L’algorithme comme outil de discrimination salariale : quand le patron d’Uber passe aux aveux

Uber - Le vent se lève

Après des années de dénégation, le PDG d’Uber a fini par l’admettre : l’entreprise modifie la rémunération de ses chauffeurs en fonction de leurs « schémas comportementaux ». Secret de Polichinelle : depuis des années, de nombreux universitaires et syndicats accusent l’entreprise de pratiquer une « discrimination salariale algorithmique ». Elle passe par la collecte des données de leurs chauffeurs pour décider de leur rémunération. Un moyen de réduire subrepticement les salaires tout en contournant le principe légal « à travail égal, salaire égal ». Cet aveu coïncide avec des grèves massives de travailleurs Uber, réclamant une réforme de leur statut. Mais l’entreprise, qui possède des relais étroits dans les institutions européennes comme au sein du Parlement britannique, parvient pour le moment à mettre en échec toute réforme structurelle… Par Ben Wray, traduction Alexandra Knez [1].

Jusqu’alors, Uber niait farouchement ces accusations. Volte-face le 7 février dernier, lors d’une conférence en ligne avec des investisseurs de premier plan. Le PDG Dara Khosrowshahi était interrogé sur la politique d’Uber concernant les « tarifs initiaux », et sa réponse ne souffrait d’aucune ambiguïté : « je pense que ce que nous pouvons faire de mieux est d’assortir des trajets différents à des chauffeurs différents en fonction de leurs préférences ou des schémas comportementaux qu’ils nous montrent (…) Voilà ce sur quoi nous nous concentrerons à l’avenir : Offrir le bon voyage, au bon prix, au bon chauffeur. »

Cet aveu est intervenu quelques heures après que l’entreprise a annoncé son tout premier bénéfice annuel de 1,1 milliard de dollars, alors que ses pertes s’élevaient à plus de 30 milliards de dollars depuis 2014. Certains analystes ont effectué un lien entre ce revirement financier et l’introduction de la politique de tarification dynamique qui a camouflé une forte baisse de la rémunération moyenne des chauffeurs derrière des taux de rémunération « personnalisés ».

La nouvelle des bénéfices de l’entreprise survient alors que de nombreux conflits éclatent avec ses employés. Le 2 février, les coursiers, y compris les livreurs d’Uber Eats, ont entamé l’une des plus grandes grèves de l’histoire du secteur au Royaume-Uni, en raison de ce que les organisateurs ont qualifié de « conditions de travail épouvantables ». Une nouvelle grève a eu lieu le jour de la Saint-Valentin, les chauffeurs Uber de Bristol ayant rejoint les coursiers dans leur action syndicale.

La « tarification dynamique » pour contourner la loi

C’est à American Airlines que revient l’inauguration de la pratique de la « tarification dynamique ». Uber l’a adaptée à ses travailleurs, payés à l’avance par tâche accomplie plutôt que par heure passée au travail ou kilomètre parcouru. Les prix varient en fonction d’un ensemble de données traitées par un algorithme inconnu du travailleur, notamment les conditions de l’offre et de la demande en temps réel, la concurrence sur le marché et l’historique du chauffeur – par exemple, son taux de réponse.

Les travaillistes britanniques devaient renoncer à une réforme du statut des salariés Uber. Entre-temps, ils avaient débuté une campagne visant à « courtiser les chefs d’entreprise », selon l’expression du Financial Times. Hasard de calendrier, à n’en pas douter.

Ce manque de transparence confrère à Uber un pouvoir conséquent sur les revenus qu’il tire des chauffeurs. Alors que ceux-ci percevaient auparavant un pourcentage fixe du prix payé par le client pour la course – autour de 80 % -, le tarif initial proposé par Uber n’a plus aucun rapport avec le prix payé par le client ; l’entreprise est ainsi libre de décider de la commission qui revient au chauffeur au gré des trajets.

Il en résulte que les chauffeurs Uber et les livreurs Uber Eats ne peuvent jamais être sûrs de la rémunération qui leur sera proposée, ni des raisons qui ont conduit à la fixer à cette hauteur. Sur la chaîne YouTube « The Rideshare Guy », des chauffeurs ont démontré que deux travailleurs Uber assis côte à côte peuvent se voir proposer des taux de rémunération très différents pour un trajet similaire. Une expérience qui ne faisait que corroborer les recherches de Veena Dubal, professeur de droit à l’université de Californie, qui a été l’une des premières universitaires à étudier la politique de tarification dynamique d’Uber – la décrivant comme une « discrimination salariale algorithmique ».

Elle a constaté que cette pratique enfreignait les lois sur l’égalité au travail qui exigent un salaire égal pour un travail égal, conformément à la loi britannique de 1970 sur l’égalité de rémunération (Equal Pay Act). Uber a rejeté les recherches de Mme Dubal, affirmant que son « postulat de base » était « tout simplement erroné ».

« Personnaliser les tarifs – en utilisant des données extraites du propre travail des employés – est un véritable cauchemar », nous déclare Veena Dubal. « Il ne s’agit pas seulement du fait que l’entreprise offre des salaires trop bas, mais aussi du fait que ces salaires sont imprévisibles, variables et distribués d’une manière qui s’apparente à un jeu de hasard. Plus grave encore : ces pratiques s’étendent à d’autres entreprises et à d’autres secteurs. » Les aveux du PDG d’Uber vont-ils permettre de changer la donne ? « J’espère qu’ils réveilleront les régulateurs. Il faut mettre un terme à ces pratiques dès maintenant. »

« Détruire l’emploi tel que nous le connaissons »

James Farrar, ancien chauffeur d’Uber qui a poursuivi l’entreprise devant la Cour suprême du Royaume-Uni en 2021 avec gain de cause, a déclaré que la tarification dynamique était l’aboutissement « inévitable et sinistre » d’une « évolution de l’économie collaborative qui dure depuis une décennie ». Farrar, qui est cofondateur et directeur du Worker Info Exchange, une organisation britannique de défense des droits des travailleurs en matière de données personnelles, précise que la tarification dynamique est « la naufrage du respect de la dignité de l’individu au profit d’un marché isolé d’une seule personne à exploiter ».

« Ce qui est effrayant, c’est que cela ne s’arrêtera pas aux plateformes de l’économie collaborative. Cela risque de détruire l’emploi tel que nous le connaissons. » Même si Uber est présent dans l’Union européenne et au Royaume-Uni depuis douze ans, et que plus de la moitié des travailleurs de l’économie collaborative gagnent moins que le salaire minimum dans ce dernier pays, les partis de gauche et de droite ont reculé devant des réformes structurelles qui auraient pu améliorer la sécurité de l’emploi et la rémunération des travailleurs de l’entreprise.

Pourtant, ces modalités de travail sont tout sauf marginales. Une étude menée par le Trades Union Congress en 2021 a révélé que 14,7 % des travailleurs en Angleterre et au Pays de Galles travaillaient sur des plateformes de travail numérique au moins une fois par semaine, un chiffre qui a presque triplé en cinq ans.

En 2021, le Parti travailliste britannique promettait d’imposer le statut de travailleur unique, qui aurait mis fin au statut limb (b), à mi-chemin entre celui de salarié et de travailleur indépendant, actuellement utilisé par Uber pour ses chauffeurs. Courageux mais pas téméraires : les travaillistes devaient renoncer à cette réforme en août 2023. Entre-temps, ils avaient débuté une campagne visant à « courtiser les chefs d’entreprise », selon l’expression du Financial Times. Hasard de calendrier, à n’en pas douter.

Autre coïncidence fortuite : Uber apparaissait comme l’un des « partenaires commerciaux » du Parti travailliste lors d’une conférence patronale en janvier. Un peu auparavant, Novara Media avait révélé que le directeur britannique de Deliveroo avait profité d’un événement sponsorisé de la conférence du Parti travailliste pour affirmer que la France donnait « l’exemple le plus progressiste » en matière de réglementation de l’économie collaborative, alors même que l’entreprise y avait été sanctionnée pour abus des droits des travailleurs.

« Cette utilisation régressive de la technologie pour accroître l’exploitation des travailleurs est qualifiée d’innovante, tant par les membres de notre gouvernement que par notre opposition » ironise Alex Marshall, président du syndicat IWGB. Marshall, ancien coursier chargé de la livraison de repas à Londres, surenchérit : « Les entreprises telles qu’Uber et Deliveroo utilisent la technologie pour tirer systématiquement vers le bas les salaires des coursiers, créant des divisions au sein de la main-d’œuvre et piétinant les normes fondamentales relatives au travail obtenues de haute lutte par le mouvement syndical au fil des ans ». Jusqu’à ce que des mouvements sociaux d’ampleur contraignent les législateurs à interdire la « discrimination salariale » ?

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Novara Media sous le titre « Uber Boss Makes Shocking Admission Over “Algorithmic Wage Discrimination” ».

Vers l’ubérisation du service public ?

Crédit @paoloficasso

« Ubériser l’État » ? Il ne s’agit pas d’un slogan visant à critiquer la libéralisation du service public, mais du mot d’ordre que se sont donnés les réformateurs actuels de l’État et de l’administration. À l’heure du scandale McKinsey, où l’influence des cabinets de conseil sur l’autodestruction des services publics et des institutions n’est plus à démontrer, un pan entier du processus de privatisation de nos biens communs reste encore à découvrir pour un large public. Rendre visibles et compréhensibles les doctrines actuelles d’auto-sabordage des services publics par la nouvelle génération de managers des administrations, voilà la tâche que se sont fixés Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx, tout deux sociologues et auteurs de La privatisation numérique. Destabilisation et réinvention du service public (Raisons d’Agir, 2022). Dans cet extrait du chapitre 5 consacré à Stuart, l’entreprise de livraison par vélo rachetée par le groupe La Poste, les deux auteurs détaillent ce que la remise en question du salariat – seule définition valable de l’ubérisation – dans le secteur de la logistique, implique de détérioration, en termes d’accès aux services publics et de conditions de travail.

« Ubérisons l’état avant que d’autres ne s’en chargent ! » La formule claque. Tirée d’un mémoire de fin d’études de jeunes ingénieurs entrant dans le Corps des mines, elle a suscité un fort intérêt dans les milieux de la réforme de l’état : le mémoire est devenu un article ; l’article, un livre[1]. La lecture en est plus décevante : l’ubérisation est définie seulement à partir de « plateformes numériques de confiance » qui seraient « centrées sur le client » sans aucune allusion à la mise en cause du salariat, pourtant souvent implicite dans le terme. Ubériser signifie pour les auteurs rendre « adressables », ajustées à chaque administré, les données de l’état. Ils citent alors le service mes-aides.gouv.fr, qui calcule si les utilisateurs sont éligibles aux aides sociales (allocations familiales ou assurance chômage), créé par les services de la modernisation de l’État ou une offre comparable à destination des entreprises, développée par la start-up Finamatic.

La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, par Gilles Jeannot et Simon Cottin-Marx (Raisons d’Agir, 2022)

Ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros.

« Ubérisation » désigne aujourd’hui dans le sens commun un aspect bien particulier du numérique. « Remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur internet », nous dit le Larousse. En d’autres termes, l’ubérisation, c’est la multiplication d’emplois au statut dégradé rendue possible par les capacités d’intermédiation entre offre et demande de services par les plateformes numériques. Par conséquent, de manière toute pratique, ubériser l’État consisterait à remplacer les fonctionnaires par une armée de travailleurs attendant, au pied de leur voiture, de leur vélo ou de leur ordinateur, une mission payée à la tâche quelques euros. En ce sens plus précis – et plus inquiétant –, voit-on se dessiner une ubérisation de l’état ou des services publics ?

La privatisation, au sens large, porte ici sur la diffusion des modèles économiques du privé. Alors que la vague du new public management en France et dans une grande partie de l’Europe a principalement contribué à diffuser des méthodes d’organisation du travail issues du privé[2], il s’agit ici de transferts de modèles salariaux. Cette initiative apparaît ainsi comme la pointe avancée d’une dégradation de l’emploi public dans ce secteur. L’ubérisation s’est principalement développée dans le transport et la logistique, bien sûr le secteur des taxis mais aussi celui de la livraison de repas à domicile et tout un ensemble de prestations sur le « dernier kilomètre ». C’est donc du côté de la logistique qu’il faut chercher d’éventuelles applications de l’ubérisation aux services publics.

Aux États-Unis, quelques expérimentations de prise en charge par Uber (ou son principal concurrent Lyft) de missions de service public ont été tentées. La première a eu lieu en 2016 dans le comté de Pinellas, en Floride. Suite à un référendum rejetant une croissance du budget des transports publics, le comté a offert de subventionner à hauteur de cinq dollars des trajets en VTC Uber partant de ou arrivant à certaines gares routières. L’opération a été financée en supprimant une ligne de bus fortement déficitaire. Par la suite, d’autres expérimentations ont été engagées avec Lyft dans de petites villes de Floride ou de Californie, à Salt Lake City ou à Detroit[3].

Lire l’entretien avec la sociologue Sarah Abdenour, « L’Ubérisation, un retour au XIXème siècle ? »

Cependant, ces expériences sont à la fois d’ampleur très restreinte (démarrage de la première expérimentation avec quarante trajets subventionnés par jour, expérimentation limitée à deux mille trajets en tout à Detroit[4]) et plutôt complémentaires de l’offre publique : il s’agit dans de nombreux cas de subventionner l’accès des usagers aux gares des lignes de transports publics lourds. Ces expérimentations apparaissent ainsi moins comme la privatisation d’un service public que comme une tentative de donner des gages face à une stratégie forte d’intrusion dans les législations locales, de manière à les aligner sur les intérêts de ces deux compagnies. Uber et Lyft ont en effet déployé plus de lobbyistes que tout le reste de l’économie numérique réuni pour peser sur les législations locales de transport. Ils ont payé les amendes des chauffeurs lorsque leur offre ne respectait pas la législation locale. Ils ont pu suspendre leurs services pour réagir à des législations trop contraignantes comme à Houston ou à Austin. Ils ont enfin incité leurs consommateurs à faire pression sur les pouvoirs publics pour que ces derniers se conforment à leurs exigences[5].

Cette manière d’agir sur les autorités publiques pour accélérer encore la dérégulation et l’ouverture des marchés rejoint les pratiques d’un certain pan de la finance pour une dérégulation mondiale analysée par Marlène Benquet et Théo Bourgeron[6]. Une actualisation de l’efficacité de cette pression est, en Californie, le vote favorable à la proposition référendaire exemptant les VTC et les livreurs d’une loi de cet État qui, en 2019, requalifiait de nombreux travailleurs indépendants en salariés [7].

« De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking »

En France, c’est en mars 2017, autour du rachat par La Poste de l’entreprise de livraison à vélo Stuart que la question d’une intrusion de l’ubérisation au sein de la sphère publique s’est posée le plus directement. L’entreprise Stuart a été créée en 2014 par deux entrepreneurs soutenus par des entreprises du e-commerce comme PriceMinister ou Vente-privée.com. Elle cherche à se placer sur la logistique du dernier kilomètre et trouve rapidement des contrats de livraison avec des commerces traditionnels comme Monoprix, Carrefour ou Franprix. L’entreprise, présente initialement à Paris, à Londres, à Madrid et à Barcelone, s’est étendue progressivement à de grandes villes françaises comme Lyon ou Toulouse. Ces financeurs ont été rejoints en 2016 par le groupe La Poste pour une première mise de fonds de 20 millions d’euros, puis le reste de l’entreprise sera racheté en mars 2017 pour 13 millions d’euros.

La livraison à vélo constitue la partie la plus dégradée du travail ubérisé et condense les deux dimensions de cette économie numérique. Leur confrontation directe est rendue tangible par le récit d’une réunion d’information pour les nouveaux recrutés, que rapporte le livreur Jérôme Pimot : « tout commence dans un open space de 400 m2 en plein Marais, baby-foot, paniers de fruits, canapés, bar-cafétéria. Je suis là pour une réunion d’information pour devenir livreur à vélo chez Frichti, la nouvelle start-up de livraison de repas sur Paris. Avec moi, une vingtaine de mecs de mon âge, entre vingt et trente-cinq ans, dix noirs, sept Marrons, trois blancs, tous plus au moins le même style : survêt’ Nike, sacoche, casquette, maillot de foot, doudoune. On déambule comme une meute ébahie dans cet open space au milieu des employés de la boîte. Posés sur les canapés design, à moitié allongés mais pas trop, en tailleur façon yoga, d’autres jeunes de notre âge, quasiment tous blancs, tous un Macbook dernier cri en main, tous très stylés, avec les dernières fringues branchées sur le dos, des hipsters dans toute leur splendeur, regardent passer la meute. Nous entrons dans un bocal vitré. Entassés sur des tabourets, collés les uns aux autres, sans un verre d’eau, on attend. De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la « start-up nation », ceux qui peuvent côtoyer le baby-foot sans vraiment y jouer, ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking[8]. »

Des enquêtes par questionnaires, menées par une équipe de chercheurs autour de Laetitia Dablanc, permettent d’appréhender les conditions économiques du service et le profil de ces nouveaux travailleurs. Les entreprises se rémunèrent sur un pourcentage du prix du repas (entre 25 et 30 %) et sur une tarification de la livraison au consommateur (environ 2,5 euros) : chaque course rapporte en moyenne cinq euros plus un ou deux euros de pourboire. « On voit que la seule variable du modèle économique sur laquelle la plateforme peut vraiment agir est la rémunération du livreur[9]. » Les entreprises cherchent alors à susciter l’inscription de très nombreux livreurs et par là une concurrence qui permet de faire monter les exigences et de baisser les prix.

Cela conduit à une évolution du profil des travailleurs. En 2016, ils sont 65 % à travailler pour Deliveroo et 20 % pour Stuart. En 2018, Uber Eats prend 25 % sur la part de Deliveroo. Si la figure mise en avant par les entreprises de travailleurs à temps partiel ou d’étudiants qui cherchent un revenu d’appoint sur les créneaux qui les arrangent a bien existé, la baisse des tarifs unitaires et le privilège donné par l’algorithme aux coursiers qui restent tout le temps disponibles a conduit à réduire leur part (de 41 % en 2016 à 16 % en 2018) au profit d’auto- entrepreneurs à temps plein.

Le turnover augmente aussi – de 32 % à 47 % des coursiers déclarent moins de six mois d’activité. Un nouveau phénomène a ensuite vu le jour : la sous-traitance, par ces autoentrepreneurs, de leur compte à des travailleurs sans papiers. Même si l’activité est illégale, c’est un tiers des personnes interviewées qui se déclarent concernées. La proportion monte à la moitié dans la dernière version de l’enquête.

Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public.

Les autoentrepreneurs de Stuart échappent-ils à cette dégradation des conditions d’emploi et de travail ? Le groupe La Poste s’est attaché à mettre en avant un modèle social « avantageux » avec la possibilité d’accéder à une complémentaire santé, à des prêts pour l’achat du vélo, à un soutien à l’inscription sur les listes de logement HLM ou à une facilitation du recrutement des plus fidèles comme postiers. Le fait que la durée de présence moyenne sur la plateforme ne dépasse pas quatre mois relativise ce modèle d’intégration vanté par la direction des ressources humaines du groupe[10]. En octobre 2020, un mouvement de sans- papiers travaillant pour Stuart et débranchés par l’entreprise de l’application suggère également que l’entreprise n’est pas à l’écart du glissement vers le travail d’étrangers en situation illégale [11].

Une association professionnelle regroupant des micro-entreprises de coursiers et quelques opérateurs plus importants de livraison a engagé en 2017, juste avant le rachat par La Poste, une procédure judiciaire contre Stuart et contre deux autres entreprises pour concurrence déloyale. La procédure repose sur deux arguments. D’une part, cette entreprise a des contrats réguliers avec des commanditaires comme des supermarchés, elle dispose d’entrepôts comme à Châtelet [12], ce qui en fait une entreprise commissionnaire de transport qui doit se soumettre aux contraintes du secteur. D’autre part, certaines livraisons sont accomplies par des scooters et rentrent dans le cadre d’une profession réglementée : les autoentrepreneurs qui les accomplissent n’ont pas les autorisations afférentes. L’affaire en appel sera traitée fin 2021.

Stuart pourrait ainsi être la pointe avancée d’un mouvement plus large de développement du travail à la tâche dans le service public. Le cœur de métier du Stuart est plutôt du côté de la livraison à domicile des courses effectuées dans des supermarchés. Mais certains services postaux comme la distribution de catalogues ou de journaux peuvent être aussi pris en charge par ces auto-entrepreneurs.

L’ubérisation concerne une part limitée du service public, ce qui est aussi vrai dans l’emploi en général. Mais ces évolutions s’inscrivent dans un courant plus large au sein du groupe La Poste. Ainsi, depuis de nombreuses années, Chronopost propose à ses agents de quitter le groupe pour créer leur propre structure avec la promesse de se voir confier les mêmes tâches de distribution de courrier. L’entreprise peut ainsi sous-traiter jusqu’à 90 % de son activité à des entrepreneurs qui, même s’ils ont un contrat, sont payés à la tâche[13]. Au fil du temps, la fonction de dépôt de colis des bureaux de poste est supplantée par une myriade de points relais, des commerçants offrant ce service en sus de leur activité. En 2009, GeoPost, filiale de La Poste, rachète la start-up Pickup qui organise un réseau de dépôts-relais dans tout le pays. Un accord entre Pickup et Keynest autour d’une offre de consignes sécurisées pour l’échange de clés permet en outre d’établir le lien avec le développement d’Airbnb. Le fait de confier aux dirigeants de Pickup la tête de Stuart au sein du groupe GeoPost suggère alors la continuité entre le développement de ces points relais et celui de la livraison ubérisée.

Notes :

[1] Clément Bertholet et Laura Létourneau, Ubérisons l’État… avant que d’autres ne s’en chargent, Paris, Armand Colin, 2017. Les auteurs évoquent une « auto-ubérisation » de l’état. Cependant, par de nombreux exemples de sous-traitance présentés, par la part majoritaire des personnes interviewées issues du secteur privé ou par la préface confiée à Xavier Niel, on peut s’interroger sur l’identité de ce « nous » qui est appelé à ubériser l’état. 

[2] Voir Gilles Jeannot et Philippe Bezes, « Mapping the use of public management tools in European public adminis- tration », in Gerhard Hammerschmid, Steven Van de Walle, Rhys Andrews, Philippe Bezes, Public Administration Reforms in Europe, The View from The Top, Cheltenham, Edward Elgar, 2016, p. 219-230. 

[3] Voir Aaron short, « Are Uber and Lyft the future of transit ? Not so fast », Street Blog USA, 22 juillet 2019. 

[4] Nous remercions Tania Aïda Apedo pour sa présentation du cas de Detroit et plus largement des expériences étasuniennes. 

[5] Voir Joy Borkholder, Mariah Montgomery, Miya saika Chen, Rebecca smith, « Uber state interference : how transportation network companies buy, bully, and bamboozle their way to deregulation », A Report of The National Employment Law Project and The Partnership for Working Families, 2018, en ligne.

[6] Voir Marlène Benquet et théo bourgeron, La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Paris, Raisons d’agir, 2021. Les sommes engagées en lobbying pour faire basculer le vote en faveur du brexit (17 millions de livres) rapportées par ces auteurs sont cependant largement inférieures aux sommes dépensées par Uber et par Lyft. 
[7] Voir Anaïs Moutot, « élections américaines : Uber et consort sauvent leur peau en Californie », Les Échos, 4 novembre 2020. Les compagnies ont dépensé 200 millions de dollars en commu- nication, le niveau le plus élevé atteint pour ce type de référendum local. 

[8] Extrait du blog de Jérôme Pimot, ancien livreur à vélo chez Deliveroo, cofondateur et porte-parole du Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP). 

[9] Anne Aguilera, Laetitia dablanc, Alain Rallet, «L’envers et l’endroit des plateformes de livraison instantanée », Réseaux, 212, 2018, p. 23-49. La part qui revient au livreur ne cesse de décroître au fil du temps. 

[10] Voir Lionel Steinmann, « La Poste innove pour la protection sociale des coursiers de Stuart », Les Échos, 6 novembre 2017. 

[11] Entretien avec Jérôme Pimot du CLAP, 27 octobre 2020. 

[12] Voir « Stuart s’attaque à la logistique du dernier kilomètre pour révolutionner la livraison ultra-rapide », chaîne Youtube de Kronik. 

[13] Voir Pierre Vétois et nicolas Raimbault, « L’“ubérisation” de la logistique : disruption ou continuité ? Le cas de l’Île-de-France », Technologie et innovation, 17-3, 2017, p. 1-22. 

« Les applications de livraison de repas reposent sur un modèle social catastrophique » – Entretien avec Jérôme Libeskind

Course des porteurs de journaux, Suzanne Trébis, gagnante de la catégorie dames, 1926
Course des porteurs de journaux, Suzanne Trébis, gagnante de la catégorie dames, 1926 @ Photographie agence Rol / Bibliothèque nationale de France

Dans Si la logistique m’était contée (2021, FYP éditions), Jérôme Libeskind, consultant en logistique urbaine et e-commerce, décrit sur douze petites histoires les principales innovations qui ont façonné la livraison, le commerce mais aussi la ville au cours du siècle précédent. Du service de livraison de repas à domicile au système de magasin en libre-service, l’auteur nous apprend que les ancêtres d’Uber et d’Amazon s’appellent Mahadu Bachche, Félix Potin et Suzanne Trébis. Loin de proposer une histoire linéaire de ces innovations logistiques, l’auteur défend qu’en matière de livraison, de contrôle des flux urbains, mais aussi de gestion des déchets, nous avons bien plus souvent détruit qu’amélioré l’existant. Entretien réalisé et retranscrit par Simon Woillet et Audrey Boulard.

LVSL – Dans votre livre nous avons été interpellés par le fait que la plupart des innovations que l’on croyait issues du numérique ont vu le jour sans. Nous pensons par exemple au cas du magasin en libre-service par Félix Potin ou du modèle des dabbawalas de Mumbai, système de livraison de repas qui existe depuis 130 ans dont vous écrivez qu’il « est en tous points opposé à celui des plateformes ». Est-ce l’une des intentions de votre livre que de tordre le coup à l’idée selon laquelle pour être efficiente la logistique doit passer par des plateformes ? 

FYP éditions, 2021.

Jérôme Libeskind – Je n’ai pas pensé mon livre en réquisitoire anti-digitalisation ou anti-plateformisation : les outils numériques, qui sont amenés à se multiplier, peuvent dans le cas de la livraison de repas par exemple, aider à l’optimisation des tournées. Cependant, ils ne remplacent pas les fondamentaux. Les applications de livraison de repas, aujourd’hui très performantes, reposent sur un modèle social, environnemental et organisationnel qui est catastrophique. Pour prendre un exemple parlant, un des fondamentaux de la logistique se trouve dans la consolidation des flux, afin de réduire l’impact environnemental de l’acheminement des marchandises. Ces plateformes développent au contraire des modèles qui poussent à la fragmentation, générant des flux supplémentaires qui ne sont pas sans conséquence sur l’environnement. 

Il n’existe donc pas de vision écologique de la ville sans prise en compte de la logistique.

Le service de livraison de repas des dabbawalas de Mumbai dont je parle dans mon livre gère près de 400 000 mouvements de livraison par jour, et ce, sans avoir recours aux outils numériques. La réussite de ce modèle est sans commune mesure avec ce que propose les plateformes de livraison de repas, tout simplement parce que le numérique seul ne suffit pas à garantir le succès d’un projet logistique. En revenant à l’histoire, j’ai essayé de montrer que les problèmes que l’on se pose aujourd’hui ne sont pas nouveaux. Nous n’avons en définitive pas inventé grand-chose. Nous avons d’ailleurs surtout détruit des modèles qui avaient du sens. 

Chargement de Lunch Box sur un vélo, Mumbai @ Joe Zachs

LVSL – Dans l’introduction de votre livre, vous vous appuyez sur la définition que donne le Centre d’étude et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) pour définir la logistique : « la logistique urbaine est l’art d’acheminer dans les meilleures conditions les flux de marchandise qui entrent, sortent et circulent dans la ville ». La réflexion sur la logistique est-elle une condition nécessaire pour développer une vision écologique de la ville ? 

J. L. – La logistique est une fonction transverse qui touche à l’urbanisme, à la mobilité des personnes et à la façon de consommer. Elle comprend tout un ensemble de fonctions qui concernent notre mode de vie, notre habitat, l’organisation du territoire, l’origine des marchandises que l’on consomme, leur durée de vie et leur conditionnement. Il n’existe donc pas de vision écologique de la ville sans prise en compte de la logistique. C’est pourtant un volet qui est souvent oublié ou qui n’est que partiellement pris en compte. 

La logistique nécessaire pour évacuer les ordures ménagères dans les centres de déchets est par exemple très peu connue du grand public. Ce sont 550 véhicules par jour qui se rendent dans le centre de Paris pour traiter les déchets. Et une fois que les ordures ménagères sont brulées – parce qu’on ne le dit pas mais les ordures ménagères sont brûlées – les résidus sont à nouveau évacués par camions. Les déchets représentent donc des flux extrêmement importants avec à chaque fois des camions, des kilomètres, de la congestion de flux, des émissions de gaz à effet de serre, des émissions de polluant locaux, etc.

Ce que j’ai essayé de démontrer en filigrane dans le livre, c’est que la logistique peut constituer un levier écologique. Dans le chapitre que je consacre à Augustine Thwaites, l’inventeur en 1799 de la bouteille consignée, j’ai essayé de mettre en évidence la notion de valeur de l’emballage. Nous avons aujourd’hui en France beaucoup de mal à prendre des décisions à ce propos en grande partie parce des groupes de pression importants s’emploient à faire durer un modèle de recyclage plutôt que de réutilisation des bouteilles. L’évidence va pourtant vers la réutilisation. 

LVSL – Vous mentionnez dans le chapitre sur Augustine Thwaithes, que le Danemark a été forcé de se mettre en conformité avec la législation européenne et d’accepter sur son territoire des emballages de cannettes aluminium qui étaient auparavant interdits au regard de préoccupations écologiques. Dans ce cas-là, y-a-t-il un problème dans une pensée économique libre-échangiste qui fait fi de la cohérence logistique ? 

J. L. – L’Union Européenne a fait sur ce point une erreur gravissime. L’exemple danois était un modèle qu’il fallait étendre dans d’autres pays pour pallier le problème de ces filières logistiques très énergivores. Évidemment tout ne sera pas résolu par la consigne. J’ai cependant du mal à comprendre que les acteurs publics ne s’emparent pas de cette solution. Il y a sur ce point un vrai blocage juridique qui a de nouveau été apparent lors des discussions autour de la loi climat. Pourquoi préférons-nous le recyclage à un modèle de consigne qui réutilise les emballages ? Parce que les collectivités locales ont investi massivement dans des centres de tri de retraitement des déchets et qu’elles ont peur de ne pas pouvoir rentabiliser ces centres. Aujourd’hui, nous voyons plus d’initiatives en provenance des grands acteurs de la distribution, tels que Carrefour ou E.Leclerc. Ils y trouvent bien sûr un intérêt puisqu’ils s’assurent la fidélité des consommateurs qui reviennent déposer leurs bouteilles. 

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre l’exemple de Victor Gruen, inventeur du shopping mall, qui aux États-Unis a été le premier à mettre en garde contre le risque de dépendance à la voiture individuelle et l’expansion tentaculaire de la ville vers les périphéries. De ce point de vue, y-a-t-il une différence notable entre les modèles européen et américain ? Ou bien peut-on constater des phénomènes de mimétisme ou de transposition ? 

J. L. – De par sa densité urbaine, la ville américaine est bien sûr très différente des villes européennes, qui sont elles-mêmes construites sur des modèles singuliers. Il est vrai néanmoins qu’on constate un certain mimétisme entre la ville française et les États-Unis. Dans le chapitre sur Victor Gruen, j’ai voulu montrer que les conséquences logistiques de l’étalement urbain – sur la consommation des terres agricoles, sur le déplacement des personnes et la dépendance à la voiture individuelle – sont considérables. En France, nous avons suivi il y a longtemps ce modèle de dépendance à la voiture individuelle. Ce qui n’est pas sans conséquence. En étalant les populations, on crée des territoires plus énergivores et plus difficiles à desservir. Nous créons des territoires qui sont inefficients sur le plan logistique, pour la gestion des biens de consommation ou des déchets. Avec Victor Gruen, on comprend que le modèle d’étalement de la ville sur plusieurs dizaines de kilomètres de long n’est pas efficace : il faut pouvoir recentrer les villes. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui la ville du quart d’heure, un modèle qui avait déjà été pensé il y a un demi-siècle, même si à l’époque tout ceci semblait un peu utopique. 

En France, le problème vient principalement de l’habitat. Dans le sud de la France, les villages situés à quarante kilomètres de Montpellier ont par exemple vu leur population doubler en dix ou quinze ans pour se transformer en villages dortoir dans lesquels il n’y plus de commerce, mais seulement des zones pavillonnaires qui hébergent les personnes qui travaillent en métropole. C’est exactement le modèle des suburbs qui s’est développé il y a cinquante ans aux États-Unis. Nous sommes passés d’un habitat collectif à un habitat individuel, en vendant précisément le rêve américain du pavillon comprenant un morceau de jardin et deux voitures. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’apparition de ce modèle en France est très récent – quinze ans tout au plus – et rien n’est fait de la part des pouvoirs publics locaux pour l’endiguer. Revenir en arrière ne sera pas simple, mais c’est pourtant une obligation. 

LVSL – Vous avez rédigé votre ouvrage pendant le premier confinement. Cette situation particulière a-t-elle influencé le choix des exemples que vous mobilisez ? 

J. L. – Depuis les événements étonnants qui se sont passés en mars dernier, tout le monde sait ce qu’est la logistique. Nous avons découvert que, sans camion, nos rayons de magasin sont vides, nous n’avons pas de masques, ni de vaccins et que nos hôpitaux ne sont pas approvisionnés. 

La nouveauté avec l’ubérisation réside dans l’aspect collaboratif des plateformes permettant à tout un chacun de devenir livreur. Autrement dit, la nouveauté c’est le modèle social, ou plutôt son absence.

Dans le livre, je parle de la guerre franco-prussienne et des deux guerres mondiales, des périodes qui ont abouti à des innovations étonnantes sur le plan logistique. Notamment parce que les carences énergétiques et la nécessité de trouver des solutions d’approvisionnement pour les zones de combat ont favorisé l’émergence de solutions nouvelles. Ceci dit, je ne suis pas certain que cette crise aura des répercussions positives sur les pratiques. La livraison à domicile de repas a par exemple explosé en un an, développant des modèles très inquiétants sur le plan social, sur le plan de la sécurité, de l’environnement, et de la consommation d’emballage. 

LVSL – Aujourd’hui, les réseaux sociaux et les plateformes emmagasinent de plus en plus de données permettant d’anticiper les comportements des consommateurs. Est-ce que cela change la donne du point de vue de la gestion des stocks ? 

J. L. – Les gestions de stocks intégrées – qui vont de la production à la distribution – n’ont rien de nouveau. Félix Potin a tout inventé du commerce moderne au milieu du XIXe s., y compris la livraison à domicile. Maintenant, il faut pouvoir distinguer la technologie de l’ubérisation. La nouveauté avec l’ubérisation réside dans l’aspect collaboratif des plateformes permettant à tout un chacun de devenir livreur. Autrement dit, la nouveauté c’est le modèle social, ou plutôt son absence.

Retrouver ici une analyse par LVSL de l’économie de plateforme et des problèmes qu’elle soulève pour les travailleurs et les services publics.

Dans une étude sur laquelle j’ai travaillé pour des organismes publics, j’ai découvert que ces entreprises s’appuient sur un outil technologique très performant, mais qu’elles en perdent complètement la maîtrise. Derrière ces plateformes ubérisées se développent des modèles sociaux dramatiques. On le voit au travers de l’emploi de sans-papiers. Aujourd’hui, près de 40% des comptes sont partagés, c’est-à-dire que ce sont des personnes en situation irrégulière, ou des mineurs qui sont utilisés pour livrer, avec une rétrocession d’une partie de leur rémunération. Il s’agit donc presque d’esclavage. Et cela concerne près d’une livraison sur deux de repas. L’État le sait parfaitement. Il y a simplement une volonté publique de laisser faire. Un siècle et demi après l’invention de la cyclologistique et près d’un siècle après la mise sur le devant de la scène de cyclologisticienne comme Suzanne Trébis, il est par ailleurs assez édifiant de constater que 98% des livreurs de repas sont des hommes.

Comme toute entreprise, ces plateformes devraient être dans l’obligation de maîtriser ce qui se passe chez elles. D’autant qu’elles sont en train d’évoluer vers des modèles de livraison de produits alimentaires, et que par leur biais, le commerce n’a pas fini de se transformer. On nous annonce par exemple la l’émergence de différentes plateformes qui vont faire des livraisons à vélo en 10 minutes dans Paris, ce qui est en réalité impossible à faire autrement qu’en scooters. Tant que ces plateformes ne seront pas adossées à un modèle social, comme c’est le cas à Mumbai avec le service des dabbawalas, elles continueront d’avoir les conséquences catastrophiques qu’on leur connait. 

Diplômé de l’École des hautes études commerciales (HEC Paris), Jérôme Libeskind est expert en logistique urbaine, dernier kilomètre et e-commerce. Il dirige le bureau d’études Logicités qui accompagne les entreprises et les acteurs publics dans la compréhension des enjeux et la mise en œuvre de solutions opérationnelles. Chargé de cours de « logistique urbaine » à l’École supérieure des transports et à l’université Paris-Sorbonne (master TLTE), il a publié La logistique urbaine : les nouveaux modes de consommation et de livraison (FYP éditions, 2015) et La logistique urbaine au Japon (Logicités, 2018).

Prop 22 : 200 millions de dollars pour graver l’uberisation dans le marbre

A bord d’un VTC. © Dan Gold

En parallèle de la campagne présidentielle américaine, Uber et ses alliés ont dépensé plus de 200 millions de dollars pour faire passer la Proposition 22 en Californie, qui prive de protections légales les travailleurs des plateformes. Ce référendum, le plus cher de l’histoire américaine, illustre le caractère ploutocratique du système américain et la volonté de la Silicon Valley de généraliser l’uberisation. Article de notre partenaire Jacobin, traduit et édité par William Bouchardon.


Mardi 3 novembre, jour de l’élection américaine, les électeurs californiens ont adopté la proposition 22, une mesure soutenue par les entreprises de « l’économie de plateforme » qui les dispense de considérer leurs quelque trois cent mille travailleurs comme employés. Pire, la proposition 22 stipule aussi en petits caractères que la mesure ne peut être modifiée qu’avec l’approbation des sept huitièmes du Parlement de l’État, rendant l’annulation de la loi quasi-impossible.

Le succès de cette mesure est un jalon dans l’histoire du gouvernement des riches. Pour ceux qui en doutait encore, le succès de la proposition 22 prouve que les capitalistes peuvent écrire leurs propres lois. Et toutes les entreprises américaines l’ont bien noté.

Un cartel d’entreprises, comprenant notamment Uber, Lyft, DoorDash, Postmates et Instacart (des entreprises de livraison à domicile ou de VTC, ndlr), a consacré 205 millions de dollars à la campagne « Oui à la proposition 22 » pour faire passer cette législation qui les exempte des exigences du droit du travail en matière de soins de santé, d’assurance chômage, de sûreté des conditions de travail et d’autres avantages (y compris potentiellement les indemnités pour accident du travail, comme les prestations de décès). Les opposants à la proposition 22, en grande partie des syndicats et des organisations de travailleurs, ont eux dépensé 20 millions de dollars, soit dix fois moins que leurs adversaires.

Les partisans de la proposition ont bombardé les Californiens de mails, de publicités trompeuses et de notifications dans leurs applications avant le vote. Comme le rapporte le Los Angeles Times, Yes on Prop 22 a dépensé près de 630 000 dollars par jour : « Dans un mois donné, cela représente plus d’argent que tout un cycle électoral de collecte de fonds dans 49 des 53 circonscriptions à la Chambre des représentants en Californie. » En plus d’engager dix-neuf sociétés de relations publiques, dont certaines se sont fait un nom en travaillant pour l’industrie du tabac, Uber et ses alliés se sont cyniquement présentés en faveur de la lutte contre les discriminations en faisant un don de 85 000 dollars à une société de conseils dirigée par Alice Huffman, la directrice de la NAACP de Californie (National Association for the Advancement of Colored People, une organisation majeure du mouvement des droits civiques, ndlr). Un geste obscène tant la mesure va encore davantage appauvrir les chauffeurs et livreurs, dont la majorité sont des personnes de couleur. Ce véritable déluge d’argent fait de la Proposition 22 non seulement le référendum le plus cher de l’histoire de la Californie, mais aussi de l’histoire des États-Unis.

L’essentiel de la mesure consiste à exempter les entreprises de l’économie de plateforme de l’Assembly Bill 5, une loi de l’État qui oblige les entreprises à accorder aux travailleurs le statut d’employé sur la base du « test ABC ». Énoncée dans l’affaire Dynamex de la Cour suprême de Californie, la norme ABC stipule qu’un travailleur est un employé, plutôt qu’un entrepreneur indépendant, « si son travail fait partie de l’activité principale d’une entreprise, si les patrons décident de la manière dont le travail est effectué ou si le travailleur n’a pas établi un commerce ou une entreprise indépendante ». Malgré l’insistance des cadres des entreprises du numérique à considérer leurs entreprises comme de simples plateformes plutôt que comme des employeurs, les chauffeurs et livreurs de ces entreprises passent clairement le test ABC, ce qui a entraîné cette course pour créer une exemption.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient.

Si les entreprises de l’économie de plateforme étaient prêtes à débourser tant d’argent pour obtenir cette exemption, c’est bien car il s’agit d’une question existentielle pour leur business model. Aucune de ces entreprises ne réalise de bénéfices. Uber a perdu 4,7 milliards de dollars au cours du premier semestre 2020. Tout leur modèle économique est basé sur un arbitrage du travail, c’est-à-dire la recherche du travail le moins cher : ces firmes ne seront pas rentables tant qu’elles ne pourront pas adopter une technologie qui automatise le travail des conducteurs, ce qui signifie qu’elles ne seront jamais rentables, étant donné que cette technologie est loin d’être fonctionnelle. Mais en attendant, elles opèrent à perte, subventionnées par les fonds de pension et les spéculateurs, en se soustrayant à la responsabilité et au risque qui accompagnent le statut d’employeur. Le lendemain du vote, Uber a vu ses actions augmenter de 9 %, tandis que Lyft progressait de 12 %.

Si ces entreprises étaient tenues de respecter le droit du travail, elles couleraient. Par exemple, comme le rapporte le magazine Prospect, le refus d’Uber et de Lyft de verser des cotisations à la caisse d’assurance chômage de Californie a permis à ces entreprises d’économiser 413 millions de dollars depuis 2014. Au lieu de payer pour les avantages et les protections que la loi impose, ces entreprises ne seront désormais tenues que d’offrir des avantages limités et un salaire qui s’élève à 5,64 dollars de l’heure, au lieu des 13 dollars de l’heure prévus par la loi sur le salaire minimum de l’État, selon des chercheurs du Centre du travail de l’Université de Berkeley.

Certes, il y a des raisons de penser que même cette victoire historique ne suffira pas à sauver Uber et ses concurrents. L’entreprise, devenue le parasite le plus célèbre de l’économie de plateforme, est confrontée à une forte opposition à travers les États-Unis et dans le monde entier. Partout, les gouvernements se battent pour obliger Uber à régler des milliards de dollars d’impôts impayés. Une grève en 2019, le jour de l’introduction en bourse de la société, a été suivie des actions de travailleurs au Brésil, au Mexique, au Chili, en Argentine et en Équateur. En outre, « Uber perd des procès en France, en Grande-Bretagne, au Canada et en Italie, où les hautes cours ont soit statué que ses chauffeurs sont des employés, soit ouvert la porte à des procès les reclassant comme tels ».

Ainsi, même si les partisans de la proposition 22 voient l’étau se resserrer, leur quête pour se soustraire à leur responsabilité envers les travailleurs n’est pas unique aux entreprises de l’économie de plateforme. Quoi qu’il arrive à Uber et consorts, les innombrables chauffeurs qui dépendent actuellement de leurs algorithmes pour payer leur loyer risquent d’en faire les frais. L’industrie technologique est unie par son fondement dans l’arbitrage du travail et l’exploitation des lacunes juridiques. N’est-ce pas le prix à payer pour l’innovation ? Et cela ne concerne pas seulement les travailleurs à bas salaires : la majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La majorité des effectifs de Google, qui emploie une majorité des cols blancs, est composée d’entrepreneurs indépendants. Voici l’avenir du travail pour nous tous si la Silicon Valley a son mot à dire.

La création d’une nouvelle catégorie de travailleurs dont aucune entreprise n’est tenue de respecter les droits durement acquis ne restera pas non plus réservée aux serfs californiens de l’économie de plateforme. Depuis le succès de la Proposition 22, les dirigeants des entreprises victorieuses ont annoncé leur intention d’exporter ce modèle au niveau fédéral. « Maintenant, nous nous tournons vers l’avenir et vers le pays tout entier, prêts à défendre de nouvelles structures de prestations qui soient portables, proportionnelles et flexibles », a déclaré le PDG de DoorDash, Tony Xu, peu après l’adoption du vote. Lyft a envoyé un courriel de célébration, qualifiant la loi de « pas révolutionnaire vers la création d’une « troisième voie » qui reconnaît les travailleurs indépendants aux États-Unis ». « La proposition 22 représente l’avenir du travail dans une économie de plus en plus axée sur la technologie », proclame quant à lui le site Yes on Prop 22.

La volonté de ces entreprises de transformer l’essai en passant un texte similaire au niveau fédéral rencontre peu d’opposition parmi les élus. Ces entreprises ont lancé leur offensive dans le propre district de Nancy Pelosi, la leader démocrate de la Chambre des Représentants, qui n’est guère mobilisée contre. Certes, Joe Biden et Kamala Harris disent s’opposer à la proposition 22. Mais Joe Biden a-t-il jamais pris la peine de se battre pour les droits des travailleurs, si ce n’est pour une photo de campagne ? Quant à Kamala Harris, elle a des liens sans précédent avec la Silicon Valley, y compris au niveau familial : Tony West, son beau-frère, haut fonctionnaire de l’administration Obama, a effectué un travail juridique pour des entreprises de l’économie de plateforme.

Personne ne viendra sauver les travailleurs. L’avenir dépend de la capacité de ces derniers à s’organiser pour défendre leurs droits, alors même que le capital déploie des montants presque infinis pour les empêcher de réussir. L’unité entre les travailleurs, syndiqués ou non, employés ou entrepreneurs indépendants, n’a jamais été aussi urgente. Si l’on en croit la proposition 22, l’avenir de la démocratie, même limitée, encore exercée aux États-Unis en dépend.

« Nous avons besoin de dire que les vies des livreurs valent plus que ça » – Entretien avec Édouard Bernasse, secrétaire général du CLAP

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Édouard Bernasse est secrétaire général du CLAP, le Collectif des livreurs autonomes de Paris. En pleine épidémie de coronavirus, tandis que de nombreux Français sont invités à demeurer chez eux, les livreurs qui travaillent auprès de plateformes continuent leurs courses. Cette situation tant étonnante que scandaleuse illustre la grande précarité de ces livreurs : du statut à l’absence de considération politique, au laisser-faire des plateformes… Entretien pour mettre en lumière celles et ceux qui demeurent exposés.

LVSL – Pouvez-vous au préalable présenter l’origine du Collectif des livreurs autonomes de Paris à nos lecteurs ?

Édouard Bernasse Le CLAP (Collectif des livreurs autonomes de Paris) est un collectif réuni sous forme d’association (loi 1901) qui a vu le jour début 2017. Sa création est une réponse à la chute de Take Eat Easy (une plateforme de mise en relation comme Deliveroo, Uber Eats), c’est-à-dire une plateforme de foodtech, qui a emporté avec elle l’argent qu’elle devait aux coursiers et au restaurateurs. Les livreurs qui travaillaient avec Take Eat Easy à temps plein ou à temps partiel, n’ont jamais été payés pour les derniers mois travaillés avec cette plateforme.

À l’époque, il existait déjà des groupes de coursiers sur les réseaux sociaux, afin d’échanger sur la vie quotidienne, partager des expériences et sourire un peu aussi. Ainsi quand Take Eat Easy a annoncé sa fermeture de manière soudaine, les coursiers de ces groupes ont très vite compris que la liquidation serait prononcée sans que l’argent qu’il leur était dû ne leur soit versé. Le sentiment de colère a vite pris le dessus dans la communauté des coursiers, accentué par le partage des ex-dirigeants de la plateforme de leurs photos de vacances en Toscane sur Instagram.

Les coursiers sont majoritairement allés vers une autre plateforme qui s’était installée à Paris en 2015 : Deliveroo. Celle-ci a profité de cette manne de coursiers pour augmenter sa capacité de livraison et sa flotte de livreurs. Les livreurs ont donc signé un contrat avec une rémunération à l’heure (7,50€), à laquelle s’ajoutait une rémunération par course pouvant aller jusqu’à 4€.

« Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles, ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. »

Et puis petit à petit, les livreurs, qui étaient déjà sur la défensive avec le traumatisme Take Eat Easy, ont pu s’apercevoir que leur méfiance était justifiée puisque Deliveroo commençait à leur supprimer quelques petits euros à gauche à droite, de manière très sournoise.

Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet
Mobilisation des livreurs © Marion Beauvalet

Par exemple, des minimums garantis qui était promis sur certains soirs ont un peu diminué. C’est ensuite logiquement que sont arrivées les rumeurs concernant les changements de tarification de Deliveroo. Nous avons alors pensé que, plutôt que d’avoir plusieurs groupes d’échanges sur les réseaux sociaux, nous devions passer à l’étape supérieure et créer une structure avec un message fort, des porte-paroles, une identité ; un collectif qui soit un véritable contre-pouvoir aux plateformes, à la fois au niveau médiatique qu’institutionnel.

Il s’agissait de lever le voile sur la réalité des conditions de travail des livreurs de plateformes, qui avaient plutôt bonne presse à cette époque. Résultat de leur communication start-up cool et flexible, elles étaient présentées dans la presse comme un moyen sympa pour les étudiants de gagner un peu d’argent tout en faisant du sport, avec des horaires flexibles ainsi qu’une liberté qui se traduisait par l’absence de manager sur le dos. Sauf qu’on a très vite compris que ce n’était que de la communication, comme souvent avec ces plateformes, qui sont avant tout des boîtes de com’.

Puis, ce qu’on craignait est arrivé : fin 2016, Deliveroo supprime la tarification à l’heure et passe à une tarification à la course. 5,75€ pour tous les nouveaux livreurs. Les anciens, eux, recevaient un avenant pour passer à cette nouvelle tarification. Avenant qu’ils ont bien sûr refusé, car il était moins avantageux, contrairement à ce que la plateforme arguait. En mars 2017, les anciens reçoivent à nouveau cet avenant. Mais cette fois-ci, le choix présenté par Deliveroo était différent : soit ils signaient, soit ils étaient « déconnectés », c’est-à-dire virés. Les masques tombaient. Les primes pluie et les minimums se sont d’ailleurs très vite détériorés, puis ont été supprimés.

C’est ainsi qu’après un rassemblement pour contester ces pratiques, le CLAP est né. L’objectif est de faire exister ces travailleurs pour qu’ils aient leur mot à dire dans les conditions essentielles de leurs contrats, comme ce devrait être naturellement le cas puisqu’ils sont auto-entrepreneurs.

LVSL – À l’heure où chacun est invité à se confiner, quelle est la situation des livreurs concernant leur travail notamment ? Qu’a fait ou n’a pas fait le gouvernement ? Enfin, est-ce que vous avez eu des communications particulières avec les plateformes comme Uber Eats ou Frichti ?

É. B.  Nous n’avons aucunes communications particulières avec les plateformes qui sont de toute façon dans une logique de contournement des travailleurs et de leurs représentants. Pour vous donner un exemple, il y a un mois, le responsable de la communication et des affaires publiques de Deliveroo nous a convié à une réunion pour nous présenter son « forum », une farce d’élection organisée et maîtrisée par la plateforme, et n’est même pas venu à cette réunion. Il a envoyé des collaborateurs qui n’ont bien sûr aucun pouvoir de décision et qui nous ont rabâché pendant une heure que c’était un problème de transparence, de communication et qu’ils avaient « targuetté le feedback ». On a fini par claquer la porte de la réunion.

Quand on voit les mesures d’hygiène qu’a prôné le gouvernement, qui a affirmé s’être concerté avec les les représentants sociaux, déjà, il y a un problème. Les représentants sociaux pour le gouvernement Macron, ce sont les entreprises. Aucun livreur n’a été sollicité pour donner son avis sur une manière de livrer plus hygiénique. Forcément, livreur ou pas, médecin ou pas, une personne raisonnable et responsable vous dira que la meilleure mesure barrière, c’est de fermer les plateformes et d’indemniser les livreurs.

« Il nous faudrait une paire de gant par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks. »

La plupart des restaurants sont fermés, certains continuent à faire de la livraison de repas exclusivement, mais pour nous c’est irresponsable. Irresponsable au regard du nombre de parties prenantes qu’un livreur est amené à fréquenter pour une seule commande : le restaurateur, le cuisinier, les autres coursiers, le client… C’est irresponsable aussi quand on voit tout ce qu’il est obligé de toucher : digicodes, interphones, portes d’entrée, boutons et portes d’ascenseur. Il nous faudrait une paire de gants par commande minimum et une dizaine de masques par jour. Impossible en l’état actuel des stocks.

De toute manière, il n’y a plus beaucoup de commandes et de nombreux livreurs ont été obligés de s’arrêter. Soit parce qu’ils ont bien constaté cette baisse ou parce qu’ils craignent pour leur santé. Les mesures hygiéniques mises en place, comme la fameuse livraison sans contact, ne sont pas suffisantes.

Les mesures des plateformes, c’est uniquement de la communication, une position, une image : on se doute bien que lorsque vous livrez une commande ce n’est pas parce que vous respectez une distanciation sociale de deux mètres que vous n’êtes pas porteur du virus.

Les livreurs suent, sont dans la pollution, font des efforts, toussent et évidemment, c’est extrêmement dangereux… Il faudrait être cohérent : on est en guerre ou est-ce qu’on se fait livrer des burgers et des pizzas ? Nous préconisons d’arrêter les plateformes car elles ne sont pas essentielles, les gens disposent d’autorisations pour aller faire les courses. Il faut indemniser les travailleurs des plateformes au même titre qu’on indemnise les salariés qui sont au chômage partiel.

« Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux. »

Les mesures qui ont été annoncées par Bruno Le Maire, notamment celle sur le fond d’aide forfaitaire à 1500 euros, ne sont pas adaptées aux indépendants des plateformes. Les conditions d’éligibilité évincent tous les livreurs qui ont commencé leur activité récemment, car il y a beaucoup de turn-over dans ces boîtes (un indépendant doit prouver qu’il a perdu 50% de son chiffre d’affaire, en comparaison avec le mois de mars 2019), ainsi que ceux qui ne l’exercent pas à titre principal. Lorsqu’on regarde toutes ces conditions, on sait que la majorité des coursiers ne toucheront jamais cette aide. C’est pour cela que les plateformes en profitent pour dire qu’elles instaurent leurs propres aides, palliant ainsi aux mesures du gouvernement, en se réservant le bon rôle. Quand vous êtes atteint du Covid-19, Deliveroo vous indemnise à hauteur de 230€ : c’est dérisoire. C’est aussi cohérent avec la communication visant à se faire passer comme étant les bienfaiteurs et les nouveaux héros du service public français, en livrant les hôpitaux. Qu’ils commencent par payer leurs impôts en France s’ils veulent vraiment aider les hôpitaux. Qu’ils ferment leurs plateformes pour ne pas amener plus de malades dans les hôpitaux.

Le constat c’est que nous sommes non seulement des travailleurs récréatifs, mais récréatifs « sacrifiables » car nous ne sommes pas essentiels, contrairement aux pompiers, infirmières et infirmiers, policiers, médecins… Nous livrons des burgers et des sushis et nous avons besoin de dire que nos vies valent plus que ça.

LVSL  Si on se place du côté des plateformes, outre les questions de l’indemnisation, est-ce qu’aujourd’hui vous disposez de masques ? Quand Édouard Philippe ou Olivier Véran parlent de livraison de masques qui vont être distribués à certaines entreprises qui auront elles-mêmes à les répartir, vous faites partie de ce dispositif ?

É. B. – Même si on nous donne des masques, nous restons le petit personnel qui va au contact pour faire plaisir à la clientèle alors que celle-ci reste confinée. Il faut, à un moment donné, être cohérent.

LVSL  La France n’est pas le seul pays où des mesures de confinement ont été prises, savez-vous s’il y a des endroits dans le monde qui font face à l’épidémie et où des plateformes auraient accompagné différemment les livreurs, ou globalement vous observez les mêmes choses ?

É. B. On observe à peu près les mêmes mesures partout dans le monde parce que le principe est le même : les plateformes font appel à des travailleurs indépendants et donc qui se débrouillent par eux-mêmes. C’est l’idée mais c’est totalement hypocrite parce que nous sommes clairement subordonnés, la justice l’a d’ailleurs reconnu.

Je pense que les plateformes ont également peur de devoir distribuer ce genre de choses parce que, justement, on pourrait y voir un lien de subordination et c’est vraiment l’élément qui déclenche les sirènes dans les bureaux des plateformes. C’est pareil partout sauf peut-être, je l’ai lu, dans certaines régions d’Italie, où les plateformes ont été obligées de fermer.

LVSL – Dans un premier temps, peut-on revenir sur le lien qu’il peut y avoir ou non entre les travailleurs des plateformes, notamment les livreurs, et les syndicats traditionnels ? Ces derniers se font-ils le relais de votre situation, avez-vous des échanges avec ces structures ?

É. B. D’abord les gens apprécient le CLAP, car nous sommes un collectif autonome. Quand on voit les différents groupes de discussion des coursiers partout en France, dans lesquels aussi il y a des représentants de la CGT, certains coursiers n’adhèrent pas au discours de la CGT et veulent une structure comme à Paris, qui est autonome.

C’est un choix personnel. Je pense que le CLAP a fait ses preuves et que les livreurs ont pu apprécier nos actions, notre efficacité médiatique et notre gouvernance en dehors des logiques d’apparats syndicalistes. La crise des gilets jaunes démontre bien que les gens ne croient plus vraiment aux syndicats traditionnels et c’est malheureux. Je pense que les livreurs sont également dans cette logique là.

Il reste que nous échangeons tous les jours avec nos collègues qui sont membres de la CGT. Ils ont leur vision et leurs moyens, tandis que nous avons envie de rester autonomes. Nous considérons qu’il incombe au syndicat de s’adapter à sa base. Ce n’est pas la base qui doit s’adapter à la politique que veut mener le syndicat. Et je pense que beaucoup se reconnaissent dans cette logique. C’est très bien qu’il existe aujourd’hui deux fronts. Évidemment, l’entraide et le partage d’informations prédominent avec nos collègues de la CGT.

LVSL  Est-il possible de développer ce point des revendications des syndicats par rapport à vous ? En quoi est-ce que cela ne correspond pas totalement à ce à quoi les livreurs peuvent aspirer ? Quel est ce décalage justement entre les structures classiques et les nouvelles formes de travail ?

É. B. – Les syndicats défendent traditionnellement des salariés et non des indépendants, c’est un premier point. Cela veut dire qu’au niveau statutaire, le syndicat doit changer et aller expliquer dans une confédération qu’elle doit changer de statut pour apporter de l’aide aux livreurs des plateformes, qui en plus sont des travailleurs qui changent tous les six mois donc difficiles à fédérer.

Ce sont des travailleurs qui sont atomisés, qui sont en plus à la fois jeunes et dans une logique de simplicité absolue. Quand on est livreur Deliveroo, on a l’indépendance, ça se fait en deux clics, on travaille avec une plateforme, à la fin de la journée on peut voir combien d’argent on a gagné. Nous n’avons pas le temps de base pour aller voir une union syndicale puisque quand nous ne travaillons pas, nous ne gagnons pas d’argent, donc les livreurs sont dans quelque chose de plus direct et plus autonome, parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des autonomes.

Et c’est cette autonomie là qu’ils essaient de gagner, parce que dans les statuts de leurs contrats, ils sont censés être indépendants. Mais ils ont bien compris qu’en fait, ils ne l’étaient pas du tout. Les syndicats, qui sont dans la logique du salariat classique, n’ont forcément que peu d’écho auprès de ces jeunes.

« On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. »

Nous préférons nous organiser nous-mêmes, faire les choses comme on l’entend avec nos éléments de langage, les outils dont nous disposons. On est travailleur 2.0, alors on sera un collectif de défense 2.0. De fait, on ne va pas se mêler de politique, même si ça l’est toujours un peu, parce que nous estimons que notre syndicat doit être avant tout et surtout professionnel, alors qu’intégrer un syndicat existant, c’est intégrer des luttes intestines, des luttes politiques, des luttes d’ego.

Nous connaissons très bien notre métier, de même que nos arguments. Pour être efficaces, nous avons besoin des ressources nécessaires à la bonne et pleine exécution de nos objectifs et que les syndicats ne sont pour l’instant pas disposés à nous offrir. C’est pour cela qu’il nous faut nous adapter.

« À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre. »

LVSL – Lorsqu’un livreur va jusqu’aux prud’hommes, son contrat est souvent requalifié par les personnes qui instruisent son cas. Aspirez-vous tous à tendre vers le salariat ?

É. B. Notre travail c’est de relayer la volonté de notre base, donc des livreurs. Et ils ne veulent pas être salariés mais veulent être tout de même respectés et c’est ce respect qui n’existe pas pour l’instant. S’il faut passer par une forme de salariat, mais plus autonome pour avoir la garantie de conditions décentes de travail, tous les livreurs seraient prêts à signer, prêts à faire partie de ce salariat-là, mais pas celui qu’on entend classiquement.

Pourquoi, bien qu’ils veuillent rester indépendants, ils veulent ou sont allés en justice devant les prud’hommes ? Parce qu’il y a un préjudice qui doit être réparé. Un préjudice qui est matériel, on perd de l’argent, mais aussi préjudice moral ; le fait de vous demander tout le temps d’être disponible, notamment les week-ends, je pense aux pics obligatoires chez Deliveroo par exemple, d’être soumis à un agenda très contraignant qui vous empêche de mener à bien votre projet professionnel, familial et autre. Et puis il y a un préjudice politique. À force de ne pas être écoutés, de recevoir toujours les mêmes éléments de langage, les livreurs se rendent compte qu’on les a pris pour des imbéciles pendant deux, trois ou quatre ans et décident de se battre.

Il faut bien comprendre qu’à l’origine nous ne sommes pas pro-salariat dans le sens classique du terme. Toutefois, nous avons travaillé avec le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste au Sénat (CRCE), lequel a rendu une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes numériques. Dans cette proposition de loi, on se base sur ce qui existe déjà dans le code du travail, notamment le livre sept, qui est très complet et contient beaucoup de bases sur lesquelles nous pouvons nous appuyer pour construire ce salariat que nous appelons « salariat autonome ».

Il permettrait à un livreur qui est salarié de négocier avec les plateformes de manière régulière, annuellement admettons, ses conditions essentielles de travail avec un prix fixe juste et décent de la course, par l’intermédiaire de représentants que lui et ses pairs auraient élus. D’un côté, cela permet de remettre tout le monde autour de la table des négociations afin d’obtenir des garanties sur les conditions de travail, et de l’autre, de rattacher les travailleurs à la protection sociale.

Comment Uber peut tuer l’État

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber.

Il y a 10 ans, Uber arrivait sur les smartphones. Aujourd’hui, l’application de chauffeurs rassemble plus de 110 millions d’utilisateurs à travers 700 villes dans le monde et sa capitalisation boursière dépasse les 62 milliards de dollars. À l’origine de ce succès, une idée révolutionnaire : « augmentez vos revenus en conduisant », et trois ingrédients magiques : « devenez votre patron », « gérez votre emploi du temps », « conduisez en toute liberté ». L’immense start-up, transformant notre modèle social dans sa conquête incoercible, a maintenant l’État dans le viseur. 


Dans la grande histoire des transformations de l’organisation du travail, du taylorisme avec le travail à la chaîne au toyotisme et au début de l’automatisation, l’ubérisation bénéficie des nouvelles technologies pour nous faire basculer dans le monde de « l’économie collaborative » avec de nouvelles plateformes à succès comme Deliveroo, AirBnB ou Lime, qui en plus d’inventer de nouveaux métiers (juicers pour recharger les trottinettes, par exemple) inventent de nouveaux statuts.

Vous connaissez les conducteurs d’Uber ; sachez qu’ils ne travaillent en aucun cas pour la firme. Ils sont à leur compte, ils sont auto-entrepreneurs. En effet, Uber est la première multinationale à s’être affranchie du salariat.

Un statut qui présente des avantages pour l’application comme pour ses partenaires : pas d’horaires fixes, pas de contrat de travail. Mais aussi un statut qui a un prix : pas de cotisations retraites, pas de congés payés, pas de congé maladie, pas de salaire régulier et très peu d’impôts pour la société… Ce statut fait aujourd’hui débat. Pour certains, il s’agirait de salariat déguisé, et 10 ans après, nous pouvons faire un premier constat. Si beaucoup de drivers pensaient découvrir la liberté et la facilité, Uber les a rapidement conduits vers la dépendance et la précarité.

Vous vous apprêtez à lire un papier qui retracera l’histoire du statut des travailleurs en suivant les grandes évolutions techniques, jusqu’à l’ubérisation nous faisant entrer dans un nouveau paradigme. Vous le verrez, la responsabilité de cette dernière est loin d’être minime dans l’augmentation de l’auto-entreprise en France, une solution miracle pour faire baisser les coûts du travail pour les entreprises et les chiffres du chômage pour nos gouvernants. Mais derrière ce mirage, des impacts concrets sur notre société cheminant à la décomposition progressive de notre État, avec paradoxalement le parfait consentement de nos élites. 

Avec Uber, le monde automobile révolutionne une fois de plus l’organisation du travail. Il est indéniable que les révolutions industrielles (et les luttes qu’elles ont produites) ont construit le statut du travailleur actuel et en particulier celui du salarié, mais la dernière révolution numérique va encore plus loin. Et en plus de bousculer notre société, cette fois-ci, c’est l’État-providence qui se retrouve menacé par les multinationales. Explications.

D’abord, travailleur à la chaîne tu deviendras

Mais d’abord, afin de mieux comprendre l’évolution du statut des travailleurs, il faut revenir au XVIIIe siècle en Grande Bretagne, époque de la première révolution industrielle, qui se diffusera au reste de l’Europe et du monde au cours du XIXe siècle. La découverte de la force de la vapeur grâce au charbon comme nouvelle source d’énergie révolutionne les modes de production et transforme le paysage social. Les populations quittent les campagnes pour s’installer en ville (15% de la population britannique vit en ville en 1700, contre 85% en 1900). Les pays passent d’une économie agraire à une économie industrialisée, les travailleurs s’entassent dans les usines. En France, nous assistons à une dynamique moins marquée mais assez similaire. A la fin du XIXe siècle, la seconde révolution industrielle laissera la place à de nouveaux modes d’organisation du travail, du taylorisme au toyotisme.

Mais de quoi parlons-nous ? En fait, le taylorisme consiste en une division du travail importante permettant d’augmenter les rendements par un travail à la chaîne. Elle est suivie du système fordiste, du nom du constructeur automobile américain Ford. Ici, le patron assure une augmentation des salaires de ses ouvriers afin de leur permettre de consommer les produits qu’ils vont eux-mêmes fabriquer. Cela marque l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. Le postfordisme (ou toyotisme) est un mode de production qui reprend le principe des économies d’échelle et permet la production de masse de produits différenciés, avec de hauts standards de qualité et une plus grande implication des salariés dans l’entreprise. L’organisation est à flux tendu, fluctuant selon la demande du consommateur. Dans ces modèles, les travailleurs vendent leur force de travail à des patrons qui détiennent les outils de production. C’est un contrat passé entre un salarié et un employeur. Mais cette relation de subordination ne disparaît pas avec le déclin de l’industrie française.

“La figure de l’ouvrier est remplacée par celle du salariée, celle du patron par celle du manager” (Chamayou, 2018).

Pour revenir à l’histoire, la révolution industrielle a ainsi permis la création de nouveaux groupes sociaux, travailleurs, pauvres, rassemblés en un même lieu de production. Ces travailleurs vont, par le biais d’organisations corporatistes et syndicales, se socialiser et se mobiliser en tant que groupe pour la revendications de mesures communes, dans un intérêt commun. Une pratique favorisée par l’émergence du travail en usine. Pour comprendre l’évolution du statut de travailleur, il est indispensable de revenir sur leur outil de représentation. Ainsi, l’abrogation de la loi Le Chapelier en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui autorise la création de syndicats, joue un rôle indispensable dans l’organisation des ouvriers.

Les organisations syndicales se multiplient alors et une Fédération nationale des syndicats se créée en 1886. En 1895 est fondée la CGT, née de la fusion des Bourses du Travail et de la Fédération syndicale. Au fur et à mesure du temps, de nouvelles organisations syndicales apparaissent, révélatrices d’une émergence de différents points de vue et des différentes conditions des ouvriers dans l’évolution du salariat, avec une part de moins en moins importante des ouvriers au profit d’employés du secteur tertiaire. Le syndicalisme français est divisé, le rapport de force des travailleurs également.

Les travaux des sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux révèlent ainsi les rivalités qui existent entre les différents ouvriers, ouvriers spécialisés (OS) ou ouvriers qualifiés (OQ) selon la place de chacun dans la chaîne de production. La robotisation amène une modification certaine du rôle des ouvriers, avec une polarisation de leurs conditions, certains faisant des travaux dignes des machines, d’autres devant avoir des compétences de plus en plus élevées, comme les ingénieurs par exemple à qui il est demandé des compétences spécifiques.

Dans une période plus récente, les observations empiriques notent une juxtaposition des modèles « innovants » et « traditionnels », ces derniers s’étant modernisés grâce aux nouvelles technologies : néo-taylorisme ou néo-fordisme combinent ainsi les traits habituels du taylorisme et du fordisme mais avec la surveillance électronique des performances des salariés, de ses habitudes et les méthodes de conception et de production assistée par ordinateur. La précarisation des emplois est visible lorsque l’on étudie sur 25 ans l’évolution juridique des contrats de travail.

Ainsi, le taux d’entrée en CDD a été multiplié par quatre entre 1993 (20,5%) et 2017 (84%). Les CDD sont plus courts, avec une durée moyenne divisée par 2 entre 2001 (112 jours) et 2017 (46 jours). Au sein des flux d’embauches en CDD et CDI, la part des CDD a nettement progressé, notamment à partir des années 2000, passant de 76 % en 1993 à 87 % en 2017. Cette évolution structurelle dans les mouvements de main-d’œuvre s’accompagne d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule journée. Le taux de rotation de la main-d’œuvre, défini comme la moyenne des taux d’entrée et de sortie, présente enfin une forte tendance à la hausse depuis 25 ans, puisqu’il s’établit à 95,8% en 2017 pour l’ensemble des établissements de plus de 50 salariés, contre 28,7% en 1993. Le salariat n’est plus synonyme de stabilité de l’emploi.

Face à ces constats, une solution miracle est alors présentée : il fallait défendre « l’autonomie », une utopie qui ne devenait possible que si l’on abandonnait définitivement le salariat.

Et il est impensable de parler de précarisation de l’emploi sans aborder la question du chômage qui, à la fin des Trente Glorieuses, est devenue ce que l’on appelle un chômage de masse et de longue durée. Un contexte favorisant l’exclusion sociale des travailleurs mais aussi une flexibilité de leurs contrats pour répondre à ce nouveau problème de société.

Alors, en auto-entrepreneur tu t’épanouiras 

La « loi Travail » en 2016 engageait la France dans la  « start-up nation » avec une économie de l’immédiateté, de l’agilité, de l’audace plutôt que la sécurité. Et si l’économie devient « collaborative », la relation de travail s’apparente de moins en moins à une relation de subordination. À la figure du salarié subordonné de la seconde révolution industrielle, se substituerait celle de l’auto-entrepreneur de la révolution numérique. Le droit du travail évolue dans ce sens, pour plus de flexibilité, pour permettre aux entreprises de répondre « à la demande », et permettre à chacun d’entrer beaucoup plus facilement sur le marché du travail.

Mais surtout, la multiplication du nombre d’auto-entrepreneurs au cours des dernières années dans le numérique, si elle a contribué à limiter l’explosion du chômage, s’est traduite par une paupérisation continue du nombre de ces travailleurs indépendants, on peut penser à des livreurs Deliveroo qui peuvent faire 40h par semaine pour finalement gagner un maigre SMIC – la moyenne du chiffre d’affaire des auto-entrepreneurs dans tous secteurs confondus se situant aux alentours de 240 euros par mois, selon Le Figaro.

 Être salarié et non auto-entrepreneur est une question de sécurité, garantie par un statut juridique.

Rappelons que plusieurs obligations découlent du contrat de travail. L’employeur est notamment tenu de fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi, verser le salaire correspondant au travail effectué, respecter les autres éléments essentiels du contrat (qualification, lieu de travail quand il est précisé dans le contrat…), faire effectuer le travail dans le respect du Code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise. Le salarié doit, quant à lui observer les horaires de travail, réaliser le travail demandé conformément aux instructions données, respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail, ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.

Ces dernières années, nous assistons, à travers l’ubérisation, à une dynamique qui encourage le délitement progressif du salariat, sous des formes qui ne sont pas toujours apparentes. La lente remontée de l’emploi indépendant dans beaucoup d’économies développées ne restitue pas à lui seul toutes les facettes de cette désagrégation : à l’intérieur même du statut salarial, nombre de prérogatives issues du compromis fordiste sont en régression. Plus globalement, nous assistons à une atomisation de la relation de travail. Au-delà des emplois de petits services qui s’accrochent aux plates-formes numériques, cette tendance recouvre la montée en puissance des petites entreprises sous-traitantes, de l’auto-entrepreneuriat, des missions courtes d’intérim, des CDD de mission ou de chantier, et tout l’essaim des CDD ultracourts ; ou encore, à l’étranger, les contrats zéro heure britanniques ou les mini-jobs allemands. Tous ces petits contrats intermittents relèvent d’une remontée en puissance du travail à la tâche. Ils marquent la résurgence d’une relation de travail inégale qui s’était développée au XVIIIe siècle en Europe occidentale et qui avait constitué une des étapes de la proto-industrialisation. Vous l’avez bien compris, cela est, à juste titre, une régression, puisque tout un pan du travail bascule sous le droit commercial, relevant d’une relation de sous-traitance et n’étant plus protégé par le Code du travail.

À travers ces éléments, nous pouvons  donc considérer que le statut de salarié, héritier de toutes les avancées sociales depuis le XIXe siècle, est plus protecteur qu’un statut d’auto-entrepreneur. Pourtant, de plus en plus de travailleurs veulent être autonomes. Cela pourrait-il s’apparenter à la « peur d’être emmerdé » (Beaud et Pialoux) créant ainsi une volonté d’être son propre patron ?

Devenir son propre chef, être libre sans relation de subordination, choisir ses horaires, travailler à la tâche : un discours qui s’avère relever surtout du marketing dans le cas de plateformes numériques. 

Cette autonomie de l’auto-entrepreneur annonce implicitement la fin d’un droit important de représentation syndicale. Les lieux de socialisation sont dispersés, il devient impossible de construire une action collective, pas d’encadrement ni d’obligation de négociation collective. Et lorsque des auto-entrepreneurs essaient de se mobiliser, ils ont peur d’être remplacés illico, car les plateformes n’auront aucun mal à remplacer la main-d’œuvre par d’autres chômeurs qui cherchent à boucler leurs fins de mois difficiles. Ces plateformes peuvent en effet géolocaliser les mobilisés – à des manifestations par exemple – grâce à leur smartphone, et ne pas respecter le droit de grève en trouvant des prétextes pour « licencier » les dissidents, comme ce fut le cas avec Deliveroo.

D’ailleurs, les chercheurs Patrice Laroche et Heidi Wechtler montrent qu’aussi bien aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, le lien entre présence syndicale et rentabilité économique ou financière était bien plus élevé qu’en France. Ainsi, il n’est pas étonnant que les entreprises ubérisées venant de ces contrées mettent tout en œuvre dans leur organisation interne pour éviter l’émergence du syndicalisme.

En outre, l’auto-entrepreneuriat annonce la montée inexorable d’une économie de l’accès 24 heures sur 24, de la fonctionnalité, qui exige plus de continuité mais surtout une désynchronisation des temps de travail. Cette dynamique met de façon évidente en tension nos cadres légaux de réglementation du temps de travail, léguant à un brouillage des frontières entre le monde du travail et celui de la vie personnelle. La sphère du travail n’est plus exclusivement la sphère de l’entreprise.

Et l’on pourrait se demander alors s’il s’agit bien d’une relation de collaboration ou d’une relation de subordination. C’est ainsi qu’en 2018, lorsqu’un livreur de la plateforme numérique Take Eat Easy a eu un accident au cours d’une livraison, la Cour de Cassation a décidé de requalifier son statut d’auto-entrepreneur en contrat de travail. Cette décision, bien que davantage protectrice pour le travailleur qui accède aux droits des salariés, met en danger le modèle économique de l’entreprise. Car pour l’instant, le modèle économique repose sur le fait que les risques ne sont pas mutualisés et reposent uniquement sur le travailleur.

 Pour éviter de telles requalifications, ces entreprises s’attachent à  gommer tout ce qui pourrait donner l’impression que les livreurs sont liés par une relation de subordination.

Exemples de la novlangue permettant de passer entre les mailles juridiques du salariat : 

Recruter Mettre en place un partenariat
Salaire Chiffre d’affaire
Suggestion Sanction possible lorsqu’un travail n’est pas effectué
CV, ancienneté Fiche de présentation, durée de prestation
Convocation Invitation
Renvoyer Mettre fin à la relation

 

Mais cette décision de la Cour de Cassation n’a pas remis en cause le modèle ubérisé, et dans le discours politique, de nombreux acteurs interviennent pour continuer à défendre le statut d’auto-entrepreneur. La députée LREM Bérangère Couillard, qui porte la loi sur les mobilités, répète à qui veut bien l’entendre : « les travailleurs indépendants ne souhaitent pas avoir un contrat requalifié [en grande majorité], ils veulent faire indépendamment ». Ce discours fait écho chez les dirigeants de Deliveroo : « Les livreurs de [Deliveroo] ne veulent pas de requalification de contrat de travail », « deux tiers des livreurs souhaitent conserver leur statut indépendant ». Attention, rappelons qu’être indépendant ne signifie pas être autonome.

Dans les plateformes, il n’y a rien de vraiment indépendant car il n’y a pas de décisions ni de pouvoir sur  la fixation des tarifs, et les nombreuses « recommandations » faites aux drivers sont en réalité des obligations. Cette novlangue bousculant tout un cadre juridique peut légitimement suggérer qu’il ne s’agit finalement que de « salariat déguisé ».

Un livreur Deliveroo prenant sa pause sur un trottoir à Dublin, Irlande. © Ian S

Et pourtant, notre gouvernement pousse lui-même les individus à devenir des travailleurs indépendants. En fait, dès les années 1960, des chercheurs en gestion élaboraient la « théorie de la contingence ». Burns et Stalker, en 1961, affirmaient la nécessité d’une cohérence entre les modes d’organisation interne de l’entreprise et la nature de ses marchés, entre « structure » et « environnement ». Ces auteurs expliquaient qu’une structure hiérarchique et formalisée était adaptée à un environnement stable, alors qu’un environnement changeant et innovant exigeait plutôt une organisation souple et une communication horizontale. L’innovation permise par les bouleversement liés aux numérique et à la pénurie d’emplois demande à l’État de changer les lois.

Cool, libre et collaboratif, le capitalisme triomphera.

Uber, Deliveroo, AirBnb sont-elles des plateformes vraiment collaboratives ? Il est indéniable qu’elles gagnent de l’argent grâce à des actifs détenus par des particuliers portant seuls le risque économique et qu’elles posent de sérieuses questions en matière sociale et fiscale. L’économie collaborative entre donc dans le champ de l’économie néolibérale et ces entreprises ont juste fait des valeurs du partage un slogan. Si le numérique permet un partage de ressources et de compétences à grande échelle entre particuliers avec une décentralisation de biens et services, il bénéficie d’abord à des entreprises monopolistiques qui agrègent des capitaux immenses tout en bouleversant des secteurs d’activité comme le transport, l’hôtellerie ou encore la restauration.

Leur système se nomme le peer to peer mais il nécessite en fait un intermédiaire, et c’est cette place d’intermédiaire qui aiguise les appétits des acteurs de l’économie marchande.  En outre, les plateformes sont montrées du doigts pour les risques de leurs politiques : destruction d’emplois à temps plein, baisse de la protection sociale des salariés, et surtout des revenus fiscaux qui échappent massivement  à l’impôt…

Les chercheurs Thibault Daudigeos et Vincent Pasquier (2016), expliquent de manière originale les deux grandes tendances de pensée dominantes : « Au commencement de l’économie du partage étaient le consensus et l’enthousiasme. L’engouement d’alors était porté par quelques gourous aux formules grandiloquentes : l’économie collaborative était la promesse d’un monde où « ce qui est à moi est à toi » et où « la fin des hiérarchies » devenait un horizon certain. On allait même jusqu’à prophétiser « l’éclipse du capitalisme ».

Puis vint le temps des premières polémiques et des premières désillusions avec l’arrivée des GAFAM pratiquant une forme d’ethic-washing.  Il y a désormais la bonne et la mauvaise économie collaborative.

À l’économie collaborative de ces GAFAM s’oppose finalement l’économie sociale et solidaire, qui ne désigne pas seulement les entreprises du secteur marchand mais aussi de nombreuses associations à but non lucratif. Ce terme « d’économie collaborative » est porté par une part grandissante de citoyens, qui promeuvent des pratiques davantage conformes aux valeurs de solidarité et de partage. À des kilomètres de celles d’Uber, donc.

Finalement, après le désenchantement, la « collaboration » n’est en conclusion qu’une association caractérisée par le travail uniquement, dans un but d’utilité et d’efficacité. Celle-ci a un objet déterminé ainsi qu’une durée déterminée. En effet, une fois le but de la collaboration atteint, celle-ci s’arrête et n’a plus de raison d’exister. Nous pourrons alors lui opposer le terme de « coopération » qui mobilise un ensemble de capacités humaines, avec la notion de partage de connaissances. Ce « processus libre de découverte mutuelle » n’a pas d’horizon fini, ni forcément d’objet clairement établi.

À bout de souffle, sans moyens, l’État social dépérit

Si le statut d’auto-entrepreneur représente un manque de protection des travailleurs indépendants, il n’est pas sans conséquences sur l’État-providence. Car cette économie collaborative est d’abord une économie marchande, qui se passe bien, pour augmenter ses bénéfices, de passer par la case des impôts.

Avec ses 3 millions de drivers dans le monde, Uber ne paye dans ses pays d’activité ni charge salariale ou patronale, ni congé, mais prélève jusqu’à 25% du chiffre d’affaire de ses « collaborateurs ». Plus concrètement, sur 400 millions d’euros prélevés en un an en France, Uber n’en déclare qu’1 % en Hollande. Quand on regarde la situation en chiffres, Uber ne rapporte à l’État français que 1,4 millions d’Euros d’impôts par an.

On ne peut se passer du numérique, que l’on retrouve dans tous les domaines, avec la modélisation, l’analyse et le traitement des données, dont le volume et la complexité ne cessent d’augmenter. Il est également au cœur des problématiques de santé, de gestion de l’énergie et des ressources naturelles, de préservation de l’environnement, d’éducation, transformant nos modes de communication et d’information. En moins de dix ans, le numérique est venu bouleverser les besoins en compétences et les emplois. C’est pourquoi il est aujourd’hui légitimement au cœur de nombreux débats publics et politiques.

Le Président Macron a directement ouvert la voie aux multinationales du numérique pour qu’elles développent leurs activités en France. © OFFICIAL LEWEB PHOTOS

Le projet d’avenir du numérique par le gouvernement français se distingue dans le Grand Plan d’Investissement 2018-2022, où il attribue 9,3 milliards d’euros à la modernisation de l’État 100% numérique. C’est aussi une grande préoccupation du mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire, pour qui le numérique représente un outil incontournable. Une question de lutte contre le chômage donc, une question sociale, mais aussi une question de souveraineté : faire émerger des start-up françaises pour éviter de subir ce que l’entrepreneur et essayiste Nicolas Colin appelle « une colonisation numérique». Bref, la conquête de tous les secteurs d’activités par des plateformes anglo-saxonnes ou encore chinoises par exemple. Il s’agit aussi d’une question de compétitivité pour la France, en augmentant les rendements et investissements de ses entreprises. Un dopage de l’activité possible car « le numérique permet un effet de masse et une fluidité des échanges » selon Anne-Sophie Novel dans La vie share, mode d’emploi. Mais où se trouvent les grands plans pour lutter contre la monopolisation et la fraude fiscale ?

Dans son ouvrage Capitalisme de plateforme. L’hégémonie du numérique (2018), Nick Srnicek dénonce « les plateformes [qui] portent une tendance inhérente à la monopolisation » précisant que « nous n’assistons pas à la fin de la propriété mais bien à sa concentration ». Cette nouvelle économie serait le dernier avatar du capitalisme contemporain, donc dit « de plateforme ».

Ce capitalisme 2.0 exacerbe, malgré ses innovations, les défaillances traditionnelles de l’économie de marché.

Des défaillances qui ont toujours participé à la déconstruction de l’État social dont la légitimité symbolique repose sur le devoir de garantir des emplois, même précaires en période de « crise ».

Arrivé au bout de cette vague histoire de l’ubérisation, il semble clair que la société assiste aujourd’hui à une décomposition des acquis sociaux. Une dynamique s’expliquant aussi par les concurrences déloyales issues des processus de mondialisation ainsi que par l’optimisation sociale et fiscale des multinationales, permettant d’épargner à l’État des dizaines de milliards d’euros d’impôts chaque année au point de remettre en cause sa santé financière et donc son modèle social.

La révolution numérique est par ses effets une révolution sociale. Et si l’avenir du salariat est remis en doute par l’ubérisation, nous ne pouvons pas non plus affirmer sa disparition.   Probablement, la jurisprudence viendra redéfinir ce qu’est le salariat au XXIe siècle, un salariat devant aussi s’adapter à un désir d’indépendance des travailleurs contemporains. D’aucuns, face à la bataille idéologique qui englobe ces concepts, diront cependant que ce désir doit être nuancé, car ne nous méprenons pas,  le « patron » n’a pas disparu avec l’ubérisation, il est algorithmique et se compose de challenges à réaliser. Le patron, il est dans le smartphone, et il le restera, du moins pour quelques années encore.

Demandons-nous, en allant plus loin même que la question du salariat, vers où nous porte cet interminable processus d’ubérisation ?

De l’individualisme au machinisme, Uber, Google, Facebook investissent des milliards annuellement dans le machine learning.

Quant à la Commission européenne, elle propose un investissement de 50 milliards, dans son programme Horizon 2020, dans le domaine de l’intelligence artificielle. Ces montants ambitieux annoncent une prochaine révolution technologique qui réduira considérablement le travail humain en tendant vers l’entière automatisation de la production de bien et de service, rendant un nombre inimaginable de métiers peu qualifiés tout simplement obsolètes.

L’avenir, s’il n’est à personne, comme le disait Victor Hugo, pourrait bien finalement déjà appartenir aux GAFAM. D’autres voies semblent-elles possibles ? Finalement, difficile à savoir aujourd’hui, tant ce modèle est plébiscité. Mais certains États, comme la Californie, ont étonnamment décidé d’aller à contre-courant, en procédant à une requalification des contrats commerciaux des auto-entrepreneurs en salariés contractuels. Une politique qui s’oppose à celle de la France, où c’est une autre idéologie qui domine avec notamment le projet de loi mobilité. Tenons cet exemple comme démonstration et gardons-le en mémoire : l’ubérisation est un projet de décomposition et d’individualisation de la société qui est aussi porté par nos dirigeants.

Comment combattre les plateformes numériques ?

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AirBnB, Amazon ou Uber. Les États-Unis nous abreuvent depuis une vingtaine d’années d’innovations numériques toujours plus efficaces et confortables. Cette nouvelle économie numérique de « plateforme » n’en finit pas de passionner, de questionner ou d’indigner une large part de la société. Elle permettrait une fluidification des marchés, des gains de pouvoir d’achat ainsi que de nouvelles opportunités de croissance. Mais il semblerait que ces bénéfices ne soient permis qu’au prix d’un affaiblissement des protections salariales et d’un renforcement de la centralité des géants américains. Réfléchir aux conséquences sociétales de ce modèle de plateforme pose la question de la manière dont ces acteurs doivent être régulés, d’autant plus lorsque l’on se rend compte du contrôle politique opéré par ces plateformes sur le monde numérique. Doit-on sacrifier la définition commune d’une vision politique sur l’autel de la croissance économique ?


LA PLATEFORME NUMÉRIQUE

Fruit d’une libéralisation progressive du monde numérique, la plateforme apparaît aujourd’hui comme l’incarnation du marché. « Nous ne fixons pas les prix, le marché fixe les prix. […] Nous avons des algorithmes pour déterminer ce qu’est le marché », disait Travis Kalanick, fondateur d’Uber, en 2013. La plateforme numérique, en réunissant une offre et une demande indépendantes, détermine ce qu’est le marché, elle l’incarne. Elle est donc moins productrice que facilitatrice. Elle devient le tiers de confiance qui sécurise l’échange, et qui se rémunère grâce à une « taxe » sur toute transaction effectuée par le biais de son intermédiation numérique.

YouTube est une plateforme, Deliveroo, Facebook aussi, de même que la Marketplace d’Amazon. Le terme de plateforme numérique recouvre donc un grand nombre d’entreprises et de situations, mais il permet leur appréhension sous forme de modèle. Un modèle ayant, selon les économistes, deux caractéristiques principales : celle de l’effet réseau et celle du marché multi-faces.

L’effet réseau, maintenant bien connu, décrit la situation des marchés numériques amenés à être monopolistiques. Tout le monde utilise Facebook parce que tout le monde est sur Facebook. L’importance d’un réseau dépend de son nombre d’utilisateurs. Pourquoi utiliser autre chose que Airbnb puisqu’on est sûr, grâce au nombre de loueurs, d’y trouver l’offre de location dont on a besoin ? Pourquoi utiliser autre chose qu’Uber puisqu’on est sûr, grâce au nombre de chauffeurs, de pouvoir rentrer chez soi à toutes heures ? Cet effet réseau participe à la constitution d’empires numériques dominants les marchés.

L’analyse des marchés multi-faces s’est développée quant à elle pour caractériser ces entreprises en montrant que la valorisation du produit ou du service sur une face du marché dépend du nombre des usagers sur l’autre face, dépend en fait des croisements d’effets réseaux.

Le modèle même de la plateforme numérique conduit à une lutte « pour » le marché et non en son sein.

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Uber Eats, sponsor principal de l’Olympique de Marseille © Bigmatbasket

L’importance d’une plateforme comme Deliveroo réside dans son nombre de clients, et son nombre de restaurateurs. Les investissements de l’entreprise se concentrent alors dans la course aux effets réseau, c’est-à-dire le marketing pour attirer ces deux catégories d’acteurs. En témoignent les investissements massifs dans le football de la part de Deliveroo et de son concurrent Uber Eats. Sa viabilité financière va dépendre de sa capacité à pratiquer une tarification asymétrique, aux dépens de la troisième composante de l’écosystème : les livreurs.

Le modèle même de la plateforme numérique conduit à une lutte « pour » le marché et non en son sein. Cette course promet au premier arrivé, à celui qui réussira à devenir central grâce à l’effet réseau, une position dominante et une rente durable. Et dans cette course, le travail numérique, le digital labor comme certains l’appellent, semble condamné à n’être d’une variable d’ajustement.

LES PLATEFORMES ET LE TRAVAIL

« Soyons clair : il n’y a rien d’innovant à sous-payer quelqu’un pour son travail », affirme la sénatrice Maria Elena Durazo suite à la décision historique de la Californie d’opérer une requalification en salariés de tous les travailleurs d’Uber et de ses concurrents VTC. Il est encore trop tôt pour appréhender les conséquences de cette décision, véritable tremblement de terre qui pourrait profondément bouleverser le modèle des plateformes de transport. Néanmoins, elle permet d’explorer les raisons poussant certains pouvoirs publics à réguler ces entreprises.

Régulièrement pointés du doigt, les conditions de travail des livreurs, des chauffeurs, et plus largement des travailleurs des plateformes sont devenus un sujet de société. Ces nouveaux modes de travail dits innovants permettent-ils à une génération dite flexible l’accès à des emplois plus adaptés, ou représentent-ils une régression au sein du monde laborieux ?

Il est d’abord notable que la flexibilité vantée par les plateformes repose sur l’exploitation des catégories les plus pauvres de la population, des exclus du marché du travail. Jérôme Pimot l’exprime on ne peut mieux lorsqu’il évoque sa première réunion de travail à Frichti, nouvelle start-up française de livraison de repas : « De l’autre côté de la porte vitrée qui se referme derrière nous, les gagnants de la transition numérique nous observent du coin de l’œil, ceux qui maîtrisent les nouveaux codes de la start-up nation, […] ceux qui sont en France depuis plusieurs générations et qui ont pu faire des études de marketing, d’informatique ou de digital networking. Moi, je suis avec des immigrés et des fils d’immigrés, des gens qui parlent à peine français, des gens dont le marché du travail ne veut pas ».

Différentes études corroborent les propos du livreur et montrent que les promesses « d’Uberéussite » (selon le vocabulaire de la marque) parlent avant tout aux plus précaires. A ce titre, la cartographie des chauffeurs en région parisienne en dit long :

Carte des chauffeurs VTC de la région parisienne © Charles Boisse

« Nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n’entreprenons rien du tout. »

Il apparaît également que cette exploitation conduit à l’acceptation sociétale des contrats précaires. Ce qui pose problème c’est que les plateformes se basent sur une forme contractuelle relativement récente, rappelant pourtant le travail à la tâche des siècles passés : l’auto-entrepreneuriat. Ces travailleurs n’en sont pas moins soumis aux directives de l’application pour qui ils travaillent, et leur statut ressemble bien souvent à la subordination d’un contrat salarial. Jérôme Pimot de continuer : « Nous sommes auto-entrepreneurs mais nous n’entreprenons rien du tout. Nous répondons aux besoins et aux ordres d’une entreprise, donc nous sommes des employés ». C’est pourquoi, au cours des dernières années, différents tribunaux ont requalifié des travailleurs individuels en salariés, jusqu’à la décision très récente de la Californie qui devrait s’appliquer sur l’ensemble de l’État.

Des frictions existent donc entre la « rigidité » de l’Ancien monde et la « flexibilité » du nouveau. Mais la persévérance des plateformes conduit à ce que la précarisation des travailleurs, même si elle fait parfois les grands titres, ne dérange plus grand monde. Elle choque de temps en temps, mais personne ne semble prêt à renoncer à sa livraison de sushis. Les plateformes s’appuient sur l’acceptation des consommateurs pour exister. Cette acceptation conduit à une normalisation de la précarisation participant de l’évolution globale du monde du travail, dont la loi travail de 2016 est une première étape de concrétisation institutionnelle en France, via notamment l’inversion partielle de la hiérarchie des normes. C’est pourquoi il semble urgent de comprendre la manière dont les plateformes jouent avec les zones grises pour imposer leurs propres régulations.

Il est urgent de réinjecter du politique, de la réflexion collective, dans ces organisations. Urgent de sortir du laissez-faire généralisé pour opérer une régulation capable de mettre un coup d’arrêt aux conséquences dangereuses des innovations plateformiques, qui ne se limitent pas au monde du travail.

DES CONSÉQUENCES SOCIÉTALES PLUS LARGES

S’il est urgent d’opérer ces réflexions, c’est parce qu’elles permettront de faire évoluer l’équilibre institutionnel reposant, pour le moment, sur un laissez-faire favorable aux plateformes. Mais surtout, parce que ces dernières ont bien compris comment maintenir leurs positions. Empêcher techniquement les conflits sociaux fait partie de cette stratégie.

Les livreurs Deliveroo et Uber Eats se sont récemment rassemblés et ont réussi, grâce à des actions innovantes, à bloquer le fonctionnement des plateformes quelques heures. Une forme d’organisation syndicale voit même le jour notamment grâce au Collectif de livreurs autonomes de Paris (le CLAP). Parfois, les conducteurs Uber arrivent également à s’organiser pour manifester.

Pourtant, ces actions sont rares et font courir des risques à ceux qui les organisent. Les travailleurs exprimant leur colère risquent tout simplement la « désactivation » de leur profil, ce qui équivaut à un licenciement. Ce fut le cas pour Nassim, leader des dernières protestations de livreurs à Paris, dont le contrat de service avec Deliveroo s’est vu résilié sans motif après ces événements.

C’est avant tout l’organisation technique de la plateforme qui rend quasiment inopérante l’organisation syndicale et conflictuelle, capable de faire évoluer les conditions de travail. Les travailleurs ne se rencontrent pas entre eux, et ne rencontrent jamais de supérieurs hiérarchiques. C’est un algorithme qui les met au travail au travers d’une application. Or, il est difficile de protester contre un algorithme. D’autant que les places sont chères et qu’en exploitant les classes les plus précaires, les plateformes s’assurent de la docilité relative de la majorité de leurs travailleurs qui, sans cela, seraient pour certains au chômage.

Les plateformes sont capables d’imposer des visions du monde à travers leurs intermédiations, des visions politiques invisibilisées derrière l’apparente neutralité d’un algorithme.

La logique algorithmique impose également des manières particulières de voir le monde. Les travailleurs y sont soumis puisque ce sont ces algorithmes qui leur donnent des missions. Mais les utilisateurs aussi. Découle de cette situation un « sur-contrôle » à la discrétion des plateformes. La surveillance permanente permise par le numérique instaure une nouvelle forme de panoptique. Chacun se sait épié (traçabilité GPS, notations, commentaires, etc.), donc chacun adapte son comportement à la normativité de la plateforme (même si des déviances existent, évidemment).

Ceux qui mettent en place ces normes, les plateformes, disposent alors d’un pouvoir politique invisible mais certain : celui de la définition de la normalité. Cette normalité définit à son tour le cadre d’action des acteurs, ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, ce qui sera bien ou mal vu.

Les plateformes sont capables d’imposer des visions du monde à travers leurs intermédiations, des visions politiques invisibilisées derrière l’apparente neutralité d’un algorithme. Pourtant, loin d’être neutre, l’algorithme oriente nos comportements.

Ce pouvoir normatif progressivement acquis par les plateformes est d’autant plus inquiétant qu’elles tendent aujourd’hui à recouvrir chaque aspect de nos vies. La logique de la Silicon Valley et du monde numérique est celle de la croissance et de l’expansion permanente. Avec un postulat simple : l’Homme étant imparfait, la technologie doit l’aider à résoudre les problèmes dus à cette imperfection.

Avec les bonnes applications, tous les « bugs » de la société deviennent mineurs. La traque du bug social, du manque de confort sur tel ou tel espace, motivée par la niche promise à la start-up qui saura résoudre ce « problème », impose la technologie dans chaque aspect de nos vies. La disruption du monde numérique s’apparente aujourd’hui à la traque de chacun des gestes sociaux, domestiques, intimes et en leur traduction numérique la plus efficace et rentable. Ce développement propose assurément un confort inégalé à l’Homme moderne pouvant recevoir sa nourriture, ses livres, ses films sans se déplacer ; pouvant réserver en un clic ses vacances, ses transports ; pouvant discuter, rencontrer, échanger en permanence avec de nouvelles personnes. Mais il induit une couverture de la surface entière de la réalité par le numérique, dominé par les plateformes et leurs visions du monde. Rationalisation et uniformisation deviennent alors les maîtres mots de l’organisation numérique, au sein de laquelle la logique commerciale domine au détriment d’une logique d’intérêt général.

Les services publics sont trop coûteux, trop inefficaces : laissons faire le marché…

Cette situation prend un sens d’autant plus inquiétant quand les services proposés par les plateformes s’apparentent à des services publics. À Dublin, en Californie, la municipalité ne parvenant plus à financer certains services de transports à décider de faire confiance à Uber. La ville va supprimer plusieurs lignes de bus qui seront remplacés par des chauffeurs Uber subventionnés. Quelques exemples de ce type se retrouvent aux quatre coins du monde, notamment en France dans la ville de Nice, et ne sont pour le moment que des expérimentations. Pourtant, on comprend bien la logique derrière ces expériences. Les services publics sont trop coûteux, trop inefficaces : laissons faire le marché.

Mais le marché, apposé aux services publics, pose évidemment des problèmes énormes. D’abord parce que, dans cette situation, Uber collecte un nombre de données considérable sur le territoire en question. Données qui l’aideront à maintenir sa position dominante et qui rendent chaque jour plus difficile la remise en cause du géant. Mais surtout, parce que si une plateforme assure des services d’intérêts généraux comme les transports, qui garantira, à terme, l’égalité de tous devant ces services ? Qui obligera Uber à proposer les mêmes services dans les territoires les plus pauvres et les plus riches ? Qui l’obligera à pratiquer des tarifs abordables, à proposer des services pour les personnes à mobilité réduite, etc. ? La RATP va jusqu’à encourager l’utilisation de la plateforme lors des grèves de son personnel. Pourtant, pendant ces grèves les tarifs explosent, puisque le marché lui est favorable (plus de demande que d’offre).

C’est le surge pricing, la tarification dynamique, la rencontre directe et sans contrôle de l’offre et de la demande. Le marché. Comment apparenter cela à un service public ?

https://www.wcifly.com/fr/blog-international-ubersharetripstatus
Application Uber © WCIFLY

Le numérique marchand continue son expansion et semble avoir trouvé, avec le modèle de la plateforme, le moyen de conquérir partout de nouveaux espaces. D’origine libertaire, Internet est vite devenu une vaste place marchande. L’avènement des plateformes permet une expression de ce marché d’autant plus efficace, aux conséquences matérielles d’autant plus visibles. L’influence délétère sur le travail, la centralité et la puissance des géants numériques, le contrôle qu’ils mettent en place, l’imposition d’une vision politique rationalisée et marchande que tout cela sous-tend, doit nous pousser à l’action. Réguler les plateformes doit se faire avant que leur pouvoir normatif rende leur remise en cause totalement impossible.

LES TENTATIVES DE RÉGULATION

Pourquoi les bénéfices des services de plateformes devraient-ils être rapatriés en Californie ou dans un paradis fiscal, alors même qu’ils proviennent de transactions, pour la plupart, purement locales ? En dehors de toutes réflexions plus profondes, c’est cette question que se posent déjà bon nombre de pouvoirs publics.

AirBnB n’a que peu d’existence dans les opérations qu’elle met en place. Elle intermédie. Elle est propriétaire d’une plateforme de mise en relation, et elle taxe les vacanciers pour son utilisation. Grâce à l’effet réseau, la plateforme est devenue centrale, sa remise en question devient impossible. Mais certains s’y sont essayés.

Certaines métropoles mènent régulièrement des frondes contre l’américain qui n’a que peu de considération pour les conséquences sociétales et urbaines de son business model (gentrification, augmentation des loyers, raréfaction de l’offre de logement, etc.). Pour contourner la suprématie juridique de la propriété et de la libre entreprise, ces municipalités ont dû ruser. À Madrid, pour obtenir une licence et utiliser AirBnB, les propriétaires doivent prouver que leur logement dispose dune entrée indépendante du reste de l’immeuble, comme pour un hôtel. Cette mesure rend la location impossible pour bon nombre d’appartements. Valence, quant à elle, n’accepte les locations touristiques qu’au rez-de-chaussée. Berlin a également tenté, en 2016, de limiter l’usage d’AirBnB à une seule pièce de son logement, au risque d’une amende de 100 000 euros.

Le problème des limitations / interdictions vient principalement des utilisateurs, devenus accros à ces services.

Si ces initiatives paraissent intéressantes, reste un problème majeur : comment les faire respecter ? Si les plateformes se sont imposées, c’est avant tout grâce à l’utilisation massive qu’en font les consommateurs. À Berlin, l’interdiction a fini par tomber suite aux nombreuses réclamations de ces derniers. D’autant qu’il parait difficile d’établir une surveillance généralisée de l’utilisation de la plateforme. Le problème des limitations / interdictions vient donc principalement des utilisateurs, devenus accros à ces services.

https://www.youtube.com/watch?v=rRjWo3RfuOA

D’un autre côté se développe le coopérativisme de plateforme. Théorisée notamment par Trebor Scholz en Allemagne, l’idée est de considérer la plateforme comme un outil à se réapproprier. Scholz préconise de copier le noyau technologique des géants numérique, leur outil d’intermédiation, et de le recréer sous un format coopératif. CoopCycle, une coopérative de livraison à vélo opérant une réelle réflexion sur ces questions, illustre en France la réappropriation par les travailleurs de leur outil de travail : la socialisation des plateformes.

https://www.flickr.com/photos/jeanbaptisteparis/4585054120
Trebor Scholz © jeanbaptisteparis

De la même manière, ces initiatives sont intéressantes. Néanmoins, elles sont limitées. Se mettre en concurrence avec des plateformes globales (centrales sur leur marché) au budget quasi illimité n’est pas sans risque. La concurrence induit la possibilité d’une auto-exploitation des travailleurs, devant eux-mêmes écraser les coûts pour faire face à la plateforme d’origine.

CoopCycle parait avoir pris connaissance de ce problème et parvenir à l’éviter, mais toutes les coopératives feront-elles de même ? D’autant que si ces acteurs peuvent gagner quelques parts de marché de par leur avantage comparatif éthique, ils seront bien incapables de remettre en cause durablement les monopoles des plateformes en place.

LE MUNICIPALISME DE PLATEFORME

Une approche intéressante pour lutter contre les plateformes se situe au croisement de ces deux tentatives. C’est celle du municipalisme de plateforme.

Interdire ou limiter trop frontalement les plateformes parait inefficace tellement elles sont implantées dans les habitudes de consommation. Pour la même raison, développer des alternatives éthiques condamne à la marginalité, condamne à rester dans l’ombre de l’effet réseau. Dans ces conditions, ne pourrait-on pas s’appuyer sur une limitation / interdiction locale, pour induire l’utilisation d’une nouvelle plateforme gérée collectivement ?

Cette idée se développe doucement, notamment chez les penseurs des communs économiques. Elle est caractérisée par le MuniBnB de Janelle Orsi qui parle d’une plateforme, gérée collectivement à l’échelle d’une municipalité, capable de supplanter les services proposés par le géant américain de la location d’appartement. À terme, le courant des communs, notamment le néerlandais Michel Bauwens imagine un réseau d’alliance entre municipalités qui auraient développé des outils informatiques Open Source ré-adaptables localement et gérés collectivement pour remplacer les plateformes capitalistes.

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Michel Bauwens, président de la P2P Fondation © Sebastiaan ter Burg

Cette idée s’applique très bien à la situation d’AirBnB, notamment parce que l’entreprise américaine n’a qu’un faible degré d’intermédiation, elle ne met pas directement au travail des indépendants. Mais elle pourrait être ré-adaptable à de nombreux modèles de plateformes.

Pourquoi ne pas imaginer également une entreprise de livraisons, gérée collectivement et localement par l’ensemble des livreurs, et soutenue par une interdiction locale des géants américains, aux profits reconnus par la communauté en question comme socialement dangereux ? Dans certains cas il serait intéressant de s’appuyer sur des coopératives existantes (Scholz parle même de la gestion de plateformes par des syndicats). Dans d’autres, la réappropriation pourrait émaner plus directement des pouvoirs publics transformant directement le service en question en service d’intérêt général.

Les questions philosophiques sur les dangers de l’utilisation de tels services, si elles sont essentielles, ne doivent pas nous détourner de la recherche de solutions concrètes.

L’idée centrale dans les deux cas reste celle de Scholz : copier le noyau technologique des plateformes. Et créer une plateforme capable de proposer un service aussi efficace, fluide et intuitif que les géants. Un service local et socialement utile. Mais que pour que cela fonctionne, l’interdiction locale de la plateforme d’origine est inévitable.

Nous devons reconnaître qu’elles ont su se rendre indispensables aux consommateurs numériques. Les questions philosophiques sur les dangers de l’utilisation de tels services, si elles sont essentielles, ne doivent pas nous détourner de la recherche de solutions concrètes. Et le concret passe avant tout par le pragmatisme dans la lutte contre les géants aveuglés par le profit, et donc par la relocalisation et la collectivisation des outils numériques que sont les plateformes.

Seule cette collectivisation permettra d’insuffler une réelle réflexion sociétale au sein du numérique, aujourd’hui dominé par toute ces plateformes souhaitant officiellement sauver le monde, mais n’ayant officieusement qu’une idée en tête : sauver leurs cours de bourses.

Poser les dangers des plateformes, tant pour leurs travailleurs que pour l’influence performative de leurs modèles, serait une première étape permettant une prise de conscience. Mais cette prise de conscience pourrait n’être d’abord que locale. En analysant ces dangers sur un territoire particulier (une ville par exemple), on pourrait plus facilement les rendre intelligibles. Puis, viendrait le temps de la mise en place d’une interdiction / limitation locale, première étape d’une réappropriation collective des outils plateformiques. La ville parait en effet être le meilleur échelon d’action puisqu’elle peut se donner les moyens juridiques de cette limitation, puis les moyens réflexifs de création de son alternative communautaire. Mobiliser les utilisateurs parait être essentiel à l’acceptation d’une telle mesure. C’est avec eux que doivent alors être posées les bases de gestion du nouvel outil plateformique local et communautaire.

Pour reprendre l’exemple d’AirBnB, on passerait d’abord par une étude des conséquences de la plateforme sur un territoire donné. Puis par une interdiction locale de l’américain, suivi du lancement d’une plateforme MuniBnB, gérée tel un service d’intérêt général par la municipalité. Les consommateurs sauraient alors que pour louer un appartement sur ce territoire, il faut passer par cet outil capable de redistribuer localement la valeur créée, et d’opérer une réflexion sur les conséquences économiques de son modèle (gentrification, concurrence avec les hôtels, etc.).

Cette idée n’en est qu’à ses débuts et reste à être affinée sur bon nombre de points. Il est notamment à prévoir que les géants américains ne se laisseront pas faire, et qu’ils pourront engager des batailles juridiques interminables. Un courage politique certain est donc nécessaire à son expérimentation.

Il est néanmoins à espérer qu’avec le succès local d’une telle initiative, un mouvement collectiviste pourrait être lancé, afin de se réapproprier les déterminants d’un développement numérique qui ne cesse de nous échapper.

L’uberisation, un retour au XIXème siècle ? – Entretien avec Sarah Abdelnour

Sarah Abdelnour est sociologue du travail et maîtresse de conférences au laboratoire de recherche IRISSO de l’Université Paris-Dauphine, spécialiste des transformations des formes de travail et d’emploi. Elle est entre autres l’autrice de l’ouvrage Les nouveaux prolétaires, paru en 2012.


LVSL – En lisant vos articles, on comprend que l’auto-entrepreneuriat a pour cause et pour conséquence la destruction du modèle de l’État-Providence. Pouvez-vous nous faire une chronologie des événements et choix politiques qui nous ont fait passer d’un État-protecteur à un État-responsabilisateur ? En quoi l’Etat, en redéfinissant son périmètre d’action depuis les années 1980, a-t-il encouragé cette transformation?

Sarah Abdelnour – On identifie globalement un tournant, reconnu par de nombreux historiens et sociologues, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Il s’agit d’un tournant libéral couplé à la “crise” et à l’augmentation du chômage. Si on s’intéresse au prisme spécifique de l’encouragement à la création d’entreprises, le tournant s’opère en 1976. On l’observe après trois décennies de construction du salariat et d’expansion de l’Etat-Providence, avec une rupture de tendance et le passage à une lecture beaucoup plus libérale et centrée sur la prise en charge individuelle des difficultés sociales. En 1976, sous Raymond Barre et avec Alain Madelin, est créé le premier dispositif d’aide à la création d’entreprise pour les chômeurs, l’ACCRE.

A partir de là, cette aide intègre l’arsenal des politiques publiques d’emploi et de lutte contre le chômage. Elle devient un outil consensuel utilisé tant par la droite que par la gauche de gouvernement, sans distinction. Cette dimension consensuelle se comprend à travers la mise en place d’une rhétorique entrepreneuriale qui appartient à la famille économique et politique du libéralisme, mais aussi très souvent d’un argumentaire social qui se greffe dessus. L’argument consiste à dire que la création d’entreprises serait bénéfique aux populations qui ont du mal à accéder à l’emploi notamment du fait de faibles diplômes. Ce tournant dépasse le cas de la France et ce cadre se maintient jusqu’à aujourd’hui, en témoigne la persistance du dispositif ACCRE. 

Le tournant auto-entrepreneurial constitue une nouvelle étape: c’est au chômeur isolé de se prendre en main seul et de créer son propre emploi”

Une nouvelle étape est franchie dans les années 2000, avec une figure de l’entrepreneur qui devient plus populaire. Dans les années 1970, on visait plutôt les cadres ou des travailleurs qualifiés au chômage dont on estimait qu’ils avaient les ressources pour monter une entreprise, comprise comme une entreprise qui embauche des gens. Le tournant auto-entrepreneurial constitue une nouvelle étape: c’est au chômeur isolé de se prendre en main seul et de créer son propre emploi, du moins sa source de revenus pour ne pas dépendre des aides sociales. Il y a là une alternative à la logique de l’assistance. Pour arrêter de compter sur les aides, il faudrait monter son business, en partant de l’idée qu’il y a ce goût pour l’entrepreneuriat dans les classes populaires. Par extension, on assiste à un déplacement des cibles des dispositifs qui avant étaient destinées à un public plus confidentiel.

On étend les dispositifs à tous ceux qui ont besoin d’un complément de revenu. Avec Anne Lambert, qui travaille sur les mécanismes d’accession à la propriété, nous avions repéré la même chronologie dans ce domaine. Après quelques décennies de planification, avec des constructions sous l’égide de l’Etat, on observe un tournant dans les années 1970, où l’on se met à vanter la petite propriété individuelle.

Dans les années 2000, une nouvelle étape est franchie : la propriété serait désormais accessible même avec de très petits revenus, par le biais de prêts à taux zéro, dans des zones où l’habitat n’est pas très cher. On passe d’une logique collective à un modèle plus individuel pour des populations spécifiques. A partir de 2005, on étend cela à tout le monde du fait des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi, et on vante ce qui est un tout pour un autre modèle d’intégration sociale, “à l’américaine”, par l’entreprise de soi.

LVSL – Pourquoi et à quel point les entreprises ont-elles intérêt au développement de l’entrepreneuriat au détriment du modèle salarial classique ?

Sarah Abdelnour – Cela n’a pas été présenté officiellement comme un outil au service des entreprises, mais un outil au service du pouvoir d’achat et de la liberté d’entreprendre. Dans les faits, on se rend compte que cela devient un outil pratique et exploité par les entreprises pour embaucher et débaucher sans passer par les formalités liées à l’embauche, comme les indemnités de licenciement, ou le paiement des cotisations patronales. La main-d’oeuvre peut circuler très rapidement. Les cotisations sociales sont en partie payées par les travailleurs. Néanmoins avec les aides, notamment l’ACCRE, ils ne payent quasiment pas de cotisations pendant plusieurs années, ce qui fait des recettes en moins pour l’Etat. Les cotisations patronales sont quant à elles clairement supprimées.

Le fait de pouvoir esquiver le droit du travail constitue aujourd’hui une stratégie payante, du moins à court terme. L’histoire de l’économie montre qu’il n’y a pas de résultat théorique stable sur le fait qu’il vaille mieux avoir une main d’oeuvre qui circule et qu’on ne paye pas cher. Les économistes disent aussi par phases que fidéliser la main-d’oeuvre est une bonne chose pour les entreprises afin d’avoir des travailleurs qualifiés et qui acquièrent de l’expérience.

“Quand de nouvelles plateformes arrivent, et c’est le cas dans tous les pays, elles ont d’abord des politiques pour attirer la main-d’oeuvre et l’inciter à travailler régulièrement pour elles” 

Il n’y a pas de jugement à ce propos : la logique salariale a aussi donné lieu à un modèle paternaliste avec des relations très dissymétriques entre salariés et employeurs. En tout cas, la théorie économique n’est pas stabilisée, elle suit ce qui se passe. Quand l’entreprise externalise, on la valorise, et inversement. L’économie n’a pas tranché, de telle sorte que l’on observe des cycles historiques d’externalisation puis d’intégration. D’ailleurs, une plateforme aux Etats-Unis se présente aujourd’hui comme l’anti-Uber : elle stabilise la main-d’oeuvre en estimant qu’elle sera plus efficace sans pour autant coûter plus cher. Les autres plateformes parviennent à manier les deux, c’est-à-dire à faire des politiques de fidélisation de la main-d’oeuvre tout en esquivant les cotisations sociales.

Quand de nouvelles plateformes arrivent, et c’est le cas dans tous les pays, elles ont d’abord des politiques pour attirer la main-d’oeuvre et l’inciter à travailler régulièrement pour elles. Il y a toujours au départ des systèmes de prime, conditionnées au nombre de courses faites dans la journée, de trajets effectués dans la semaine. Il s’agit clairement d’une politique de fidélisation, tout en se positionnant de manière ultra-agressive sur le marché. C’est ce qui fait leur côté assez malin : elles arrivent à tirer profit de la fidélisation sans jouer le jeu du droit du travail.

LVSL – On entend souvent dire que l’auto-entrepreneuriat constitue une nouvelle liberté pour l’individu, une liberté de travailler au-delà des contraintes induites par le salariat. N’y a-t’il pas selon vous une contrepartie ou un paradoxe ici ? Robert Castel expliquait que l’aboutissement du néolibéralisme avait lieu quand le travail avait une emprise totale sur la vie des individu, qu’en pensez-vous?

Sarah Abdelnour – Il faut tout d’abord rappeler que ce statut est présenté comme une libération des contraintes du travail, notamment celles de la grosse entreprise. Pourtant, une grande partie des auto-entrepreneurs n’ont jamais été dans une démarche de création d’entreprise, ils n’ont jamais eu de projet, d’idée. Ils cherchent du travail et on leur dit “tu peux faire cette mission pour nous mais c’est plus simple si on te paye en auto-entrepreneur”.

Cela concerne plus de la moitié des personnes que j’ai pour ma part interrogées : elles sont dans une situation de recherche d’un boulot. Sur la trentaine de personnes que j’ai pu rencontrer, seulement deux avaient un projet de création d’entreprise. L’une des deux a créé son entreprise de soins esthétiques à domicile. Effectivement, elle travaille pour elle, elle démarche sa clientèle. Celle qui fait de la coiffure à domicile a une activité réduite.

J’avais aussi interrogé un prof de théâtre pour une mairie, il n’a jamais voulu monter sa boîte, il est par ailleurs comédien et cherche à obtenir le statut d’intermittent. Cela serait revenu à la même chose si on lui avait donné des vacations. Il y a donc très peu de création d’entreprises avec un projet et une idée. On note cependant une forme d’autonomie dans le travail qui peut être présente, y compris dans une situation de salariat déguisé. Il y a moins de contrôle sur les horaires, la présence physique est moins nécessaire… C’est très présent dans les propos des auto-entrepreneurs.

“Tout temps qui n’est pas travaillé est un temps sur lequel on n’est pas rémunéré. C’est la loi du travail indépendant”

Paradoxalement, ils se sentent plus libres d’organiser leur travail comme ils veulent en étant payés à la pièce. C’est intéressant parce que tous mes enquêtés m’ont dit “je m’organise comme je veux”. C’est très faux, dans le sens où quand on leur demande à quoi ressemble leur semaine, ils sont très contraints par les horaires des entreprises avec qui ils sont en échange, par le fait que comme ils sont payés à la quantité de travail, ils se sentent tenus de travailler beaucoup. On retrouve ce que dit Foucault avec les sociétés qui sont passées d’un ordre organisé par l’Etat à des sociétés d’auto-contrôle. Un de mes enquêtés m’avait dit “si on ne s’auto-discipline pas, on va droit dans le mur”.

Quand il me disait qu’il s’organisait comme il voulait, je lui demandais si justement certains jours il se disait qu’il ne travaillerait pas, ce à quoi il répondait de manière négative. On a là une véritable intériorisation de la contrainte. Cela a pour effet une immersion assez permanente dans une logique de marché, c’est-à-dire que tout temps qui n’est pas travaillé est un temps sur lequel on n’est pas rémunéré. C’est la loi du travail indépendant.

La rémunération est plus strictement indexée sur le temps de travail que ça ne l’est dans le salariat, qui peut être compris comme l’invention d’un léger décrochage entre le temps travaillé et la rémunération, avec par exemple les congés payés. Il ne s’agit pas du salariat dans son essence, car ce n’était pas le cas au temps de Marx, mais dans ce qu’il est devenu : le socle de la protection sociale, de droits, d’un droit aux congés. Un salarié est payé le weekend ! Et ça, c’est ce que les indépendants sont en train de perdre aujourd’hui : des personnes qui pourraient être en situation de salariat mais exercent en indépendant perdent cette petite distance et se trouvent en permanence dans le calcul économique et la marchandisation du temps.

Robert Castel avait repéré que le salariat permettait de ne pas être en permanence inquiet de gagner de l’argent, qu’il pouvait y avoir une petite sérénité. La séparation stricte entre temps de travail et temps de repos disparaît et le travailleur est soumis à un modèle qui évoque le XIXème siècle et la stricte indexation de ce qu’ils récupèrent de leur travail sur leur souffrance au travail. Ils ne peuvent plus se détacher. On travaille actuellement avec des collègues [comme Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo-Santos] sur les plateformes et le micro-travail en ligne : c’est quelque chose qui s’insinue dans les petits espaces du quotidien. Un enquêté passe ses trajets de métro à faire de petites missions pour gagner quelques centimes.

Il y a une capacité à marchandiser tout le temps interstitiel. C’est le diagnostic qui a aussi été porté concernant Airbnb : si on lâche son appartement une nuit, on va quand même essayer de le rentabiliser. Airbnb s’est certes de plus en plus professionnalisé, de gros propriétaires qui possèdent de grands immeubles les font tourner, c’est donc aussi de l’hôtellerie informelle. On retrouve néanmoins ces incitations à marchandiser les temps morts, à transformer tout objet non utilisé en source de revenu potentiel. Le marché est très présent chez les auto-entrepreneurs. Les chauffeurs VTC nous disent qu’il est difficile de s’arrêter, que tant qu’ils sont connectés sur l’application, ils voient des sources potentielles d’argent qui s’activent…

“La théorie de Marx possède encore quelques vertus pour penser les mécanismes de travail actuels, notamment lorsque l’on aborde la notion de valeur.”

Certains chauffeurs nous disent qu’ils sont maladivement accrochés à leur téléphone, qu’ils attendent la bonne course toute la journée, qu’ils ont du mal à se déconnecter car ils attendent une course vers un aéroport alors qu’ils n’ont eu que de mauvaises courses. Les règles ont ceci de vertueux qu’elles sont établies collectivement, que le temps de travail est régulé. Cela oblige à mettre de la distance par rapport à la quête d’argent. Il ne s’agit pas de courir après la grosse fortune, seulement des centimes : par exemple cinq centimes pour remplir un questionnaire en ligne. Ces cinq centimes constituent une rémunération horaire très faible, très en-deçà des conquêtes du droit du travail, c’est simple.

LVSL – On vous a souvent entendu parler de Marx, notamment dans un entretien à Libération où vous évoquiez le “marxisme 2.0”. L’association entre l’auto-entrepreneuriat et Marx n’étant pas évidente, comment en êtes-vous arrivée à dresser une telle analyse dans vos recherches ?

Sarah Abdelnour – La théorie de Marx possède des vertus pour penser les mécanismes de travail actuels, notamment lorsque l’on aborde la notion de valeur : comment on produit de la valeur et comment on la répartit. On oublie souvent ce débat en ce qui concerne les chauffeurs VTC. La rhétorique politique actuelle est d’affirmer qu’Uber leur “offre du travail”, et en particulier aux jeunes des cités. C’est un discours prégnant en France, qui a aussi beaucoup sévi aux Etats-Unis. Dans la même logique, Macron avait affirmé au cours de la campagne présidentielle que cela permettait à ces jeunes d’acquérir une “dignité par le travail”.

Le travail est in fine présenté comme un “cadeau” que les entreprises font aux travailleurs. C’est assez facile d’être tenté par ce genre de discours, qui définit un “ordre du travail” particulier. Mais n’oublions pas comment se répartit le profit généré par ce travail. L’intérêt de mobiliser Marx est de remettre les choses à l’endroit sur la génération de profit par le travail et la répartition de ce profit. Quand on voit la richesse de l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos, alors même qu’il utilise du micro-travail à échelle internationale, cela pose question. C’est intéressant de voir ces tâches payées 5 centimes pour un travail demandé par l’entreprise, et qui demande des efforts.

On sait que depuis les années 1980, les inégalités de répartition de la valeur entre capital et travail augmentent à nouveau assez largement. Par ailleurs les derniers travaux de Piketty montrent que le patrimoine global passe de plus en plus du public au privé. Ce sont les choses de cet ordre-là qu’il faut garder à l’esprit.

LVSL – Si l’on se situe du côté de la pratique et de la recherche en sociologie, à quel point l’émergence de l’auto-entrepreneuriat depuis une trentaine d’années bouscule-t-il les pratiques des sociologues ?

Sarah Abdelnour – Nous faisons face à une nouvelle génération de travailleurs indépendants que l’on identifie progressivement mais qui pose un peu question. On avait des études sociologiques sur les indépendants auparavant, mais c’était très différent. On les abordait par le prisme familial et le patrimoine car beaucoup d’entreprises se transmettaient, alors que les auto-entrepreneurs ne viennent souvent pas de famille d’indépendants. Il est donc vrai que l’on doit modifier notre cadre et notre grille d’analyse. Les secteurs d’activités ne sont plus tout à fait les mêmes, les familles d’origine non plus. En clair, les caractéristiques sociales et les conditions de vie et de travail de ces nouveaux indépendants ne sont pas les mêmes que celles de leurs prédécesseurs.

Tout cela interroge d’abord nos pratiques d’enquête par rapport à une sociologie du travail qui avait l’habitude de se positionner dans les entreprises. Maintenant, c’est beaucoup plus éclaté. On ne sait pas toujours où voir, observer, rencontrer ces auto-entrepreneurs. Cela pose une question un peu plus “théorique” sur ce qu’est le salariat. Est-ce que l’on doit parler du salariat comme d’un “modèle perdu” ? Cela serait assez normatif. Il y a débat chez les sociologues qui travaillent sur les indépendants. Est-ce qu’il y a tout de même, dans le travail indépendant, une certaine forme d’émancipation par rapport au salariat ?

En prenant une définition marxiste “originelle” du salariat, celui-ci est défini par essence comme étant une relation d’inégalité et de domination entre le travailleur et le possédant. Mais doit-on garder cela comme socle de définition principal du salariat ? En reprenant cette définition classique (et non actualisée) marxiste du salariat, certains sociologues vont alors dire que le travail indépendant peut constituer une sorte d’émancipation. Mais ces sociologues vont davantage regarder vers le travail indépendant relativement qualifié et “organisé”. Par exemple, les coopératives d’activité et d’emploi qui peuvent être des espaces de réinvention face à un salariat jugé trop vertical.

Personnellement, même si je suis sensible à ces questionnements, j’ai tendance à me situer dans une autre approche, à l’image de celle de Robert Castel, qui dit que le salariat s’est largement transformé. Ce n’est plus tout à fait le terrain de l’exploitation comme le disait Marx. Au fil du XXème siècle, le salariat est aussi devenu un terrain d’acquis sociaux, le pivot autour duquel s’organisait notre protection sociale. Perdre le salariat c’est aussi perdre tout cela. Les deux approches se contredisent ainsi parfois. Les lectures de Castel et de Friot, qui m’ont nourries, ont aussi quelques défauts : on s’en tient à défendre un modèle ancien, notamment à cause des rapports politiques actuels, alors que malgré ces acquis, le salariat reste porteur d’inégalités. Il ne faut donc pas continuer à défendre le salariat comme le modèle le plus émancipateur, et s’autoriser à concevoir autre chose.

Il faudrait une solution qui conjuguerait le fait de mettre les travailleurs un peu plus à l’abri des rapports de domination directe qui peuvent exister dans le salariat, tout en pensant quelque chose qui sort davantage d’un capitalisme qui a une division très stricte et souvent inégalitaire de la répartition de la valeur et de la prise de décision.

Nous devons donc protéger les acquis du salariat tout en ne tombant pas dans la vision anachronique du salariat qu’en a Marx, qui aujourd’hui survaloriserait le travail indépendant. Considérer que c’est par le fait de maîtriser son processus de production que l’on s’émanciperait serait une mauvaise lecture de ce qu’il se passe actuellement. Le renouveau du travail indépendant est ainsi au service des entreprises qui en abusent, et ce serait donc une erreur de valoriser “l’autonomie” des indépendants.

LVSL – Quel est le rôle de la CEE/l’UE dans la diffusion de tels modèles? Les initiatives ont-elles été davantage endogènes à la France ou imposées par la Commission?

Sarah Abdelnour – L’entrepreneuriat est clairement un mot d’ordre à l’échelle européenne pour répondre au chômage et à la crise du pouvoir d’achat. Cependant, le cadre européen n’est pas – à première vue – absolument nécessaire pour comprendre ce qu’il s’est passé en France. Ce qu’il s’est passé en 1976 en France (pour rappel, c’est la date du début du développement des dispositifs à l’auto-entrepreneuriat) ne semble pas découler d’injonctions communautaires. Le modèle de l’auto-entrepreneuriat, et plus largement de la petite entreprise sont des idées historiquement ancrées dans la droite libérale française. On peut y ajouter l’envie de créer un modèle “à l’américaine”, notamment dans un contexte de guerre froide et d’opposition entre ce modèle et celui du bloc soviétique.

J’admets par contre que je ne suis pas allée enquêter au niveau européen, et j’aurais peut-être une réponse quelque peu différente si j’étudiais ce cadre. En tout cas, je n’ai pas constaté une omnipotence de l’Europe sur les politiques d’auto-entrepreneuriat menées en France lors de la réalisation de mes entretiens. Je n’ai pas ressenti une mainmise de l’UE, que ce soit en termes de contrôle ou d’incitations, sur les politiques menées en France en ce sens.

“Si ce n’est pas une demande de retour au salariat, il y a une vraie demande de régulation et un retour à un certain ordre économique.”

Cependant, on constate qu’il y a une certaine homogénéité dans nombre de pays européens. Il y a eu des dispositifs similaires ailleurs en Europe, en Allemagne ou en Espagne par exemple, mais c’est davantage par la réalisation de benchmarking et par les autres techniques d’harmonisation que les pays de l’Union se sont progressivement rapprochés de ce point de vue-là. De plus, il y a probablement la présence d’affinités électives entre les pays membres et la commission qui peuvent jouer. Mais je maintiens que je ne pense pas que ma réponse soit très affûtée sur ce sujet.

Il y a surtout selon moi quelque chose de plus diffus et symbolique, comme la formation homogène d’une élite politique et économique, qui fait que ces politiques sont menées partout, davantage que par des contraintes “directes” imposées par l’UE.

LVSL – Dans une perspective marxiste toujours, quels moyens ou réformes permettraient à ces nouveaux prolétaires de s’émanciper ?

Sarah Abdelnour – Malgré tout, les travailleurs des plateformes, depuis quelques années, s’organisent et ont mené des actions collectives. C’est intéressant car c’est arrivé vite alors même que l’organisation du travail d’auto-entrepreneur aurait pu nous faire penser le contraire. Celui-ci est atomisé, souvent jeune, à faible rémunération, et sans espace de discussion ou de régulation collective. Aux Etats-Unis, sur le “mechanical turk”, qui est une énorme plateforme de micro-travail appartenant à Amazon, on a par exemple assisté à des mobilisations, notamment pour être payés à des intervalles plus réguliers. Il y a aussi des applications de notation des plateformes de la part des travailleurs, créées par ces derniers, qui permettent de sanctionner les mauvais payeurs.

Avec Sophie Bernard (sociologue du travail), nous avons étudié les mobilisations des chauffeurs VTC. Les mouvements se sont réellement structurés et l’on a même constaté qu’il y avait eu des rapprochements entre une organisation de chauffeurs et l’UNSA, et une autre avec Force Ouvrière. Il y a donc aussi eu des appels aux syndicats traditionnels pour venir en appui aux VTC. La première association professionnelle de VTC s’est tout de suite mise dans le giron de l’UNSA, même si c’est un syndicat assez “autonome” qui diffère des syndicats plus anciens.

Dans les arguments de ces associations professionnelles de chauffeurs, il y a même un discours proche du syndicalisme salarié, comme la défense d’un Etat social, la critique du fait que Uber ne paie pas ses impôts en France et une critique de la destruction de l’Etat protecteur. Alors même que ce n’est pas quelque chose que l’on trouvait fréquemment dans le travail indépendant auparavant.

Il y a donc la défense d’un modèle social de la part de ces mouvements de chauffeurs, alors que la science politique montre traditionnellement que les associations d’indépendants critiquent l’Etat social, qui leur prélèverait trop d’impôts et cotisations.

Mais les choses sont plus ambivalentes, ces chauffeurs ne veulent pas tous être salariés. Florence Weber montre qu’il y a une aspiration à l’indépendance chez certaines classes populaires. Car le travail salarié qu’ils pourraient trouver est pénible, dur, et que l’auto-entrepreneuriat est perçu comme un moyen d’ascension sociale et de re-possession de son travail. Le travail indépendant peut être perçu comme moins pénible et aussi plus valorisant, ce qui est un point important. On retrouve cette rhétorique chez les chauffeurs VTC. Les choses sont donc ambiguës.

De plus, grâce à cette logique de discussion avec les syndicats, les mobilisés ont un peu plus d’espoir dans le dialogue avec l’Etat qu’avec les plateformes. Les VTC sont conscients d’une sorte de cynisme économique de ces plateformes, et sont résignés sur les enjeux économiques de celles-ci. On pourrait presque dire qu’ils en ont une analyse marxiste ! Ils affirment que les plateformes n’ont pas “intérêt” à plus les payer et disent que c’est normal, dans leur logique de profit, qu’elles ne leur offrent pas de meilleures conditions de travail. Les chauffeurs pensent, de manière réaliste, que tant qu’il y a des gens qui sont prêt à travailler sous de telles conditions, comme une sorte “d’armée de réserve”, les plateformes n’ont pas d’intérêt à revaloriser leur travail.

Toutefois, les chauffeurs essaient, parfois en vain, de boycotter certaines pratiques, comme celles des courses collectives (Uber pool) qui en réalité sont encore moins rentables que les autres. Il peut y avoir des pratiques de dénonciation entre eux, certains chauffeurs reprochent à d’autres de travailler dans des types de course comme celles d’Uber pool.

Les syndicats sont donc aussi là pour essayer de mettre les chauffeurs d’accord entre eux. Ils essaient de le faire; même si globalement les chauffeurs ont plus d’espoir dans la négociation avec l’Etat que dans le boycott collectif. Ils aimeraient revenir à un modèle qui est un peu celui du taxi, mais avec des tarifs décidés collectivement, qui ne varient pas tout le temps. En témoignent aussi les quelques affaires aux prud’hommes de chauffeurs pour faire reconnaître leur statut de salarié. Les chauffeurs ne veulent pas nécessairement que tout le monde soit reconnu comme salarié, mais que ceux qui travaillent exclusivement pour une plateforme le soient.

In fine, il y a une vraie demande de régulation, avec des tarifs minimum, voire parfois en demandant un modèle qui soit plus “haut de gamme” que les taxis. Si ce n’est pas une demande de retour au salariat, il y a une vraie demande de régulation et un retour à un certain ordre économique. La critique des pratiques fiscales et légales d’Uber est omniprésente, comme le fait qu’Uber France dit, pour sa défense dans les tribunaux, être une filiale d’Uber spécialisée dans le marketing et non le transport. Les chauffeurs sentent ainsi qu’Uber ne leur est redevable de rien, d’où la préférence de passer par l’Etat plutôt que par la négociation interne.

Uber ou la chronique d’une catastrophe sociale absolue – Entretien avec Danielle Simonnet

Danielle Simonnet ©Thomas DIPPE

Danielle Simonnet est membre du Parti de Gauche, de la France Insoumise et conseillère de Paris depuis 2008. Elle s’était particulièrement impliquée lors des manifestations des chauffeurs de taxi dès 2014. Avec elle, nous sommes revenus sur les enjeux que posent l’uberisation de l’économie, tant sur le plan social que le plan écologique.

LVSL – De quelle marge disposent aujourd’hui les élus de la République pour intervenir sur les questions relatives au développement de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Tout dépend ce qu’on entend par « les élus de la République ». Il y a d’une part le législateur, d’autre part l’élu municipal. Évidemment, il y a d’abord selon moi une responsabilité du législateur, du député ou du sénateur concernant l’exigence de la mise en place des régulations du développement de l’uberisation des plateformes. On pourrait très bien imaginer qu’il y ait une loi qui conditionne toute possibilité pour qu’une plateforme puisse exercer sur le territoire national, qu’on la conditionne à un certain nombre de choses.

Premièrement, que toutes les transactions faites sur le territoire national soient déclarées aux impôts. Vous savez aujourd’hui que quand vous faites un transport par le biais de la plateforme Uber, ce dernier s’octroie une marge de 20% ou 25% mais va déclarer cela sous forme d’une société qui a ses comptes en Irlande, c’est-à-dire un endroit où la fiscalité des entreprises est beaucoup plus avantageuse pour eux.

“Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger SA requalification en salarié.”

La première chose serait d’exiger de conditionner toute plateforme au fait qu’elle doit déclarer ses transactions sur le territoire national. Bref, qu’elle paye ses impôts là où est établi son activité.

Deuxièmement, il faut conditionner ces activités au respect des réglementations en vigueur. Pour celles concernant Uber, il s’agit du transport de personnes. Il existe une décision de la Cour européenne de justice (CJUE) qui indique qu’Uber est bien une entreprise de transports et donc doit être assujettie aux régulations de transports dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne. En France, la loi Thévenoud interdit la maraude électronique pour ceux qui ne sont pas chauffeurs de taxis.

Or, quand vous vous baladez dans la rue, que vous prenez votre téléphone et qu’avec l’application, vous dites « je suis géolocalisé ici, il me faut un chauffeur maintenant », c’est une maraude électronique, c’est comme héler un taxi mais par le biais d’une plateforme et ça normalement c’est interdit, c’est illégal. Comment cela se fait-il que le législateur ne pose pas la question de l’application de sa loi ? Vous avez aussi l’URSSAF qui a porté plainte contre Uber parce qu’ils estiment qu’Uber, en ayant recours à des travailleurs au statut d’autoentrepreneur, ne paye pas de cotisations sociales puisqu’ils ne se présente pas comme un employeur. Il prétend être simplement une plateforme commerciale qui met en relation des chauffeurs et des clients. Il y a un manque à gagner pour le système de protection sociale français qui est colossal.

Le législateur devrait aussi se préoccuper de cela et dire que du point de vue du droit du travail, il faut inverser le rapport et considérer que ce n’est pas au travailleur indépendant de se battre pour exiger sa requalification en salarié. Il faut au contraire inverser les choses et ne pas permettre le recours aux travailleurs indépendants pour ce type de plateforme. On voit bien en définitive qu’il y a un lien de subordination. Le chauffeur est en effet subordonné à cette plateforme qui va fixer par le biais de l’algorithme le prix des courses. Elle va quasiment fixer ses horaires parce que le conducteur est obligé pour pouvoir survivre de faire une amplitude horaire immense.

“Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures qui roulent à vide dans Paris en attendant d’avoir un client, c’est une aberration !”

Bref, il y a tout une liste de critères assez longs qui montre qu’il y a un lien de subordination. On voit bien ce que le législateur pourrait faire. Maintenant, l’élu local est dans une situation réglementaire plus contrainte. Si on prend par exemple sur la ville de Paris, le Conseil de Paris qui est un conseil municipal mais aussi un conseil départemental a une compétence relativement limitée dans la régulation des chauffeurs VTC. Je me bats depuis le début pour dire qu’il faut réduire la place de la voiture dans la ville parce qu’il y a derrière cela un enjeu écologique en termes de pollution ainsi qu’en en termes de réchauffement climatique. La pollution engendrée par la voiture c’est en effet 2 500 morts prématurées par an sur la région Île-de-France. Depuis 2012 et l’explosion des chauffeurs VTC, on a un nombre colossal de voitures VTC qui roulent à vide dans Paris en attendant un client. On en arrive à cette aberration !

J’ai donc demandé au conseil de Paris que la Ville exige de la préfecture qu’on puisse savoir combien il y a de chauffeurs VTC et que s’enclenche une réflexion des élus parisiens avec le législateur pour qu’on puisse voir comment on régule cette activité. Or, ils n’ont jamais voulu traiter le problème. En revanche, vous avez des villes, en Espagne notamment, où ils ont décrété qu’il ne fallait pas plus d’un chauffeur VTC pour 40 taxis. C’est Podemos qui s’est battu pour ce critère-là en reprenant une revendication de Taxi Élite qui est un syndicat jeune mais qui se développe dans plein de pays européens. C’est extrêmement important en terme de régulation.

LVSL – Comment expliquez-vous une telle percée de l’économie de plateforme ces dernières années ?

Danielle Simonnet – C’est une nouvelle étape du capitalisme. Le capitalisme a besoin d’exploiter au maximum pour faire un profit maximum. Créer une plateforme, cela ne coûte rien. Vous n’avez pas de capital fixe, il n’y a pas besoin de bureaux, pas besoin d’investir dans des machines et vous n’avez pas de salaire à assumer, ou sinon très peu. Vous faites en plus une captation de données qui sont essentielles dans toutes les logiques de marketing à venir. Le fait de pouvoir capter des fichiers en plus des transactions qui sont faites par le biais des services proposés par les plateformes est une captation de données. C’est un enjeu de pouvoir économique pour ces plateformes. On a d’abord eu l’étape de l’industrialisation et du développement de la robotisation. Désormais, on est dans l’étape de l’exploitation virtuelle et du développement des services.

LVSL – Dans la première question, vous parliez de la loi Thévenoud. Aujourd’hui qu’en est-il de son application ? Cela a-t-il permis de répondre à certains problèmes qui étaient posés ?

Danielle Simonnet – Non, ça n’a pas du tout permis de répondre au problème posé parce qu’elle n’est pas appliquée ! Donc à la limite les préfectures mettent en place des contrôles aux aéroports où la pression du développement des plateformes est vraiment à son paroxysme pour les chauffeurs de taxi. Il faut savoir qu’un chauffeur de taxi, quand il se positionne sur un aéroport, espère avoir une bonne course. Ce sont généralement des courses qui vont être un peu plus longues et plus rentables qu’une course à Paris d’un quartier à un autre.

Les chauffeurs VTC ont compris le truc donc ils ne cessent de se positionner en double file à des endroits où ils n’ont pas du tout le droit de stationner pour faire de la maraude électronique. Cela passe par le développement de rabatteurs qui se mettent à la sortie des aéroports pour essayer de réorienter les voyageurs vers les chauffeurs de VTC. Il a fallu que les chauffeurs de taxi mettent en place leur propre système de défense : les gilets bleus sont dorénavant là pour faire le travail d’information et de réorientation vers la file taxi. C’en est arrivé au point où ont fait un partenariat avec Aéroport de Paris (ADP) et la préfecture pour qu’ils puissent être prioritaires en terme de file afin d’aller chercher des clients. On demande donc à des chauffeurs de taxi de faire le travail d’application de la loi. C’est une situation ubuesque.

À terme cela risque de mal se finir car c’est un travail de régulation de la loi qui doit relever des fonctions régaliennes de l’État et donc de la police. Je constate qu’il n’y a pas de volonté de faire respecter la loi.

LVSL – Outre les chauffeurs VTC, est-ce qu’il y a eu une évolution du mode de fonctionnement des taxis pour s’adapter à cette nouvelle concurrence ?

Danielle Simonnet – Oui bien sûr. D’ailleurs, on dit qu’après l’émergence des VTC les chauffeurs de taxis se sont mis un peu à faire attention, à mieux s’habiller, à proposer la petite bouteille d’eau, les petits bonbons, à accélérer les machines à carte bleue. À contrario, les chauffeurs VTC jouaient dès le départ à la fois sur le côté low cost que le côté haut de gamme.

À partir du moment où vous avez eu des milliers de chauffeurs, la qualité s’est aussi dégradée et les chauffeurs de taxi ont vu un retour de la clientèle.  Cette clientèle a plus d’ancienneté et a une meilleure maîtrise de Paris. Il n’est pas vrai qu’un GPS vaut mieux que la connaissance humaine des petites rues, de la circulation, de comment ça se passe et aussi de la passion du métier, de l’échange humain qu’il peut y avoir dans ces courses.

LVSL – Est-ce que vous êtes directement en contact avec des chauffeurs de taxi, ou avez-vous des contacts par l’intermédiaire de syndicats ? Le cas échéant, quelle est la nature de vos échanges : vous faites partie de la France Insoumise, sont-ils sensibles à vos discours et à ce que vous portez plus largement sur les questions relatives au travail ?

Danielle Simonnet – Je me suis d’abord passionnée un peu par hasard sur le sujet. Je me souviens, en 2014, j’avais vu des manifestations de taxi à la télévision et je ne comprenais pas bien quelle était la gravité du problème. La révélation est arrivée par un livre : Uber, la privation en bande organisée, de Laurent Lanne. Ensuite, quand j’ai revu à la télévision sur les chaînes d’information la problématique des taxis, j’ai rencontré les syndicats de taxis. Je suis d’abord entrée dans la problématique en rencontrant les chauffeurs de taxi et en discutant avec beaucoup d’organisations syndicales de taxis. Cela a commencé par la CGT et après j’ai rencontré progressivement les autres organisations syndicales. Mes venues sur les plateaux des chaînes d’informations m’ont ensuite permis de rencontrer des chauffeurs de VTC et de comprendre l’ensemble du problème.

“Il ne s’agit pas d’une relation salariale donc la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. En termes de précarité, c’est catastrophique.”

J’ai pu ainsi entendre l’autre face du problème. Au début, les chauffeurs VTC me disaient : « Écoutez Madame Simonnet, dès le début on nous a promis par le biais de ces plateformes qu’on allait gagner beaucoup d’argent et qu’on allait avoir tout d’un coup de super revenus, donc on y a cru. Au début cela fonctionnait plutôt pas mal. Sauf que très rapidement on a été très nombreux sur le marché et les plateformes ont augmenté leurs marges. Si elles augmentent leurs marges cela signifie qu’on diminue les nôtres. Si on diminue les nôtres cela veut dire qu’au niveau de l’algorithme, ça baisse le prix des courses et on est de fait obligé d’augmenter notre volume horaire ».

Et là les chauffeurs VTC m’expliquaient, me disaient : « Je travaille du samedi 11h au dimanche 15h et à un moment, je deviens un danger public car je suis épuisé. Je suis dans un engrenage où pour rembourser la voiture, faire vivre ma famille, vu que les prix ont chuté, je suis obligé d’augmenter le nombre d’heures de travail ». Ils m’ont également expliqué le problème des notations : quand vous faites une course avec Uber ou sur n’importe quelle plateforme, vous pouvez noter votre chauffeur. Même si cela n’est pas forcément légitime, il y a des chauffeurs qui disent qu’ils ont été mal notés et que du jour au lendemain, la plateforme les a déconnectés.

Par ailleurs, il ne s’agit pas d’une relation salariale. Aussi, la plateforme peut du jour au lendemain vous déconnecter sans avis préalable de licenciement. Question précarité, c’est catastrophique. Les chauffeurs VTC m’ont parlé de leur prise de conscience, de comment ils se faisaient arnaquer dans ce système-là alors qu’au départ ils pensaient qu’ils allaient être leur propre patron. Ils réalisent que dès qu’ils ont un accident, c’est pour leur pomme. De plus, si on est malade, comme on est un travailleur indépendant, on n’a pas de protection, on n’a pas de sécurité sociale qui permette de se prémunir. Généralement, ils ont la sécurité sociale des travailleurs indépendants. Le problème est qu’en cas d’accident qui vous oblige à rembourser des frais sur la voiture et qui vous immobilise de telle sorte que vous ne pouvez pas bosser pendant un mois ou plus, vous êtes bloqués. Le loyer il faut le payer, la dette de la voiture il faut la payer, donc c’est la catastrophe. Ainsi, de fil en aiguille, à force de faire des petites vidéos, des interventions sur les réseaux sociaux, de bosser sur le sujet, j’ai aussi été contactée par des syndicalistes de l’UNSA qui m’ont invitée à des rassemblements.

J’ai donc pu participer à des rassemblements de chauffeurs Uber qui commençaient à gueuler et à dire : « Ce n’est pas possible, on veut qu’Uber accepte un prix fixe et minimal des courses : tout travail mérite un prix fixe pour qu’on ne soit pas dans un dumping social qui nous tire sans arrêt vers le bas. » J’ai pu intervenir dans leurs rassemblements tout en maintenant mon discours qui consistait à dire qu’il ne devrait pas y avoir deux métiers, mais une profession unique. Au départ, ils ne tenaient pas ce discours, mais ça les a intéressés. On était les seuls à tenir ce discours.

LVSL – Plus largement, il existe une très grande variété de plateformes. Est-ce que le constat que vous faites sur Uber peut être étendu à l’ensemble de l’économie de plateforme ?

Danielle Simonnet – Le problème n’est pas qu’il y ait des plateformes. Vous pouvez très bien imaginer une plateforme gérée par une structure coopérative d’économie sociale et solidaire qui protège tout le monde. Le problème n’est pas l’application, c’est l’économie qu’il y a derrière. J’avais rencontré des livreurs à vélo de chez Deliveroo ou UberEats qui portent des projets et m’ont dit qu’ils aimeraient que je relaye un vœu au conseil de Paris pour créer une société coopérative d’intérêt collectif. C’est une structure qui permet à la collectivité d’entrer dans la coopérative.

Imaginez que demain on crée une coopérative parisienne des livreurs à vélo. Elle permettrait au livreur à vélo d’avoir un statut de salarié dans la coopérative, tout en étant fiscalement indépendant, d’être maître de son emploi du temps, mais d’être protégé et de bénéficier de la sécurité sociale en cas d’accident… d’être couvert !

LVSL – Avez-vous l’impression de trouver un écho suffisant dans l’opinion ?

Danielle Simonnet – Nous ne sommes pas du tout écoutés, car le gouvernement est dans une fuite en avant libérale. En aucun cas il n’y a eu de mesure allant dans le bon sens sur ces questions là, alors que la conscience de l’opinion publique progresse. Regardez le développement des Airbnb. Au début, c’était sympathique : une plateforme qui permet à des particuliers de proposer à des touristes un logement. Tout cela avait l’air super au premier abord. Mais derrière ce paravent, il y a une logique de financiarisation de la rente, qui fait que vous avez des promoteurs immobiliers qui sont propriétaires de plusieurs appartements mis à louer toute l’année.

Il faut avoir une gestion beaucoup plus contraignante mais il faut que les collectivités se donnent des moyens de contrôle : à Paris il y a à peine une trentaine d’agents, c’est ridicule. La ville de Paris, et Ian Brossat en particulier, essaye de faire croire qu’elle prend à bras le corps la question de Airbnb. Il a sorti un bouquin fort intéressant, mais en attendant il n’y a que trente agents dans toute la ville pour contrôler la location saisonnière. À Barcelone, il y en a une centaine, tandis qu’en France le gouvernement a légiféré dans le mauvais sens. Ce n’est pas un hasard, il faut savoir qu’Emmanuel Macron est le VRP de l’uberisation, il a commencé par là.

Il n’y a rien à attendre de ce gouvernement là-dessus.

Quand i-Télé relaye une étude favorable à Uber et financée par… Uber

Yani Khezzar présente sa chronique sur les revenus des chauffeurs Uber sur le plateau d’I-télé.

Le 15 décembre 2016, à l’occasion du mouvement social des chauffeurs VTC contre Uber, Yani Khezzar, l’un des journalistes-vedettes du service économie de la chaîne d’information du groupe Bolloré a proposé un focus éco sobrement intitulé Combien gagne un chauffeur Uber ? reposant sur une étude réalisée par deux chercheurs. Cette chronique de 2 minutes pose en réalité plus de questions sur le travail journalistique de la chaîne d’information qu’il n’apporte de réponses à la question qu’elle est censée éclairer. 

Tous les ingrédients sont réunis pour donner à cette courte chronique l’apparence de l’objectivité et de la rigueur journalistique : le statut de journaliste-expert en économie du chroniqueur auquel le présentateur demande un éclairage, le ton neutre adopté, les termes factuels employés, le titre simple et les incontournables tableaux et graphiques popularisés par François Lenglet qui semble toujours être la référence indépassable en matière de chroniques économiques à la télévision.

Pourquoi cette étude plutôt qu’une autre ?

Répondant à la question “simple” du présentateur en plateau : “combien gagne un chauffeur Uber ?”, l’expert consciencieux explique d’entrée de jeu que c’est un “sujet polémique” et que ”donc plusieurs chiffres circulent”. Pour nous simplifier la tâche, il a cependant sélectionné l’étude “la plus aboutie sur le sujet” qui date de mars 2016. Étant donné que le sujet est polémique et que les spécialistes qui se sont penchés sur la question ne semblent manifestement pas d’accord entre eux, n’aurait-il pas été plus judicieux de présenter ne serait-ce que deux études contradictoires en comparant les résultats et méthodes de calcul afin d’éclairer la controverse autour de cette question, et de permettre au téléspectateur de juger par lui-même ? C’est en tout cas ce qu’on est en droit d’attendre d’une chaîne qui revendique son pluralisme. Nous n’en saurons cependant pas plus sur les autres chiffres qui circulent si ce n’est qu’ils existent et nous ne saurons rien des critères qui ont amené le journaliste à retenir cette étude plutôt qu’une autre.

D’où provient l’étude ?

Yani Khezzar nous indique que l’étude retenue par ses soins a été réalisée par deux chercheurs d’HEC et de l’école d’économie de Toulouse. On peut certes deviner une certaine orientation libérale des auteurs, mais le nom de ces prestigieuses écoles et le statut de chercheur des auteurs semblent conférer à l’étude toutes les vertus de la rigueur académique.

En tapant sur Google le titre de la chronique, on trouve un article de la chaîne concurrente BFM Business appartenant à Alain Weill et Patrick Drahi, qui s’intitule La vérité sur les revenus des chauffeurs Uber. Elle reprend exactement la même étude et nous révèle enfin le nom des auteurs : il s’agit des économistes David Thesmar et Augustin Landier. Renseignements pris, il s’agit bien de deux économistes libéraux.

L’article de BFM Business s’avère être une véritable mine d’informations sur l’étude en question. En effet, un lien hypertexte contenu dans l’article renvoie à un tweet… Provenant du compte d’Uber News ! On constate alors que l’étude a été relayée par l’entreprise Uber elle-même. Si Uber relaye cette étude, c’est qu’elle lui est certainement favorable. Et pour cause. Un clic sur le lien inséré dans le tweet d’Uber News, nous redirige sur une page du blog de la Public Policy Team d’Uber qui contient l’étude en question ;  on peut lire dans les propos introductifs : « Nous avons collaboré avec deux économistes français de pointe de la Toulouse School of Economics et d’HEC afin d’analyser les données conducteur. »

L’étude “la plus aboutie” sur les revenus des chauffeurs Uber, selon les dires du journaliste du Groupe Bolloré, est donc en réalité une étude commandée par…  Uber, qui lui sert à assurer son “employer branding” en France. Alexandre Anizy, membre des économistes atterrés, n’a d’ailleurs pas manqué de dénoncer, sur son blog, ce qu’il appelle la « phobie déontologique » d’Augustin Landier et David Thesmar à propos de cette étude financée par Uber.

De quelle impartialité et de quelle objectivité les deux économistes engagés et rémunérés par Uber pour réaliser une telle étude peuvent-ils donc bien se prévaloir ? Est-il rigoureux de la part du journaliste d’I-télé de parler de cette étude comme d’un travail de chercheurs ? En tout cas, le téléspectateur est en droit de connaitre ces informations sur la provenance de cette étude commandée par Uber.

D’où proviennent les chiffres ?

C’est l’entreprise Uber elle-même qui a fourni aux chercheurs les chiffres qu’ils ont utilisés pour élaborer leurs calculs comme elle le précise sur son blog. On n’est jamais mieux servis que par soi-même. Dans l’article de BFM Business, Auguste Lantier explique “qu’Uber [leur] a donné accès à des données internes.” Il précise : “Ils nous ont donné accès aux chiffres anonymisés des chauffeurs qui indiquent le temps durant lequel ils sont connectés à l’appli et combien ils gagnent.” Qui peut vérifier la fiabilité et la véracité de ces chiffres ? Personne… sauf Uber. Cela ne semble émouvoir ni les chercheurs, ni les journalistes de BFM Business et d’I-télé qui reprennent allègrement des chiffres qui sont tout bonnement invérifiables. Nous n’avons plus qu’à gager qu’Uber ait été honnête.

Ces chiffres sont-ils recevables ?

Le journaliste fait défiler les chiffres calculés par les chercheurs et finit par conclure qu’un chauffeur Uber gagne en moyenne 10 euros bruts de l’heure, ce qui est donc “quasiment juste au-dessus du smic horaire qui est à 9,67 euros bruts”. De là en conclure qu’Uber paie en fin de compte correctement ses chauffeurs, il n’y a qu’un pas. C’est d’ailleurs précisément ce qu’Uber a souhaité mettre en avant en commandant cette étude.

On sait grâce à Yani Khezzar que ces chiffres ne font pas l’unanimité sans savoir précisément de quoi il retourne. C’est bien le cas comme l’explique Alain Renier dans un article publié en mars 2016 sur Alter Eco Plus, journal indépendant d’orientation keynésienne.  En effet, il estime que les résultats de cette étude sont discutables notamment parce que l’étude semble se concentrer « essentiellement sur les chauffeurs à leur propre compte ». Or, il explique que sur les 15 000 chauffeurs Uber en France, « seuls 5 300 sont, ou ont été, à leur propre compte ». Il poursuit en précisant que « les autres sont en fait employés par des sociétés qui ont raflé le gros des licences de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC) délivrées par l’administration, et dont le nombre a été gelé en 2015 par le gouvernement pour répondre à la colère des taxis ». Ces sociétés « captent aussi en contrepartie une part des revenus dégagés par l’activité ». Et de conclure : “Il y a donc peu de chances pour que ces chauffeurs employés par les compagnies de VTC, qui constituent le gros des effectifs, atteignent les niveaux de revenus annoncés dans l’étude”.

Il n’est pas certain que le téléspectateur sache réellement combien un chauffeur Uber gagne après avoir regardé le focus éco de M. Khezza. Le diable se trouve dans les détails. D’où l’importance de rester vigilants en ce qui concerne les chiffres avancés par les médias de masse, et vérifier par soi-même la provenance des données qu’il faut croiser avec d’autres sources. En somme, faire un travail de journaliste. On peut lire sur le site d’I-télé que “l’expertise, la rigueur et les échanges de points de vue sont au cœur de [sa] promesse éditoriale”. La promesse n’est manifestement pas tenue. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.