« L’idée était d’apporter notre pierre au débat électoral » – Entretien avec Emmanuel Gras

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Emmanuel Gras © Film Servis Festival Karlovy Vary

Le Vent Se Lève est partenaire du dernier documentaire d’Emmanuel Gras, Un Peuple, sorti en salles le 23 février et consacré au mouvement des gilets jaunes. Tourné entre novembre 2018 et mai 2019, le film suit un groupe d’hommes et de femmes qui enfilent un gilet face à l’augmentation de la taxe sur le prix du carburant. À travers ce documentaire, Emmanuel Gras propose plus qu’un simple portrait de gilets jaunes : il embarque le spectateur dans un moment de cinéma qui prend le temps d’exposer la complexité de ce mouvement et de ce peuple aux revendications multiples et aux modes d’organisation complexes. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa façon de travailler et sur sa perception du mouvement des gilets jaunes. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement votre film ?

Emmanuel Gras – C’est un film à travers lequel j’ai suivi un groupe de gilets jaunes de Chartres pendant six mois. C’est un film qui ne se contente pas de faire un portrait de gens ou un portrait d’un moment du mouvement, mais qui essaye de suivre l’évolution sur toute la durée des principales mobilisations, c’est-à-dire de novembre 2018 à mai 2019. Ce qui m’intéressait le plus, c’était à la fois de comprendre la nécessité pour laquelle ces gens se sont mobilisés mais aussi de voir ce qu’est un mouvement collectif qui se construit ainsi que les difficultés de cette construction, notamment face à une répression très dure. Je voulais donc montrer à la fois des portraits de gens, mais aussi l’évolution d’un collectif.

LVSL – Pourquoi avoir choisi de mettre en avant les gilets jaunes de Chartres en particulier et pourquoi avez-vous insisté sur la vie quotidienne dans ces zones périphériques précarisées ? 

E. G. – Début décembre, je cherchais à aller sur un rond-point, et il n’y avait pas beaucoup d’informations sur les ronds-points occupés. J’habite à Paris, où il n’y avait pas d’occupation de ronds-points. À ce moment-là, une amie m’a dit qu’il y avait un rond-point occupé à Chartres et je suis allé là-bas comme j’aurais pu aller ailleurs. J’ai décidé d’y rester parce que justement, j’ai assez vite compris que ce que je voyais là, ce qui était présent à Chartres, ressemblait à ce qui existait ailleurs. 

Il y avait des différences évidemment, de ronds-points en ronds-points, de régions en régions. Mais globalement, il y avait quand même un commun qui était un commun sociologique. Un commun dans les attitudes et un commun dans le fait que de toute façon, quel que soit le rond-point, c’étaient des gens qui ne se connaissaient pas à l’origine et qui se sont rencontrés et mobilisés ensemble sans être à l’intérieur d’une structure existante. 

Ce n’était pas la peine d’aller sur dix mille ronds-points pour filmer la même chose. Et surtout, ce qui m’intéressait, c’était de creuser un sillon, de creuser un endroit plutôt que de faire un panel de groupes ou de faire une espèce de road trip, comme l’ont bien fait François Ruffin et Gilles Perret [réalisateurs de J’veux du soleil, NDLR]. 

LVSL – Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussé à réaliser un film sur les gilets jaunes ?

E. G. – Au départ, c’est le fait d’être allé à la manifestation du 24 novembre à Paris. En suivant des groupes de gilets jaunes, je voyais qu’il s’agissait d’une population qui ne venait pas de Paris. Ayant fait et filmé beaucoup de manifestations, je sais reconnaître les différentes populations de manifestants. En l’occurrence, je voyais bien que ces gens venaient de province, qu’ils parlaient de « monter sur la capitale ».

J’ai aussi été marqué par la forme de la manifestation qui a convergé aux Champs-Élysées, qui était directement très virulente, avec des barricades sur les Champs-Élysées. Je trouvais la forme de mobilisation vraiment différente de ce que j’avais pu voir, et étais impressionné par le nombre de gens qui étaient présents. C’est cela qui m’intéressait, j’avais senti que c’était quelque chose de populaire et cela représente quelque chose quand on est de gauche. 

Pour certains, il y a le bon peuple et le mauvais peuple. Là, ce n’était pas le bon peuple. Cela m’a d’autant plus intéressé que ce n’était pas un mouvement syndical traditionnel, ni un mouvement de type ZAD. C’était un mouvement qui venait d’un endroit de la société auquel on ne s’attendait pas justement, des zones périphériques, des villes moyennes, mais surtout cela ne venait pas directement du monde du travail, cela venait de zones où les gens sont précarisés, isolés et assez dépolitisés. Le fait que cette mobilisation était en dehors des cadres habituels m’a donné envie d’en voir davantage. 

Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer.

Il se trouve que cela fait quelques années que je filme les manifestations et les forces de l’ordre avec une idée de projet, sans que cela soit vraiment établi. J’y suis allé directement avec une caméra et j’ai filmé les premières manifestations à Paris. Ensuite, quand je suis arrivé sur le rond-point, j’y suis allé directement avec une caméra, sans avoir l’idée d’en faire un film nécessairement, mais dans l’idée que c’était aussi une manière de se présenter, une manière de rencontrer les gens. De toute façon, cela m’intéresse de discuter, de rencontrer, d’en savoir plus. Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer. 

© Les films Velvet

Généralement, quand je fais un sujet documentaire, c’est après y avoir beaucoup réfléchi, après avoir fait des repérages. Or au tout départ, cela se rapprochait presque plus du journalisme : je pose des questions, j’essaye de savoir un peu ce qui se passe et je filme directement, sans être du tout sûr que cela allait faire un film puisque à ce moment-là, on ne savait pas si ce mouvement allait durer plus d’un mois. C’est vraiment à partir de janvier, au moment où le mouvement avait même repris du poil de la bête, que je me suis dit qu’il fallait vraiment faire un film sur le sujet.

LVSL – La différence de votre film par rapport à d’autres, qui traitent aussi du mouvement des gilets jaunes, est son aspect « cinématographique ». Un Peuple est un documentaire avec des moments de cinéma, qui ne peuvent exister dans un docu-reportage. Quelles ont été vos inspirations ?

E. G. – Ma démarche est toujours cinématographique, mon inspiration, c’est la mienne. Mes références, c’est le sujet. Pour moi, c’est le sujet qui amène la forme et non l’inverse. En l’occurrence, par rapport à ce que je ressentais, il y avait deux choses qui me paraissaient essentielles.

Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. 

Tout d’abord, que l’on se sente en immersion, que le spectateur accompagne vraiment les gens à l’écran. Il y a des personnages qui sont ressortis au fur et à mesure du tournage et c’est à travers eux que l’on vit les expériences. Il y a cette identification et cette empathie-là, qui amènent une forme. Pendant les manifestations par exemple, je ne fais pas tellement de plans larges. Je suis vraiment avec les gens, avec un côté brut, pour sentir l’excitation. Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. La répression policière, la question de l’organisation d’une manifestation, la nécessité de s’organiser, sont vécus à travers des scènes, par exemple quand Agnès essaye de faire remonter les manifestants parce qu’elle a déclaré en son nom la manifestation. C’est à travers son expérience et ses sensations que l’on vit le moment. Ce n’est pas en expliquant quelque chose.

© Les films Velvet

De même, une autre chose très importante dans le film, c’est l’aspect un peu grandiose du mouvement. Disons qu’il était continuellement sur un fil entre l’incroyable de ce que les gilets jaunes arrivaient à faire et en même temps un aspect bringuebalant. Je voulais aussi donner un souffle épique à ce qu’ils faisaient, avec des mouvements de caméra qui peuvent être très amples, avec des travellings à l’intérieur des manifestations ou dans les décors urbains, donner une certaine ampleur. Ce n’est pas l’ampleur du film en tant que tel qui est importante mais l’ampleur du mouvement. Je voulais transmettre un souffle épique et cinématographique.

LVSL – Quel est l’intérêt d’avoir choisi de traiter ce sujet sur le temps long, d’avoir pris le temps de filmer ces gilets jaunes de Chartres sur plusieurs mois ?

E. G. – Ce n’est qu’au bout de deux mois que j’ai commencé à poser des questions personnelles. Ma démarche nécessite du temps long. D’abord je regarde les choses qui se font devant moi et sans que quelqu’un me les raconte. 

Quand on veut filmer les choses en train de se faire, elles ne se font pas en une journée. Il y a un jour où ils vont occuper un péage, après ils vont monter sur Paris, puis ils vont organiser une manifestation. Pour montrer tout cela, il faut être sur place. Je n’aurais pas fait ce film si le mouvement n’avait duré qu’un mois, parce que je n’aurais pas eu le temps de voir toutes les étapes auxquelles ils ont été confrontés.

Ce que je voulais voir, c’était toutes les questions par rapport au collectif. L’enthousiasme de départ. Le fait qu’ils se sont fédérés. Qu’à l’intérieur du collectif il y a des gens qui émergent parce qu’il y a toujours des gens qui s’investissent plus et qui vont prendre des rôles. Justement, ce sont ces rôles-là qui peuvent être remis en question plus tard, ce qui pose la question de la démocratie, de l’organisation, de l’horizontalité, et ainsi de suite. 

C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissant et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. 

Ce mouvement a été beaucoup critiqué comme étant celui de gens qui ne réfléchissent pas, qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je voulais au contraire faire exister le fait qu’il y a un côté qui part dans tous les sens mais aussi un autre où ils vont très vite se retrouver sur le projet de vraiment changer la société. C’est forcément plus compliqué quand il n’y a pas de structure commune d’analyse, mais je les voyais faire l’effort de réfléchir collectivement, et c’est cela que je voulais faire exister dans le film, en articulant ce travail de réflexion, d’organisation et d’évolution individuelle. C’est au cours du temps que les gens se transforment. C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissants et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. Peut-être parfois trop d’espoir par rapport à ce qui était réaliste.

LVSL – Toujours par rapport à cette question du temps long, le film sort en 2022. Est-ce un choix délibéré, pour prendre le temps du montage, ou est-ce lié à des contraintes extérieures ? 

E. G. – Le tournage a duré six mois. Ensuite le montage a été très long, il a duré un an. Par rapport à d’autres films, ce montage a vraiment été le plus compliqué à faire. Il y avait un volume considérable d’images et de rush. Quand on fait un documentaire, il faut monter les scènes avant de pouvoir se rendre compte de ce qui marche et ce qui ne marche pas. C’est un temps qui est très long et cela a duré plus longtemps que ce que j’aurais voulu.

Ensuite, il y a évidemment eu la pandémie, et le montage s’est terminé pendant le confinement. Toutes les étapes ont été retardées. Ce n’est donc pas un choix de l’avoir sorti si longtemps après. En revanche, nous avons fait exprès de le sortir au moment des élections. L’idée était de participer et d’apporter notre pierre au débat électoral. 

LVSL – Avez-vous rencontré des difficultés pour produire et diffuser ce film politique sur les gilets jaunes ?

E. G. – Je fais des films pour le cinéma, pas pour la télévision. Je ne suis pas un reporter, je suis un cinéaste qui fait du documentaire. Ma destination est donc la salle de cinéma. Il y a des systèmes d’aides pour financer les films de cinéma. Les trois quarts du temps, il faut avoir écrit le dossier avant. Pour un film comme celui-ci, l’événement surgit, il faut le saisir, et on ne peut donc pas écrire de dossier avant de commencer à tourner. De ce fait, il y a un certain nombre d’aides dont je n’ai pas pu bénéficier.

Nous avons néanmoins reçu quelques aides importantes, même si j’ai senti une réticence, pas nécessairement une réticence politique au sens où on ne veut pas entendre parler des gilets jaunes, mais plutôt une réticence du style. L’idée que l’on en a déjà largement entendu parler, qu’un film ne va pas forcément apporter grand-chose. Sans un producteur qui y a mis de sa propre poche, et un distributeur qui a pris un risque de le sortir, ce film n’aurait pas pu se faire. Par rapport aux films politiques, chacun a sa propre histoire, je ne peux pas dire qu’il y a un empêchement de film politique. Mais disons que les gilets jaunes n’était pas le sujet le plus le plus facile à financer.

LVSL – Dans votre film, vous mettez beaucoup en avant la violence symbolique de la société face aux gilets jaunes, pourquoi ? 

E. G. – Le moment où ils vont à la conférence de La République En Marche est sans doute celui qui reflète le plus cette violence symbolique. Rien que dans le style d’habillement, dans la coiffure, dans l’élocution, dans le physique. Les corps sont plus minces et moins abîmés, moins marqués par la vie. Je voulais le faire exister, parce que cela m’a frappé. On est au plus près de la violence de classe, de ce dont parlent les Pinçon-Charlot par exemple. 

© Les films Velvet

Ce que veulent nous vendre les libéraux, c’est l’idée que nous ne vivons pas dans une société de classes, mais dans une société où il y a des ponts, où il n’y a pas d’intérêts divergents. Dans laquelle, si l’on discute, on peut se rendre compte que l’on est tous d’accord. C’est ce que dit un des personnages : « votre problème, ce n’est pas d’être pauvre. Votre problème, c’est que vous ne pouvez pas évoluer socialement. » Il rétorque ça à Agnès quand elle lui dit que l’on voudrait une taxe à 0% sur les produits de première nécessité. Surtout dans son attitude, il y a quelque chose qui se veut amical et qui se transforme en un discours très paternaliste. Il fait de la pédagogie aux pauvres en leur expliquant que s’ils se prenaient un peu mieux en main, ils pourraient évoluer et quitter leur position de pauvres. C’est d’une violence symbolique terrible parce que cela montre qu’il n’y a plus de fierté ouvrière possible dans ce monde. On ne fait plus partie de la classe ouvrière, on est juste pauvres. 

LVSL – Comment cette violence symbolique est-elle vécue par les gilets jaunes ?

E. G. – Les gens se sont sentis extrêmement humiliés par les propos d’Emmanuel Macron. Ses phrases sur des gens qui ne sont rien, sur le fait de traverser la rue pour trouver du travail, entre autres Quand je suis arrivé sur le rond-point, ils les connaissaient par cœur. Les gilets jaunes, c’est aussi un mouvement de gens humiliés, qui sont en colère d’être humiliés.

Il y avait des gens qui avaient une honte sociale d’être en difficulté, d’être pauvres, d’être précaires et qui se retrouvaient souvent dans une situation d’impuissance les obligeant à accepter un travail qui n’est pas valorisant. En fait, ils ont retrouvé de la puissance et de la force avec ce mouvement. C’est un mouvement à travers lequel ils ont retrouvé une fierté.

LVSL – Qu’avez-vous pensé du traitement des gilets jaunes dans les médias ?

E. G. – C’est sans doute le mouvement qui a été le plus médiatisé, à la fois dans les médias traditionnels, mais aussi dans des médias alternatifs qui se sont parfois créés au cours du mouvement. Cela explique la très grande diversité de traitements, sans compter les analyses universitaires ou les articles de fond qui y ont été consacrés. Ce mouvement a été beaucoup critiqué parce qu’il n’avait pas une vision politique, parce qu’il n’avait pas une idéologie englobante et une vision politique déterminée, mais c’est aussi ce qui fait sa richesse et qui justifie toutes ces interprétation. Il y a toujours une part qui nous échappe. 

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À chaque fois que je participe à un débat, la question des rapports entre les gilets jaunes et les casseurs est posée. C’est une question plus complexe qu’elle n’y paraît. Il n’y a pas d’un côté ceux qui cassaient et de l’autre côté, des gentils gilets jaunes pacifistes. Même si le groupe de gilets jaunes que je filmais étaient vraiment plutôt pacifiste, dans le même groupe, d’autres allaient s’affronter avec la police.

On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Le mouvement est arrivé à un moment donné où on ne croyait plus qu’il pouvait y avoir une révolte, une vraie révolte, une réaction viscérale face à l’évolution libérale du monde. Le problème, c’est qu’il a surgi après des décennies de fragilisation et de défaite des mouvements sociaux. On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Ce sont des personnes issues des classes populaires qui se révoltent comme cela pouvait exister avant, mais avec moins d’outils idéologiques. Dans le même temps, ce sont eux qui, selon moi, sont allés le plus loin dans la radicalité de leur mouvement. Ils sont allés plus loin que les derniers mouvements syndicaux, ils ont osé faire des choses que les autres n’osaient pas faire, des manifestations sauvages sur les Champs Élysées, des opérations « péages ouverts » et avec un apprentissage très rapide de la confrontation à la répression policière.

© Les films Velvet

C’est aussi la première fois que les revendications n’étaient pas simplement des revendications défensives, pour essayer de freiner des réformes libérales, comme les mobilisations contre la loi travail, contre la réforme des retraites, contre les nouvelles réformes dans le monde hospitalier ou à la SNCF. Pour la première fois, il y avait un sens beaucoup plus offensif pour obtenir de nouveaux droits, dont le fameux Référendum d’initiative citoyenne, le RIC. 

Il est regrettable, je crois, qu’il y ait eu autant de pertes idéologiques entre la génération d’avant et celle des gilets jaunes. Dans le même temps, ils redécouvrent tout, en étant plus offensifs que ce qui existait avant. C’est extrêmement encourageant, même si la pandémie a évidemment marqué un coup d’arrêt pour le mouvement.

LVSL – Pensez-vous qu’une renaissance d’un mouvement de grande ampleur, semblable à celui des gilets jaunes, est possible ?

E. G. – Je sais que les gilets jaunes en tant que tels existent toujours. Il y a encore des groupes et des réseaux de gilets jaunes qui sont plus ou moins actifs. Je les imagine plutôt comme participant à de nouveaux mouvements sociaux, comme venant en renfort de mouvements. Les gilets jaunes sont devenus une espèce de catégorie politique activiste, qui vient en soutien à d’autres mouvements.

Violences et racisme : les failles de l’institution policière

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Manifestation Toulouse, 22 novembre 2014 © Pierre-Selim Huard

La proposition de loi relative à la sécurité globale déposée par deux députés LREM à l’Assemblée nationale en octobre dernier a rencontré une opposition importante. De nombreux acteurs évoquent des mesures liberticides et protectrices de certaines dérives de l’institution policière. Les cas de violences par des personnes dépositaires de l’autorité publique gagnent en effet en visibilité, à travers la circulation d’images sur les réseaux sociaux. À l’encontre des manifestants ou pour un simple contrôle – comme ce fut le cas pour Michel Zecler – les cas de violences policières apparaissent courants, gratuits et fréquemment matinées de racisme, de sexisme ou d’homophobie. L’institution policière est-elle discriminatoire ? Quel contrôle l’IGPN apporte-t-elle à ces comportements déviants et illégaux ? Pour répondre à ces questions, nous avons échangé avec Jérémie Gauthier, maître de conférences en sociologie à l’Université de Strasbourg et chercheur associé au centre Marc Bloch de Berlin ainsi que Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS et membre du CEVIPOF.

L’institution policière n’est pas un corps social homogène

La police, dans son acceptation contemporaine, désigne une institution et une fonction de l’État. Ses missions relèvent du maintien de l’ordre public, de la tranquillité publique. En France, la police est associée à une fonction à la fois publique mais aussi régalienne comme c’est le cas depuis 1941 – la police était auparavant une fonction exclusivement municipale.

Luc Rouban évoque des normes et valeurs diverses suivants les différents corps de la police, la place dans la hiérarchie ou encore l’appartenance géographique : « L’institution policière est aussi une organisation complexe. Elle recouvre des métiers, des formations et des cultures professionnelles très différentes. »

« L’institution policière est aussi une organisation complexe. Elle recouvre des métiers, des formations et des cultures professionnelles très différentes. »

Luc Rouban

Un membre d’une brigade anti-criminalité, un agent mécanicien pour la police nationale ou un enquêteur issu d’une brigade financière exercent en pratique des métiers assez différents développe Jérémie Gauthier. Le chercheur constate également, et ce, depuis quelques années, la visibilité croissante des controverses sur la police dans l’espace public. « On utilise le terme de « police » par facilité mais en réalité les débats se concentrent sur les polices urbaines (les brigades de police secours ou encore les brigades anti-criminalité) et sur le maintien de l’ordre, c’est à dire la « police des foules » (les Compagnies Républicaines de Sécurité, la gendarmerie mobile et les autres unités intervenant dans les rassemblements) ». Nous nous centrerons aussi sur cette police de sécurité publique évoluant directement sur le terrain au contact des citoyennes et citoyens.

Révélation et visibilisation de la discrimination et des violences

Les violences policières et les discriminations opérées par la police n’ont pas toujours été un problème public. Selon Jérémie Gauthier, cette évolution est récente. « Il y a depuis longtemps une préoccupation pour les violences policières, pour le racisme policier, au moins depuis les années 1970 mais à l’époque ces problèmes étaient portés par des acteurs issus d’espaces sociaux relégués comme par exemple le Mouvement des travailleurs arabes puis, plus tard, le Mouvement de l’immigration et des banlieues ». Après les rébellions urbaines de l’automne 2005, la question des relations entre police et population – notamment dans les quartiers de relégation – a été mise à l’agenda. Des études sociologiques ont été menées et certaines ont conclu que le caractère discriminatoire des contrôles d’identité était l’un des nœuds du problème. Il s’agit en effet d’un générateur de tensions entre la jeunesse masculine issue des classes populaires et les policiers de terrain. Par le biais de l’Union européenne, les juristes s’emparent du sujet et développent le droit de la discrimination qui fait valoir le droit à la non-discrimination.

La violence de la police est toutefois une problématique ancienne. On la retrouve dans la culture populaire, comme en témoignait déjà par exemple en 1995, le long-métrage La Haine. Ce qui contribue à la sortie de cette opacité, c’est d’un côté la révélation d’images, de témoignages, le fait que les acteurs qui dénonçaient auparavant ces discours et ces pratiques ont maintenant des ressources juridiques, politiques, médiatiques qui leur apportent une meilleure crédibilité, mais aussi, d’un autre côté, l’intérêt d’un nombre croissant d’acteurs pour ces questions de violences et de discriminations.

Normes et valeurs de l’institution

Dans les années 1960, les premières enquêtes sociologiques sur la police conduites aux États-Unis avaient souligné l’existence d’une « culture policière ». Ces travaux caractérisaient cette dernière par un ensemble de traits, d’attitudes et de stéréotypes partagés : racisme, machisme, goût pour l’action, pour la prise de risque, hostilité envers les médias, sentiment que la justice ne suit pas suffisamment les affaires traitées par les policiers. Aujourd’hui encore, certains traits communs se dégagent. Jérémie Gauthier évoque un rapport critique envers les élites politiques, la justice ou bien souvent les médias. « Les policiers manifestent souvent de l’hostilité vis-à-vis des médias, en tout cas le sentiment que les médias, de manière générale, déforment la réalité de leur quotidien et dressent des bilans à charge alors que, objectivement, ce n’est pas le cas. L’action de la police est souvent saluée dans les grands médias qui s’appuient d’ailleurs généralement sur des informateurs au sein des services de police […], sans parler des documentaires hagiographiques prétendant dévoiler la “réalité” du quotidien policier. »

« Les policiers manifestent souvent de l’hostilité vis-à-vis des médias, en tout cas le sentiment que les médias, de manière générale, déforment la réalité de leur quotidien et dressent des bilans à charge alors que, objectivement, ce n’est pas le cas. »

Jérémie Gauthier

Luc Rouban, quant à lui, évoque des cultures plus affirmées, une « culture de l’autorité, culture de l’État, une culture globalement plus répressive et moins de libéralisme culturel ». Le chercheur avance toutefois que les différences le long de la hiérarchie sont importantes. Ces dissemblances sont aussi identifiées par le maître de conférences à l’Université de Strasbourg qui pointe « un tableau trop homogène pour une profession hétérogène : la condition policière, caractérisée par la cohabitation de différentes idéologies professionnelles, est traversée par des clivages forts tant sur les perceptions du métier, des publics ou encore du rapport à la loi ». Les normes et valeurs évoquées ci-dessus sont donc davantage partagées par la police dite de sécurité publique que par leurs supérieurs hiérarchiques.

Le poids de la formation et de la socialisation professionnelle

Les valeurs défendues par ces policiers de terrain, les stéréotypes qu’ils reproduisent sont produits par une socialisation professionnelle spécifique. Le début de cette socialisation professionnelle coïncide fréquemment avec une rupture biographique. Pour beaucoup de jeunes policières et policiers, l’entrée dans la profession implique de quitter sa région d’origine, sa famille, ses proches. Jérémie Gauthier observe aussi une rupture culturelle. La socialisation professionnelle amène avec elle un ensemble de codes : hexis corporelle, catégories partagées de compréhension et d’appréhension du monde social. Pour les gardiens de la paix, la formation est courte, d’environ huit mois. Après le passage en école de police, la suite de la formation se fait au commissariat, directement au contact des pairs mais aussi de policiers plus expérimentés lors des prises de poste. Il y a alors une injonction forte à adopter rapidement des codes, des valeurs, une vision du monde, une perception du monde social, qui sont celles partagées par les pairs.

La police de terrain s’approprie et perçoit son environnement de travail, le tissu urbain, d’une manière spécifique. Jérémie Gauthier, chercheur associé au centre Marc Bloch, nous explique que cette perception conjugue plusieurs critères. Parmi ces critères on retrouve la classe sociale, l’âge, le sexe, l’origine ou encore l’apparence des personnes. « Le regard se porte quasi-exclusivement sur les hommes dans le cadre de soupçons d’infraction. Les catégories raciales sont aussi des catégories opérantes dans la manière qu’ont les policiers de comprendre, hiérarchiser et de décrire le monde qui les entoure. »

« Le regard se porte quasi-exclusivement sur les hommes dans le cadre de soupçons d’infraction. Les catégories raciales sont aussi des catégories opérantes dans la manière qu’ont les policiers de comprendre, hiérarchiser et de décrire le monde qui les entoure. »

Jérémie Gauthier

Ces catégories racialisantes sont inscrites dans le fonctionnement quotidien de l’institution, sur les PV, dans les logiciels de police, les « types » (européen, nord-africain, africain, européen de l’est) sont par exemple mentionnés dans les PV. Ces catégories sont en circulation dans le quotidien des policiers, aux côtés de catégories plus souterraines relevant du langage commun (blancs, noirs, rebeus, renois, etc.) et parfois aussi d’un vocabulaire relevant de l’insulte raciste, de la volonté de dégradation, afin d’établir un rapport d’autorité voire de domination vis-à-vis de tel ou tel public. Ainsi, la socialisation professionnelle policière apparaît particulièrement perméable aux dynamiques de racialisation qui peuvent ensuite déboucher sur des manifestations de racisme ou de pratiques discriminatoires.

Dès les années 1990, les sociologues Michel Wieviorka et Philippe Bataille avaient pointé l’existence, dans la police, d’un « discours raciste général […] une véritable norme, à laquelle il est difficile, lorsqu’on est policier de base, de s’échapper et plus encore de s’opposer ». À partir d’enquêtes menées depuis les années 2000, Jérémie Gauthier parle quant à lui de « tentation raciste » pour désigner la séduction que représente pour beaucoup de jeunes policiers et policières l’adoption de perceptions et de principes d’action fondés sur des stéréotypes racistes. Selon le sociologue, cette tentation est particulièrement forte dans un métier reposant beaucoup sur le décryptage des apparences des personnes en circulation dans l’espace public. Le sociologue développe : « J’interviewais des policiers issus de l’immigration, dont les familles étaient originaires d’Afrique du nord, d’Afrique subsaharienne […] qui me disaient qu’ils en venaient eux-mêmes parfois à adopter des stéréotypes, un sentiment d’hostilité envers des groupes minoritaires. » Les catégories d’apparence (morphologie, couleur de peau, chevelure etc.) sont donc des outils professionnels. Ainsi, les catégories socio-raciales font partie du répertoire disponible des policiers pour qualifier et hiérarchiser les personnes avec lesquelles ils ont des interactions au quotidien et parfois aussi pour asseoir un rapport de domination. Face à cette « tentation raciste », certains agents développeront des perceptions ouvertement racistes, d’autres n’activeront qu’occasionnellement une lecture racialisée des situations et d’autres, enfin, tenteront de s’opposer à cette vision du monde.

Cet outil est aussi valorisé par les pairs. Opérer ces classements rapidement, trouver, identifier d’éventuels délinquants sont autant de qualités valorisées sur le terrain. Les effets pervers et discriminatoires suivent naturellement comme l’explique Jérémie Gauthier : « Un policier d’une BAC parisienne me disait que, dans l’arrondissement dans lequel il travaillait, le deal de cocaïne et de crack c’était plutôt des nord-africains, les sacs à main arrachés c’était plutôt des maghrébins de cité, etc. Au yeux des policiers, il y a un ancrage empirique des catégories raciales qu’ils utilisent et qui fonctionnent comme une prophétie autoréalisatrice. Les croyances des policiers vont déterminer et légitimer leurs manières d’agir, qui vont, de manière circulaire, contribuer à alimenter leurs croyances. À partir du moment où on associe tel type de délits à tel groupe socioracial et qu’on s’en sert comme principe d’action, cela relève de ce que les anglo-saxons appellent du « profilage racial », ce qui est interdit par différents textes nationaux et européens. »

Ainsi, selon le chercheur, la déontologie ne résiste pas longtemps à cet enracinement très profond des catégories raciales dans la pratique professionnelle. C’est là sûrement une dimension structurelle, et non strictement individuelle, à prendre en compte – comme ça a été par exemple le cas au Royaume-Uni dans les années 2000 – si l’institution décide de rompre avec les habitudes de tolérance vis-à-vis du racisme qui s’exprime dans ses propres rangs.

Une violence ciblée et rationnelle

Tout comme le racisme et les discriminations, la violence et sa victime ne sont pas le produit du hasard. « La violence, on la rejette souvent du côté de l’irrationnel et de la spontanéité alors qu’en fait, toute expression de violence porte en elle-même une rationalité et est le produit d’une histoire de la violence. Les brutalités policières manifestent des similitudes qui relèvent des cérémonies de dégradation », explique Jérémie Gauthier.

« Les brutalités policières manifestent des similitudes qui relèvent des cérémonies de dégradation. »

Jérémie Gauthier

Il s’agit d’un moment où l’individu est dégradé par différentes formes de violences ritualisées. On peut par exemple évoquer le déchaînement collectif, où plusieurs individus portent des coups, le fait d’accompagner les violences d’insultes à connotation raciste, afin de renforcer cette dégradation (comme l’a illustré l’affaire Michel Zecler en 2020). On observe parfois des actes qui relèvent d’atteintes sexuelles (comme les violences subies par Théodore Luhaka en 2017 ). Le rite de la « haie d’honneur » fait également partie de ces « cérémonies » comme ce fut le cas lors de « l’affaire du Burger King », en décembre 2018 : en marge d’une manifestation des gilets jaunes, les manifestants, réfugiés dans le fast-food ont subi des violences de la part des policiers à l’intérieur avant de subir de nouvelles violences par les policiers à l’extérieur du bâtiment.

L’exercice de la brutalité fait donc l’objet d’une ritualisation. Elle dépasse aussi l’individu et se retrouve liée à l’histoire de l’institution et du collectif : il s’agit de manières d’intérioriser l’exercice de la violence. De plus, la violence policière ne vise pas chaque individu de la même manière. Jérémie Gauthier observe que les morts et victimes de ces violences sont en majorité des hommes, non-blancs, issus de catégories populaires urbaines. Il évoque la notion de police property, l’idée qu’il y a des gens envers lesquels les policiers s’autorisent à se comporter en dehors des règles déontologiques qui, de manière générale, encadrent leurs actions. On peut ainsi évoquer, dans différents registres, des contrôles d’identité répétés ou encore différentes formes de violence, verbale ou physique.

Le mutisme hiérarchique

Si la hiérarchie intermédiaire est au courant de ces catégories de pensée, il n’y a pas pour autant un travail de réflexivité effectué pour les remettre en cause. La hiérarchie est souvent dans une posture de déni par rapport au racisme, aux discriminations. « La police est républicaine et ne peut donc être raciste. C’est un raisonnement tautologique qu’on observe très souvent […] par exemple lorsqu’ Emmanuel Macron déclarait en mars 2019 :« Ne parlez pas de “répression” ou de “violences policières”, ces mots sont inacceptables dans un État de droit . » Un raccourci, là où l’horizon d’une police qui serait républicaine, et donc non-discriminatoire, doit encore être atteint. De leur côté, les commissaires, officiers ne savent pas comment ou ne souhaitent pas intervenir sur ces problématiques de racisme, de discrimination. Plusieurs points sous-tendent cette réalité : un manque de volonté, une volonté d’invisibiliser ces problèmes, un manque de savoir-faire, d’outils nécessaire mais aussi le fait de considérer que ces interventions ne sont pas parties intégrantes de leur mission. On observe aussi cette logique au sommet de l’institution : aucun ministre de l’Intérieur, aucun préfet de police de la ville de Paris ne s’est attaqué de manière franche et volontariste à la question du racisme et des discriminations produites par l’institution.

« La police est républicaine et ne peut donc être raciste. C’est un raisonnement tautologique qu’on observe très souvent […] par exemple lorsqu’ Emmanuel Macron déclarait en mars 2019: « Ne parlez pas de « répression » ou de « violences policières », ces mots sont inacceptables dans un État de droit . »

Jérémie Gauthier

Dénoncer et remettre en cause l’autonomie de cette police de sécurité publique pourrait donner lieu à des résistances, des conflits vis-à-vis de leur hiérarchie. En effet, l’institution policière a la particularité de suivre un principe d’inversion hiérarchique. Les agents ayant le plus d’autonomie sont ceux situés au bas de l’échelle hiérarchique. Ils prennent en effet des initiatives, des décisions cruciales au fonctionnement de toute l’institution. Ce principe renforce la difficulté qu’a la hiérarchie d’intervenir auprès de leurs subordonnés pour des choses qui ne sont pas vues comme relevant du fonctionnement technique ».

Une institution de contrôle dysfonctionnelle

Théoriquement, il est du ressort de l’Inspection générale de la Police nationale d’enquêter voire de condamner ces attitudes et comportements illégaux, parfois violents, envers certains administrés. L’IGPN est en effet une institution crainte au sein des services de police et elle fonctionne assez bien pour enquêter et sanctionner les atteintes des policiers envers leur propre administration ou envers leurs pairs. Toutefois, elle fait face à de nombreux dysfonctionnements quand il s’agit de sanctionner des faits perpétrés par des policiers sur des administrés, notamment des faits de violence.

Plusieurs points permettent d’expliquer ces dysfonctionnements. Luc Rouban évoque premièrement l’esprit de corps policier, une forme de solidarité professionnelle qui garantit une non-dénonciation des pairs face à des pratiques illégales, discriminatoires, voire violentes. Ici, la crainte de l’exclusion, de la marginalisation garantit la sécurité du groupe. S’opposer à l’unité professionnelle sur la voie publique est perçu comme une trahison. Selon Jérémie Gauthier, être accepté par le collectif est une condition sine qua non à la réussite de la socialisation professionnelle du jeune policier. On ne peut faire sa carrière seul dans la police. L’enjeu de se faire accepter est extrêmement fort dès l’école de police, dès les premières affectations. « Cela donne un poids extrêmement important au collectif professionnel, ce qui explique qu’il est très difficile de dévier des normes collectives, on le voit par exemple dans différentes affaires récentes soulevées par des policiers lanceurs l’alerte. » Le maître de conférences à l’Université de Strasbourg avance d’autres points comme la volonté d’organiser l’opacité sur les faits de brutalité – même s’ils sont de plus en plus visibles –, la difficulté à sanctionner les brutalités policières car une telle sanction pourrait remettre en cause la légitimité et l’habilitation des policiers et policières à faire usage de la force. Ces dysfonctionnements peuvent aussi être logistiques. L’IGPN est en effet une institution débordée, les effectifs de l’inspection peinent à mener l’ensemble des saisies. Enfin il peut être difficile d’identifier les policiers faisant usage de la violence. On peut observer à cet effet différentes pratiques comme le fait de ne pas porter son numéro d’identification.

Ouvrir la police au regard des autres

On peut observer une forme de « tradition » française de l’opacité. La police a toujours essayé de se soustraire aux regards extérieurs, des journalistes, des chercheurs mais aussi des citoyens. La production d’une telle opacité peut empêcher de regarder directement ces dysfonctionnements. Ouvrir l’institution policière à des acteurs extérieurs peut être une solution. L’instance britannique de contrôle de la police intègre des citoyens, des policiers, des magistrats. La police allemande encourage la remise en cause des catégories de pensée, forme des officiers pour faire de la médiation et de la résolution de conflit au nom de la non-discrimination.

Outre-manche, les systèmes policiers ont intégré la notion d’accountability c’est à dire le fait que les institutions – y compris policières – doivent rendre des comptes auprès du public de la qualité de leur travail.

En France, l’efficacité de la police se mesure par le nombre de faits élucidés, le nombre d’interpellations, de passages en garde à vue. Il n’existe pas d’indicateur pour mesurer la satisfaction, les attentes et les besoins de la population, les jugements que portent les personnes sur la police. Outre-manche, les systèmes policiers ont intégré la notion d’accountability c’est à dire le fait que les institutions – y compris policières – doivent rendre des comptes auprès du public de la qualité de leur travail. Cette ouverture apparaît nécessaire pour que la police puisse à nouveau garantir ses missions premières, sans comportement illégal, violent et parfois impuni, et ainsi, veiller à la sécurité et à la paix des personnes.

Maintien de l’ordre en France : mais que fait la police ?

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Wikimedia commons / © clement vaillant

Le 9 janvier dernier, la vidéo d’un policier faisant volontairement un croche-pied à une femme déjà interpellée et inoffensive scandalisait sur les réseaux sociaux. Cette affaire aura contraint le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner à s’exprimer à ce sujet, reconnaissant le manque de professionnalisme du policier incriminé. Pourtant, et bien qu’un croche-pied soit évidemment inacceptable, cela fait maintenant plus d’un an que la police mutile et blesse des citoyens qui manifestent. D’ailleurs, une semaine seulement après cet épisode, une nouvelle vidéo circulait, où l’on voyait un policier frapper un homme à terre, déjà interpellé et lui aussi inoffensif. Cette fois, le ministre de l’Intérieur n’a pas jugé bon de commenter l’incident. « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière », affirmait pourtant le préfet de police de Paris Maurice Grimaud dans sa lettre aux policiers du 29 mai 1968, où il les avertissait contre « l’excès dans l’emploi de la force ». Cette mise en garde semble malheureusement plus que jamais d’actualité : alors que les violences policières – tant dans les manifestations que dans les banlieues – se multiplient, bien des responsables du maintien de l’ordre public en France semblent aujourd’hui oublier que garantir l’ordre républicain suppose d’abord que l’institution qui y est dévolue le respecte elle-même.


L’évolution des doctrines du maintien de l’ordre depuis le dix-neuvième siècle

Jusqu’à la fin du 19e siècle, c’était l’armée qui réprimait les mouvement sociaux et les manifestations. Elle les réprimait dans le sang, avec ses armes habituelles – les manifestants n’étant plus considérés comme des citoyens, mais comme des ennemis. Le massacre de la « semaine sanglante » qui mit fin à la Commune de Paris en témoigne. Mais d’autres épisodes macabres jalonnent l’histoire des revendications sociales en France : le 1er mai 1891, à la fin d’une manifestation festive pour la journée de travail de huit heures, l’armée tire sur la foule, faisant neuf victimes – toutes âgées de moins de trente ans. C’est la fusillade de Fourmies. L’inexpérience des soldats et leur incapacité à gérer une foule de manifestants est mise en avant dans l’explication de ce drame.

Cependant, les soldats montrent de plus en plus de réticences à tirer sur des citoyens, parmi lesquels se trouvent souvent leurs proches, et fraternisent même dans certains cas avec les manifestants. Dans un premier temps, ils reçoivent donc l’ordre de réduire la répression, et de ne tirer qu’en cas d’urgence ou de frapper avec le plat de la lame de leur sabre. Progressivement, on prend conscience de la nécessité de corps spécialisés, dévolus au seul maintien de l’ordre. En 1921, celui-ci est ainsi confié à des corps de gendarmeries mobiles, et complété en 1926 par leur structuration en gardes républicaines mobiles. Ces corps de gendarmes sont formés au maintien de l’ordre et à la gestion des foules, et n’utilisent la violence qu’en dernier recours. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que sont créées les compagnies républicaines de sécurité (CRS) à partir de la police de Vichy – ce pourquoi les mineurs du Nord lancent en 1947 le slogan « CRS = SS ».

Depuis le début du vingtième siècle, les doctrines de maintien de l’ordre ont donc radicalement changé : le but est désormais de réduire et de gérer la conflictualité avec les manifestants, plutôt que de les considérer comme des ennemis. Olivier Fillieule, dans son ouvrage Police et manifestants, étudie les divers éléments qui ont rendu possible cette pacification relative des contestations sociales : la légalisation des manifestations, avec notamment le décret-loi de 1935 qui établit un régime d’autorisation préalable, ou encore la professionnalisation des forces de l’ordre, avec par exemple la création du centre national d’entraînement des forces de gendarmerie en 1969, qui forme au maintien et au rétablissement de l’ordre dans les situations à fort potentiel conflictuel.

Dans les années 1990, avec le développement de nouvelles formes de contestation (et notamment des « black blocs »), une interrogation tactique a pourtant refait surface. Vaut-il mieux se tenir relativement à l’écart des manifestants, pour ne pas risquer de les blesser ou de les tuer – quitte à ce qu’il y ait de la casse ? Ou bien faut-il au contraire aller au contact des manifestants pour limiter les dégradations matérielles – même si cela contribue à augmenter et à alimenter la violence de certains manifestants ?

Un lent basculement vers la seconde option s’est dessiné au cours des dernières décennies, avec notamment la dotation de Flash-Ball pour certaines unités de la police en 1995. Lors des manifestations contre la création d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou de celles contre la loi Travail en 2016, puis lors des manifestations des gilets jaunes, une réelle escalade de la violence a pu être constatée.

Maintien de l’ordre ou organisation du désordre ?

Ce changement de doctrine a en effet éclaté au grand jour pendant la crise des gilets jaunes, notamment à Paris. Dès le 8 décembre, ce fameux quatrième acte auquel Le Monde a consacré un article terrifiant, les interpellations, les affrontements et les blessures se multiplient.

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Acte 4 des gilets jaunes à Paris. © Olivier Ortelpa

Mais le véritable tournant a lieu le 16 mars 2019, lorsque le préfet de police Michel Delpuech est révoqué, pour être remplacé par Didier Lallement. Ce remplacement témoigne de la volonté du gouvernement d’une reprise en main musclée de la préfecture. Selon plusieurs de ses collègues, la doctrine du préfet Lallement consiste en effet à instaurer un climat de terreur : violences décuplées, aucune négociation, et des consignes ordonnant d’aller au contact des manifestants avant que la casse n’ait eu lieu. Les manifestants sont considérés comme des ennemis. « Nous ne sommes pas dans le même camp », affirmait-il d’ailleurs le 17 novembre 2019 à une femme se disant gilet jaune, qui l’avait interpellé.

Des manifestants font désormais part de leur peur d’aller en manifestation.

Des manifestants font désormais part de leur peur d’aller en manifestation. Une peur certes déjà entretenue depuis plusieurs années : « Il suffit d’avoir un peu fréquenté les cortèges ces trois dernières années, depuis la loi travail de 2016, pour se sentir rapidement refroidi à l’idée de se retrouver, une fois de plus, noyé dans un nuage de lacrymos au milieu d’une foule nassée. Il suffit aussi d’avoir vu les images des amputés et des éborgnés pour craindre la balle de défense ou la grenade de désencerclement qui bouleversera toute une existence », écrit Frantz Durupt dans un article de Libération.

Des « armes de guerre »

Cette politique de terreur est d’ailleurs en accord avec l’arsenal détenu par les policiers : en effet, les armes utilisées ne le sont pour beaucoup plus qu’en France, du fait de leur dangerosité. Les policiers sont armés de plusieurs sortes de grenades, comme les grenades de désencerclement, ou encore les grenades lacrymogènes instantanées GM2L. Toutes deux sont classées dans la catégorie A2, ce qui correspond à du “matériel de guerre”. L’utilisation des grenades lacrymogène dans les conflits armés est d’ailleurs interdite depuis le 13 janvier 1993 et la convention sur l’interdiction des armes chimiques de Paris, mais celles-ci restent pourtant utilisées contre des citoyens qui manifestent – dont les sérums physiologiques, s’ils en amènent en manifestation, sont considérés comme des « armes par destination », ce qui ne manque pas de piquant…

Parmi les grenades lacrymogènes, jusqu’au 26 janvier 2020, les policiers comme les gendarmes utilisaient des grenades de type GLI-F4 dans les opérations de maintien de l’ordre. La France était le dernier pays à en utiliser. La Ligue des droits de l’Homme, un collectif d’avocat, ainsi que des syndicats de police (comme Vigi Ministère de l’Intérieur) avaient d’ailleurs demandé leur retrait, qui aurait permis d’éviter bien des blessures graves. Ces grenades, qui contiennent 26 grammes de TNT, peuvent causer des dommages irréversibles.

Le 26 janvier dernier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a certes annoncé leur retrait pur et simple de l’arsenal des forces de l’ordre. Mais ne nous y méprenons pas : il s’agit simplement d’un nouvel enfumage – si l’on peut dire – du gouvernement, et non d’une volonté de réduire la violence dans les manifestations. De fait, ces grenades n’étaient plus produites depuis 2014, et les stocks quasiment arrivés à épuisement dans la plupart des unités. Ce coup de communication a ainsi permis au ministre de l’Intérieur d’avoir l’air de faire des concessions et de se soucier de la sécurité des manifestants à moindre frais.

Les LBD ont souvent été la cause de blessures graves, comme des mains arrachées ou des énucléations.

Autre arme sujette à de nombreuses controverses : le lanceur de balles de défense (LBD), également classé dans la catégorie A2. Ses munitions peuvent atteindre 350 km/h. Il ne doit être utilisé qu’en cas de légitime défense ou de défense de position ; le tir à la tête est formellement interdit, sauf en dernier recours ; les balles doivent arriver à au moins 14 cm de la tête, et être tirées à une distance minimale de 10 mètres. Pourtant, les LBD ne semblent pas être utilisés de manière légale. En effet, leurs tirs ont souvent été la cause de blessures graves, comme des mains arrachées ou des énucléations. On ne peut pas dire que tous les éborgnés avaient un profil très agressif : pour ne prendre qu’un exemple, Franck Didron, éborgné le 1er décembre 2018, était au téléphone avec sa mère pour la rassurer, lorsqu’il a été atteint au visage par un tir de LBD.

Une étude publiée dans The Lancet sur la période allant de février 2016 et août 2019, faisait état de 43 cas de blessures oculaires dues aux LBD. Dans 25 cas, ces blessures ont donné lieu a une déchirure du globe oculaire, dans 18 cas à un froissement du globe oculaire – la rétine étant atteinte dans 10 cas ; 12 fractures du visage, dont deux ont mené à des complications cérébrales ; dans 9 cas, enfin, une énucléation a été nécessaire. Les effets de ces blessures peuvent ainsi être extrêmement graves et traumatisants pour les victimes, comme Le Vent Se Lève le relatait dans sa vidéo sur « Les blessés qui dérangent ».

Les policiers interrogés sur les blessures au visages imputables aux LBD plaident l’erreur, qui serait due à des tirs réflexes, mais également à la mauvaise visibilité dans les manifestations – que les policiers provoquent eux-mêmes, par le lancer de nombreuses grenades lacrymogènes – ainsi qu’au dérèglement de leur viseur. Cependant, comme le constructeur des LBD le faisait lui-même remarquer, les LBD sont tous équipés de viseurs électroniques, scellés – et qu’il est donc impossible de dérégler. Selon l’agence de presse indépendante Taranis News, ces viseurs sont justement conçus pour permettre des tirs réflexes précis et rapides, et des tirs ajustés même dans des mauvaises conditions de visibilité. Et si le règlement impose des tirs dans les membres inférieurs, le thorax ou les membres supérieurs, il a été remarqué au cours des nombreuses manifestations que les tirs ne se font jamais au niveau des membres inférieurs, mais toujours au niveau du plexus, voir de la tête. Pour finir, la loi dispose qu’une fois la victime touchée, les policiers ont l’obligation de rester à son côté et d’appeler les services de secours – ce qu’ils ne font pourtant quasiment jamais.

Ils ne le font jamais, car pour la plupart, ils ne sont pas formés au maintien de l’ordre et aux obligations qui y sont associées. Ainsi, si les CRS, ou encore les EGM (escadrons de gendarmerie mobile) sont formés au maintien de l’ordre, ce n’est pas le cas de brigades comme les BRI (brigades de recherche et d’intervention) ou les BAC (brigades anti-criminalité), qui de ce fait réagissent beaucoup moins bien lorsque la situation s’envenime. La différence entre ces unités est flagrante. Si les CRS encaissent les projectiles envoyés par les manifestants sans trop broncher jusqu’à ce qu’ils aient reçu l’ordre de riposter, la BAC répond quant à elle souvent immédiatement aux agressions, et au lieu de chercher à réduire au maximum les violences, les brigadiers attaquent tout de suite les manifestants à coup de LBD et de grenades lacrymogènes. Or, la présence de ces unités dès le début des manifestations témoigne de la volonté du gouvernement de réprimer les manifestants par la force, afin qu’ils aient suffisamment peur pour ne pas revenir : « en blesser un pour en terroriser mille », comme le dit Pierre Douillard Lefèvre, lui-même éborgné lors d’une manifestation en 2007.

Cette stratégie a ses limites. Si certains manifestants ne sont effectivement plus revenus, d’autres, parmi lesquels de nombreux blessés, ont vu leur détermination renforcée. Maurice Grimaud l’avait bien compris : « toutes les fois qu’une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n’a pas de limites », expliquait-il dans sa lettre déjà citée.

La police tue

Ces armes et ces pratiques de maintien de l’ordre violentes peuvent conduire à la mort, comme celles de Zineb Redouane ou de Steve Maia Caniço, qui ont été fortement médiatisées ces dernières années. Mais ce ne sont pas les seules personnes tuées par la police. En effet, et depuis de trop nombreuses années, la violence que nous observons avec stupeur lors des manifestations a lieu également loin du regard des journalistes, dans les banlieues. Et les morts y sont nombreuses.

Les LBD, par exemple, qui ont fait leur apparition dans les manifestations en 2007, étaient déjà utilisés dans les banlieues depuis une vingtaine d’années. Ces LBD s’ajoutaient aux armes létales des policiers, afin qu’il y ait moins de morts ou de blessés lors des interventions. Mais l’effet inverse s’est produit : comme ces armes n’étaient pas létales, les policiers se sont mis à en faire usage dans des cas où ils n’auraient pas sorti leur arme de poing. Cela a eu pour conséquence une augmentation impressionnante du nombre de blessés.

Les contrôles d’identité, qui depuis la loi Pasqua du 10 août 1993 peuvent être effectués n’importe quand et n’importe où, pour « prévenir à une atteinte à l’ordre public », sont souvent vus comme une sorte de harcèlement, d’autant que ce sont presque toujours des contrôles au faciès. Mathieu Rigouste, dans L’ennemi intérieur, met en évidence la proximité des méthodes de maintien de l’ordre dans les Zones urbaines sensibles (ZUS), et les méthodes de guerre contre-insurrectionnelles mises en œuvre au cours des guerres de décolonisation, où les populations sont perçues comme susceptibles d’héberger un « ennemi intérieur », et traitées comme telles. Ces méthodes n’ont donc rien à voir avec la doctrine de désescalade de la violence : elles sont plutôt à l’exact opposé.

Dans son film Les Misérables  – dont même Emmanuel Macron a fait l’éloge – Ladj Ly montre la violence des rapports qui s’établissent entre forces de l’ordre et jeunes de banlieues sensibles. En effet, les policiers y réagissent très rapidement et partent du principe qu’un jeune vivant dans un quartier est « présumé délinquant », et tentent souvent de neutraliser toute personne refusant de se soumettre immédiatement.

Les méthodes de neutralisation sont pourtant extrêmement violentes, voire carrément dangereuses. Des méthodes comme la clé d’étranglement ou le pliage, qui peuvent entraîner la perte de conscience, l’asphyxie voire même la mort, comme dans le cas de Mariame Getu Hagos, ou plus récemment de Cédric Chouviat, continuent pourtant à être utilisées. Les techniques d’interpellation, de même, conduisent parfois à des morts lors de courses-poursuites. Il serait moins grave de prendre des risques avec la vie des personnes interpellées que de les laisser s’enfuir… Une fois appréhendées, celles-ci ne sont toujours pas hors de danger : les cas de morts intervenues sur le chemin du commissariat où en garde à vue sont nombreux. Si, dans les années 1980, 5 personnes décédaient en moyenne au cours d’une opération de police chaque année, ce chiffre était passé à 11 dans les années 1990, et à 12 depuis 2001.

Les victimes sont souvent présentées comme d’abord fautives.

Cette violence policière dans les banlieues est souvent minimisée par les médias, qui évoquent plus volontiers les infractions ou délits prétendument commis en amont par les victimes. Les abus éventuels des représentants de l’État, qui d’après Max Weber a le monopole de la violence physique légitime, sont ainsi souvent relativisés. Lorsqu’un jeune meurt sous les coups de la police, on l’entend souvent décrit comme « connu des services de police », « jeune Maghrébin sous l’emprise de stupéfiants », etc. La guerre des mots fait rage : les victimes sont souvent présentées comme d’abord fautives.

Ces manipulations de l’opinion sont parfois même mensongères. En 2007, par exemple, Tina Sebaa est tuée lors d’une course poursuite avec la police, alors qu’elle était avec des amis en voiture – l’un d’eux étant « connu des services de police ». Son propre casier judiciaire était vierge. Le procureur, lors de la conférence de presse qui suit le drame, annonce que les 4 jeunes avaient consommé de l’alcool et du haschisch, ce que les journaux répéteront à l’envi. L’autopsie démentira pourtant les propos du procureur. Parfois aussi, c’est le sort qu’on incrimine : un accident, une conduite à risque ou encore une malformation cardiaque de la victime sont évoqués pour expliquer des meurtres requalifiés en « bavures ».

Un sentiment d’impunité

Pourtant, les forces de l’ordre, ainsi que leur hiérarchie, ne sont jamais – ou presque – condamnées. Les voltigeurs ayant provoqué la mort de Malik Oussekine ne seront par exemple condamnés qu’à des peines très légères de prison avec sursis. Il en va de même dans la majorité des cas. C’est un triste paradoxe : l’institution qui est censée garantir l’ordre républicain néglige pourtant celui-ci en son propre sein.

Pourtant, la police n’est pas une institution intrinsèquement raciste ou violente, et nombreux sont les gardiens de la paix qui voient avec répugnance les agissements de certains de leurs collègues. Malheureusement, les consignes données par leur hiérarchie semblent de plus en plus tolérer la violence, voire l’encourager : « Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité… Ça fera réfléchir les suivants », ordonnait ainsi le commandement central à une unité de CRS lors du quatrième acte des gilets jaunes à Paris.

Le gouvernement, qui compense son manque de légitimité par une répression accrue, semble en effet se servir des forces de l’ordre comme d’une milice plutôt que de veiller à ce qu’elle conserve sa fonction d’origine, à savoir le maintien de l’ordre et la pacification de la société. Ce qui n’est pas pour leur rendre service : le malaise dans les rangs de la police est ainsi réel, comme en témoigne le nombre élevé de suicides policiers. Certains policiers, comme Noam Anouar – suspendu pour avoir protesté contre cet usage fait par le gouvernement actuel des forces de l’ordre – s’élèvent contre cette situation, mais ne sont pas entendus.

Les enquêtes de l’IGPN, la « police des polices », censée contrôler la légalité des actes des forces de l’ordre, aboutissent quasi systématiquement à des non-lieux, confortant la police dans son sentiment d’impunité.

Ménager les forces de l’ordre est un objectif raisonnable. Mais pourquoi choisir de les opposer aux autres citoyens, par exemple en les exonérant d’une réforme des retraites injuste et contre laquelle ces derniers manifestent ? Ne vaudrait-il pas mieux les ménager en évitant de rentrer dans le cercle vicieux de la violence ? En répondant à la contestation par la répression plutôt que par le dialogue, le gouvernement rend un très mauvais service aux forces de l’ordre – qu’il cherche ensuite à compenser de la pire des manières, c’est-à-dire en fermant les yeux sur les agissements intolérables de certains d’entre eux.

Le 16 juin 2019, une action du ministre de l’Intérieur n’est ainsi pas passée inaperçue : il récompense en effet 9000 membres des forces de sécurité au titre d’une promotion exceptionnelle, la médaille de la sécurité intérieure. Certains de ces policiers étaient pourtant impliqués dans des enquêtes concernant des violences policières – et notamment les morts de Steve Maia Caniço et de Zineb Redouane…

Les violences policières vont même jusqu’à être niées par le gouvernement. La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye et le président de la République Emmanuel Macron récusent le terme de violences policières. Les enquêtes de l’IGPN, la « police des polices », censée contrôler la légalité des actes des forces de l’ordre, aboutissent quasi systématiquement à des non-lieux, confortant la police dans son sentiment d’impunité. Ce déni de réalité est grave, car il empêche la réflexion sur ce que devrait être un maintien de l’ordre vraiment républicain. Saluons donc le travail effectué par plusieurs journalistes, qui enquêtent, recensent et dénoncent les violences policières que le gouvernement s’obstine à nier : pour ne citer que les plus connus, David Dufresne, ou encore le média indépendant Bastamag, dont le décompte macabre des victimes des forces de l’ordre en a recensé 676 depuis 1977. Espérons que leur travail d’information ne servira pas seulement à nous indigner, mais aussi à changer les choses.

« C’est un film patriote qui parle de la France d’aujourd’hui » – Entretien avec Ladj Ly, réalisateur de “Les Misérables”

Ladj Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

“Les Misérables”, prix du jury au Festival de Cannes 2019, sort ce mercredi 20 novembre dans les salles françaises. Nous avons rencontré son réalisateur, le cinéaste français Ladj Ly, issu du collectif d’artistes Kourtrajmé  dont il a fondé, en 2018, l’école de formation aux métiers du cinéma –, pour évoquer avec lui le contenu de son film lié aux diverses étapes de son parcours, sa vision de la société française contemporaine et le rôle que le septième art tricolore actuel pourrait jouer dans son évolution. Entretien réalisé par Pierre Migozzi, retranscrit par Manon Milcent. 


Premier long-métrage de Ladj Ly, œuvre adaptée de son court-métrage homonyme réalisé 2017  et nommé aux César du meilleur court-métrage en 2018 , le film a été sélectionné pour représenter la France en 2020 à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère.
L’intrigue se déploie à travers le prisme d’une journée quotidienne d’été 2018, celle d’une unité de la BAC (Brigade anti-criminalité) de Montfermeil, et se développe autour d’une bavure policière et de ses conséquences. La narration évoluant au gré d’une multitude de points de vue – entre ceux des habitants de la cité et celui des policiers –, l
e film se fait progressivement l’observateur précis d’une mécanique de la violence à l’œuvre dans le récit pour, en définitive, se muer en une expérience particulièrement prenante à l’atmosphère implosive.

LVSL : Je voudrais commencer par l’aspect immersif de votre film. Vous avez déclaré à Cannes : « Le seul ennemi commun, c’est la misère ». Est-ce pour cette raison que vous avez voulu embrasser les différents points de vue des protagonistes de l’histoire, pour mettre le spectateur dans le dur, au cœur de cette réalité brute, en confrontant les regards et les groupes, dès l’écriture jusqu’au montage final ?

Ladj Ly : Oui, totalement. D’une part, dans mon film, je pars du principe qu’il y a plusieurs points de vue. Le point de vue principal est celui de Damien Bonnard, le nouveau qui débarque. Mais qui plus est, on a également celui des gamins, d’une mère, de « La Pince » – qui est un peu l’homme d’affaires. Pour moi, c’était intéressant de parler de ces différents points de vue, pour qu’on puisse comprendre chacun de nos personnages.

LVSL : C’est une manière, pour reprendre vos termes, de « créer du dialogue » entre les différents personnages ?

LL : Oui, entre les différents protagonistes en tout cas.

LVSL : Cette première scène, où l’on suit ces protagonistes enfants qui regardent le match, la finale de la Coupe du monde 2018, et qui célèbrent ensuite la victoire de l’équipe de France sur les Champs-Élysées, d’où est-elle venue ? Qu’est-ce qu’elle signifie pour vous ?

LL : Je garde le souvenir de la coupe du monde 98. À l’époque, j’avais 18 ans ; et j’en garde d’excellents souvenirs : c’était les moments où l’on était tous ensemble, il y avait cette France « black-blanc-beur ». Il se trouve que plus de 20 ans après, l’on se retrouve dans cette même Coupe du monde.
Ce qu’elle raconte surtout, cette séquence, c’est l’histoire de gamins qui quittent leurs cités, qui vont supporter leur équipe, l’équipe de France : il s’agit d’abord des jeunes Français. 
J’estime que c’est un film qui est patriote, qui parle avant tout de la France, de la France d’aujourd’hui. Aussi, j’estime qu’elle a changé, ce n’est pas la même France qu’il y a 50 ans. Avant toute chose, ce film parle donc de la France. Rien qu’à la vue de l’affiche, l’on voit qu’il s’agit là d’une affiche qui rassemble, représentant un moment où tous les Français sont ensemble, unis. L’idée est que le slogan « liberté, égalité, fraternité », à cet instant-là, il marche : pendant le match, tout le monde est uni, tout le monde est français, sans différence aucune. Puis, le match se terminé, chacun retourne un peu à sa condition. Malheureusement, aujourd’hui, seul le foot parvient à tous nous réunir ainsi.

LVSL : Cette idée vous est-elle venue à l’occasion de la Coupe du monde, ou était-elle déjà présente auparavant ?

LL : Elle était déjà présente auparavant. Pendant l’écriture du scénario, l’on avait mis ces quelques lignes : « Intro : Coupe du monde » ; mais on ne savait pas si la France allait passer les différents stades du tournoi, on ignorait si elle allait être en finale ou non. Dès lors, on l’a suivi de près, cette Coupe du monde. Dès qu’on a su qu’ils étaient en finale, on a commencé à préparer les gamins, à préparer les caméras en urgence, et on est parti tourner sur le tas.

L’ouverture du film sur les Champs-Élysées lors de la célébration du titre de Champions du Monde 2018, Les Misérables, 2019 © Le Pacte / DR

LVSL : Donc la séquence où ils sont dans le bar, c’est vraiment France-Croatie en direct à la télé ?

LL : Oui, on a pris le risque d’y aller sur place, avec les gamins, et de suivre ça en direct.

LVSL : Et s’ils n’allaient pas en finale, est-ce que cela aurait existé ?

LL : Cela aurait quand même existé. On avait prévu une autre fin de séquence s’ils perdaient.

LVSL : Vous avez complètement laissé le réel entrer dans votre film.

LL : Voilà, exactement.

« j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste »

LVSL : Du point de vue de sa réalisation, le film est formellement très impressionnant. L’ambiance est étouffante, il y a de magnifiques plans, la tension qui s’en dégage est assez stupéfiante. Était-ce une volonté personnelle que de donner à vivre une expérience haletante aux spectateurs ? Ce sujet nécessitait-il ce traitement cinématographique-là ?

LL : Comme je le dis souvent : je suis un autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Je ne suis pas un grand cinéphile, je regarde très peu de films, je viens surtout du documentaire. J’ai tout appris sur le tas. Dès lors, j’ai essayé de faire le film dont j’avais envie, clairement.
Souvent, quand je faisais lire le scénario, l’on m’a dit : « Ouais, normalement, l’élément déclencheur doit arriver au bout de 5 minutes. Toi, il arrive au bout de 50 minutes. Ça va pas prendre, ça marche pas, etc. ».
Puis finalement, j’ai fait le film dont j’avais envie. Sachant que je viens de là, j’ai voulu apporter à la fiction cet aspect documentaire, ce côté très proche des gens, caméra à l’épaule, cette allure réaliste. Ensuite – je ne pourrai pas définir –, j’avais le film en tête : je savais exactement comment j’allais le tourner, comment j’allais filmer, quels cadres j’allais faire. Aussi, c’est vrai que, souvent, l’on fait des comparaisons avec telle personne, tel plan ou tel film ; mais clairement, j’avais ce film en tête. J’ai appris à filmer sur le tas, je sais filmer, je sais mettre en scène ; et du reste, les comparaisons, je ne saurai pas dire.

LVSL : Est-ce vous-même qui cadrez le film ?

LL : En temps normal, je cadre tous mes films. Pour autant, sur celui-ci, j’ai bossé avec un chef opérateur à qui j’ai fait confiance et qui, d’ailleurs, a fait un travail incroyable.

LVSL : Vous concernant, la question de l’aspect spectaculaire que revêt le film – avec, entre autres, les séquences de poursuite ou celles d’affrontement – ne participe pas vraiment d’une démarche réfléchie en amont : n’est-ce pas plutôt, pour vous, tout une question d’intuition ?

LL : C’est totalement cela. Au reste, tout est bien sûr découpé. Je sais exactement de quelle manière cela va se passer. Cependant, je ne mets pas moins une grosse énergie sur le tournage. Quand ça tourne, ça tourne. Ça va à 200 à l’heure, cela ne s’arrête jamais : on tourne pratiquement en continu. J’ai d’ailleurs toujours deux caméras. C’est donc une autre énergie : une fois que c’est lancé, c’est lancé.

LVSL : C’est précisément là où réside l’énergie du film. Vous dites qu’il s’agit d’abord d’un film sur des gens racontant leur histoire, celle de leur banlieue. C’est sur ce point que le vôtre se montre pour le moins différent d’autres films français ayant pour thème cette dernière. Soudainement, le film dévoile une énergie, une manière de filmer que l’on n’a jamais vue. Certains pourraient arguer qu’il ne s’agit pas là de la bonne manière, que cela ne saurait être spectaculaire. Pourtant, cela fonctionne. 

LL : Comme je le disais, je n’ai pas fait d’école de cinéma. Dès lors, je ne rentre pas dans le cadre. Je le fais comme j’en ai envie et ne me pose pas la question de savoir si ça se fait ou non. Je ne me pose aucune question ; et j’y vais, mes plans en tête, et je tourne. Quand je trouve qu’elle est bonne, on y va. S’il faut recommencer, changer d’axe ou je ne sais quoi, je recommence. Certes, c’est très écrit ; mais au bout du compte, sur le tournage, tout peut changer à tout moment. Quand un plan m’intéresse, j’y vais. De la même manière, concernant les comédiens, si je vois un passant, il m’arrive de lui demander s’il veut tourner puis de lui expliquer ce qu’il doit faire. De même, s’il m’arrive de tomber sur une mère de famille qui descend, je lui demande si elle peut entrer dans le plan, et ainsi de suite… L’énergie est juste dingue sur le plateau.

LVSL : Votre éducation documentaire doit beaucoup jouer.

LL : Exactement.

LVSL : Vous aviez déclaré, à l’occasion de la cérémonie de clôture du Festival de Cannes, en recevant votre prix : « Mon film est un cri d’alerte ». Votre propos résonne de manière troublante dans les dernières images du film, avec ce dernier plan – magnifique – ayant l’air de suggérer une impasse, laissant comme une impression d’inéluctable confrontation létale. Le spectateur en ressort véritablement crispé, inquiet. Est-ce une volonté de votre part ?

LL : Bien sûr, complètement. J’avais cette volonté, quoi qu’il arrive, d’avoir cette fin ouverte, pour que chacun puisse en faire sa propre interprétation. Comme je l’ai dit, c’est un cri d’alerte. La situation est tendue, la situation est dangereuse, elle risque de dégénérer ; mais cela n’a pas encore réellement eu lieu. Il faut donc, avant que cela n’arrive vraiment, essayer ensemble de trouver des solutions.

« On a eu Mai 68 puis 2005. pour autant, rien ne bouge »

LVSL : Pensez-vous que s’il n’est aucune solution de trouvée, c’est là une direction vers laquelle on irait ?

LL : Oui. Lorsqu’on est témoin du climat actuel en France, lorsqu’on constate tout ce qui se passe ces dernières années, quand on assiste au mouvement des Gilets jaunes qui, depuis 1 an, sont dans la rue et qu’aucune solution n’est apportée, il ne faudra guère s’étonner que cela parte en vrille.

LVSL : Ce que vous dîtes fait écho avec une autre de vos phrases cannoises : « La prochaine révolution viendra des banlieues ».

LL : Je continue à le penser. Cela fait 20 ans qu’il y a ce problème persistant. On a vécu les émeutes de 2005, évènements qui n’en demeurent pas moins un fait historique. On a eu Mai 68 puis 2005. Pour autant, rien ne bouge. Au bout d’un moment, tous ces jeunes – comme ceux-là mêmes qui, dans mon film, parle de l’enfance et de sa place dans ces quartiers, de ce que c’est que d’être un enfant dans ces milieux, de grandir là, de s’interroger quant à savoir quel sera son avenir – se posent ces mêmes questions. Malheureusement, les jeunes sont livrés à eux-mêmes de plus en plus tôt. Ce que l’on voit dans le film, dont l’intrigue se déroule en été pendant les vacances, c’est qu’ils sont obligés de se créer leurs propres clubs de vacances, les 3/4 ne partant pas durant l’été. Il ne faudra guère s’étonner que cette nouvelle génération décide de tout faire éclater. D’ailleurs, ça, le spectateur le voit à la fin du film : cela reste la révolte des « microbes », la révolte des gamins.

Les protagonistes enfants du film, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : D’ailleurs, le regard que vous avez sur les protagonistes est pour le moins intéressant en ce que vous ne portez aucun jugement sur eux. Comment êtes-vous arrivé à cela ?

LL : Pour moi, c’était quelque chose d’important que de faire un film sans prendre parti, sans porter de jugement sur mes personnages. J’ai surtout voulu témoigner de la situation de ces quartiers, ce en étant le plus juste possible. Comme je l’ai déjà dit, ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes. Quand je dis « les Misérables », cela englobe tout le monde : les policiers, les habitants, tous ces gens qui évoluent de par ces territoires et qui vivent ces souffrances. « Les Misérables », c’est tout le monde.

L’affiche officielle du film © Le Pacte

LVSL : En parlant des Gilets jaunes, vous aviez affirmé, dans le cadre de la conférence de presse cannoise : « Cela fait 20 ans en banlieue que l’on est traité comme les Gilets jaunes, cela fait 20 ans qu’on est Gilet jaune. Les causes sont les mêmes. Les Gilets jaunes, la banlieue, même combat : on soutient le même combat. » Qu’entendez-vous par là ?

LL : Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit à peu de chose près des mêmes revendications. Il s’agit de gens qui, pour la plupart, travaillent ; mais qui, en revanche, n’arrivent plus à arrondir leurs fins de mois, qui n’arrivent plus à s’en sortir. C’est d’abord un problème social, clairement. Pour la banlieue : c’est pareil ; encore que cela fait désormais 20 ans qu’on revendique cela, que l’on subit des violences, qu’on est mis sur le côté, que l’on a, dans ces quartiers, peut-être 40 % de chômage, etc. J’estime qu’il s’agit approximativement des mêmes revendications ou, sinon à la note ou aux mots près, qu’il s’agit du moins de revendications relativement similaires. C’est le même combat.

LVSL : En définitive, est-ce là un appel à l’union, un appel à créer, par la prise de conscience, une communauté de destins ?

LL : Oui, voilà quelque chose qui serait bien. Du moins, mon film pousse à cela. Quand on découvre l’affiche, il faut comprendre que ce film essaie d’abord de rassembler tous les Français, de ne pas faire de différence. Il est clair que l’on devrait s’unir, qu’il s’agisse des Gilets jaunes ou de tous ceux qui se sentent délaissés, mis de côté.

LVSL : Pensez-vous que cette prise de conscience, celle qui a eu lieu dans la société française, ira jusqu’à rassembler au-delà de tout ? Ces crises et ces violences successives ne renforceront-elles pas une certaine division ?

LL : Je n’en sais rien. Déjà, l’on voit à quel point, en France, le climat devient un brin écoeurant, notamment en ce qui concerne le traitement fait des banlieues. Une fois encore, ce sont les minorités qui en souffrent, les gens de banlieue, les musulmans ; et ce du fait qu’aujourd’hui, la cible, c’est l’islam. Ce sont clairement les gens de banlieue, l’islam et, par-dessus tout, les femmes qui en sont les premières victimes, avec entre autres les femmes voilées, celles-là mêmes qui n’ont rien demandé à personne et qui s’en prennent plein la gueule à longueur de temps. Quant aux propos de Zineb – ndlr. El Rhazoui –, lorsqu’il incite les policiers à tirer à balles réelles sur les « racailles » de banlieue, c’est incroyable que l’on puisse encore se permettre de dire de telles choses, d’en venir à inciter les policiers à assassiner des gosses, de le dire à la télévision, et qu’il ne se passe rien.

Les 3 comédiens interprétant les policiers de la BAC : Damien Bonnard, Alexis Manenti et Djebril Didier Zonga, Les Misérables, 2019 © Le Pacte

LVSL : Il y a quelques mois, Luc Ferry appelait presque à demi-mot les policiers à tirer sur la foule… 

LL : Oui, c’est fou. J’ai l’impression que, dans nos médias, il n’y a plus de limites. J’écoutais il y a peu une pauvre idiote déclarant qu’une femme qui touchait un SMIC ne devait pas divorcer. C’est fou. Comment peut-on laisser ces gens dire cela, à la télévision, sans qu’il n’y ait guère de conséquences ? On a l’impression d’être plongé au sein d’un climat de haine, d’un climat raciste – il faut le dire – avec une partie de la population française qui l’est ouvertement et l’assume. Quand on sait que plus de 30 % des gens votent Le Pen, cela signifie, pour moi, être raciste. L’on a beau dire ce qu’on veut, quand bien même c’est désormais la fille de Le Pen, quand bien même ç’a changé, cela reste le même combat. Le Front National est un parti raciste, le Rassemblement National est un parti raciste. Le fait d’adhérer à ce mouvement, de voter pour lui, c’est l’accepter. C’est déjà énorme, et on a l’impression que cela s’aggrave. En plus des difficultés qu’il y a en France, qu’elles soient financières ou autres, il s’installe malgré tout ce climat de racisme et d’islamophobie. Je pense que cela ira de pire en pire ; encore qu’au bout d’un certain temps, les gens sur qui l’on tape à longueur de journée finiront par se réveiller et par en avoir ras-le-bol. Il ne faut pas l’oublier : l’islam reste sans doute aujourd’hui la première religion en France, du moins en termes de pratiquants. L’on est à peu de chose près 6 millions de musulmans ; et dès lors, je pense que si l’on était tous d’affreux terroristes, cela ferait longtemps que le pays serait à feu et à sang. Il serait temps que cette haine cesse.

« Ce n’est en rien un film anti-policier. Au contraire, c’est un film qui comprend également les difficultés des policiers eux-mêmes »

LVSL : Au bout du compte, ce film semble être une réponse à cela. Lorsque vous pointez le racisme de certains policiers, voire le racisme d’autres habitants de la banlieue vis-à-vis des policiers eux-mêmes, des jugements sur la manière de se coiffer, cela reste une manière de déconstruire. Cela montre, d’une part, qu’un tel racisme est inhérent, mais que, d’autre part, il n’en demeure pas moins un facteur commun, à savoir la précarité dans laquelle vivent les gens.

LL : Exactement. Le fait d’être dans cette situation amène à ce que les gens ne réfléchissent pas. Je sais parfaitement que certains votent Front National par seule opposition. Ils ne sont pas pour autant racistes. Il s’agit simplement d’un ras-le-bol : les gens en ont marre, ils ont marre de vivre dans ces difficultés, ces conditions-là. Dès lors, par opposition, ils votent Front National. Pourtant, cela ne fait qu’aggraver les choses : ce n’est pas parce que l’on est en colère et qu’on s’applique à voter Front National que les problèmes s’arrangeront. Il convient d’être plus malin, et de trouver d’autres solutions.

Lady Ly, photo © Dorian Loisy pour Le Vent se Lève

LVSL : Le mot de la fin : en 1987, Libération publiait un hors-série où la même question était posée à 700 cinéastes venus du monde entier : « Pourquoi filmez-vous ? » Aussi, à notre tour, nous aimerions également vous la poser : « Ladj Ly, pourquoi filmez-vous ? »

LL : Je filme parce que, d’abord, j’aime ça : j’aime l’image, j’aime énormément filmer, et je le fais depuis mes 17 ans. Quand j’avais cet âge, j’ai acheté ma première caméra. Aujourd’hui, j’en ai 39. Cela fait donc plus de 20 ans que je filme. Pour autant, étant donné que je suis un « banlieusard » – je l’assume –, je filme principalement pour témoigner de la situation de ces quartiers. J’ai envie de témoigner de cette situation qui perdure là-bas. De fait, l’on connaît les banlieues à travers nos médias, à travers les politiques. Mais il demeure un fossé énorme entre, d’une part, ce que l’on entend dire et, d’autre part, la réalité du terrain. En définitive, en tant qu’habitant, dans un premier temps, puis en tant que citoyen, que cinéaste, dans un second temps, j’ai d’abord l’envie de témoigner et de dénoncer tout ce qui se passe dans nos quartiers.

Mobilisations massives en Catalogne : retour sur une semaine sous haute tension

Tableau indépendantistes catalans
Tableau inspiré de “Guernica” de Pablo Picasso, dans une manifestation indépendantiste à Barcelone, le 18 octobre 2019. °Léo Rosell

La semaine dernière a été marquée en Catalogne par une série de mobilisations d’une ampleur inédite, déclenchées par l’annonce du verdict de la Cour suprême espagnole à l’encontre des dirigeants indépendantistes qui avaient participé en octobre 2017 à la tentative de sécession catalane. S’en sont suivies des manifestations en apparence spontanées, mais en réalité préparées depuis plusieurs semaines par une organisation secrète baptisée « Tsunami Démocratique ». Le pic de mobilisation a été atteint ce vendredi 18 octobre, jour de grève générale et de convergence à Barcelone de cinq « Marches pour la liberté » qui ont traversé toute la Catalogne à pied pendant trois jours. Mais face à l’absence de solution politique concertée entre Madrid et Barcelone, le mouvement risque bien de rester dans l’impasse, dans l’attente des élections. Retour sur une semaine de tensions.


Le verdict qui a mis le feu aux poudres

Alors que le mouvement indépendantiste est devenu un habitué des mobilisations massives dans les rues de Barcelone ces dernières années, la condamnation à la prison – entre neuf et treize ans de prison – de neuf leaders séparatistes a été le détonateur de cette nouvelle série de troubles entre Barcelone et Madrid. Il n’y aurait donc pas eu rébellion violente mais sédition, selon la Cour suprême espagnole qui a rendu ce lundi le verdict du grand procès contre les neuf dirigeants jugés pour leur implication dans la tentative de sécession de la Catalogne du 1er octobre 2017.

En l’absence de l’ancien président catalan Carles Puigdemont, toujours en exil à Bruxelles et contre lequel la justice espagnole vient d’émettre un nouveau mandat d’arrêt européen et international, c’est Oriol Junqueras, vice-président de la Generalitat à l’époque des faits, qui a écopé de la plus lourde peine, à savoir treize ans pour sédition et malversation. Huit autres indépendantistes ont été condamnés à des peines allant de neuf à douze ans de prison pour sédition, notamment l’ancienne présidente du Parlement catalan Carme Forcadell, les dirigeants des associations indépendantistes ANC et Omnium Cultural, Jordi Sanchez et Jordi Cuixart.

Ce verdict était attendu avec un mélange d’impatience et de crainte en Catalogne. « Si le verdict n’est pas l’absolution, j’appelle l’ensemble du peuple catalan à manifester pacifiquement », avait lancé quelques jours auparavant le président catalan, Quim Torra.

Coup d’envoi d’une semaine de troubles

Lundi matin, Vincenzo est en cours de sciences politiques, à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. « Aussitôt la notification reçue sur son téléphone, un garçon a crié dans la salle ‘‘Junqueras prend 13 ans !’’ Tout le monde est sorti dans la foulée, et le prof en premier. Ça s’est passé comme ça dans beaucoup de facs. » Pour autant, Vincenzo ne se sent pas concerné par cette lutte. Lui est né au Venezuela, dans une famille italienne. « Au Venezuela, on en a déjà eu assez des manifs, ce n’est pas pour que j’aille à celles-ci alors que cela ne me concerne pas. Mes amis ici ont parfois du mal à le comprendre … »

Dès l’annonce de la sentence, les rues de Barcelone et des grandes villes de la région ont en effet été investies par des rassemblements en apparence spontanés. Un appel à la grève générale a été lancé pour le vendredi suivant par les syndicats séparatistes, tandis que des groupes préparaient déjà le blocage des grands axes routiers et des gares, en soutien à ceux que les indépendantistes présentent comme leurs « prisonniers politiques ».

Très vite, la Place de Catalogne devient l’épicentre de la contestation, avant que celle-ci ne se déporte vers l’aéroport de Barcelone-Le Prat, aux cris de « Tout le monde à l’aéroport ». Plusieurs milliers de personnes s’y rendent et occupent le terminal 1 jusqu’à la nuit, avant d’être délogés par les forces de police, au cours des premières scènes de barricades de la semaine. Au total, 120 vols auront dû être annulés, soit 10% du trafic de l’aéroport affecté.

Le lendemain, rendez-vous était donné à 17h devant la Délégation du gouvernement espagnol à Barcelone, équivalent de la Préfecture, à proximité du Passeig de Gràcia, alors que toutes les routes du secteurs étaient bloquées par des barrages de fortune et autres barricades improvisées par les militants.

Tout au long de la semaine, des scènes d’émeutes ont éclaté à Barcelone, principalement dans le quartier de l’Eixample à proximité de la Délégation espagnole, mais aussi dans les principales villes catalanes, notamment à Gérone, Tarragone et Lérida. De nombreuses images de scènes de guérilla urbaine dans les rues de Barcelone ont fait le tour des réseaux sociaux et des médias, sans que le président catalan, Quim Torra, ne condamne ces faits. Il ne s’est prononcé que tardivement, dans la nuit de mercredi à jeudi, ce qui lui a valu de nombreuses critiques de la part des plus modérés. Dans le même temps, la mairesse de Barcelone, Ada Colau, essuyait les critiques des indépendantistes les plus intransigeants pour avoir renvoyé dos à dos la violence des policiers et celle des manifestants, symbolisant selon ces derniers une énième trahison.

Enfin, l’atmosphère des cinq « Marches pour la liberté » lancées mercredi était davantage festive et bon enfant. Parties de Tarragone, Tàrrega, Berga, Vic et Gérone, ces cinq « colonnes », comme on les nomme ici, devaient converger vendredi dans l’après-midi à Barcelone, pour rejoindre la mobilisation massive coïncidant avec la grève générale.

Un « Tsunami démocratique » ?

L’annonce du verdict n’était pourtant pas une surprise. La Cour suprême avait déjà laissé fuiter la sentence quelques jours auparavant, peut-être « dans l’espoir que cela préparerait l’opinion et que cela pourrait réduire la mobilisation une fois le verdict rendu » estime Gemma Ubasart, professeure de sciences politiques à l’université de Gérone.

Malgré l’apparence de spontanéité et d’improvisation qui semblait émaner des actions de lundi, tout cela avait été bien préparé, et ce depuis plusieurs semaines par l’organisation « Tsunami démocratique », un mouvement clandestin fondé début septembre contre « la répression de l’État ».

Ses partisans se réclament notamment du mouvement de contestation de Hong-Kong, n’ont pas de leader officiel et surtout sont omniprésents sur les réseaux sociaux, en particulier sur Twitter et Instagram ou bien à travers le service de messagerie cryptée Telegram, sur lequel le mouvement compte déjà plus de 350 000 abonnés.

Préoccupé par la situation, le ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska, a annoncé l’envoi d’un millier de policiers supplémentaires pour venir en renfort des 2 000 agents anti-émeutes qui étaient déjà sur place et des Mossos d’esquadra. Il a également déclaré que les services de renseignement travaillaient afin de « démasquer les responsables de Tsunami democràtic ».

Vendredi 18 octobre, apogée de la protestation

Alors qu’elle avait été la veille le lieu de violents affrontements, l’avenue chic de Passeig de Gràcia a été noyée vendredi sous une marée humaine jaune, rouge et bleu, les couleurs du drapeau indépendantiste. Selon la police municipale, 525 000 personnes ont participé à cette manifestation dans une ambiance festive, et jusqu’à 2,5 millions de personnes dans toute la Catalogne selon les organisateurs. Symbole de cette atmosphère bon enfant de l’après-midi, l’arrivée des Marches pour la liberté, dont les images aériennes ont été largement partagées sur les réseaux sociaux.

Après cette première manifestation pacifique, la tension est montée tout au long de la soirée, alors que des indépendantistes radicaux dressaient des barricades. Sur les coups de 23 heures, la police a même sorti pour la première fois un canon à eau, chose inédite à Barcelone. Les policiers ont tiré des balles en caoutchouc et lancé du gaz lacrymogène, auxquels répondaient des jets de pierre et des vitrines brisées. « J’ai 26 ans et je n’ai jamais rien vu de pareil à Barcelone. Je n’ai jamais vu tant de disproportion », raconte Joan.

« Fascistes » contre « terroristes » : une radicalisation des deux camps

Il faut dire que ce verdict intervient dans un contexte de radicalisation des deux camps depuis l’échec de la tentative de sécession d’octobre 2017. Sur les réseaux sociaux aussi bien que dans la rue, les militants indépendantistes et unionistes rivalisent d’insultes, se traitant réciproquement de « terroristes » et de « fascistes ». Révélateur de cette polarisation de l’opinion catalane, le hashtag #SpainIsAFascistState a fait partie des principales tendances sur Twitter durant toute la semaine.

Marina, qui étudie les relations internationales à Barcelone mais qui est d’origine basque, regrette cette radicalisation des deux bords : « C’est absurde ! De nombreux jeunes disent subir le fascisme de l’État espagnol, alors qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je respecte les personnes qui ont vécu sous le franquisme et qui veulent être indépendantes, mais je trouve justement irrespectueux pour elles que des étudiants qui ne l’ont pas vécu, qui sont nés vingt ans après la mort de Franco, se permettent ce genre de comparaisons malhonnêtes … »

Deux ans après le référendum, la pression était pourtant retombée dans un contexte où une partie de la population catalane semblait lassée par l’absence de solution politique au conflit. Selon Gemma Ubasart, le camp indépendantiste est toujours aussi divisé : « Beaucoup ont le sentiment d’être face à une impasse, la voie de la confrontation choisie par les indépendantistes n’ayant pas abouti ; ils constatent aussi que la question de l’indépendance a occulté le reste de l’agenda politique. »

Un certain nombre de critiques s’adressent également à ERC, le parti de la Gauche républicaine catalane qui est historiquement lié au nationalisme catalan, et qui est devenu le principal parti indépendantiste au Parlament. Cette formation, dont est issu un grand nombre des « prisonniers politiques » catalans tel Oriol Junqueras, est ainsi accusée par certains indépendantistes d’avoir trop lissé sa ligne, et de ne plus souhaiter une déclaration unilatérale de séparation vis-à-vis de l’Espagne.

Hernán travaille dans un organisme autonome de la Mairie de Barcelone. Arrivé du Chili il y a une quinzaine d’années, il fait partie de ces « Catalans d’adoption » qui ont embrassé la cause catalaniste. Très critique envers la position d’Ada Colau vis-à-vis de l’indépendance de la Catalogne, cet électeur de ERC reste justement dubitatif face à ce qu’il assimile à un « tournant dû à l’emprisonnement de leurs leaders. Certes, cela peut se comprendre, mais pour certains ‘‘indepes’’ (indépendantistes, NDLR), on ne peut plus attendre d’eux une véritable confrontation au pouvoir de Madrid ». C’est pourquoi il ne sait toujours pas quel bulletin de vote il glissera dans l’urne lors des prochaines élections, son choix vacillant entre ERC et la CUP, parti d’extrême-gauche dont la position sur l’indépendance de la Catalogne est plus radicale.

Symbole à la fois de ce tournant d’ERC vers un dialogue avec Madrid et de la radicalisation de certains indépendantistes, Gabriel Rufian, porte-parole d’ERC au Congrès, a été copieusement hué à proximité d’Arc de Triomf ce samedi.

Surtout, cette semaine a montré l’émergence dans le mouvement indépendantiste longtemps caractérisé par son pacifisme et son refus de la violence, d’une frange de plus en plus radicale, qui pointe du doigt l’immobilisme de la situation face à l’absence de solutions politiques et démocratiques négociées entre Madrid et Barcelone. Ces manifestants, dont l’allure et la rhétorique sont semblables à celles des black-blocks, justifient le recours à la violence par l’inefficacité des manifestations pacifiques de ces dernières années et des actions de désobéissance civile, qui n’ont pu faire aboutir à l’indépendance souhaitée.

Dans ce contexte, les autonomistes modérés ont de plus en plus de mal à faire entendre leur voix. C’est notamment le cas d’Irene. Très attachée à la culture et à l’autonomie de la région, cette Catalane d’origine andalouse n’envisage toutefois pas une Catalogne indépendante vis-à-vis de l’Espagne. « En plus, le risque d’une sortie de l’Union européenne en cas d’indépendance est réel », déplore-t-elle, avant d’ajouter que cette situation l’« attriste beaucoup ».

Un avenir toujours aussi incertain

Il demeure très compliqué de prévoir la suite des événements. De son côté, le président de la Catalogne Quim Torra a proposé jeudi dernier un nouveau référendum : « Si, pour avoir installé des urnes, ils nous condamnent à cent ans de prison, la réponse est claire : il faudra ressortir les urnes pour l’autodétermination », a-t-il en effet déclaré devant le Parlement.

L’organisation « Tsunami démocratique » a quant à elle déclaré samedi dans un tweet son espoir qu’un dialogue s’organise entre Madrid et Barcelone, tout en appelant la communauté internationale à se positionner en faveur de la cause des indépendantistes.

La campagne électorale pour les élections générales du 10 novembre est d’ores-et-déjà perturbée par la question catalane. À une vingtaine de jours des élections, le choix des électeurs demeure incertain, et le taux d’abstention risque d’être très élevé, étant donné qu’il s’agit du quatrième scrutin national en quatre ans. En Catalogne, le camp des indépendantistes et celui des unionistes sont relativement stables à l’échelle régionale, tandis qu’à l’échelle nationale, le verdict fragilise Pedro Sánchez, parvenu au pouvoir l’an dernier grâce à une motion de censure soutenue par Podemos et les partis nationalistes.

Selon les derniers sondages, l’avance du PSOE diminuerait considérablement au profit du PP, tandis que les candidatures de Podemos et de Más Madrid, plus enclines à trouver une solution politique concertée avec les nationalistes, ne décollent pas. Enfin, le parti d’extrême-droite Vox reste en embuscade, face à l’effondrement de Ciudadanos.

Les images des violences policières risquent fort de ternir son image auprès des Espagnols progressistes qui, sans être pour l’indépendance, jugent sévèrement la répression politique et judiciaire du mouvement, comme en témoignent des rassemblements en soutien à Madrid, Valence ou encore San Sebastian. À Barcelone même, durant les mobilisations, des drapeaux républicains se mêlent aux drapeaux indépendantistes qui inondent les rues.

Dans le même temps, le gouvernement central devra se soucier de ne pas donner pour autant le sentiment d’une perte de contrôle de la situation, au risque de profiter à des formations tenant un discours plus ferme face aux séparatistes catalans. « Maintenant que la sentence a été prononcée, une nouvelle étape s’ouvre » dans laquelle « l’objectif ne peut être que le rétablissement de la coexistence en Catalogne », avait notamment déclaré Pedro Sánchez lors d’une allocution télévisée très commentée après l’annonce du verdict.

Une annonce qui semblait refermer la porte d’une solution politique capable de répondre aux attentes des indépendantistes. Dans ce contexte de concurrence électorale, le chef du gouvernement a ainsi durci le ton sur la question catalane, allant jusqu’à évoquer des mesures extraordinaires, comme la suspension de l’autonomie de la région avec l’application de l’article 155 de la constitution.

Pour Gemma Ubasart, « Pedro Sanchez fait un pari risqué. C’est la première fois que le PSOE ne privilégie pas la question sociale dans une campagne électorale. Or, jusqu’à présent, mobiliser la question nationale en Espagne a surtout profité à la droite. » Une position qui ne devrait pas apaiser la situation en Catalogne, en attendant les résultats des élections du 10 novembre.

« Ne parlez pas de violences policières » : bref historique d’un déni politique

© Pierre Selim

Alors que le cadavre de Steve Caniço venait d’être retrouvé, le Premier ministre, s’abritant derrière un rapport de l’IGPN d’ores et déjà obsolète et contredit par de nombreux témoins et vidéos, déclarait le 30 juillet qu’il « ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition » du jeune homme. Quelques jours auparavant, l’IGPN avait déjà fait parler d’elle à l’occasion de la conclusion de son enquête sur l’interpellation controversée des lycéens de Mantes-la-Jolie. Les images de ces 151 mineurs à genoux, mains sur la tête, filmés dans un terrain vague sordide par un policier hilare (« en voilà une classe qui se tient sage »), avaient choqué l’opinion. Les plus anciens y avaient reconnu, consternés, comme le lointain reflet d’images d’un autre temps. En total décalage, le gouvernement s’enferme dans un déni chaque jour plus flagrant des violences policières auxquelles il expose ses citoyens.


Passée l’émotion, on sait maintenant que certains mineurs sont restés, sinon dans cette position, du moins immobilisés pendant près de quatre heures. D’autre part, sur les 151 interpellés, 142 (soit l’écrasante majorité) n’ont fait l’objet que d’un rappel à la loi. Quiconque connaît le système judiciaire sait que le rappel à la loi est l’arme la plus facile à la disposition des procureurs et des officiers de police judiciaire – OPJ (dont on est en droit de questionner l’impartialité politique [1]), et qu’elle a été massivement utilisée pour intimider les gilets jaunes en particulier et les empêcher de retourner manifester [2]. 142 lycéens sur 151 n’ont donc pas fait l’objet de poursuites judiciaires, alors que la police avait d’abord justifié l’emploi de ces méthodes par le caractère apocalyptique de la situation à Mantes : deux de choses l’une donc, ou bien les policiers ont exagéré la gravité de la situation, ou bien ils sont incompétents, et n’ont pas interpellé les bonnes personnes [3].

Pourtant, le 27 juillet, l’enquête préliminaire sur ces interpellations de Mantes, confiée à l’IGPN par le parquet de Nanterre a été classée sans suite. En réalité, dès le 16 mai, la nouvelle directrice de l’IGPN, Brigitte Jullien, auditionnée par une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, affirmait qu’il n’y avait « pas de faute » ni de « comportements déviants » (sic) de la part des policiers dans cette affaire. Quelques temps après, le 13 juin, dans une interview donnée au Parisien, cette même Brigitte Jullien déclarait sans rire : « Je réfute totalement le terme de violences policières. Il y a eu des blessures commises à l’occasion de manifestations durant lesquelles la police a fait usage de la force. Notre travail est de chercher à savoir si cet usage était légitime et proportionné. Nous devons évaluer la proportionnalité et la légalité de la riposte. Il y a peut-être eu des situations où cela n’a pas été le cas. Mais il est encore trop tôt pour le dire. » Une prudence des plus louables.

En réalité, ce refus obstiné d’attribuer aux choses leur véritable nom (« je réfute le terme ») est l’écho exact des propos devenus célèbres du président Macron, dès le 7 mars 2019, au cours d’un de ses talk-shows fleuves requalifiés en Grand débat national, à Gréoux-les-Bains : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. […] Je refuse ce terme. » Ou encore : « Je n’aime pas le terme de répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité. » En fait, tout le discours de Macron se place au niveau des noms, des étiquettes qu’on met sur les choses, dans un jeu de langage destiné à occulter, précisément, la réalité — à ne pas se prononcer dessus. Et c’est sous la forme d’un syllogisme aberrant, digne de Lewis Carroll, qu’il oppose tous ces vocables entre eux, comme s’il s’agissait de signifiants vides, sans réalité concrète (yeux ou mains arrachés, traumatismes, vies brisées [voir le reportage réalisé par Salomé Saqué : Les blessés qui dérangent]) : « La France se nomme État de droit. Les violences policières sont des mots inacceptables dans un État de droit. Donc ne parlez pas de violences policières ».

Mais ce déni présidentiel s’inscrivait lui-même dans une longue suite de dénis de réalité : ainsi, sur TV Carcassonne, le 14 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner affirmait déjà : « Moi, je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des gilets jaunes […] Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou attaquer un journaliste ». Castaner ici ne se bat plus seulement sur les termes, la qualification des faits : avec l’aplomb grossier de l’ex-joueur de poker, il va jusqu’à mettre en doute leur existence — non certes en affirmant haut et fort que les violences policières n’existent pas, mais en se contentant d’un hypocrite « je ne connais pas », « je n’ai jamais vu ». Castaner prétend ne jamais avoir vu ce qui est pourtant offert sur Internet au tout venant — des heures et des heures de vidéos de violences policières [4]. Rappelons qu’au 21 juillet, selon le décompte indépendant de David Dufresne, on était pour la répression du mouvement des gilets jaunes à 860 signalements sur Twitter, 1 décès [5], 24 éborgnés et 5 mains arrachées. Or pour qui veut bien voir, comme l’avait vigoureusement montré Frédéric Lordon dès l’affaire Benalla, c’est le visage le plus brutal, policier et autoritaire du néolibéralisme qui transparaît de plus en plus sous les traits juvéniles du président Macron.

Benalla : la face cachée, honteuse du macronisme, soudainement révélée à l’été 2018 ; les violences policières du printemps 2018, chaînon capital dans la transformation de la doctrine française du maintien de l’ordre, entre la brutalité des nouvelles méthodes d’encadrement des manifestations introduites sous Valls et Cazeneuve, et la répression débridée du mouvement des gilets jaunes sous Castaner. On se souvient des auditions au Sénat à l’été 2018, qui avait tenu en haleine une partie de la population : de l’audition pitoyable de Gérard Collomb, qui déjà à l’époque n’avait rien vu, ne connaissait personne. L’une d’entre elles, malheureusement, était passée inaperçue — celle de Marie-France Monéger-Guyomarc’h, la précédente directrice de l’IGPN. Elle y avait pourtant commis un lapsus ravageur, mettant tout à coup à nu cet édifice de mensonges, d’euphémismes et d’omissions : « Cette vidéo a été visionnée par des agents de l’Inspection Générale […] le 5 ou le 6 mai. Ils ont relevé que les violences étaient légitimes ». Et se rendant soudain compte de l’énormité qu’elle avait prononcée : « Que l’usage de la force, pardon, était légitime. Ils n’ont pas détecté de violences illégitimes. […] Il s’agissait d’une action de police faite par ce qu’ils pensaient être des policiers. » Autrement dit, ce qui choque Mme Monéger-Guyomarc’h, ce n’est pas l’interpellation réalisée par Benalla en elle-même, comme par exemple le violent coup pied (avec rangers) donné verticalement dans le ventre d’un homme mis à terre, c’est simplement le fait que Benalla n’était pas policier. Sitôt démasqué comme n’étant pas policier, sa violence n’est plus légitime. Comment mieux dire l’impunité dont ceux qui sont effectivement policiers peuvent jouir dès lors ?

Ainsi, des procureurs à la ministre de la Justice (qui garde un silence assourdissant), en passant par les deux dernières directrices de l’IGPN et le ministre de l’Intérieur et jusqu’au président Macron lui-même, c’est l’ensemble de la hiérarchie, administrative et politique, à tous ses échelons, qui couvre les policiers auteurs de bavures, et sème le doute sur l’existence même de telles violences policières. Il ne s’agit pas là de déclarations isolées, de maladresses d’expression : toutes ces citations constituent au contraire une parole politique publique formidablement cohérente, destinée à conforter les policiers violents et anti-républicains dans leur sentiment d’impunité. Et à les récompenser même, pour leur sale besogne de répression.

Car comment interpréter autrement cette remise de « médailles de la sécurité intérieure », une « promotion gilets jaunes » (c’est son nom officiel) à l’ampleur insolite (9162 noms, contre une centaine habituellement, le 1er janvier et le 14 juillet), décidée par Castaner le 16 juin dernier ? Depuis 2012, ces médailles récompensent les « services particulièrement honorables, notamment un engagement exceptionnel […] et les actions revêtant un éclat particulier ». Parmi les heureux nominés, Mediapart avait révélé que se trouvaient deux commissaires mis en cause dans l’affaire Genevière Legay à Nice (23 mars), Rabah Souchi et sa compagne Hélène Pedoya (à qui le procureur de Nice avait d’abord jugé bon de confier l’enquête préliminaire sur les agissements de son conjoint…). Mais aussi Bruno Félix, le capitaine qui a commandé les tirs de grenade qui ont très certainement provoqué la mort de Zineb Redouane dans son appartement de Marseille le 1er décembre ; le commandant divisionnaire Dominique Caffin, CRS qui a personnellement pris part au tabassage de plusieurs manifestants dans un Burger King à Paris, toujours le 1er décembre et last but not least, Grégoire Chassaing, le commissaire qui, quelques jours après la prise de l’arrêté de nomination, donnerait l’ordre d’utiliser les gaz lacrymogènes lors de la charge destinée à disperser un rassemblement festif à Nantes, dans le cadre de la fête de la musique, la nuit de la mort par noyade de Steve Maia Caniço.

Que penser d’un régime à ce point complaisant avec la violence de sa police ? À ce point hypocrite, et occupé à systématiquement retirer aux choses leur véritable nom ? Lordon, qui a bien parlé de cette « défiguration par / de la langue » propre au pouvoir macroniste, avait déjà compris que l’affaire Benalla n’était pas une aberration circonstancielle, le pétage de plombs d’un collaborateur incontrôlable, mais une première étape dans la révélation progressive de la nature profonde du macronisme : « Nous attendons de voir s’il se trouve quelque média pour enfin montrer toutes ces choses, entendons : pour les montrer vraiment, c’est-à-dire autrement que comme une série d’articles factuels mais sans suite ni cohérence, par-là voués à l’oubli et l’absence d’aucun effet politique, quelque média pour connecter ce qui doit l’être, non pas donc en en restant au confortable FN, mais en dessinant enfin l’arc qui est maintenant sous nos yeux, l’arc qui emmène de Marine Épouvantail Le Pen à Valls, Collomb, Macron, qui fait le rapport entre la violence pluri-décennale dans les banlieues et celle plus récente dans la rue, ou contre les syndicalistes trop remuants, et ceci quitte, s’il le faut (on sent qu’il le faudra…), à demander aux journalistes-remparts-de-la-démocratie d’aller puiser dans leurs souvenirs d’enfance : « Relie les points dans l’ordre des numéros et tu verras apparaître une figure ». Avertissons d’emblée ces âmes sensibles : ici on va voir apparaître une sale gueule. »

 

[1] Exemples les plus récents de procureurs voyous : Jean-Michel Prêtre à Nice, qui a minimiser la blessure de Geneviève Legay pour ne pas « embarrasser » le Président (mais que le Ministère de la Justice ne souhaite pas sanctionner) (https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/24/affaire-legay-pour-sa-defense-le-procureur-de-nice-ne-voulait-pas-embarrasser-macron_5492695_3224.html?fbclid=IwAR0S-F-yL-6FyciF1g6dpy7Df6me8Bb2L7RwXjP1A6KHUrGVS1gW2pqjPGw), et Bernard Marchal à Toulon, tellement servile et appliqué à défendre le commandant de police Didier Andrieux (le fameux « policier boxeur », filmé en train de porter plusieurs coups de poing à diverses personnes le 5 janvier, tout en les invitant, sûr de lui, à « porter plainte ») qu’il se retrouve aujourd’hui contredit par… l’IGPN ! (https://www.liberation.fr/france/2019/07/26/affaire-didier-andrieux-a-toulon-la-police-des-polices-contredit-le-procureur_1742250).
[2] Dans son édition du 30 janvier 2010, le Canard enchaîné nous apprenait ainsi qu’une note interne du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, adressée par courriel à tous les magistrats du parquet de Paris, recommandait de ne «lever les gardes à vue» des interpellés que «le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble», ou encore l’inscription de ces gardés à vue au fichier TAJ (pour «traitement d’antécédents judiciaires») commun à la police et à la gendarmerie, même «lorsque les faits ne sont pas constitués» ou que la procédure est classée sans suite. Ce Rémy Heitz, on s’en souvient, doit sa nomination à Emmanuel Macron lui-même, qui l’avait imposé contre les candidats de la Ministre de la Justice (https://www.lejdd.fr/Societe/Justice/parquet-de-paris-pourquoi-la-nomination-de-remy-heitz-fait-polemique-3771254) ; c’est le même qui, le 4 février 2019, tenterait de perquisitionner les locaux de Mediapart dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par ses soins pour atteinte à la vie privée de Benalla, après la révélation par le quotidien en ligne d’enregistrements accablant Crase et Benalla. (https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/le-parquet-de-paris-tente-de-perquisitionner-mediapart)
http://lesaf.org/permanence-gilets-jaunes-lettre-ouverte-du-saf-au-procureur-de-la-republique-du-tgi-de-paris/
[3] On lira un fidèle résumé des arguments des policiers de Mantes dans ce papier du Point, qui se contente pour l’essentiel de recopier le PV que ceux-ci lui ont vraisemblablement transmis d’eux-mêmes : https://www.lepoint.fr/societe/mantes-la-jolie-que-s-est-il-vraiment-passe-le-6-decembre-21-12-2018-2281214_23.php
On notera au passage cette délicieuse réminiscence de scène tribale, sobrement consignée par l’auteur anonyme du rapport, et qui semble avoir marqué le plumitif du Point  : « Un groupe de jeunes dansait autour du véhicule [en flammes], note la police ».
[4] On trouvera le résumé des brutalités les plus plus médiatisées à l’encontre des Gilets Jaunes sur cette vidéo — entre tant d’autres :
https://twitter.com/Action_Insoumis/status/1107345976728186880
[5] Il s’agit de Zineb Redouane à Marseille : https://www.liberation.fr/debats/2019/07/07/aphatie-et-la-mort-de-zineb-redouane_1738580

L’Observatoire toulousain des pratiques policières dénonce « la restriction de nos libertés démocratiques »

Ligne de la BAC © Photographie OPP

Le 17 avril marque le cinquième mois de mobilisation pour les gilets jaunes. En 22 samedis d’actions sur près de la moitié de l’année, ce mouvement social sans précédent s’est imposé comme un événement historique majeur dans le paysage français. Ce 17 avril correspond également à la date de publication du rapport de l’Observatoire des pratiques policières (OPP). Apparu à Toulouse dès 2016, il exerce depuis le début du mouvement des gilets jaunes son rôle citoyen de surveillance des agissements policiers. Au lendemain d’un Acte 22 particulièrement violent dans la ville rose, les constats de cet organisme indépendant nous permettront de mieux comprendre la situation.  


Le 17 décembre 2016, les observateurs de l’OPP font leur première apparition dans les rues de Toulouse, à l’occasion d’une manifestation contre un projet local de mégacentre commercial. Le constat de la présence, pour une manifestation calme et pacifique, d’un dispositif policier « qu’il a semblé difficile de qualifier autrement que par le terme “démesuré” », selon leurs mots, atteste de l’utilité d’un tel collectif. Ses différents participants, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), la Fondation Copernic et le Syndicat des Avocats de France (SAF), justifient l’idée de sa création par un constat : celui de la « criminalisation du mouvement social ». Beaucoup de syndicats, d’associations et de collectifs citoyens se sont en effet insurgés face à la répression, parfois extrêmement violente, des manifestations de 2016 contre la loi El Khomri. C’est donc en réponse à cette période de mouvements sociaux qu’est né l’OPP.

Déclaration de présence de l’OPP – 12 janvier 2019 © Communiqué de l’OPP

Le 17 avril 2019, cet organisme indépendant, plus que jamais utile en ces périodes d’actions sociales inédites, publie un rapport synthétisant ses observations. La plupart des constats sont établis à partir de la période récente du mouvement des gilets jaunes, mais certaines comparaisons sont également possibles avec des événements antérieurs, puisque la période couverte par ce rapport s’étend du 1er mai 2017 au 23 mars 2019, soit 47 manifestations en tout. Le dossier de 150 pages rassemble principalement les comptes rendus écrits, ainsi que les photos et vidéos prises par les 24 observateurs, après 1 800 heures de présence sur le terrain. Ils se donnent pour mission d’observer, d’écouter et de recueillir les témoignages. « Dans l’idéal, nos analyses finales doivent pouvoir être reprises par l’ensemble des personnes qui se réclament de valeurs démocratiques. Policers et gendarmes compris. »

Description des forces de l’ordre

La première partie du rapport, concernant les forces de police, évoque factuellement leur fonctionnement, leurs équipements et les différentes unités présentes dans les manifestations. Une des premières observations de l’OPP, avant même les mobilisations des gilets jaunes, est la disposition des forces de police par service et par rôle dans les manifestations. Avec deux types de dispositifs, le fixe et le mobile. Ces dispositifs sont respectivement pris en charge par les CRS et gendarmes mobiles d’un côté et par les CDI et les BAC de l’autre. Nous reviendrons plus loin sur les différences entre ces unités. Le rôle du dispositif fixe est de bloquer l’accès aux rues qui jouxtent le parcours des manifestations, tandis que l’objectif du dispositif mobile est de bloquer les ruelles permettant l’accès au centre-ville, simultanément au déplacement des manifestants. Ces deux dispositifs se complètent avec un objectif commun : empêcher l’accès au centre-ville, conformément aux volontés de la mairie, comme dans beaucoup d’autres villes.

En deux ans, l’Observatoire a fait un recensement précis des différentes armes et équipement des forces de police. En terme de dotation et de matériel, les forces de l’ordre françaises se distinguent en Europe. Dans d’autres pays, la gestion des foules est assurée avec des moyens bien plus restreints, en comparaison avec les équipements français, qui vont de la simple matraque au canon à eau. Nous citerons également les lanceurs Cougar de grenades lacrymogènes (avec différents niveaux de concentration selon les grenades employés : CM3, CM6). Les grenades assourdissantes GLI F4, qui peuvent mutiler ou blesser mortellement en raison de la charge explosive qu’elles contiennent.

Reste dune grenade de désencerclement ramassée dans les rues de Toulouse © Photographes OPP

Sans oublier les grenades explosives (de désencerclement), qui projettent 18 plots de caoutchouc, à plus de 120 km/h, et qui sont souvent confondues avec la GLI F4, car elles sont régulièrement responsables de blessures. Enfin, le LBD 40, probablement l’arme la plus dangereuse, au cœur de la critique portée notamment par le Défenseur des droits. Tout cela combiné à du matériel roulant et volant pour maîtriser l’espace : véhicules blindés, hélicoptère, motos avec deux policiers, souvent équipés de LBD 40.

« 9 février 2019 – 19h30 : Nous observons la BAC boulevard Lazare Carnot. Des BAC à moto arrivent. Plusieurs gilets jaunes courent, il y a des cris. Puis une femme s’échappe du groupe de BAC. Elle sera percutée, sur le trottoir, par l’une des motos. »

Il est également important pour l’Observatoire de comprendre l’organisation des différentes forces de police présentes au sein des manifestations. Les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) sont des unités mobiles spécialisées dans le maintien de l’ordre. Elles interviennent principalement lors de conflits sociaux. Les Escadrons de gendarmerie mobile (EGM) sont spécialisés dans le maintien ou le rétablissement de l’ordre.

Les Compagnies départementales d’intervention et de sécurisation (CDI, CSI), créées en 2003 par Nicolas Sarkozy, dépendent de la Police nationale et ont pour mission de maintenir ou de rétablir l’ordre public en complémentarité avec les CRS et les EGM. Ces policiers portent un uniforme similaire à celui des CRS. Cependant, ils affichent généralement une double bande bleue sur leur casque, alors que celle des CRS est jaune.

Deux policiers et un LBD © Photographes OPP

Enfin, la Brigade anti-criminalité (BAC) est une unité de la Police nationale spécialisée dans la petite et la moyenne délinquance, pouvant participer au maintien et au rétablissement de l’ordre public. Sa priorité reste la recherche des flagrants délits.

Il y a ainsi quatre unités différentes sur le terrain, plus où moins bien formées au maintien de l’ordre, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes, nous le verrons plus loin.

D’autres observations plus marginales sont énoncées, comme le port régulier de cagoules ou le manque de caméras allant avec les LBD 40, promesse récente du ministre de l’Intérieur. Fait plus marquant, la présence d’écussons sur les uniformes des forces de l’ordre, reprenant un même type de dessin : un casque avec deux glaives croisés et, parfois, une devise, « Molon labe » (« Viens  prendre » en grec ancien), signe de ralliement des suprémacistes blancs.

Observation des manifestations

Après les forces de l’ordre, l’OPP se concentre sur l’observation des manifestants, particulièrement depuis le début du mouvement des gilets jaunes. Dans les cortèges syndicaux, la banderole est le lieu symbolique de la mise en scène du mouvement, de sa représentation. En revanche, avec les mouvements plus radicaux elle devient un espace de conflictualité. Un officier de police témoigne : « On sait très bien que les casseurs se servent des banderoles pour se cacher et lancer leurs projectiles contre nous… » Ainsi, dans les cortèges de gilets jaunes, la banderole est le repaire qui sert à diriger la manifestation, mais aussi à se protéger lors des charges de la police. Pour les forces de l’ordre également, la banderole est un enjeu symbolique. Les observateurs, de même que des témoignages concordants, affirment que les heurts démarrent souvent au moment où les policiers tentent de se saisir des banderoles.

Les forces de l’ordre reprochent régulièrement aux observateurs de ne jamais faire état de la violence des manifestants. L’OPP a donc fait le choix de recenser les armes utilisées par ces derniers. La première étant très largement l’humour ; celui des slogans, des banderoles, des pancartes et des clowns tentant d’arracher un sourire aux policiers. Les œufs et poches de peinture sont aussi très présents, marquant boucliers et casques par l’odeur et la couleur.  Et ce sont les pétards, feux d’artifice et autres fumigènes qui impressionnent le plus visuellement.

« 9 février 2019 – Alors que le risque judiciaire d’être contrôlé avec de tels outils (pétards, feux d’artifice etc.) est important, leur utilisation croissante interroge. Ne serait-ce pas un signe visible de résistance face à l’armement de la police considéré comme démesuré ? Une manière de dire : nous aussi on est équipés ? Une contribution à la “fête” voulu par les GJ qui ont écrit sur les murs : Le nouvel an, c’est tous les samedis… ? »

D’autres armes plus violentes ont été observées comme des boulons, des pavés, des cocktails Molotov, ou l’utilisation de mobilier urbain. Le rapport dénonce vigoureusement la « totale asymétrie entre les moyens utilisés par les forces de l’ordre et ceux de certains manifestants », mais reconnaît aussi la violence subie par les policiers. Ces derniers reçoivent parfois de violents projectiles, doivent cacher leurs visages par peur d’être reconnus et n’ont souvent que peu accès à leurs droits syndicaux. Néanmoins, les observateurs n’ont jamais vu d’utilisation d’acide ou de hache à leur encontre, comme cela a pu être sous-entendu dans les médias. L’acide est une rumeur qui n’a jamais pu être prouvée. Et la hache fut en fait trouvée dans une voiture lors d’un contrôle préventif : « Quand des personnes qui habitent la campagne viennent manifester, est-ce que tous les outils trouvés dans leur voiture sont des armes par destination dans la manifestation ? »

Une des motivations centrales de l’OPP, qui permettra de sortir des éléments factuels évoqués jusqu’à présent, est celle de la compréhension de l’origine des « affrontements » et des violences, tant décriées dans les médias. Qui y participe ? Quels sont leurs points de départ ? Comment réagissent les forces de l’ordre ?

Une caractérisation des affrontements en trois phases

Trois phases temporelles sont identifiées au cours de la période d’observation couvrant, rappelons-le, près de 50 manifestations. Après les mouvements sociaux de 2016 contre la loi travail, et avant le début du mouvement des gilets jaunes, l’existence même du collectif d’observateurs fut remis en cause par le calme relatif des événements. Dans la métropole toulousaine, les cortèges, principalement syndicaux, respectaient les tracés déclarés et l’interdiction constante d’accès au centre-ville. Malgré l’attitude bien souvent « hostile et menaçante » des officiers de la BAC, les LBD 40 n’étaient jamais visibles et les forces de l’ordre respectaient les consignes de leur hiérarchie. Pendant cette première période d’observation : « La police faisait la preuve qu’elle pouvait réguler des manifestations de manière citoyenne en respectant le droit de manifester. »

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Les blindés dans les rues de Toulouse © Aurélien Adoue

Les choses se dégradent dès le mois de novembre 2018, et le début du mouvement des gilets jaunes. L’OPP identifie alors une seconde phase, couvrant les mois de novembre-décembre, correspondant à une très nette augmentation des dispositifs policiers. L’objectif de la préfecture semble alors « d’utiliser massivement les forces de police avec la manière forte […] pour faire peur en espérant dissuader les gilets jaunes de manifester ». Mais des différences de comportements sont notables entre les unités, faisant dire à l’OPP que le déclenchement des hostilités semble corrélé à la nature des forces déployées. D’autant que ces forces manquent bien souvent de coordination entre elles. Le comportement des unités CDI et BAC « mêlant fébrilité et agressivité », pose question. Alors que les CRS « encaissent » des jets de projectiles sans broncher ou en se repliant si l’ordre de dispersion n’est pas encore arrivé, les CDI et BAC ont tendance à répondre directement aux agressions. Et cela avec l’utilisation massive de l’arsenal à disposition, notamment des gaz lacrymogènes utilisés parfois dès le début des manifestations. Mais aussi avec des LBD, provoquant de nombreuses blessures. Cette réponse, souvent disproportionnée, conduit la plupart du temps à la dislocation des cortèges et à la multiplication des zones d’affrontements, plutôt qu’au maintien de l’ordre. Le mot d’ordre de cette seconde phase correspond donc à une réponse répressive, rapide et violente. Une politique de la peur, qui « sous-estime la rage profonde des manifestants » et qui se traduit par « l’échec du gouvernement à faire rentrer les choses dans l’ordre par la violence policière ».

La troisième phase, du début du mois de janvier jusqu’au mois de mars, correspond à un changement dans l’organisation des forces de police, suivant la stratégie de l’heure fatidique. « 16h30 semble, en janvier, la limite horaire imposée par la préfecture pour laisser les policiers réagir au moindre incident ». Les conditions générales ne changent pas, notamment en termes de déploiement policier. Seulement ces derniers se montrent beaucoup plus discrets en début de manifestation, pour se déployer massivement à partir de 16h30. « En fait la préfecture met en scène une période calme, une manifestation ordinaire, puis décide quand elle doit s’arrêter… Et décide que ceux et celles qui restent sont des casseurs ». Des variations sont bien sur notables, mais les observations de l’OPP convergent vers ce constat. Les manifestants récalcitrants ne quittant pas le cortège après l’heure décidée par la préfecture sont considérés comme « casseurs ». C’est pourtant l’une des principales caractéristiques des gilets jaunes observée par l’OPP : ils refusent de se disperser.

L’habitus du manifestant et le casseur

Certains bravent les premiers tirs de lacrymogènes, car ils ne veulent plus rentrer dans les cadres d’une manifestation « classique », d’autres parce qu’ils viennent de loin et qu’ils souhaitent en profiter. « On a pas de fric, mais on a du temps », dit l’un d’eux. Des habitudes collectives se sont construites au fur et à mesure des semaines, et de ce temps. La régularité des samedis a permis l’émergence d’un « habitus du manifestant ». En premier lieu, ce fut l’étonnement face à la violence, notamment des lacrymogènes, qu’une majorité n’avait jamais connue par le passé. « Cette sidération a provoqué une colère spécifique qui elle-même a abouti à ce que de nombreux gilets jaunes rejoignent les affrontements. »

« Nous, on n’est pas violents du tout. Mais quand on a vu tout cela, les gaz, les grenades, les balles de flash-ball, avec ma femme on s’est retrouvés avec les casseurs … On ne s’est même pas consultés, c’est venu tout seul… Alors que la veille encore, avec des amis, on gueulait nous-mêmes contre les casseurs… », raconte un couple de manifestants quinquagénaire, habitants du centre-ville de Toulouse.

Les manifestants « ont pris acte des formes de régulation policière et se sont adaptés », ils ont commencé à venir avec des masques, des lunettes, etc. Cette pratique passe maintenant pour habituelle, mais n’a rien d’anodin, et joue sur « la perception politique des affrontements avec la police. […] Cela a laissé aux personnes impliquées une impression de guerre civile ». La constitution de cet habitus conforte l’idée de l’échec des politiques répressives puisqu’elles « radicalisent » les manifestants en leur donnant l’impression d’être réprimés injustement, puis méprisés politiquement. C’est ce qui conduit l’OPP à observer chez les manifestants une large solidarité avec les « casseurs ».

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Acte 22 à Toulouse – Les manifestants apprennent à se protéger © Thierry Moigne

Trois profils de casseurs sont observés : les « groupes autonomes » d’activistes radicaux qui sont très politisés et qui s’attaquent à des cibles, principalement des banques. Les « révoltés peu politisés », des manifestants au discours politique peu construit qui « craquent ». L’un d’eux affirme aux observateurs : « Face à la violence des flics on a réagi… » Enfin un troisième groupe, celui des « profiteurs » qui viennent essentiellement pour piller. Ces derniers ont déjà été observés par l’OPP par le passé, mais sont extrêmement peu représentés dans les manifestations des gilets jaunes à Toulouse. Cette typologie permet de sortir de l’image du casseur apolitique et violent, souvent véhiculée par les médias. Mais l’OPP insiste aussi sur la surestimation importante du nombre de casseurs en expliquant que « le comptage laisse supposer que toute personne qui ne fuit pas devant le gazage massif est un casseur ou un “profil violent” ». C’est ainsi que la préfecture arrive à chiffrer cette population. Pour l’Acte 9 par exemple, ce sont pas moins de 1000 casseurs annoncés par la préfecture dans la ville rose, contre seulement 80 à 100 comptés par l’OPP.

BAC, arrestations et blessures

Au cours de ces affrontements entre forces de l’ordre et casseurs, les blessures se comptent par centaines, alors que les BAC « prennent des distances avec les codes et les lois ». Les témoignages pleuvent à l’encontre de ces policiers en civils, accoutumés aux arrestations violentes, aux « chasses aux manifestants » et aux dérogations à leur code de déontologie. Ce dernier stipule en effet que : « Le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée. » (Livre IV, titre 3, chapitre 4)

« 12 janvier 2019 – 17h33 : la personne interpellée […] est prise de convulsions alors qu’elle est maintenue au sol et menottée. Les personnes présentes commencent à demander l’intervention des médics, qui arrivent et sont dans un premier temps refoulés par les policiers, qui leur disent que l’interpellé fait semblant. […] Les policiers finissent donc par laisser intervenir les médics pour calmer les personnes présentes. »

Le constat est clair : « ce sont les policiers en civil qui dégoupillent en premier. » Si c’est bien souvent le seuil de tolérance et le professionnalisme des agents du maintien de l’ordre qui « décide quand vont avoir lieu les affrontements », la BAC porte une lourde part de responsabilité dans ces derniers. Prises de banderoles, provocations, tirs sans sommations… En dérogeant aux règles et en procédant à des arrestations arbitraires, inutiles et violentes, cette unité aggrave les risques d’escalade de la violence et de blessures.

« 2 février – 18h21, notre groupe est positionné juste à côté d’un groupe de BAC. A la radio nous entendons : “On va pistonner vers Arnaud B, et ensuite on les poursuivra dans les petites rues.” »

Les différents décomptes de blessés sont loin d’être exhaustifs, mais celui des autorités sous-estime de manière grotesque les violences. La préfecture annonce, entre le 1er décembre 2018 et le 2 mars 2019, 60 manifestants blessés, pour 169 chez les forces de l’ordre. « Selon J. responsable des secouristes volontaires dans cette journée [du 15 décembre], il y a eu une quarantaine de blessés, dont 13 graves. » En dehors de leur indécence, ces chiffres officiels permettent d’établir un constat : « les blessés sont devenus une caractéristique majeure de ce mouvement social. » En effet, entre novembre 2014 et novembre 2018 cette même préfecture ne comptait que 2 blessés lors de manifestations. Tout cela confirmant la disproportion des moyens utilisés par les forces de l’ordre.

D’autant que les casseurs ne sont pas les seules victimes de ces blessures. Un membre de l’OPP « a reçu […] une dizaine de points de suture à la tête et il aura une cicatrice à vie », suite à un tir des forces de l’ordre lors de l’Acte 12. Certains journalistes, street medic ou passants « qui ne sauraient être suspectés d’avoir eu un comportement justifiant un usage “nécessaire” de la force », font également partie de la longue liste des blessés.

Finalement, ce rapport corrobore parfois des observations évidentes, rappelle des faits, clarifie des situations connues ou en analyse d’autres plus obscures. Mais il paraît utile et nécessaire puisque, par son sérieux et par la qualité de ses observations, il permet d’éviter de tomber dans des jugements hâtifs et dans des appréciations sommaires du réel. Les violences policières sont une réalité hebdomadaire qu’il convient d’analyser avec méthode.

Repenser le maintien de l’ordre

C’est bien la stratégie de la peur qui est ici dénoncée, stratégie qui est tout simplement « attentatoire aux libertés publiques ». Stratégie également de la disqualification du discours politique des gilets jaunes, par l’argumentaire de la violence. « Les chiffres et analyses de la préfecture sur les centaines de casseurs qui écumeraient le centre-ville de Toulouse sont soit erronés, soit malveillants envers les gilets jaunes », affirment-ils. Cette violence, si elle existe, est bien souvent, selon les observations de l’OPP, attisée par les forces de l’ordre. Ces derniers ne sont pas « seulement violents, ils sont brutaux ». L’utilisation des armes de « défense » dont ils disposent se fait de plus en plus de manière offensive. Les unités les plus présentes sur le terrain, notamment les BAC, sont les moins formées au maintien de l’ordre et prennent des libertés dangereuses. C’est pourquoi les observateurs en arrivent à demander leur retrait des manifestations.

Brigade Anti-Criminalité © Photographes OPP

Les observateurs s’inquiètent principalement de cette prise partielle d’autonomie, chose théoriquement impensable dans une démocratie. « À laisser la police s’autonomiser du pouvoir, exercer sa violence sans retenue et sans déontologie, on court le risque de changer subrepticement de régime ; et de glisser vers des formes totalitaires de maintien de l’ordre. »

Ils affirment finalement la nécessaire refonte de cette doctrine du maintien de l’ordre. La situation conduit les forces policières à devenir des « garants de l’ordre social », plutôt que de l’ordre public. Une confiance s’est brisée. Confiance qu’il sera nécessaire de reconstruire sur de nouvelles bases. Mais le chemin pris par le pouvoir, en institutionnalisant des dérives autoritaires à travers la loi anti-casseur, ne semble pas être celui de l’apaisement.

« En créant la peur, peur de manifester, peur de protester, peur d’être blessé ou mutilé, le gouvernement participe à refonder une théorie du maintien de l’ordre qui constitue une nouvelle restriction de nos libertés démocratiques », conclut le rapport de l’OPP.

Le rapport complet : http://universitepopulairetoulouse.fr/spip.php?article1680&fbclid=IwAR3t-cZh2PahNKIAXVDuGG10VCHsX8QN1eUBk8kWfA1s5IbAnnWcAerrIho

Raquel Garrido : “Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français”

©Vincent Plagniol

Raquel Garrido est un des principaux soutiens médiatiques des gilets jaunes. Présente dans les manifestations, s’affichant avec certains leaders du mouvement, nous avons voulu l’interroger sur la critique radicale que formulent les gilets jaunes à l’égard du système représentatif et à l’égard des médias. L’occasion, aussi, de revenir sur le contexte de raidissement progressif du pouvoir et des violences de plus en plus prégnantes.


LVSL : Le gouvernement a récemment fait passer une loi anti-casseurs, dans un contexte d’utilisation manifestement disproportionnée des lanceurs de balles de défense. Nous assistons aussi à une multiplication des comparutions immédiates et des consignes en vue de condamnations plus lourdes. Comment analysez-vous ces mesures ? Sommes-nous devant un tournant quasi-illibéral de la présidence Macron ?

Raquel Garrido : Je suis choquée de la dérive rapide de cette élite politique, qui a définitivement rompu avec des valeurs de liberté et de démocratie les plus élémentaires.

Mais ce n’est pas surprenant puisqu’ils ont accepté depuis le début de faire un putsch mondain si l’on peut dire, en prenant le pouvoir de justesse, grâce à une puissance de frappe médiatique énorme mais une très faible assise démocratique. Cette situation allait nécessairement déboucher sur la répression actuelle. Mais je ne m’attendais tout de même pas à ce qu’ils acceptent aussi cyniquement de mutiler les gens de la sorte, avec des mains arrachées et des yeux éborgnés, d’utiliser massivement du gaz lacrymogène dont ils font manifestement évoluer la composition – bien que pour l’instant ils le nient. Je suis très triste et j’ai peur, car ils ont le monopole de l’usage de la force et parce qu’ils sont visiblement prêts à en faire n’importe quoi. Ils ont par ailleurs véhiculé tout un discours de vengeance au sein des forces de l’ordre, qui consiste à nazifier l’adversaire. Il s’agit de désigner les gilets jaunes comme des séditieux, des factieux, des opposants à la démocratie, des antirépublicains et des fascistes. Or, quiconque frappe un nazi se vit comme un résistant.

Ils sont en train de fabriquer des générations de personnes qui sont prêtes à faire usage de la violence parce qu’elles ont vu en leur adversaire non pas un contradicteur mais un fasciste. C’est très criminogène, j’ose espérer qu’ils ne l’emporteront pas au paradis. Toute une génération est maintenant marquée par cette violence. Elle va dorénavant se situer dans le débat démocratique à partir de ce vécu-là. Il ne faut jamais perdre de vue que si ce gouvernement mutile ses propres compatriotes, c’est pour défendre des profits privés liés à la suppression de l’ISF, par exemple. Ils mutilent pour défendre l’exonération fiscale. Ils mutilent pour défendre la monarchie présidentielle et le pouvoir de l’Élysée. C’est simple : les gilets jaunes souhaitent une redistribution des richesses et eux ne veulent pas en entendre parler. Les gilets jaunes démontrent une résistance, une détermination inédite. Le gouvernement, au lieu de céder comme dans n’importe quel pays démocratique, ne négocie pas alors même que le mouvement peut se prévaloir d’un important soutien de la population.

LVSL : Beaucoup de débats ont cours sur l’identité politique des gilets jaunes, sur leur appartenance au clivage gauche-droite. Quel regard portez-vous sur ces discussions et plus généralement sur les aspirations portées par les gilets jaunes ? 

RG : Pour moi, les gilets jaunes n’ont pas d’identité au sens politicien du terme. Ils ne se définissent pas comme de droite ou de gauche. Ils apportent une preuve éclatante que ces deux mots n’ont plus vraiment de sens commun. Je connais encore beaucoup de personnes de gauche qui pensent que gauche est un synonyme de : un, la redistribution des richesses, deux, la préservation de l’environnement et de l’écosystème, trois, la défense de certains principes démocratiques. Ce n’est pas vrai, le mot gauche n’est pas synonyme de ces concepts-là dans la tête de la majorité des citoyens. Pas seulement des gilets jaunes, mais des Français en général. C’est ce qui est fascinant chez les gilets jaunes : ce n’est pas parce que l’on ne se réfère pas au mot gauche que l’on n’aspire pas à la redistribution des richesses ou la justice fiscale, à la préservation de l’écosystème et à la démocratie. Car ce sont bien là les éléments qui composent précisément le cœur du mouvement.

Ceux qui aspirent à gouverner doivent comprendre une bonne fois pour toutes que la masse de l’électorat ne se joindra pas à un projet qui s’autoproclame de gauche et persiste à batailler autour de ce vocabulaire, de ce mot, de ce drapeau. Le seul drapeau des gilets jaunes, c’est le drapeau français. Et ce qui est incroyable, c’est que le drapeau français porte en lui l’égalité fiscale et sociale, la préservation de l’environnement et la souveraineté du peuple. Alors, qu’est-ce qu’on demande de plus ? Moi, le drapeau français me suffit.

D’autant plus si on y ajoute les quarante-deux « directives du peuple », un texte légitime et né de ce mouvement, que je valide des deux mains à peu de choses près. Je suis même émue de la façon dont notre histoire nationale charrie en elle toutes ces revendications, sans même qu’elles aient à être portées par des partis existants.

Elles ont réussi à traverser le temps et elles se retrouvent chez des hommes et des femmes qui n’étaient plutôt pas intéressés par la chose publique en général. C’est absolument fascinant. Cela prouve que le peuple français est un peuple hautement éduqué, malgré l’appauvrissement systématique de l’Éducation nationale. Je suis très heureuse de ce mouvement, heureuse d’avoir rencontré beaucoup de gilets jaunes, des animateurs du mouvement et je souhaite vraiment que tout cela puisse se traduire dans une transformation du régime politique, car c’est bien l’unique solution aux problèmes soulevés par les gilets jaunes. En mettant en avant le RIC, ils ont tout compris. Il ne s’agit pas seulement de défendre de belles revendications sociales et écologiques. Encore faut-il avoir les moyens de faire en sorte que la souveraineté émane de la société. Sans la souveraineté, on n’est rien, on est une multitude. Le peuple, c’est le collectif qui exerce la souveraineté effectivement. Mais ce n’est pas possible dans le cadre de la monarchie présidentielle. Il faut donc changer la monarchie présidentielle, car on ne va pas changer le peuple.

LVSL : Que pensez-vous de la façon dont le gouvernement a cherché à polariser la situation sur les violences ? Il semble avoir réussi son coup et affaibli le soutien aux gilets jaunes.

RG : Concernant le discours du gouvernement sur les violences policières, on a observé une dérive récente qui a consisté à justifier ces violences. Non seulement comme une réponse légitime à la violence des gilets jaunes sur le matériel ou sur les forces de l’ordre elles-mêmes, mais aussi comme une réponse à l’idée que les gilets jaunes remettent en cause les institutions.

Le gouvernement a généré le discours suivant : si on s’oppose à lui, on est en réalité opposé aux institutions et donc à la République. Or, moi je suis contre ces institutions et pourtant je ne suis pas contre la République. Je suis pour la VIe République. Ce discours est particulièrement dangereux. Ils essaient de criminaliser toute personne qui s’opposerait à la Ve République. Celle-ci s’effondre de toute façon et ne jouit plus de l’assentiment général. Ce n’est pas nouveau. Quand il y a des débats publics sur l’opportunité d’un 49-3, c’est bien que la constitution ne jouit plus du consentement global.

En temps normal, on ne discute pas des articles de la constitution, c’est un texte qui permet que l’on débatte des lois sans qu’il soit remis en cause. Au moment où la controverse porte sur la constitution elle-même, celle-ci ne joue plus son rôle constitutionnel. La monarchie présidentielle de la Ve République est faible et dire que l’on souhaite la remplacer par autre chose, dans des modalités pacifiques, n’est certainement pas un acte d’essence dictatoriale, contrairement à ce que soutient en permanence le gouvernement. L’inversion sémantique est très forte. Eux-mêmes, qui utilisent des méthodes autoritaires et répressives, violentes, font passer les aspirants à la démocratie pour des dictateurs. On ne doit pas accepter cette mise en place discursive. 

LVSL : En 2015, Vous avez publié un Guide citoyen de la VIe République. Quel regard portez-vous sur la crise de la représentation dont les gilets jaunes sont l’expression depuis maintenant plusieurs mois ?

RG : Avant d’être une crise de la représentation, c’est une crise de l’existence civique sur le plan individuel. C’est-à-dire que chaque individu ne trouve pas sa place en tant que citoyen, en tant que souverain, mais comme consommateur, comme candidat à l’entrée dans le système économique de production. Dans la théorie qui gouverne nos sociétés modernes depuis la Révolution française, le souverain n’est pas le monarque de droit divin mais le peuple lui-même. Or, progressivement, les individus ont été expulsés du système civique, essentiellement – et on en vient à la question de la représentation – du fait de comportements d’élus qui ont repoussés les citoyens.

Par exemple lorsque certains se sont fait élire sur un programme mais en ont appliqué un autre. À la longue, lorsque cette situation se reproduit une fois, deux fois, trois fois, il y a quelque chose de rationnel à ne plus aller voter. Il ne s’agit pas là d’une apathie ou d’une ignorance culturelle comme on peut l’entendre dans la bouche des élites, qui ont un rapport à l’abstention très péjoratif et moralisateur. À chaque élection, on entend des phrases du type : « si vous saviez le nombre de gens morts pour le droit de vote » ou « vous savez, nos aînés se sont battus pour ça. Pourquoi vous n’allez pas voter ? C’est honteux ». Non, ce n’est pas si honteux. En y réfléchissant un peu, chacun verrait qu’il est pourtant assez rationnel de choisir de ne pas voter.

Le comportement de ces élus n’est pas à mettre sur le compte de leur morale personnelle, il est lié à un système institutionnel qui organise l’impunité politique. C’est très caractéristique du système français. Nous avons un chef de l’État, à la tête de l’exécutif, qui ne rend de comptes à personne, ce qui n’existe dans aucune grande démocratie au monde. Dans les systèmes de type anglo-saxon, le Premier ministre rend des comptes au Parlement. Il y a en principe une corde de rappel.

En France, le président de la République a l’onction du suffrage universel, ce qui lui permet de se prévaloir d’une légitimité pour agir à sa guise entre deux élections. Ce comportement d’impunité a des effets pervers. Quand on se sait vivre dans l’impunité au plan politique, on peut se croire dans l’impunité sur le plan pénal. Nicolas Sarkozy en est un bon exemple. Il a pour l’instant réussi à s’en sortir dans les méandres des affaires judiciaires, mais son entourage n’y a pas échappé, comme on l’a vu avec la condamnation de Claude Guéant. Cette croyance dans l’impunité pénale se traduit aussi par le non-respect des règles électorales d’une campagne. On a vu se créer tout un drame autour de la cagnotte de soutien à Christophe Dettinger, afin qu’il ne puisse pas en bénéficier pour sa défense, tandis qu’à l’inverse, Nicolas Sarkozy a pu amasser sans problème 10 millions d’euros pour payer une campagne qui était délictuelle. On est dans l’impunité pénale.

C’est un des principaux versants de la machine à fabriquer du dégoût à l’égard des élus. Et ce comportement rejaillit en cascade sur toute la classe politique. Si la tête se place dans une logique d’impunité, l’élu en-dessous de lui l’est aussi à son tour. Ce comportement concerne alors les parlementaires, mais surtout les présidents d’exécutifs comme les maires, ou présidents de collectivités.

Le maire par exemple bénéficie d’un effet présidentiel très fort, car institutionnellement, il dispose de beaucoup de pouvoir. Il bénéficie d’un mode de scrutin qui lui est extrêmement favorable. Il concentre énormément de pouvoir décisionnel, de pouvoir de police, de pouvoir en matière d’appels d’offres, etc. Et l’on s’aperçoit alors que le meilleur moyen d’avoir de l’incidence en politique réside dans la courtisanerie : si l’on souhaite une subvention, plutôt que d’avoir à démontrer l’efficacité ou l’utilité d’une action qui devrait bénéficier d’argent public, on se retrouve à faire la cour au maire.

Ce phénomène s’aggrave au fur et à mesure que s’installe l’austérité. Moins il y a d’argent public à répartir, plus son obtention est un enjeu et plus on voit en conséquence s’appliquer des effets de cour. Certains élus se comportent alors avec l’argent public comme s’il s’agissait de leur argent. Typiquement, il arrive parfois qu’un maire déclare « j’ai financé la piscine. ». Mais non, ce n’est pas lui qui l’a financée. C’est nous, avec nos impôts, qui l’avons financée. Ce type de vocabulaire entre dans une logique de fait présidentiel, qui est devenue la norme en France.

Cette logique a abouti à un dégoût généralisé de la politique. Et pas seulement de la part des classes les plus populaires, des catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées, des marges de la politique ou des extrêmes, mais aussi de la part de classes moyennes qui avaient l’habitude d’être représentées. Classiquement, un citoyen qui se situe à l’extrême-gauche ou à l’extrême-droite est habitué de longue date à ne pas avoir de représentant au deuxième tour. Mais c’est un fait nouveau pour un citoyen qui s’identifie à la droite traditionnelle ou à la social-démocratie, qui est habitué à être représenté au second tour. Avec la montée du Front national, ces citoyens se trouvent régulièrement et depuis un certain nombre d’années privés de candidat au deuxième tour.

L’insatisfaction du mode de scrutin actuel est de plus en plus criante, et cela nous oblige à nous demander quel autre mode de scrutin nous souhaiterions afin de mettre un terme à cette situation qui génère de la violence. Quand en mai 2017, 18% des inscrits choisissent Emmanuel Macron tandis que 82% d’entre eux se portent sur les autres candidats et le vote blanc et nul – sans compter ceux qui ne sont pas inscrits – comment le gouvernement peut-il jouir d’une stabilité dans un tel contexte d’hostilité ? Et la situation aurait été la même si Jean-Luc Mélenchon avait été élu, avec 22 ou 23% au premier tour puis face au FN au second. Il aurait été confronté au même problème qu’Emmanuel Macron : l’illégitimité, au sens démocratique du terme. Soit on ose éteindre la lumière de la Ve République – c’était la position de Jean-Luc Mélenchon en 2017 – soit on s’accroche à la monarchie coûte que coûte, y compris contre tout le monde. Or, aujourd’hui, ce tout le monde est composé de gens déterminés qui n’ont plus rien à perdre sur le plan économique et social. C’est le cas des gilets jaunes, qui sont prêts à perdre des yeux, perdre des mains, sacrifier leur vie familiale, perdre tout plutôt qu’accepter d’être des riens, pas seulement au plan économique mais aussi sur le plan civique.

LVSL : Dans quelle mesure la VIe République que vous proposez serait capable de répondre à cette critique radicale exprimée aujourd’hui à l’encontre de la démocratie représentative et des corps intermédiaires en général ?

RG : Premièrement, le désir de contrôle et la défiance vis-à-vis de quiconque souhaite représenter est une réaction à l’impunité. Nous ne partons pas de rien. Nous partons d’une situation en France où les gens qui nous ont représentés ont abusé de cette fonction. Tout le monde est donc dans la méfiance. Cette méfiance ne doit pas être perçue comme un problème mais plutôt comme un atout. Il faut générer des mécanismes de contrôle. Pour moi, le cœur de la réponse, c’est la question de la révocabilité. C’est le droit de révoquer et l’organisation de la révocabilité des élus. Plus que tous les autres sujets, tels que le cumul des mandats dans le temps, le plus important à mes yeux est l’acceptation par les élus de leur propre révocabilité.

Bien sûr, cette révocabilité ne doit pas s’opérer dès le lendemain de l’élection, pas à tout bout de champ, ni au prix de l’instauration d’un mandat impératif qui abolirait à mon sens la possibilité d’une délibération réelle en assemblée. Car il ne peut y avoir de délibération réelle en assemblée sans la possibilité de se laisser convaincre par les autres membres de l’assemblée. Le mandat impératif abolit cette possibilité de porosité et d’échange, condition nécessaire à la fabrique de l’intérêt général.

Cela dit, la révocation peut avoir, au-delà de l’aspect punitif qui saute aux yeux, un aspect très positif à travers la modification du comportement de chacun. Pour les candidats tout d’abord : s’ils savent qu’ils n’auront d’autre choix que d’appliquer leur programme du fait du droit de révoquer, alors ils seront plus attentifs dans l’élaboration de celui-ci. Le droit de révoquer permet donc premièrement d’améliorer la phase de délibération préalable et d’élaboration des programmes, qui serait plus collective et plus sérieuse. Par exemple dans ma commune, si je sais que le maire sera réellement contraint d’appliquer le programme, je me rendrai plus volontiers aux réunions préalables où l’on discute de ce programme. La connaissance de ce dernier sera plus large, les citoyens sauront qu’il s’inscrit dans une logique particulière, qu’il peut changer selon les circonstances si un événement exceptionnel venait à survenir, etc. Tout cela participerait d’une élévation générale du niveau de conscience et de connaissance à propos du programme et de la gouvernance.

Deuxièmement, il faut intégrer d’autres dispositifs, comme le tirage au sort, qui peut être inséré dans plusieurs mécanismes de prise de pouvoir, à tous les échelons du pays. Tout d’abord, parce que l’issue du tirage au sort est beaucoup plus conforme à la réalité sociologique du pays qu’avec le vote. Et ensuite, car il apporte un tiers-avis qui s’avère toujours intéressant. Le tirage au sort a néanmoins un problème : il ne permet pas la révocabilité. À partir du moment où quelqu’un n’est pas élu sur un programme, il ne peut pas rendre compte de ce programme. Le tirage au sort ne permet donc pas ce travail préalable de désignation et d’exercice de la souveraineté. Être souverain, c’est se forger une opinion politique et être capable de l’exprimer librement. Être tiré au sort, c’est tout sauf l’expression de la souveraineté. Ce n’est pas un acte souverain, c’est un acte de gestion de la délibération. L’acte souverain, c’est délibérer autour d’un programme et désigner quelqu’un pour le mettre en place. C’est pourquoi il faut faire attention avec le tirage au sort. Il faut déterminer les cadres dans lesquels il peut être très utile et les cadres dans lesquels, à l’inverse, il ne le serait pas.

LVSL : Quels sont les cas où le tirage au sort ne serait pas utile ?

RG : À l’Assemblée nationale, par exemple. Une chambre délibérative représentant la nation ne doit pas être tirée au sort. La nation est une, il s’agit de la représenter de la façon la plus complète possible. Il n’y a pas besoin de tirage au sort. En revanche, il pourrait y avoir dans tous les territoires du pays et même au niveau national des assemblées tirées au sort avec des prérogatives particulières. Cela dépend aussi de la façon dont on tire au sort. Par exemple, tire t-on au sort sur la liste de tous les inscrits ou tire t-on au sort par profession ? On pourrait mettre en place une chambre du temps long, qui travaillerait sur une autre temporalité que l’Assemblée nationale, composée de citoyens tirés au sort, avec des systèmes de rotation.

Sur ce point, il ne faut surtout pas être dogmatique. On doit laisser sa chance à la créativité, il faut pouvoir tester de nouveaux outils. Les nouvelles technologies doivent pour ce faire être mises à profit. Techniquement, on serait en capacité d’organiser un référendum par jour. Sur mon téléphone, sur le chemin du travail, je pourrais répondre à une dizaine ou une vingtaine de questions. Toutes ces questions qui se posent sur le bureau d’un ministre, elles pourraient être posées aux gens, et ils pourraient être beaucoup à participer. Mais est-ce vraiment un procédé intéressant ? Là encore il faut faire une distinction entre les sujets et les circonstances dans lesquels on peut appliquer une démocratie du référendum permanent, et ceux qui nécessitent un temps plus long et pour lesquels la délibération s’impose.

Nous devons rester ouverts. On pourrait même imaginer une situation où la technologie permettrait d’être présent dans une assemblée par hologramme, comme dans Star Wars ! C’est là l’invention d’une démocratie nouvelle, nous devons décider de ce que nous voulons. Et ce que nous voulons, c’est être protagonistes tout le temps. Ou peut-être pas tout le temps, car nous avons tous également d’autres choses à faire, chacun ne souhaite pas nécessairement être protagoniste 24h/24 ! Certains citoyens pourraient vouloir suivre les événements comme le lait sur le feu, d’autres à l’inverse décideraient de s’en remettre davantage aux premiers, mais compte tenu du passif, nous sommes plutôt dans une phase de contrôle accru.

LVSL : Dans cette VIe République que vous appelez de vos vœux, quel rôle seraient amenés à jouer les médias en tant que corps intermédiaires ?

RG : C’est un sujet épineux. Je rappelle que pour être souverain il faut avoir une opinion et l’exprimer. Cela renvoie à la question de l’habeas corpus et à celle de la répression policière ; c’est donc la question de la liberté. Mais c’est aussi la capacité de se forger réellement et sincèrement sa propre opinion politique. Là interviennent deux grands acteurs. L’école d’une part, avec sa massification et son adaptation à chaque type d’individu et à chaque condition sociale. Les médias d’autre part. Aujourd’hui, les médias m’aident-ils objectivement à être quelqu’un de libre ? Non, il y a un gros problème en France. Et pas seulement à cause de la concentration oligarchique des médias entre les mains de huit personnes. Le problème est qu’il y a globalement un affaissement brutal de la déontologie dans le métier de journaliste. Une des raisons importantes est la concurrence avec le web, qui provoque un alignement sur le temps court. Cette frénésie du temps court ne permet pas le temps de la vérification et la contradiction. Cela pousse à utiliser un vocabulaire imprécis et exagéré, plutôt faux.

Dans ces conditions, les médias deviennent des machines à fabriquer de la fake news. Je parle bien là des médias mainstream et non des réseaux sociaux. Je ne pense pas que les fake news viennent principalement des réseaux sociaux ou d’internet. Il y en a, mais globalement ce qui est vraiment grave c’est quand les médias mainstream mentent. Cela doit absolument être changé. Il faut à cet effet un conseil de déontologie journalistique, parce que les médias qui souhaitent faire de la déontologie une valeur ajoutée doivent avoir un élément sur lequel s’appuyer. Le journal qui choisit un matin de ne pas relayer une information nouvelle dans la seconde par souci déontologique doit pouvoir l’affirmer, en faire un argument de vente et de constitution de son audience. Cette démarche serait soutenue par le conseil de déontologie, car il permet de comparer les titres de presse en fonction des réprimandes subies.

La controverse n’intervient pas tant sur la nécessité ou non de mettre en place ce conseil de déontologie journalistique, mais plutôt sur sa composition. Faut-il y faire figurer uniquement des journalistes avec une carte de presse, ou aussi des pigistes ? Des rédacteurs en chef ? Des actionnaires ? Des usagers ? Si oui, lesquels et comment les choisir ?

Le conseil aurait également un effet au niveau des conditions de travail des journalistes. Car si un pigiste doit fournir dix papiers dans la journée tout en appliquant une déontologie, il est soumis à deux injonctions contradictoires. Il ne peut répondre à ces deux exigences à la fois. Ici, la précarité du journaliste l’empêche de résister à sa hiérarchie. En revanche, la présence d’un conseil lui permettra de signaler à sa hiérarchie que sous un tel rythme le journal risque de subir des sanctions par manque de déontologie. Le conseil vient alors en soutien des journalistes précaires. De plus en plus de revendications affluent dans le sens de la création d’un conseil de déontologie journalistique de la part des associations de pigistes.

LVSL : Quand on parle de VIe République, on pense souvent à une logique parlementaire où l’élection se ferait à la proportionnelle. C’est ce qu’on entend généralement dans la bouche de Jean-Luc Mélenchon ou dans vos propos. On y oppose régulièrement l’argument historique de l’instabilité du système institutionnel de la IVe République, ou encore, de la part des défenseurs de la Ve République, l’idée selon laquelle le système actuel garantirait la stabilité et la capacité du Président à réagir rapidement. Comment concilier la pluralité de la représentation et l’urgence de l’action dans des démocraties où le temps accélère ?

RG : La liberté d’action gouvernementale liée à la légitimité vient nécessairement du consentement populaire. Elle ne vient pas de l’encre sur le papier de la constitution. Emmanuel Macron est légitime sur le papier, mais tout le monde sait qu’il ne l’est pas tant en réalité. Celui qui est assez bête pour soutenir que la Ve République est un régime stable n’a pas mis le nez hors de chez lui depuis un certain temps, le pays est en ébullition ! La théorie des partisans de l’Ancien régime – je parle ici des soutiens de la Ve République – consiste à penser que c’est la constitution qui fait la stabilité. Non, ce qui fait la stabilité, c’est le consentement majoritaire. S’il y a 60 à 70 % des gens qui approuvent une politique, on peut considérer qu’il existe une certaine stabilité. Et si la chambre des représentants est à peu près représentative de la population, la stabilité est reflétée aussi à l’Assemblée nationale.

Je trouve qu’on attaque beaucoup la IVe République. Elle a obtenu la sécurité sociale et elle a négocié et conclu d’importants accords de décolonisation par exemple. Elle a donc des réussites à son actif, et pas des moindres. À l’inverse, la Ve République est dans une fin de règne déplorable, criminogène et corrompue. Quoi qu’il en soit, la créativité doit l’emporter sur la nostalgie. Je ne suis pas politiquement nostalgique. Par exemple, je n’affirme pas que nous devons “retrouver” notre souveraineté, comme s’il avait existé une époque dorée où nous étions souverains avec laquelle il s’agirait de renouer. C’est un vocabulaire qu’on retrouve plutôt dans la bouche des partisans du Brexit. En vérité, sous la Ve République nous n’avons jamais été souverains. Plus tôt encore, les femmes n’ont eu le droit de vote que très tardivement. Alors la souveraineté, entendue ici comme la caractéristique de la personne qui n’a pas de maître, reste de l’ordre de ce qui est à construire.

Le Parlement tient une place importante dans cette construction car il est l’outil de contrôle de l’exécutif. Nous allons sortir – j’emploie souvent des formules qui nous placent déjà dans l’après car je suis convaincue que nous allons changer de République – d’un régime qui concentre tout le pouvoir entre les mains de l’exécutif et qui s’enferme dans un abus de pouvoir. L’exécutif établit par exemple l’ordre du jour à l’Assemblée nationale, il fixe le budget de l’État et il gouverne par ordonnances ou par l’article 49-3. Il y a au quotidien une pratique du pouvoir de la part de l’exécutif qui est abusive et détestable. Mais pour éviter cela, rétablir les pouvoirs de l’Assemblée ne suffira pas. On le voit aujourd’hui dans le jeu pervers qui se noue autour de la question du nombre de députés. Il n’y a rien de plus antiparlementariste que de dire qu’il y a trop de députés. C’est l’argument numéro un contre le Parlement et c’est ce qu’il y a de plus poujadiste.

En vérité, le premier représentant de l’antiparlementarisme dans ce pays n’est pas l’individu qui a secoué les grilles de l’Assemblée nationale lors de l’Acte XIII des gilets jaunes, c’est Emmanuel Macron. Mais face à cela, il ne faut pas non plus prendre le parti des députés de la Ve République, qui sont difficilement défendables puisqu’ils ne servent à rien. Soit ils sont godillots, soit ils forment une opposition qui dispose de tellement peu de pouvoir qu’elle ne parvient à obtenir presque aucune victoire législative.

Et on peut ajouter à cela la déconnexion croissante entre le niveau de vie d’un député et le niveau de vie d’un français ordinaire. Ainsi, articuler le monde d’après autour de la défense du Parlement est un piège dans lequel il ne faut pas tomber. Ce piège, Emmanuel Macron nous le tend. Je suis opposée à la réduction du nombre de députés, je suis même favorable à son augmentation. Et pour la suppression du Sénat.

LVSL : Vous vous référez à la Convention nationale ?

RG : C’est une belle référence ! En tous cas, la question du Parlement est nécessairement à repenser. Nous devons réfléchir à la porosité du Parlement avec les citoyens au quotidien sur une base beaucoup plus régulière. Encore une fois, apparaît ici le lien avec la question des nouvelles technologies et celle de la révocabilité, ainsi que la nécessité d’une plus grande horizontalité. Pour revenir aux gilets jaunes, il est frappant de constater que même à l’échelle d’un rond-point, ils ne voulaient pas désigner de porte-parole. Personne parmi eux ne veut assumer la délégation et personne ne veut déléguer, c’est un fait. Nous en sommes donc là : on ne peut pas faire du parlementarisme l’axe cardinal d’une proposition nouvelle de régime politique.

LVSL : Imaginons qu’une force comme La France Insoumise accède au pouvoir. L’application de son programme supposerait un grand nombre de détricotages, ainsi que l’usage de procédures accélérées dans à peu près tous les domaines, ou encore l’utilisation de référendums, etc. La transformation radicale de la société exige une capacité à agir vite, comment l’assurer dans un cadre institutionnel qui privilégierait la délibération ?

RG : Il est vrai qu’au sein de La France Insoumise, une petite musique a souvent cours, compte tenu de la personnalité très forte de Jean-Luc Mélenchon – qui constitue l’une de ses principales forces par ailleurs. Cette petite musique charrie l’idée qu’au fond, le caudillisme nous aiderait à régler très rapidement ce que le néolibéralisme a mis des années à détricoter, grâce à l’appui de la légitimité de cet homme fort que serait Jean-Luc Mélenchon, qui triompherait dans ses négociations face à Angela Merkel, face au MEDEF ou au CAC40. Sincèrement, je n’en ferai pas un argument principal, car il reviendrait à la figure de ses auteurs. Mélenchon a les reins solides, c’est un homme fort, et c’est tant mieux, car il est vrai que face à l’adversité – et il y en a ! – il faut résister. Mais seul, personne ne peut résister, il faut des troupes derrière. Dès lors que l’élection est conçue comme la finalité d’un parti, ces troupes disparaissent. À l’inverse, si le vote est conçu comme le début d’un mouvement, cette force demeure vivante. Selon des mécanismes institutionnels qui restent à définir, certes, mais cette force doit vivre, quitte à investir la rue. Je suis favorable à des manifestations pour que Jean-Luc Mélenchon, s’il devient Président, ou un autre, soit poussé à accélérer le pas. Nous ne devons pas penser que face à une société sans cesse plus conservatrice, nous aurions besoin d’un caudillo pour passer en force. C’est une facilité, et nous même devons nous en désintoxiquer. Le mouvement des gilets jaunes est en outre passé par là, et il signale que l’aspiration populaire n’est pas à remplacer le monarque par un nouveau monarque plus éclairé. Personnellement, je souhaite quelqu’un qui éteigne la lumière de la monarchie présidentielle, c’est mon principal voire unique critère de vote. Ainsi, la mobilisation électorale dépendra aussi de la crédibilité du candidat à ne pas garder le pouvoir après son élection. Il faut donc se méfier de l’habit de grand-chef, qui pourrait s’avérer un obstacle à la victoire.

LVSL : En Espagne, Podemos est contraint de s’allier au PSOE, dans la mesure où un régime à la proportionnelle intégrale ou quasi intégrale limite les possibilités de gouverner seul avec une majorité de députés. Cette logique peut encourager l’établissement d’un consensus au centre, néolibéral, et par conséquent privilégier des forces qui occupent le centre de l’échiquier politique. Une telle configuration en France ne laisserait-elle pas les partis contestataires de l’ordre établi aux marges du pouvoir ? 

RG : Une assemblée constituante, c’est en fait une révolution pacifique. Je pense que si nous convoquons une assemblée constituante, tous les partis anciens seront balayés. Si l’on observe toutes les forces politiques de l’échiquier existant, elles sont toutes traversées de contradictions sur le plan institutionnel. Même à La France Insoumise, certains ne veulent absolument pas que l’on enlève la figure du président de la République. À l’inverse, d’autres, comme moi, pensent à l’instar de Saint-Just que « le Président doit gouverner ou mourir ». Dans un pays qui a pris l’habitude d’élire le Président au suffrage universel, il serait vain de maintenir un président sans pouvoir ou non élu au suffrage universel. À mes yeux, il ne faudrait pas de président de la République du tout.

Cette contradiction aboutit logiquement à une lutte au sein de l’assemblée constituante. Chacun devra dès lors se dévoiler : sommes-nous pour ou contre un président de la République ? À ce stade, La France Insoumise n’a pas été obligée de se positionner. Elle soutient juste la nécessité de convoquer une assemblée constituante, ainsi que des mesures de base comme le droit de révoquer, la prise en compte du vote blanc et du vote nul dans les suffrages exprimés. Je soutiens totalement ces mesures que je trouve nécessaires, mais sur la question du Président, rien n’est encore écrit. Imaginons que je me présente à l’assemblée constituante, je ne m’inscrirai pas sur une liste qui plaide pour le maintien d’un président de la République. Je ne sais pas s’il y aurait une liste France Insoumise proprement dite, mais si c’est le cas, je ne m’y présenterai que si la liste défend la suppression de cette institution, ce qui serait probable.

Quoi qu’il en soit, on voit bien comment les contradictions internes balaieraient les partis actuels, qui mourront donc avec la Ve République. Il est difficile de prévoir ce qui adviendrait ensuite. Je ne sais pas si une situation similaire à l’Espagne est imaginable, avec des difficultés à construire des majorités. Ce que je retiens avant tout, c’est l’expérience équatorienne. Quand Rafael Correa décide de convoquer une assemblée constituante, il décide parallèlement et en toute cohérence de ne présenter aucun candidat à l’élection législative qui se tient concomitamment. Les membres de sa formation Alianza País veulent une nouvelle constitution ou rien. Ils ne souhaitent pas faire partie du parlement de l’ancien régime. Correa, élu président au suffrage universel, ne dispose donc d’aucun député à l’assemblée du régime antérieur. Après un affrontement avec le Tribunal constitutionnel, il obtient l’organisation d’uneassemblée constituante. Et lorsqu’interviennent les élections pour désigner les membres de cette assemblée, la formation de Rafael Correa décroche une large majorité : les citoyens ont souhaité élire le parti qui a voulu ce nouveau régime, qui a provoqué la constituante, plutôt que les représentants de l’ancien régime. Donc bien malin celui qui peut prédire quelle sera la carte politique sous la VIe République !

D’autant plus que dans le schéma proposé par La France Insoumise, on ne pourrait pas faire partie de l’assemblée constituante si on a déjà été élu dans le cadre de la Ve, afin d’éviter que la classe politique n’importe son inertie et ses échecs dans la création de la VIe République. Il s’agira aussi de faire en sorte que les membres de la constituante ne puissent se retrouver en situation de conflit d’intérêt : ils seraient inéligibles pendant le premier mandat de ces institutions qu’ils auraient mises en place, afin d’éviter l’édification de règles qui les arrangent personnellement.

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL. Retranscrit par Tao Cheret et Vincent Dain.

Gilets jaunes : les blessés qui dérangent

Les blessés qui dérangent

Ils ont perdu un œil, une main, un bout de visage, ou leurs dents. En une fraction de seconde, leur vie a été bouleversée, parfois brisée parce qu’ils marchaient pacifiquement au sein ou aux abords d’une manifestation. Ils sont plus de 2000 selon les chiffres officiels à avoir été blessés par les forces de l’ordre pendant les manifestations des gilets jaunes. Nous sommes allés à la rencontre d’une trentaine de ces blessés graves à travers la France au cours des dernières semaines. Réalisé par Salomé Saqué, Louis Scocard et Antoine Dézert.

 

Cagnottes des blessés présents dans la vidéo :
Vanessa : https://www.leetchi.com/c/pour-ness-v…
Axel : https://www.leetchi.com/c/soutiens-ax…
Franck : https://www.leetchi.com/c/franck-bles…
Jérôme : https://www.paypal.com/pools/c/8bugzZ…