi que les luttes qui s’organisent et les perspectives alternatives aux États-Unis comme en Europe, lors d’une grande soirée de débat coorganisée par Le Vent Se Lève et la Fondation Gabriel Péri, le 17 juin, de 19h à 21h.
Donald Trump et Elon Musk justifient leurs attaques contre l’État fédéral et ses agences par la nécessité d’établir un lien direct entre les dirigeants et le peuple en supprimant les corps intermédiaires comme l’administration jugée partisane et bureaucratique. En ciblant l’accès aux soins, l’aide humanitaire, l’éducation, l’enseignement supérieur et la recherche scientifique, la protection de l’environnement ou encore les politiques de régulation, ils approfondissent la logique de captation des ressources de l’État au service de grands groupes industriels et financiers. Ce projet s’enracine à la fois dans une conception conservatrice et réactionnaire assez classique de la droite républicaine, mais aussi dans d’autres courants plus extrêmes. Ceux de l’Alt-right suprémaciste, du libertarianisme ou de l’anarcho-capitalisme qu’incarnent certains dirigeants de la tech allant jusqu’à prôner la destruction de l’État et de la démocratie, perçus comme des obstacles au développement du capitalisme. L’enracinement à l’extrême droite de ces différentes tendances dont semblent témoigner ces visions de l’État et de la démocratie constitue-t-il le socle de la coalition MAGA (Make America Great Again) ? Quelles conceptions s’affrontent et quelle est la réalité de leur influence ? La question de la réversibilité de ces attaques contre la démocratie, les institutions, l’égalité et les droits humains qui se traduisent par des coupes budgétaires, une censure et des purges sans précédent, se pose et interroge les résistances à ce projet de régression généralisée.
📆 Mardi 17 juin ⏰ De 19h à 21h 📍 À l’espace Oscar Niemeyer, salle des conférences (1er sous-sol), 8 avenue Mathurin Moreau 75019 Paris
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Programme :
Ouverture par Guillaume Roubaud-Quashie, président de la Fondation Animation : Lilith Verstrynge, politologue, secrétaire d’État aux droits sociaux et à l’Agenda 2030 dans le gouvernement espagnol (2022-2023).
◼️ 20h-21h : L’internationalisation des extrêmes droites et les conséquences pour l’Europe Avec : – Giorgia Bulli, chercheure au département de sciences politiques et sociales de l’université de Florence (Italie). En visioconférence – Charlotte Balavoine, administratrice de la Fondation Gabriel Péri. – Pablo Rotelli, maitre de conférences contractuel en sociologie à l’Université Toulouse Capitole.
Conclusion par Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint du Vent Se Lève.Partager l’évènement
Après la victoire surprise du nationaliste Călin Georgescu au premier tour de la présidentielle en décembre 2024, le régime roumain a vacillé : élection annulée, candidature de Georgescu interdite, manifestations massives… En cherchant à tout prix à conserver leurs réseaux clientélistes et à maintenir l’ancrage atlantiste du pays qui abritera bientôt la plus grande base européenne de l’OTAN, les élites libérales du pays ont joué avec le feu. George Simion, seul candidat d’extrême-droite autorisé à se présenter, vient de réaliser un score encore plus écrasant et semble bien parti pour gagner. En accusant Moscou de miner la démocratie roumaine, les partis traditionnels pro-européens ont finalement nourri leurs opposants poujadistes et pro-Trump. Un scrutin rocambolesque et dégagiste qui en dit long sur le ras-le-bol des Roumains face au grand marché européen. Reportage.
Le calme avant la tempête ? En cette période de Pâques, fête très importante pour les 74% de Roumains qui s’identifient comme orthodoxes, la politique semble assez loin. Au marché d’Obor, au Nord-Est de Bucarest, les habitants de la capitale achètent brioches, œufs, et produits frais pour leurs repas, tandis que les cierges et les bougies destinés aux offices religieux sont en vente presque à chaque coin de rue. L’excellent état des églises, qui contraste avec celui des autres bâtiments pas toujours bien entretenus, illustre l’importance de la religion pour les Roumains. Hormis quelques panneaux électoraux discrets, rien ne vient rappeler qu’une élection présidentielle doit se tenir dans moins d’un mois.
Dégagisme et guerre judiciaire
Certes, les églises font davantage le plein que les bureaux de votes : aux derniers scrutins, législatif et présidentiel, organisés fin 2024, à peine plus d’un électeur sur deux s’est déplacé. Mais cette atmosphère très calme contraste avec la tension qui secoue le pays depuis plusieurs mois. Le 24 novembre 2024, à la surprise générale, le candidat indépendant d’extrême-droite Călin Georgescu est arrivé en tête du premier tour de la présidentielle avec 23% des suffrages. Cet entrepreneur politique a d’ailleurs habilement su exploiter la dévotion religieuse des Roumains, terminant chacun de ses discours par des appels à Dieu. « Se présenter comme le Messie dans un pays en manque de leadership depuis des années est un créneau porteur » résume Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans en Roumanie.
Deuxième surprise : une candidate libérale anti-corruption, Elena Lasconi, s’est également qualifié pour le second tour, devançant d’à peine 3.000 voix le représentant du PSD, le parti « social-démocrate » qui partage depuis 35 ans le pouvoir avec la droite du PNL (Parti national libéral), dont le candidat arrive cinquième. Si une vague dégagiste était attendue, son ampleur surprend les politiciens roumains. Une semaine plus tard, le PSD et le PNL perdent leur majorité au Parlement, subissant une hémorragie de 19% des voix, qui bénéficie largement à l’extrême-droite. Le parti AUR (Alliance pour l’Union des Roumains) gagne 9 points et devient la deuxième force politique du pays, tandis que deux autres formations nationalistes et ultra-conservatrices, SOS Roumanie et le Parti de la Jeunesse (POT, qui a soutenu Georgescu), entrent à la chambre des députés. Pour les élites du PSD et du PNL qui gouvernent le pays depuis la chute du régime de Ceaușescu, c’est la panique. Nouveau rebondissement le 6 décembre 2024 : deux jours avant le second tour de la présidentielle, la Cour Constitutionnelle, dont les neuf juges ont été nommés par le PSD et le PNL, décide… d’annuler l’élection, invoquant des soupçons d’ingérences russes via le réseau Tiktok.
Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui ont offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.
Malgré le soutien populaire dont il bénéficie, il se retrouve privé de solutions. Il se résout donc à soutenir son rival George Simion, qui n’a presque même plus à faire campagne : le ras-le-bol face à la situation se transforme presque mécaniquement en votes. Le 4 mai 2025, lors de la nouvelle élection, il terrasse ses opposants avec 41% des voix dès le premier tour. Le PSD et le PNL ont beau présenter un candidat commun, Crin Antonescu, celui-ci est à nouveau exclu du second tour, dépassé par le maire de Bucarest, Nicușor Dan, qui reprend le créneau centriste et anti-corruption porté par Lasconi au précédent scrutin. Plus rien ne semble désormais empêcher le rouleau compresseur Simion de l’emporter le 18 mai prochain. Les stratagèmes des partis traditionnels pour empêcher l’accession au pouvoir de l’extrême-droite lui auront donc offert un boulevard électoral dont elle n’aurait jamais osé rêver.
Ingérences russes ou des services secrets roumains ?
« La Russie sert de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. »
Florentin Cassonnet, correspondant du Courrier des Balkans.
Pour Florentin Cassonnet, l’importance donnée à cette ingérence russe est exagérée : « la Russie a fait ce qu’elle fait ailleurs : elle mène une guerre informationnelle et exacerbe les tensions internes. Mais elle sert aussi de bouc émissaire pour ne pas aborder les vrais problèmes. » Bien sûr, la Russie avait des raisons de souhaiter une victoire de Georgescu, hostile à la poursuite du soutien roumain à son voisin ukrainien. Mais elle n’est pas le seul acteur qui avait intérêt à promouvoir sa candidature. D’après le média d’investigation roumain Snoop, ce serait plutôt le Parti National Libéral, à la peine dans les sondages, qui aurait financé ces pubs pro-Georgescu dans l’espoir de diviser le vote d’extrême-droite et de pouvoir ainsi se qualifier au second tour. D’autres analystes roumains estiment quant à eux que le PSD voulait un candidat d’extrême-droite au second tour pour pouvoir gagner facilement grâce à un « vote barrage ». Des scénarios qui ont totalement échappé à leurs concepteurs.
Ces doutes se fondent sur l’influence très forte des services secrets roumains sur la politique du pays. D’après la journaliste d’investigation Emilia Șercan, le parcours de Georgescu, laisse à penser qu’il serait « le produit électoral créé et patiemment cultivé dans d’obscurs laboratoires dirigés par des hommes des services secrets. » Elle en veut pour preuve la thèse du politicien au Collège de la défense nationale, une instance sans qualification académique, largement sous l’influence de Gabriel Oprea, un ancien officier de l’armée de Ceaușescu, recyclé dans la politique sous les couleurs du PSD jusqu’à devenir Premier ministre. Pour Florentin Cassonnet, Georgescu n’a en tout cas rien d’anti-système : « son CV est à prendre avec des pincettes : il y a beaucoup de trous et de doutes sur son travail concret dans différentes instances. Il vient du sérail, cela rappelle le parcours des agents de la Securitate (services secrets roumains sous la dictature de Ceaușescu, ndlr). »
Sans affirmer avec certitude que Georgescu est une création de « l’Etat profond », Vladimir Bortun, politologue d’origine roumaine travaillant désormais à Oxford, juge l’hypothèse crédible. D’après lui, « la Roumanie a un appareil de sécurité surdéveloppé, avec 5 ou 6 agences, qui ont chacune leurs propres intérêts économiques et politiques. Certaines souhaitaient peut-être une victoire facile face à l’extrême-droite, quand d’autres pouvaient avoir un intérêt à la victoire de Georgescu. » Bortun s’interroge sur la complaisance du système à l’égard de Georgescu alors qu’il existait, selon lui, des raisons sérieuses d’empêcher sa candidature en amont, notamment le fait qu’il n’ait jamais déclaré ses dépenses de campagne. On peut y ajouter « l’oubli » suspect de l’enquête dont il fait l’objet depuis 2022 pour « apologie du mouvement légionnaire ». Georgescu avait en effet fait l’éloge de ce mouvement paramilitaire fasciste et de Ion Antonescu, le « Pétain roumain » (qu’il a qualifié de « héros de la nation »), dont le régime, allié à Hitler, fut responsable de la Shoah en Roumanie. Prononcer de tels propos dans un pays qui a le deuxième plus grand nombre de victimes de l’Holocauste aurait dû conduire à écarter sa candidature bien avant le vote final.
Un maillon essentiel de l’OTAN en plein doute sur la guerre en Ukraine
Malgré ses déclarations révisionnistes et sulfureuses, Georgescu n’a finalement été « débranché » que dans l’urgence, dans des conditions qui ont renforcé le doute et la colère des Roumains sur le fonctionnement de leur démocratie. Si le PSD et le PNL ont employé les grands moyens pour empêcher sa possible victoire, c’est que les piliers de leur modèle étaient menacés, en particulier l’alignement atlantiste de la Roumanie. En plein cœur de la capitale, devant l’énorme Palais du Parlement construit par Ceaușescu, un grand drapeau de l’OTAN, aux côtés de ceux de la Roumanie et de l’UE, vient d’ailleurs rappeler combien l’appartenance au bloc occidental est fondamentale pour ses dirigeants.
Mais l’enlisement de la guerre en Ukraine questionne les Roumains sur la pertinence du soutien permanent à Kiev. « En 2022, il y a eu une vraie solidarité envers les réfugiés ukrainiens, mais désormais les Roumains voient le coût de la guerre, en termes d’inflation (14% en 2022, 10% en 2023, 5% en 2024) ou d’aide financière à apporter à leur voisin » rapporte Florentin Cassonnet. Une situation qui a servi de carburant électoral à Georgescu. Celui-ci s’est appuyé tant sur des faits réels, comme la concurrence du blé ukrainien qui a mis en difficulté des agriculteurs, que sur des fake news, évoquant par exemple des allocations qui seraient 10 fois supérieures pour les enfants ukrainiens que les enfants roumains, pour arguer de la nécessité de stopper l’aide à l’Ukraine. Peu importe que ses arguments soient fondés ou non, ils « ont résonné avec la réalité vécue par les Roumains, en particulier dans les régions frontalières » explique le correspondant du Courrier des Balkans.
Des « souverainistes » très pro-américains
Au-delà du coût de la guerre pour un pays qui est déjà parmi les plus pauvres de l’UE, « beaucoup de Roumains ont peur d’être entraînés dans une guerre avec la Russie » complète Vladimir Bortun. Loin de la ligne de front, Ursula Von der Leyen, Keir Starmer ou Emmanuel Macron continuent à tenir une ligne jusqu’au-boutiste qui suscite des doutes chez de nombreux Roumains. « Ceux-ci ont été sensibles à la promesse de Georgescu de faire de la Roumanie un pays neutre, même s’il s’est ravisé quand il a commencé à percer dans les sondages » complète Bortun. Mais cette menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a suffi à effrayer Bruxelles et Washington. Étant donné la « place importante [de la Roumanie] dans le système de sécurité de l’UE et de l’OTAN », Florentin Cassonnet s’interroge sur les pressions occidentales qui ont pu être exercées sur les autorités roumaines pour stopper l’élection.
La menace de voir la Roumanie rejoindre le camp des membres indociles de l’OTAN, aux côtés de la Hongrie de Viktor Orbán et de la Slovaquie de Robert Fico, a effrayé Bruxelles et Washington.
Depuis cet hiver, la situation a quelque peu changé. D’une part, l’exclusion de Georgescu du scrutin et son « remplacement » par George Simion a rassuré les capitales européennes : « Simion est de moins en moins anti-système, il arrondit les angles comme l’ont fait Marine Le Pen ou Giorgia Meloni », détaille Cassonnet. « Il ne parle pas de sortie de l’UE ou de l’OTAN, mais demande plutôt un rééquilibrage pour que la Roumanie en bénéficie davantage. » D’autre part, malgré ses revirements et son amateurisme en matière diplomatique, le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a légitimé les discours en faveur de négociations de paix.
Georgescu et Simion ne tarissent d’ailleurs pas d’éloges sur le Président américain, qu’ils voient comme un sauveur apportant la paix et rétablissant les valeurs traditionnelles, qu’ils opposent au « wokisme » qui serait promu par l’UE et George Soros. Simion s’est d’ailleurs rendu à l’investiture de Trump, tandis que Georgescu a suggéré que l’annulation de sa victoire faisait partie d’un plan visant à entraîner l’OTAN dans une guerre directe avec la Russie, afin d’empêcher Trump d’apporter la paix mondiale. Plus surprenant, Victor Ponta, ancien Premier ministre du PSD, forcé de démissionner pour des affaires de corruption en 2015 et arrivé quatrième à la présidentielle de mai 2025, a lui aussi tenté de copier Trump, arborant une casquette « Make Romania Great Again » durant sa campagne. « Ils essaient tous les trois d’être le Trump roumain », explique Bortun. « Si même les candidats soi-disant souverainistes se présentent comme tels, ça vous donne une idée de la place de la Roumanie dans le système international ! C’est une attitude d’auto-colonisation. » Plutôt que d’être les «pro-russes » que décrivent les médias occidentaux, Georgescu et Simion semblent au contraire pleinement en phase avec le tournant nationaliste et réactionnaire en cours de l’autre côté de l’Atlantique.
Dans les eaux glacées du marché européen
En s’inspirant de Trump, l’extrême-droite roumaine a donc habilement exploité la crainte bien réelle de l’élargissement de la guerre en Ukraine pour finalement rester dans le giron de Washington. Mais outre ces aspects conjoncturels, le terrain était fertile depuis longtemps pour une percée des forces fascistes. L’ultra-libéralisme économique mis en place depuis la chute du communisme, puis l’adhésion à l’Union européenne en 2007, ont fait exploser les inégalités et la précarité. « L’entrée dans le néolibéralisme s’est traduite par des privatisations massives, un sous-investissement chronique des services publics, un code du travail qui protège très peu les travailleurs, une flambée des prix de l’immobilier et un système fiscal régressif » liste Vladimir Bortun. Un cocktail explosif auquel s’ajoute aujourd’hui un « consensus politique total en faveur de l’austérité » pour baisser le déficit.
Si l’européanisation a pu faire rêver par le passé, ses conséquences négatives sont désormais flagrantes. « L’intégration européenne a été vue comme la solution à tous les problèmes et a rempli un vide idéologique », explique Florentin Cassonnet. « Certes, elle a apporté des milliards d’euros d’aides, mais cela s’est fait en contrepartie de l’ouverture des marchés. » Il cite par exemple l’achat d’énormes surfaces agricoles par des investisseurs étrangers (italiens, allemands, autrichiens, israëliens etc.). De la même manière, « 85 des 100 plus grosses entreprises sont étrangères » d’après Vladimir Bortun. Implantées pour bénéficier du second coût du travail le plus faible dans l’UE après la Bulgarie, trois fois et demi moins cher qu’en France, ou pour bénéficier d’un marché de consommateur captif dans les secteurs de la grande distribution, de la banque ou des télécoms, celles-ci font de très bonnes affaires en Roumanie, à l’image de Dacia, propriété du groupe Renault. Mais « l’argent réalisé par les entreprises étrangères en Roumanie revient ensuite à l’Ouest », explique Florentin Cassonnet, qui considère que « l’UE fonctionne de manière coloniale. » Le « goût de l’optimisme » évoqué par une publicité géante de Coca Cola sur la place de Roumanie à Bucarest semble avoir tourné au vinaigre.
Le poujadisme de l’extrême-droite plébiscité
Pour Vladimir Bortun, « l’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères ». Un conflit que l’on retrouve désormais dans le champ politique roumain : tandis que le PSD et le PNL sont fermement pro-européens et attachés à l’attractivité de la Roumanie pour les investisseurs étrangers, l’extrême-droite entend défendre les entrepreneurs roumains contre la bourgeoisie comprador. « Georgescu a travaillé dans des organisations internationales et sa femme, très mise en avant durant sa campagne, dirigeait la branche roumaine de Citibank (banque américaine, ndlr) jusqu’au début des années 2010. Ils ont constamment répété que ces structures étrangères n’avaient pas d’ambition de développer le pays. La plupart des Roumains adhèrent à ce discours », explique le chercheur en science politique.
« L’accession à l’Union européenne a exacerbé la compétition entre les capitalistes nationaux et les grandes entreprises étrangères. »
Ce programme séduit largement les Roumains, « en particulier dans les zones rurales et les petites villes en croissance économique, c’est-à-dire là où le petit entrepreneuriat est le plus implanté » détaille Bortun. Mais Georgescu et Simion ont également réalisé des scores écrasants parmi la diaspora : 43% pour le premier et plus de 60% pour le second, bien que la participation soit très faible dans ce corps électoral. Pour Vladimir Bortun, lui-même membre de cette diaspora, ce succès s’explique par deux facteurs : la fierté apportée par le discours nationaliste de l’extrême-droite à des travailleurs souvent humiliés et discriminés dans leurs pays d’émigration, ainsi que la promesse d’avantages matériels pour les inciter à revenir développer leur pays en y créant une entreprise.
Rancœur contre un système corrompu
Si elle vote peu, la diaspora pèse néanmoins très lourd lorsqu’elle se mobilise. « Le 10 août 2018, une grande manifestation des Roumains de la diaspora a eu lieu contre la corruption. Beaucoup de ces personnes ont voté pour Georgescu » explique Florentin Cassonnet. Certes, cet enjeu est moins important que lors des précédentes élections, mais il demeure un motif d’exaspération important dans un pays classé parmi les plus corrompus d’Europe. « Sur le papier, toutes les exigences pour intégrer l’UE ont été mises en œuvre, mais sans la substance. Derrière la façade démocratique, les pratiques autoritaires et la corruption continuent » estime le correspondant du Courrier des Balkans. Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a en effet bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques. Ces businessmen ont su profiter des opportunités au moment de la privatisation des entreprises d’Etat et dont les entreprises vivent souvent de rentes ou de contrats publics attribués dans des conditions douteuses.
Comme dans la plupart des pays de l’ancien bloc de l’Est, le passage à une économie de marché a bénéficié à une petite classe, largement recyclée de l’ancien régime, qui a su mettre à profit ses connexions politiques.
Des intérêts représentés politiquement par le PSD et le PNL, qui se partagent le pouvoir. « Ces deux partis sont censés être opposés mais ils gouvernent ensemble depuis le début des années 2010, un peu comme en Allemagne avec les grandes coalitions. Ce n’est pas un combat idéologique, mais un partage des postes et des ressources : chacun de ces partis donne des contrats aux entreprises qui lui sont proches. Bon nombre de Roumains sont dépendants de ce système clientéliste » développe Florentin Cassonnet. Le désaveu de ces partis ne vient pas de nulle part : « en 2017, le gouvernement Grindeanu a tenté de faire passer par ordonnance une loi d’amnistie pour certains actes de corruption » rappelle-t-il. Le Premier ministre de l’époque était d’ailleurs directement concerné par l’amnistie en question… Ces décrets signés en pleine nuit déclenchent la colère des Roumains, qui se mobilisent massivement dans la rue, donnant lieu aux plus grandes manifestations depuis la fin du régime de Ceaușescu. Si ces réformes sont finalement retirées, le gouvernement censuré par les députés et le chef du PSD condamné pour corruption, le problème de fond n’a pas été réglé. « La justice anticorruption est utilisée comme une arme politique par beaucoup de politiciens » estime Cassonnet, d’où le manque de confiance des Roumains dans leur système politique.
Dès lors, « le rejet de la corruption bénéficie tant aux libéraux de l’USR comme Lasconi et Dan qu’à l’extrême-droite » analyse-t-il. Si la minorité de la population qui a bénéficié de l’intégration européenne, en voyageant, en étudiant ou en faisant des affaires à l’étranger penche pour les centristes de l’USR, la majorité des Roumains préfèrent la version fascisante du dégagisme. Seuls les retraités, maintenus dans un état de dépendance au PSD, qui a augmenté leurs pensions par clientélisme, continuent de voter fortement pour ce parti, analyse Vladimir Bortun. Selon lui, la probable victoire de George Simion ne devrait cependant pas changer grand-chose : sur le modèle de Viktor Orbán, l’extrême-droite devrait surtout distribuer davantage de contrats publics à ses proches, tandis que « leur critique des entreprises étrangères reste très superficielle. »
Un électorat de gauche qui s’ignore ?
Face à Simion, le profil de Nicusor Dan, « un réformateur qui s’est fait connaître par des campagnes pour la protection du patrimoine et fait campagne pour une Roumanie “normale” et honnête” », d’après Florentin Cassonnet, ne fait guère rêver. En effet, « il ne propose rien pour protéger les Roumains, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. » Face à la précarité et à l’absence de perspectives, l’horizon de marchés publics mieux encadrés et d’un État sobre fait clairement moins recette que le nationalisme vantant la grandeur du pays. La Roumanie est-elle donc condamnée aux fascistes télégéniques qui souhaitent annexer la Moldavie voisine – une position défendue par Georgescu et Simion -, lutter contre le « lobby LGBT » et mettre en place un capitalisme de connivence avec leurs propres oligarques ?
S’il est quelque peu désabusé, Vladimir Bortun se veut positif : pour lui, « l’essor de l’extrême-droite est rendu beaucoup plus facile par l’absence de la gauche » et le fait que près de la moitié des Roumains s’abstiennent indique qu’une alternative est possible. « Il existe une majorité de gauche en Roumanie sur de nombreux enjeux socio-économiques : des enquêtes indiquent un soutien de plus de 80% de la population pour des investissements étatiques créant des emplois, une intervention plus forte de l’Etat pour lutter contre la pauvreté et le renforcement des services publics. Même sur la question de la propriété publique de certains secteurs, il existe des majorités », rappelle-t-il.
Mais ces revendications n’ont pas d’organisations capables de les porter dans le champ politique : « le souvenir du régime communiste empêche l’émergence d’organisations de gauche et a fait reculer la conscience de classe. La droite a conquis l’hégémonie culturelle », estime Bortun. Certes, il existe bien des petits partis, comme Demos ou Sens, qui portent des mesures progressistes, mais « ils souffrent d’une vision très électoraliste, coupée des liens avec le mouvement syndical et les mouvements sociaux » regrette-il. Le salut pourrait venir de ces derniers : alors que la Serbie voisine se mobilise contre le régime kleptocratique du président Vučić, Bortun n’exclut pas qu’un mouvement similaire émerge un jour en Roumanie. Il cite en exemple le mouvement contre la mine d’or de Roșia Montană, auquel il a participé en 2013-2014, qui unissait un front très large contre un projet destructeur pour l’environnement et le patrimoine local qui n’aurait bénéficié qu’à une multinationale canadienne. Celui-ci avait réussi à réunir des Roumains de tous horizons politiques autour d’un intérêt commun et s’est soldé par une victoire. Un motif d’espoir pour un pays qui a urgemment besoin d’une alternative au nationalisme et aux fausses promesses du marché.
Note :
[1] Les variations s’expliquent des modes de calculs différents, notamment en fonction de la comptabilisation des travailleurs vivant à l’étranger de manière saisonnière. La Banque Mondiale donne ainsi le chiffre de 4 millions, quand le ministère de la diaspora roumaine parle de 8 millions.
Alors que les tensions géopolitiques se multiplient, du Groenland au Cachemire, les dirigeants du monde entier, Donald Trump en tête, y voient l’occasion de s’accaparer de ressources qui leur échappait jusqu’ici. En parallèle, l’explosion des budgets militaires offre un relais de croissance à des économies moribondes, au prix de la destruction des restes de leurs modèles sociaux. Pour Clément Quintard, co-fondateur de la revue d’écologie radicale Fracas [1], cette nouvelle donne devrait inciter le mouvement écologiste à renouer avec ses racines anti-militaristes et anti-impérialistes.
Les calamités volent en escadrille. Nous avions déjà la hausse des températures, l’acidification des océans, la pollution de l’air, l’intensification des catastrophes météorologiques, la multiplication des feux de forêt et l’érosion de la biodiversité, mais il manquait l’assaisonnement indispensable pour lier entre elles toutes les saveurs du chaos : la menace d’un nouveau conflit planétaire.
Pour pimenter le tout, les crises géopolitiques actuelles s’hybrident avec les bouleversements écologiques, et ouvrent la voie à de nouvelles poussées impérialistes. Les diplomates et les militaires des grandes puissances ont désormais compris que la surchauffe planétaire a de profondes implications stratégiques. Pour eux, la crise écologique est non seulement un facteur de risques inédits (submersion des terres, pénuries de ressources, migrations de masse, épidémies, troubles civils), mais aussi d’opportunités à saisir (nouvelles routes terrestres et maritimes à investir, accès à des filons de minerais et d’hydrocarbures jusqu’ici inexploitables). D’autant que les ressources sur lesquelles il s’agit de faire main basse sont à la fois celles de la « transition » et celles du business-as-usual.
Les convoitises du président américain Donald Trump sur le Groenland et le Canada s’expliquent ainsi par la présence dans le cercle polaire de gisements miniers stratégiques (uranium, graphite, or, cuivre, nickel…) et d’hydrocarbures (le sous-sol arctique recèlerait 13 % des réserves mondiales non découvertes de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel), mais aussi par la volonté d’implanter de nouvelles bases militaires pour contester la suprématie de la Russie dans la région, qui dispose déjà d’un chapelet de ports sur les côtes sibériennes.
Les accrochages militaires répétés au Cachemire ont pour toile de fond une « guerre de l’eau » entre un pays en amont, l’Inde, qui menace de détourner une partie du fleuve Indus grâce à ses barrages, et un pays en aval, le Pakistan, pour qui toute diminution du débit serait constitutif d’un « acte de guerre ». Rappelons, au passage, que les deux pays sont détenteurs de la bombe atomique.
Cadrage sécuritaire et mensonges d’État
Un climat de destructions mutuelles qui se manifeste par la flambée des dépenses militaires. En 2024, elles ont enregistré un bond de près de 10%, soit la plus forte augmentation depuis la fin de la Guerre froide, selon un récent rapport publié par l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri).
Dans ce contexte belliqueux, la France tient évidemment à tenir son rang de puissance impérialiste. Emmanuel Macron a annoncé le 20 février dernier vouloir porter le budget militaire de 2,1% du PIB à 5%, pliant face à la « demande » des États-Unis, qui avaient menacé de se retirer de l’OTAN si ce chiffre n’étaient pas atteint par ses alliés européens, et comptent bien inonder ceux-ci d’armes made in USA. En cas de défection américaine, le président français, dont le tropisme militaire est assumé de longue date, se rêve déjà en chef de guerre européen.
La relance de la course à l’armement permettrait ainsi à la France de compenser son recul sur les marchés mondiaux, comme le décrit l’économiste Claude Serfati, en dopant les principaux secteurs de la performance économique et de l’innovation hexagonales : le nucléaire, l’aéronautique et la production d’armes. Avec tout ce qu’impliquent l’ultra-centralisation autoritaire et l’existence nimbée de mensonges d’État de ces industries.
Guerre totale et guerre sociale
De nouvelles ambitions militaristes pour lesquelles le grand patronat français peine à dissimuler son enthousiasme. Le PDG de Total Patrick Pouyanné y voit un effet d’aubaine car, selon lui, préparer la guerre militaire ne se fait pas sans mener la guerre sociale : « Pour monter le budget de la défense à 5% du PIB, il va falloir trouver l’argent quelque part ! Si l’on considère que la liberté et la souveraineté, et donc avoir les moyens de se défendre, doivent prévaloir sur la solidarité, il faut avoir le courage de remettre à plat certains budgets sociaux », a-t-il affirmé le 17 avril 2025 dans une interview donnée au Figaro.
Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée.
Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée. Un jusqu’au-boutisme que décrivait déjà Marx, dans Le Capital en 1867 : « Chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. »
Autant de raisons, pour le mouvement écologiste, de renouer avec ses racines anti-impérialistes, anti-militaristes et anti-autoritaires. Ce à quoi s’emploient les Soulèvements de la terre dans une récente campagne, qui appelle à former une large coalition pour « faire la guerre à la guerre ». Ce à quoi ne s’emploie pas cette social-démocratie va-t-en-guerre, qui ne manque jamais l’occasion d’être à parts égales opportuniste et inconséquente dès que de grands rendez-vous historiques se profilent. Plus que jamais : choisir son camp.
Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article de Fabian Scheidler, originellement paru dans la New Left Review sous le titre « Preventing Peace » et traduit pour LVSL par Alexandra Knez.
Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.
Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.
On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile
Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».
Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.
Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.
Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.
Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?
Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.
Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.
Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.
On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.
L’imposition massive de droits de douane envers le monde entier par Donald Trump rompt de manière brutale la mondialisation néolibérale promue par les États-Unis depuis un demi-siècle. Si la Chine est la première visée – et sans doute celle qui a le plus de moyens pour se détendre – l’Europe est également ciblée. Arc-boutée sur le libre-échange, l’union européenne risque d’ailleurs d’être la principale victime de cette guerre commerciale aux nombreux impacts. Les répercussions pourraient aussi se faire sentir en matière monétaire, la Chine se délestant de ses bons du trésor américains. De premières tensions apparaissent d’ailleurs déjà dans l’administration Trump. William Bouchardon, secrétaire de rédaction du Vent Se Lève, était sur le plateau du Média pour en débattre.
Entre menaces douanières et accusations de collusion avec le narcotrafic, Washington a relancé la confrontation avec le Mexique, son premier partenaire commercial. Mais la stratégie de tension a échoué. Multipliant les concessions symboliques sans céder sur l’essentiel, la présidence mexicaine a réussi à retarder, puis à neutraliser partiellement l’application des tarifs douaniers. Dans cet affrontement inégal, la puissance intermédiaire a imposé ses conditions — et mis en échec une diplomatie de l’intimidation. Par Kurt Hackbarth, traduction Albane le Cabec [1].
Au début du mois de mars 2025, un rassemblement mené par la présidente Claudia Sheinbaum a rempli la place centrale de Mexico. Il ne s’agissait pourtant pas du rassemblement d’un parti politique, d’une commémoration historique ou d’une allocution à la nation, mais d’un rassemblement d’unité nationale face aux menaces tarifaires du président américain Donald Trump. « J’ai dit que nous étions un gouvernement du peuple (…) et que chaque fois qu’il faudrait informer ou faire face à l’adversité, nous serions ensemble », a-t-elle commencé. « Nous venons d’un grand mouvement populaire qui a été créé sur des places publiques, et nous voilà de retour avec vous ».
La présidente a exposé l’objectif initial de la manifestation : annoncer des représailles douanières et des mesures non-tarifaires.
Après avoir passé en revue les événements des dernières semaines, Claudia Sheinbaum a fait le point sur les relations historiques entre le Mexique et les États-Unis : les invasions de 1846 et de 1914, mais aussi le refus des États-Unis de reconnaître les usurpations de Maximilien de Habsbourg au XIXe siècle et de Victoriano Huerta au début du XXe siècle. Elle a également mentionné les relations cordiales entre les présidents Franklin D. Roosevelt et Lázaro Cárdenas dans les années 1930. « L’histoire commune de nos pays est marquée par de nombreux épisodes d’hostilité, mais aussi de coopération et de compréhension », a-t-elle déclaré. « Nous sommes des nations en situation d’égalité ; ni plus, ni moins ! ”
Son discours s’est conclu par la présentation d’un plan d’action pour faire face à la guerre commerciale annoncée par Trump. Celui-ci se décline en cinq points. En premier lieu, elle préconise de dynamiser le marché intérieur mexicain, notamment en augmentant le salaire minimum et le bien-être de la population. Deuxièmement, le plan prévoit d’accroître l’indépendance énergétique et l’autosuffisance alimentaire. Troisièmement, il s’agit de promouvoir les investissements publics pour la création d’emplois, la densification du réseau routier et des systèmes de distribution d’eau, mais aussi pour la construction d’un million de logements sociaux et de deux lignes de train longue distance entre Mexico et la frontière.
Quatrièmement, la présidente recommande d’augmenter la production grâce au modèle de planification industrielle, plus connu sous le nom de « Plan México ». Enfin, elle annonce renforcer l’ensemble des programmes sociaux de la nation, entre autres par la mise en œuvre de trois nouvelles initiatives : l’abaissement de l’âge de départ à la retraite de soixante-cinq à soixante ans pour les femmes, des bourses d’études pour les élèves du primaire et du secondaire, et un programme de santé pour les personnes âgées.
En réalité, la grande force de ce rassemblement réside dans la diversité de son public. Celui-ci n’était pas seulement composé des sympathisants de son parti et des syndicats du secteur public. Au contraire, de nombreuses figures connues pour sympathiser avec l’opposition étaient présents : les gouverneurs et les chefs d’entreprise, ainsi que le président du puissant Conseil de coordination des entreprises. En plus de contribuer à porter la cote de popularité de Claudia Sheinbaum – qui atteint les 85 % selon plusieurs enquêtes d’opinion -, les tactiques d’intimidation de Donald Trump ont facilité ce qui était impensable auparavant : la création d’un large front populaire.
Des tarifs douaniers longtemps reportés
Alors que la première campagne de Donald Trump promettait de se concentrer sur les « violeurs » ou les bad hombres mexicains, la récente stratégie du président a jeté les bases d’un nouveau conflit avec le premier partenaire commercial des États-Unis. Outre les discours alarmistes désormais habituels sur les « frontières ouvertes » et les « clandestins qui votent aux élections », la campagne a également mobilisée un nouveau registre pour qualifier le voisin mexicain, comparant les flux migratoires entre le Mexique et les États-Unis de « bain de sang qui détruit le pays », rappelant que « chaque État est un État frontalier » et, de manière plus insidieuse, accusant les immigrés « d’empoisonner le sang du pays ». Trump a également menti à plusieurs reprises en affirmant que des constructeurs automobiles chinois tels que BYD Auto construisaient au Mexique « certaines des plus grandes usines automobiles du monde », alors que, comme l’a rapidement souligné Claudia Sheinbaum, la plus grande usine BYD d’Amérique du Nord se trouve en Californie.
Les tarifs douaniers peuvent être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.
Ces attaques dispersées reflètent une confusion sous-jacente dans l’entourage de Donald Trump quant à la justification des droits de douane contre le Mexique. L’immigration ? Le fentanyl ? Le déficit commercial ? L’entrée clandestine des hommes et des marchandises sur le marché américain ? Ce manque de clarté se reflète dans le recours généralisé aux tarifs douaniers qui peuvent simultanément être compris comme des pratiques coercitives, des sources de revenus, ou un moyen d’encourager la réindustrialisation états-unienne.
Quelles que soient les raisons invoquées, Trump s’est empressé d’annoncer, le 25 novembre, que les droits de douane sur le Mexique et le Canada entreraient en vigueur dès le premier jour de son mandat. La présidente Sheinbaum a réagi rapidement en envoyant une lettre appelant à la coopération, dans laquelle elle avertissait qu’un droit de douane serait suivi d’un autre et rappelait au président Trump la responsabilité des États-Unis dans la consommation de drogue et le flux d’armes vers le sud.
Le jour de son investiture, pourtant, Trump n’annonce pas de droits de douane. C’est seulement plus tard qu’il déclare leur entrée en vigueur pour le 1er février. Dans sa « fiche d’information » accompagnant l’annonce, la Maison Blanche a évoqué des « liens intolérables entre les organisations de trafic de drogue et le Mexique », reprenant ainsi une accusation infondée colportée par des publications allant de ProPublica au New York Times dans une tentative flagrante d’interférer dans la campagne présidentielle mexicaine de 2024.
Ironie de l’histoire : l’un des articles utilisés pour étayer cette affirmation fait référence à Genaro García Luna, ministre de la Sécurité publique de l’administration conservatrice de Felipe Calderón et allié des États-Unis, décoré par la CIA, le FBI et la DEA avant d’être reconnu coupable de collusion avec le cartel de Sinaloa et condamné à une peine de trente-huit ans d’emprisonnement…
Juste avant l’entrée en vigueur de la mesure, Claudia Sheinbaum a toutefois annoncé, lors de sa conférence de presse matinale, que les deux pays étaient parvenus à un accord temporaire, reportant d’un mois l’application des tarifs douaniers. Celui-ci prévoyait que le Mexique envoie dix mille gardes nationaux supplémentaires à sa frontière nord, que les États-Unis répriment davantage le trafic d’armes, et que les deux pays mettent en place des groupes de travail sur la sécurité et le commerce. Pour une concession symbolique, la diplomatie de « la tête froide », selon l’expression de Sheinbaum, a remporté une première victoire.
Lorsque le deuxième round a commencé en mars, la présidente avait préparé ses chiffres : passages à la frontière et homicides en baisse, saisies de drogue en hausse, laboratoires de méthamphétamine démantelés, et vingt-neuf capos de la drogue remis par le Mexique à la garde des États-Unis, dont Rafael Caro Quintero, recherché depuis longtemps et accusé d’avoir commandité le meurtre d’un agent de la DEA en 1985. Peu importe : la Maison-Blanche a déclaré qu’elle allait quand même appliquer les droits de douane, en publiant une copie conforme d’accusations recyclées que Sheinbaum a qualifiées d’« offensantes, diffamatoires et sans fondement ». Le dimanche suivant, elle annonce une série de contre-mesures tarifaires et non tarifaires lors d’une assemblée publique au Zócalo. C’est le retour aux pourparlers.
Cette fois, Claudia Sheinbaum a négocié un nouveau sursis d’un mois pour les marchandises couvertes par l’accord États-Unis-Mexique-Canada, non pas avec de nouvelles concessions mais, comme l’a permis M. Trump, en raison de son « respect » pour son homologue mexicain, chaque délai diluant pourtant un peu plus la menace de tarifs douaniers.
L’art de la négociation asymétrique
Peut-être plus que tout autre pays, le corps diplomatique mexicain a une longue histoire de négociations asymétriques avec les États-Unis. Cela a parfois fait basculer la politique étrangère du pays dans l’excès de prudence, mais lui a également permis d’acquérir une grande expérience dans des situations similaires à celle d’aujourd’hui.
À cela s’ajoutent les compétences de Claudia Sheinbaum dans ce domaine. Pour une présidente qui, dès le début de sa campagne, a été critiquée pour son « manque de charisme » (ce qui relevait en grande partie d’une tentative peu subtile pour l’opposer à son prédécesseur, Andrés Manuel López Obrador), elle est devenue, en à peine six mois de mandat, un exemple international de diplomatie face à un Trump volatile et capricieux. Son sang-froid face aux menaces de guerre commerciale et d’invasion, à la désignation par Trump des cartels comme organisations terroristes étrangères et à une série de communiqués puérils du président américain lui ont valu les éloges de dirigeants aussi diamétralement opposés que Gustavo Petro et Olaf Scholz. Maîtrisant l’art de la diplomatie face à un adversaire grossier, la présidente a su trouver le juste milieu entre fermeté et souplesse, faisant des concessions à Trump, qu’il peut utiliser pour se déclarer victorieux, sans compromettre la position du Mexique dans les négociations futures.
Cela lui a valu des éloges répétés de la part de Trump lui-même, qui a ouvertement copié son idée de mener une campagne nationale de lutte contre le fentanyl. Alors que Justin Trudeau s’est rendu à Mar-a-Lago, que Keir Starmer, Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky ne se sont rendus à la Maison Blanche que pour y être congédiés rapidement, Sheinbaum est resté au Mexique, négociant, gouvernant et refusant de jouer les règles du jeu de son homologue états-unien. Retarder de quelques jours l’annonce de tarifs douaniers réciproques pour permettre un dialogue de dernière minute et l’organisation d’un rassemblement public se révèlent être une stratégie puissante, que la présidente devra de nouveau mobiliser dans le contexte de guerre commerciale tous azimuts amorcée par Trump.
Bavure monumentale ou routine de la machine de guerre américaine ? En préparant une frappe au Yémen, de hauts responsables de l’administration Trump ont accidentellement ajouté un journaliste à leur conversation Signal. Stupeur et tremblements. L’information la plus scandaleuse, à lire la presse ? Non pas la destruction d’un immeuble résidentiel pour tuer un seul combattant Houthi, mais l’amateurisme de ceux qui l’ont organisée. Tandis que les républicains supposément « anti-interventionnistes » se félicitaient du carnage (cinquante-trois morts), les démocrates n’ont déployé qu’une indignation procédurière, protestant contre les manquements au protocole. Le débat qui a secoué les États-Unis révèle une vérité crue : sur la guerre, tout le monde est d’accord [1].
Jeffrey Goldberg, rédacteur en chef de The Atlantic, a révélé une information pour le moins étrange : il avait été accidentellement ajouté à une conversation de groupe sur l’application de messagerie Signal, où le secrétaire à la Défense Pete Hegseth, le conseiller à la sécurité nationale Michael Waltz, la directrice du renseignement national Tulsi Gabbard, le vice-président J. D. Vance et d’autres hauts responsables de l’administration Trump discutaient de leurs plans pour bombarder le Yémen. Une information hautement confidentielle, et l’essentiel des réactions a tourné autour de l’échec de l’administration en matière de « sécurité opérationnelle ».
Goldberg lui-même est un éditorialiste néoconservateur qui a rarement mentionné une guerre avec autre chose que de l’affection. Il ne semblait avoir aucune objection au contenu des discussions. Mais il a visiblement été troublé par son ajout dans la conversation.
Plutôt que d’exposer les rouages de la machine de guerre, Goldberg s’est ému d’avoir été mis dans la confidence.
Les démocrates lui ont emboîté le pas. Chuck Schumer et plusieurs présidents de commissions sénatoriales concernées ont ainsi envoyé une lettre à Donald Trump exprimant leur « extrême inquiétude » quant au choix « incroyablement mauvais » de son entourage dont témoigne l’ajout accidentel de Goldberg. En d’autres termes, les bombardements au Yémen ne posent aucun problème – il faudrait simplement qu’ils fussent plus discrets.
Cet épisode est emblématique : les démocrates aiment à s’indigner sur des questions de procédure et de « sérieux » tout en affichant leur zèle patriotique au nom de la « sécurité nationale ». Depuis que Trump a entamé sa première campagne présidentielle, leur réflexe a été de se concentrer sur des sujets leur permettant de marteler ce message. D’où leur obsession des années durant au sujet d’une prétendue « collusion » de Trump avec le Kremlin, montagne qui a accouché d’une souris, les interminables débats sur l’émeute du 6 janvier au Capitole, ou encore la stratégie surréaliste de Kamala Harris consistant à parcourir le pays aux côtés de Liz Cheney pour prouver que les républicains du camp « Country First » étaient de leur côté.
Trump n’est jamais dénoncé comme un va-t-en-guerre, car la plupart des démocrates ne s’opposent pas à ses aventures militaires. Tous les protagonistes de cette séquence, du néoconservateur Goldberg aux démocrates faussement indignés en passant par les trumpistes clamant America First, ne questionnent pas le droit des États-Unis à projeter leur hégémonie impériale sur le reste du monde.
Dans son article initial, Goldberg expliquait que les plans partagés dans la conversation « contenaient des informations précises sur les paquets d’armement, les cibles et le calendrier ». Il s’offusquait que « les dirigeants de la sécurité nationale des États-Unis puissent discuter de plans de guerre imminente sur Signal », et encore davantage qu’ils soient assez « imprudents » pour ajouter par erreur un journaliste à la conversation. Tout en citant une grande partie des échanges, il avait soigneusement omis les détails opérationnels, préoccupé par leur impact potentiel sur la « sécurité nationale ».
La question de savoir en quoi la « sécurité » de qui que ce soit aux États-Unis pourrait être menacée par la révélation de détails sur une attaque contre les Yéménites, contre laquelle ils se sont montrés si impuissants à riposter, demeure. Comme de nombreux responsables de l’administration ont nié que des informations classifiées aient été discutées dans la conversation, Goldberg est revenu à la charge avec un second article, citant précisément, cette fois, des passages sur les détails opérationnels. Après tout, si l’administration elle-même affirmait que ces informations n’étaient pas classifiées, autant les révéler. Et ce deuxième article a démontré sans équivoque que les démentis du gouvernement étaient fondés sur du vents. Les démocrates pouvaient exulter : la bourde de l’équipe Trump venait d’éclater au grand jour, dans son immensité.
Passé l’amusement, une prise de recul s’impose. Plutôt que de profiter de l’opportunité d’exposer au grand jour les rouages de la machine de guerre, Goldberg a considéré que le seul scandale était d’avoir été accidentellement mis dans la confidence. Une perspective dont de très nombreux médias se sont faits l’écho.
La réaction du prétendument isolationniste J. D. Vance face à la réduction en poussière d’un immeuble résidentiel ? « Excellent ». Tulsi Gabbard, qui a fondé sa carrière sur une posture anti-guerre, renchérit : « Beau travail ! »
L’attaque a tué des dizaines de personnes, en majorité des femmes et des enfants. Elle a frappé un pays exagérément pauvre, ravagé par des années de conflit. Le Congrès, bien sûr, n’a pas été consulté avant de déclencher une nouvelle vague de violence contre un État avec lequel les États-Unis ne sont pourtant pas en guerre. Quant aux discussions révélées par la fuite, elles montrent un mépris frappant, aussi bien pour l’illégalité de cette opération que pour ses conséquences humaines.
Le vice-président Vance, prétendument anti-interventionniste, n’a émis que les objections les plus timides. Et jamais sur le fond, mais sur le simple fondement que les attaques des Houthis touchant davantage les navires européens qu’américains, mieux valait laisser l’Europe gérer la situation. Ou que si les États-Unis devaient s’en charger eux-mêmes, il aurait été plus judicieux d’attendre quelques semaines afin d’expliquer au public pourquoi il était nécessaire d’intervenir contre les Houthis, dont la plupart des Américains n’ont jamais entendu parler. Ce furent ses seules réserves.
Quant à Tulsi Gabbard, également présente dans la conversation et dont la réputation d’anti-interventionniste dépasse encore celle de Vance (elle a pratiquement bâti toute sa carrière politique sur cette posture), elle n’a même pas pris la peine d’appuyer ces objections déjà bien timorées.
Mais ce qui aurait dû être la révélation la plus importante du deuxième article, c’est une capture d’écran dévoilée, où l’on voit Waltz se réjouir d’avoir identifié un « type à missiles » (missile guy) houthi alors que ce dernier « entrait dans l’immeuble de sa petite amie ». Cet immeuble, s’exclame fièrement Waltz, est « désormais par terre ». La réaction de J. D. Vance face à cette réduction en poussière d’un immeuble résidentiel entier pour éliminer un seul homme ? « Excellent. » Un peu plus tard, Tulsi Gabbard renchérit : « Beau travail et effets réussis ! »
Où l’on voit que les prétendus « anti-interventionnistes » MAGA ressemblent en réalité beaucoup à Jeffrey Goldberg. Les démocrates sont à l’avenant. Dès lors que l’on prend du recul par rapport à l’obsession protocolaire autour de la « sécurité opérationnelle » et que l’on s’intéresse au fond de l’affaire — la révélation d’un crime de guerre au Yémen —, il n’y a pas une grande différence entre les dirigeants des deux partis. Tout le monde se dispute pour savoir si l’incompétence révélée par cette affaire est disqualifiante. Les cinquante-trois morts, eux, sont à peine mentionnés.
Comme l’a écrit lundi l’universitaire marxiste Sam Badger, une situation équivalente serait celle où un groupe de mafieux de Las Vegas aurait ajouté accidentellement un journaliste à une conversation où ils planifiaient d’incendier au cocktail Molotov les locaux d’un gang rival… dont le siège principal se trouvait juste au-dessus d’un orphelinat. Le titre du Vegas Sun le lendemain aurait : « Des mafieux incompétents divulguent imprudemment les secrets de la pègre. »
L’incendie de l’orphelinat, bien sûr, serait relégué en fin d’article.
Note :
[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Democrats Have Learned Absolutely Nothing From Defeat »