Elon Musk : génie visionnaire ou charlatan ?

Elon Musk en 2018. © Daniel Oberhaus

Depuis qu’il a racheté Twitter, on ne parle que de lui. L’influence qu’il exerce sur le contenu du site illustre les dangers inhérents à la concentration d’un tel pouvoir dans les mains d’un seul individu. Mais au-delà des questions politiques, sa gestion brutale et hasardeuse de l’entreprise remet en cause l’idée selon laquelle l’homme le plus riche du monde serait un génie visionnaire et un entrepreneur hors pair. À travers sa chute en disgrâce, c’est tout le modèle du capitalisme entrepreneurial et de l’approche techno-solutionniste qui est remis en question. 

Pour ses millions d’admirateurs, Elon Musk est un génie visionnaire embarqué dans une mission quasi messianique. Que ce soit en protégeant la liberté d’expression avec son rachat du réseau social Twitter, en combattant la crise climatique avec les voitures Tesla, en augmentant les capacités cognitives de l’être humain avec les implants crâniens Neuralink, en révolutionnant les transports avec la voiture sans conducteur et l’Hyperloop, ou en colonisant Mars avec les fusées réutilisables SpaceX. L’homme le plus riche du monde est devenu une sorte de gourou de la tech, le digne héritier de Steve Jobs au Panthéon de la Silicon Valley. 

Ses détracteurs pointent du doigt son comportement erratique, critiquent ses méthodes managériales brutales, sa propension à violer le droit du travail, son inclination à attaquer les journalistes, intimider ses critiques, manipuler le cours des marchés et violer les régulations environnementales. On lui reproche une vision dystopique du futur, lui qui envisage d’encourager les premiers colons en partance vers Mars à s’endetter auprès de SpaceX pour payer un aller simple, avant de rembourser cette dette en travaillant gratuitement pour la compagnie. 

Les dégâts collatéraux provoqués par ses grands projets sont fréquemment pointés du doigt. Les fusées SpaceX ont ravagé des hectares de réserve naturelle. La fonction « sans pilote » des Tesla a causé de multiples accidents graves. L’Hyperloop a bloqué la construction de lignes de train grande vitesse, avant que Musk se désengage de ce projet irréaliste. La constellation de satellites Starlink génère une pollution lumineuse qui inquiète les astronomes, alors que les limites physiques de cette technologie rendent l’ambition initiale – de l’internet haut débit pour tous et partout – strictement impossible. Tout cela pour des objectifs toujours plus incertains. La date de la première mission pour Mars ne cesse d’être reculée, les capacités techniques du vaisseau construit pour compléter la mission d’exploration seraient insuffisantes et la colonisation de la planète rouge physiquement impossible en l’état actuel de nos connaissances. Loin du million de robot-taxis autonomes remplaçant Uber dès 2022, la fonctionnalité auto pilote des Tesla « exige une surveillance active de la part du conducteur et ne rends pas le véhicule autonome », selon la description fournie par le constructeur.

Pour autant, détracteurs comme admirateurs reconnaissent généralement les prouesses technologiques et entrepreneuriales d’Elon Musk. Le milliardaire a créé la première entreprise privée capable d’envoyer des astronautes dans l’espace. Les Tesla alignent des performances records. PayPal est au paiement en ligne ce que Amazon est à l’e-commerce. Et Starlink (constellation de satellites pour accéder à internet, ndlr) a joué un rôle important dans les succès militaires de l’armée ukrainienne.

Autant d’exploits qui semblaient justifier l’image de génie philanthrope dont jouissait Elon Musk. Si sa reprise chaotique de Twitter commence à ébranler cette perception, l’examen de sa carrière suffit à briser le mythe. 

Le mythe du self-made man

Né an Afrique du Sud d’un ingénieur fortuné et d’une mannequin diététicienne, Elon Musk émigre au Canada à l’âge de 17 ans pour échapper au service militaire. Il bénéficie de l’hospitalité d’un cousin avant de rejoindre les États-Unis, où il obtient un poste de doctorant à Stanford. Il renonce pourtant à la recherche scientifique pour lancer, en 1995, sa première start-up avec son frère Kendal. Financé par son père (via un prêt de 28 000 dollars, soit environ 56 000 euros en 2022), Zip2 propose une forme d’annuaire web à l’usage de la presse. Selon la légende, Musk dormait dans son bureau et se douchait à l’auberge de jeunesse du quartier, travaillant nuit et jour d’arrache-pied sur le code du site web. Il revend cette société en 1999 et empoche 22 millions de dollars, qu’il réinvestit dans une nouvelle start-up visant à établir un service de paiement en ligne. Le hasard faisant bien les choses, son immeuble abrite également l’entreprise fondée par Peter Thiel, qui travaille sur le même projet (comme des centaines d’entrepreneurs de la Silicon Valley à l’époque). Musk et Thiel décident de fusionner leurs sociétés pour fonder PayPal, avec l’aide d’autres investisseurs.

PayPal devance ses concurrents en prenant deux décisions controversées : utiliser les fonds récoltés auprès d’investisseurs pour s’acheter une masse critique de clients en offrant 20 dollars à toute ouverture de compte et s’affranchir de certaines règles financières régulant les activités bancaires, à l’initiative de Thiel, adepte du mantra « mieux vaut demander pardon que la permission ». C’est donc en contournant la loi que PayPal s’impose comme la solution du paiement en ligne, avant d’être racheté par eBay pour 1,5 milliard en 2001. Musk empoche plus de 175 millions de dollars, qui vont lui permettre de lancer SpaceX. 

Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur.

Cette formidable aventure humaine est d’abord un échec. Musk brûle l’essentiel de sa fortune dans trois premiers lancements qui explosent en plein vol. Ses liens avec Mark Griffin, devenu président de la NASA, lui permettent cependant d’obtenir un financement de près de 400 millions de dollars dès 2006, alors que SpaceX n’avait pas terminé la mise au point de son premier lanceur. Le « pari un peu fou » de Mark Griffin – ce sont ses propres mots – finit par payer. Après avoir détruit deux chargements financés par la NASA, SpaceX met en orbite une charge morte lors d’un quatrième essai concluant. Griffin octroie un contrat de 1,6 milliard de dollars à SpaceX pour 12 vols cargo vers l’ISS. Une aubaine pour Elon Musk, alors à court d’argent. En plus d’obtenir des commandes pour plusieurs années, SpaceX va bénéficier du savoir-faire de la NASA en collaborant étroitement avec ses ingénieurs.

Cette image d’entrepreneur lancé à la conquête de l’espace l’aide à lever des fonds pour deux autres entreprises dont il est un des principaux investisseurs, Solar City et Tesla Motors. Créé en 2003 par Martin Eberhard et Marc Tarpenning, Tesla fait partie des nombreuses start-up californiennes travaillant sur la voiture électrique.

Au lieu de prendre le problème par le bout « grand public », comme le fera Renault-Nissan avec la Zoé puis la Leaf, Tesla s’attaque au très haut de gamme avec le développement du Roadster, un coupé sportif produit en tout petit volume. Le but, décrit dans le « secret master plan » d’Elon Musk, est de prouver l’attractivité de la voiture électrique afin de financer, par les profits dégagés sur le roadster, une berline haut de gamme puis un modèle grand public. D’abord concurrencer Porsche et Ferrari, puis BMW et Mercedes, pour enfin s’attaquer à Ford et Toyota. 

Quinze ans plus tard, Tesla a vendu plus de deux millions de voitures et propose un modèle « moyenne gamme ». Le succès apparent du « Master plan » est souvent érigé comme preuve du génie de Musk, aux côtés des fusées réutilisables SpaceX. Ces prouesses lui ont permis de vendre ses autres projets aux investisseurs et médias, construisant le mythe du génie visionnaire. Ainsi, l’entreprise de tunneliers « The Boring Company” (un jeu de mots sur le terme « boring » qui signifie à la fois « ennuyeux” et l’action de creuser un tunnel, ndlr) a été tout aussi prise au sérieux que le projet d’Hyperloop, la compagnie aux ambitions transhumanistes Neuralink ou le « Master plan, partie deux » de Tesla, publié en 2016.

Dans ce document, le milliardaire détaille les nouvelles ambitions du constructeur automobile, centrées autour de la mise au point d’une voiture 100% autonome, que l’acheteur pourra sous-louer comme robot-taxi lorsqu’il n’est pas au volant. Cette proposition conçue en réponse à l’émergence d’Uber est totalement dénuée de sens : un propriétaire d’une voiture de luxe équipée de batteries à durée de vie limitée n’aurait aucun intérêt à la sous-louer. Si cet usage permet de financer l’achat du véhicule, Tesla opérera cette flotte de robot-taxis elle-même, sans passer par un tiers. Malgré cette contradiction flagrante, le projet est pris au sérieux par les analystes financiers. L’ambition affichée par le Master plan 2.0, l’arrivée du modèle 3 et les performances initiales de la fonction « autopilote » cimentent une hausse soutenue du cours de bourse lié aux anticipations de profits futurs. En tant que principal actionnaire, Elon Musk voit sa fortune personnelle suivre la même croissance exponentielle. 

Cette success story doit beaucoup aux ingénieurs de Tesla, au soutien financer de ses principaux concurrents et aux subventions massives de la puissance publique. Surtout, elle repose sur ce qui s’apparente à une gigantesque fraude.

Tesla : le secret du « master plan »

Juillet 2006. Tesla Motors présente le prototype de son Roadster en grande pompe. Le public est conquis par les performances du bolide, discrètement refroidi derrière un rideau entre deux tours de pistes. La star du show n’est pas Elon Musk, mais le PDG et cofondateur de l’entreprise Martin Eberhard. Furieux, le propriétaire de SpaceX évoque un épisode « incroyablement humiliant et insultant » et se venge en publiant son fameux « master plan » sur le blog de l’entreprise. Le texte reprend le business plan des deux fondateurs, tout en attribuant le mérite à Elon Musk. Ce dernier va ensuite manœuvrer pour écarter Eberhard et Tarpenning de la direction de Tesla.

Du reste, le « master plan » n’avait pas grand-chose d’original. L’industrie automobile est un secteur extrêmement concurrentiel où la clé de la réussite réside dans la capacité de produire des très gros volumes en optimisant les marges et minimisant les défauts de fabrication. Entrer sur le marché grand public requiert des investissements colossaux pour acquérir un outil de production susceptible de générer des économies d’échelles, mais également l’expérience nécessaire pour maîtriser les problématiques de qualité. À l’inverse, le marché du très haut de gamme est plus permissif : les clients font passer la performance et le statut offert par les voitures de sport devant le rapport qualité-prix. Autrement dit, débuter par le très haut de gamme paraissait logique. 

Eberhard et Tarpenning projetaient de faire construire le premier modèle par le constructeur Lotus, avant de le convertir en voiture électrique en y installant leur technologie (groupe motopropulseur et batteries) achetée au fabricant de prototypes électriques AC propulsion. Combiner l’image écologique d’une Prius avec les performances d’une Porsche devait séduire les cadres supérieurs de la Silicon Valley et le tout Hollywood. Mais les cofondateurs avaient sous-estimé le défi technique et la capacité de Musk à causer des difficultés supplémentaires en exigeant différentes modifications cosmétiques. Résultat, les premiers Roadsters sont livrés en retard, à un coût plus élevé que prévu, et avec d’innombrables défauts. La première version n’a pas de boite de vitesse fonctionnelle et fait l’objet d’un rappel quasi immédiat. Les innombrables pannes génèrent des surcoûts désastreux pour l’entreprise. Sous l’impulsion de Musk, Tesla a négligé les démarches de qualité qui font la force de l’industrie automobile, pour privilégier l’innovation et l’approche « start-up » propre au secteur numérique.

En 2009, l’entreprise est au bord de la faillite. Musk sauve Tesla grâce à une succession de décisions et manœuvres particulièrement controversées. D’abord, en augmentant le prix du Roadster tout en utilisant les dépôts clients des précommandes pour financer les frais de fonctionnement de l’entreprise. Cette pratique « susceptible de conduire Elon en prison » selon son propre frère, provoque la démission du directeur marketing. Musk licencie également un quart du personnel et optimise les subventions de l’État californien lié aux crédits carbone pour dégager un premier profit éphémère (sur un mois), condition nécessaire à l’obtention d’un gigantesque prêt étatique. Le dossier contient de nombreuses irrégularités, mais Musk affirme aux investisseurs privés qu’il a obtenu le prêt fédéral avant qu’il soit approuvé, ce qui lui permet de lever des fonds supplémentaires. Ce premier afflux de capitaux est suivi d’investissements majeurs de la part de plusieurs concurrents (Chrysler, puis Ford et Toyota) ainsi que l’assistance technique et logistique des ingénieurs de Toyota pour mettre en route la production du modèle S. En d’autres termes, c’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S.

C’est l’État et les grands constructeurs automobiles, soit les deux principales cibles des critiques de Musk, qui ont sauvé Tesla et permis le lancement du modèle S. 

Du point de vue technique, ce second modèle est une indéniable réussite. Le magazine Consumer Reports évoque ainsi « les meilleures performances que nous ayons jamais testées ». Musk répète cependant les erreurs commises sur le Roadster. Ses multiples exigences (écran de contrôle tactile géant, poignées de porte rétractables…) provoquent l’explosion des coûts de production et des délais de livraison. Les problèmes de qualités continuent de générer des surcoûts désastreux, en plus de limiter les ventes. Comme le reconnaîtra Musk, « le bouche-à-oreille était atroce ». Une fois de plus, l’entreprise survit grâce aux flux de capitaux que Musk parvient à lever en procédant à une introduction en bourse boostée par la présentation du modèle S, plus trompeuse encore que celle du Roadster. 

Le modèle suivant ne sera pas la très attendue berline grand public promise à un prix comparable à une Toyota, mais un SUV. Stratégiquement, le choix parait logique : ce type de véhicule très demandé permet de dégager des marges plus confortables. Du reste, il s’agit du B.A.-BA de la stratégie industrielle des constructeurs automobiles : proposer une gamme de véhicules suffisamment similaires pour partager un grand nombre de pièces et lignes de production, tout en étant suffisamment distincts pour élargir la clientèle. Musk va échouer spectaculairement à cette tâche, comme il le reconnaîtra lui-même en 2016 :

« Le modèle X a été difficile. Je dois reconnaître ma responsabilité personnelle pour avoir fait preuve d’un peu trop d’hubris en voulant mettre trop d’innovation dans un seul produit. »

Elon Musk

Musk impose des choix esthétiques (en particulier, les portes coulissantes « Falcon Wing ») qui rendent la fabrication extrêmement complexe et coûteuse. Le modèle X mettra deux fois plus de temps que prévu à sortir, tout en étant miné par les défauts de fabrication. En 2018, le Consumer Reports juge la qualité du modèle X « en dessous de la moyenne », ce qui plombe la note globale de Tesla, déjà mise à mal par les multiples pannes et défauts de fabrication du modèle S. Musk semble tirer les leçons de cet échec lorsqu’il introduit le modèle 3. Le design moins ambitieux intègre les contraintes de production. Mais le milliardaire va commettre une nouvelle erreur en se penchant sur « la machine qui construit la machine ». Musk ne se contente pas d’exiger des délais intenables et des cadences irréalistes, il veut entièrement automatiser la ligne d’assemblage. Résultat, après une année de production qu’il décrira comme « infernale », Tesla construit ses premiers modèles 3 avec un recours excessif au travail manuel dans des conditions de sécurité désastreuses, marquées par des incendies industriels, violation des normes de pollutions et accidents de travail récurrents. Musk lui-même passera des journées et des nuits sur la ligne d’assemblage, déclarant à ses employés « je pourrais être en train de baiser une actrice à Bora-Bora au lieu d’être là à vous baby-sitter ». Selon les principaux intéressés, sa présence avait un effet négatif, les ingénieurs devant prendre soin de l’égo du patron en plus des problèmes de production. Pendant cette période, d’innombrables cadres supérieurs, directeurs et employés démissionnent pour cause de burn-outs ou désaccords profonds avec la direction. 

Mis en vente en 2018 avec du retard et à un prix largement supérieur au tarif abordable promis par le « master plan », le modèle 3 est de nouveau miné par des problèmes de qualité, allant des peintures blêmissantes aux défauts de finitions. Les premiers retours clients limitent les ventes initiales (23% des précommandes sont annulées en 2018) et taillent dans les marges de l’entreprise. 

Les défauts sont en partie cachés au public et, plus grave encore, aux autorités. Les clients de Tesla sont invités à signer des clauses de confidentialité à l’achat des véhicules, tandis que les vices de fabrication sont souvent pris en charge contre le silence du propriétaire. Le but est d’éviter les rappels d’usine désastreux pour le cours boursier, quitte à compromettre la sécurité. Le culte du secret et le mépris pour les démarches qualité résultent d’un problème de culture d’entreprise, qui explique pourquoi Tesla détient un record de rappel d’usine en 2022 aux États-Unis. Mais ce genre de comportement fait pâle figure face aux pratiques liées à la commercialisation de ce qui est devenu le cœur du business de Tesla : la fonction « autopilote ». 

« Mieux vaut demander pardon que la permission »

Fin 2012, les surcoûts du modèle S plongent les comptes de Tesla dans le rouge. Musk s’en sort grâce aux subventions de l’État californien, une hausse des tarifications et un déstockage important qui permet de dégager un bénéfice sur un trimestre. Ce bénéfice propulse le cours boursier et entraîne le succès d’une levée de capital par émission d’action. 

Le plan B consistait à vendre Tesla à Google pour six milliards de dollars, le géant de l’internet ayant lourdement investi dans le développement d’une voiture sans pilote. Si l’accord secret n’est plus nécessaire, Musk craint que les progrès de Google dans la voiture autonome ne lui volent la vedette. Il engage donc rapidement Tesla dans la course. Compte tenu de son retard important en R&D, il décide d’aborder le problème d’une autre façon : au lieu de viser une voiture 100 % autonome, Musk table sur un premier objectif visant à couvrir 90 % des situations de conduite. Surtout, il renonce à l’usage de radars basés sur une technologie infrarouge (LIDAR) pour détecter les obstacles, préférant des capteurs moins onéreux. Les équipementiers disposent déjà d’une solution, sous la forme d’une collection de systèmes : assistance au freinage (la voiture détecte automatiquement les obstacles et actionne le frein), régulateur de vitesse intelligent (qui s’adapte à la circulation) et assistance de trajectoire (qui actionne le volant pour éviter une sortie de route). En les poussant dans leurs retranchements, ces technologies peuvent théoriquement négocier des virages, arrêter la voiture aux intersections, accélérer sur une voie d’insertion, etc. Si les autres constructeurs n’explorent pas ces possibilités, c’est par souci de sécurité. Loin d’être présentés comme des systèmes de conduite autonome, ils sont généralement conçus pour se désengager dès que le conducteur lâche le volant. Musk les combine en une fonctionnalité unique, qu’il baptise « autopilote ».

« Je préfère [ce terme] à “autonome”. Autonome évoque l’idée que votre voiture peut faire quelque chose qui vous déplaît , alors qu’auto pilote c’est un bon système pour les avions, et ça le sera pour les voitures. »

Elon Musk à Bloomberg en 2013.

La principale innovation de Tesla se résume donc à une prise de risque habillement déguisée par une stratégie marketing pernicieuse. Chaque véhicule va rapidement proposer l’« autopilote » en option. La partie « hardware » (capteurs, ordinateur de bord et autres pièces) est censée supporter les futures mises à jour de la partie logiciel. Les acheteurs qui ne veulent pas passer à côté de l’arrivée imminente de la voiture autonome sont encouragés à dépenser quelques milliers d’euros supplémentaires pour acquérir le système. En redéfinissant le terme « conduite autonome », Musk peut ainsi présenter une technologie existante comme une innovation unique à Tesla, tout en évitant les risques juridiques et difficultés techniques inhérentes à une technologie véritablement « sans pilote ».

Trois ans après les premières annonces, l’Autopilote se trouve au cœur de la stratégie présentée dans le « Master plan, partie deux » de Tesla. Pourtant, il est évident qu’il s’agit d’une chimère. Malgré ses performances impressionnantes, l’« Autopilote » est incapable de prendre en charge la conduite dans toutes les situations. En novembre 2022, un essai du New York Times réalisé avec un testeur de Tesla, qui utilise une version non commercialisée et plus aboutie de l’« Autopilote », nécessite l’intervention fréquente du conducteur. Les entreprises qui se penchent sincèrement sur la voiture sans pilote privilégient un autre champ d’application : des lignes de taxis évoluant sur des parcours prédéfinis et embarquant des capteurs plus nombreux et sophistiqués.

Pour construire l’illusion d’un « autopilote » et maintenir la promesse de l’arrivée imminente d’une version 100% autonome, Musk déploie des efforts proches de la manipulation. D’abord, en exagérant les capacités du système. En 2014, il déclarait déjà « on dit aux conducteurs de garder leurs mains sur le volant au cas où, pour être prudent au début. Le système fonctionne presque au point que vous pussiez retirer vos main ». Cette ambiguïté est amplifiée par la diffusion d’un clip vidéo montrant une Tesla opérant sur un tronçon de six kilomètres en autonomie totale. De nombreuses prises furent nécessaires (et combinées) pour produire cette séquence trompeuse. En 2016, lorsque Tesla soumet ses résultats au régulateur californien, on apprend que son système n’a que 800 kilomètres au compteur. À la même date, Volkswagen a effectué 25 000 kilomètres de test et Google un million. Sur les 800 km parcourus par l’« autopilote de Tesla, le conducteur a été contraint d’intervenir 182 fois. Soit une intervention tous les 4.5 km, 200 fois plus fréquemment que le système développé par BMW. Waymo (propriété de Google), leader du marché, est capable de conduire 8.000 km entre deux interventions humaines. En présentant sa vidéo, Tesla avait pourtant affirmé avoir inclus un conducteur uniquement « par obligation juridique ».

À cette publicité mensongère s’ajoute une volonté de masquer les accidents et de nier la responsabilité de l’Autopilote. Le 7 mai 2016, le modèle S de Joshua Brown percute un semi-remorque à 110 km/h, tuant le conducteur sur-le-champ. Brown avait enclenché l’Autopilote et regardait une vidéo sur l’écran de contrôle de sa Tesla. Le système n’a pas détecté le camion, dont la couleur se confondait avec le paysage. Ce drame n’est ni le premier ni le dernier accident mortel impliquant l’Autopilote, mais il revêt des caractéristiques particulières. D’abord, les capteurs infrarouges privilégiés par Google auraient détecté l’obstacle. Ensuite, Elon Musk avait personnellement diffusé une vidéo postée par Joshua Brown, où ce dernier filmait sa Tesla conduisant de manière autonome. Non seulement Musk a encouragé les gens comme Brown à prendre des risques inconsidérés, mais Tesla nie sa responsabilité en accusant Brown d’imprudence. À chaque accident impliquant « l’Autopilote », la firme adopte la même défense : si le conducteur n’est pas intervenu, il est en tort. S’il intervient pour tenter de corriger une situation dangereuse, il désengage la fonction « Autopilote », ce qui permet à Tesla d’affirmer que la technologie n’est pas fautive. Tesla avait par ailleurs caché les premiers accidents mortels au public avant de procéder à une nouvelle ouverture de capital. Une investigation du National Transportation Safety Board conclut que le décès de Brown est dû « à une erreur de “l’Autopilote” et au design du système, qui encourage un mauvais comportement du conducteur. » Le cabinet d’étude indépendant QCS va quant à lui estimer que l’usage de « l’Autopilote » multiplie par 2,4 le risque de déploiement d’un airbag. En transformant ses clients en « bêta-testeurs », l’entreprise a provoqué de nombreuses tragédies évitables.

Les développeurs souhaitaient ajouter des capteurs pour forcer le conducteur à rester attentif à la route. Elon Musk y avait opposé son véto. Le système « Super cruise » de General Motors, qui dépasse les performances de Tesla en termes de conduite autonome, inclut ce type de capteur et n’a jamais tué personne. Mais ajouter un tel système briserait l’illusion de l’avantage technologique détenu par Tesla, et entraînerait vraisemblablement la chute du titre boursier.

« Fake it until you make it »

L’histoire de Tesla peut se résumer à une longue série d’annonces fracassantes destinées à séduire les investisseurs puis gonfler le cour de l’action dans une forme de fuite en avant rappelant une pyramide de Ponzi. Tesla a promis que son réseau de superchargeurs serait uniquement alimenté à l’énergie solaire et déconnecté du réseau électrique pour « résister à une apocalypse de zombies » ainsi qu’annoncé un système d’échange de batterie permettant de « faire le plein » plus rapidement qu’une voiture essence. La première promesse n’a jamais été tenue, pour la simple raison que la quantité de panneaux solaires nécessaires occuperait un espace délirant. La seconde était une arnaque en bonne et due forme destinée à accaparer des subventions publiques. 

Tesla veut désormais construire des légions d’androïdes pouvant effectuer des tâches ménagères et servir d’aide à la personne. Mais le charme commence à s’estomper. La présentation des fameux robots a été amplement moquée sur les réseaux sociaux. Le prototype nécessitait l’aide de multiples ingénieurs pour monter sur scène, alors que les androïdes de Boston Dynamics sont capables d’enchaîner des mouvements dignes d’un champion de gymnastique. « On ne dépasse pas le niveau de l’Asimo de Honda, conçu il y a 20 ans » notait un expert

Ce décalage entre la vision et la réalité n’est pas propre à Tesla. Après des milliards de dollars d’investissement et des années de recherche, L’Hyperloop est au point mort. La proposition initiale était déjà irréaliste : elle transportait dix à cent fois moins de personnes par heure qu’un bon vieux TGV pour un prix supérieur. Elon Musk a admis que le but était d’empêcher le développement d’un train à grande vitesse, du fait de son aversion pour les transports en commun où « vous êtes au milieu d’inconnus, parmi lesquels peut se trouver un tueur en série ».

De même, The Boring company devait creuser des dizaines de tunnels pour transporter des milliers de passagers à 250 km/h sur des centaines de kilomètres à l’aide de navettes sans pilotes. Six ans plus tard, le seul tunnel en opération mesure 2 km de long et transporte les usagers dans des Teslas pilotés par un chauffeur à une vitesse maximale de 50 km/h… Situé sous le Convention Center de Las Vegas, le projet a obtenu son permis de construire en tant que parc d’attractions. Avec cette entreprise, Musk promettait de creuser pour une fraction du prix du marché des tunnels en des temps records. Comme le notait récemment le Wall Street Journal, « The Boring Company séduit de nombreuses villes et agglomérations par ses propositions ambitieuses, pour ensuite laisser tomber ses potentiels clients au dernier moment en évitant de répondre aux appels d’offres ». Parmi les problèmes cités, l’incapacité de réaliser une étude d’impact et le turn-over massif des ingénieurs, dégoûtés par des horaires de travail infernaux. Le seul chantier validé consiste à remplacer un projet de ligne de chemin de fer par un tunnel pour voitures électriques, accentuant la perception que cette entreprise n’est rien d’autre qu’une gigantesque arnaque conçue pour ralentir le déploiement des transports en commun et valoriser Tesla grâce à la crédulité des élus locaux. 

Neuralink, qui veut connecter notre cerveau aux ordinateurs, est accusée de cruauté envers les animaux après le décès de 15 chimpanzés. Six des huit cofondateurs ont quitté l’entreprise, dont le directeur. La seule démonstration publique de ses progrès a laissé la communauté scientifique perplexe : le journal du MIT a qualifié Neuralink de « comédie scientifique » pendant que certains experts notaient que les résultats obtenus avaient déjà été réalisés dans les années 1990 par d’autres chercheurs. Du reste, l’entreprise semble souffrir des mêmes maux que Tesla, SpaceX et The Boring Company : il y régnerait une culture du secret et de la dénonciation, les employés seraient terrorisés par la direction et sommés de tenir des délais impossibles. 

« Move fast and break things » : le rachat de Twitter brise l’illusion

Du haut de ces 120 millions d’abonnées, Elon Musk utilise Twitter pour entretenir le mythe du génie visionnaire, promouvoir ses entreprises et pratiquer ce qui s’apparente à des manipulations de marchés. Mais l’outil est à double tranchant. Des tweets malheureux ont provoqué des baisses soudaines de l’action Tesla, d’autres lui ont valu une lourde condamnation de l’autorité des marchés financiers (SEC). Surtout, le réseau social expose le milliardaire comme aucune enquête journalistique ne le pourrait. 

Que ce soit en traitant de pédophile un secouriste ayant refusé son aide dans l’opération de sauvetage d’enfants thaïlandais, en mentant sur le décès de son premier enfant ou en applaudissant un coup d’État sanguinaire en Bolivie, ses tweets révèlent un homme extrêmement susceptible et vindicatif, doté d’un égo démesuré. Tout en soulevant la question de ses capacités intellectuelles. En mars 2020, Musk avait qualifié l’inquiétude liée à l’épidémie de Covid de « stupide », puis comparé le virus à un simple rhume et prédit qu’il n’y aurait plus aucun cas positif à partir du moins d’avril. Cent millions de cas et 1 million de décès plus tard, on peut y voir un effort de lobbyisme pour s’opposer aux confinements (Musk forcera ses employés à venir au travail en violation de la loi), ou une énième manifestation de sa bêtise.

Le milliardaire s’est laissé convaincre d’acheter Twitter par ses fréquentations libertariennes et réactionnaires, avant de réaliser que son offre d’achat était bien trop élevée. Il a déployé des efforts considérables pour faire annuler le contrat. Structurellement déficitaire, Twitter a refusé de céder et saisit les tribunaux. Le début du procès laissait peu de doute sur son issu, en plus d’embarrasser Musk en publiant ses communications personnelles ayant trait au rachat de la firme. Les 50 pages de SMS montrent à quel point Musk et ses conseillers n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient. Tous les protagonistes apparaissent « incroyablement stupides », à l’exception notable de l’ancien PDG de Twitter.

Préférant limiter la casse, le patron de Tesla a finalisé l’achat. Depuis, rien ne se passe comme prévu. Musk a viré la moitié des employés sans prendre le temps de regarder lesquels étaient indispensables ni comment fonctionnait l’architecture du site, au point de devoir supplier certaines équipes de revenir. Il a augmenté le prix de la cafétéria et demandé aux salariés de doubler leurs horaires pour compenser le manque de main-d’oeuvre, tout en mettant fin au télétravail. Un gros tiers des employés a démissionné sur-le-champ, obligeant Musk à rétablir le travail en distanciel pour stopper l’hémorragie.

Si cette approche épouse sa manière de diriger ses autres entreprises, comme le notait le New York Times, il existe des différences notables. Les employés de Tesla et SpaceX peuvent être persuadés de travailler douze heures par jour six jours sur sept au nom de la colonisation de Mars ou de la démocratisation de la voiture électrique. Dans le cas de Twitter, il est difficile de vendre une mission allant au-delà du simple renflouement du porte-monnaie d’Elon Musk. D’autant plus que la situation est largement couverte par les journalistes, qui sont directement intéressés par le devenir de cet outil et profitent du fait que Musk ne peut pas s’empêcher de « live tweeter » les péripéties de sa reprise du site. Ses déclarations sur la liberté d’expression sont contredites par les nombreuses suspensions de comptes liés à la gauche américaine et l’intolérance qu’il manifeste envers ses critiques, qu’il s’agisse d’un économiste dont il suspend le compte ou de la firme Apple qu’il attaque publiquement. 

Ses déclarations ont effrayé les annonceurs, tout comme les propos qu’il a tenu avec eux en privé. En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble. Il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs. Sa tentative d’introduction d’un service payant en étendant la pastille bleue normalement réservée aux comptes ayant prouvés leur identité s’est soldée par un échec hilarant. Les nouveaux utilisateurs « bleus » ont parodié les organisations et comptes officiels (y compris Musk, ses entreprises et ses principaux clients), forçant le milliardaire à suspendre le service. Ce résultat hautement prévisible n’avait pas été anticipé par le génie Elon Musk et son cercle de courtisans. 

En réalité, Musk est confronté à un dilemme insoluble : il veut plaire à ses alliés politiques et médiatiques en relâchant la modération, mais ne veut pas perdre les annonceurs effrayés.

Malgré tous ces couacs, la chute de Twitter parait improbable. Les usagers sont attachés à cette plateforme et Musk y a investi trop d’argent. Pour le reste, le futur du milliardaire semble s’assombrir. Tesla est confronté à plusieurs actions en justice pour violation du droit du travail. Ses concurrents proposent désormais une offre étendue de véhicules électriques et de systèmes de conduite semi-autonome. Le régulateur américain semble déterminé à rappeler la quasi-totalité des Tesla circulant aux États-Unis suite aux nombreux accidents impliquant son Autopilote, ce qui devrait logiquement faire plonger la capitalisation boursière de l’entreprise. À cela s’ajoutent les difficultés personnelles d’Elon Musk, accusé d’agression sexuelle et actuellement en procès pour une rémunération de 50 milliards de dollars qu’il se serait injustement octroyé. 

Pour échapper aux conséquences de ses actions, Musk est devenu un expert en surenchère et annonces grandiloquentes. Les premières victimes de cette fuite en avant sont ses employés, chargés de tenir les promesses irréalistes du patron en se tuant à la tâche. Qu’ils se retrouvent bloqués sur une île déserte sans nourriture, broyés par une machine sur une ligne de production ou simplement victimes de burn-out au nom d’une vision réductrice du futur. 

En admettant que Tesla ait accéléré l’adoption de la voiture électrique, Musk n’a fait que reproduire notre dépendance à ce mode de transport individuel en déplaçant la nature du problème écologique. Cette modeste contribution risque d’être compensée par l’impact climatique de la nouvelle course à l’espace initiée par SpaceX. À mesure que les projets d’Elon Musk échouent ou se révèlent être de gigantesques arnaques, il devient évident que la société tout entière paye l’hubris de ce visionnaire sans scrupule. Son histoire invite à une réflexion plus large sur le crédit qu’on accorde aux milliardaires et techno-solutionnistes, dont Musk représente l’ultime caricature.

Elon Musk rachète Twitter : la liberté d’expression, mais pour qui ?

© William Bouchardon

Le rachat du réseau social des célébrités et personnalités politiques par l’homme le plus riche du monde se confirme. Si Elon Musk promet davantage de liberté d’expression, il est fort probable que celle-ci profite surtout à ceux qui défendent les intérêts des milliardaires. Donald Trump pourrait être un des principaux bénéficiaires de l’opération. Article issu de notre partenaire Novara Media, traduit et édité par William Bouchardon.

« Je suis obsédé par la vérité », a déclaré Elon Musk devant une salle comble de Vancouver au début du mois. Pour celui qui avait qualifié Vernon Unsworth – un spéléologue qui avait sauvé 12 enfants coincés dans une grotte en 2018 – de « pédophile » pour avoir eu la témérité de critiquer son idée d’utiliser un mini-sous-marin pour les sauver, une telle déclaration paraît un peu exagérée.

Quoi qu’il en soit, Musk est certainement quelqu’un d’obsessionnel qui, du fait de sa fortune, obtient généralement ce qu’il veut. Au début du mois, il a déposé une offre d’achat du réseau social Twitter à 54,20 dollars par action, valorisant l’entreprise à hauteur de 43,4 milliards de dollars. Quelques jours plus tôt, le PDG de SpaceX et de Tesla avait déjà révélé avoir pris une participation de 9,2 % dans la société, faisant de lui le plus grand actionnaire du réseau social. Si Musk parvient à racheter Twitter, l’entreprise ne serait plus cotée en bourse et appartiendrait à un certain nombre d’actionnaires, sous le seuil maximum autorisé. Il semble donc que Musk ait préféré, du moins dans un premier temps, une transition en douceur à une refondation totale et orchestrée par lui seul de l’entreprise.

Le fait que des milliardaires investissent dans les médias n’a évidemment rien de nouveau. Si l’édition et la presse ont pu faire la fortune de milliardaires comme Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi ou Robert Maxwell, ce secteur est aujourd’hui devenu le terrain de jeu de personnalités, ayant, quant à elle, fait fortune dans d’autres domaines. Jeff Bezos (patron d’Amazon) possède le Washington Post, Bernard Arnault (LVMH) Le Parisien et Les Echos et Carlos Slim (milliardaire mexicain des télécommunications) est le principal actionnaire du New York Times. En Grande-Bretagne, en France et dans de nombreux autres pays, la presse, la radio et la télévision sont très largement aux mains de milliardaires.

L’homme le plus riche du monde serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques considèrent comme un élément essentiel de leur image publique.

Le rachat de Twitter par Elon Musk place le curseur encore plus haut. L’homme le plus riche du monde, dont la fortune personnelle dépasse actuellement les 240 milliards de dollars (soit plus que le PIB du Portugal ou de la Nouvelle-Zélande !), serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques – de Donald Trump à Narendra Modi – considèrent comme un élément essentiel de leur image publique. S’il se concrétise, l’achat de Musk serait sans doute l’opération la plus marquante de notre époque, illustrant l’influence considérable des ultra-riches aujourd’hui. Cette puissance dépasse même celle des « barons voleurs » de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui avaient constitué d’immenses empires dans les voies ferrées, le pétrole ou la finance.

Un tel achat pourrait en effet avoir des implications politiques quasi immédiates, parmi lesquelles le retour de Donald Trump sur la plateforme – où il était suivi par près de 89 millions de personnes avant les primaires républicaines de l’année prochaine. Alors que les sondages suggèrent déjà que Trump pourrait battre à la fois Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris dans un éventuel face-à-face en 2024, son retour sur Twitter augmenterait considérablement ses chances de réélection. Musk a d’ailleurs fait allusion au retour de Trump sur la plateforme, en déclarant qu’il aimerait que l’entreprise soit très « réticente à supprimer des contenus […] et très prudente avec les interdictions permanentes. Les suspensions temporaires de compte sont, d’après lui, préférables aux interdictions permanentes. »

Certes, les relations de Musk avec Trump n’ont guère été de tout repos. Le milliardaire avait ainsi quitté un groupe de conseillers du président après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, suite au soutien de Joe Biden à un plan de construction de voitures électriques de General Motors et Chrysler, Musk avait déclaré – dans un tweet évidemment – que Biden était une « marionnette de chaussette humide sous forme humaine ». S’estimant systématiquement négligé par un homme qu’il ne tient pas en haute estime, Musk pourrait bien faire du rachat de Twitter le moyen de régler ses comptes avec l’actuel résident de la Maison Blanche, en apportant son concours à Trump. 

Au-delà des gamineries d’Elon Musk et de Donald Trump sur les réseaux sociaux, la question de la liberté d’expression en ligne – et donc de ses limites – demeure entière. Depuis un certain temps déjà, les partisans du « de-platforming » sur les médias sociaux, c’est-à-dire du bannissement de certaines personnes considérées comme néfastes – affirment que les entreprises privées n’ont pas le devoir de protéger la liberté d’expression. Certes, il est vrai que refuser à quelqu’un l’accès à telle ou telle plateforme n’équivaut pas à lui retirer le droit de s’exprimer. Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Dès lors, le rachat de Twitter par Elon Musk, plus encore que le voyage de Jeff Bezos dans l’espace, constitue peut-être la plus grande déclaration d’intention ploutocratique de l’histoire. Dans une économie capitaliste, l’argent donne le pouvoir. Quel niveau de pouvoir sommes-nous prêts à laisser à des individus qui sapent les voix de millions d’autres ? Les années 2020 vont être le théâtre d’une lutte pour la survie des démocraties libérales face à des concentrations de richesses toujours plus indécentes, qui n’ont rien de démocratiques. Or, ceux qui prônent une redistribution radicale des richesses vont se trouver face à la puissance de feu des milliardaires et de leurs médias, qui vont tout mettre en œuvre pour les censurer et les caricaturer. Plus que jamais, de nouveaux médias, indépendants des pouvoirs de l’argent, sont nécessaires pour construire une société alternative à la ploutocratie actuelle.

TikTok + élections américaines = WTF (?)

Les influenceurs occupent désormais une place prépondérante dans la communication politique. Devenus incontournables avec l’émergence des nouveaux réseaux socionumériques, ces acteurs issus du marketing digital opèrent en prescripteur relatif pour toucher des groupes particulièrement larges, notamment chez les jeunes. TikTok, Snapchat, Instagram, autant de nouveaux espaces dont les usages bousculent les codes de la communication classique – et la stratégie à élaborer par les candidats. Ce nouveau phénomène ouvre-t-il un espace vers une démocratisation des prises de paroles et des forces de soutien ? Ou bien marque-t-il un pas supplémentaire vers la marchandisation, favorisée par les plateformes, des nouvelles voies d’influence du politique ? Le risque est grand de laisser cet espace aux seuls tenants de l’establishment. L’organisation d’une communication par le bas, par les militants qui s’approprient et maîtrisent les codes des réseaux, semble donc nécessaire pour concilier le militantisme avec ces nouvelles techniques de marketing politique. Par Marion Beauvalet. 


Les influenceurs constituent le point nodal entre la démocratisation des réseaux et l’incursion du capitalisme sur les plateformes : si les plateformes démocratisent les prises de parole, il n’est pas possible d’occulter le fait qu’elles sont elles-mêmes le produit du capitalisme et en perpétuent des règles et des principes.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Les influenceurs sont à différencier des prescripteurs absolus, comme peuvent l’être les médecins. Prescripteurs relatifs dans le sens où leurs propos et prises de positions n’engagent pas nécessairement les choix de ceux qui les suivent, les influenceurs ne formulent pas d’injonctions. Ce qui n’élimine pas pour autant une forme de conditionnement, notamment lié à la répétition de certains messages. L’incursion des influenceurs dans le champ politique modifie en outre la nature de leur statut, puisqu’ils ne s’adressent plus seulement aux personnes qui les suivent en qualité de consommateurs, mais de citoyens. Il convient ainsi de comprendre comment intégrer un réseau social à une stratégie politique définie en amont (I). Ce sont ensuite les différentes catégories d’influenceurs qu’il convient de distinguer : communique-t-on de la même manière sur TikTok selon qu’on soit pro-Sanders ou pro-Trump (II) ? Enfin de quoi la communication de ces influenceurs politique est-elle faite (III) ?

Le recours aux réseaux sociaux et par ce biais, à l’intégration des influenceurs dans une stratégie de campagne, ne constitue pas une rupture au sein des stratégies de communication politique. Pour Guilhem Fouetillou (cofondateur et directeur stratégie et innovation de Linkfluence, startup qui propose des solutions de monitoring pour analyser les données issues des réseaux sociaux), ces nouveaux espaces témoignent d’une amplification de phénomènes pré-existants qui tendent à gagner en intensité. Dans un récent reportage sur France 24, il distingue notamment trois niveaux d’utilisation des réseaux sociaux en politique : l’utilisation directe, la publicité, et la synchronisation des partisans. Dans cet article, nous nous limiterons au troisième versant, en montrant comment une telle finalité peut être remplie par le recours à ces nouveaux acteurs et actrices de la communication politique.

Réseaux sociaux et stratégie politique : à chaque élection son réseau de prédilection

Qui utilise quoi aujourd’hui ?

Chaque nouvelle élection, peu importe son échelon, voit s’agréger autour d’elle un certain nombre de médias, de journaux, de sites ou de réseaux sociaux. Le premier espace qui vient à l’esprit, quand on aborde le thème croisé de la politique et des réseaux sociaux, est Twitter. En juin 2020, Twitter comptait plus de 186 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 67 millions aux États-Unis. Avec des formats courts de messages (140 caractères jusqu’en novembre 2017 puis 280), Twitter permet de partager publiquement des éléments de langage et les phrases marquantes d’un passage média. Il joue un rôle de relai de la presse politique et offre un espace de discussion, plus ou moins apaisé, sur l’actualité.

Les utilisateurs sur twitter sont plus jeunes, mieux diplômé que l'américain moyenCependant, qui utilise Twitter ? Nombre de twitternautes se contentent de scroller ou de retweeter sans créer eux-mêmes du contenu. Une enquête de 2019 du Pew Research Center indique que l’utilisateur américain moyen sur Twitter poste en moyenne une fois par mois, contre 138 tweets par mois pour les 10% les plus actifs sur la plateforme. Une enquête plus récente menée entre novembre 2019 et septembre 2020 montre que 92% du volume de tweets sont produits par seulement 10% des utilisateurs. Parmi ces 10%, on retrouve majoritairement des comptes identifiés démocrates ou sympathisants (69%). La même enquête révèle que le twitternaute moyen est plus jeune, mieux diplômé et a de plus haut revenus que le citoyen américain moyen.

Néanmoins, bien que Twitter soit désormais un espace investi par les jeunes, les générations dites Z et milliennials se tournent de plus en plus vers d’autres réseaux : Twitch, TikTok et Instagram. Selon une étude du morning consult, TikTok est en particulier préféré à Twitter chez les 13-16 et cheville ce même réseau auprès des 17-21. En effet, TikTok est un lieu de création plus facile à appréhender (pour le moment) pour des personnes qui ont toujours grandi avec un accès à Internet et un smartphone dans la main. Ces générations (la génération Z, les personnes nées en 1996 et après) disposent d’un rapport fluide aux nouvelles technologiques, ce qui était moins le cas pour les générations antérieures.

Quelles spécificités ces nouveaux réseaux ont-ils par rapport à Twitter ? TikTok ou Instagram répondent à des codes propres, qui viennent tant des particularités des différentes plateformes que des groupes sociaux auxquels ces espaces s’adressent. Ainsi, à chaque plateforme répond un usage, lié à un groupe social plus ou moins homogène. Laissant une équation cruelle à résoudre : comment les personnalités publiques peuvent-elles se les approprier, sans encourir le risque de bad buzz ? Il est en effet difficile d’objectiver la qualité d’une vidéo à moins d’interroger les cibles premières, les usagers et usagères presque archétypiques de ces réseaux. Très concrètement : un trentenaire sera très probablement gêné par les contenus politiques diffusés sur TikTok, cela signifie-t-il pour autant que le contenu est raté ? Pas nécessairement puisque ce n’est pas à lui que s’adresse en premier lieu ce contenu inédit.

Mais surtout, parce qu’ils reposent sur une forte personnalisation, ces espaces favorisent l’émergence d’influenceurs, avec leurs techniques de profilage associées. 72% des américains issus de la génération Z et millénials disent suivre un ou plusieurs influenceurs, contre 57% des personnes de la tranche d’âge 32-38 (selon le rapport du Morning consult).

Ainsi, en cartographiant les influenceurs et TikTokers américains, il est possible de saisir les stratégies et choix de communication faits à l’heure des élections présidentielles. Qui sont les créateurs des contenus les plus en vue ? Quelles sont les nuances et modulations au sein d’un même camp selon l’âge ou l’origine géographique des personnes qui produisent des vidéos ? Comment adapte-t-on l’usage même du réseau social selon l’électorat ciblé ? Une vidéo TikTok politique est-elle la même si on parle à un démocrate new-yorkais ou à un démocrate du Mississippi (spoiler : non). Quelles différences dans la communication peut-on noter de part et d’autre de l’échiquier politique ? Il serait intéressant de mettre en perspective ces stratégies et usages avec des contenus tirés de Twitter et Instagram, des mêmes utilisateurs ou des mêmes structures politiques.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Qu’est-ce qu’un micro-influenceur ?

Il va de soi que l’idée d’influencer des individus pour prescrire des comportements n’est pas un phénomène nouveau. C’est ce qu’Edward Bernays (Propaganda, 1928) a théorisé et pratiqué dès les années 1920. Pour inciter des consommateur à acheter du bacon, il a choisi de se rapprocher de médecins qui mettaient en avant l’intérêt du bacon sur la santé plutôt que de faire une simple publicité invitant à acheter ce produit. Le fait de se servir d’individus qui mettent leur image au service d’un produit ou d’une idée est consubstantiel à l’existence de la publicité et de la communication. Qu’apportent de nouveau nos influenceurs contemporains ?

Les influenceurs évoqués dans cet article ne sont pas les blogueurs des années 2000. Le poids des influenceurs contemporains va de pair avec une démocratisation de l’accès à Internet, à une massification des usages, et à son intégration dans le marketing d’influence. Les influenceurs se sont imposés comme acteurs en soi, coexistant avec les stars et célébrités dans le monde de la publicité. Le sentiment de promiscuité et d’identification qu’ils dégagent via les plateformes n’a pas la même intensité qu’une personne connue dans une publicité.

Il s’agit tout d’abord d’une question de statut et de nombre d’abonnés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les micro-influenceurs ne sont pas moins convoités que leurs homologues « macro ». On considère qu’un micro-influenceur est quelqu’un qui dispose de 10 000 à 100 000 abonnés. Contrairement à la portée des influenceurs classiques, plus exigeants en termes de partenariats, de rémunération et d’audience, le nombre d’interactions que peut susciter un micro-influenceur le rendrait plus « rentable » pour les institutions qui voudraient se payer ses services. Les études en marketing sont cependant unanimes : la micro-influence permet de mieux atteindre l’audience visée. En effet, les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux se sentent aujourd’hui plus touchés par des personnes qui leur ressemblent.

Un micro-influenceur à la communauté plus restreinte se fait ainsi plus accessible, plus authentique et suscite davantage d’engagement qu’une personne dont toutes les photos sembleraient tirées d’un album photo de vacances dans les Bermudes. C’est ce que montrent des études de marketing : « les utilisateurs d’Instagram ayant moins de 1 000 followers ont généré des likes 8% du temps. Ceux qui ont entre 1 000 et 10 000 abonnés ont un taux de likes de 4%. Pour les utilisateurs qui ont entre 1 million et 10 millions d’abonnés, ce  taux est de 1,7% » (rapport de Markerly, agence d’influence en marketing).

Le recours à des micro-influenceurs, s’il ne constitue pas une alternative au fait d’obtenir le soutien d’un influenceur suivi par des millions d’abonnés, ne peut donc pas être écarté d’une stratégie de campagne. Cette forte personnalisation permise par la micro-influence est accrue par l’effet de bulle créé par les réseaux sociaux. Même en disposant de plusieurs milliers d’abonnés, il est fort probable que ceux-ci soient des personnes en accord avec ce qu’on poste ou tout du moins sensibilisées et manifestant un intérêt pour ce dont on parle, ce qu’on montre. Pour un même sujet, il est également probable que les cercles d’abonnés se recoupent, voire soient en grande partie similaire.

Autant de types d’influenceurs qu’il y a d’électeurs

Le renouveau des formes d’influence : la libération d’une parole politique ?

Aux États-Unis, la rupture remonte à l’élection de Donald Trump. Nombre de personnalités publiques s’étaient élevées pour déplorer son élection, en essayant de sensibiliser sur les dangers qu’elle représentait. Il s’agit d’un sujet sur lequel s’exprimaient traditionnellement les chanteurs et les acteurs, mais les influenceurs qui sont suivis au quotidien – parfois par des dizaines voire des centaines ou millions de personnes – ont désormais davantage de voix que les personnalités publiques de « l’ancien monde ».

La mobilisation au printemps 2020 autour du hashtag Black Lives Matter donne un bon exemple de ces nouvelles formes de prise de parole et de politisation par les réseaux. Entre le 26 mai et le 7 juin 2020, le hashtag a été utilisé plus de 47,8 millions de fois, devenant le deuxième plus relayé sur Twitter. Dans la période allant de novembre 2019 à septembre 2020, 3% des utilisateurs américains ayant un compte public ont publié avec ce hashtag selon l’enquête du Pew Researcher Center. Mais c’est sur Instagram que l’engouement autour de ce sujet a été le plus inattendu : The NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) a vu son nombre de followers augmenter de plus 1 million en l’espace de quelques mois et Black Lives Matter Los Angeles est passé de 40 000 followers sur Instagram à 150 000 en quelques semaines. Une activiste du compte Justiceforgeorgefloyd soutient ainsi dans un article de Recode « Ce mouvement a permis de toucher une audience plus large qu’elle ne le faisait sur Twitter. En pleine campagne présidentielle, nous devons aller là où sont les gens, et ils sont sur Instagram ».

Pour les influenceurs, prendre position avec le hashtag #Black Lives Matter pouvait néanmoins poser un certains nombres de questions. Par les effets de bulles de filtre ainsi qu’en raison d’une forte présence démocrate sur les réseaux, le sujet jouissait d’une hégémonie relative (tous les Américains ne soutenaient pas le mouvement mais les personnes les plus visibles sur les réseaux oui). C’est le reproche que certaines personnes adressent parfois à ces dynamiques : quand un sujet devient justement tendance, il perd en radicalité, et peine à transformer les marques de soutien en mobilisation réelle de la part des followers (un phénomène qui a pris le nom de slacktivisme, par opposition à l’activisme réel). Nombre de personnes demandent par exemple aux militants ou aux personnes qui veulent afficher leur soutien au mouvement Black Lives Matter de le faire sans toucher au hashtag du même nom, puisque cela obstrue et rend moins visible les publications des personnes qui font part de leur expérience. Notons ici que cette cause parvient à toucher au-delà des cercles militants ; avec une ampleur telle que la norme sur les plateformes est de soutenir la lutte antiraciste. Précisons néanmoins qu’il peut être plus risqué pour un individu de soutenir une personne et non une cause. Si cela constitue une impasse pour certaines personnalités publiques qui peinent à agréger des soutiens variés, Bernie Sanders a réussi à fédérer au point qu’une célébrité de réseau, en rendant public son soutien, ne mettait pas sa base ni sa popularité en danger.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des lieux incontournables pour les militants. Le blog Digimind qui agrège des données concernant les réseaux sociaux rapporte que « Twitter a dépassé mercredi 3 juin 2020 son record d’installations de l’application avec 677 000 téléchargements dans le monde. Le chiffre des téléchargements aux États-Unis (140 000)  est le deuxième record du nombre d’installations quotidiennes depuis la naissance de Twitter. Ces records sont dus aux nombreux tweets sur la pandémie de coronavirus et relatifs aux protestations liées à la mort de George Floyd aux USA ». Les moments où la population prend position sont des moments où les personnes se tournent de plus en plus naturellement vers les réseaux sociaux, tant pour communiquer que suivre ce qui se dit. Ces pics de politisation vont de pair avec un rapport plus intense aux réseaux sociaux, faisant d’eux des espaces incontournables et alternatifs aux canaux traditionnels plus fermés et moins immédiats : chaînes d’information, blogs…

Ces plateformes constituent des lieux d’expression d’une urgence politique, particulièrement vive depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’agit finalement de lieux pour prendre la parole et en ce sens, refuser l’ordre établi.

Payer des influenceurs ou valoriser des initiatives spontanées ? Entre communication et marketisation de la politique

Il convient au préalable de préciser que si les influenceurs incarnent un poste de dépense relativement inédit, celui-ci s’inscrit plus largement dans une stratégie numérique d’ampleur, dans laquelle chaque candidat dépense facilement plusieurs millions de dollars. Ils ne représentent en ce sens qu’une extension du domaine du marketing politique, un nouvel espace à occuper et dans lequel investir. Cependant, tous les influenceurs ne monétiseront pas leur soutien, celui-ci, une fois affiché publiquement, risquant de leur faire perdre en popularité.

Dès lors, l’enjeu est de taille pour les acteurs politiques : il faut soit créer des influenceurs, – valoriser des personnes ou espérer que des militants s’approprient un réseau social et ses codes pour qu’en découle un contenu inédit –, soit engager des personnes disposant d’une audience conséquente et d’une influence, – des prescripteurs d’opinion et de comportement 2.0 –, pour qu’ils rendent public leur soutien à une personnalité, à un mouvement.

« En revanche, M. Trump n’est apprécié que de 33 % des 18 à 34 ans, selon le sondage The Wall Street Journal/NBC, et les candidats démocrates ont accordé une attention particulière aux jeunes électeurs cette fois-ci, soutenant des propositions comme l’annulation de la dette des étudiants. Mais la génération d’électeurs qui croît le plus rapidement n’est pas celle des millennials, mais celle des séniors. Selon le Pew Research Center, les électeurs de plus de 65 ans devraient représenter près d’un quart de l’électorat en 2020, soit la proportion la plus élevée depuis 1970 » explique Michelle Hackman dans un article sur le vote des seniors et Donald Trump publié dans l’Opinion.

Aussi, toucher les plus jeunes permet d’activer un vote, de sécuriser un vote ou encore de sensibiliser des personnes qui seront les actifs de demain et les seniors d’après-demain.

Novatrices, incomprises ou dérisoires pour le moment, ces nouvelles plateformes constituent néanmoins des espaces qui vont se normaliser voire occuper une place centrale dans les scrutins à venir. À l’état d’ébauche, de tâtonnement pour l’heure, il incombe à celles et ceux qui s’emparent de ces réseaux d’en définir les règles puis d’en adapter les codes à des types de discours politiques, à des programmes, et à des cibles.

Dans un article du 13 février 2020, Taylor Lorenz explique que Bloomberg avait par exemple fait appel a Meme 2020, une boîte qui rassemble les personnes détenant des comptes influents. Voici la liste des comptes associés à Meme 2020 : @MyTherapistSays (5,6 millions d’abonnés), @WhitePeopleHumor (2,6 millions d’abonnés), @KaleSalad (4 millions d’abonnés), @Sonny5ideUp (1,4 million d’abonnés)…

« Si Michael Bloomberg, 77 ans, a cité la semaine dernière sur Instagram 50 Cent dans le légendaire tube How We Do, ce n’est pas par passion soudaine pour le rap. L’ancien maire de New York, qui pèse plus de 60 milliards de dollars selon Forbes, a accéléré sa campagne de publicité en ligne, à quelques semaines des élections du Super Tuesday (3 mars). En plus des 340 millions de dollars dépensés en trois mois, le candidat démocrate s’est rapproché de Meme 2020, une société créée par des influenceurs sur Instagram » détaillait Thomas Liabot dans un article publié dans le JDD.

L’audience derrière eux est forte de 60 millions de personnes comme l’indique Taylor Lorenz. Au mois de février, un article paru dans The Daily Beast indiquait par ailleurs que Bloomberg offrait 150 dollars à des internautes pour produire un contenu inédit à son propos. S’offrir les services de personnes influentes, comme le ferait une marque semble s’intégrer pleinement dans les budgets de campagne de certains candidats. Ce choix marque un peu plus l’écart entre les candidats de l’establishment, celles et ceux qui peuvent se permettre de dépenser des sommes conséquentes dans des postes annexes et non-nécessaires à une campagne, et les autres candidats, les outsiders qui ne peuvent pas engager des influenceurs à mettre leur image en jeu pour leur compte, et qui doivent centrer leurs dépenses de campagne sur des frais plus nécessaires.

“Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.”

« Nous devons toucher tous les aspects de la vie des gens afin d’être omniprésents pour atteindre notre but, déclare Ben Wessel, directeur exécutif de NextGen America. Nous croyons depuis longtemps que l’humour et l’influence sont les moyens pour toucher cette population [plus jeune]. » peut-on lire dans un article rédigé par Emily Glazer dans L’Opinion. La journaliste indique également que « l’équipe de campagne de M. Sanders a travaillé ponctuellement avec des influenceurs qui l’avaient contactée pour diffuser son message auprès de leurs followers sur des plateformes comme YouTube et Twitch, qui appartient à Amazon. Son équipe avait déjà travaillé avec des influenceurs des médias sociaux lors des élections de 2016 ». Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.

Laisser une plateforme, un réseau, à son adversaire, reviendrait à ne pas couvrir un espace géographique, or dans la conquête du pouvoir, il faut être présent partout. Cela ne coûte pas forcément cher, mais il demeure risqué de laisser aux autres un espace en friche. D’autant que, si beaucoup de personnes sur ces réseaux ne sont pas en âge de voter, ils constituent l’électorat de demain.

Un marché mais pas uniquement…

Si certains doivent payer pour cela, d’autres candidats savent s’attirer l’intérêt, la force de travail, et la créativité de certains influenceurs ou de communautés. Cela avait été le cas en France avec Jean-Luc Mélenchon et les utilisateurs de Discord en 2016. Aux États-Unis, certains influenceurs ou célébrités avaient spontanément annoncé leur soutien à la campagne de Bernie Sanders. Bien sûr, le fait d’avoir des contenus inédits par des personnes qui soutiennent et souhaitent mettre en valeur un candidat n’entre bien évidemment pas en contradition avec le fait de payer pour des contenus sollicités à côte.

Les deux exemples cités plus haut éclairent le fait que si l’influence constitue un marché important, les internautes les plus créatifs et les plus jeunes sont enclins à afficher et à créer pour des candidats en rupture avec l’ordre établi, de gauche notamment. L’hypothèse est celle de la concordance de ces programmes avec les préoccupations des plus jeunes électeurs (pour rappel en 2017, 27% des 18-24 ans avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon, de même pendant les primaires d’investiture, les 18-29 ans avaient plébiscité Bernie Sanders).

On a là un cercle vertueux et une forme d’adéquation qui se dessine : pour communiquer sur internet, quoi de mieux qu’une personne rompue aux codes des réseaux, à leurs nuances, et qui appartient directement au groupe auquel il veut parler ? Les communicants et experts de la communication n’ont qu’à bien se tenir.

Que disent concrètement les influenceurs ?

Cette matrice permet  de saisir le  positionnement politique approximatif et le poids sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’influenceurs. Pour les stars, il est difficile d’objectiver un nombre d’abonnés, leur influence étant finalement antérieure et indépendante de leur existence sur les réseaux sociaux. Leurs prises de position sont parfois publicisées dans des contenus en ligne (cela avait été le cas avec Les Strokes ou Emily Ratajkowski, qui avaient affiché leur soutien à Bernie Sanders), mais peuvent aussi l’être dans la presse ou juste être connus et inscrits dans les esprits. L’appartenance à la scientologie de Tom Cruise est à titre d’exemple connue de nombre de personnes qui ne sont pas forcément présentes sur les réseaux sociaux.

https://www.instagram.com/p/B7HKToihoS9/

TikTok, Instagram, à quelle plateforme se vouer, avec quelle personne communiquer ?

TikTok permet pour l’heure des contenus politiques innovants, originaux, et qui sont surtout le fait de militants pour les contenus les plus viraux. Alexandria Ocasio-Cortez reste une adepte des stories Instagram quand Donald Trump utilise abondamment Twitter. Les contenus les plus intéressants sont ceux des militants. Se promener sur les hashtags #Bernie2020 ou encore #Trump2020 sur TikTok permet d’appréhender la créativité des utilisateurs. Une chose est au préalable à noter : ces hashtags sont également des espaces de lutte. #Trump2020, est en ce sens totalement approprié par des utilisateurs de gauche ; ils produisent des contenus se moquant de Donald Trump et font passer leurs vidéos sur les canaux des militants républicains.

https://www.tiktok.com/@girlwithamicrophone_/video/6871415092378963205?_d=secCgsIARCbDRgBIAMoARI%2BCjwfUWHGsATWGVxS7FDM3UvJCcyVi67Kihyui3mdngbgzUwiyJn6bANy4Epo1AO%2F3KoAOybmn5QKKNbuE4oaAA%3D%3D&language=fr&preview_pb=0&sec_user_id=MS4wLjABAAAAo1PwJNGjidTKZe7M1sH4b0O_0RoRAkh_hJnAT33SndJfujalnFH8Mbic2VZLjl5v&share_app_name=musically&share_item_id=6871415092378963205&share_link_id=11798ba3-413e-4ded-9b76-84965b34e905×tamp=1602532608&u_code=dbibee68j45kma&user_id=6811166175419876357&utm_campaign=client_share&utm_medium=android&utm_source=copy&source=h5_m

C’est par exemple le cas de cette vidéo, aimée 4,8 millions de fois au 13 octobre 2020. Il s’agit de la vidéo qui a obtenu le meilleur score sur le hashtag de soutien au président sortant. Son contenu est pourtant critique (« fuck Donald Trump »). Du côté des réels soutiens, Bernies Sanders avait partagé la vidéo de just_a_weird_lemon (34 900 abonnés au 13 octobre 2020). La vidéo reprend les codes du réseau : un travail de montage, une musique, des textes pour quelque chose à même de facilement devenir viral.

Les profils assument pour beaucoup être des profils militants, c’est par exemple le cas de @kristensoulina, jeune militante politique qui met en scène son militantisme ; le poids de la dette étudiante, pourquoi préférer Bernie Sanders : elle aborde avec de courtes vidéos beaucoup de ces sujets. Une stratégie beaucoup plus efficace pour toucher ses pairs que de longues publications Facebook. Comment ?

Le fait de s’approprier les codes de l’application et de créer des contenus qui deviennent viraux (c’est-à-dire faire en sorte que sa vidéo s’inscrive dans une tendance) permet de légèrement dépasser les effets de bulle, particulièrement difficiles sinon impossibles à dépasser avec la plupart des réseaux sociaux. En effet, sur TikTok, contrairement aux autres plateformes, on peut non seulement suivre des personnes mais le fil de publications est avant tout constitué de publications semblables à celles qu’on regarde. On peut ainsi suivre des profils de militants politiques, mais si on surfe sur des hashtags avec des vidéos de cuisine, notre feed sera composé de contenus militants et de vidéos de cuisine.

Instagram est davantage saturé que ne l’est TikTok, qui pour le moment permet encore à de nouvelles personnes de s’imposer et d’accéder à la notoriété. Les personnes qui ont acquis une popularité avec leur compte Instagram ont souvent pu le faire lorsque le réseau était embryonnaire. C’est par exemple le cas de Chiara Ferragni qui s’était approprié le réseau très tôt pour devenir la blogueuse la plus influente, selon Forbes. Instagram est aujourd’hui beaucoup plus standardisé et bloqué que les plateformes plus récentes, de même que la communication politique est désormais extrêmement codifiée et sera plus difficilement un espace d’innovation.

https://www.instagram.com/p/B4cbuEHAVrV/

De plus, si l’âge des utilisateurs d’une plateforme augmente avec le temps, cela implique également une forme de limitation et d’adaptation des contenus. On imagine difficilement certaines tendances sur TikTok toucher des trentenaires ou même des jeunes actifs. Aussi, une plateforme peut être un moyen de toucher des niches et des segments particuliers, en adaptant la manière dont on communique et les contenus qu’on publie pour intéresser les gens. En 2019, Hootsuite affichait les données suivantes concernant l’âge et le genre des utilisateurs de la plateforme : 43% des femmes détiennent un compte Instagram aux Etats-Unis, contre un tiers des hommes.

Par ailleurs, la tranche d’âge la plus importante est celle des 25-34 ans, puis des utilisateurs plus jeunes. Regardez ce que publient ces tranches d’âge et vous pourrez deviner (avec des modulations géographiques) à quoi peut ressembler une publication d’un influenceur à laquelle on peut s’identifier à des âges comparables. Par exemple, lorsqu’elle veut inciter à aller voter, la micro-influenceuse Kaelin Armstrong Dunn dont on voit une publication ci-dessus intègre une photo à son feed : il s’agit d’une photo chez elle, avec un de ses cinq enfants. Une photographie simple, qui ressemble à un selfie de mère de famille avec son bébé. L’identification est facile et elle s’intègre à des publications sur la vie d’une mère de famille.

Si la palette de réseaux sociaux accessible aux candidats s’accroît perpétuellement, les choix de communication qui sont faits sont cruciaux : ce n’est pas parce qu’une nouvelle plateforme existe qu’il faut s’en emparer et dupliquer des contenus qui pourraient exister ailleurs. Cela implique également de faire des choix concernant les stratégies d’influence : Payer des influenceurs ? Ne pas payer ? Faire émerger des soutiens en les valorisant ? L’une des pistes les plus sûres est celle de l’autonomie de micro-influenceurs, sur TikTok notamment. Disposant d’une base et correspondant parfaitement au profil-type de l’utilisateur, ils produisent des contenus à destination de leurs pairs sans risquer de perdre en popularité.

 

Coronavirus et « fake news » : la faute de l’industrie pharmaceutique ?

Fake News

Depuis plusieurs jours maintenant, le volume de posts sur les réseaux sociaux augmente. Coronavirus, Covid-19 (et toutes ses variantes d’écriture) ou encore les hashtags liés au confinement pour ne citer qu’eux ne quittent plus les tendances. Ce désir de partager des éléments de vie ou de s’informer touche beaucoup de gens à l’heure des réseaux sociaux. Avec ce maintien d’un lien social re-configuré vient également la propagation de rumeurs. Comment expliquer leur prolifération ?


À chaque jour, sa fausse information plus ou moins virale. Combien de posts avec des messages émanant de sources secrètes de ministères n’a-t-on pas vu défiler ? Sans relativiser les mesures prises, la viralité des contenus où on voyait des véhicules militaires passer dans les rues a également accaparé l’attention des personnes en télétravail et plus largement de celles et ceux confinés dans leur domicile. En quelques heures, WhatsApp a ainsi pris la place des jadis très à la mode chaînes de mail ou chaînes SMS. Entre les fausses informations et la place des réseaux sociaux pour s’informer concernant l’épidémie, un tour d’horizon du statut de ces derniers semble nécessaire.

L’agence officielle Maghreb Presse a même fait le choix de poursuivre celles et ceux qui partageraient de fausses informations sur les réseaux sociaux en conséquence de la diffusion d’informations concernant la propagation du Coronavirus au Maroc.

En France, des articles qui tendent à recenser les sources « fiables » ont fleuri. France Inter rappelle ainsi dans un article que le site du gouvernement, celui de l’OMS, de Santé publique ou encore les numéros verts constituent des sources fiables. Des sources qu’on oublierait presque à l’heure des chaînes d’information en continu, des flux en continu de publications et d’une défiance forte vis-à-vis des canaux classiques. Ces sites relégitiment les informations officielles qui tendent à être noyées sous le flot d’informations.

Souvent liées à la sphère politique, les fausses informations touchent également le domaine de la médecine. Ce secteur qu’on pourrait penser épargné puisqu’il est le domaine de spécialistes n’échappe cependant pas aux théories étonnantes, à l’inflation de publications où chacun s’improvise expert et estime que sa voix doit être entendue. Comment expliquer cela ?

Des sources d’information multiples : qui produit le discours ?

Sur Telegram, les chaînes d’information – avec une information descendante – et les conversations plus classiques concernant le Coronavirus ont fleuri. Certaines publient plusieurs dizaines de messages par jour. Encore une fois, il est difficile de tracer et de sourcer les informations qui y figurent. Cependant, certaines comptent plusieurs milliers d’abonnés. Si cela est dérisoire à l’échelle de l’ensemble de la population française, cela peut donner naissance à la propagation rapide d’informations sans pour autant savoir qui émet l’information et si elle est fiable.

 

Capture d'écran de telegram

Ces flux extrêmement intenses ne permettent pas le tri et la hiérarchisation, ce qui aboutit par ailleurs à un traitement partiel de la situation et plus largement à une mauvaise information. Celui qui reçoit les notifications se trouve perpétuellement stimulé et n’a pas le temps de prendre du recul. La boucle Coronavirus Info Live regroupe par exemple près de 38 000 personnes au 28 mars 2020 et a pour description : « Infos en direct piochées dans la presse internationale et les réseaux sociaux; parfois confidentiellement rapportées via mes sources ». Avec les partages vers d’autres boucles, certaines informations sont vues plus de 45 000 fois, sans pour autant qu’on sache qui est à l’origine de la boucle et en acceptant de renoncer à sourcer certaines informations au profit de l’accès à des informations supposées « confidentielles ».

A contrario, certains utilisateurs et adeptes de ces boucles consacrent une attention particulière à sourcer leurs informations, les prouver et optent pour des formules plus classiques de revue de presse. Il s’agit certes d’un partage plus lent de l’information, qui implique par exemple de renoncer à communiquer le nombre de personnes infectées en temps réel, mais cela vaut sans doute mieux.

Bruno Bensaid, à l’origine de la boucle Telegram infos Coronavirus COVID-19 indique ainsi qu’il a restreint l’accès à la boucle en voyant que des trolls postaient dessus. Concernant le contrôle des informations, il explique qu’il « contrôle tout ». « Je ne suis pas sur la boucle tout le temps mais je lis tout et c’est moi qui contribue le plus en termes d’articles. Je fais beaucoup de curation et lis et valide 95% des articles que je publie. Pour les 5% restants, c’est que je n’ai pas pu les lire en entier. Ce sont des articles payants auxquels je ne peux accéder. J’essaie de me débrouiller pour sourcer les versions complètes de ces articles quand je peux. Je contribue aussi par des billets d’humeur pour aider mon audience à prendre du recul et se faire une opinion, et interpréter les articles comme il faut, et expliquer pourquoi je les ai choisis ». Il confie être « assez confiant, réaliste et fiable dans la teneur des articles et des chiffres ».

Aussi, s’il n’est pas possible d’être à l’abri des fausses informations, notamment du fait des flux continus d’information, les créateurs de boucles ou de canaux semblent essayer de penser des garde-fous. Sans garantir la véracité des informations, un usager attentif peut séparer les boucles gangrenées par des utilisateurs malveillants des autres.

Ainsi, le désir d’accès à l’information de manière de plus en plus soutenue conduit à accorder sa confiance à des individus ou à des groupes qui n’ont aucune autre légitimité que le nombre de personnes qui les suivent et qui leur confère une forme d’autorité sur un canal d’information spécifique.

Carte des complots, Conspiracy Watch

Le 23 mars, le site Conspiracy Watch a mis en ligne la carte de la théorie des complots sur le coronavirus. Bien que ce site ait donné lieu à plusieurs polémiques, le document participatif produit à propos du coronavirus est extrêmement intéressant. Cette carte alimentée par les internautes se fonde sur plusieurs catégories allant des déclarations officielles aux médias conspirationnistes ou encore aux publications sur les réseaux sociaux. Prenons le temps de nous intéresser à quelques exemples : dans plusieurs pays, le coronavirus est suspecté par des proches des dirigeants – quand il ne s’agit de ces derniers –  d’être une création des États-Unis. C’est par exemple le cas en Chine avec la déclaration de Zhao Lijian ou encore aux Philippines de Vicente « Tito » Sotto III.

La trajectoire de ces théories est intéressante puisqu’elles n’émanent pas nécessairement des réseaux sociaux mais parfois de figures d’autorité qu’elles soient religieuses ou politiques. Ainsi, dans une vidéo notamment diffusée sur le site Egalité et Réconciliation, Thierry Casanovas recommande le jeûne pour « survivre » au coronavirus. Conspiracy Watch rapporte également le cas de Leonard Wilczyński, un prêtre de l’église Saint-Archange-Michaël de Wrocław qui a expliqué que l’épidémie était une punition vitale pour celles et ceux qui vivent dans le pêché (allant des homosexuels aux défenseurs de l’avortement). Aussi, certaines théories lorsqu’elles sont le fait de figures d’autorité (peu importe le canal de diffusion qu’elles emploient) viennent soutenir une vision du monde et se font prescriptrices de pratiques au détriment de tout fondement scientifique.

Capture d'écran, publication de Cat AntonioSi les théories précédemment mentionnées émanent de personnes qui disposent d’une forme d’autorité dans la vie réelle, ce n’est pas le cas des rumeurs produites sur les réseaux sociaux. Encore une fois, le travail participatif de Conspiracy Watch permet de relever des cas intéressants, comme ce tweet très relayé avec plus de 1300 likes qui reprend l’imagerie antisémite de l’empoisonneur pour expliquer la propagation de l’épidémie. Un utilisateur de Facebook, se servant du réseau social sous le pseudo de Cat Antonio a été partagé 96 000 fois en vingt heures. Dans cette vidéo, il accuse l’Institut Pasteur et l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn d’être à l’origine de l’épidémie. L’Institut Pasteur a depuis porté plainte.

Les réseaux sociaux reconfigurent la définition des leaders d’opinion et de toutes celles et ceux qui peuvent se faire prescripteurs. Ce ne sont pas les diplômes, la place occupée dans la société, les cercles auxquels on appartient qui viennent conditionner la légitimité et la viralité des contenus partagés ; si on fait ici exception des personnes qui bénéficient déjà d’une forme d’audience dans la vie réelle.

Comment qualifier cette information ?

Rumeur, infox ? Comment qualifier dès lors ce qu’on voit fleurir sur les médias sociaux et sur Internet, de la presse aux réseaux ? Des fausses informations, de la désinformation ? Dans le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Stéphane François indique que le terme « peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse.

Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : « la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information ».

Pour revenir à la genèse de ce qu’est Internet, Noémie Schneider écrit dans son mémoire que « le web est certes un système documentaire, mais c’est aussi un espace social, dans lequel des liens se créent entre différentes personnes, structures, communautés ». Elle étaye ainsi ce qu’Huberman nomme e-cosystem : « Internet est un écosystème complexe dans lequel il est possible d’observer certaines régularités, certains mécanismes semblant obéir à des lois » (Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi).

Internet reconfigure le rapport à la désinformation, dans le sens où le fait de classer une information comme élément ou non de désinformation implique de penser des réseaux et de remonter à l’émetteur de l’information. Pourquoi publier une fausse information, non sourcée et donner lieu à de la viralité ?

Le volume croissant des publications sur les réseaux sociaux veut dire quelque chose et participe d’une mise en lumière de celui qui poste par le biais de la « construction d’un moi numérique » (Bernard Harcourt, La société d’exposition). Vous avez l’impression que votre fil d’actualité tant sur Facebook ou Twitter est saturé de posts ? Que les stories Instagram sont interminables ? Que les stories Facebook deviennent acceptables ? C’est normal.

Avec le confinement, la subjectivité de l’être humain est mise à mal. Dans La Société d’Exposition, Bernard Harcourt explique que la mise en scène de soi est reconfigurée par les réseaux sociaux et que les likes et retweets occupent une place importante dans l’image que les usagers des réseaux sociaux ont d’eux-mêmes. Le volume croissant de publications est ainsi tant un moyen de tromper l’ennui que de se mettre en scène et de se dire qu’on continue à exister dans l’esprit des pairs confinés. Aussi, malgré une vie sociale au ralenti, une activité globale diminuée, les réseaux sociaux demeurent un lieu à (sur)investir en ces temps de confinement tant pour s’occuper que pour soi.

Cependant, le contenu qui vient désinformer n’a pas toujours pour effet de récompenser socialement celui qui est le premier à la poster. Au contraire, avec la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou loi Avia, le fait de poster sciemment de fausses informations expose à des sanctions. Cependant, ce texte dont la finalité peut sembler louable n’est pas exempt de problèmes cruciaux qui mettent en jeu la liberté d’expression : qui peut définir ce qu’est une infox ? Quand les membres de La République en Marche discréditent des informations au motif qu’elles seraient fausses, cela pose un problème démocratique crucial sans régler le souci des faux contenus et des théories qui foisonnent. En traitant les commentaires des internautes, en les classant selon deux catégories, le gouvernement fait fausse route et ne fait qu’illustrer une fois de plus par ses lois un régime qui se roidit.

Les réseaux sociaux ont cela d’intéressant qu’ils mettent en lumière le désir d’une information et d’une communication rapide tout en créant les conditions d’un dévoiement des aspects bénéfiques, démocratiques de la viralité.

Des fausses informations et théories qui touchent une sphère pourtant terrain des « spécialistes »

Le problème général de la confiance accordée à la parole officielle n’est pas nouveau, et puise ses racines dans l’existence de mensonges avérés et parfois mortels, répandus par certains responsables politiques et institutionnels tels la déclaration de Colin Powell sur les armes chimiques justifiant l’invasion américaine de l’Irak. Depuis la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, les manifestations n’en sont que de plus en plus nombreuses et l’accès aux réseaux sociaux ne fait que fluidifier la circulation de ces informations. Les scandales médicaux à répétition n’ont fait qu’étendre la sphère du discrédit au monde médical : l’affaire du sang contaminé, l’affaire du Mediator, la pilule Diane 35 ou encore celle de l’hormone de croissance comptent parmi les plus grandes affaires de ces dernières décennies. Ces affaires ont cela d’intéressant qu’elles peuvent être liées à des intérêts privés, qui font de la santé un nouveau terreau d’épanouissement pour la quête du profit. Les citoyens constatent ainsi régulièrement les agissements criminels de responsables pourtant garants de l’intérêt général, au bénéfice d’une minorité fortunée. La défiance s’installe ici sur des bases légitimes, qui doivent être considérées comme sérieuses, afin de couper l’herbe sous le pied aux complotistes de tout bord, avides de notoriété, agents d’influence étrangère, ou escrocs des écosystèmes numériques.

Les scandales sanitaires à répétition et cette confiscation de la décision publique par le privé ont fait progressivement passer les acteurs de la santé du statut de personnes légitimes, prescriptrices de comportements à des personnes discréditées et soupçonnées de corruption. Cette compromission d’un secteur qui devrait cependant répondre à des logiques scientifiques ont ouvert la porte à des personnes qui cherchent à recréer une cohérence et à diffuser de l’information dans un monde pensé comme volontairement opaque.

Sans excuser celles et ceux qui diffusent sciemment des fausses informations, la porosité et l’intérêt des personnes qui y sont réceptives est également le fait des personnes qui, des décennies durant, ont œuvré au rapprochement des intérêts publics et privés. Le discrédit de la sphère médicale et plus encore, de la scientificité sur laquelle elle repose – il ne s’agit pas ici du personnel médical mais des experts ou de personnes qui sont audibles dans la sphère publique – est similaire à la défiance vis-à-vis du politique.

Aussi, la meilleure solution pour lutter contre les fausses informations et théories du complot est de traiter ses causes. Cela passe très concrètement par la nécessité d’extraire la santé des logiques de profit et de la réintégrer au commun. C’est en décorrélant les objectifs de santé publique de la rentabilité, en redonnant davantage de place à l’État, tant dans la recherche que dans la production, que la confiance des citoyens dans la sphère publique sera restaurée.

Pour aller plus loin :

Huberman, B.A. The laws of the web, patterns in the ecology of information, Boston, MIT Press, 2003, 115 p.

Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi. Résilience et écosysteme internet. The Second World Congress on Resilience: From Person to Society, Serban Ionescu, May 2014, Timisoara, Roumanie.

Les nouvelles têtes de la politique

Trump et Louis XIV

Qu’aurait dit Michel Foucault de la communication politique sur les réseaux sociaux ? Qu’est devenu le fameux “corps du roi”? Du profil sur la pièce de monnaie au “profil” des réseaux sociaux, la “tête” du politique a changé. Loin de rendre les politiques plus proches et accessibles par leurs vagues de tweets quotidiens, le numérique les a désincarnés, sans les rendre moins caricaturaux.


« Les têtes de la politique » : du corps du roi au corps du politique

Dans un article intitulé « Les têtes de la politique » publié dans En attendant le grand soir, Michel Foucault analysait l’évolution de l’apparition du souverain et du politique dans l’espace public.

Selon lui, le « corps du roi » s’incarnait dans des signes : sceptre, couronne, profil sur une pièce de monnaie : « Les souverains n’avaient pas de visage. Un roi pouvait courir les routes, se déguiser en cocher et souper à l’auberge. Nul ne le reconnaissait, sauf au hasard d’un écu dans le creux d’une main ». Toutes les « têtes » du roi avaient le même « visage », celui de la monarchie.

Au corps du roi, unique, s’est opposée ensuite la « foule des figures politiques » post-révolutionnaires qui étaient constituées d’un corps différent. « La souveraineté [ancienne] fonctionnait au signe, à la marque creusée sur le métal, sur la pierre ou la cire ; le corps du roi se gravait. La politique elle, fonctionne à l’expression : bouche molle ou dure, nez arrogant, vulgaire, obscène, front déplumé et buté, les visages qu’elles émet montrent, révèlent, trahissent ou cachent. Elle marche à la laideur et à la mise à nu». La présence de l’homme politique passe alors par les multiples moyens de communication : les journaux, la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux.

Dans le domaine de la communication, comment le numérique a-t-il donc façonné de « nouvelles têtes de la politique » ? Alors que la représentation des dirigeants était passée jusque-là par le média journalistique (caricatures, portraits-charges), elle est de nos jours infléchie considérablement par la révolution numérique qui ouvre de nouveaux modes de présence aux hommes d’état. Où est passé le « corps du politique » à l’ère de Twitter et Facebook ?

La nouvelle tête désincarnée du politique

Le numérique désincarne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’hégémonie supposée du visuel dans nos sociétés actuelles, le numérique ne passe pas seulement par l’image. Du profil de la pièce de monnaie, on est passés au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise, remplacent la figure et le visage. La fabrique de la « nouvelle tête des politiques » passe non seulement par les supports photos et vidéos, mais également par les tweets et autres discussions Facebook, c’est-à-dire de courts messages textuels.

C’est pour cette raison que le compte Twitter de Donald Trump, par exemple, a quelque chose d’étrangement désincarné. Le président américain tweete en moyenne 15 fois par jour, soit près de 5500 fois par an. Sa « page » n’est pas un profil figé de visage, elle agrémente tout un arsenal de hashtags répétitifs : de #MakeAmericaGreatAgain (#MAGA) à #StandForOurAnthem, en passant par l’incontournable #FakeNews, Trump produit une « tête » à slogans et non plus un corps de signes institutionnels. La représentativité socio-numérique s’assimile aujourd’hui davantage à la tweetosphère qu’aux grands discours de l’histoire politique de nos pays. La « tête » du politique n’est plus statufiée dans un profil de pièce ; elle est production d’une identité kaléidoscopique de messages succincts postés sur le net. Avant, la « tête » du dirigeant passait par des images et des discours historiques prononcés devant la télévision ou à la radio. Désormais, la « tête » du politique est davantage une présence sans cesse actualisée de brefs messages déliés.

Du profil de la pièce de monnaie, on est passé au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise remplacent la figure et le visage.

Le faciès de l’homme d’état est donc moins visuelle que narrative : c’est un soi qui s’exprime et se raconte sur un mur. Ainsi Donald Trump raconte-il récemment son histoire de président américain pseudo-pacifiste en quelques lignes à propos du cessez-le-feu conclu entre la Turquie et les Kurdes : « C’est un grand jour pour notre civilisation. Je suis fier que les États-Unis me suivent dans ce chemin nécessaire, mais quelque peu non conventionnel. On a tenté de le faire depuis des années. Des millions de vies seront sauvées. » Et l’on se comporte comme s’il fallait chercher notre destin de peuple au fond de ces messages, de même qu’on croyait trouver la quintessence de notre identité politique dans les grands discours des politiques d’autrefois.

Quand le politique revendique sa propre caricature

De même que les journaux du 19e siècle avaient transformé le symbole du corps du roi en « laideur », comme le disait Foucault, le numérique favorise une dimension caricaturale du politique : Salvini s’adressant à ses followers au format selfie mal cadré, s’enlaidit volontairement ou du moins ne cherche pas à se présenter sous son meilleur jour, probablement en vue de l’authenticité de sa communication. Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image, dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision. Le président américain n’a rien du grand et imposant président Lincoln ou du beau Kennedy, de ce corps et de cette voix qu’on écoutait dans le fameux discours de 1962 sur le défi de la conquête spatiale pour la puissance américaine. Outre la brièveté et le caractère hétéroclite de ses messages, la caricature chez Trump passe par des slogans répétés sans relâche : « Make America great again », pour n’en prendre qu’un seul. Trump se double ainsi d’une effigie tonitruante, d’une caricature de lui-même. Il n’a par ailleurs jamais changé sa photo de profil, ce qui montre bien que l’essentiel de sa communication réside non pas dans l’image mais dans le post continuel de messages.

Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision.

Le « profil » numérisé des dirigeants, de nos jours, aurait sans doute inspiré beaucoup de nouvelles pensées à Foucault. L’analyse des « nouvelles têtes de la politique » ne peut faire l’économie d’un passage dans la tweetosphère politique : du profil-esquisse du roi sur une pièce de monnaie à l’image caricaturale des politiques post-révolutionnaires, de la gravité immobile du portrait au réalisme de la laideur caricaturale, on avait déjà fait un pas. Mais le web des identités numériques nous donne actuellement à voir une tout autre sorte de « profil » : celui d’informations, de messages succincts et de slogans. La nouvelle tête de l’homme d’état est la synthèse presque hégélienne des deux précédentes : un profil institutionnel constitué de signes et de symboles comme sous la monarchie et une caricature qui rappelle les figures du XIXe siècle. Or aujourd’hui, la caricature est alimentée par le politique lui-même et la farce s’invite dans le portrait institutionnel.

 

 

Comment Internet est devenu un espace politique en dispute

https://www.maxpixel.net/Network-Digital-Internet-Data-Technology-Matrix-3407252
Network Digital Internet Data Technology Matrix

Durant cette dernière seconde, alors que vous avez à peine terminé la première ligne de cet article, 8174 tweets et 8500 commentaires sur Facebook ont déjà été postés, 69 191 recherches sur Google et 3 333 appels sur Skype ont déjà été réalisés, 75 304 vidéos sur YouTube ont été visionnées et 2 723 944 e-mails ont été envoyés. Voilà le cadre de l’Internet d’aujourd’hui, qui en plus d’offrir à l’esprit humain des activités cognitives infinies, se déploie également vers un potentiel inégalé d’accumulation de profit et de pouvoir. Par Florence Poznanski, politologue et directrice du bureau Brésil d’Internet sans Frontières.


Ainsi, en 2017, Google a réalisé un chiffre d’affaires de 110,9 milliards de dollars, em augmentation de 23% par rapport à 2016. Soit l’équivalent du PIB du Koweït (120 mds de dollars) et plus que l’Équateur (102), l’Ukraine (109) ou le Luxembourg (62) (données FMI, 2017), mais avec un taux de croissance qui ferait rougir n’importe quel pays de la planète.

De son côté, Amazon, l’entreprise de commerce et de services en ligne, a atteint début septembre 2018 une valeur de marché d’un trillion de dollars (valeur boursière), devenant ainsi la deuxième entreprise de l’histoire à atteindre ce jalon. Deuxième après… Apple, qui a battu ce record un mois plus tôt. Plus que n’importe quelle compagnie pétrolière, qui jusque-là caracolaient en tête du palmarès boursier.

Selon l’ONU et Frank La Rue, son rapporteur spécial sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression, Internet est un outil indispensable pour réaliser un ensemble de droits fondamentaux, combattre les inégalités et accélérer le développement et le progrès humain. Mais aujourd’hui, seulement 55% de la population mondiale a accès à Internet et 84 % des pays n’ont pas de législation adéquate pour protéger les données personnelles des citoyens.

De ce fait, Internet n’est pas seulement un outil fantastique pour accéder à la connaissance, s’exprimer, effectuer des activités quotidiennes d’achats, de loisirs, ou de gestion administrative, il n’est pas non plus seulement un espace de participation sociale et politique, d’organisation de réseaux, de création d’entreprises et d’initiatives innovantes. Internet est bel et bien un espace de pouvoir en dispute.

Un espace qui englobe toutes les politiques publiques réglementées au niveau des États, un espace contrôlé principalement par des multinationales des télécommunications et des technologies de l’information (TIC), dont les stratégies commerciales affectent constamment la vie collective. Un espace où la collectivité mondiale ne participe ni ne délibère sur les décisions à prendre. En fait, un espace pratiquement antidémocratique. Mais un espace de pouvoir en expansion constante qui s’inscrit dans une nouvelle phase du capitalisme dont la caractéristique est le transfert de compétences historiquement assumées par les États à des multinationales privées agissant “en faveur de l’intérêt public”.

Cela s’explique par le fait que depuis les premiers pas d’Internet, lorsque sa commercialisation a commencé dans les années 90, les processus d’harmonisation des normes techniques, des protocoles logiques et de ses principes normatifs ont été pilotés par des acteurs techniques, issus du monde des télécommunications et de l’informatique. Là, l’influence du secteur privé prédomine ce qui engendre un certain manque de transparence dans les prises de décision et une absence de représentation du secteur public et de participation sociale[1]. Il faut souligner aussi que les années 90 correspondent à la période des ajustements structurels, des grandes phases de privatisation, ce qui explique aussi pourquoi les États ont mis tant de temps à saisir l’enjeu stratégique de la commercialisation d’Internet.

Cela a permis l’expansion fulgurante de ce que l’on appelle les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), “le nouveau G20 du monde”, dans un vaste vide réglementaire sur lequel les institutions internationales et étatiques cherchent à rattraper près de deux décennies de retard depuis le début des années 2000[2].

 

Le capitalisme de surveillance : le contrôle comme moyen et fin de l’accumulation du capital

Ce pouvoir croissant et de plus en plus concentré des multinationales des TIC, et leur impact sur le comportement des sociétés, a été appréhendé par différents chercheurs à travers les concepts de “société de la surveillance” ou de “capitalisme de surveillance”. Selon le sociologue canadien David Murakami Wood, “dans la société de contrôle contemporaine, la surveillance sert à faciliter le fonctionnement du néolibéralisme en naturalisant le global comme échelle d’action”.

Dans le format de la société disciplinaire de Foucault, le contrôle s’exerçait dans différents espaces autour du travail : l’usine, le bureau, l’école, les moyens de transports. En se débarrassant de la restriction spatiale, la société de surveillance généralise le contrôle en tout lieu et à toute heure, se transformant ainsi en un modèle de gestion du capitalisme, comme le rappelle la chercheuse Shoshana Zuboff. La surveillance fait partie du processus d’accumulation du capital des industries de l’information, de la collecte et du traitement des données. Dans cette logique, toutes les données sont intéressantes, quel que soit le sujet, afin d’alimenter les algorithmes et les machines d’intelligence artificielle qui cherchent à modéliser le comportement humain, à profiter d’une diffusion publicitaire toujours plus ciblée, et ainsi à assurer un contrôle permanent.

Dans ce scénario, il est possible de faire un parallèle avec les notions marxistes de travail et de plus-value. Un travail qui, dans le modèle global de la société de la surveillance, devient gratuit et ne nécessite plus de rémunération. Nous produisons des données en ligne à tout moment de la journée pour répondre à tous nos besoins. Mais les bénéfices produits en plus de la transformation de notre matière première (les données) à partir de notre travail (la disponibilité/extraction des données), ne sont pas redistribués à la collectivité[3]. Nos données sont devenues le carburant nécessaire à l’accumulation du capital qui se nourrit de la transformation de cette matière première dans le but de contrôler et de maintenir sa puissance. La surveillance devient à la fois un moyen (la collecte des données) et une finalité (le maintien de son pouvoir).

La vulnérabilité à ces processus est toujours plus visible dans les pays où la réglementation publique est faible. En d’autres termes, les pays qui ont une tradition de réglementation publique plus forte ont tendance à résister un peu plus à ce processus. Ainsi, l’anthropologue brésilien Rafael Evangelista affirme que : ” Le Sud, avec ses marchés précaires et déréglementés, avec sa population avide de survie et de croissance accélérée vers le futur, est un laboratoire propice pour le capitalisme de surveillance”[4].

Selon lui, même en ayant un accès limité à Internet[5], la dépendance aux plateformes augmente avec le niveau de précarité de l’individu. L’intimité devient un luxe. Les inégalités déjà présentes dans le monde hors ligne se reproduisent et s’accroissent en ligne. Les différences entre être en ligne et hors ligne sont toujours plus faibles, car les comportements assimilés en ligne filtrent en dehors. Ainsi, nous cessons d’être des citoyens pour devenir des utilisateurs, et nous cessons de nous soumettre aux droits et devoirs des lois issues d’un processus démocratique auquel nous avons pu prendre part pour dépendre des visions du monde d’algorithmes dont les codes restent confidentiels.

A l’instar des luttes contre l’agro-business ou l’extraction des matières premières qui empoisonnent notre alimentation et polluent l’environnement ou des luttes contre la précarisation de l’emploi et la casse des services publics, la lutte contre le pouvoir des multinationales des TIC sur le futur d’Internet devient, à une échelle beaucoup plus large, un chantier où il est urgent de se mobiliser en masse. Il s’agit d’un espace politique dans lequel, en raison de l’absence de réglementation étatique et d’interlocuteurs, les citoyens ne se sont pas habitués à participer et se limitent trop souvent au rôle de simple consommateur, préservant ainsi les lucratifs intérêts de ceux qui le contrôlent.

Quand élirons-nous le président de Google ?

Un jour, lors d’un événement international sur Internet, j’ai osé poser cette question en public devant un panel de représentants d’entreprises des TIC. On a pris la peine de me répondre en m’alertant sur  les conséquences néfastes des nationalisations d’entreprises sur le progrès de l’innovation et l’importance de l’initiative privée comme garante de cet équilibre.

On pourra discuter si la nationalisation de Google est ou non un scénario bénéfique et plausible pour le bien-être du monde, mais l’enjeu de cette question était ailleurs. Si le modèle économique des GAFAM a un tel impact sur le fonctionnement de la société mondiale, son comportement, et même ses résultats électoraux, la collectivité ne peut manquer de délibérer et de contrôler ses arbitrages, ce qui implique la construction d’un véritable espace démocratique autour de ce que l’on appelle « la gouvernance d’Internet ».

On ne part pas de zéro. Depuis le début des années 2000 les États et la société civile ont commencé à participer davantage aux débats globaux sur le futur du numérique. Depuis 2005 et le sommet mondial sur la société de l’information qui s’est tenu à Genève, des rencontres annuelles ont commencé à se tenir sous la tutelle des Nations Unies dans le cadre du forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) dont la dernière édition s’est tenue à Paris fin 2018. Il existe aussi des espaces de participation pour la société civile au sein des principales instances de régulation comme la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ou ICANN) ou l’union internationale des télécommunications (UIT), mais qui restent très restreints et consultatifs.

Progressivement des États ont pris le pas en adoptant des normes de régulation importantes pour contenir l’emprise des intérêts économiques des GAFAM sur les libertés des individus. Parmi les conquêtes les plus emblématiques, le règlement européen de protection des données personnelles (RGPD) entré en vigueur en 2018 qui vient compléter une législation européenne déjà robuste, visant à redonner aux usagers le contrôle de leurs données sur la toile. Un règlement qui ne s’applique certes qu’aux services destinés aux citoyens européens, mais qui par ricochet affecte une large partie des fournisseurs de services et d’application dans le monde.

À l’inverse, certaines mesures défendues par les pouvoirs publics tendent à desservir l’intérêt commun en matière numérique. Aux États-Unis, par exemple, la décision fin 2017 de l’agence régulatrice des communications (FCC) de mettre fin à la neutralité du net aura des répercussions mondiales sur le trafic de données. Elle autorise que certains types de services soient accessibles plus rapidement que d’autres et à des tarifs différents, contribuant ainsi à renforcer les monopoles qui détiennent déjà le marché, au dépends de l’innovation.

De même, le phénomène faussement nouveau des fake-news a engagé de nombreux législateurs sur la pente très dangereuse de la régulation des contenus, visant à responsabiliser les intermédiaires (sites, plateformes de réseaux sociaux) des contenus considérés comme inappropriés qui seraient partagés sur leurs réseaux. Le Président Macron, à l’occasion de l’ouverture de l’IGF à Paris fin 2018, défendait ainsi dans son discours sur la confiance dans le cyberespace que les principes universalistes de la liberté d’expression étaient devenus trop laxistes et qu’il fallait assumer et faire la part des choses entre des « gouvernements démocratiques et anti-démocratiques, libéraux ou illibéraux » afin de « faire respecter nos valeurs et nos idéaux ». Un positionnement préoccupant qui ouvre la voie vers une censure incontrôlable du débat public en ligne.

Mais d’autres sujets brûlants d’actualité sont encore loin d’être traités. Des questions telles que la responsabilité sociale des algorithmes, qui font de plus en plus partie de la sphère publique, sont devenues cruciales. Quel niveau de transparence les pouvoirs publics peuvent-ils exiger d’un algorithme, une propriété intellectuelle privée, à partir du moment où ses biais peuvent avoir des effets sociaux antidémocratiques et injustes ?[6]

La liste est encore bien longue et ne fait que s’allonger. Respect de la vie privée, neutralité, liberté d’expression, droits humains, universalisation du savoir, décentralisation de la création artistique, taxation des profits de l’industrie des communications, voilà quelques-uns des enjeux de l’agenda public mondial de l’Internet qu’il faut défendre. Il est temps de se réapproprier Internet et de construire le modèle démocratique et émancipateur dont le peuple a besoin.

Crédits photos : Mathieu Fontaine

[1]Ceux qui désirent explorer ces domaines peuvent consulter le fonctionnement de certains des principaux organismes internationaux de réglementation de l’Internet tels que l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l’ITU (International Telcommunication Union) ou l’IETE (Institution of Electronics and Telecommunication Engineers).

[2]La réflexion sur la nécessité d’une gouvernance mondiale de l’Internet a commencé dans les années 2000, comme le Sommet mondial sur la société de l’information (2005) et la création du Forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) lié au système des Nations Unies, qui se réunit annuellement depuis 2006 mais n’a pas de fonction délibérative.

[3]La faiblesse du cadre juridique d’imposition des bénéfices des multinationales rend cette redistribution encore plus difficile que d’autres services. Alors que le taux normal de la TVA en France est à 20%, Apple a négocié une taxe de 0,005% avec l’Irlande, où se trouve son siège, sur tous ses revenus en Europe.

[4]De même que l’ajustement budgétaire l’était déjà dans les années 1990 après le consensus de Washington.

[5]Au Brésil par exemple seuls 61 % des foyers ont un accès à Internet en 2017.

[6]https://www.bbc.com/mundo/noticias-39883234 voir les cas d’algorithmes utilisés par la justice pour aider le juge dans la définition des peines, avec des biais racistes avérées.

Vincent Glad : « Le rôle de la presse, ce n’est pas seulement d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner »

Particulièrement actif sur Twitter, Vincent Glad a notamment travaillé pour 20minutes.fr et Le Grand Journal. Journaliste à Libération, son approche du mouvement des gilets jaunes fait de lui une personne atypique dans un champ journalistique qui ne lui a rien épargné. Nous sommes revenus sur son parcours et sa perception de l’éthique journalistique.


Le Vent se Lève – Concernant les gilets jaunes, vous êtes très présent sur les réseaux sociaux. Vous avez donc beaucoup réagi et analysé le mouvement. Est-ce que vous pouvez revenir un peu plus en détail sur ce que vous pensez, la manière dont vous percevez le traitement médiatique de ce mouvement social ?

Vincent Glad Je pense que le traitement journalistique a beaucoup manqué d’empathie, de capacité à écouter et à prendre au sérieux les revendications des gilets jaunes. On a trop essayé de plaquer les codes politiques de notre classe sociale — où toute personne doit être classée rigoureusement sur une échelle politique allant de l’extrême-gauche à l’extrême-droite — sur les gilets jaunes qui, eux, ne se reconnaissent pas du tout dans cela. Au départ, pour la presse, le mouvement ne pouvait être que d’extrême-droite, manipulé par des gens plus intelligents qu’eux, c’est-à-dire Marine Le Pen et ses amis.

C’était une forme de théorie du complot. Marine Le Pen n’a rien à voir là dedans, c’est un mouvement grassroots créé par des vrais gens, à partir d’une vraie colère. Un mouvement dans lequel on retrouve des gens d’extrême-droite, mais aussi des gens d’extrême-gauche et surtout beaucoup de gens apartisans.

C’est un mouvement très compliqué, qui échappe totalement aux grilles d’analyses traditionnelles. Selon moi, les gilets jaunes sont dans la droite lignée des mouvements des places du début des années 2010, les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street, qui réunissaient des sociologies très différentes, plus urbaines et plus diplômées. Mais c’était la même logique de collectifs auto-organisés avec des procédures de coordination horizontale.

« Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points. »

Les gilets jaunes ne disent plus « On est contre les 1% » mais « On est contre Macron ». Ce simple mot d’ordre « Macron démission ! » permet d’agréger beaucoup de gens ensemble qui ne pensent pas forcément la même chose. C’est faire du collectif avec des idées politiques antagonistes, en mêlant une diversité d’idées.

Il est frappant de voir que le mouvement des gilets jaunes, qui a débuté sur la question des prix du carburant, a abouti à une revendication majeure qui écrase toutes les autres, à savoir le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). À force de délibération sur les groupes Facebook et sur les rond-points, les gilets jaunes sont arrivés à la même conclusion que les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street : le problème, c’est la démocratie représentative. Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points.

Les journalistes et les politiques ont eu du mal à comprendre cela au départ, alors que tout était exprimé clairement sur Facebook. Dans un mouvement social normal, on n’a pas accès aux réunions stratégiques de la CGT ou de la CFDT. Avec les gilets jaunes, tout est exprimé de manière claire sur Facebook, dans les Facebook Live d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle et surtout dans les millions de commentaires des internautes.

C’est une masse d’informations qui est inédite. C’est un incroyable trésor. Le problème, c’est que sur ces groupes, l’énonciation est profondément différente du langage médiatique : c’est une parole plus brute, avec beaucoup de points d’exclamation, des fautes d’orthographe, une manière d’écrire qui ne se regarde pas écrire, une manière d’écrire comme on parlerait.

Un journaliste normal – et moi le premier au départ – est entraîné à considérer cela comme de la parole dite de « troll ». Les trolls, ce sont ces gens qui vous répondent vigoureusement sur Twitter pour vous dire que votre article c’est de la merde, que vous êtes un vendu au pouvoir, voire un « collabo ».

En fait, les trolls, plus largement, ce sont ceux qui ne pensent pas comme vous et/ou ne s’expriment pas comme vous. C’est une population que les journalistes ne voient plus sur internet. Ils existent, ils commentent sous tous les articles, mais on préfère ne pas les voir. Les gilets jaunes, c’est cela, c’est l’irruption des trolls dans l’action politique. Ces gens qu’on a négligés parce que leur parole était trop brute, trop loin de nos formats d’écriture qui sont aussi des formats de pensée.

En tant qu’interface entre le Facebook des rond-points et le Twitter des centre-villes, je suis aux premières loges de cette incompréhension entre les deux mondes. Dès que je poste une capture d’écran d’un message d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle, je reçois une volée de commentaires méprisants sur leur orthographe: « Et encore cette orthographe de primates ! », « Le point commun entre tous les gilets jaunes est l’orthographe, la conjugaison, la grammaire et d’une façon générale le Q.I. », « Ils ont le niveau intellectuel proportionnel à celui de leur orthographe !! » (sic).

Le mépris social par rapport aux gilets jaunes, je me le prends en pleine face tous les jours sur Twitter. Alors j’essaye tant que faire se peut d’expliquer que tout est plus compliqué que cela, que non, ce ne sont pas des débiles, qu’ils ont inventé des formes de mobilisations très intéressantes, que leurs leaders informels font preuve d’une transparence qu’on aimerait voir chez les leaders politiques.

Je trouve que les meilleurs articles produits sur les gilets jaunes ont été faits par des journalistes qui ont pris le temps d’écouter les gens sur les rond-points, qui ont fait preuve de beaucoup d’empathie et ce, sans mépris social. C’est l’attitude qu’on aurait tous dû avoir. En journalisme, il ne suffit pas de tendre un micro. Il faut aussi et surtout écouter les gens et comprendre leur logique, ce qui est tout à fait différent.

Je pense notamment à cet article exceptionnel de Florence Aubenas dans Le Monde. Ou au travail au long cours d’Emmanuelle Anizon dans L’Obs, qui apporte à l’occasion un peu de vérité du terrain (et ça en manque) sur le plateau de C dans l’air. Il y a une phrase d’une gilet jaune qui m’a beaucoup marqué dans l’article de Florence Aubenas: « Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : « Personne ne pense comme moi ou quoi ? » Quand j’ai entendu parler des gilets jaunes, j’ai dit à mon mari : c’est pour moi. »

LVSL- On réfléchissait tout à l’heure un petit peu aux infox. Elles sont quand même assez omniprésentes dans l’actualité. Il y a eu une loi qui est passée sur ce sujet et des médias ont mis en place ce qu’ils appellent des décodeurs. Comment, en tant que journaliste, est-ce possible de répondre aujourd’hui à cette crise de confiance qui existe dans l’information qui est transmise ?

VG C’est extrêmement difficile. Je pense que le bon fact-checking est celui qui se met à la hauteur des gens. C’est ce que fait CheckNews de Libération, qui au lieu se limiter au déboulonnage de rumeurs, authentifie aussi beaucoup d’informations qui traînent sur Internet. Le fact-checking est parfois mal perçu quand il se borne à dire « Non, c’est faux » ou « Non, c’est plus compliqué que ça ».

En répondant aux questions des internautes, en les aidant à confirmer des informations qui circulent, CheckNews fait, je trouve, un travail salutaire de rapprochement entre les médias et internet. Ce n’est pas un hasard si le premier décompte des blessés suite aux violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes a été fait par Check News. Cela répondait à une demande très forte de leurs lecteurs. Avec la profusion de documents amateurs, le travail du journaliste est aussi maintenant d’authentifier ces documents, de vérifier le contexte et ainsi de les placer dans le débat public.

Depuis un mois, j’ai ouvert mes messages privés sur Twitter, ce qui signifie que tout le monde peut m’envoyer un message. Je pensais être submergé de messages haineux et, en définitive, j’ai surtout reçu beaucoup d’informations par ce biais. Je reçois peut-être 100 messages par jour, c’est un enfer à traiter, mais c’est une vraie mine d’or. Les citoyens, comme les journalistes, font aussi leurs recherches sur internet et m’envoient des informations.

Cela prend beaucoup de temps et d’énergie, il faut que je vérifie à chaque fois avant de les publier. Mais je trouve que c’est notre métier de répondre à tous ces gens passionnés, pro ou anti gilets jaunes, qui veulent que je publie ou au moins que je m’intéresse à leur petite trouvaille. Ça m’a vraiment appris à plus écouter internet, à travailler d’une certaine manière en collaboration avec des anonymes.

« Ce mouvement des Gilets Jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information. »

On a souvent dit que les gilets jaunes ne faisaient que propager des infox. Il est vrai qu’au départ ils avaient une très forte perméabilité aux fausses informations, notamment le pacte de Marrakech qui vendrait soit-disant la France à l’ONU. Mais je trouve qu’ils ont évolué en deux mois, ils sont plus méfiants sur les fausses informations, même si je vois encore beaucoup de complots absurdes circuler. Ils savent bien que les infox, ça les décrédibilise, car les médias vont dire du mal d’eux derrière.

Il y a eu récemment une rumeur sur les groupes Facebook qu’une voiture de police avait foncé dans la foule lors d’une manifestation à Strasbourg. Il y avait plusieurs témoignages écrits mais beaucoup de gilets jaunes refusaient d’y croire en disant « Je n’y croirai pas tant que je n’aurai pas vu une vidéo ». Et la rumeur s’est éteinte d’elle-même, faute de preuves visuelles. Donc il y a aussi une auto-modération et un apprentissage de la critique des sources. Pour eux, une source écrite ne vaut en rien une source visuelle. Ce mouvement des gilets jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information.

LVSL- Vous avez commencé votre carrière sur des sites d’informations en ligne comme 20 minutes.fr. Selon vous, en quoi internet modifie les pratiques des journalistes ?

VG – Internet, depuis les années 1990, ne cesse de modifier le métier et les pratiques du journaliste. Cela fonctionne par vagues. Une première génération a inventé le métier de journaliste web dans la seconde partie des années 1990. Puis la bulle a explosé et le métier a reflué. Je suis arrivé sur le marché du travail après cela, en 2006, dans un paysage alors assez désert. Personne ne croyait vraiment au journalisme web, il fallait tout reconstruire.

La présidentielle de 2007 a relancé le journalisme sur internet, ça a été une période extrêmement stimulante où une nouvelle génération de jeunes journalistes, dont j’ai eu la chance de faire partie, a pu inventer ou réinventer la manière de faire ce métier sur le web, en partant quasiment de zéro. On était alors au début de YouTube et de Dailymotion, les documents amateurs commençaient à s’inviter dans l’actualité. En 2008, Twitter commence à être utilisé par les journalistes et c’est un nouveau changement radical dans la manière de pratiquer notre métier. Toutes ces nouvelles plateformes ont révolutionné la manière de faire du journalisme.

Aujourd’hui, avec la crise des gilets jaunes, je me fais la réflexion que, depuis cette révolution-là, le métier de journaliste sur internet n’a que peu évolué sur le plan de la forme. Tous les sites web font depuis des années des live écrits, inspirés notamment de l’énergie de Twitter. Avec les gilets jaunes, on découvre l’émergence du live vidéo, notamment des Facebook live, qui jouent un rôle majeur dans la mobilisation. Et je constate que les journalistes ne reprennent pas à leur compte cet outil.

Pourquoi ne pas faire comme ces pages d’info citoyenne qui se sont montées ces derniers mois et qui proposent des Facebook live chaque samedi pour suivre en temps réel la manifestation ? Ce que fait France-Actus, mené par un apprenti carrossier de 18 ans, est assez incroyable sur le plan de la forme : un multiplex de Facebook Live avec un bandeau façon BFM qui défile en-dessous et des interviews en chat vidéo. J’ai l’impression que le journalisme web s’est un peu endormi ces dernières années. On a perdu cette envie de réinventer les formes du journalisme (à l’exception notable de Snapchat, que des médias comme Le Monde ont très bien su s’approprier). Du coup, ce sont des amateurs qui le font et qui nous mettent une sacrée claque.

Pour suivre les gilets jaunes, je publie énormément de contenu sur Twitter parce que je sais que je suis beaucoup suivi par mes confrères journalistes, et je veux leur montrer ce qui se passe sur Facebook, comme une envie de leur dire « Allez y, allez voir ce qu’il s’y passe, ne restez pas là dans cette terrible bulle de filtres qu’est Twitter ». En tout cas, sur les gilets jaunes, et c’est une première pour un événement d’actualité majeure, c’est là où ça se passe. Au départ, en novembre, il n’y avait quasiment aucun journaliste qui suivait les groupes Facebook de gilets jaunes, un lieu central du mouvement, que je considérerais comme une sorte d’assemblée générale permanente et à ciel ouvert du mouvement. Depuis, ça a changé, les journalistes ont compris que c’était un nouveau terrain d’investigation et une source comme une autre.

LVSL- Sur votre parcours, vous avez travaillé une saison pour le Grand Journal avant de quitter l’émission. Comment vous en êtes venu à travailler au Grand Journal et pourquoi vous avez fait le choix de quitter l’émission ?

VG – Comment suis-je arrivé là ? À l’époque, j’avais décidé d’arrêter le journalisme et de faire de la sociologie. Je m’étais inscrit à l’EHESS. Je n’ai pas pu finir mon mémoire. On m’a proposé juste avant l’élection présidentielle, six mois avant 2012, de rejoindre le Grand Journal pour suivre la campagne sur le web. C’était une proposition qui était compliquée à refuser, on était en pleine campagne présidentielle, des moments majeurs pour le journalisme.

Ce fut une expérience intéressante mais, disons, compliquée, parce que la télé avec une telle audience est quelque chose d’extrêmement stressant. Il est difficile d’être aussi bon dans un format télé que sur Internet. Sur Twitter, ou quand j’écris un article sur le web, j’ai 100% de liberté, je n’ai quasiment pas d’editing derrière. Je maîtrise tout de A à Z. À la télévision, quand on est chroniqueur, on maîtrise 20%. Tout le reste, c’est le dispositif, et cela m’échappait.

J’en ai conclu que la télé de forte audience n’était pas forcément mon truc. Si on va en télé, il faut vraiment avoir des conditions béton pour le faire. Sur ce type d’émission, j’avais une minute trente pour parler. C’était très compliqué. J’ai arrêté au bout d’un an et demi et je suis retourné à mes activités écrites, plus artisanales. Après, ça a été une expérience intéressante, j’ai été au cœur du dispositif médiatique et je comprends mieux la télévision, qui est un monde sur lequel on a des milliers de fantasmes.

LVSL- Qu’est-ce que vous pensez de la gestion des chaînes privées ? Est-ce que vous avez l’impression que les journalistes sont beaucoup contraints ? Est-ce qu’il y a des objectifs spécifiques qui sont posés quand on travaille pour une chaîne privée ?

VG – C’est une question difficile parce qu’on n’a jamais de rapports avec l’actionnaire. Quand j’étais à Canal Plus, ce n’était pas encore Vincent Bolloré, c’était Vivendi. Je ne savais même pas vraiment toutes les entreprises qu’ils possédaient. Je me souviens être devenu la cible des fans de Free parce que j’avais dit du mal de la nouvelle box de la marque. Sur les forums, je prenais très cher : « Vincent Glad est vendu à SFR, c’est une honte, il a lu une chronique écrite par son actionnaire ». Je venais d’arriver à Canal + et j’ai appris à cette occasion que Vivendi possédait SFR…

Le rapport avec l’actionnaire, quand on est un petit journaliste de base, est toujours extrêmement lointain. Aujourd’hui, à Libération, je bosse pour Patrick Drahi, qui d’ailleurs a racheté SFR, ça me poursuit. Quel est mon rapport avec l’actionnaire ? Je n’en ai aucun. Après on ne peut pas nier qu’il y a une forme d’auto-censure. Pour éviter les emmerdes, je vais plutôt éviter de me lancer dans une grosse enquête sur SFR, ma position serait trop compliquée. Même si je note que Libé avait dit beaucoup de mal de la stratégie dans les télécoms du groupe Altice ces derniers mois. C’est évident que je préférerais que la presse française aille mieux financièrement et qu’elle ne soit pas dans les mains d’une poignée de milliardaires. On ne serait pas sans cesse obligé de se justifier là-dessus, ce que beaucoup de journalistes vivent mal.

Au-delà des actionnaires, je trouve que le problème actuel du journalisme est que nous vivons dans une véritable bulle, loin de la vraie France. Je ne parle ici que du journalisme national, la presse régionale a moins ce problème et est nettement plus au contact de ses lecteurs. En Allemagne, les journaux nationaux sont basés à Berlin, Francfort, Hambourg ou Munich. En France, tout est centralisé à Paris. Être journaliste à Paris, c’est souvent n’avoir que des amis journalistes parisiens, ce qui crée ce qu’on appellerait sur internet « une bulle de filtres ». Quand j’ai fait mon école de journalisme, j’étais un petit mec de 19 ans venu de Lorraine. J’ai l’impression qu’on m’a appris à devenir un journaliste parisien. Pendant deux ans, je n’ai rencontré que des journalistes ou des futurs journalistes et quand je suis arrivé à Paris, j’étais parfaitement prêt pour intégrer cette bulle.

Sur les gilets jaunes, c’est évident qu’on n’a rien vu venir. C’est une classe sociale qui n’est pas du tout celle des journalistes, avec un mode d’expression, un niveau de langage radicalement éloigné du nôtre. On a profondément manqué d’empathie au début, avec une forme de mépris social vis-à-vis de cette révolte qui ne ressemblait à aucune autre. On n’a pas voulu prendre au sérieux leurs revendications. Le « Macron démission ! » n’a pas été analysé, il a juste été vu au départ comme de l’ignorance, comme le témoignage de manifestants qui ne comprennent rien à la politique, alors que c’était littéralement leur programme politique.

Les médias ont eu un gros temps de retard sur le thème des violences policières. Moi qui suis plongé dans deux bulles de filtre différentes, celle des gilets jaunes sur Facebook et celle des journalistes sur Twitter, je voyais le fossé se creuser chaque jour un peu plus entre les deux arènes. D’un côté, Facebook pleurait avec ces mosaïques de gueules cassées au flashball. De l’autre, rien ou presque, à part le travail exceptionnel du journaliste indépendant David Dufresne, qui recense un par un tous les cas de violences policières sur son compte Twitter.

Au début, je ne voulais pas y croire, je me disais que ce n’était pas possible. Le gouvernement ne pouvait pas sciemment demander à sa police de tirer à coup de lanceurs de balles de défense sur la tête des manifestants. J’ai l’impression que j’ai été victime de l’habitus journalistique qui fait qu’on se méfie toujours de toute théorie du complot, qu’on est toujours trop mesuré, trop lent avant de s’indigner. Je me disais « ce n’est pas possible, l’État ne peut pas faire ça, ça ne peut être que des bavures isolées ».

« Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner.»

De toute façon, si la presse n’en parle que peu, c’est bien que ce n’est pas un sujet… Et puis les vidéos de violences policières s’accumulaient, s’accumulaient sur mon Facebook. Twitter était toujours aussi silencieux sur la question. Finalement, ce n’est qu’après l’épisode du commandant Andrieux à Toulon début janvier que la presse a commencé à vraiment traiter le sujet. On s’est rendu compte que le nombre de blessés suite à des tirs de lanceurs de balles de défense était délirant. Quand Check News de Libération a sorti le 14 janvier le décompte des blessés graves chez les gilets jaunes et les journalistes (94 à ce jour), j’ai réalisé qu’on avait vraiment merdé. Ce décompte fondé sur les documents amateurs qui circulaient sur Facebook, on aurait dû le faire bien avant, dès début décembre. On n’aurait pas dû considérer que cette masse de photos et de vidéos policières qui circulait sur les réseaux n’était au fond qu’une forme d’infox.

Je ne dis pas que la presse n’en a pas parlé. De manière éparse, la presse a évoqué ces violences policières. Mais elle ne s’en est jamais indignée. La police tirait sur la tête de manifestants et on faisait comme si c’était normal. Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner. Et je trouve que dans notre grande majorité, on a perdu cela. Le journalisme n’est plus militant ou si peu.

Nous sommes devenus des petits fonctionnaires de la vérité, obsédés par le fait de ne pas relayer des infox. Les vidéos de violences policières pleuvent sur Facebook mais nous sommes au-dessus de cela, on ne va quand même pas prendre au sérieux des documents amateurs qui ne prouvent rien. Or, c’était précisément notre métier de sortir ces vidéos de Facebook, d’enquêter sur le contexte et d’attester qu’elles étaient authentiques pour les porter dans le débat public. Qui a été montrer à Christophe Castaner ces vidéos ? C’était pourtant notre rôle. Si le journalisme a perdu ce côté militant, ce n’est pas de la faute de Drahi, Bolloré ou autres. C’est de notre propre faute.

LVSL- Cela encourage à questionner la formation en école de journalisme. Vous avez peut-être lu le livre de François Ruffin Les petits soldats du journalisme. Pensez-vous que vous dressez le même constat que lui ?

VG – J’avais au départ une assez mauvaise image de Ruffin, justement parce que j’avais lu son livre avant d’entrer en école de journalisme, environ deux jours avant et je n’ai pas retrouvé ce qu’il décrivait. Je pense qu’il a fait un livre très unidirectionnel avec un peu de mauvaise foi. Après, je crois qu’il y a un vrai problème avec les écoles de journalisme.

Par l’apprentissage des formats du journalisme, qui sont extrêmement réducteurs (des reportages d’une minute trente), d’une certaine manière, on nous formate l’esprit. On nous forme à devenir un journaliste bien poli avec cette sorte de modération, de pondération, de sérieux. Ce qui m’avait désagréablement surpris, c’est qu’on m’apprenait des formats ultra courts. Dans un reportage d’une minute 30 en radio, si on considère qu’il faut placer deux interviews de 20 secondes et mettre des commentaires qui présentent les interviews, on ne dit absolument rien. Ça m’avait sidéré. Après, les écoles sont conscientes de ce problème et on fait aussi des formats longs bien plus intéressants. Mais impossible d’échapper à ces cours de télé et de radio que je détestais où il n’était question que de forme, jamais de fond.

Par ailleurs, ça manque beaucoup de réflexion. Je pensais que j’allais dans une école où on allait réfléchir, réfléchir, réfléchir. Il n’en fut rien, on apprenait surtout des techniques pour faire rentrer ce qu’on a vu sur le terrain dans un format bien défini et souvent réducteur. Je précise que j’ai aussi donné des cours de journalisme pendant plusieurs années et qu’on m’a toujours laissé faire ce que je voulais, dans la plus totale liberté.

Si formatage il y a, c’est aussi parce que les journalistes qui viennent donner ces formations reproduisent logiquement auprès de leurs élèves certains de leurs mauvais réflexes. Les écoles de journalisme ne sont structurellement pas l’endroit où on peut renouveler nos pratiques car ce sont les journalistes d’aujourd’hui qui forment les journalistes de demain, avec souvent un peu trop de déférence. Il faut être un jeune con en école de journalisme et ne pas suivre aveuglément ce que t’apprennent tes profs, mais c’est forcément difficile.

LVSL- Nous avions un peu abordé ces questions en ce qui nous concerne. Il y avait notamment le fait, assez flagrant, qu’Emmanuel Macron était devenu une forme de candidat des médias. Depuis, un certain nombre de mesures ont été prises par le président de la République. Qu’est-ce que vous pensez du rapport qu’entretiennent Emmanuel Macron et le gouvernement avec la presse ?

VG – C’est compliqué. Je sais qu’il y a cette accusation, dans le livre auto-édité Crépuscule de Juan Branco, qui connaît un grand succès sur internet ces dernières semaines. Ce dernier explique que Macron a été porté au pouvoir par l’oligarchie, par des milliardaires qui le soutenaient. Je n’ai pas d’avis sur la question, je n’ai pas enquêté là-dessus.

Après, c’est évident qu’il a été porté par la vague médiatique, par le buzz favorable que lui ont réservé les éditorialistes. Cela étant, je considère aujourd’hui que les médias ne font pas tout, qu’il existe ce formidable contre-pouvoir qu’est internet et que l’unanimisme médiatique peut aussi avoir des effets indésirables si internet se constitue en opposition. Regardez ce qu’il s’était passé en 2005 avec le référendum sur le Traité européen. Les médias défendaient assez largement le « Oui », et c’est le « Non » qui l’a emporté, porté en partie par la contre-scène d’internet.

Que les médias aient été plutôt macronistes pendant la campagne, c’est un fait. Mais regardez ce qu’il s’est passé avec l’affaire Benalla. Pendant 2 semaines — et alors même qu’on venait d’être champions du monde et qu’on pensait à autre chose — les médias ont matraqué cette affaire. Donc il est difficile de dire que les médias sont foncièrement macronistes. Les médias sont avant tout moutonniers, et quand un cycle médiatique se lance, tout le monde va dans le même sens. Que ce soit pendant la campagne pour saluer la fraîcheur du candidat Macron, que ce soit pour le détruire ensuite pendant l’affaire Benalla ou même tout récemment pour découvrir qu’il y avait finalement des violences policières.

Les journalistes détestent qu’on dise « les médias » car les choses sont effectivement plus compliquées que cela. Force est de constater toutefois que souvent, lesdits médias tirent tous dans le même sens et dessinent des « séquences médiatiques » où on sature l’antenne d’un même sujet. Qu’ont à faire dans cette histoire Arnault, Drahi, Bolloré, Bouygues et Lagardère pour ne citer qu’eux ? Je pense qu’ils ne comprennent pas eux-même comment ça marche et qu’est-ce qui fait qu’un sujet fait subitement la Une. Entre l’actionnaire, tout en haut, et le petit journaliste de base comme moi, il se passe des millions d’interactions. Ce n’est pas une flèche d’influence directe. C’est quelque chose de très difficile à expliquer et je comprends le soupçon qu’a le public par rapport à cela.

“Les insoumis, c’est mon plan B” – Entretien avec Raphaël Enthoven

©Vincent Plagniol pour LVSL

Raphaël Enthoven est enseignant, philosophe et animateur de chronique radio sur Europe 1. Il est notamment très présent sur Twitter. Nous avons voulu l’interroger sur sa critique des abstentionnistes, sur le populisme, et sur ses polémiques récurrentes avec la France insoumise. Cet entretien était aussi l’occasion d’aborder la republication de Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline et l’émergence de la question des Fake News.


 

LVSL – En 2015, vous avez qualifié les abstentionnistes de «  fainéants et d’ingrats », « de gagne-petit  » et « de malhonnêtes », qui « brandissent la nullité des politiques opportunément pour justifier leur flemme », d’« irresponsables », d’« enfants gâtés » et de «  snobs » qui ont « une tellement haute opinion de [leur] propre opinion » qu’ils auraient « l’impression de la souiller en la mêlant à la tourbe des autres ». En clair, «  leur comportement ne renseigne pas sur la nullité des élus, mais sur celle des électeurs ». En 2017, vous avez ajouté que l’abstention des électeurs de Jean-Luc Mélenchon cachait une proximité avec les thèses du Front National. L’abstention, à forte composante populaire, n’est-elle pas plutôt le signe d’un dysfonctionnement de notre système démocratique, d’une perte de confiance quasi totale du peuple envers ses représentants ?

J’ai d’abord traité les abstentionnistes de « snobs ». Plus que des fainéants, des nuls, des ingrats, des nazes, des mauvais citoyens qui nous donnent des leçons de citoyenneté, j’y vois des snobs, c’est-à-dire des gens qui se font une si haute opinion de leur opinion qu’ils ne supporteraient pas de la voir mêlée à la tourbe des autres, ils auraient l’impression de la souiller en la mêlant à d’autres opinions que les leurs. C’est une sorte d’absolutisme citoyen, ou d’absolutisme civique, qui est en réalité à mon avis l’alibi de quelque chose de beaucoup plus simple : la flemme, le refus de considérer que la moitié de quelque chose vaut mieux que la totalité de rien. C’est au fond le paradoxe de l’abstentionniste : il ne fait rien parce qu’il veut tout changer. À cet égard il me semble, moi qui ne suis pas politique et n’ai aucun suffrage à briguer, qui n’ai pas besoin de flatter les gens pour qu’ils votent pour moi, que l’un des problèmes démocratiques n’est pas seulement la faiblesse des représentants ou l’incurie des représentants, mais aussi le fait qu’un régime démocratique, puisqu’il brigue le suffrage des gens, est fondé à flatter les gens et par conséquent à ne pas leur dire leur fait. En l’occurrence, il fallait leur dire leur fait : c’est un geste nul de s’abstenir, parce que c’est un geste qui se vit comme un engagement, un dégagement qui se vit comme un engagement.

Chez les Insoumis, on pousse l’abstentionnisme jusqu’à s’abstenir de poser les questions qui fâchent : dans l’entre-deux tours, les Insoumis ont lancé une grande consultation de leurs militants sur internet pour leur permettre de s’exprimer sur leur choix au second tour. Le sondage proposait trois possibilités : vote blanc, abstention, ou Emmanuel Macron. Or il y en avait une quatrième : Marine le Pen. Cependant, partant du principe que les Insoumis ne voteraient pas Marine le Pen, les concepteurs de cette vaste consultation démocratique ont préféré gagner du temps et ne pas leur poser la question – tout ça au nom d’un approfondissement de la démocratie. Je n’arrive pas à digérer une telle mauvaise foi. Les Insoumis partagent avec le Front National des positions quasiment communes sur l’OTAN, Shenghen, la Syrie, la Russie, l’Europe, la retraite à soixante ans, le protectionnisme, l’usage du référendum, le dégagisme, la haine des médiacrates et des oligarques, l’ambition d’être les candidats “du peuple”, le rejet des traités de libre-échange, etc. Mais qu’importe ! Le FN, c’est le Diable, donc nos militants ne s’y tromperont pas… à quoi bon leur poser la question ? Quand Jean-Marie Le Pen est arrivé en finale en 2002, Jean-Luc Mélenchon a présenté le vote au second tour comme un devoir républicain malgré la nausée d’un bulletin « Chirac ». Si le même homme, quinze ans plus tard, alors que Marine Le Pen est en finale, pousse la mauvaise foi jusqu’à exclure la possibilité même du vote FN dans la « grande consultation » qu’il a offerte à ses militants, c’est qu’en lui-même, l’ombre portée d’une haine antique pour le diable frontiste recouvre encore, un peu, l’inavouable constat d’une parenté profonde avec l’essentiel de son projet. Bref, qui se ressemble s’abstient. Autre point : vous avez dit que la majorité des abstentionnistes vient des milieux populaires. C’est possible. Mais ça n’en fait pas moins de l’abstention un choix. Dont la responsabilité incombe à celui qui choisit de ne pas choisir.

 

LVSL – Vous identifiez dans beaucoup de vos analyses un clivage libéraux-souverainistes. Qu’est-ce qui, selon vous, fonde ce clivage ? En quoi peut-il s’articuler avec certaines fractures sociales, entre classes moyennes aisées et classes populaires ?

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

En peu de mots : cette analyse me vient de 1992, à l’époque du traité de Maastricht, et du spectacle qu’a constitué pour un citoyen de 16 ans le fait de voir Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers à la même tribune. C’était surréaliste ! La rencontre, chère à Lautréamont, d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ! En réalité, c’était l’aurore d’une réalité politique nouvelle, dont le curseur ne serait ni la sociologie ni l’adhésion ou le refus à la loi du marché, mais l’Europe. Les partis politiques ont mis un temps fou à s’adapter à cette altération des paradigmes qui justifiait que Philippe de Villiers et Jean-Pierre Chevènement fussent sinon sur la même tribune, du moins dans le même camp. Ce paradigme nouveau qui oppose libéraux et souverainistes – à l’époque « européens » et « nationalistes » –a mis 25 ans à s’installer dans le paysage politique français, et a été ratifié, à mon sens, par la victoire de Macron, qu’on a tort de combattre, à mon avis, avec les outils hérités de l’ancien clivage. Macron est d’un autre métal que les ennemis traditionnels de Mélenchon ou de Wauquiez. Qu’ils visent à droite, à gauche, au centre, ils se trompent de cible. Macron aura un adversaire à sa mesure le jour où un(e) politique sera en mesure d’incarner une autre Europe.

Vous évoquez dans vos questions les couches populaires, qui seraient négligées par le diagnostic que je porte sur l’asbtention. C’est faux. Que le dénuement soit propice à l’abstention, nul ne le nie, qu’il y ait des causes objectives au désengagement, c’est certain. Que les gens qui ont le sentiment d’être abandonnés ne prennent pas la peine de déposer un bulletin dans l’urne, c’est l’évidence. Mais encore une fois, ça n’enlève rien au fait que l’abstention demeure un choix. L’opinion n’est pas seulement la fille du niveau de vie. Les humains pensent plus loin que ce qu’ils éprouvent. Pour le pire, ça donne des gens arrogants qui parlent de ce qu’ils ignorent. Pour le meilleur, ça donne des gens libres qui pensent au-delà du simple calcul de leur intérêt. Quoi qu’il en soit, on peut penser malgré ce qu’on vit, et pas seulement comme on vit.

 

LVSL – La sociologie ne fournit donc pas une explication pertinente du vote ?

Si. Une explication. Or, on ne dit pas grand-chose de quelque chose quand on se contente de l’expliquer. Et les centaines d’études qui démontreront (à juste titre) que la participation au vote dépend du niveau de vie seraient toutes bien en peine d’entrer dans les raisons intimes qui portent un électeur, un jour, à ne pas se déplacer pour voter. L’insigne faiblesse d’une certaine façon de pratiquer la sociologie ne vient pas de ses diagnostics (qui sont souvent pertinents, étayés, éclairants) mais du sentiment que ses diagnostics contiennent l’alpha et l’oméga d’un phénomène, alors qu’ils en manquent l’essentiel, je veux dire : la singularité. Le réel est d’une étoffe dont les mouffles du sociologue peinent à saisir la finesse, en particulier quand il prétend saturer l’horizon du vrai et bascule, par idéologie, dans le déni. Quand le sociologue Geoffroy de Lagasnerie prend la défense des incendiaires qui ont mis le feu à une voiture de police quai de Clichy, il invoque une « séquence politique » (comprenant les « lois Valls » et les « violences policières ») dont la totalité serait masquée par les images de violences diffusées en boucle sur BFMTV… Or, c’est lui, à l’inverse, qui tente (vainement) de recouvrir ces images (dont la violence dessert son discours) en les recouvrant d’un écran de fumée qu’il appelle « séquence politique » ! Cette façon de penser, qui écrase les perceptions sous l’idée qu’il convient de se faire du monde porte un nom : le théorisme. Et la sociologie (comme la philo) en est souvent l’ancillaire.

 

LVSL – Vous aviez critiqué la vision du peuple défendue par Inigo Errejon dans l’entretien que celui-ci nous a accordé – critique qui résonne avec votre chronique « Qu’est-ce qu’un candidat du peuple ? » transcrite dans votre ouvrage « Morales provisoires » (« le rêve du candidat du peuple, c’est toujours le pouvoir absolu »). Les mouvements “populistes de gauche” européens, qui s’appuient sur les travaux des philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, expriment la volonté de “construire un peuple” non essentialiste en posant une frontière politique entre “ceux d’en haut” et “ceux d’en bas”. Pouvez-vous revenir sur vos critiques ?

Je trouve que l’expression de « populisme de gauche » constitue à la fois un oxymore et un aveu. Un oxymore, dans la mesure où le populisme n’est pas un contenu de pensée, mais une façon de présenter ses idées comme la seule émanation du « peuple », tout en donnant à ce mot le sens et l’étendue qui conviennent aux idées qu’on défend. Le populisme, c’est la tentative d’annexion du peuple tout entier par une partie de lui-même, représentée par quelqu’un qui dit parler au nom de tous.

Or, quel aveu, quand on sait cela, qu’un « populisme de gauche » ! Le populisme est né le jour où un morceau du peuple (qu’on appelle « la masse ») s’est pris pour le peuple tout entier et s’est donné un leader charismatique pour porter cette vérité, au prix des libertés individuelles. Parler d’un « populisme de gauche », colorer le populisme, c’est reconnaître qu’on n’a pas la même idée du peuple qu’un autre « candidat du peuple », et que le « peuple » qu’on prétend incarner n’est, par conséquent, que l’usurpateur temporaire de ce titre.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Mais tout le monde n’est-il pas « populiste » aujourd’hui ?

En tout cas, le populisme existe depuis que Marx a présenté comme condition de l’émancipation la formation « d’une sphère qui possède un caractère d’universalité par l’universalité de ses souffrances et ne revendique pas de droit particulier, parce ce n’est pas une injustice particulière qu’on lui fait subir, mais l’injustice tout court, qui ne puisse plus se targuer d’un titre historique, mais seulement du titre humain… » Autrement dit, le jour où le prolétariat s’est pris pour l’humanité, une partie du peuple s’est donné le droit de se prendre pour le peuple tout entier. Ce geste est indéfiniment reproduit depuis, que ce soit (tout récemment) par Nicolas Sarkozy, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen et même, dans une moindre mesure, Emmanuel Macron.

 

LVSL – On peut le considérer comme une revendication d’universel…

Ce n’est pas une revendication d’universel. C’est un viol de l’universel par la majorité (et encore). C’est la confusion du peuple et de la masse. C’est un peuple métonymique. Or, il est important d’en parler, car sous l’abstraite captation de l’idée de peuple par une portion du peuple (qui serait plus fondée qu’une autre à l’incarner), il y a l’idée que la loi peut ne pas être la même pour tous selon l’endroit du peuple où nous nous situons. Quand Jean-luc Mélenchon s’indigne que les salariés d’Air France soient punis pour avoir arraché la chemise de leur DRH, il demande que la loi ne soit pas la même pour tous. Ce qui laisse entendre que ce n’est pas par esprit républicain qu’il réclame une santion exemplaire pour les puissants qui échappent à la loi, mais par haine des riches. Comme toujours, chez Mélenchon, le masque républicain est partiellement recouvert par le rictus marxiste. De la même manière, quand les Insoumis de Tours envoient à cinquante « journalistes » « en vue » (dont Cyril Hanouna ou Thierry Ardisson) des questions que posent d’ordinaire le fisc et la police, (Rémunération, différentes activités, statut des employés, montant des prestations en cas de conférences, et surtout opinion politique), ils n’adressent pas un questionnaire, mais un interrogatoire. Si une entreprise, par exemple, s’aventurait à ficher les opinions politiques de ses salariés, les insoumis seraient vent debout (et ils auraient raison) ! Or, ce droit que les Insoumis reconnaissent au commun des salariés, ils le dénient aux journalistes « en vue », comme ils disent. La loi est la même pour tous, sauf pour ceux dont, en les sortant du droit commun, les Insoumis laissent entendre qu’ils sont déjà hors-la-loi. Le simple fait que le « questionnaire » ne soit adressé qu’à une cinquantaine de personnes triées sur le volet (selon les critères des expéditeurs) est une façon de présenter immédiatement ces 50 destinataires comme suspects… Vous qui recevez cette lettre, vous êtes sous l’œil du peuple qui vous soupçonne à bon droit de le trahir et de formater son esprit au profit du pouvoir en place. Voilà ce que ça veut dire.

 

LVSL – Mais n’est-ce pas le propre de la politique que de créer un clivage, un conflit entre un « nous » et un « eux » ?

Tout dépend de ce que l’on entend par « politique ». C’est une politique très pauvre, à mon avis, qui prend un tel clivage, puisqu’elle culmine en chien de faïence, avec un « nous » face à un « eux ». « Nous » face à « eux » : la légitimité de notre contenu ne vient pas de nos arguments, mais de la légitimité sociale qui est la nôtre. « Nous » face à « eux » s’opposent comme deux conceptions primitives de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique de la conviction. Il y aurait d’un côté les gens dont la conviction est si pure et si noble qu’elle les dédouane des conséquences de leurs actes, et de l’autre côté, les gens qui brandiraient la responsabilité pour en fait faire passer en douce un ordre social défavorable aux classes populaires. C’est une conception très réductrice du binôme de Max Weber. Il n’y a pas d’éthique de conviction qui ne soit frangée, bordée par l’éthique de responsabilité, et inversement. Autrement dit, ce qu’on croit opposé comme deux positions morales – ou une position morale et une qui refuse de l’être – est en réalité beaucoup plus mélangé que ça. Le « nous » face à « eux » est trop commode. Je ne connais pas de « nous », je ne connais pas de « eux ». Je connais une nation, un peuple, riche de ses disparités, riche de ses différences, et dont les institutions ont pour objet de ménager, en droit, la possibilité d’une discussion qui ne soit pas un procès d’intention, c’est-à-dire qui ne soit pas immédiatement réduite à l’origine ethnique ou socio-culturelle du débatteur.

 

LVSL – Mais dans l’action même des débatteurs politiques, n’y a-t-il pas systématiquement l’expression d’un clivage ? Gauche-droite, nous-eux, Macron et les réformateurs contre le système qui a failli, Fillon contre le bloc médiatico-judiciaire, etc… N’est-ce pas une permanence du politique ?

J’ai tendance à penser que les bons politiques déconstruisent les clivages. Construire un clivage, ce n’est pas créer de la contradiction ou de la dialectique dans une société, c’est créer de l’opposition.  C’est aussi créer un sentiment de savoir ; quand vous construisez un clivage, vous êtes vous-même le légat d’une vérité absolue, qui vous vient simplement du fait que vous appartenez à une partie du peuple, et qu’en conséquence comme il y a un « nous » derrière vous, vous êtes le porte-parole d’une vérité face à la vérité d’en face. Tout cela culmine dans un dialogue de sourds.

La grande politique n’est pas dans l’édification des clivages mais dans leur résolution, ou plus exactement dans la complication des clivages par la possibilité d’entendre un autre argumentaire que le sien. Je ne vois pas de meilleure politique que celle qui fait droit, qui célèbre et qui porte au pinacle l’opinion qui n’est pas la sienne, tout en lui frappant loyalement au visage – ou disons au-dessus de la ceinture. On perd cela dans la construction de clivages et leur fondation sociologique.

 

LVSL – A la fin de votre ouvrage, vous remerciez Jean-Luc Mélenchon, non sans malice, pour vous avoir « offert tellement de sujets ». Au-delà des critiques que vous lui adressez dans votre livre (où vous le rapprochez, notamment, de la figure de Pierre Poujade) et dans vos chroniques, quel regard portez-vous sur son rôle lors de l’année politique écoulée ? Quelles ont été ses réussites, où a-t-il achoppé ?

Raphaël Enthoven pour LVSL ©Vincent Plagniol

Il y a de la malice, bien sûr. Mais il y a d’abord de la tendresse. Et surtout, de la reconnaissance ! La raison pour laquelle je parle tant de Jean-Luc Mélenchon (et encore, je me retiens) n’est pas à situer dans une haine quelconque ou je ne sais quelle obsession malsaine pour le leader charismatique de la France Insoumise. En fait, c’est beaucoup moins romanesque que ça… Le travail du chroniqueur quotidien est un boulot harassant, qui vous impose, chaque jour, non pas de trouver un sujet, mais d’être trouvé par un sujet. Les bonnes chroniques ne sont jamais celles qu’on fabrique, comme un artisan, pièce par pièce, laborieusement. Les bonnes chroniques coulent de source. Quand l’idée vous en vient, vous n’avez plus qu’à recopier. Or, ce genre de miracles (qui embellissent les journées) n’arrivent pas tous les jours. La plupart du temps, le chroniqueur cherche péniblement un thème qui le laisse un peu moins froid que les autres, et quand c’est vraiment la misère, il va sur Wikipédia ou sur Hérodote.com pour savoir si, d’aventure, il y a quelques décades, un truc un peu marrant n’aurait pas eu lieu ce jour-là… Et quand je n’ai vraiment rien trouvé, qu’il est 17h et que l’heure du bain des enfants arrive à grands pas, il me reste toujours, comme un kit de survie, un diamant dans le bras, un plan B toujours dispo, le blog de Jean-Luc Mélenchon ! Et là, c’est merveilleux. En deux secondes, Manuel Valls est un « nazi », Fidel Castro est un grand homme, le drapeau européen est un drapeau intégriste, Poutine est innocent, les médias sont des salauds, Cazeneuve est un assassin… C’est la caverne de Jean-Luc ! Je me promène au milieu de ces sujets possibles, disponibles, marrants, fous, avec la volupté (que j’imagine incalculable) d’un consommateur millionnaire dans les travées de la grande épicerie du Bon Marché. Les gens disent : « vous êtes obsédé par les Insoumis ». Ce n’est pas vrai : les Insoumis, c’est mon plan B.

La différence entre la plupart des insoumis et moi, c’est que, personnellement, Jean-Luc Mélenchon ne m’a jamais déçu. Il a toujours été à la hauteur de mes attentes. Ses outrances, son verbe, son sans-gêne, sa démagogie et sa maladresse produisent des paradoxes comme s’il en pleuvait. J’ajoute à cela qu’il est l’homme le moins susceptible du monde : je l’ai attaqué peut-être 25 fois à une heure de grande écoute sur Europe 1, et il ne m’a jamais répondu. Grâces lui en soient rendues. Comme sa valeur, sa prudence est rare.

Cela dit, je voudrais revenir sur le parallèle avec Poujade. Jean-Luc Mélenchon arrive à l’Assemblée, et entre autres perles dit (sic) « je vais lui apprendre, au matheux, les contrats de travail », parlant de Cédric Villani, lequel a dirigé l’Institut Henri Poincaré et vu passer, à ce titre, une foule de contrats de travail pendant plusieurs années… Au-delà de l’anecdote, il est intéressant de relire les « mythologies » que Roland Barthes consacre à Poujade (voir « Poujade et les intellectuels ») ; il analyse la dénonciation de l’aspect mathématique des intellectuels – leur prétendue déshumanisation par la mathématique. Le paradoxe de cette déshumanisation par la mathématique chez l’intellectuel que Poujade critique parce que lui, contrairement aux intellos qui font les géomètres, a les pieds sur terre, le paradoxe c’est qu’avoir les pieds sur terre, c’est célébrer, dit Barthes, un monde de computation homogène, un monde exclusivement de chiffres. On retrouve cette double tendance propre à Poujade : célébrer la chaleur du petit commerce, et en même temps rappeler que pour un bon commerçant, un sou est un sou. Ces deux dimensions du poujadiste français dans les années 1950, on les retrouve quand on a soudain quelqu’un qui au nom de la réalité même, s’en prend à un mathématicien, et considère un peu comme Poujade évaluait « l’intello » qui plane au-dessus de la difficulté du monde, que ce n’est pas de sa faute s’il ne comprend rien : il faut lui apprendre la vie. Qu’on soit Poujade ou Mélenchon (c’est pareil), l’ennemi, c’est la tête. C’est l’organe du calcul. Chez Poujade, l’hypertrophie de la tête était le signe d’une nature anémiée (à l’image de Mendes France, « fichu comme une bouteille de Vichy »). La tête est de trop. Trop large, trop grosse, incommode… Mieux vaut l’enlever, ou s’en passer. Comme dit la reine des cartes dans Alice, sans voir qu’elle pousse le cri de ralliement des démagogues : « qu’on leur coupe la tête ! ». Chez Mélenchon, c’est autre chose. Pour Jean-Luc Mélenchon, l’intellectuel est trop léger, trop loin des réalités de la vie. De la bouteille de Vichy, on est passé au schtroumpf volant que ses camarades attachent à une corde et gavent de briques pour éviter qu’il ne décolle.

Je termine ici avec Jean-Luc Mélenchon, parce que je pourrais rester des heures sur ce personnage merveilleux. J’ai vraiment pour lui une affection sincère et une profonde admiration devant l’ingénuité de ses paradoxes. L’une des choses les plus intéressantes avec Jean-Luc Mélenchon, c’est l’apparence de franchise avec laquelle il ne sort jamais de l’ambiguïté. Je n’en donnerais que trois exemples, pour l’agrément de vos lecteurs.

Quand Fidel Castro est mort, le Caudillo Mélenchon a fait un discours en Franpagnol, au lyrisme délirant (« Fidel, Fidel, l’épée de Bolivar marche dans le ciel ! »), traitant au passage tous ceux qui étaient moins tristes que lui de « traîtres », d’imposteurs, de bourgeois etc. Très bien. Restent quelques questions anecdotiques : comment le partisan du pluralisme (qu’est Jean-Luc Mélenchon, jusqu’à nouvel ordre) peut-il vanter un système de parti unique ? Comment le militant d’une presse libérée de toute influence peut-il glorifier un pays dont les habitants n’ont eu accès qu’à un seul journal pendant soixante ans ? Comment l’homme qui tient l’emploi du 49.3 pour un coup de force peut-il pleurer l’homme qui a privé son peuple d’élections libres, et faisait assassiner ses opposants ? En un mot, comment peut-on revendiquer l’insoumission comme programme politique tout en s’inclinant devant celui qui a réduit son propre peuple en esclavage ? D’où vient le double discours de Mélenchon, impitoyable avec les injustices de notre démocratie, mais étonnamment indulgent avec les crimes de la dictature cubaine ? La réponse que propose Mélenchon est toute métaphysique. De même qu’aux yeux de Leibniz, les tragédies humaines ne sont pas vues comme des tragédies mais des étapes nécessaires à l’accomplissement du meilleur des mondes possibles, de même, aux yeux de Mélenchon, les crimes de Fidel Castro ne sont que les étapes nécessaires au succès de la lutte anticapitaliste dont il reste le symbole. Au fond, le crime est soluble dans l’espérance, comme le réel est soluble dans le rêve… « Voir le mal, c’est mal voir » disent les Leibniziens. C’est commode.

Sur Assad, c’est encore mieux ; Jean-Luc Mélenchon a dit dans une revue de presse, à l’époque des bombardements sur Alep, que lorsque « qui que ce soit » bombarde, c’était « condamnable ». Il y avait 99,98% de chances qu’il s’agisse d’Assad mais il n’a pas voulu le préciser : le nom d’Assad n’a même pas été prononcé. Il s’est contenté de dire que « qui que ce soit » – si ça se trouve, ce sont les méchants Américains – derrière les bombardements, il faut le condamner. C’est ce mélange de franchise et d’implicite qui me fascine. Moi, Jean-Luc, je vous parle cash mais je ne me mouille pas… Excellent.

Le sommet de l’ambiguïté étant atteint dans l’entre-deux tours, quand Mélenchon explique aux gens (pendant 32 minutes) que « pour clarifier le débat », il ne va pas leur dire pour qui il va voter. J’adore ! L’amertume, chez Mélenchon, est si manifeste… Même quand on souhaite ardemment sa défaite, on a envie de l’embrasser au lendemain de l’échec, tant il porte soudain le visage de l’enfant digne qui, les lèvres tremblantes, dit « même pas mal ! » aux parents dont il reçoit la fessée.

En un mot, Vladimir Jankélévitch a dit : « on peut très bien vivre sans philosophie, mais moins bien ». Eh bien, pour un chroniqueur, on peut très bien vivre sans Jean-Luc Mélenchon mais moins bien.

 

Récemment, vous avez engagé une polémique avec Alexis Corbière autour de la réédition de Bagatelle pour un massacre. Vous critiquez régulièrement les lois mémorielles. Au delà de ces exemples, les sociétés occidentales tournent autour du débat sur la liberté d’expression. Certains considèrent que vous confondez liberté et licence et qu’en adoptant une approche conséquentialiste, on peut justifier l’opposition à la réédition d’écrits antisémites. Qu’en pensez-vous ? Vous opposez-vous à toute limitation légale de la liberté d’expression ?

Le conséquentialisme n’est pas un bon avocat de l’interdiction de ces livres. Dire que la lecture de Céline aurait pour effet de produire du nazisme dans l’opinion publique me semble prêter à ces textes une puissance qu’ils n’ont pas du tout. En amont de la polémique que j’ai eue avec Alexis Corbière sur les pamphlets de Céline, j’avais eu la même polémique contre Jean-Luc Mélenchon à l’époque de la réédition de Mein Kampf (la différence réside dans le fait que Corbière, mieux élevé ou plus susceptible, me répond, lui, contrairement à JLM !). Jean-Luc Mélenchon était hostile à sa réédition chez Fayard avec un appareil critique, et faisait valoir que Mein Kampf, qui avait convaincu des tas de gens d’être nazis, risquait d’en convaincre d’autres… Passons sur le fait que Mein Kampf est aujourd’hui accessible en deux clics, dans des versions douteuses et dépourvues d’appareil critique. Ce qui est paradoxal dans la prise de position de Mélenchon, c’est qu’à l’occasion du débat sur ce texte, il déploie une lecture anti-marxiste de l’histoire. La lecture marxiste de l’histoire – très sommairement, car elle est pleine de raffinements et de subtilités – indexe l’émergence du phénomène nazi sur la misère sociale, sur les tensions sociales, sur un prolétariat qui n’est pas écouté par une bourgeoisie déclinante… Or, tout ça est vrai : la République de Weimar porte une lourde responsabilité dans la montée du nazisme. Mais qu’en est-il, alors, de la liberté de choix ? A quel moment un individu est-il responsable de l’adhésion délibérée à une idéologie mortifère ? Comment expliquer que tous ceux qui ont connu la misère ne soient pas devenus nazis ? Dans les années 1930, Alain était le premier à s’opposer aux marxistes en rappelant que le nazisme était aussi un choix – ce débat rappelle celui qui oppose, aujourd’hui, à la culture de l’excuse le discours selon lequel ce n’est pas seulement la misère ni l’inculture qui produisent Daech, mais aussi l’adhésion volontaire à une pensée haineuse. Ce débat-là était fondamental, puisqu’il posait la question de la responsabilité des votants, au fond, dans l’arrivée du nazisme. Or, quand Mélenchon déclare que Mein Kampf peut convaincre les gens d’aller vers le nazisme, il fait droit à une lecture non marxiste de l’histoire, à une lecture responsabilisante… Il en a le droit, mais alors ça signifie que, selon lui, on ne peut pas indexer le choix du nazisme ou du fondamentalisme sur la misère sociale… Une autre ambiguïté du Prince de l’ambiguïté.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

Sur les lois mémorielles, j’ai changé d’avis – comme sur l’interdiction des spectacles. J’ai commencé par expliquer (avec des arabesques de khâgneux) qu’il n’était pas attentatoire à la liberté que l’Etat nous dise ce qu’il était bon de considérer comme un génocide ou pas, que c’était au contraire une condition de la liberté, et que l’importance de l’enjeu justifiait que l’Etat sortît de son rôle pour dire le Vrai… En un sens, c’est vrai. En un autre ça ne fonctionne pas : il n’appartient pas à l’Etat de contenir l’histoire. Je ne peux pas à la fois m’opposer à l’idée d’un roman national vendu par François Fillon pendant la campagne, à l’idée que toute erreur dans l’existence commence par le sentiment de détenir la vérité, et approuver le fait que l’Etat légifère sur de tels sujets. Il y a là une tension interne ; le premier que j’ai vu saisi par cette tension était Patrick Devedjian : le libéral en lui est totalement hostile aux lois mémorielles, mais l’Arménien ne supporterait pas qu’on supprimât les lois reconnaissant le génocide arménien. Il le reconnaissait lui-même. J’aime cette contradiction et je porte d’une certaine façon la même… et je ne sais pas quoi en faire. J’imagine que c’est une richesse.

Maintenant, sur les pamphlets. Il faut n’avoir pas lu ces pamphlets, comme il faut n’avoir pas lu Mein Kampf pour leur prêter la moindre force de conviction. Le taré qui, lisant les pamphlets de Céline, se dit : « mais bon sang, bien sûr, je suis antisémite, vive l’antisémitisme, j’ai toujours détesté les Juifs sans le savoir ! », celui-là détestait les Juifs avant de lire Céline. Deuxième chose : ces pamphlets sont écrits non pas dans le style du Voyage au bout de la nuit mais dans le style de Mort à crédit. Céline est arrivé dans cette phase d’écriture où il multiplie les points de suspension : ça rend ces pamphlets extrêmement difficiles à lire, très complexes. Ce sont des délires sertis dans des points de suspension. Après, historiquement c’est intéressant : Céline est le légat d’un antisémitisme tout à fait singulier, qui prend pour cible les Juifs et les « Nègres ». On le découvre dans les travaux de Taguieff sur l’antisémitisme de Céline ; il est intéressant de voir que Céline est sur des positions qui sont, d’un point de vue scientifique, celles de Georges Montandon [médecin et théoricien du racisme proche de Céline] : c’est l’idée que le Juif et le « Nègre » c’est un peu la même chose, la même race pourrie, « latine »… Montandon s’était vécu lui-même comme l’inspirateur d’Hitler, raison pour laquelle on a cru par la suite que Céline avait eu beaucoup d’influence ; on a juste fait grand cas des déclarations délirantes de ce paranoïaque mégalomane qu’était Montandon, qui s’est pris pour ce qu’il n’était pas. Cependant, ce syncrétisme judéo-négro est intéressant, parce qu’il apparaît dès le Voyage au bout de la nuit ; il y a une seule occurrence dans le Voyage au bout de la nuit, quand il parle de la musique « judéo-négro-bolchévique ». On sent que chez lui, tout ça est lié. On sent que cet homme, déjà antisémite lors de la rédaction du Voyage mais qui cachait son antisémitisme parce qu’il voulait gagner de l’argent avec son livre – un chef-d’oeuvre absolu, l’un des plus grands livres du XXème siècle, sinon le plus grand – n’y laisse affleurer qu’une petite pointe de haine.

Au-delà de ce débat, c’est la question de savoir si la morale (ou le Bien) est fondée à justifier la publication d’un texte. Le Bien, c’est-à-dire l’idée qu’on se fait du Bien, n’autorise pas qu’on modifie les textes, qu’on change la fin de Carmen parce qu’on ne veut pas montrer le meurtre d’une femme (ce qui est un contre-sens tragique sur la pièce elle-même), qu’on interdise de voir la Belle au bois dormant parce qu’il y a un baiser sexiste à la fin, ou bien qu’on se prive de la lecture des pamphlets de Céline (qui sont parfaitement accessibles en ligne sans appareil critique) au nom du fait qu’ils seraient susceptibles de convaincre les gens. C’est prendre les gens pour des cons que de croire qu’ils peuvent être convaincus par ces textes. C’est fonctionner comme Rousseau qui dans sa Lettre sur les spectacles dit à d’Alembert qu’il veut interdire les spectacles (il pensait notamment à Phèdre) « qui montrent des forfaits que le peuple ne devrait pas supposer possible ». Quand j’entends Alexis Corbière dire que les gens n’ont pas les moyens de lire ces pamphlets que lui, prof de lettres, a lus, je trouve qu’il est aux antipodes de l’ambition démocratique qui est la sienne.

 

LVSL – Cette polémique ne trouve-t-elle pas son prolongement dans la volonté d’Emmanuel Macron de faire voter une loi contre les fake news ? N’est-ce pas là un autre versant de cette dérive qui conduirait l’Etat à traiter non plus du domaine de la légalité mais à s’arroger le monopole de la distinction du vrai et du faux ?

Merci de cette bonne question. Je crois que c’est différent ; je veux le penser, si je me trompe je serai le premier à le dire et à le reconnaître. Je veux penser que c’est différent sur un point. Alexis Corbière (il est intéressant de suivre son cheminement, il y a quelque chose de cordial et presque chaleureux dans la discussion que l’on peut avoir avec lui) avait pointé cette différence. Il avait déclaré que cette loi sur les fake news portait en elle quelque chose de totalitaire, parce qu’elle donnerait à l’Etat le pouvoir de définir le vrai et le faux. Cela met Emmanuel Macron, au fond, dans la position de Staline ; c’est le législateur qui sait ce qui est le vrai et le faux. C’est une objection très forte sur la question des fake news.

Et pourtant. Il faut travailler la critériologie : qu’est-ce qui fait qu’une fake news est une fake news ? Le lecteur de Montaigne que je suis retient d’un des chapitres de ses Essais que (c’est une phrase de Montaigne) « autant peut faire le sot, celui qui dit vrai que celui qui dit faux ». Je prends un exemple très simple : quand Marine le Pen dit à Emmanuel Macron : « j’espère que l’on ne va pas découvrir que vous avez un compte offshore aux Bahamas », elle dit peut-être quelque chose de techniquement vrai. Rien n’empêche que Macron, comme Cahuzac, ait créé un compte quelque part où il ait caché son argent, après tout ! En tout cas, nous n’avons pas la preuve que c’est faux. En revanche, ce qu’on peut démontrer, c’est que c’est une information qui a été prélevée à l’arrache sur un site d’extrême-droite, ourdie par des trolls, un quart d’heure avant le débat de l’entre-deux tours. Les méthodes de captation de l’information que Marine le Pen propose suffisent à disqualifier l’information elle-même quand bien même on ne connaîtrait pas la réponse à la question de savoir si Macron possède, oui ou non, un compte offshore aux Bahamas. La vérité n’est pas un bon critère pour lutter contre les fake news. « Aucune désinformation n’est inoffensive ; se fier à ce qui est faux, produit des conséquences néfastes. » C’est en ces termes que le Pape François est intervenu (sur Twitter) dans le débat mondial sur la question des fake news et les moyens de lutter contre elles… En un sens, c’est parole d’Evangile. Quel allié dans la lutte quotidienne contre la désinformation ! Le Pape en personne, le vicaire du Christ entre dans l’arène et défend la probité journalistique contre les imposteurs qui défigurent l’opinion. C’est une divine surprise (comme dirait l’autre). Le problème, c’est que les moyens qu’il propose non seulement ne sont pas à la hauteur de l’ennemi qu’il pourfend, mais, en vérité, sa démarche est contre-productive.

Les outils dont il dispose dans le combat qu’il veut mener contre les falsificateurs sont à la fois inoffensifs pour l’adversaire et dangereux pour la cause qu’il défend. Que dit le Pape ? « Aucune désinformation n’est inoffensive ». Autrement dit : toute désinformation est nocive. Et sous les rumeurs, sous les calomnies, sous les falsifications, il y a des esprits malins qui oeuvrent contre la vérité. Or, ces propositions sont acceptables par le complotiste, ou l’amateur de fake news imbu lui-même du sentiment de lutter contre la désinformation et les grandes manœuvres des médias dominants qui lancent rumeurs et calomnies pour faire taire les voix dissidentes… Mais le Souverain Pontife précise ensuite sa pensée, en affirmant (sic) que « l’antidote le plus radical au virus du mensonge est de se laisser purifier par la vérité… » Allez dire ça à un complotisteIl vous rira au nez. Pour une raison simple : « se laisser purifier par la vérité », c’est exactement ce qu’il a l’impression de faire en développant sa théorie ! Il ne s’agit pas de dire que le Pape parle le même langage que les falsificateurs. Dieu m’en garde ! Mais de dire que le discours sublime selon lequel c’est l’intime lumière purificatrice de la vérité qui nous rendra clairvoyants et généreux, et nous aidera à séparer le bon grain de l’ivraie… est, à mon avis, récupérable par le discours fétide selon lequel on nous cache tout, les médias nous mentent, les politiques sont tous pourris et, dans ce marais, quelques vaillants citoyens luttent, comme des lumières dans la nuit, au péril de leur réputation, pour la vérité que les puissants dérobent au peuple… Les deux ne disent pas la même chose, évidemment. Mais le 2nd ne voit pas le 1er comme un adversaire… Car l’un et l’autre ont en commun de croire en la lumière de la Vérité. L’un et l’autre cherchent un sens à ce monde, et refusent que les hasards ne soient que des coïncidences. Et comme aucun des deux discours ne se satisfait du réel, l’un et l’autre ont leurs martyrs, qui sont des martyrs de la foi, et que les supplices confortent dans le sentiment d’être dans le vrai. C’est la raison pour laquelle le Pape n’est pas un bon allié, en fait, dans la lutte contre la désinformation, car ces paroles, si sages et saintes soient-elles, sont aussitôt désamorcées par ceux qu’elles visent. C’est aussi la raison pour laquelle brandir la vérité contre la fake news me semble une mauvaise méthode. Parler de rigueur dans la captation de l’information, dans le sourçage de l’information, me semble être possible : une loi sur les fake news se rapproche dans cette perspective d’une loi sur la déontologie journalistique, qui n’est (peut-être) pas si loin de la charte que proposaient les Insoumis.

 

LVSL – N’y a-t-il pas une contradiction entre prêter aux individus une responsabilité comme vous le faites, et soutenir une loi qui leur indiquerait quels sites sont fiables et quels sites ne le sont pas ? N’ont-ils pas aussi la liberté de distinguer les sites fiables des sites non fiables ?

Je suis professeur et je crois profondément à la liberté des individus ; c’est la raison pour laquelle j’enseigne. Mais mon enseignement passe aussi par des recommandations, que je ne vois pas comme des entraves à la liberté de jugement de celui qui les reçoit. Je n’essaie pas de faire passer mon opinion, j’essaie d’inviter chacun à conquérir ou à construire une opinion qui soit vraiment la leur et qui ne soit pas celle qui vient d’un autre : c’est une condition de la liberté. Il n’est pas liberticide de faire valoir des compétences, ou de mettre à profit des compétences, pour indiquer qu’ils seront mieux servis dans tel endroit que dans tel autre. Vous êtes libres (quand vous en avez les moyens) d’aller dans une gargotte ou dans un grand restaurant ; quelqu’un qui sait la différence entre les deux est fondé à vous indiquer la chose ; vous pouvez librement ensuite choisir d’aller à l’un ou l’autre… En un sens, l’élève qui hésite entre la lecture du blog de Mélenchon et celle du Capital de Marx est dans la même situation que le client du restaurant.

Raphaël Enthoven ©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Il y a le professeur et la loi. La loi sur les fake news pourrait aller jusqu’à la fermeture de sites…

Je suis contre la fermeture de sites. J’étais même contre la fermeture de sites de désinformation sur l’IVG qui avaient fleuri à une époque ; des sites monstrueux, extrêmement bien faits, disant aux femmes qu’il était important de « prendre leur temps »… jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’avorter. J’étais contre leur interdiction : je voulais qu’un combat se mène à l’horizontale, et que d’autres sites les pointassent comme des sites de désinformation, en expliquant les raisons pour lesquelles ils sont des sites de désinformation. Il n’y a pas de contradiction là-dedans.

Prenons le Décodex, le décodeur du Monde. J’en ai discuté avec Samuel Laurent, et lui ai demandé de quel droit il pouvait labelliser des informations, et qui labellisera le labellisateur. C’est une question terrible et insoluble en démocratie. Qui vous met en situation de donner votre avis ? Qui vous donnera la légitimité de l’opinion que vous portez ? Il avait tout un arsenal de réponses sur les compétences journalistiques, le travail effectué, l’examen des méthodes, la neutralité dans la déconstruction des méthodes qui ne visait pas tel ou tel régime d’opinion, mais qui visait telle ou telle façon de faire. Il y a des éléments de réponse… mais c’est un débat crucial, fondamental : comment lutter contre les fake news sans s’approprier le vrai ? Sur cette question, il faut résister (quand on ne brigue pas les suffrages) à la tentation d’une réponse univoque.

 

LVSL – 3 ans après l’attentat à son encontre, Charlie Hebdo continue de déchaîner les passions. Souvent instrumentalisé, ce journal subversif et athée militant a été érigé en symbole national de la liberté d’expression. Trois ans après, l’expression “je suis Charlie” a -t-elle la même signification ? Comment analysez-vous les conflits qui se sont cristallisés autour de cette formule ?

Il y a un malentendu sur le « Je suis Charlie », parce que ceux qui ne sont pas Charlie font passer le « Je suis Charlie » pour un « j’adhère à Charlie », ou je « m’abonne à Charlie ». Or, ce n’est pas cela qui est en jeu. Il faut inlassablement revenir sur cette arnaque qui consiste à dire « vous êtes Charlie, alors vous approuvez Charlie ». Non. Le dessin de Riss qui représente Aylan [Aylan Kurdi, l’enfant retrouvé mort noyé sur une plage turque en septembre 2015] la tête dans le sable avec une affiche McDo « deux pour le prix d’un », celui qui représente Taubira en singe, même pour se moquer du rassemblement raciste du Front National, ne m’ont pas fait rire. Des tas de choses m’ont fait hurler de rire, d’autres ne m’ont pas fait rire du tout : mais c’est sans conséquence, je reste à jamais Charlie. Le fait d’être Charlie n’est absolument pas soumis à la qualité des dessins que l’on a sous les yeux. Être Charlie, c’est souscrire à ce que le journal représente, et non pas à ce qui est représenté dans le journal. Sur la base d’un malentendu, un tas de gens se disent de bonne foi qu’ils ne sont pas Charlie, et d’autres qui instrumentalisent cette confusion pour faire passer le fait d’être Charlie pour une adhésion à Charlie. Dissiper cette ambiguïté me semble une chose très importante, car c’est ajouter une nuance dans le débat.

Quant aux rassemblements « toujours Charlie », je ne comprends pas pourquoi « toujours Charlie » n’est qu’une opinion parmi les autres. Je ne vois pas comment on peut ne pas être « toujours Charlie » ou « à jamais Charlie »… Je ne comprends pas comment, si l’on postule qu’un citoyen est attaché à sa liberté, si l’on part du principe que l’assassinat de caricaturistes est une entame à la liberté de chacun, on peut ne pas être « toujours Charlie ». Il faut ne pas adhérer à cette idée pour ne pas être « toujours Charlie ». Ou alors il faut vraiment inscrire le « je suis Charlie » dans une ambition idéologique qui remonte aux calendes grecques, qui consisterait à écraser telle ou telle parole, ou à se faire les soutiers de l’islamophobie, pour justifier de n’être pas Charlie… ça n’a aucun sens ! Les gens qui ont voulu interdire la lecture publique de Charb [sa Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes] montrent juste qu’ils n’ont pas lu son texte. Son texte défend exactement toutes les causes au nom desquelles ils veulent en interdire la lecture.

 

LVLS – Votre présence active sur les réseaux sociaux vous vaut d’être régulièrement interpellé. Vous en avez d’ailleurs tiré un texte « Le Parti Unanime règne en maître sur Twitter et il tue le débat ». Comment conciliez-vous la dictature de l’immédiateté et l’inflation de polémiques générées par Twitter et la prise de distance nécessaire au regard critique du philosophe ou du professeur de philosophie ?

Un mot sur le « Parti Unanime ». Il s’agit, en fait, de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est tyrannique que si le régime qu’elle entend exercer est un régime moral, et non pas un régime légal. Légalement, la majorité ne peut pas être tyrannique, légalement il est normal que la majorité gouverne. La majorité n’est tyrannique que lorsqu’elle veut faire prévaloir le convenable ; c’est en cela que l’on peut parler de tyrannie de la majorité, comme de « politiquement correct ». Le politiquement correct est un art, au nom du débat, qui consiste à faire taire l’opinion qui disconvient. « Tyrannie de la majorité », « politiquement correct », ne sont pas des oxymores, mais au contraire correspondent à une ambition morale très précise. En cela, le « Parti Unanime » n’est pas le parti d’une opinion unique, c’est le parti d’un mode de pensée unique. L’idée de ce Parti Unanime m’est venue quand j’ai pris des distances (trop tôt, d’ailleurs pour être entendu) avec « Balance ton porc » qui me semblait exposer, au nom de la libération de la parole, un risque d’enfermement des individus qui pouvaient être innocents, et mettre dans le même panier dragueurs et prédateurs (Haziza et Weinstein n’ont qu’un seul point commun, qui n’est sûrement pas celui d’être un prédateur sexuel…). Je n’ai pas aimé les amalgames que permettait « balance ton porc ». Je n’ai pas aimé que Nassira El Moaddem (qui dirige le Bondy Blog) s’indignât que Bernard-Henri Lévy dît que Frédéric Haziza n’avait rien à voir avec Harvey Weinstein et qu’elle y vît l’expression du communautarisme… Immonde et infalsifiable procès d’intention, qui donne au sentiment détestable que les juifs se protègent entre eux les contours flatteurs d’une lutte contre le communautarisme. En vérité, le « balance ton porc » me semblait devoir être tempéré par un « dénonce ton porc », et le régime de la justice légale me semblait devoir l’emporter sur les tribunaux populaires. Ce qui est banal.

Mais que j’aie tort ou raison, j’y voyais l’occasion intéressante d’en discuter. Or, c’est exactement ce dont les gens ont peur. Le problème d’une discussion, ce ne sont pas les interlocuteurs, mais ceux qui veulent à tout prix empêcher qu’elle ait lieu. Parmi ces gens figure le sinistre Julien Salingue, animateur de cette petite Pravda égarée dans un monde pluraliste, qu’on appelle Acrimed. Salingue est allé découper et extraire une formule (sur Nafissatou Diallo et DSK) dans un texte que j’avais écrit en 2011 sur l’affaire DSK, dans le seul but de montrer que j’étais aussi raciste que misogyne. C’est une falsification (un texte tronqué) que son auteur présente avec tout l’attirail de la probité philologique. Au scrupule de l’archiviste (qui a dû chercher longtemps) se mêle la désinformation du falsificateur qui tronque un texte en spéculant sur les bons sentiments de ceux qui n’en liront que ce morceau. Quel est le but ? Interdire le débat en disqualifiant l’interlocuteur. Disqualifier l’interlocuteur au mépris de toute rigueur, jeter l’opprobre sur Lui, quitte à perdre soi-même son honneur, pour échapper aux questions qu’il pose. Ainsi fonctionne le Parti Unanime. Mais ce mode de fonctionnement est vieux comme l’envie… Dans Zadig de Voltaire, le héros babylonien compose un jour, sur une tablette, un poème à la gloire du roi ; or, la tablette se brise, et laisse voir le contraire, puisqu’on y lit : « Par les plus grands forfaits, Sur le trône affermi / Dans la paix publique / C’est le seul ennemi ». Le roi pense que ces vers sont dirigés contre lui : Zadig est emprisonné, et l’envieux qui a dérobé la tablette refuse de restituer l’autre moitié. Heureusement, on la retrouve enfin et on recompose la tablette ; les deux derniers vers prennent ainsi un tout autre sens : « Par les plus grands forfaits, j’ai vu troubler la terre. Sur le trône affermi le roi sait tout dompter. Dans la publique paix l’amour seul fait la guerre : c’est le seul ennemi qui soit à redouter. » Il s’agit en réalité d’un éloge du roi. Il s’est passé exactement la même chose avec la falsification de mon texte – toutes proportions gardées – par le tenant du Parti Unanime. C’est une falsification de la parole sous couvert d’un examen plus approfondi de cette parole.

Ce qui est intéressant n’est pas mon cas, mais de comprendre à quel point un espace qui se vit comme un espace de dialogue est en réalité un espace de censure dirigée contre une opinion que l’on veut faire taire, car elle ne va pas dans le sens de l’idée qu’une foule se fait de ce qu’il convient de penser. Ce régime qui, sous couvert de certitude, pratique la censure, est extrêmement répandu sur Twitter qui pourtant célèbre la liberté… Or, pour que la liberté ne soit pas un vain mot (mais le risque délibérément assumé par des gens qui ne redoutent ni de se tromper ni de changer d’avis), encore faut-il que les gens soient honnêtes et surtout, courtois. Rien ne manque plus à Twitter que la civilité (dit l’homme qui insulte pêle-mêle tous les abstentionnistes…). Ou le vouvoiement. Car le vouvoiement (qui est un apprentissage de la distance) est peut-être la meilleure façon de conduire d’une opinion qu’on brandit à un argument qu’on propose.