“C’est par le cynisme qu’Emmanuel Macron a acquis le pouvoir en 2017” – Entretien avec Marc Endeweld

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Emmanuel Macron en campagne, le 21 février 2017. ©FNMF/N. MERGUI

Journaliste d’investigation, Marc Endeweld s’est spécialisé dans la révélation des coulisses des mondes économiques et politiques. Avec Le Grand Manipulateur, son deuxième ouvrage sur Emmanuel Macron, il met en lumière les multiples réseaux activés par Emmanuel Macron dans sa quête de l’Élysée. Entretien réalisé par Lenny Benbara, retranscrit par Vincent Ortiz.


LVSL – À la fin de votre second livre sur Emmanuel Macron, vous évoquez le « château de cartes » fragile sur lequel il reposerait. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce « château de cartes » et sur sa fébrilité ?

Marc Endeweld – C’est une manière de mettre en évidence qu’Emmanuel Macron ne s’est pas construit tout seul, contrairement à ce qu’il avance, mais avec l’aide de différentes cartes. Quand Emmanuel Macron se lance à l’assaut de l’Élysée, il n’a ni expérience politique, ni expérience élective. Ne disposant pas d’un parti politique traditionnel, il a investi les réseaux au cœur même de l’État français, et pas uniquement à Bercy ou même ceux du monde économique dont il est issu, mais également à la Défense, dans la diplomatie, dans le renseignement, la sécurité, etc. L’homme qui s’est présenté comme celui du nouveau monde s’est en réalité fortement appuyé sur l’ancien monde.

« Cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. »

Pourquoi j’utilise cette image du « château de cartes » ? Parce que si ce réseautage intense lui a permis de mener à bien son ambition personnelle, il ne lui a pas permis de construire réellement une ambition collective : il n’a pas eu le temps, de par son jeune âge politique, de constituer ses propres réseaux, et a donc utilisé les réseaux des autres, de ses concurrents. Certes, de cette manière, il est notamment parvenu à assécher la concurrence autour de lui, en affaiblissant de l’intérieur François Hollande, puis Manuel Valls. Mais cette absence de parti traditionnel est aujourd’hui sa plus grande faiblesse : désormais à l’Élysée, Emmanuel Macron est un homme seul, avec et face à ces réseaux. Notamment, parce qu’en l’absence d’un vrai parti, et de ministres avec un vrai poids, il n’existe pas de tampon entre l’Élysée et certaines personnes qui ont pu lui rendre service au cours de son ascension, comme on a pu s’en apercevoir lors du surgissement de l’affaire Benalla au cours de l’été 2018.

Cette fragilité, on la retrouve au cœur même de sa campagne présidentielle. À partir de février 2017, Macron est devenu le favori, et ce n’est qu’à ce moment là que tous sont venus à lui. Tous les réseaux institutionnels qui parcourent l’État – lobbyistes, réseaux d’influence –, mais aussi les réseaux de l’ombre de la Vème République – la sécurité, le renseignement, la Françafrique – sont tous venus lui proposer leurs services. Finalement, même quand ils s’étaient opposés à lui les mois précédents, ils sont tous allés à Canossa pour éviter Marine le Pen ou… éliminer François Fillon.

Macron apparaissait alors comme la meilleure personne pour représenter les intérêts de tous ces réseaux. Dans ce schéma, quand une difficulté politique survient par la suite, de tels réseaux et intérêts peuvent rapidement retirer ou amenuiser leur soutien, ou, ce qui revient au même, renforcer leurs pressions à l’égard d’Emmanuel Macron. Je finis ainsi mon livre sur les coulisses des derniers mois du pouvoir face aux Gilets jaunes. Lors de l’acmé de ce mouvement inédit – en décembre 2018, où la fonction présidentielle a été touchée, au sens propre comme au sens figuré – Macron n’a en réalité pas uniquement peur de la violence des Gilets jaunes ; il a peur car il se rend compte qu’une partie de ses soutiens, dans le monde économique, ou au sein de l’État, pourrait le lâcher.

« Si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là. »

Certes, une partie de ses soutiens continue de souhaiter la mise en place de contre-réformes néolibérales extrêmement dures à l’égard de la population, mais encore faut-il les faire passer avec le sourire, et dans la bonne humeur ! Et au cœur même de l’oligarchie, certains s’aperçoivent que le pays n’est tout simplement pas prêt à ces projets « d’économies », et surtout que le président de la République n’est pas apte à les faire passer. Entre le « monsieur économie » du président Hollande, et le patronat, le charme est en tout cas rompu. Au cours de l’hiver, on observe ainsi en coulisses, toute une frange du monde économique, y compris des grands patrons, prendre leurs distances avec Macron. C’est encore imperceptible dans l’espace public, car ces acteurs économiques ne trouvent aucune alternative institutionnelle au Président. Mais il ne faut pas croire que Macron est ultra-puissant face à ces réseaux économiques ; il l’est du fait des institutions de la Vème République, mais il ne faut pas sous-estimer les luttes internes à l’État, dans la haute administration, et au sein du capitalisme français, y compris dans les différents champs du pouvoir autour d’Emmanuel Macron : pouvoir économique, pouvoir médiatique, et même pouvoir culturel.

Il ne faut jamais oublier que le premier « président des riches », Nicolas Sarkozy, avait perdu une bonne partie de ses soutiens économiques en 2012. Même un grand patron proche de lui, Martin Bouygues, propriétaire de TF1, avait alors décidé de ne pas le soutenir dans sa tentative de réélection. C’est aussi la raison pour laquelle je termine sur cette métaphore du château de cartes : si Macron, un jour, est éjecté du pouvoir, il perdra une bonne partie des réseaux qu’il a pourtant utilisés sans vergogne pour arriver jusque-là.

LVSL – Au cours de cette enquête sur le personnage Macron et ses réseaux, vous mettez en avant la logique de séduction. On a du mal à réaliser par quelle manière elle se fait, et comment des acteurs aussi variés n’ont pas pu se rendre compte que Macron disait à chacun ce qu’il voulait entendre. Comment cette ambiguïté a-t-elle pu être aussi efficace ?

Marc Endeweld – Il y a plusieurs dimensions à prendre en compte. Une dimension psychologisante d’abord. L’ambition d’Emmanuel Macron repose en effet sur une bonne dose de narcissisme personnel, mais cela n’est pas suffisant pour expliquer sa trajectoire fulgurante. En fait, dès son plus jeune âge, il a réussi à se hisser très vite en sachant activer le narcissisme de ses interlocuteurs. Tout au long de son parcours, il n’a eu de cesse de tendre un beau miroir à ses interlocuteurs, notamment vis-à-vis des plus âgés. Une méthode qu’il a utilisée dans plusieurs lieux de pouvoir qu’il a traversés : inspection générale des Finances, commission Attali, banque Rothschild. Macron n’agit pas dans une séduction qui serait naturelle mais plutôt dans un calcul froid et sans affect. C’est un très bon acteur, comme s’en sont aperçus un peu tard à leurs dépens ses congénères.

Dans son ascension vers le pouvoir, sa stratégie la plus redoutable aura ainsi été de contourner les apparatchiks, qui ont entre 40 et 50 ans dans les différentes structures, et notamment dans les partis politiques traditionnels, pour récupérer le plus vite possible les manettes. Quand j’enquêtais sur lui pour mon premier livre (L’Ambigu Monsieur Macron, 2015, 2018), il m’avait confié : « je ne me vois pas à 60 ans faire de la politique ». Manière pour lui de dire qu’il était très pressé, et qu’il visait déjà la plus haute marche. C’était la période où il expliquait que l’élection à la députation était « un cursus d’un ancien temps ». Concrètement, pour arriver à ses fins, il a en fait séduit les plus vieux représentants des différents systèmes de pouvoir qu’il a côtoyés. Parmi ces « vieux », une partie était justement en train de sortir de leur position dominante dans leurs différents secteurs sans avoir trouvé véritablement d’héritiers. Macron a joué et a profité à plein de cette bascule générationnelle entre les générations d’après-guerre et les enfants de mai 1968. Alain Minc ironise souvent en expliquant que Macron est un « séducteur de vieux ». Mais son intérêt pour les plus anciens n’est pas gratuit. Il les a en effet séduits pour récupérer leurs réseaux, leur carnet d’adresse, leur influence, leur expérience. Par cette proximité avec ces « anciens », il a ainsi emmagasiné énormément de capital, de pouvoir. Mais dans le même temps, il a dû utiliser des plus jeunes que lui, des petites mains, corvéables à merci, qui ne lui contestaient rien, pour pouvoir assurer une grande charge de travail. Le génie de Macron réside principalement dans cette gestion de la ressource humaine dans son entourage.

C’est l’un des aspects du management du pouvoir macronien : en économie, comme en politique, il a toujours utilisé les plus anciens – on retrouve ainsi de nombreuses figures de la Vème République dans la macronie de l’ombre, comme Michel Charasse, ancien ministre de François Mitterrand, qui est l’un des visiteurs du soir d’Emmanuel Macron, ou Hubert Védrine qui le rencontrait dès 2012 à l’Élysée. Dans le même temps, il nomme et promeut, au sein du gouvernement et dans les cabinets, des très jeunes sans expérience. On pense à Gabriel Attal par exemple, passé de simple collaborateur de cabinet à secrétaire d’État, sans avoir connu une quelconque expérience professionnelle. Car Macron ne supporte pas qu’une tête puisse le dépasser, et au final, il préfère favoriser la médiocrité. Son seul objectif est le contrôle.

Sa stratégie du « beau miroir » a fonctionné à fond sur le terrain politique. C’est ce qui explique principalement le quiproquo général derrière l’ambigu Monsieur Macron, tant sur la composante de sa matrice idéologique que sur sa pratique du pouvoir. Tous ses soutiens – de François Bayrou à la « deuxième gauche », en passant par Jean-Pierre Chevènement – ont en effet projeté sur lui leur identité politique, leurs présupposés idéologiques. En 2017, bien peu se souciait alors de la cohérence de l’ensemble, bien que le rassemblement de toutes ces traditions politiques pouvait déjà sembler hasardeux, du moins au niveau de l’organisation de l’État. Mais, à l’époque, le discours contre les « extrêmes » a joué à plein, réduisant le débat politique et le combat pour le pouvoir à la préservation des intérêts sociologiques du bloc bourgeois. Tous ont cru à une grande alliance des « centres ».

Car, au fond, quel est le point commun entre la deuxième gauche rocardienne et le chevènementisme ? On me rétorquera que durant longtemps le Parti Socialiste ou les partis de droite ont rassemblé des traditions politiques très différentes, sauf qu’elles étaient insérées dans des projets globaux et plus ou moins collectifs. L’illusion de tous ces vieux acteurs de la politique est d’avoir cru qu’un homme providentiel pouvait les dispenser d’une reconfiguration idéologique et d’une actualisation programmatique, au regard des mutations de la société française, et avec la prise en compte les clivages sociaux qui la traversent. C’est l’autre intuition de Macron, ou son cynisme : en économie, il n’y a, pense-t-il, qu’une voie possible, celle du néolibéralisme. C’est le TINA de Thatcher, bien que les macroniens s’en défendent. De ce point de vue là, Macron est aussi la créature d’un PS totalement dévitalisé et acquis aux règles de la globalisation. À sa décharge, ce sentiment diffus se retrouvait depuis une vingtaine d’années à travers l’ensemble de l’arc institutionnel de la droite à la gauche. Et de cet affaiblissement idéologique, notamment parmi les héritiers de la social-démocratie, Macron a su en tirer tous les bénéfices pour sa propre ambition.

« Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. »

Dans un premier temps, et notamment au cours de la campagne électorale, ces représentants de « l’extrême centre », comme le journaliste Jean-François Kahn, soutien de Bayrou, et promoteur d’un « centrisme révolutionnaire » bien flou, ont littéralement été séduits par le télé-évangéliste Macron avec ses discours fourre-tout, œcuméniques. Mais pour beaucoup aujourd’hui, c’est la douche froide : car ils n’avaient pas compris que Macron était, au fond, un césariste, un bonapartiste, dans la plus pure tradition autoritaire à la française.

Emmanuel Macron, c’est un peu le « qui m’aime me suive ». C’est d’ailleurs son péché originel lors de sa victoire de 2017 : celui de ne pas avoir cherché à former une véritable coalition politique entre différentes sensibilités et différents partis politiques, à la manière de ce qui se pratique dans des régimes parlementaires comme en Allemagne ou en Italie par exemple. Au contraire, il a misé sur la destruction, sur l’affaiblissement structurel de l’arc politique institutionnel, l’amenant à croire faussement qu’il était majoritaire dans le pays, et lui permettant de bénéficier de l’absence d’une opposition en bonne et due forme. Au cœur même de la crise des gilets jaunes, un ancien ministre de Jacques Chirac m’avait partagé le constat suivant que je trouve très pertinent : « le drame de Macron, c’est qu’il dispose de la légitimité constitutionnelle, mais qu’il ne dispose plus de la légitimité politique ».

Mais Macron n’est pas seulement apparu séduisant parce qu’il portait un « beau miroir ». Il ne faut pas croire que derrière la tactique politique, son machiavélisme, sa grande capacité à manipuler, et sa soif de reconnaissance et de séduction, ne se loge pas une dimension proprement idéologique. Selon moi, si Macron a autant pris parmi les dominants, c’est qu’il a réussi, par son discours, son image, à ré-instaurer auprès des élites politico-financières une croyance vaine dans le système.

Après la crise financière de 2008, après le référendum européen de 2005, Macron se plaisait à parler de nouveau d’Europe fédérale, voire d’Europe « puissance », sans dévoiler réellement ses cartes pour y arriver, en dehors de sa volonté de répondre aux injonctions européennes pour finir de bouleverser les dernières régulations sociales issues du Conseil National de Résistance, notamment contre les protections sociales, les services publics, l’assurance chômage. Dès juillet 2015, le ministre Macron avait d’ailleurs confié lors d’une rencontre organisée à Bercy qu’il « n’aimait pas le terme de modèle social » ! Son projet est bien de liquider le compromis de l’après guerre, soit disant pour reconstruire quelque chose, mais en réalité, il n’en est rien. Il s’agit de « s’adapter » toujours plus au moins disant social. Au nom de l’Europe ! Et au nom de « l’efficacité » !

« Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. »

Peu importe les dégâts pour Macron finalement, lui a le « courage » pense-t-il d’aller au bout du rêve de tous ces néolibéraux des années 1990, qui après le référendum de 2005 et la crise de 2008, continuaient à porter leur néolibéralisme d’une manière relativement honteuse en France. Macron est apparu comme la personne qui allait retrouver le sens de la mondialisation heureuse, pour reprendre le mantra d’Alain Minc. Il a énormément utilisé cette plus-value idéologique auprès de toutes ces élites. Elles ont été formées comme lui, dans la doxa de Bercy, et étaient depuis bien longtemps dans une sécession par rapport au cadre démocratique, et dans une pulsion d’autorité. Ces élites n’attendaient finalement qu’un homme fort – un homme qui tape du poing sur la table et se présente comme le roi que les Français attendent selon eux, comme Macron l’a lui même affirmé lors d’une interview. Il n’est pas surprenant que les mêmes, aujourd’hui, regardent de manière complaisante ce qui se produit au Brésil, avec Bolsonaro. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus la capacité de conviction que Macron a su développer plus globalement vis-à-vis des fameuses classes « éduquées » que raille à juste titre Emmanuel Todd, repliées comme il s’en désespère dans une forme de crétinisation, et se réfugiant, à tout prix, dans leur cocon de la « construction européenne », et sans aucun recul critique.

LVSL – La stratégie de Macron était donc fondée sur une capacité à croiser des réseaux en apparence concurrents. Vous décrivez comment il s’est appuyé sur certains réseaux de la Sarkozie dans un certain nombre de secteurs de l’État – en particulier la place Beauvau à laquelle il avait difficilement accès, venant de Bercy –. Pouvez-vous revenir sur cette manière qu’il possédait de se mouvoir au sein de l’État et d’en prendre le contrôle de pans entiers ?

Marc Endeweld – Venant de la finance, il a continué à se comporter comme un banquier d’affaires dans la sphère politique. En l’absence de parti politique historique, dont il ne disposait pas, il a méthodiquement récupéré les réseaux de ses concurrents, parfois avec l’accord tacite de ces derniers qui préféraient abandonner, parfois en procédant à des OPA hostiles dans leur dos. Il a récupéré les hommes, mais aussi la logistique, et parfois les moyens financiers. Bien sûr, Emmanuel Macron a eu une chance extraordinaire en 2017. Mais il a également suscité sa chance par rapport à tous ces réseaux, notamment en asséchant en amont la concurrence.

Dans cette stratégie méthodique, il a été sans scrupules. Emmanuel Macron n’a pas hésité à utiliser tous les réseaux de la droite, et notamment une bonne partie des réseaux de la Sarkozie. Le rapprochement entre l’actuel président et l’ancien président, que l’on constate depuis quelques mois, trouve en réalité son explication dans les proximités qu’Emmanuel Macron a cultivé depuis son passage à la banque Rothschild, et par le réseautage qu’il a exercé avec sa femme, Brigitte Macron, dès son arrivée à l’Élysée comme collaborateur de François Hollande. Sans complexe, dans son ascension, Macron a utilisé une partie des réseaux de Nicolas Sarkozy, et de la droite. Aujourd’hui, comme durant la dernière ligne droite de la campagne, ces deux grands fauves de la politique sont en réalité alliés objectifs. Ils s’instrumentalisent mutuellement, mais s’entraident également, alors même que Nicolas Sarkozy fait l’objet de plusieurs mises en examen par la justice.

« Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux. »

Résultat, après plus de dix ans d’anti-sarkozysme dans l’espace politique, porté notamment par les socialistes ou par François Bayrou, le discours sur la moralité politique, et la lutte contre la corruption, s’est trouvé, dans les faits, remis au placard par le « en même temps ». Par ambition politique, mais aussi par souci d’efficacité économique, Macron n’a que faire de nettoyer les vieux réseaux, et de transformer durablement les mauvaises habitudes de la pratique du pouvoir à la française, dans le cadre de notre monarchie présidentielle à bout de souffle. Dans les domaines purement régaliens – la diplomatie, la défense, le renseignement, la sécurité – Macron s’est d’ailleurs principalement appuyé sur la génération précédente, issue notamment de la cohabitation Mitterand-Balladur dans les années 1990. Une génération politique dont la pratique du pouvoir, fondée sur l’opacité et la realpolitik, cadre mal effectivement avec l’image du « nouveau monde ». Dans sa pratique du pouvoir, Macron est en fait un anachronisme, c’est un jeune vieux.

De ce point de vue là, sa pratique du pouvoir est en fait une rupture nette avec l’histoire récente du Parti socialiste qui avait tenté avec Lionel Jospin le fameux « droit d’inventaire » de la part d’ombre du mitterandisme, et s’était démarqué par la suite de la droite française en développant un discours sur « la République exemplaire ». Discours que Macron avait repris à son compte durant sa campagne, pensant séduire les électeurs de centre-gauche peu a l’aise avec la notion même de pouvoir. Après leur défaite de 2002, les socialistes s’étaient en effet construits dans « l’anti-sarkozysme », critique finalement un peu fourre-tout, notamment mise en avant par François Hollande, promouvant une rhétorique selon laquelle la Sarkozie représentait un danger pour la démocratie. C’est tout le discours porté notamment par le PS durant des années sur la droite « bling bling », la soirée du Fouquet’s, et le yacht de Bolloré…

Personnellement, Macron ne s’est jamais inscrit dans cette critique anti-sarkozyste. D’abord pour des raisons personnelles, que j’ai découvertes : jeune énarque, puis chez Rothschild, il baignait autant dans les réseaux de droite, sarkozystes comme anti-sarkozystes, que dans les réseaux PS. C’était alors le chouchou de Jean-Pierre Jouyet, lui-même au centre de tous ces réseaux, et ancien secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy. C’est à cette époque que Macron rencontre le grand patron Bernard Arnault qui n’a jamais caché ses sympathies sarkozystes. Le communicant Franck Louvrier, ex conseiller de Nicolas Sarkozy, est ainsi venu l’aider à plusieurs reprises lors de réunions secrètes à l’Élysée au début du quinquennat Hollande pour travailler sur son image publique !

Macron a donc autant construit ses réseaux dans la droite que dans la gauche institutionnelle. Politiquement, on pourrait même dire qu’il est le bébé de cette couverture de Paris-Match où François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble pour promouvoir le « oui » au référendum de 2005. Ensuite, d’un point de vue plus structurel, de contrôle de l’État, il a effectivement utilisé les réseaux sarkozystes, dans le domaine du renseignement, de la sécurité et de la défense notamment, pour contourner les réseaux de François Hollande et de Manuel Valls. Il a donc utilisé certaines figures de la Sarkozie pourtant honnies par une bonne partie des militants et électeurs socialistes, ou mis en accusation durant des années dans la presse de gauche. Macron, n’étant pas issu du Parti socialiste et n’étant pas tributaire de l’histoire de ce parti, a donc utilisé sans scrupules la droite à Beauvau, au Quai ou à Brienne, sans plus se poser de questions, notamment quant aux réseaux que l’on trouvait derrière. C’est aussi par ce cynisme qu’il a acquis le pouvoir en 2017.

LVSL – Concernant les questions financières, vous évoquez dans votre livre un certain nombre de réseaux, notamment ceux de la Françafrique. Pouvez-vous revenir sur les liens entre Emmanuel Macron et ces réseaux ?

Marc Endeweld – Le point de départ de l’enquête était le suivant : depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, j’avais plusieurs signaux faibles qui m’interpellaient sur les frontières de plus en plus poreuses entre la Macronie, la Sarkozie, et par ailleurs certains réseaux politiques de l’ombre, que l’on pourrait qualifier d’affairistes – les fameux intermédiaires de la République. Ce qui m’a frappé dès le début du quinquennat d’Emmanuel Macron, contrairement au discours qu’il portait sur la République exemplaire, sur l’homme aux mains propres, j’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron. Il n’y avait pas seulement, comme ses communicants et certains journalistes l’ont mis en scène, les jeunes strauss-kahniens de la « bande de la Planche ». Il a nommé au sein de l’État de nombreuses personnalités issues de la Chiraquie, de la Sarkozie, etc. Ce n’étaient pas des signaux de renouvellement de la vie politique, bien au contraire. L’autre aspect frappant, c’était de voir que sa pratique politique était très liée au secret, notamment d’un point de vue diplomatique, et qu’il avait une pratique du pouvoir totalement à l’inverse du discours d’ouverture qui avait marqué sa campagne présidentielle – un discours largement marketing, et qui correspond à toute une nouvelle sociologie électorale : les plus jeunes ont un rapport à la politique et à l’État assez différent de leurs aînés. Désormais au pouvoir, Macron reproduit pourtant les pratiques anciennes de la Vème République où la raison d’État est reine.

« J’ai été très étonné de constater que tous les acteurs traditionnels de la part d’ombre de la Vème République, tous les réseaux secrets de la Vème République, se retrouvaient en nombre autour d’Emmanuel Macron »

Il n’a pas uniquement utilisé les réseaux politiques traditionnels – militants, responsables politiques, etc. – : il a également utilisé ce que l’on appelle les réseaux transversaux de la République, que l’on retrouve dans la Françafrique, dans le complexe militaro-industriel, dans le domaine du renseignement – réseaux que certains nomment « l’État profond » – ; ces réseaux, depuis trente ou quarante ans, ont utilisé et rendu des services au Parti socialiste comme à la droite française. Ces réseaux transversaux, pour une partie d’entre eux, ont été les acteurs du financement de la vie politique française en général.

Dans mon livre, je démontre que les réseaux de la Françafrique, notamment ceux de Sassou-Nguesso au Congo Brazzaville, ont parfois été en contact direct avec Macron, bien en amont de la présidentielle. C’est le cas de l’Algérie également : lors de son voyage à Alger de février 2017, derrière ses déclarations sur « les crimes contre l’humanité » qui ont attiré l’attention des médias, Emmanuel Macron a rencontré en coulisses les réseaux affairistes algériens, alors au pouvoir, sans prendre beaucoup de précautions.

J’ai découvert – et cela m’a surpris – que Macron, qui a été présenté comme l’homme de la « nouvelle économie », ou des grands patrons, n’avait obtenu dans un premier temps, c’est-à-dire à la fin 2016, que cinq millions d’euros pour financer sa campagne. Résultat, il s’est retrouvé face à de graves difficultés financières entre janvier et avril 2017. Sa campagne de collecte de fonds, soit via des dîners avec de riches invités, soit via son portail internet, ne lui avait pas permis de récupérer suffisamment d’argent. Entre janvier et avril 2017, cette difficulté financière a été renforcée par le fait que son équipe de financement avait parié sur l’obtention rapide de prêts bancaires. J’ai découvert qu’il n’avait obtenu ces prêts bancaires que très tardivement, en fin de campagne, quelques jours avant le premier tour. Il y a toute une zone d’ombre entre janvier et avril 2017 sur la manière dont il a pu mener sa campagne.

La justice a ouvert une enquête préliminaire en octobre 2018 sur 144.000 euros de dons suspects – une goutte d’eau sur l’ensemble. La commission de campagne a certifié les comptes, mais quand on annonce qu’aujourd’hui la campagne d’Emmanuel Macron a été rendue possible grâce au financement de 900 grands donateurs, qui ont permis de récupérer 15 millions d’euros environ – une somme importante -, on oublie de dire que la plupart des dons ont été récupérés via le parti, et non via le candidat, et donc à la fois en 2016, mais aussi en 2017 (ce qui était possible en passant par le parti, avec des reversements ensuite vers le candidat), et qu’au plein cœur de la campagne, le candidat Macron a bien dû gérer des problèmes de trésorerie.

« L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. »

Aujourd’hui, le président est bien décidé à rester le plus longtemps au pouvoir. « Il est là pour 10 ans », m’a confié dès le début de mon enquête un responsable de la droite. L’objectif de Macron depuis qu’il s’est engagé en 2015 dans la course présidentielle est donc toujours le même : assécher la concurrence, notamment d’un point de vue financier et logistique. Il existe donc actuellement une guerre sourde pour le contrôle effectif de l’État, et dont les vieux réseaux sont le théâtre.

LVSL – Vous décrivez un Macron sans scrupules, avec une pratique du pouvoir verticale et autoritaire différente de ce qu’il avait annoncé ; un Macron plus conservateur, également, que ce qui était attendu, puisqu’on le pensait plutôt clintonien ou blairiste. Sans tomber dans la psychologisation, que pense réellement Macron, et que représente-t-il ?

Marc Endeweld – Macron a pu être présenté dans un premier temps comme social-libéral, clintonien, « le Obama français », etc., qui aurait été la quintessence du libéralisme dans toutes ses facettes : politique, économique et culturel. Mais Macron est pour moi beaucoup plus néolibéral que libéral. Il ne faut jamais oublier que le « néolibéralisme » a une composante autoritaire et anti-démocratique. Dans mes premières enquêtes, je m’étais ainsi aperçu que Macron avait un rapport à l’État beaucoup moins rocardien que l’on avait pu le présenter jusqu’alors ; de lui-même, il m’avait expliqué qu’il considérait que la deuxième gauche avait un rapport « complexé » à l’État. C’est de cette manière qu’il m’avait expliqué son intérêt très précoce pour le chevènementisme : étudiant à Sciences po, il avait en effet participé à plusieurs Universités d’été du Mouvement des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement. Quelques années plus tard à peine, il avait trouvé accueil dans la deuxième gauche, à travers la revue Esprit, mais aussi via Michel Rocard – qu’il avait rencontré via son ami et mentor, Henry Hermand –. Dans mon premier livre, je m’étais notamment intéressé à ce déplacement idéologique apparent, à ce grand écart, à cette ambiguïté.

Effectivement, depuis son élection, il n’a cessé de vouloir restaurer, notamment en termes de communication, la fonction présidentielle. Par rapport à Nicolas Sarkozy ou François Hollande, Emmanuel Macron a un rapport au pouvoir beaucoup moins complexé. On le voit aujourd’hui avec sa pratique très maximaliste de la Vème République, qui comprend des éléments autoritaires. J’avais remarqué très tôt son ambivalence par rapport à la démocratie ; elle se doublait d’ailleurs d’un autre élément : dans l’un des rares articles qu’il avait écrit dans Esprit, « les labyrinthes du politique » (2011), il avait expliqué que sur les questions budgétaires, il assumait une parenthèse démocratique, la dépossession des populations par le cadre supranational européen. Cela dénotait un rapport assez problématique à la souveraineté populaire. Il exprimait à cette occasion une pure posture technocratique sans aucun complexe.

« À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique. »

Très tôt, à gauche comme à droite, à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, les critiques se sont multipliées à l’encontre d’Emmanuel Macron et sur ce qu’il pouvait représenter : la quintessence du « progressisme » néolibéral. Une partie de l’extrême-droite avait attaqué Emmanuel Macron sur le fait qu’il était dit « progressiste », donc problématique d’un point de vue identitaire. Lui-même s’est affirmé « progressiste » en se plaçant comme le seul rempart aux « conservatismes » et aux « nationalismes ». À gauche, Macron est apparu très vite comme l’incarnation de la haute finance internationale totalement déconnectée des classes populaires. Il a donc été critiqué d’un point de vue identitaire, alors que sa principale ambiguïté politique se situe du côté de la souveraineté, du respect du cadre démocratique.

Ensuite, quelle est la part de convictions et d’opportunisme chez Macron ? Certes, il y a chez lui beaucoup de cynisme, mais il a de toute évidence de fortes convictions sur les questions économiques : il pense réellement que l’avenir économique de la France passe par l’adaptation forcenée à la globalisation. Par ailleurs, il est séduit par le modèle de développement californien, ou même celui de Dubaï : un modèle de développement hors-sol, financiarisé – d’où sa volonté de faire venir des traders, qui dépasse le simple coup de communication. Il est convaincu que la France, n’étant plus une puissance industrielle, est vouée à devenir une économie de haute valeur ajoutée dans les services, les services financiers, les technologies numériques. C’est la raison pour laquelle il préfère rencontrer les grands patrons des GAFA plutôt que ceux des grandes filières industrielles françaises. De ce point de vue, il est à l’image d’une partie de la droite et du PS qui, depuis quarante ans, ont sciemment sacrifié la filière industrielle française.

Enfin, très tôt, je m’aperçois effectivement qu’Emmanuel Macron est beaucoup plus conservateur que l’image qu’en donnent les médias un peu rapidement. Brigitte Macron, issue de la bourgeoisie traditionnelle d’Amiens, n’y est pas pour rien dans cette influence conservatrice, notamment concernant les questions d’éducation, les questions de société en général. Quand Macron était secrétaire général adjoint de l’Élysée, sous François Hollande, il était ainsi l’un des rares du cabinet à ne pas vouloir faire de la question du mariage pour tous une priorité. Macron pensait que l’objectif premier du quinquennat de François Hollande ne devait pas reposer sur les questions de société, mais sur les questions économiques – sous un angle libéral.

Par rapport à une stratégie néolibérale d’un Tony Blair, qui avait fait monter au Royaume-Uni les minorités et les questions de société pour faire passer la pilule des contre-réformes de casse du droit du travail (avec la multiplication de dispositions punitives contre les chômeurs, mais aussi via la criminalisation des classes populaires comme aux États-Unis), Emmanuel Macron n’a jamais véritablement utilisé cette arme-là. Il est beaucoup plus conservateur et prudent concernant la société multiculturelle, ce qui ne l’empêche pas de jouer parfois avec quelques images, comme Sarkozy bien avant lui. Et dans le fond, même s’il a troqué le jeune de banlieue pour un gilet jaune dans le rôle de « l’ennemi de l’intérieur », ce n’est pas pour autant qu’il a mis en avant les minorités, qui se sentent dans les faits totalement délaissées.

Dès février 2017, Macron, pourtant le chantre de la « bienveillance » en politique, ne s’était pas gêné en pleine campagne pour parler de « tolérance zéro » vis-à-vis de l’insécurité. Il avait également mis l’accent sur l’islamisme et le terrorisme, et était devenu en quelques jours de plus en plus distant à l’égard des questions de migration – comme le début de son quinquennat a achevé de le démontrer. Tout cela était donc déjà en germe durant sa campagne, qu’il avait très tôt prévu de mener « à droite ». Le dernier discours que l’on pourrait qualifier de social-libéral est celui de la porte de Versailles de décembre 2016, alors qu’il doit encore séduire les sympathisants du Parti socialiste. Ce n’est qu’après l’élimination de Manuel Valls aux primaires du PS, qu’il se met à cibler l’électorat de droite le plus conservateur. Il affirme ainsi à l’Obs que les participants à la « manif pour tous » ont été « humiliés » par François Hollande, il donne une longue interview à Causeur, dont il fait la couverture.

Ces ferments-là apparaissent donc dès la campagne. Bien sûr, depuis son élection, on perçoit plus clairement ses inclinations droitières, à travers la criminalisation du mouvement social, la multiplication des lois sécuritaires, l’utilisation de l’appareil policier et de renseignement… même si ce sont des tendances lourdes qui gangrènent notre démocratie depuis une vingtaine d’années en amenuisant peu à peu les libertés individuelles, et qu’elles ont été largement accentuées sous le précédent quinquennat du fait des décisions de François Hollande, Manuel Valls, et Bernard Cazeneuve.
Toutefois, dans le dernier documentaire de Bertrand Delais, La fin de l’innocence, Macron déclare que son projet est bien « national et global », dans le sens de l’adaptation aux standards de la globalisation. Il assume pleinement le terme « national ». Il est à l’aise avec l’autorité de l’État et l’imagerie qui lui est associée. Le lancement du SNU est à replacer dans ce contexte. Macron est donc très éloigné de la conception distanciée de l’État propre à la deuxième gauche ou aux pays anglo-saxons. Il en a une conception autoritaire, qu’on peut retrouver au cœur du néolibéralisme.

Cela ne l’empêche pas de jouer des questions de société et de se servir des fractures identitaires de la société française, comme François Hollande ou Nicolas Sarkozy avant lui. Exemple avec les dernières élections européennes : dans un premier temps, Macron a envoyé de nombreux signaux aux électeurs de droite, avec succès, ils ont massivement voté pour lui. Mais quelques jours après la publication de résultats attestant du déplacement sociologique de l’électorat d’Emmanuel Macron – d’un électorat sympathisant PS à un électorat sympathisant LR –, le gouvernement a annoncé qu’il allait avancer sur le dossier de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. On retrouve ainsi chez Macron le même cynisme et le même esprit tacticien que chez Hollande et Sarkozy sur ces questions de société.

LVSL – Où en est-on depuis les élections européennes ? Une menace démocratique pèse-t-elle sur la France du fait de l’isolement d’Emmanuel Macron ?

Marc Endeweld – Aux européennes, Macron a bien réussi son coup tactique sans bouger sur les questions de fiscalité, alors que les Gilets jaunes le réclamaient. Il n’a pas bougé, d’une part pour faire plaisir aux grands patrons, mais d’autre part pour récupérer la bourgeoisie traditionnelle de droite. Ce pari-là, d’un point de vue purement électoraliste, a en grande partie fonctionné. Alors qu’il a déçu bien des sympathisants de centre-gauche, qui voyaient en lui un homme providentiel permettant d’échapper au conservatisme d’un François Fillon, il a pu se refaire en récupérant une frange de l’électorat de droite traditionnelle. Et cela, peu de personnes, y compris au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, pensaient qu’il allait réussir cette épreuve. Comme il bénéficie par ailleurs d’un écrasement des forces politiques traditionnelles et institutionnelles, et qu’il a réussi son jeu dangereux d’apparaître comme la seule alternative possible face au Rassemblement national – qu’il promeut comme seul parti d’opposition – les forces économiques sont relativement désemparées, car elles n’ont pour l’instant aucune alternative à Emmanuel Macron

« L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. »

Toujours en off, les initiés du pouvoir, y compris dans la macronie, expriment leur inquiétude quant à la pratique du pouvoir autoritaire d’Emmanuel Macron. Mais une majorité d’entre-eux se réfugient dans un certain fatalisme. L’obsession de beaucoup est de ne surtout pas apparaître comme un opposant au pouvoir actuel. Il existe donc une véritable paranoïa chez un grand nombre d’acteurs, au sein de l’appareil d’État ou dans le monde économique, vis-à-vis de Macron. Car ces gens du pouvoir savent pertinemment que les lignes de rouge en termes de libertés individuelles ont largement été franchies par l’administration macronienne. Tous dénoncent, officieusement bien sûr, l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place.

Le public ne le perçoit pas forcément en tant que tel, car il n’y a plus de vecteur d’information, notamment parce qu’il n’existe plus réellement la balance de pouvoir des partis traditionnel. Lors de la période sarkozyste, la pratique du pouvoir du président avait été très critiquée par les partis d’opposition et par la presse, notamment en raison de son utilisation de barbouzes, des services de renseignement… De nombreux organes de presse en avaient fait leur axe principal – On se souvient des couvertures de certains hebdos ou quotidiens sur la « folie » de Nicolas Sarkozy… -. Les partis politiques d’opposition avaient repris à leur compte ces critiques espérant revenir au pouvoir sur cette base. D’où le discours de François Hollande lors de sa campagne de 2012 sur la « présidence normale ».

Aujourd’hui, la pratique du pouvoir d’Emmanuel Macron, en-dehors de quelques associations et mouvements politiques, n’est pas critiquée en tant que telle. Quelques avocats et magistrats ont enfin commencé à lancer des appels, quelques associations de droits de l’homme, notamment sur les questions migratoires, commencent à tirer la sonnette d’alarme, mais c’est extrêmement parcellaire. Les mouvements politiques et syndicaux démontrent leur faiblesse et leur incapacité à affronter frontalement le pouvoir actuel. Ils sont comme tétanisés.

C’est ce que les Gilets jaunes ont révélé en creux : la faiblesse des forces institutionnelles d’opposition, leur incapacité à coaliser la colère populaire – ce qu’ont réussi à faire les Gilets jaunes. Ils sont apparus comme le principal opposant au pouvoir, mais également comme le mouvement exprimant tout l’angle mort du macronisme, qui est en réalité l’expulsion de la question sociale du débat politique au sens où on l’entendait depuis le XIXème siècle. Emmanuel Macron évacue totalement les questions de justice sociale au nom de ladite efficacité, ce qui est très inquiétant sur les violences réelles qui pourraient s’exprimer dans les prochaines années dans le pays. On pourrait très bien se retrouver dans une situation similaire à celle de l’Italie des années 1970.

Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Crise de régime sous le sapin ?

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Le 17 novembre 2018, une bombe à retardement explose : à la veille de Noël, la France « d’en bas » est dans la rue, vêtue d’un gilet jaune. Le mouvement affole ou ravit les esprits par son action d’envergure et sa forme inédite. Le gouvernement et les médias focalisent leur discours sur les violences qui dérivent du mouvement, mais les représentants de la République en Marche peinent à dissimuler une crise politique profonde. Cette dernière remet en question la légitimité des actions du gouvernement et celles du président en particulier. Le régime de la Vèmerépublique fête ses 60 ans cette année mais cette relative longévité ne peut occulter une crise récurrente de la légitimité de la représentation politique que les multiples modifications constitutionnelles n’ont pas su régler.


« Il faut gagner cette élection européenne en en faisant un référendum anti-macron massif. (…) Les balles de nos fusils, ce sont nos bulletins de vote », a déclaré Jean-Luc Mélenchon lors d’un meeting à Lille le mardi 30 octobre 2018. Il semble évident que le peuple français nourrit une haine pour le Président de la République. Cette colère s’est traduite par des manifestations enflammées, voire violentes, ces dernières semaines. Se traduira-t-elle néanmoins par le vote ? Un écart significatif s’observe entre cette forte mobilisation populaire et les « bulletins de vote ». À Évry, lors des élections législatives partielles consécutives à la démission de Manuel Valls, le candidat Francis Chouat, sans étiquette mais ancien bras droit de l’ancien Premier ministre et soutenu par Emmanuel Macron, a été élu avec 59,1% des suffrages exprimés face à la candidate de la France Insoumise Farida Amrani… avec 82% d’abstention au second tour. Lors des élections au sein de la même circonscription en 2017, le taux d’abstention s’élevait déjà à 61,44%. En 2012 : 56,88%. En 1995 : 32,92%. Cet abandon des urnes, cette indifférence envers un droit fondamental qu’est le droit de vote dénote une crise profonde de la représentation. La colère des gilets jaunes face à Emmanuel Macron mêlée à la désertion des bureaux de vote montre une forte contestation d’un régime qui laisse entrevoir des signes de fragilité depuis bien longtemps.

En 1958, de Gaulle profite de la crise institutionnelle de la IVème République dans le contexte des « événements d’Algérie » et de leur violence pour imposer une nouvelle constitution. Elle met fin à un régime des partis et place l’exécutif en pôle dominant par rapport au pouvoir législatif. De Gaulle finalise son projet en imposant, en 1962, par une utilisation contestée de l’article 11 de la constitution, l’élection du Président au suffrage universel : le chef de l’État a des pouvoirs forts mais il tient dès lors sa légitimité du peuple. Cette constitution taillée pour de Gaulle, subit une première crise en 1965 lorsque ce dernier est mis en ballotage. Le Président ne peut se prévaloir d’être mandaté par la majorité du pays. La crise qui menace d’éclater avec les événements de 1968 est maîtrisée par la dissolution de l’Assemblée nationale qui redonne une confortable majorité au président contesté. Cependant, sa démission en 1969, à la suite du double non au référendum, atteste que le pays ne se rassemble pas sur un homme et un parti. Dès lors, la légitimité de la Vème république et de ses présidents va décroissante. L’élection de Mitterrand en 1981 apparaît comme une revanche de la défaite du mouvement de 68 mais le nouveau président qui a condamné le « coup d’État permanent » de ces institutions, ne les remet pas en cause. Le retour d’un président de droite après deux cohabitations permet à beaucoup de commentateurs de faire l’éloge de la solidité des institutions capables de gérer l’alternance politique. Lors des élections présidentielles de 2002, Jacques Chirac se retrouve en ballotage face à Jean-Marie Le Pen. Il est élu à 82,1% des voix, majorité qui n’est pas réalisée sur son programme politique. La légitimité de sa politique qui n’en tient pas réellement compte est alors mise en cause. À partir de Nicolas Sarkozy, les présidents enchaînent les mandats uniques et François Hollande ne se représentera même pas. Le régime s’essouffle.

D’autres événements viennent contribuer à fragiliser la constitution et les Français font de moins en moins confiance aux politiques et aux institutions. Le référendum de 2005 sous Jacques Chirac constitue l’un des événements fondamentaux qui fissure le lien entre les élus et le peuple. Les Français sont appelés à voter oui ou non à la question :« Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ? ». Le président est persuadé de s’attirer le soutien de la population qui légitimera ses actions politiques futures. La presse s’engage dans une véritable bataille pour le Oui et Sarkozy et Hollande apparaissent bras-dessus bras-dessous à la une de Paris Match pour défendre, à leur tour, le Oui. Ces événements ne sont pas sans lien avec l’effondrement du parti socialiste aux élections présidentielles de 2017, lors desquelles il obtient 6% des voix. Au grand étonnement – et désarroi – de l’élite, le Non recueille 54,68% des suffrages exprimés. Les partis traditionnels ayant mené la campagne pour le Oui n’acceptent cependant pas de gérer la crise avec les instances européennes, induite par la victoire du Non. Le traité de Lisbonne est signé le 13 décembre 2007. Ce détournement si évident de la volonté populaire alimente de façon décisive la défiance du peuple vis àvis de la représentation politique.

Emmanuel Macron se hisse à la tête dugouvernement dans ce contexte. Sa campagne vise à rassembler les électorats de droite et de gauche. Il stigmatise les faiblesses des forces politiques traditionnelles et valorise les institutions européennes, les présentant comme rempart contre le déclin national. Il décide d’affirmer cette légitimité de président aux pouvoirs « forts », propre au système de la Vème République, malgré sa faible majorité relative (24% au 1er tour). Il affirme qu’il n’existe pas d’alternative viable à sa politique et qu’il faut lui laisser du temps pour que celle-ci porte ses fruits. Les mobilisations contre la politique néolibérale, menées au pas de charge, n’est pas de nature à le faire plier et manifeste un certain désarroi des contestataires dans les manifestations contre la loi travail, la grève des cheminots, les protestations des infirmiers et bien d’autres encore.

Au moment où les partis traditionnels s’effondrent, l’élection de l’actuel président de la République jeune, brillant, ferme et sûr de lui, incarne pour les moins sceptiques l’espoir de rassembler le peuple et de redonner un sens au régime. Certains, peu convaincus, ont tout de même laissé sa chance au chef de l’État, « Après tout, on verra bien ». Seulement un an après le début du mandat, c’est l’échec : suppression de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune, loi travail, privatisation à l’appel, taxe sur le carburant… les inégalités qui se sont creusées drastiquement sur plusieurs décennies accélèrent leur cadence. La colère explose. Les « gilets jaunes » sont dans la rue et semblent bien décidés à y rester.

Le mouvement cristallise la crise de la représentation en se revendiquant « apolitique ». Malgré l’hétérogénéité des aspirations politiques parmi les manifestants, la revendication  d’une consultation du peuple dans les décisions gouvernementales est essentielle. Néanmoins, l’absence d’une représentation structurée après plusieurs semaines de révolte spontanée – qui a donné sa force au mouvement – commence à peser. La traduction de ce mouvement aux élections européennes du 26 mai prochain est encore incertaine. La volonté d’un rejet de la représentation politique se heurte à une volonté de faire front au président et à son parti. Il est difficile de prévoir laquelle de ces volontés prendra le dessus lors de ces élections européennes prochaines. 

Gilets jaunes : la Vème République dans l’impasse

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

L’ambiance politique en France semble souffrir d’un malaise que rien ne réussit à soigner. L’élection d’Emmanuel Macron avait pourtant permis d’envisager un soulagement des antagonismes du pays, par le biais d’un renouvellement du personnel politique réuni autour d’un projet libéral abolissant le clivage toujours plus réduit entre le PS et Les Républicains. Mais après un été qui a signé la fin de son état de grâce, le Président de la République lui-même avouait lors d’une interview qu’il “n’avait pas réussi à réconcilier le peuple Français avec ses dirigeants”. Trois jours plus tard, ce diagnostic lui était confirmé par l’irruption sur la scène politique des gilets jaunes.


Si les gilets jaunes ont été originellement mis en mouvement par l’annonce de la hausse des taxes sur les produits pétroliers, leurs témoignages convergent sur un point : cette hausse de taxe n’est pas tant l’objet de leur contestation qu’une goutte d’eau ayant fait déborder le vase. Le caractère diffus du mouvement fait que les gilets jaunes n’ont pas de mot d’ordre explicitement défini, néanmoins certains discours font nettement consensus. Il s’exprime d’un ras-le-bol d’ordre global à l’encontre d’un système politique qui s’attaque au portefeuille des classes moyennes et populaires sous couvert d’écologie, tout en privilégiant les grandes fortunes et intérêts industriels. Partout, la démission d’Emmanuel Macron est réclamée. Malgré ces revendications incontestablement politiques, les gilets jaunes se définissent comme apolitiques. C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.

“C’est que le mot “apolitique” est utilisé pour désigner une autre réalité : celle d’un très fort rejet de la représentation politique.”

Il s’agit d’une colère larvée qui, n’ayant pas été résolue précédemment par la démocratie représentative, se met à rejeter la démocratie représentative. On pourrait cyniquement dire qu’il ne s’agit pas tant d’une crise que d’un retour à la normale. La normale d’une Vème République essoufflée, caractérisée non-seulement par un pouvoir exécutif hypertrophié, mais aussi par une incapacité à résoudre les crises qui l’habitent par des voies institutionnelles. Après le désaveu subi par François Hollande, suivi par le “dégagisme” qui a structuré l’élection présidentielle de 2017, la pulsion destituante qui anime une part importante de la société française s’est réveillée avec fracas. Pour comprendre l’origine de l’impasse politique dans laquelle semble s’être enfoncée la France, il est nécessaire de retracer l’évolution de la Vème République jusqu’à nos jours.

UNE VÈME RÉPUBLIQUE EN ÉVOLUTION

Michel Debré, père de la Constitution de la Vème République © Eric Koch / Anefo

Car l’agencement des institutions a significativement évolué depuis le référendum du 28 septembre 1958 qui a approuvé la Constitution écrite par Michel Debré. Dans l’esprit initial du texte, le Président devait jouer le rôle de “clé de voûte de notre régime parlementaire”, selon son auteur. Il s’agissait donc bien initialement d’un régime mené par ses parlements, ayant le Premier Ministre comme chef du gouvernement, celui-ci et ses ministres tirant leur légitimité de l’Assemblée nationale. Le Président, élu par un collège électoral restreint, était conçu comme un arbitre de la vie politique et le représentant de l’État pour les questions diplomatiques. N’ayant pas vocation à s’immiscer dans les affaires courantes, les pouvoirs que lui conférait la Constitution lui permettaient de solliciter d’autres pouvoirs : dissoudre l’Assemblée Nationale, décider d’un référendum, nommer le Premier ministre. Dans le contexte de l’époque, après une IVème République marquée par l’instabilité politique, l’ajout du rôle de Président dans l’organigramme institutionnel avait pour objectif de rationaliser et stabiliser le fonctionnement d’un régime axé autour du parlement.

“L’élection au suffrage universel fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique.”

Or, la Vème République est aujourd’hui unanimement qualifiée de régime présidentiel, voire présidentialiste. Si le parlementarisme n’est plus d’actualité, c’est que le régime et l’équilibre de ses pouvoirs ont vite évolué. Charles De Gaulle lui-même, de par sa popularité importante, empiétait sur les prérogatives de ses premiers ministres. Si l’Histoire et son rôle dans la Seconde Guerre Mondiale lui donnaient la légitimité nécessaire pour concentrer autant de pouvoirs, il avait néanmoins conscience du caractère exceptionnel de sa situation. Cela le poussera à proposer en 1962, par un référendum, que le Président de la République soit élu au suffrage universel, afin que ses successeurs puissent jouir d’une légitimité équivalente. Cette modification constitutionnelle fit passer le Président du statut de simple arbitre à celui de personnage incontournable de la vie politique : le suffrage universel sur une circonscription nationale fait de lui le récipiendaire de la souveraineté du peuple, jusqu’ici détenue par l’Assemblée nationale.

La Constitution de la Vème République prévoit naturellement qu’au pouvoir exécutif s’oppose un contre-pouvoir. Le gouvernement est responsable devant l’Assemblée nationale et peut être renversé par cette dernière. Néanmoins, un phénomène a été observé tout au long de la Vème République, que l’on appelle le fait majoritaire. Toujours, les élections législatives ont fait émerger une majorité nette au sein de l’Assemblée nationale. Cet état des choses était consciemment voulu par les rédacteurs de la Constitution, qui cherchaient à rendre le pouvoir législatif plus stable, et ont pour ce faire décidé que les députés ne seraient pas élus à la proportionnelle mais via un système à deux tours qui incite à la formation d’alliances politiques. La stabilité qui en a découlé avait un prix : dans le cadre du fait majoritaire, il est invraisemblable que l’Assemblée nationale exerce son pouvoir de renversement du gouvernement du fait des liens d’allégeance politique qui lient le gouvernement et la majorité.

Le Président n’est pas pour autant tout puissant. Le pouvoir de l’exécutif sous la Vème République est important, mais l’asynchronicité des élections présidentielles et législatives donna lieu à des cohabitations forçant le couple Président/Premier ministre à trouver des compromis. La première advint en 1986, quand Jacques Chirac devint Premier ministre de François Mitterrand. Plus tard, ce sera Jacques Chirac qui devra cohabiter avec Lionel Jospin. En 2000, Jacques Chirac fit adopter par référendum le passage du septennat au quinquennat. Dés lors, c’est le scénario d’une cohabitation qui tombe dans le domaine de l’invraisemblable : les élections présidentielles et législatives n’étant à chaque fois séparées que de quelques mois, les dynamiques politiques permettent toujours au Président élu d’être soutenu par une majorité à l’Assemblée.

“La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs.”

Depuis 1958, les mécanismes d’équilibre des pouvoirs de la Vème République ont donc significativement évolué vers un renforcement du rôle de l’exécutif, et un alignement de l’Assemblée nationale sur celui-ci. Emmanuel Macron a l’intention de contribuer à cette dynamique, à l’aide de son projet de révision constitutionnelle qui prévoit une réduction du nombre de parlementaires et de leurs marges de manœuvre, dont l’examen a été reporté à janvier 2019.

L’IMPASSE

L’évolution de la Vème République n’est pas un facteur de crise en lui-même. Les crises politiques rencontrées par la France trouvent leurs germes dans la désindustrialisation, le chômage de masse et le développement des inégalités, ainsi que dans l’incapacité des pouvoirs étatiques de s’en protéger du fait des traités internationaux, traités européens en tête, qui fixent comme un cadre indépassable le libre-échange, la libre circulation des capitaux, et la rigueur budgétaire.

La Vème République devient problématique du fait de son incapacité à digérer les crises politiques et à faire émerger des solutions positives par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs. La victoire du “non” au référendum pour une Constitution européenne en 2005 peut, à ce titre, représenter le début de la spirale infernale. Après le coup de semonce qu’a constitué l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002, un véritable divorce entre les dirigeants et une partie de la population qui rejette le projet d’intégration européenne et les conséquences de la mondialisation s’est amorcé.

Résultats par départements du référendum de 2005 sur le TCE

Ce désaveu appelait une réponse institutionnelle. Face à l’inadéquation avérée entre le peuple et ses représentants, des institutions fonctionnelles auraient du être en mesure de soulager le malaise par des voies démocratiques. Le Président de la République est supposé jouer le rôle d’arbitre, et a les moyens de purger les crises, notamment par la dissolution de l’Assemblée nationale. C’est ce que de Gaulle fit en 1968 après que les manifestations étudiantes et la signature des accords de Grenelle eurent ébranlé son pouvoir.

Cependant, à la différence de 1968, le Président de la République est devenu un acteur à part entière de la vie politique plutôt qu’un simple arbitre. Dissoudre l’Assemblée nationale ne serait plus tant l’exercice d’un contre-pouvoir qu’une balle que le Président se tirerait lui-même dans le pied. Or, l’enseignement de Montesquieu, lorsqu’il théorisa la séparation des pouvoirs, est qu’un pouvoir laissé à lui même est destiné à agir égoïstement, qu’il est vain d’attendre de lui qu’il s’auto-régule, et que pour éviter la tyrannie, il est nécessaire qu’à chaque pouvoir s’oppose un contre-pouvoir en mesure de le neutraliser.

“Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.”

Quels contre-pouvoirs rencontre aujourd’hui l’exécutif Français ? Si l’Assemblée a formellement le pouvoir de renverser le gouvernement, le fait majoritaire implique qu’il est invraisemblable que cela se produise. Le Président, quant à lui, ne peut être menacé que par l’Article 68 de la Constitution, qui nécessite une majorité absolue de la part des deux parlements, tout aussi invraisemblable. Entre deux élections présidentielles, aucun processus institutionnel ne peut se mettre en travers de l’action d’un Président qui irait à l’encontre de la volonté du peuple.

Cette absence de contre-pouvoir a ouvert la voie à la disparition d’un rapport agonistique entre les classes populaires et les classes dirigeantes. N’étant plus institutionnellement contraints pendant la durée de leurs mandats, les membres de l’exécutif sont formellement libres de mettre en place la politique de leur choix sans avoir à prendre en compte les revendications d’une certaine partie de la population qui n’a pas accès aux ficelles du pouvoir autrement que par leur bulletin de vote, et que les techniques modernes de communication et de création du consentement permettent de maîtriser. À ces phénomènes institutionnels s’ajoutent des déterminations sociales : depuis 1988, la part de députés issus des classes populaires n’a jamais dépassé 5%. La victoire du “Non” au référendum de 2005 n’a donc pas donné lieu à une remise en cause introspective des élites politiques sur la façon dont elles représentent le peuple, mais à une simple dénégation de la responsabilité politique des dirigeants envers ceux qu’ils représentent.

“Leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours.”

En tenant compte du fait que les responsables politiques successifs se sont illustrés par leur compromission à des intérêts tiers (grandes entreprises, monarchies pétrolières) et l’application de politiques pour lesquelles ils n’ont pas été élus (Loi Travail, libéralisation de la SNCF, etc.), les classes populaires ne doivent pas seulement être vues comme les “perdants de la mondialisation”, mais aussi comme des laissés pour compte de la démocratie. Les implications sont majeures. Car les processus démocratiques institutionnels ont un objectif social : être les vecteurs des antagonismes qui parcourent la société, de sorte que la violence des rapports sociaux s’exprime verbalement, symboliquement en leur sein plutôt que physiquement entre individus.

C’est sous ce prisme qu’il faut analyser le mouvement des gilets jaunes. Ayant perdu confiance en tous les procédés de représentation au sein des instances politiques institutionnelles, qu’il s’agisse des partis ou des syndicats, la colère politique se donne à voir au grand jour. Une colère qui ne trouve plus sa canalisation symbolique, et qui n’a d’autre choix que de se manifester physiquement. Les témoignages de gilets jaunes font état de l’impasse, non seulement financière mais aussi politique, dans laquelle ils se trouvent. Nombreux sont les citoyens pour qui ce mouvement est la première manifestation politique à laquelle ils participent, ce qui indique que leur présence sur les ronds points n’est pas une interpellation du pouvoir comparable à celles qu’effectuent les syndicats lors de leurs manifestations. Il s’agit pour les gilets jaunes d’un procédé de dernier recours, d’un refus de la politique conventionnelle qui les a trop trahis, les poussant à prendre les choses en main eux-mêmes et à s’organiser hors des institutions existantes.

QUEL AVENIR POLITIQUE POUR LES GILETS JAUNES ?

À certains égards, les analyses de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme de gauche, se voient confirmées : une dynamique destituante domine, par les appels à la démission d’Emmanuel Macron et la confiance brisée en tous les mécanismes de représentation politique. Une dynamique constituante, encore ténue, peut être aperçue. D’une part, les gilets jaunes utilisent des signifiants nationaux tels que le  drapeau, la Marseillaise ou la Révolution de 1789, ce qui illustre que leurs revendications n’ont pas tant à voir avec des thématiques sectorielles comme le prix du carburant, qu’avec une conception de l’État-nation comme étant responsable devant ses citoyens. D’autre part, sur leurs groupes Facebook et lors des rassemblements, les gilets jaunes amorcent des réflexions autour de propositions pour sortir par le haut de la crise politique. Des référendums sont réclamés de manière un peu intransitives, sans qu’on observe un accord tranché sur les termes de la question qui serait posée. On va jusqu’à observer des propositions de nouvelle Constitution pour la France, là encore sous des termes flous. Car ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique. Il s’agit pour eux de réaffirmer la place du peuple comme acteur à part entière du processus politique institutionnel quotidien.

“Ce qui unit les gilets jaunes n’est sans doute pas tant un ensemble de revendications précises, mais un profond sentiment d’abandon et un virulent désir d’exercer une souveraineté politique.”

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas fini, mais on peut déjà dire que le paysage politique français en sera transformé. De quelle manière ? Si les gilets jaunes ont démontré que leur colère pouvait les pousser à la violence, un scénario insurrectionnel où le gouvernement serait physiquement contraint d’abandonner le pouvoir demeure invraisemblable. Comme le faisait remarquer le démographe Emmanuel Todd, les révolutions ont lieu dans des pays jeunes, c’est-à-dire où l’âge médian de la population se situe aux alentours de 25 ans. Aujourd’hui, la moitié des Français a plus de 40 ans. De plus, la faible expérience des mouvements sociaux du gilet jaune moyen ne permet pas d’affirmer que le mouvement tiendrait bon face à des forces de l’ordre ouvertement hostiles.

Sans insurrection, il est probable que le mouvement trouve, à moyen terme, son prolongement dans les processus électoraux habituels. Dans la mesure où les gilets jaunes confirment le diagnostic du populisme de gauche, doit-on s’attendre à ce que la France Insoumise et ses représentants raflent la mise ? Rien n’est moins sûr tant l’hostilité aux représentants politiques déjà établis semble forte. L’image de la France Insoumise a souffert de la vague de perquisitions d’octobre dernier. Quoi que l’on pense du bien fondé de celles-ci, la séquence politique qui leur a correspondu a fait entrer dans l’opinion l’idée que la France Insoumise était un parti “comme les autres”, comme en atteste la chute de popularité de Jean-Luc Mélenchon qui a suivi.

Si les premiers signes de structuration autour d’une demande politique autorisent à espérer que le mouvement débouche sur des revendications progressistes, les tentatives de récupération par les différents mouvements de droite et d’extrême-droite se multiplient et trouvent leur relai dans les chaînes d’information en continu, de telle sorte que rien n’est garanti. Tout peut arriver avec les gilets jaunes, tant ce mouvement est encore en devenir, extrêmement volatil. Le scénario de l’échec de toute récupération politique n’est pas à exclure car le discours destituant est une composante essentielle de ce mouvement. Doit-on s’attendre à voir émerger, dans le sillage de ces évènements, une formation politique nouvelle caractérisée par une relative absence de structuration idéologique, analogue à certains égards au M5S italien ?

En l’absence d’un mécanisme institutionnel de contre-pouvoir à même de purger la crise, seule une abdication d’Emmanuel Macron pourrait soulager le pays. La volonté répétée de ce dernier de persévérer, ainsi que l’ampleur des intérêts économiques qui le soutiennent, laissent penser qu’une reddition n’arrivera pas. Seulement 18 mois après les dernières élections présidentielles, les divisions du pays se sont réveillées et s’expriment hors de tout cadre institutionnel propre à les canaliser. Les prochains mois et années se profilent sous un jour noir, tant la confiance entre citoyens et personnel politique s’effrite. Les prochaines élections européennes seront l’occasion de mesurer l’étendue de la reconfiguration politique provoquée par le mouvement des gilets jaunes, que celle-ci se traduise par la montée en popularité d’un parti ou un autre, ou par une abstention toujours plus abyssale. Elles ne seront toutefois que l’occasion de prendre la température. Car dans une Vème République où l’élection présidentielle est le seul mécanisme institutionnel qui peut agir sur un pouvoir exécutif surpuissant, il est difficile d’imaginer un scénario de sortie de crise avant 2022.

“Macron est le fondé de pouvoir de la classe dominante” – Entretien avec Bertrand Renouvin

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Poutine et Macron © Версаль

Fils de Jacques Renouvin, résistant royaliste mort en déportation, Bertrand Renouvin est un des fondateurs de la Nouvelle Action Royaliste, mouvement royaliste proche du gaullisme de gauche. Il est par ailleurs membre du Conseil économique et social, après avoir été nommé par François Mitterrand.


LVSL – Macron Pharaon, Macron Jupiter, Macron Roi soleil… Vous qui vous définissez comme royaliste et gaulliste de gauche, et qui avez voté Mitterrand en 1981, considérez-vous que Macron a assimilé la geste gaullo-mitterrandienne ou, pour paraphraser Hugo, est-ce plutôt « Mitterrand le petit » ?

Bertrand Renouvin – C’est encore difficile à analyser. Le nouveau président a produit un certain nombre d’images en rapport avec l’histoire de France et avec la monarchie – que ce soit au Louvre ou à Versailles lorsqu’il a reçu Poutine. Néanmoins, sa pratique des institutions n’est en rien gaullienne puisqu’il fait référence à Versailles qui fut le temple de la monarchie absolue. Ce type de régime a été détruit en 1789 par des révolutionnaires qui, d’ailleurs, ne contestaient pas la monarchie en tant que telle, mais le système de l’absolutisme et de la société d’ordres. Ils ont tenté de construire une monarchie parlementaire avec la Constitution de 1791 qui fut un échec. Le projet fut repris en 1814, avec succès puisque c’est dans le cadre de la monarchie royale qu’on a posé les règles du système parlementaire. La Constitution de la Vème République est dans le prolongement du système parlementaire qui s’est créé du temps de Louis XVIII et de Louis Philippe et qui s’est prolongé dans le cadre de la IIIème République et de la IVème République avec de graves inconvénients qui tenaient à la faiblesse du pouvoir exécutif.

La Constitution de 1958 a instauré le parlementarisme rationalisé – on fixe des bornes au pouvoir de l’Assemblée nationale – et c’est en 1962 que nous sommes passés, avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, à ce que Maurice Duverger a appelé une monarchie républicaine. On élit au suffrage universel un chef d’État qui a des pouvoirs limités, définis à l’article 5 de la Constitution, en l’occurrence : le président veille au respect de la Constitution, il assure par son arbitrage la continuité de l’État ; il garantit l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. En réalité, on peut avoir une pratique parlementaire de la Vème République car le chef de l’État n’est pas le chef du gouvernement et le général de Gaulle avait respecté cette distinction. Le régime s’est présidentialisé plus tard, au temps de Giscard et de Mitterrand, car l’organisation pyramidale unissant le parti dominant, le chef du gouvernement et le président de la République n’a cessé de se consolider.

Macron s’inscrit dans cette présidentialisation puisqu’il cherche à être le chef du gouvernement au détriment du Premier ministre. Donc il n’est pas revenu à une conception gaullienne des institutions. Avec la crise ouverte depuis la démission du CEMA Pierre de Villiers, on voit qu’il entend être le chef direct des armées et qu’il a une conduite autoritaire de l’État avec un parti qu’il voudrait soumis, un Premier ministre aux ordres et des ministres qui exécutent. Il est important de souligner que le ministre des Armées et celui des Affaires étrangères ont été quasiment inexistants dans la crise qui a eu lieu. C’est Macron qui assure l’ensemble de la conduite du pays, ce qui représente un danger.

LVSL – Qu’avez-vous pensé de sa posture le soir de sa victoire ? L’homme qui marche seul, la pyramide du Louvre, l’hymne la main sur le cœur…

B.R. – Personnellement, je ne crois pas à ce spectacle. C’est un des multiples signes de la montée en puissance des théories de la communication et de leur mise en pratique. Déjà du temps de Giscard et dans le Parti Socialiste mitterrandien, tout était communication. Au soir du second tour nous avons eu droit à un mélange de spectacle banalement parisien et de rappels historiques. Encore faut-il assumer l’Histoire de France telle qu’elle s’est développée, dans l’affirmation de sa souveraineté et du régime parlementaire. Si Macron était fidèle à la conception gaullienne de l’indépendance nationale qui prolonge une exigence multiséculaire dans notre pays, il sortirait de l’OTAN et des traités européens qui nous lient les mains. Au contraire, nous restons dans une logique de soumission à Berlin et à Bruxelles. Nous ne sommes pas non plus dans la continuité de notre histoire lorsque nous voyons que la fonction présidentielle se résorbe dans la volonté de puissance d’un super Premier ministre qui veut tout diriger et tout contrôler.

LVSL – Au-delà des symboles, la convocation du Congrès à Versailles juste avant la déclaration de politique générale du Premier Ministre a fait jaser. Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise sont allés jusqu’à boycotter l’événement, et ont reproché à Macron une dérive monarchique. Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce un comportement monarchique ?

B.R. – Il faut s’entendre sur les termes. Nous sommes depuis 1962 dans une monarchie élective et parlementaire. Il n’est pas du tout dans l’esprit gaullien de s’adresser régulièrement aux parlementaires réunis en Congrès. C’est l’effet de la réforme de Nicolas Sarkozy en 2008, qui est contraire à l’institution parlementaire. Si le Président de la République prend l’habitude de s’adresser régulièrement au Congrès, on risque d’avoir quelque chose qui ressemblerait à l’adresse en réponse au discours du trône sous la Restauration : une mise en cause de la responsabilité du Président par les parlementaires. Là, on est clairement dans le n’importe quoi et dans l’absence de séparation des pouvoirs. C’est le gouvernement qui est responsable devant le Parlement, ce n’est pas le Président de la République. Ce sont deux modes d’élections qui sont différents : l’un étant issu de la souveraineté populaire, l’autre étant issu des élections législatives et d’une majorité parlementaire. Je crois que nous sommes plutôt face à une dérive autoritaire et non face à une dérive monarchique – sauf si on fait référence à Louis XIV.

LVSL – En parlant de Jean-Luc Mélenchon, celui-ci ne semble pas renier complètement le passé monarchique de la France. Il cite souvent Louis X et Philippe Le Bel, et leur rôle dans la construction de l’État, notamment l’édit du 3 juillet 1315 que l’on doit au premier : « Le sol de la France affranchit l’esclave qui le touche ». Pour autant, la Révolution Française vient complètement disqualifier la monarchie à ses yeux : la fuite à Varennes, le manifeste de Brunswick, les émigrés de Coblence… Comme le dirait Marc Bloch, dans son essai Pourquoi je suis républicain ?, la monarchie n’est-elle pas disqualifiée par l’histoire de ses partisans, des émigrés de Coblence à Maurras, de la bataille de Valmy à la collaboration ?

B.R. – La monarchie n’est pas plus disqualifiée par ses partisans – qui ont été souvent catastrophiques – que le socialisme par l’attitude parfois lamentable de ses propres partisans – notamment les plus récents. Pour rappel, les émigrés à Coblence ont trahi le Roi et trahi l’État alors que le service de l’État était le rôle dévolu à la noblesse. Ils s’en sont allés dès 1789 par peur du processus en cours, et afin de préserver leur mode de vie et leur sécurité. De toute façon, la noblesse a été abolie depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans ses principaux articles l’œuvre des monarchiens : les distinctions sociales doivent être fondées sur l’utilité commune. Ensuite, je ne crois pas que l’Action Française ait durablement disqualifié la monarchie : elle portait des thèses absolutistes et contre-révolutionnaires qui ont été condamnées par le défunt comte de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Les royalistes ont été très nombreux dans la Résistance mais comme ils ne luttaient pas sous leur propre bannière, on n’a guère prêté attention à ce fait.

En réalité, l’idée monarchiste a demeuré et a été reprise par de Gaulle pour l’essentiel à la fois au niveau de la symbolique du chef de l’État et de son pouvoir arbitral, et de la représentation de la nation par le Président de la République au-delà des partis. L’exemple de la dissuasion nucléaire qui garantit l’indépendance du pays en est un symbole. Pendant les Trente glorieuses, nous vivions avec la peur de la catastrophe nucléaire et avec la peur que les États-Unis ne viennent pas au secours d’un de leurs alliés en cas d’attaque. La mise en place de la dissuasion a concrétisé l’unité de la décision, quand l’existence même de la nation est en jeu.

LVSL – Revenons à notre Macron national. Une crise s’est ouverte avec le Chef d’État-Major des Armées démissionnaire, Pierre de Villiers. Cette crise est allée suffisamment loin pour que Macron prononce cette phrase « Je suis votre chef ». Qu’avez-vous pensé de cet épisode ? Une autorité qui rappelle qu’elle est autorité ne se vide-t-elle pas de sa substance ?

B.R. – Effectivement, on dit beaucoup cela à propos de l’autorité. Le fait d’agir ainsi montre que son autorité n’est pas évidente. Macron est constitutionnellement le chef des armées. Mais encore faut-il savoir comment on est le chef des armées. Il y a plusieurs manières de l’être dans l’Histoire. De Gaulle a été le chef des armées à l’époque du gouvernement provisoire d’Alger. Cependant, de Gaulle était un général et un stratège, un théoricien et un praticien de la chose militaire. Il avait une pensée militaire et une pensée géostratégique. En 1940, il pose d’abord un diagnostic géostratégique qui fonde la perspective de la victoire finale. De la même façon, Churchill était un chef militaire, il a fait la guerre et il savait de quoi il parlait. Là, on a Macron qui s’affirme comme chef direct, mais s’il veut être le chef direct au mépris de la Constitution qui donne au Parlement la décision de déclarer la guerre, il doit faire comme de Gaulle et Churchill : donner les moyens à l’armée d’accomplir les missions qu’on lui donne. Malheureusement, il fait le contraire : il donne des objectifs sans donner les moyens qui vont avec, d’où la crise. C’est une situation incroyable, puisqu’il entend donc commander à des hommes qui ne peuvent pas accomplir correctement leur mission par manque de moyens. Ce n’est pas une nouvelle situation puisqu’en réalité on l’hérite de la fin de la guerre froide, et de la logique des « dividendes de la paix » par la baisse des budgets militaires. Michel Goya explique cela très bien sur son blog. Par ailleurs, il faudrait également que Macron nous dise quelle est la stratégie de la France dans le monde. Est-ce que nous devons être présents sur plusieurs fronts ou est-ce que nous devons limiter nos interventions et nous recentrer ? On ne sait rien de tout cela.

LVSL – Macron a déclaré en 2015 lorsqu’il était de passage au Puy du fou aux côtés de… Philippe de Villiers, qu’il y avait une absence dans le fonctionnement de la vie démocratique. Il a plus précisément déclaré « qu’il nous manque un roi » et que « la Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. ». Notre Président semble d’accord avec vous non ?

B.R. – Il rappelle quelque chose qui a été dit par beaucoup d’observateurs – Renan et tant d’autres. C’est-à-dire que la question de la légitimité n’a pas été résolue par ceux qui ont coupé la tête du Roi. Il s’agit d’une analyse juste et banale. La première République n’arrive pas à recréer une légitimité, c’est l’échec de Robespierre. Napoléon règle la question, mais à sa façon : en engageant la France dans une aventure qui est contraire à toute sa tradition historique et qui se termine de manière catastrophique. Si la IIIème République dure aussi longtemps, c’est parce qu’elle a été créée par les monarchistes, qui ont construit les institutions dans l’attente du roi. Comme le comte de Chambord faisait des manières, on s’est décidé pour le président de la République et un septennat. Mais il y a là une façon de résoudre le problème de l’État sans arriver à résoudre le problème de celui qui incarne la nation et son principe d’unité. C’est aussi le problème de toute cette frange de la gauche qui refuse l’incarnation au nom de la souveraineté populaire, mais qui se jette aux pieds des pires tyrans comme nous l’avons vu au siècle dernier. Dans notre pays, la gauche s’est souvent et fort heureusement tournée vers des républicains démocrates – Jaurès, Blum, ou Mitterrand. Il est d’ailleurs important de noter qu’il y beaucoup de courtisanerie à gauche, alors que dans les mots on rejette la monarchie. On rejette vertueusement le principe du pouvoir incarné, on demande que le peuple prenne le pouvoir et puis on se couche devant celui qu’on a porté au pouvoir. Lorsque j’allais célébrer le 14 juillet à l’Élysée du temps de Mitterrand, je me croyais revenu à l’époque de Saint-Simon ! Ce n’est pas seulement indécent : c’est dangereux.

J’en reviens à Macron. Il faut que celui qui incarne accepte la fonction d’arbitrage et soit le premier serviteur de toute la nation. C’est tout l’inverse avec le nouveau président, qui est surtout le fondé de pouvoir de la classe dominante, le commis de l’oligarchie. C’est exactement le contraire de la monarchie. Marx rappelait que la monarchie d’Ancien Régime avait mis en place une politique d’équilibre entre les classes sociales. Il faut quelqu’un qui nous réunisse, et Macron est tout sauf cela. Ce qu’il dit est donc intéressant, mais cela n’a aucune conséquence. C’est de la pitrerie idéologique.

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