La « consommation éthique » ne changera pas le monde

Que ce soit pour s’attaquer au réchauffement climatique ou aux conditions de travail insoutenables, c’est toujours la même musique. Les gens n’ont qu’à consommer « éthique » et « écologique ». En réalité, cette idée ne fait que préserver le statu quo.

Article republié depuis notre partenaire Lava Média.

L’immense majorité a envie de pouvoir faire quelque chose pour rendre le monde meilleur. Les entreprises elles-mêmes l’ont d’ailleurs bien compris. Ainsi, Colruyt, via sa filiale Bio-Planet nous pousse à les rejoindre dans le combat pour une planète B : « Avez-vous déjà vu ou entendu notre spot publicitaire ? Découvrez-le en intégralité ici et faites, avec nous, des choix responsables. Car il y a une planète B… Bio-Planet »1. Acheter chez Colruyt, ce serait le choix responsable, solidaire, juste, zéro-déchets, etc.

Après une longue journée de travail, c’est derrière un cadi que nous devrions participer à la vie politique.

Ensuite, en ce qui concerne le shopping, H&M propose de « changer la mode » sur leur page « Let’s change ». Ça ne s’arrête pas là pour l’enseigne : « faisons ce qui est en notre pouvoir pour que les générations futures se sentent bien et soient plus tolérantes les unes envers les autres. Faisons en sorte que chacun se sente inclus, quels que soient son origine, son sexe, sa religion, son âge, ses capacités, son orientation sexuelle, son style ou sa taille. Rendons la mode responsable et la responsabilité à la mode. Faisons une nouvelle promesse une fois que ces cases seront cochées. Soyons acteurs du changement. »2

Consommer ressemble de plus en plus à un engagement politique. Qu’en est-il réellement ?

« Acheter c’est voter ! »

On l’a tous déjà entendu. Tel quel ou sous ses variantes : « Acheter c’est voter ». Après une longue journée de travail, c’est derrière un cadi que nous devons participer à la vie politique. Nous voilà donc « consommateurs souverains »3, cynique conception du ‘consommateur’ devenu ‘acteur du changement’ par ces choix sur le marché libre. Ce consommateur doté d’un prétendu nouveau pouvoir politique peut compter sur les labels éthiques, écologiques, durables pour  l’aider à repérer les produits les plus justes, ceux qui correspondent vraiment à ses valeurs.

Laure Waridel, « eco-sociologue » canadienne, s’est spécialisée dans le commerce équitable de café jusqu’à en devenir une pionnière dans son pays. Après avoir décortiqué le fonctionnement mondial de la production et du commerce de café, Waridel en conclut elle aussi que notre levier d’action se situe dans nos choix de consommation. C’est comme ça que nous pouvons faire bouger les lignes. Le titre de son livre ? Acheter c’est voter – le cas du café. Ça ne s’invente pas… Waridel annonce la couleur dans le premier chapitre de son livre :

« Certaines actions sont d’ordre macroéconomique et relèvent de politiques internationales. D’autres sont à la portée des citoyens par le biais de choix de consommation qui favorisent le commerce équitable de même que l’agriculture biologique […]. »4. L’action d’ordre macroéconomique est hors de portée pour les citoyens, ce n’est que comme consommateurs qu’ils peuvent agir.

Évidemment, beaucoup ne se laissent pas avoir par les jolies phrases de Colruyt ou H&M et préfèrent se tourner vers le « seconde main », les coopératives ou le circuit court. C’est positif. Ça montre qu’il y a beaucoup de gens dégoûtés par les méthodes du capitalisme et leurs conséquences aussi bien sur les travailleurs que sur le climat.  Cependant, la logique qui en découle et vers laquelle on nous pousse est la même : les citoyens détiendraient un pouvoir politique en tant que « consommateurs souverains ». En achetant tel produit plutôt qu’un autre, en choisissant tel enseigne plutôt qu’une autre, nous pourrions exprimer nos valeurs, signifier nos préférences et défendre notre identité politique. La politique devient une affaire de lifestyle.

La démocratie par le marché : une vision néolibérale

Cette vision de la politique s’inscrit dans une vision néolibérale qui réduit la démocratie au marché prétendument libre.

Pour les néolibéraux, le marché permet de répondre efficacement aux besoins des gens. C’est le système des prix, régis par l’offre et la demande qui permet à tous les acteurs économiques de faire les choix les plus rationnels.

Le marché est donc, en fin de compte, l’institution qui permet le mieux de coordonner la production et de répondre au mieux aux besoins. Les citoyens indiquent leurs souhaits et les changements qu’ils veulent voir advenir par le biais de la consommation individuelle.

Cette manière de concevoir l’organisation de la production et la société dans son ensemble détermine dans le même temps une manière bien particulière de concevoir la politique. Participer à la vie politique, peser sur les décisions économiques, déterminer les besoins que nous avons dans une société donnée, ça se fait par le marché capitaliste. De ce fait, la démocratie on ne l’exerce plus comme citoyen et travailleur par la délibération collective, mais bien comme consommateur individuel. La démocratie se déplace des institutions de l’État comme le parlement vers le marché capitaliste. Ludwig von Mises, l’un des pères fondateurs du néolibéralisme5 est très clair :

« Considérée de ce point de vue, l’économie est une démocratie dans laquelle chaque centime joue le rôle d’un bulletin de vote. Elle est une démocratie dont les représentants ne jouissent que d’un mandat toujours révocable. C’est une démocratie des consommateurs. »6

Mais il y a trois choses importantes que les néolibéraux omettent et que les défenseurs d’une consommation « éthique » semblent oublier :

• Dans cette vision, le poids politique que chacun peut exercer est dépendant de son portefeuille. Consommer ‘éthique et écolo’, ce n’est pas à la portée tout le monde, loin de là. La démocratie sur le marché, c’est le retour du vote plural du 19ème siècle où certains pouvaient voter plusieurs fois en fonction de leur statut social.

• Cette perspective efface la question de la démocratie sur le lieu de travail et le rôle des travailleurs dans la société en général. Elle enlève toute légitimité à la lutte collective, car ‘il suffit de consommer autrement’ et nous sommes réduits à agir chacun isolément.

• Enfin, le marché ne répond pas seulement à une demande. Il crée cette demande. Les besoins évoluent avec le temps et les entreprises, notamment par la pub, jouent un rôle crucial pour les faire émerger. Contrairement à ce que les néolibéraux essayent de nous faire croire, sur la question des besoins, ce sont les entreprises qui ont le contrôle. Ce sont elles qui, en définitive, déterminent ce qu’on produit, pour qui et comment. Dans cette perspective, nous n’avons aucun poids sur la production. Qui mieux que Steve Jobs lui-même pour confirmer le propos :

« ‘Donnez aux clients ce qu’ils veulent’. Mais ce n’est pas mon approche. Notre travail consiste à déterminer ce qu’ils vont vouloir avant qu’ils ne le sachent. Henry Ford a dit un jour : “Si j’avais demandé aux clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : ‘Un cheval plus rapide ! Les gens ne savent pas ce qu’ils désirent tant que vous ne le leur montrez pas. C’est pourquoi je ne me fie jamais aux études de marché. » 7

En réduisant notre action politique à la consommation, on préserve plus le statu quo qu’on ne le remet en question.

Sur le marché capitaliste, ce sont les Steve Jobs et Elon Musk de ce monde qui font la loi.

Évidemment, mieux consommer part d’une bonne intention. De plus, on ne peut pas dire que cela fasse du mal. Cependant, en réduisant notre action politique à cela, on préserve plus le statu quo qu’on ne le remet en question.

Peut-on mieux consommer ? Probablement. Est-ce exercer un poids politique significatif ? Est-ce lutter ? Non. Refusons d’être réduits à si peu.

Remettre l’action collective au centre

Cette vision néolibérale constitue une attaque frontale contre toutes les formes d’action collective dont se sont dotés les mouvements sociaux, en particulier le mouvement ouvrier.

Sous un couvert bienveillant, éthique et écolo, les défenseurs de cette perspective participent à détruire la légitimité démocratique de ses actions collectives en diffusant des formes d’actions individualistes.

Reprenons le cas de H&M qui veut changer la mode. Sur leur site, il n’est évidemment pas mentionné que les travailleurs du textile qu’ils emploient indirectement au Bangladesh ont récemment mené une grève de trois semaines pour arracher une revalorisation salariale8. Depuis la tragédie du Rana Plaza qui avait fait plus de 1000 morts dans ce même secteur industriel bangladais, les grandes marques qui se fournissent là-bas n’ont rien changé à leur politique9. Les syndicats locaux en revanche ont mené une lutte déterminée pour améliorer la sécurité des travailleurs. Les salaires, eux, restaient particulièrement à la traîne. Après un mouvement qui a mené à de nombreux affrontements avec les forces de l’ordre faisant plusieurs morts, les syndicats ont fini par obtenir une augmentation salariale. Malgré une reprise du travail, ils ne lâchent pas le combat, car l’augmentation obtenue ne permet toujours pas une vie digne. Les changements dans la mode, ce sont les travailleurs qui l’amènent par leur lutte collective, pas le consommateur et encore moins les entreprises.

Contre le « moi » individualiste et simple consommateur, osons affirmer un « nous » de la classe travailleuse. Cette même classe qui produit la richesse et qui par son action a prouvé à travers l’histoire des grands mouvements sociaux et en particulier à travers de grandes grèves à quel point elle peut arracher des victoires.

Cela vaut autant ici qu’au Bangladesh. Les congés payés, la réduction du temps de travail, la sécurité sociale ou le droit de vote, tout cela n’a pas été arraché par un changement de consommation individuelle, mais par une lutte collective, combative et organisée.

Le paradoxe écologique des grands projets ferroviaires

Aiguillage. © Zane Lee

Le 27 août dernier, un spectaculaire éboulement dans la vallée de la Maurienne a entraîné la fermeture de la ligne ferroviaire reliant Paris à Milan. Cet incident intervient au cœur des débats entourant la construction du tunnel Lyon-Turin, mettant en lumière les défis auxquels sont confrontés les projets ferroviaires d’envergure dans le contexte de la transition écologique.

Le réseau ferroviaire français connaît depuis plusieurs décennies une phase de déclin. Entre 1980 et 2021, le réseau exploité est passé de 34 362 à 27 057 kilomètres soit une diminution de plus de 21%. Dans ce contexte, l’expansion du réseau repose principalement sur la construction de lignes à grande vitesse qui représentent aujourd’hui 8% du réseau ferré. Les dernières lignes mises en service sont les projets Ligne Nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL, Le Mans – Rennes) Sud Europe Atlantique (SEA, Tours – Bordeaux) en 2017, et le contournement Nîmes Montpellier en 2019. Cette tendance est toutefois remise en cause par l’abandon ou la modification des projets de grande vitesse sur fond de contestation des grands projets.

Entre 1980 et 2021, le réseau exploité a diminué de plus de 21%.

L’avenir incertain du réseau ferroviaire français

Les anciens plans de développement du réseau ferroviaire ont été très ambitieux. En 1991, le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse prévoyait un développement massif de plus de 3500 kilomètres de lignes nouvelles desservant l’ensemble du territoire pour 180 milliards de francs (49 milliards d’euros actuels). Sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le Grenelle de l’Environnement prévoyait également un développement important des LGV. Ces projets avaient pour triple objectif de promouvoir des modes de transport plus respectueux de l’environnement, de réduire les temps de trajet vers les régions enclavées et de stimuler l’emploi et l’économie. 

Cependant, bon nombre d’entre eux ont été remis en question, que ce soit en raison de leur utilité ou de leurs coûts élevés. Malgré une période de stagnation du ferroviaire, le discours a toutefois connu ces dernières années une importante évolution. Ainsi, alors qu’Emmanuel Macron déclarait en 2017 que « La réponse aux défis de notre territoire n’est pas d’aller promettre des TGV à tous les chefs-lieux de département de France. » allant jusqu’à défendre la liaison aérienne Paris-Toulouse jugée « très pertinente », le président évoquait en 2021 que « la décennie 2020 sera la nouvelle décennie TGV ».

Projets de lignes nouvelles, Rapport de présentation du schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse, mai 1991

Aujourd’hui, le gouvernement semble opter pour une approche plus mesurée du développement de la grande vitesse. Le 24 février 2023, Elisabeth Borne, alors Première ministre et ancienne ministre des transports, déclarait retenir le scénario « planification écologique » du rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures (COI) comme référence pour les discussions futures. Cette proposition de programmation inscrit l’évolution du réseau sur la longue durée, prévoyant des abandons, des reports et des modifications substantielles des projets existants.

Carte réalisée par l’auteur

Parmi les projets en cours, seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse. À quinze ans, une partie des nouvelles lignes normandes est prévue, tandis qu’à vingt ans, la section sud du Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) menant jusqu’à Dax, la LGV entre Béziers et Perpignan, ainsi que le projet Lyon-Turin pourraient être réalisés.

Plus nombreux sont les projets renvoyés à un horizon lointain, s’étendant au-delà de quatre quinquennats. C’est le cas du prolongement de la LGV de Dax jusqu’à la frontière espagnole, du développement de nouvelles lignes en Normandie, notamment le projet du « Y de l’Eure ». Dans l’ouest, le projet initial de Ligne nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL), qui prévoyait plusieurs sections de nouvelles lignes vers Nantes, Brest et Quimper, est remis en question sur fonds d’abandon du projet de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et est favorisé par les améliorations techniques apportées aux lignes existantes.

Seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse.

De plus, de nombreux projets conçus dans le contexte d’expansion du réseau ont évolué ou ont été annulés, comme le projet Rhin-Rhône, le Poitiers-Limoges ou la nouvelle ligne Paris-Lyon par Orléans et l’Auvergne, en raison de leurs coûts élevés ou des améliorations apportées aux lignes existantes. Ces annulations progressent en raison des défis associés aux lignes à grande vitesse, mettant en évidence les difficultés de réalisation des projets ferroviaires dans le contexte actuel.

La LGV, un transport coûteux mais structurant

Le ferroviaire, en raison de ses caractéristiques techniques, implique en effet une infrastructure lourde et exigeante en termes d’espace. Au-delà des rails, il est nécessaire de prévoir un espace adéquat pour le gabarit des trains, le matériel de signalisation, des caténaires électrifiées et leurs poteaux et d’éventuels talus pour limiter les nuisances sonores. Il en est de même des autres infrastructures gourmandes en surface : gares, aiguillages, centres de contrôle et stations électriques. De plus, il faut tenir compte des contraintes liées au tracé des voies ferrées, en particulier les courbes et les dénivelés, qui ont un impact direct sur la vitesse des déplacements ferroviaires. Enfin, les voies ferrées nécessitent une intégration adéquate avec les cours d’eau, les routes, les espaces naturels et le bâti.

Les Lignes à Grande Vitesse (LGV) imposent des contraintes supplémentaires visant à optimiser leur vitesse maximale. Elles se traduisent par une réduction des inclinaisons et des dénivelés, l’élimination des passages à niveau et une signalisation particulière. En conséquence, les LGV incluent de nombreux ouvrages d’art tels que des ponts et des tunnels pour minimiser l’impact de l’environnement sur la ligne. Tout est mis en œuvre pour garantir des trajets rectilignes et étanches ce qui a un coût significatif. Les 340 kilomètres de la LGV Sud Europe Atlantique (SEA) entre Tours et Bordeaux (302 kilomètres de LGV et 38 kilomètres de raccordement) ont coûté 7,7 milliards d’euros, soit 22,6 millions d’euros par kilomètre. De même, les 182 kilomètres de la LGV Bretagne-Pays de la Loire (BPL) entre Le Mans et Rennes ont coûté 3,3 milliards d’euros, soit 18,1 millions d’euros par kilomètre.

L’intérêt des lignes nouvelles, en particulier les Lignes à Grande Vitesse (LGV), n’est pas nouveau. Le développement de la grande vitesse ferroviaire a permis d’obtenir des gains de temps significatifs là où il a été déployé. Il a également contribué à désengorger les axes en voie de saturation comme le Paris-Lyon-Marseille, ouvrant la voie à une augmentation du trafic, notamment fret et régional.

Cependant, la grande vitesse ferroviaire suscite également de nombreuses critiques. En privilégiant des arrêts espacés pour minimiser les périodes de freinage et d’accélération, elle crée un « effet tunnel » qui isole de nombreuses régions, en particulier les zones rurales et les villes intermédiaires, favorisant les phénomènes de métropolisation. De plus, la construction de LGV requiert la mobilisation d’importants espaces, parfois naturels ou agricoles. En période de contraintes budgétaires, les coûts élevés associés à la construction des LGV sont remis en question, notamment en comparaison du manque d’investissement dans les lignes régionales. Les nouveaux projets ferroviaires suscitent donc une opposition significative, en raison d’un coût économique et environnemental élevé.

Lyon-Turin, l’exemple des dilemmes des grands projets ferroviaires

Le projet de ligne nouvelle entre Lyon et Turin cristallise le débat actuel sur les projets de grande vitesse ferroviaire. S’étendant sur 270 kilomètres de l’est de Lyon au nord de Turin, ce projet, dont les prémices remontent aux années 1980, comporte un tunnel de base de 57,5 kilomètres sous les Alpes. Ce projet vise à répondre à deux enjeux : d’une part l’augmentation attendue – et surtout souhaitée – du report modal du trafic de marchandises des camions vers le train et d’autre part une réduction des temps de trajet entre la France et l’Italie. 

Actuellement, la majorité des transports de marchandises franco-italiennes à travers les Alpes s’effectuent par voie routière, et le tunnel existant ne pourrait pas assurer un changement de ce paradigme. A ce jour, 93 % des marchandises sont acheminées par camion entre la France et l’Italie contre seulement 25% entre la Suisse et l’Italie, grâce à des infrastructures nouvelles et une politique active de transfert vers le rail de la Suisse. Ainsi, en 2021, 831 000 poids lourds ont emprunté le tunnel actuel du Fréjus, ce qui représente une augmentation de 7,6 % par rapport à 2019, sur un total de près de 3 millions de camions passant par l’un des trois points de passage principaux (Vintimille, Fréjus, Mont-Blanc). Pourtant, le transport ferroviaire est plus économique que le transport routier. Selon la Commission européenne, un trajet de Lille à Turin via le tunnel du Fréjus coûterait moins de 90 centimes par kilomètre, comparé à près de 1,9 euro par camion. Les raisons du choix prédominant du transport routier sont multiples, mais la capacité limitée du tunnel actuel doit également être prise en compte.

L’actuel tunnel ferroviaire, construit en 1871, est le plus ancien tunnel encore en service de l’arc alpin. En raison de sa structure – un tunnel monotube sans sorties de secours – il présente un certain nombre de limitations en termes de sécurité. Dans cette configuration, malgré d’importants travaux de réhabilitation réalisés il y a quelques années, le gestionnaire italien a imposé diverses restrictions qui interdisent, entre autres, le croisement ou la poursuite des trains transportant des marchandises dangereuses. Une note de SNCF Réseau datant de 2018 indique que ces dispositions limitent le nombre de circulations à 62 par jour, 54 si les croisements entre trains de marchandises et de voyageurs sont interdits, et 42 si une restriction de sécurité empêche la présence simultanée de deux trains dans le tunnel. Pour Transportail, si cette limite est fortement impactée par la fermeture du tunnel six heures par jour, une réduction de la durée de fermeture du tunnel pourrait permettre d’atteindre virtuellement 84 circulations par jour en l’absence de toute fermeture. Aujourd’hui , les jours de trafic les plus chargés voient environ 40 circulations, ce qui limite la marge pour une augmentation du trafic. Le projet Lyon-Turin pourrait permettre d’atteindre 162 circulations par jour dans une infrastructure aux normes actuelles.

La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité du Lyon-Turin que de ses coûts économiques et écologiques potentiels.

Plus généralement, l’ensemble de la ligne atteint ses limites. En raison des fortes pentes, parmi les plus importantes du réseau français, la capacité de chargement des trains est limitée à 1600 tonnes, nécessitant la présence de deux voire trois locomotives supplémentaires De plus, la section en aval, entre Chambéry et Montmélian, est également saturée avec le croisement des circulations nationales, régionales, urbaines et fret. En 2018, lors de sa journée la plus chargée, elle a vu passer 155 trains. Les infrastructures présentent également divers points inadaptés, notamment avec la présence de passages à niveau ou la traversée de villes, ce qui réduit les vitesses et, par conséquent, les capacités. C’est dans ce cadre plus large que doit être pensé l’amélioration du réseau pour penser un report modal massif.

Le projet d’un nouveau tunnel et de voies supplémentaires en aval de la ligne apparaît donc nécessaire pour accroître significativement le trafic ferroviaire et réduire la congestion routière transalpine. Cette ligne permettrait également d’améliorer considérablement les temps de trajet. En ce qui concerne le transport de voyageurs, le gain de temps serait d’une heure à une heure et quart avec un trajet théorique Lyon-Turin en 2h04 au lieu des 3h22 actuelles, plaçant Paris à 4h15 de Milan sans arrêt. Ce gain de temps couplé à une hausse capacitaire ouvrirait la voie à un transfert de passagers de l’avion vers le train pour les déplacements vers le nord de l’Italie. Toutefois, si le projet du nouveau tunnel venait à se concrétiser, il n’est pas garanti qu’il attirerait naturellement une clientèle significative. Comme le soulignait déjà la Cour des comptes en 2012, les prévisions d’augmentation du trafic, sur lesquelles repose le projet Lyon-Turin, ont été révisées à la baisse. Par conséquent, la Cour recommandait alors des mesures contraignantes en faveur du transfert modal vers le train afin de concrétiser les avantages potentiels d’une telle infrastructure.

La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité de ce projet que de ses coûts économiques et écologiques potentiels. En 2012, la Cour des comptes estimait le coût global du chantier à 26,1 milliards d’euros, soit près de 96,7 millions d’euros par kilomètre. Cependant, ce chiffre est sujet à d’importantes évolutions en raison des incertitudes liées au tracé et à l’évolution des coûts sur une période de plus d’une décennie. Pour mettre cela en perspective, le seul tunnel était estimé à 9,6 milliards d’euros en 2019, tandis que le tunnel de base du Saint-Gothard en Suisse, long également de 57 kilomètres, coûtait environ 7,6 milliards d’euros en 2016.

Sur le plan environnemental, le projet de Lyon-Turin entraînerait l’artificialisation d’environ 1.500 hectares selon la Confédération paysanne. Il soulève également des préoccupations concernant l’eau. Le creusement du tunnel et les travaux connexes entraîneraient une consommation d’eau importante et une modification de l’hydrologie des vallées, ce qui nécessiterait de trouver de nouvelles sources d’eau pour approvisionner les villages. Selon les partisans du projet, le drainage aux abords du chantier représenterait de 0,6 à 1 mètre cube d’eau par seconde, soit de 20 à 30 millions de mètres cube par an, des chiffres équivalents à 1 à 2 % du débit de l’Avre, affluent de l’Isère. Enfin, l’empreinte carbone du projet est estimée à 10 millions de tonnes de CO2. Les partisans du projet avancent que cette empreinte carbone pourrait atteindre la neutralité en 15 ans, tandis que la Cour des comptes européenne estime qu’il faudrait entre 25 et 50 ans pour y parvenir.

Le projet Lyon-Turin illustre donc le dilemme écologique entre la volonté de transférer d’importants volumes de trafic routier et aérien de passagers et de marchandises d’une part, et les conséquences environnementales négatives de ce projet. Cependant, si le projet du tunnel était finalement privilégié, il serait essentiel de le construire le plus rapidement possible pour ne pas prolonger davantage la situation actuelle, qui favorise le statu quo du trafic routier, faute de décision politique claire.

La ligne nouvelle Provence Côte d’Azur, de la LGV à l’amélioration de l’infrastructure

Les évolutions du projet de Ligne nouvelle Provence Côte d’Azur (LN PCA) illustrent les difficultés de concilier l’amélioration du réseau avec une desserte équilibrée des territoires. Ce projet consiste en une amélioration des infrastructures entre Marseille et Nice. Initialement envisagé dès 1991 en complément de la LGV Méditerranée entre Lyon et Marseille, le projet a été révisé pour répondre aux besoins des zones métropolitaines.

L’infrastructure ferroviaire du littoral sud-est est devenue inadaptée aux besoins de la région. La ligne Marseille-Nice a été construite en 1860 et atteint ses limites avec 50% de trains retardés et une vitesse moyenne de 80 km/h. Les nœuds ferroviaires de Marseille, Toulon et Nice connaissent également une saturation croissante, notamment au niveau de goulets d’étranglement. C’est le cas du nœud marseillais où convergent les trois lignes vers le Nord, l’Occitanie et la Côte d’Azur vers une gare en cul-de-sac. En parallèle, la Côte d’Azur fait partie des territoires les plus éloignés du réseau national. Nice (7e agglomération de France, 963 000 habitants) se situe à 5h33 de Paris, Toulon (9e agglomération, 596 000 habitants) à 4h59. En parallèle, l’offre aérienne permet, à un prix similaire voire inférieur, de desservir plus rapidement Paris (1h20 en moyenne) et les autres agglomérations françaises. Aujourd’hui, la liaison aérienne Paris-Nice est la première liaison au sein de l’hexagone avec 2,9 millions de voyageurs en 2022 auxquels on peut ajouter les plus de 1,4 million de voyageurs se rendant de Nice vers d’autres destinations métropolitaines (Lille, Nantes, Bordeaux, Mulhouse, Lyon, Toulouse principalement).

Pour remédier à ces difficultés, différents projets ont visé à agir sur le gain de temps et l’augmentation capacitaire. Parmi ces deux enjeux, les projets de ligne nouvelle constituent les projets les plus sensibles et cristallisent les débats. La difficulté consiste entre deux choix : d’une part favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, et d’autre part, un trajet desservant un chapelet de métropoles sur la côte, favorable aux liaisons régionales, au risque de diminuer drastiquement le gain de temps. Deux grandes familles de scénarios en découlent lors du débat public en 2005-2008, : ceux des « Métropoles du Sud »  (Nice-Marseille via Toulon, Nice à environ 4h de Paris, Toulon à 3h20) préférés par le Var et ceux « Côte d’Azur » (trajet direct vers Nice, Nice à environ 3h30 de Paris) préférés par les Alpes-Maritimes mais plus destructeurs d’espaces viticoles. En 2009, le projet « Métropoles du Sud » est retenu (Nice à 3h50 de Paris, 180 kilomètres de lignes, 15 milliards d’euros).

Le projet connaît en 2012 une importante évolution à la faveur de la desserte régionale et change de nom de « LGV PACA » à « Ligne nouvelle PCA ». En 2013, la commission Mobilité 21 acte la décision de privilégier les liaisons locales et d’améliorer les infrastructures existantes à la place du projet de ligne nouvelle. Le projet est alors phasé en deux étapes, tout d’abord une désaturation des nœuds (horizon 2030) et ensuite des lignes nouvelles (post-2030) réduites à deux portions, entre Aubagne et Toulon et entre Le Muy et Cannes.

Faut-il favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, ou desservir un chapelet de métropoles sur la côte ?

En 2018, le comité d’organisation des infrastructures acte la priorité aux transports du quotidien et propose un phasage en 4 étapes privilégiant l’amélioration du réseau existant (nouvelles haltes, réorganisations des voies, augmentation du nombre des voies). Elle prévoit notamment la traversée souterraine de Marseille en phase 2 permettant un gain de temps de 15 à 20 minutes pour les trajets au-delà de Marseille (Paris-Nice en 5h15, Paris-Toulon en 4h45), qui s’intègre dans le projet de développement d’un service express régional métropolitain pour la cité phocéenne. La création de la ligne nouvelle est reléguée à la phase 4 prévue après 2038. En avril 2021, le projet est évalué à 3,5 milliards d’euros pour les deux premières phases, les phases 3 et 4 sont évaluées à 10,8 milliards d’euros. En 2022, le COI prévoit dans son scénario « planification écologique » une nouvelle planification à horizon 2043 de la phase 4.

La complexité de l’opération a orienté le projet à l’origine de LGV jusqu’à Nice vers un projet d’amélioration des trajets régionaux. Cette nouvelle orientation présente de véritables améliorations du réseau – notamment par l’augmentation du nombre des voies et la construction de la gare souterraine de Marseille – permettant, à terme, de désaturer les nœuds marseillais, toulonnais et niçois. Toutefois, les grands projets d’amélioration de la desserte et de lignes nouvelles, fortement restreints ont été renvoyés ad vitam.  Cette évolution illustre les difficultés à mettre en place des projets majeurs structurants, dans un domaine aussi complexe et long que le ferroviaire.

Bordeaux-Toulouse, le dernier grand projet ferroviaire ?

Dans le paysage ferroviaire, la LGV Bordeaux-Toulouse apparaît comme le dernier grand projet en cours de réalisation. Au-delà d’une meilleure desserte entre ces deux métropoles, elle s’inscrit dans un projet plus large de desserte du sud-ouest. Sa mise en service est attendue d’ici une dizaine d’années.

La ligne de Bordeaux à Toulouse constitue un axe historique du réseau ferroviaire français. La Loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer en France du 11 juin 1842 qui prévoit l’organisation du réseau ferroviaire selon « L’étoile de Legrand » propose déjà un axe de Bordeaux à Marseille par Toulouse. Cet itinéraire a été préféré pour la grande vitesse à une ligne directe Paris-Limoges-Toulouse du fait du choix de desservir les métropoles de l’Ouest. Envisagé dans le schéma directeur de 1991, ce dernier prévoit une LGV « Grand-Sud » reliant Bordeaux à la Côte d’Azur par Toulouse permettant de desservir Toulouse en 2h48.

Ce projet vise ainsi historiquement à améliorer la desserte de Toulouse depuis le reste du pays. Aujourd’hui, alors que Toulouse se situe à 4h18 de Paris en train, la capitale occitane reste la seconde destination intérieure en avion avec un trajet Paris-Toulouse en 1h15 (2,15 millions de passagers en 2022 et plus d’un million pour les autres destinations intérieures). Il va toutefois connaître un développement autour des enjeux d’amélioration des capacités du réseau. En effet, les projets de réseaux express métropolitains, notamment à Bordeaux et Toulouse, demandent une augmentation importante des capacités du réseau où cohabitent déjà difficilement fret, trains régionaux et grandes lignes.

Les premiers projets de LGV ont permis de réduire drastiquement le temps de trajet de Paris à Toulouse. D’environ 6h depuis la fin des années 1960 (via Limoges), il diminue à 5h30 en 2014 (via Bordeaux) pour atteindre actuellement environ 4h15 avec le prolongement de la LGV jusqu’à Bordeaux. Depuis les années 2000 le projet est régulièrement remis en avant d’être intégré au « Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest » (GPSO), un projet plus large comprenant la branche Bordeaux-Toulouse, une branche vers l’Espagne et des aménagements ferroviaires au nord de Toulouse (AFNT) et au sud de Bordeaux (AFSB). Prévu par le Grenelle de l’environnement en 2009 avec trois branches à partir de la LGV Paris Bordeaux (une pour Toulouse, une pour l’Espagne, une pour Limoges), il est déclaré d’utilité publique en 2016, tandis que les deux autres branches sont remises à plus tard. 

Aujourd’hui, le projet est composé de deux phases, la phase 1 prévoit les aménagements toulousains et bordelais ainsi que les LGV vers Dax et Toulouse et la phase 2 prévoit le prolongement de Dax à la frontière espagnole par la côte basque. Alors que les travaux sur les nœuds bordelais et toulousains sont prévus pour 2024, les deux lignes nouvelles sont encore à l’étude. La ligne nouvelle est estimée à 6,6 milliards d’euros sur les 18 milliards d’euros des deux phases du GPSO et prévoit 222 kilomètres de LGV incluant 55 kilomètres communes à Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Il prévoit également la création de deux gares TGV en périphérie d’Agen et de Montauban. Le projet prévoit un gain de temps de 49 minutes avec les arrêts intermédiaires entre Bordeaux et Toulouse soit un trajet Paris-Toulouse en environ 3h25 avec arrêts.

Le projet connaît toutefois de nombreuses critiques tant sur son coût financier et écologique que sur ses prévisions de trafic et de gain de temps, ce qui amène ses opposants à défendre plutôt une modernisation de la ligne actuelle. Aussi, la commission d’enquête d’utilité publique rend en 2015 un avis défavorable en raison d’une faible rentabilité et d’une faible analyse des impacts sur l’environnement. Les études portant sur des alternatives à la ligne nouvelle prévoient la possibilité de gagner une dizaine de minutes sur la ligne actuelle ou d’une vingtaine de minutes avec la création de seulement 50 kilomètres de lignes. Toutefois, ces projets présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel comparé à leurs avantages (2,1 milliards d’euros pour l’amélioration de la ligne actuelle, 3,8 à 4,9 milliards d’euros pour les optimisations plus importantes contre 6,6 milliards d’euros pour le projet actuel). Face aux volontés de développer les réseaux urbains et régionaux, l’espoir d’un maintien voire d’une augmentation du trafic fret et surtout les fortes attentes d’une réduction des temps de trajets à partir du Sud-Ouest, ces alternatives n’ont pas été préférées au projet actuel. 

Les projets alternatifs à la LGV Bordeaux-Toulouse présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel et des avantages plus faibles.

Le GPSO constitue aujourd’hui l’un des derniers grands projets ferroviaires dont la réalisation semble prochaine. Projet emblématique du développement du ferroviaire, il bénéficie d’un portage politique fort. Ainsi, lorsqu’en 2021 le maire de Bordeaux Pierre Hurmic évoquait son souhait de « tout mettre en œuvre pour arrêter ce projet insensé » en soulignant les réticences des élus du Lot-et-Garonne, de la Gironde et du Pays Basque, ce sont les présidents de la région Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, le maire de Toulouse et le président de Bordeaux Métropole qui ont réaffirmé leur soutien au projet.

Face aux coûts et aux calendriers, la nécessaire planification du réseau

La durée étendue de ces projets – plusieurs décennies – souligne la nécessité de prendre en compte les enjeux de saturation dès le stade de la planification. Le projet Lyon-Turin, conçu dans les années 1980-1990 et prévu entre 2030 et 2050 en fonction des décisions politiques, illustre cet impératif. Par exemple, le laps de temps entre l’approbation du schéma directeur de la ligne Tours-Bordeaux (LGV SEA) en 1992 et l’ouverture de la ligne en 2017 a duré 25 ans. À l’heure où le développement des réseaux de RER métropolitains et la volonté d’accroître le transport de fret exercent une pression sur les infrastructures existantes, il est impératif d’engager une logique de planification, d’autant plus compte tenu des montants financiers engagés.

La construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables.

Sur le plan financier, le coût des projets de grande vitesse apparaît comme un argument en faveur de la réallocation de ces fonds vers des projets de lignes régionales et métropolitaines, qui seront également fortement sollicitées et présentent des masses financières moindres. En pratique, ces projets doivent coexister car la création de nouvelles lignes libère des voies pour le trafic quotidien. Il est toutefois difficile de défendre ce point de vue tant que les investissements dans le ferroviaire restent limités et comptés.

Enfin, il est essentiel de comprendre que la construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables. A ce titre, il est intéressant de rappeler qu’alors que le réseau ferroviaire s’est réduit de plus de 15% en trente ans, le réseau routier a augmenté d’autant, avec plus de 150 000 kilomètres de routes en plus.

Moteurs du développement du réseau ferroviaire depuis un demi-siècle, les grands projets ferroviaires offrent d’importants avantages en termes de gain de temps et d’efficacité du réseau, mais ils ne sont pas exempts de coûts, tant sur le plan environnemental que social. Ils favorisent l’augmentation des déplacements entre les grands pôles d’activités au détriment des espaces traversés ou évités. Cependant, il est crucial de considérer ces projets comme des éléments structurants visant à soulager le réseau existant, et de les évaluer au cas par cas en prenant en compte leur impact sur le long terme, tant en termes de coûts que d’avantages.

Face à l’écologie anti-populaire : tout changer ?

La place prise par la question écologique et environnementale n’arrête pas de grandir dans le débat public. Au point que, face à la centralité de cet enjeu, même un parti historiquement éloigné de la question climatique et écologique comme le Rassemblement national commence à étoffer ses prises de positions. De l’autre côté de l’échiquier politique, les mouvements aux programmes écologiques fournis (EELV, La France insoumise) peinent cependant à défendre ces sujets auprès des classes populaires, alors qu’elles sont les premières concernées par les conséquences du dérèglement climatique et le saccage de la nature. Le diagnostic est limpide : l’écologie politique est dans une impasse au sein de la France populaire. Le naufrage du dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes des Verts, entre séance de « booty-therapy » et intervention du chantre du libéralisme Gaspard Koenig, n’en est que la dernière illustration. Quel bilan dresser du rapport entre écologie politique et classes populaires ? Quelles pourraient être les lignes de force d’un discours écologique de gauche apte à convaincre les classes populaires ?

Rompre avec le discours écologique dominant

Pour de nombreux Français, l’écologie politique est loin de leur préoccupations, de leur quotidien et on observe un réel fossé entre les classes populaires et le discours écologique dominant. Cette distance peut avant tout être interprétée comme la conséquence d’une distance forte entre une bonne partie des Français et la forme du discours écologiste. La perception souvent négative du discours écologiste dominant peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Par discours écologiste dominant, il semble pertinent de considérer un ensemble de prises de positions et de politiques publiques qui dépassent largement EELV et englobent aussi une partie du discours libéral sur l’écologie du gouvernement ainsi que les discours professés dans de nombreuses sphères intellectuelles, que ce soit sur LinkedIn ou Twitter.

Premièrement, le discours écologiste dominant est souvent perçu comme moralisateur, donneur de leçons et individualisant, à l’image des diverses polémiques qui ont rythmé ces derniers mois (l’affaire du barbecue synonyme de virilité selon la députée EELV Sandrine Rousseau, la suppression du sapin de Noël par la mairie écologiste de Bordeaux, l’appel à la sobriété individuelle sur le chauffage de la première ministre Elisabeth Borne). La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. Celles-ci subissent depuis plusieurs décennies une très forte pression à l’écologisation de leurs modes de vie, symbolisée par l’omniprésence des éco-gestes dans les campagnes de sensibilisation, dont s’est emparée entre temps la droite libérale. S’il ne faut pas mettre de côté le rôle joué par les médias dans cette perception individualisante du discours écologiste, le sentiment d’ensemble reste présent. Cette individualisation génère une dimension moralisante, faisant reposer sur les épaules des individus le destin de la société.

La dimension individualiste du discours écologiste, invitant le citoyen à ne plus prendre l’avion, à changer sa voiture et sa chaudière, méconnaît complètement la réalité du rapport des classes populaires à l’écologie. 

Deuxièmement, le discours écologiste dominant peut paraître profondément déconnecté des conditions matérielles d’existence concrètes des classes populaires. Les changements promus par l’écologie dominante sont avant tout des appels à des gestes personnels : rénover sa maison, changer sa chaudière et sa voiture, manger moins de viande. Si ces gestes représentent effectivement à l’échelle macro-économique les principaux leviers de décarbonation, ils sont présentés comme dérivant de démarches isolées, incitant par-là même à une prise en charge individuelle du problème collectif que représente le changement climatique. Concrètement, les incitations à l’écologisation des modes de vie sont perçues comme hors-sol, en décalage complet avec la vraie vie, celle « du travail et des dettes » et au goût pour le « raisonnable, le concret, l’intelligible » des classes populaires. Les trajectoires concrètes de transformation ne sont pas claires, faute d’un discours suffisamment ancré dans la réalité des contraintes temporelles et économiques des ménages populaires.

Troisièmement, le discours écologiste dominant se caractérise par la très forte versatilité de la critique qu’il porte et des clivages qu’il mobilise. Autrement dit, il est difficile de comprendre ce que dénonce clairement l’écologie en vigueur et quels sont ses ennemis. Pour les écologistes libéraux du gouvernement, l’ennemi ce sont les habitudes de consommation des gens et l’être humain dans son ensemble. Pour les Verts, l’ennemi porte de nombreux noms : capitalisme, patriarcat, société de consommation, parfois l’idée de progrès, parfois même le prolétaire qui désire acheter un pavillon et une voiture. Si ce discours de dénonciation globale s’appuie souvent sur des travaux fondés (par exemple le lien entre argent, masculinité et consommation de viande), il ne semble pas du tout opérationnel pour convaincre la majorité, entraînant une forme de confusion. À la fin, l’adversaire de l’écologie politique n’a pas de nom, pas de visage. Et l’invitation d’intellectuels comme Gaspard Koenig, essayiste libéral s’il en est, au dernier meeting de lancement de la campagne des Européennes, finit définitivement de brouiller les pistes.

Quatrièmement, alors même que les classes populaires sont en moyenne déjà bien plus sobres et économes que les classes supérieures (le décile le plus modeste émet près de 3 fois moins de Co2 que le décile le plus riche), elles tirent bien moins de gains symboliques de l’écologisation de leurs modes de vie. Ce qui est valorisé par la sphère écologique, ce sont les start-ups écologiques de diplômés sortis de grandes écoles, les bobos mangeant bio et allant au vélo au travail ou bien les courageux vacanciers ayant choisi de prendre le TGV à la place de l’avion, ou au mieux, les « bifurqueurs » partant faire de l’agriculture de leurs mains. Des actions éloignées pour la plupart de la réalité des classes populaires. Au contraire, l’application de gestes écologiques au quotidien en milieu populaire (réduire sa consommation d’eau, d’électricité, prendre les transports en commun) n’apporte que peu de gloire supplémentaire et constitue en réalité le quotidien d’une partie conséquente de ses membres.

Le tableau électoral est également sans équivoque. La scission avec les classes populaires y apparaît clairement. Le vote le plus représentatif de l’écologie politique reste le vote pour les Verts. Pour les élections européennes de 2019, 94% des électeurs écolos indiquaient que la question environnementale avait été déterminante dans leur choix. Ce constat est beaucoup moins tranché pour les autres partis de gauche, ce qui nous invite à analyser ce choix quasi-pur. Aux Européennes, si la liste menée par Yannick Jadot recueille 13,5%, elle plafonne à 7% chez les ouvriers, 10% dans l’ensemble des classes populaires, 5% chez les sans-diplômes, 18% chez les diplômés du supérieur. Son score relativement élevé de 15% chez les personnes au niveau de vie modeste s’explique principalement par un fort vote étudiant (23% chez les 18-24 ans). Lors de la dernière présidentielle, le résultat est sensiblement similaire. Alors que la liste EELV obtient globalement près de 5%, ce score tombe à 1% chez les ouvriers, 4% chez les employés, 1% chez ceux se déclarant comme défavorisés. Par ailleurs, d’après un sondage IPSOS, seuls 25% des CSP- avaient (parmi trois autres critères) choisi leur vote pour des questions environnementales contre 31% chez les CSP+.

La rupture est aussi géographique avec une transformation écologique à deux vitesses. Si les grandes villes et métropoles sont gagnées par une vague verte (Lyon, Bordeaux, Strasbourg, Marseille ont basculé) et que l’écologisation des villes se poursuit au moyen de pistes cyclables, de ressourceries, de magasins bio et de transports en commun, la France périphérique et rurale voit les services publics de proximité s’éloigner, les grandes surfaces détruire le commerce local et les lignes de chemin de fer se fermer au fur et à mesure. Pour les classes populaires rurales, l’écologie reste souvent une incantation venue des villes et des ministères sans aucun lien direct avec leur quotidien. Cela se traduit dans les élections locales, qui voient les partis aux programmes écologiques renforcés patauger dans la France des bourgs.

Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays.

La fresque des disparités électorales du vote écologiste n’est que l’émanation d’une véritable scission sociologique, géographique et discursive dans l’imaginaire collectif entre une classe écologiste urbaine et bourgeoise et les classes populaires et intermédiaires. Les incantations écologistes moralisatrices et individualisantes coulent à sens unique depuis les plateaux-télés et les think-tank parisiens en direction du reste du pays. Si la transition écologique est plus que souhaitable, sous une forme planifiée et égalitaire, elle ne saurait être confiée aux lois du marché et à l’absence de cap et d’objectifs clairs, qui ne viennent qu’ajouter de l’incertitude au quotidien déjà chahuté de nombreux citoyens.  

La « bifurcation écologique » : un plan d’avenir à éclaircir

Si l’écologie politique peine tant à séduire les classes populaires, c’est aussi que ces dernières perçoivent de manière claire que le grand plan de bifurcation dont on leur parle n’est pas clairement ficelé et présente encore des zones d’ombres à éclaircir. Le discours d’écologie politique actuel repose principalement sur deux idées-phares : d’une part la dénonciation du saccage de la nature opéré par les ultra-riches, qui seraient en conséquence les responsables quasi-uniques du dérèglement climatique, et d’autre part une projection naïve dans un monde futur « désirable », avec une « harmonie entre les êtres vivants et la nature », de « réconciliation entre les êtres vivants et la nature ». Ce qui fait cruellement défaut, c’est une passerelle fiable et compréhensible à emprunter pour aller d’un monde à l’autre. Intuitivement, la plupart des gens savent que la bifurcation écologique va bousculer leur mode de vie, probablement bien plus que pour ce qui concerne les ultra-riches. C’est tout du moins clair pour deux sujets-clés.  

La réponse à la crise du logement en situation d’effort écologique est loin d’être évidente. Par exemple, la priorité écologique nécessite de diminuer nettement le rythme d’artificialisation des sols, ce qui se heurte à la dynamique globale de développement de l’habitat pavillonnaire et de préférence collective pour l’individuel au détriment du logement collectif. Dans un sondage Cluster 17 de juillet 2023, 77% des Français ne souhaitaient pas renoncer à un logement individuel. La politique de zéro artificialisation nette (ZAN) s’ajoute aux interdictions de location de passoires thermiques qui réduisent mécaniquement la part de logements louables, renforçant la tension sur le marché de la location. Sur ce sujet-là, le discours d’une écologie de rupture doit s’affiner, affronter la complexité et proposer une différenciation territoriale dans la mise en œuvre de ces politiques. Cela nécessite aussi d’identifier clairement sur qui l’effort va porter pour résoudre cette équation à première vue insoluble, par exemple en ciblant clairement les 3% de ménages possédant 25% du parc de logements, les 8,3% de logements vacants et les 9,5% de résidences secondaires sous-occupées pendant que 8,7% des logements sont en suroccupation.

Deuxième thématique sur lequel le discours de gauche doit se clarifier : celui des transports et du positionnement face à la voiture individuelle. À l’heure actuelle, 83% des kilomètres sont parcourus en voiture individuelle, roulant ultra-majoritairement au pétrole. La gauche axe alors systématiquement son discours sur le développement massif des transports en commun (trains du quotidien, RER métropolitains, bus à haut niveau de service etc.). Or, cette focalisation ne résiste pas à l’analyse scientifique. En 2050, même dans les scénarios de report modal vers les mobilités douces et les transports en commun les plus optimistes, la part de la voiture individuelle restera au minimum à 50% dans l’état actuel de l’aménagement du territoire et de la répartition de la population française. Une préoccupation centrale est celle de l’acquisition de voitures électriques, plus susceptibles de correspondre aux attentes des classes populaires. 

Pourtant, plusieurs partis de gauche ont encore une forme d’embarras avec la voiture électrique, en raison notamment des autres risques écologiques liés à son développement (matériaux critiques, pollution due au freinage, etc.). S’il faut planifier la sobriété dans l’usage de la voiture (baisse du poids, des kms, développement du covoiturage), il importe également d’envisager des politiques publiques ambitieuses, qui permettront à chaque ménage en ayant besoin d’accéder à une voiture électrique à prix raisonnable, adaptée, car chaque voiture thermique devra être remplacée. Autrement dit, il ne faut pas que le message en matière de transports se résume à des politiques au cœur des centres-villes de métropoles qui ne s’appliquent pas partout, et paraîtront à la fois déconnectées et inadaptées à de nombreux territoires.

Le déjà-là écologique des classes populaires

Pour sortir de l’impasse, il semble indispensable de partir du déjà-là écologique des classes populaires, des pratiques individuelles et collectives vertueuses existante et d’opérer une remise à plat complète, claire et précise. En rejetant à la fois l’écologie moralisante et minoritaire à la Rousseau et l’écologie individualisante et soumise aux lois du marché à la Macron, il doit être possible de tracer les lignes de force de l’écologie de rupture populaire de demain. Plusieurs principes peuvent structurer ce renouveau programmatique et discursif.

Il convient tout d’abord de se mettre d’accord sur les objectifs d’un discours sur l’écologie porté par la gauche de rupture. Première évidence, ce discours doit répondre aux préoccupations environnementales des Français et avoir comme objectif principal d’imposer à l’agenda politique et médiatique un programme de bifurcation écologique ambitieux, liant la question écologique à la question sociale. Mais ce discours devra s’inscrire dans le contexte qui est celui décrit depuis le début de l’article et attacher une attention particulière à contrer le discours supposé écologique mais immobilisateur de la droite et de l’extrême-droite. Et surtout, le guide principal doit être de bâtir un discours qui ne constitue pas un repoussoir pour les classes populaires. Non qu’il s’agisse de pure rhétorique pour dire ce que l’on pense que les classes populaires aimeraient entendre, mais bien au contraire, de démontrer qu’une réponse à la hauteur de la crise écologique leur sera structurellement favorable, et de partir de leurs réalités quotidiennes pour décrire le chemin de la transformation. La profitabilité de la transition écologique pour les plus modestes n’est plus à démontrer, car ce sont eux qui sont les plus touchés par le changement climatique et ses conséquences.   

Deuxièmement, afin échapper à l’image d’une écologie urbaine, moralisatrice et déconnectée, les propositions programmatiques et le discours attenant doivent se réancrer au plus proche des réalités matérielles des classes populaires. Cela implique dans le discours explicatif de partir systématiquement de la question de la satisfaction des besoins fondamentaux : se loger et se chauffer, se nourrir, se déplacer, et se faire plaisir. Plus précisément, la méthode doit être la suivante :

1) expliquer en quoi la crise écologique et sa gestion capitaliste et néolibérale génèrent les crises à l’origine de la difficulté à pourvoir chaque besoin fondamental ;

2) en partant des réalités matérielles vécues par les gens, préciser la manière dont la bifurcation écologique contribue à sécuriser et à sortir de l’aléa la réponse à ces besoins fondamentaux ;

3) privilégier systématiquement le concret, le tangible, le raisonnable et l’intelligible.

Ainsi, il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande. Mais cela ne doit pas être assimilé à la démarche discursive choisie par exemple par le PCF de Fabien Roussel qui méconnaît la diversité des classes populaires et les essentialise en les assignant à des comportements spécifiques (aimer la « bonne viande et manger gras », boire un pastis au camping). Le politique n’a pas uniquement vocation à se faire le porte-voix des revendications des électeurs mais il contribue, comme disait Jaurès, à « élever une société supérieure ».

Il convient de proposer un horizon liant écologie, pouvoir d’achat et sortie des besoins essentiels de la sphère marchande.

L’exemple du réseau de chaleur en réponse à la crise énergétique illustre avec clarté cette logique. Les logiques impérialistes et la dépendance du capitalisme aux énergies fossiles déstabilisent en permanence l’accès à l’énergie fossile. La gestion néolibérale des marchés de l’énergie renforce la crise et soumet des millions de personnes, et tout d’abord les classes populaires, aux aléas du marché, notamment pour se chauffer au gaz chaque hiver. Avec un réseau de chaleur alimenté par des énergies renouvelables locales (géothermie de surface ou profonde, récupération de chaleur industrielle, biomasse), une chaleur renouvelable est proposée, au prix maîtrisé chaque année et on diminue structurellement les émissions de CO2 du territoire. Cette logique est encore plus vertueuse lorsque l’exploitation du chauffage est confiée à un opérateur public, sous l’égide d’une gestion citoyenne ou confiée aux pouvoirs locaux. En résumé, il s’agit de sortir de la logique du marché un besoin fondamental – se chauffer – pour en faire un commun et de rendre au citoyen la maîtrise de la reproduction de ses conditions d’existence.  

Troisièmement, il est nécessaire de mobiliser les clivages favorables à un programme de rupture écologique. En matière écologique, l’évidence consiste à renforcer le clivage entre un « nous », « le peuple qui par son sens des responsabilités fait déjà ce qu’il peut et fera collectivement sa part du travail » contre un “eux”, le 1-5% qui vit au-dessus des moyens de notre planète. La notion de responsabilité du « peuple et des classes populaires » semble déterminante à mettre en avant pour justifier d’une part l’effort collectif indispensable en matière de sobriété et d’évolution des modes de vie (manger moins de viande, diminuer les distances parcourues, consommer moins) et d’autre part mettre la pression sur les classes aisées oisives, au mode de vie particulièrement destructeur pour la planète. Ce premier clivage se laisse compléter par un clivage dont essaie aussi de se servir d’une autre manière une partie de l’extrême-droite entre un « nous, le peuple souverain » et un « eux » assimilé au capitalisme néolibéral et à l’Union européenne avec le triptyque concurrence-croissance-mondialisation qui saccage la planète, qui est déjà historiquement régulièrement mobilisé par la gauche.

Quatrièmement, et c’est une suite du point précédent, un discours de rupture écologique doit aussi identifier précisément dans l’espace socio-politique qui sont ses alliés et ses ennemis. Il faut élargir l’alliance écologique au-delà des associations et réseaux traditionnels, assumer de prendre ses distances par moments avec certains mouvements qui défendent des intérêts écologiques locaux contre des intérêts écologiques globaux (exemple des mines, de l’opposition à certaines infrastructures ferroviaires). Il faut bâtir des passerelles fortes avec un monde syndical qui se structure pour l’insertion des questions écologiques, comme l’initiative du « Radar travail et environnement » de la CGT.

Cinquièmement, il faut construire un discours sur l’écologie qui assure autant de gains symboliques aux classes populaires qu’aux classes supérieures. Cela nécessite tout d’abord de bâtir un « grand récit mobilisateur », un « appel aux armes » apte à mettre en mouvement toutes les forces vives du pays pour répondre à l’urgence écologique. En d’autres termes, construire une économie de guerre face à la crise écologique, comme le suggèrent certains scientifiques et politiques, et mettre en branle les grands chantiers de la bifurcation : rénovation thermique des logements, transformation des pratiques agricoles, réindustrialisation verte. Mais cette dynamique devra s’appuyer sur une mise en valeur permanente des pratiques écologiques des classes populaires et des métiers populaires « écologiques ». Il faut acter la réhabilitation des métiers manuels, la valorisation de la débrouille dans un contexte de renforcement de la réparation et du réemploi, promouvoir l’imaginaire de vacances en France plutôt qu’à l’étranger. Il faut mettre en valeur tout ce qui dans le quotidien populaire est déjà écologique : le « sens de l’économie », la capacité à agir sous contrainte de ressources. 

Ainsi du réancrage de la question écologique au cœur de la question sociale : c’est bien un unique système économique, le capitalisme néolibéral, qui saccage le travail et la nature, et rend impossible la satisfaction des besoins fondamentaux. C’est le rôle du politique de s’y opposer, de tracer des priorités, des frontières, de prendre des décisions et de refuser les propositions faiblardes qui se gargarisent d’être « nuancées ». S’il est certain que construire un programme et un discours écologique constitue par nature un défi complexe et difficile, il est aussi essentiel de le relever avant que l’extrême-droite ne s’en empare, plus encline à cliver sur le sujet contre le prétendu monopole de la gauche. Ce dernier constat doit mener à une réorientation discursive forte, imperméable à l’écologie moralisatrice, et capable de construire une véritable hégémonie culturelle.

L’écosocialisme de Marx : l’œuvre de réinterprétation par Kohei Saito

Marx écosocialisme - Le Vent Se Lève

En 2017, l’auteur japonais Kohei Saito publiait La nature contre le capital : L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital. Cet ouvrage est central pour comprendre les récents développements sur la pensée écologique de Marx. Il défend la nécessité de conserver les apports du marxisme – en les amendant au besoin – pour mieux penser et lutter la catastrophe climatique.

Le travail de Saito s’ancre dans une vaste littérature dédiée à la relation du marxisme à l’écologie. Pendant longtemps, Marx a été critiqué par des auteurs écologistes pour l’inspiration prométhéenne de ses textes et sa croyance dans un développement technologique et économique illimité – particulièrement prégnante à son époque. Cette interprétation semblait rendre le marxisme obsolète pour penser la crise climatique.

Depuis une vingtaine d’années cependant, une nébuleuse de chercheurs en propose une lecture alternative, à l’instar de Paul Burkett et de John Bellamy Foster (analysée dans les colonnes du Vent Se Lève). Ils ont cherché à mettre en évidence la dimension « écologique » de la critique marxiste du capitalisme. Leurs travaux ont cependant été accueillis avec une once de scepticisme dans les milieux écologistes, en raison du caractère périphérique et limité des intuitions de Marx en la matière.

Kohei Saito propose alors, dans la première partie de son ouvrage, une reconstruction systématique et complète de la critique écologique de Marx. Son examen philologique vise à démontrer que cet aspect n’est pas périphérique mais constitue au contraire un pilier essentiel de sa pensée. À cet égard, les théories de la valeur et de la réification (ou du fétichisme de la marchandise), centrales dans son œuvre, ne peuvent se comprendre pleinement sans prise en compte de leur dimension matérielle – c’est-à-dire écologique.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Kohei Saito utilise les récentes publications des carnets de notes de Marx. Longtemps négligés et n’ayant pas été publiés dans la première édition Marx-Engels-Gesamtausgabe (MEGA), qui a longtemps fait référence, ils font l’objet de redécouvertes depuis quelques années. Leur publication complète est assurée dans le deuxième projet MEGA dont l’achèvement est prévu pour 2025. Ces carnets, qui contiennent les études de Marx en sciences naturelles (biologie, chimie, géologie), sont essentiels pour comprendre les dimensions écologiques de sa pensée. Par leur étude, Saito montre comment Marx s’est éloigné d’une croyance naïve dans un progrès illimité et en est venu à considérer les crises écologiques comme des contradictions fondamentales du capitalisme.

L’aliénation, le métabolisme et le capital

Pour débuter sa démonstration, Kohei Saito revient sur les Manuscrits de 1844 et la notion d’aliénation. Dans ce texte, Marx s’inspire de la théorie de l’aliénation religieuse de Feuerbach pour l’appliquer au capitalisme. Dans la société religieuse, l’imagination des hommes les conduit à créer la figure d’un Dieu devenant une force étrangère, aliénée, qui s’impose à eux. Dans la société capitaliste, en raison de la propriété privée des moyens de production et de subsistance, l’homme est contraint de s’aliéner le produit de son travail pour obtenir un salaire. En retour, le travail ainsi aliéné donne de la valeur aux marchandises et à la propriété privée. Mais le raisonnement de Marx semble ici être circulaire : l’aliénation engendre la propriété privée qui engendre l’aliénation.

Toutefois, cette apparente circularité ne vaut que si l’on considère que les Manuscrits forment un travail achevé et indépendant. Or, selon Saito, ces manuscrits ne peuvent être séparées de l’ensemble que constitue les « carnets de Paris » de la même époque. Le premier de ces carnets ajoute une dimension économique à la critique philosophique de l’aliénation. Marx y compare les relations entre les hommes et la nature entre au sein des deux modes de production capitaliste et féodal.

À l’ère féodale, un lien personnel unit le seigneur, la terre et les humains qui y vivent. En effet, la terre est la possession du seigneur et les humains peuvent d’ailleurs être assimilés aux animaux ou aux plantes, l’ensemble constituant le domaine du seigneur. Toutefois, le lien personnel et intime du seigneur à son domaine autorise un lien tout aussi intime entre les serfs et la terre qu’ils habitent. La terre assure la domination personnelle et politique du seigneur mais les humains conservent leurs conditions objectives de production et de reproduction. Le seigneur impose un prélèvement mais ne recherche pas à maximiser son profit et les hommes restent libres d’organiser la production.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises.

À l’inverse, le capitalisme dissout ce lien personnel entre le seigneur et sa terre. Celle-ci devient une marchandise et le travail est mis au service de l’accumulation de capital plutôt que des besoins humains. Les serfs sont alors chassés des terres qu’ils habitent et contraints de trouver un salaire auprès des propriétaires des moyens de production et de subsistance. Les travailleurs vivent une situation de pauvreté absolue : ils s’aliènent le produit de leur travail, mais aussi l’acte de production lui-même et leur propre nature en tant qu’êtres créatifs. L’aliénation du travail de l’homme n’a alors d’autre origine que le développement capitaliste et la dissolution de la relation de l’homme à la terre qu’il entraine, dont le mouvement des enclosures est la manifestation historique.

Par ailleurs, les « carnets de Paris » contiennent les éléments philosophiques d’une critique écologique du capitalisme. Pour Marx, l’homme est une partie de la nature, il forme une unité avec celle-ci pensée comme totalité agissante. Dans son expression concrète, la nature constitue à la fois le corps organique de l’homme et son corps inorganique, celui qui lui est extérieur. L’homme entre alors dans un rapport (un ensemble de relations) avec la nature qui est médié par le travail et qui forme une unité. Comme unité au sein de laquelle se noue des rapports, la nature est alors sujette à des transformations historiques comme celle que constitue l’aliénation moderne – pour plus de détails sur l’ontologie de Marx, on se rapportera utilement à l’ouvrage de Frank Fischbach La production des hommes.

Toutefois, dans L’idéologie allemande (1846), Marx exprime le souhait de ne pas en rester à une critique strictement philosophique pour ancrer son travail dans une analyse scientifique du capitalisme. Marx ne reniera pas son ontologie mais cherchera à mettre en évidence les déterminants historiques et concrets de l’aliénation. En étudiant l’économie politique ou l’étude des sciences naturelles, Marx visera à éviter un discours philosophique abstrait et anhistorique, celui de Feuerbach, dont la seule portée stratégique serait de faire prendre conscience aux travailleurs de leur aliénation.

Le concept permettant son passage à une analyse scientifique et matérialiste sera celui de « métabolisme », que Marx emploie dès les Gründrisse de 1857. Le rapport de l’homme à la nature y est pensé comme une interaction métabolique, un processus constant d’absorption, de transformation et d’excrétion de matière dans le corps. Marx reprend un concept émanant de la chimie et de la physiologie du XIXe siècle pour l’étendre à sa compréhension de la société, parlant notamment de métabolisme social.

Dans son aspect transhistorique et universel, le métabolisme entre les hommes et la nature s’opère par le travail. Pris indépendamment de toute forme sociale spécifique, le travail est l’activité humaine spécifique de production volontaire et consciente de valeurs d’usage (répondant à des besoins), une transformation continue des conditions matérielles et sociales de l’existence humaine. La nature y joue un rôle central puisque le travail, en tant que médiation métabolique, dépend essentiellement de la nature et est conditionné par elle. Marx fait ainsi du travail et de la nature les matrices de toute richesse.

Toutefois, ni le travail ni le métabolisme ne doivent être compris uniquement de manière abstraite, comme un cycle anhistorique d’échange de matières. La définition abstraite, prise hors de toute détermination naturelle et socio-historique particulière, du métabolisme et du travail relève d’un constat banal et n’est que le point de départ de la théorie de Marx. S’arrêtant ici, on s’interdirait de comprendre comment le métabolisme de l’homme dans la nature peut varier dans ses déterminations particulières. Plutôt qu’une critique moraliste de séparation d’avec la nature, il est nécessaire de comprendre comment le mode de production capitaliste, en tant qu’étape historiquement spécifique de la production humaine, produit la destruction de l’environnement.

Il s’agit alors, pour Saito, de montrer comment la théorie de la rupture métabolique de Marx peut être déduite de sa théorie de la valeur, fondement de sa critique du capitalisme. L’enjeu est ici de contredire une lecture de Marx qui fait de la théorie du métabolisme un simple appendice, où il y aurait d’un côté la critique du capital et de l’autre une théorie naturaliste du métabolisme. Pour Saito, Marx analyse comment les catégories économiques formelles – celles de marchandises, de valeur, de capital –, dans leur interaction avec la réalité matérielle, produisent des ruptures métaboliques.

Réintroduire la nature dans la production

La théorie de la valeur – théorie centrale du Capital, l’œuvre majeure de Marx parue en 1867 – débute par une analyse de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange. Une distinction similaire s’opère pour le travail, qui produit la marchandise, entre travail abstrait et travail concret. Les travaux concrets sont les infinités de travaux qu’entreprennent les hommes pour produire des valeurs d’usage (du pain, du tissu, des ordinateurs etc.). Le travail abstrait est le travail compris abstraitement, hors de ses déterminations particulières, et qui s’analyse traditionnellement comme la source de la valeur d’une marchandise.

Saito va mener une interprétation particulière de la théorie de la valeur de Marx en s’appuyant sur des commentateurs japonais de Marx, notamment Samezo Kuruma. Son interprétation s’inscrit dans le débat sur la nature du travail abstrait. Est-il une pure forme sociale, celle qui donne de la valeur aux marchandises uniquement dans le contexte du capitalisme, ou bien est-il une réalité matérielle transhistorique, une simple dépense d’énergie physiologique pour produire ?

Toute société humaine doit s’assurer de la production des conditions nécessaires à sa reproduction. Or le capitalisme est marqué par le caractère privé de la production qui ne permet pas de garantir que les conditions sociales de reproduction seront atteintes. Concrètement, chacun produit des objets sans savoir si la production agrégée permettra à chacun de vivre décemment. Il s’agit d’une des contradictions fondamentales du capitalisme qui le distinguent d’autres modes de production où l’allocation des travaux privés est prévue ex ante. Par exemple, dans la société féodale, les paysans travaillent ensemble pour assurer leurs besoins en tenant compte des prélèvements exercés par l’Eglise et le seigneur. Dans le capitalisme, le caractère nécessairement social de la production humaine se constate ex post, lorsque la production et l’échange de marchandises ont permis de satisfaire les besoins de la société.

Lorsque le processus de production et d’échange est réussi, les travaux privés ne se rapportent plus alors seulement entre eux comme autant de déterminations particulières d’un même travail abstrait, une même dépense physiologique d’efforts. Dans l’échange, les produits du travail acquièrent une reconnaissance de leur valeur sociale, car ils ont réussi à satisfaire les besoins d’autrui. Le travail abstrait, la dépense physiologique de chacun, a produit de la valeur pour la société et acquiert ainsi son caractère social. Le travail abstrait apparaît alors comme une réalité toute aussi matérielle que sociale. Plus précisément, le travail abstrait est d’abord une réalité physiologique qui acquiert un caractère social en s’objectivant comme valeur dans le cadre de la production capitaliste de marchandises. Le débat explicité ci-dessus est tranché : le travail abstrait est à la fois une réalité matérielle transhistorique et une forme sociale spécifique au capitalisme.

Finalement, le problème que pose le capitalisme pour le métabolisme entre l’homme et la nature commence à apparaitre. Dans le capitalisme, marqué par le caractère privé de la production, le métabolisme entre l’homme et la nature – médié par le travail d’un point de vue général, abstrait et transhistorique – devient médié par la valeur en tant que travail abstrait objectivé. Alors, la tension entre production privée et reproduction sociale se généralise dans une contradiction entre la valeur et le métabolisme. La manière capitaliste de gérer le métabolisme naturel et social passe par la valeur. Les hommes ne cherchent pas à régler rationnellement leurs relations aux autres et à la nature mais à acquérir de la valeur.

La transformation du métabolisme par la valeur est une réification : les relations sociales et naturelles entre les hommes et la nature se transforment en des rapports de valeur entre les marchandises. Les hommes en deviennent de simples porteurs et la valeur s’autonomise, se met à gouverner les relations sociales, à transformer les désirs, les normes, les représentations et la rationalité des hommes. On retrouve ici le thème de l’aliénation où la valeur, produit des relations sociales, devient la logique qui guide les rapports sociaux et naturels. La marchandise incarne la valeur et apparait ainsi comme un nouveau fétiche, selon l’expression de Marx, un nouveau Dieu.

Par quoi la contradiction entre valeur et métabolisme se caractérise-t-elle ? En premier lieu, la recherche du profit, de l’accroissement de la valeur en vient à modifier les propriétés matérielles des choses. Le sol est modifié par l’utilisation extensive de fertilisants chimiques pour augmenter la production, l’eau est polluée par son utilisation intensive pour l’irrigation. Ce constat montre qu’on ne peut séparer le social et le naturel, l’un étant modifié par l’autre constamment. En second lieu, l’augmentation indéfinie de la production épuise les ressources naturelles et notamment la force de travail des hommes, conduisant à des crises sociales et écologiques. Ces crises sont à la fois des crises du capitalisme, celui-ci ne pouvant plus garantir un même taux de profit lorsque l’exploitation ne peut se poursuivre au même rythme, et des crises écologiques, caractérisées par des ruptures métaboliques des milieux de vie.

Toutefois, il faut souligner que le maintien de contradictions dans le temps est permis par l’élasticité de l’homme et la nature. La disponibilité des ressources est une limite à l’accumulation mais ni la nature, ni le capital ne sont des agents passifs. La nature possède des mécanismes de compensation et le capital peut essayer de surmonter les obstacles matériels par l’innovation technologique ou l’exploitation de nouvelles ressources. Par les expressions de « nature » et « capital », il s’agit bien de résumer un ensemble de mécanismes naturels et sociaux permettant temporairement la poursuite l’accumulation.

Marx suit les nouvelles parutions de Liebig relatives à la fertilité des sols en vue de préparer la rédaction du Capital. Il reconnaît l’existence de limites naturelles et s’éloigne de la vision optimiste d’Engels.

On le voit, nous sommes désormais loin d’une critique moraliste d’une séparation de l’homme et de la nature, mais plutôt ancrés dans l’analyse des conditions matérielles de production. Dès lors, l’enjeu devient pour Marx de multiplier les régulations conscientes du métabolisme pour contrecarrer les tendances destructrices du capitalisme qui ira jusqu’à la rupture de l’élasticité évoquée. Ces régulations, par exemple la réduction de la journée de travail, doivent à terme viser le dépassement de la réification qui contraint le travail et la nature à être objectivés comme de simples choses permettant l’accumulation. En ce sens pour Saito, le combats contre l’exploitation du travail et celle de la nature constituent deux dimensions essentielles de la lutte contre le capital.

« Carnets de Londres » : Marx et les sciences naturelles

Dans la deuxième partie de sa démonstration, Saito s’appuie sur les publications récentes de l’édition MEGA. Elles portent sur les écrits les plus tardifs de Marx, qui ont souvent été négligés par ses interprètes. Depuis quelques années, ils ont permis de critiquer les interprétations classiques de Marx sur de nombreux sujets tels que les supposés productivisme et eurocentrisme de Marx – comme l’a mis en évidence Paul Guillibert, Terre et Capital.

La section sur la rente foncière au livre III du Capital, publié par Engels après la mort de Marx sur la base de ses manuscrits, semble constituer attester de la dimension prométhéenne de la pensée de Marx. En effet, elle comporte un passage faisant l’apologie du progrès technique permettant de dépasser les limites naturelles – notamment celle de la fertilité des sols.

Or, selon l’étude de Saito, les « carnets de Londres » établissent une évolution dans sa pensée au fil des années 1850 et 1860, qui le conduit à remettre en cause sa vision initiale. Cherchant à fonder scientifiquement sa critique de la théorie de la rente différentielle de Ricardo, il dut alors étudier les sciences naturelles et prendre en compte les débats qui l’agitaient, notamment sur la question de la fertilité des sols.

La théorie de la rente différentielle de Ricardo reposait sur une loi des rendements décroissants. À mesure que la population croît, des terres moins fertiles sont cultivées, conduisant à l’élévation des prix et des rentes sur les terres les plus fertiles. Marx étant en désaccord avec cette théorie anhistorique qui n’attribuait aucun rôle au mode de production capitaliste et faisait de la fertilité une donnée et une limite naturelle.

L’enjeu, pour Marx, était de prouver la possibilité de surmonter les limites posées par Malthus et Ricardo. Le progrès agricole était perçu comme une condition du succès de la révolution. Ainsi, dans les années 1850, Marx s’intéressa aux travaux qui affirmaient que la fertilité des sols pouvait être améliorée par des interventions scientifiques et technologiques. Il ne tenait pas alors compte des préoccupations relatives à l’épuisement des sols aux Etats-Unis qu’il attribuait à une gestion précapitaliste et primitive de l’agriculture.

Dans l’évolution successive de Marx, le « père de la chimie agricole », Justus von Liebig a eu un rôle central. Au cours des mêmes années, Liebig considérait aussi que la fertilité des sols et les rendements pouvaient être améliorés. Liebig s’inquiétait de l’épuisement des minéraux inorganiques dans le sol mais suggérait que le stock pouvait se reconstituer, par la mise en jachère, la rotation des cultures, ainsi que par l’apport direct de minéraux par le biais du fumier. Il anticipait même l’utilisation d’engrais synthétiques industriels pour améliorer les rendements agricoles.

Les années 1860 sont le théâtre d’une évolution majeure de Liebig et de Marx. Face aux critiques, Liebig se met à nuancer le rôle des minéraux dans la fertilité des sols et reconnaît les risques d’épuisement des nutriments présents dans le sol. Marx suivait alors les nouvelles parutions de Liebig en vue de préparer la rédaction du Capital. Il se mit à reconnaitre l’existence d’une limite naturelle et à s’éloigner de la vision par trop optimiste d’Engels.

Saito aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent »

L’évolution de Marx fut intégrée à sa compréhension du capitalisme. Contre ceux qui affirmaient que l’épuisement des sols était causé par l’ignorance des agriculteurs ou allait être corrigé naturellement par le marché, Marx affirma que le problème était inhérent au capitalisme. En effet, la réalisation d’un profit rapide et reproductible est en contradiction avec l’exigence du temps long qui permet au sol de reconstituer son stock de nutriments. Les rendements agricoles peuvent certes être améliorés par l’introduction de machines, d’engrais et de méthodes scientifiques, mais le problème de l’épuisement des sols n’est que repoussé.

L’évolution de Marx est parachevée par le concept de « rupture métabolique ». L’épuisement des ressources naturelles occasionne une dégradation durable des milieux de vie. L’impérialisme anglais et américain conduit à l’épuisement des ressources naturelles et perturbe les formes traditionnelles d’agriculture durable dans les pays périphériques et colonisés. L’exploitation appauvrit l’ensemble des travailleurs des pays du centre et de la périphérie. Les pratiques agricoles industrielles détériorent le bien-être des animaux. Dans ce contexte, les agricultures précapitalistes sont réévaluées car elles assurent un mode de production durable et qui satisfaisaient les besoins essentiels.

Marx plaide alors pour une transformation radicale des relations entre l’homme et la nature. Cette transformation doit permettre une agriculture rationnelle, en harmonie avec les limites naturelles. La régulation du métabolisme naturel et social devra être consciente et fondée sur les sciences naturelles. L’émancipation ne saurait abolir une nécessité évidente, celle des interactions constantes des hommes et de la nature qui leur permet d’assurer leurs besoins fondamentaux.

L’examen de Saito sur l’écologie de Marx se conclut par l’analyse des notes et extraits copiés par Marx dans ses carnets, après la publication du Capital en 1968. Les carnets témoignent d’une nouvelle évolution de Marx autour de son interprétation des limites naturelles et de son appréciation des écrits de Liebig, qui établit un scepticisme croissant à leur égard : Marx craignait que cette théorie nourrisse une analyse naturaliste, anhistorique et pessimiste d’inspiration malthusienne. L’idée de limite naturelle conduit à concevoir un effondrement prochain et n’offre pas de solution concrète.

Le scepticisme grandissant de Marx le conduisit à lire un auteur critique de Liebig, Carl Fraas, dont la théorie mettait plus en avant le rôle des facteurs climatiques dans la fertilité des sols. Pour Fraas, le problème de l’agriculture est d’abord la surproduction due à la concurrence internationale. Alors que les nutriments peuvent être reconstitués naturellement par les alluvions et l’irrigation, Fraas craint que la surproduction n’entraine un changement climatique dévastateur. La déforestation engendrée par la surproduction modifierait le niveau d’humidité, de pluie et de température, ce qui perturberait les processus d’alluvions et d’irrigation puis, en conséquence, la fertilité des sols et la végétation. Il plaide alors pour une agriculture raisonnée et basée sur des processus naturels et non le recours à des engrais chimique.

Marx intégra alors les idées de Fraas à sa théorie. Elles lui permirent d’élargir sa compréhension de la perturbation capitaliste du métabolisme et d’éloigner le spectre malthusien de la pénurie de ressources. En effet, le problème n’apparaît plus tant dans la « limite naturelle » comme donnée, mais plutôt dans le caractère perturbateur des activités capitalistes sur le métabolisme qui assure la reproduction de la société, notamment la stabilité du climat. L’objectif demeure d’établir une régulation consciente et collective des activités humaines mais doit s’élargir, au-delà de la question de l’épuisement des sols, à la question écologique dans son ensemble.

Penser conjointement écologie et critique du capitalisme

La destruction de l’environnement et l’expérience de l’aliénation créée par le capital commandent la nécessité de transformer radicalement le mode de production pour bâtir un développement soutenable de l’homme. L’écologie de Marx et sa théorie du métabolisme illustrent l’importance stratégique de lutter contre le pouvoir réifié du capital et de transformer la relation entre les humains et la nature pour assurer un métabolisme socio-écologique soutenable et émancipateur.

Que retenir de l’étude de Saito ? Il aura d’abord démontré que Marx ne fut pas un utopiste technocratique, mais plutôt un auteur dans un « bouillonnement intellectuel permanent » selon l’expression de Romaric Godin, qui affina tout au long de son existence sa compréhension de l’économie politique et du capitalisme. Il est possible, grâce à Saito, d’écarter de nombreux arguments qui invitaient à oublier Marx, rendu anachronique par une série de manques qui n’étaient pas les siens. Il ne s’agit en aucun cas d’en revenir à une certaine idolâtrie de Marx, qui tendait à interdire de nouvelles interprétations – bien plutôt de continuer à recueillir minutieusement et inlassablement les enseignements accumulés à la lueur de nouvelles théories critiques.

Plus précisément, l’ouvrage de Saito alerte sur les écueils auxquels se heurtent parfois les critique du capitalisme. Ainsi, la technologie ne saurait être une solution tant que les rapports sociaux existants, ceux du capitalisme, détériorent gravement le métabolisme de la nature. À l’inverse, la notion de « limites » doit être maniée avec précaution pour éviter de diffuser des raisonnements malthusiens inadéquats. Les limites sont à la fois sociales et écologiques, elles ne constituent des barrières que dans un état donné du métabolisme social et naturel. Des limites écologiques ont déjà été franchis car la société n’est pas encore parvenue à s’organiser différemment, à imposer une régulation consciente et rationnelle du métabolisme. À cet égard, le parti-pris sans nuances de Kohei Saito en faveur du concept concept stimulant et critiquable de « décroissance », dans un ouvrage ultérieur, n’est pas nécessairement éclairant.

À la lecture de l’ouvrage de Saito, une question demeure cependant ouverte. À l’instar de l’institutionnalisme monétaire français (André Orléan, L’empire de la valeur), Saito constate l’origine sociale de la valeur (instituée par la monnaie) dans la séparation marchande qui isole les producteurs. On a relevé que la particularité du capitalisme a été d’avoir radicalisé la logique de la valeur marchande. Comme l’indique Orléan (2023), « en faisant de la force de travail une marchandise, [les économies capitalistes] ont poussé la logique de la valeur jusqu’à sa plus extrême extension, de sorte que, dans le mode de production capitaliste, l’entièreté des fonctions économiques, production, circulation, distribution et consommation, se trouvent régies par la valeur. C’est tout l’édifice du capital qui repose sur elle, de sorte que la valeur constitue la substance même du capital, ce que le capital produit, échange, distribue ou transforme ».

La radicalité des transformations à imposer au système capitaliste, et les modalités pour y parvenir, demeurent des questions ouvertes auxquelles l’œuvre de Kohei Saito invite à réfléchir. Gageons que sa popularité contribuera à y apporter des pistes.

Comment le mouvement pour le climat peut-il gagner ?

Tel qu’il se présente aujourd’hui, le mouvement pour le climat n’est pas en mesure de lutter contre la classe possédante qui est à l’origine de la crise climatique. Pour gagner, les défenseurs du climat ont besoin d’une stratégie claire et s’appuyant sur la classe ouvrière. Entretien avec le géographe Matt T. Huber, réalisé par Wim Debucquoy, initialement publié par la revue Lava, notre partenaire belge.

Le mouvement pour le climat est en train de perdre la bataille. Dans le premier paragraphe de son livre Climate Change as Class War: Building socialism on a warming planet, Matt Huber, professeur de géographie à l’université de Syracuse, ne mâche pas ses mots. Les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent d’augmenter malgré une prise de conscience croissante de la crise climatique et une attention politique accrue en matière de climat. Il est grand temps que le mouvement pour le climat réfléchisse à sa stratégie et à ses tactiques. Comment pouvons-nous gagner la bataille du climat ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord savoir exactement contre qui lutter, qui combattre et qui convaincre. Le fil conducteur du livre de M. Huber est que la lutte contre le changement climatique est un enjeu de pouvoir. La crise climatique est fondamentalement liée à notre relation avec la nature. Il s’agit essentiellement d’une relation de production : comment produisons-nous les aliments, l’énergie, le logement et les autres biens et services de première nécessité ? Et qui contrôle et bénéficie de cette production ? Comment cela se répercute-t-il sur la stratégie du mouvement pour le climat ? Dans son ouvrage, M. Huber cherche une stratégie gagnante pour le mouvement climatique. Rencontre avec un auteur qui place la classe ouvrière au centre de sa réflexion.

Wim Debucquoy – Comment en êtes-vous venu à écrire un livre sur le changement climatique ?

Matt T. Huber – C’était en partie une réaction contre le mode de pensée qui considère le changement climatique comme un problème de consommation et d’inégalité. Ainsi, le rapport influent d’Oxfam Extreme Carbon Inequality, par exemple, conclut que les riches ont une empreinte carbone beaucoup plus importante et consomment beaucoup plus de ressources que les pauvres. Certes, mais cette façon de penser ne tient compte que de notre impact sur le climat par le biais de notre consommation et de notre mode de vie. Les marxistes, quant à eux, procèdent à une analyse de classe, soulignant le lien entre la production, la propriété et le pouvoir sur les ressources sociales, et la manière dont nous produisons notre existence matérielle. À partir du moment où j’ai commencé à envisager la classe sociale en relation avec le climat de cette manière, j’ai réalisé que le moindre de nos soucis était de savoir ce que les riches faisaient de leur argent et en quoi leur consommation avait un impact sur le climat. Ce dont nous devrions surtout nous préoccuper, c’est de savoir comment ils gagnent leur argent, comment ils génèrent leur richesse. Leur impact sur le climat pourrait alors être beaucoup plus important.

Je donne souvent l’exemple d’un PDG d’une entreprise de combustibles fossiles qui passe entre huit et douze heures par jour à organiser le réseau mondial d’extraction de combustibles fossiles et à injecter de l’argent dans l’accumulation de capital pour développer la production de combustibles fossiles dans le monde entier. Ce PDG peut être végétarien, se rendre au travail en transports publics, vivre dans une zone urbaine densément peuplée et avoir une empreinte carbone très faible. Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production. On efface donc le rôle de la propriété et du profit. Aussi faut-il souligner que le système capitaliste est dirigé par une petite minorité de propriétaires qui possèdent les systèmes de production et produisent dans un but purement lucratif.

Wim Debucquoy – Vous écrivez que le mouvement pour le climat reste très confus quant à la question des responsabilités de la crise climatique.

Matt T. Huber – Nous devons arrêter de définir la responsabilité en termes de consommation et d’empreinte carbone et de rendre ainsi chacun plus ou moins responsable de la crise climatique. Nous devons procéder à une analyse de classe. Saviez-vous que la méthode de l’empreinte carbone a été inventée par British Petroleum ? Les multinationales pétrolières ne font rien d’autre que de reporter leur responsabilité sur nous tous. Alors que nous devrions nous poser la question : qui décide de l’organisation des systèmes de production et des infrastructures à l’origine de la crise climatique ? Car ce n’est certainement pas nous. Il ne s’agit pas des travailleurs qui consomment du carburant pour se rendre au boulot tous les jours.

Si l’on ne considère que la consommation des personnes, on efface le rôle qu’elles jouent dans la production, le rôle de la propriété et du profit.

Ceux qui ont le pouvoir sur les réseaux électriques, les stations de distribution de carburant et la production d’énergie sont un groupe de capitalistes qui possèdent et contrôlent ces systèmes et les organisent de manière à en tirer le plus de profit possible. Il s’agit d’un groupe restreint de propriétaires qui exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone, non seulement l’extraction des combustibles fossiles, mais aussi toute une série d’industries telles que l’acier, le ciment, les produits chimiques, l’électricité et ainsi de suite, lesquelles sont en réalité conçues pour consommer et brûler des quantités colossales de combustibles fossiles. Dix pour cent des riches contrôlent 84% des parts sur le marché boursier. Les décisions des multinationales, quant à elles, sont prises par un nombre très réduit de membres de conseil d’administration. Ainsi, la responsabilité de la crise climatique n’est pas dispersée, mais au contraire très concentrée.

En d’autres termes, ceux qui bénéficient des émissions de CO2 en sont responsables. Lorsque vous conduisez une voiture, vous émettez du carbone. C’est bien sûr vrai. Cependant, en raison de la façon dont la société est organisée, de nombreuses personnes se voient contraintes de consommer une quantité importante de carburant pour se rendre au travail, et simplement pour assurer la continuité de leur vie relativement modeste. Si vous attribuez 100% de la responsabilité au consommateur de combustibles, vous détournez de fait l’attention de celui qui l’a vendu et qui en a utilisé les bénéfices pour accroître la production de ces mêmes combustibles fossiles. Ce sont les propriétaires de la production qui devraient être la cible de nos campagnes et mouvements pour le climat. En résumé : le problème se situe au niveau d’une poignée de capitalistes et la solution se trouve au niveau des masses, de la classe ouvrière. Ils peuvent construire un puissant mouvement de masse pour s’attaquer au pouvoir de cette petite minorité qui possède les moyens de production et en tire profit.

Wim Debucquoy Vous critiquez également l’idée selon laquelle les citoyens doivent croire au changement climatique avant de pouvoir s’attaquer à la crise.

Matt T. Huber – Le changement climatique est scientifiquement établi. Ainsi, les climatologues ont été parmi les principaux acteurs à faire bouger le monde. Or, si la lutte contre le changement climatique se cantonne à la science et aux connaissances, les travailleurs s’y intéresseront moins. Leur première préoccupation est la lutte matérielle à laquelle ils sont confrontés quotidiennement dans le cadre du capitalisme. D’aucuns concluent que la science du climat dépasse les travailleurs et que, par conséquent, nous ne pouvons pas compter sur eux. Or, la plupart des travailleurs comprennent très bien que quelque chose ne va pas du tout avec le climat et l’environnement et que des mesures doivent être prises pour y remédier.

Or, si l’on organise la lutte autour d’objectifs scientifiques, on fait fi des préoccupations des citoyens concernant leurs besoins quotidiens. En outre, ceux qui présentent la lutte contre le changement climatique comme une bataille pour la connaissance et non pour le pouvoir prétendent que le financement du déni de la science du climat est la pire chose que l’industrie des combustibles fossiles puisse faire. Il existe de nombreuses preuves que les entreprises de combustibles fossiles, telles qu’ExxonMobil, agissent effectivement de la sorte. Ils transfèrent des fonds à des scientifiques qui remettent en question la science du climat. C’est bien sûr terrible. Mais ce que l’industrie des combustibles fossiles recherche avant tout c’est le pouvoir politique. Elle dépense beaucoup plus d’argent en lobbying, en groupes de réflexion, etc. Si nous nous contentons de parler de science, nous nous laissons induire en erreur par une croyance libérale naïve sur la manière dont le changement social se produit, à savoir que la société agira si seulement les gens connaissent la vérité. La connaissance n’est pas encore un pouvoir. Ce n’est pas parce que nous connaissons la vérité que nous avons le pouvoir de nous attaquer à la crise climatique et de modifier notre utilisation des ressources matérielles. Pourtant, nombreux sont ceux qui ont transformé la bataille climatique en une bataille idéaliste sur le terrain de la connaissance.

Wim Debucquoy Comment résoudre la crise climatique ?

Matt T. Huber – Je ne vous apprends rien en vous disant que nous avons besoin de pouvoir, n’est-ce pas ? Nous aurons besoin de beaucoup de pouvoir social. La résolution de la crise climatique nécessite des investissements massifs et une planification centralisée. Cela signifie qu’il faut lutter contre la mainmise du secteur privé sur les investissements. Une grande partie du mouvement pour le climat adopte une position purement moraliste, sans se préoccuper du pouvoir et de la stratégie, de la manière dont nous pouvons construire le pouvoir nécessaire pour affronter cette classe de personnes qui s’accroche obstinément à ses investissements et à ses profits pendant que le monde brûle. L’ensemble de mon livre est donc une tentative de réflexion sur la manière de mettre en place le contre-pouvoir nécessaire.

Wim Debucquoy Et selon vous, la solution se trouve du côté de la classe ouvrière ?

Matt T. Huber – Oui, même à une époque où il semble que tout le pouvoir soit entre les mains de la classe capitaliste, la classe ouvrière est en mesure de construire le type de pouvoir politique qui soit à même de contrer le pouvoir du capital. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la classe ouvrière constitue la grande majorité de notre société. Son pouvoir réside dans son nombre. Si vous parvenez à exploiter massivement le pouvoir de la classe ouvrière, vous pouvez remporter la victoire, en dépit de ses divisions, au moins au sens démocratique le plus élémentaire. Comme l’a dit Lénine, la politique est une affaire de millions. La politique se trouve là où se trouvent les masses. Tout au long de l’histoire, qu’il s’agisse de périodes révolutionnaires ou de périodes plus calmes de redistribution des richesses et de démocratie sociale, la résistance a toujours émergé de la politique lorsque des masses de personnes s’unissaient autour d’une plate-forme et d’un programme politiques.

Un groupe restreint de propriétaires exercent une mainmise sur des modes de production à forte intensité de carbone.

Deuxièmement, la classe ouvrière a un intérêt matériel au changement parce qu’elle n’a plus aucun contrôle sur sa vie et qu’elle souffre d’un manque de sécurité matérielle. Même si elle n’en est pas toujours consciente ou si elle ne s’organise pas en fonction de cela. Le troisième point, le plus important, est que la classe ouvrière détient le pouvoir stratégique dans la mesure où c’est elle qui effectue le travail et produit donc la plus-value. Les travailleurs peuvent se mettre en grève, arrêter les systèmes de production et ainsi forcer les élites à répondre à leurs demandes. L’arme de la grève est son meilleur atout pour imposer un changement rapide. Aux États-Unis, il semble que la classe ouvrière ait oublié qu’elle a ce pouvoir. Le nombre de grèves a nettement diminué à partir de 1980. Le dirigeant syndical Jerry Brown déclare à ce sujet : les grèves sont comme les muscles, si vous ne les exercez pas régulièrement, ils se rabougrissent. Aujourd’hui encore, la grève reste l’arme la plus puissante dont disposent les travailleurs. En Virginie occidentale, aux États-Unis, les enseignants ont bloqué l’ensemble du système scolaire et ont obtenu gain de cause en quelques semaines, ce qui n’est pas négligeable dans un État de droite. Le pouvoir c’est ça, n’est-ce pas ?

En multipliant les grèves et en prenant conscience du pouvoir qu’ils détiennent, les travailleurs sont en mesure de construire un mouvement puissant. Nous avons besoin de mouvements suffisamment puissants pour formuler des demandes politiques fortes. Un programme qui vise à promouvoir une économie sans carbone requiert un pouvoir politique formidable. Et la voie vers ce pouvoir passe par la classe travailleuse organisée.

Wim Debucquoy On entend souvent dire que la classe travailleuse a d’autres préoccupations que le climat.

Matt T. Huber – On a tendance à penser que les travailleurs ne s’intéressent à l’environnement que lorsqu’ils sont en contact direct avec lui, par exemple pour protéger un paysage dans leur quartier ou lutter contre la pollution sur leur lieu de travail. Cependant, sous le capitalisme, la plus grande menace qui pèse sur eux n’est pas nécessairement quelque chose que nous présentons comme un problème écologique, tel que la pollution, mais le fait que leur survie passe par le marché. Le capitalisme a arraché les gens à la terre, à leur lien avec la nature, et a créé une classe de personnes qui dépendent du marché pour survivre et qui luttent pour littéralement survivre en tant qu’êtres vivants. Ils peinent à payer pour leur logement, leurs soins de santé et leur nourriture. C’est cette insécurité économique, qui consiste à devoir survivre en dépendant du marché, qui est une source constante d’anxiété pour la classe ouvrière.

Lorsque le mouvement de protestation des Gilets jaunes a éclaté en réponse aux prétendues politiques environnementales, ils ont déclaré que les politiciens s’inquiétaient de la fin du monde, alors qu’eux essayaient simplement d’arriver à la fin du mois. Cela montre que de nombreuses politiques libérales en matière de climat présentent les questions environnementales comme des crises abstraites et existentielles pour la planète, sans pour autant tenir compte des luttes que mènent les travailleurs pour arriver à la fin du mois. Pourtant, ce combat est éminemment écologique dans la mesure où la classe ouvrière tente de vivre et de satisfaire ses besoins fondamentaux. Pour convaincre les travailleurs que la lutte contre le changement climatique est aussi dans leur intérêt et les rallier à un programme climatique, nous devons nous attaquer à l’insécurité qui découle de la lutte pour la survie par le biais du marché. Nous devons leur proposer un programme climatique qui leur apporte un peu plus d’assurance que leurs besoins fondamentaux seront satisfaits.

La femme ne constitue pas une classe en tant que telle, un monde sépare la femme de la bourgeoisie et celle des classes populaires.

Ces besoins ne sont d’ailleurs pas sans rapport avec la crise climatique. Si nous examinons les secteurs que nous devons décarboner de manière radicale, il s’agit notamment de l’énergie. Des choses dont les gens ont besoin tous les jours, mais qu’ils ont du mal à s’offrir : le logement, les transports, l’alimentation et l’agriculture. Ce sont ces secteurs que nous devons transformer radicalement. Malheureusement, de nombreux décideurs politiques affirment : oui, nous allons restructurer ces secteurs, mais nous allons le faire de manière à ce que les externalités des marchés soient internalisées et qu’elles coûtent donc encore plus cher. Bien sûr, les travailleurs réagissent négativement à cela. En comprenant mieux les intérêts de la classe ouvrière sous le capitalisme, nous voyons clairement comment nous pouvons lier ces intérêts à un programme climatique populaire et attrayant. Elle devrait être basée sur la démarchandisation [ndlr : c’est-à-dire, affranchir les personnes de leur dépendance au marché en découplant les services de base (logement, énergie, transports publics, etc.) des mécanismes de marché et en les intégrant dans le domaine public] et viser à améliorer les conditions de vie de la classe travailleuse.

Wim Debucquoy Quelle est votre analyse du mouvement pour le climat tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Matt T. Huber – Les personnes qui se trouvent à la tête du mouvement pour le climat sont issues de ce que j’appelle la « classe professionnelle et managériale » ou CPM, une strate professionnelle au sein de la classe travailleuse si l’on peut dire. En général, la politique climatique est pour eux une question de science et de connaissance. Sur le plan matériel, la CPM recherche le confort et la sécurité propres à la classe moyenne. Et comme cette sécurité de la classe moyenne s’accompagne souvent de niveaux de consommation relativement élevés, le problème climatique pour la CPM se rapporte à sa propre consommation.

Les personnes appartenant à ladite CPM se sentent coupables de leur complicité dans l’économie de consommation. Leur politique climatique prend donc trois formes. Le premier groupe est composé de ce que l’on pourrait appeler des éducateurs scientifiques, à savoir les climatologues eux-mêmes, les journalistes qui couvrent la science du climat et les activistes politiques qui diffusent la vérité scientifique. Et comme je l’ai expliqué précédemment, leur politique est axée sur la croyance et la connaissance, sur l’écoute de la science et sur la lutte contre le négationnisme climatique. Le deuxième groupe est formé par ce que je nomme les technocrates politiques : il s’agit principalement d’experts en économie ou en études politiques qui travaillent dans des universités ou au sein de groupes de réflexion. Ceux-ci sont apparus au cours de la période néolibérale, alors que tout le monde affirmait qu’il fallait se débarrasser de la réglementation et de la redistribution de l’État et adopter des politiques environnementales axées sur le marché. Ils soutiennent qu’il est possible de « déjouer » la crise climatique en adoptant certaines politiques telles que la taxe sur le carbone. Pour eux aussi, la lutte pour le climat est une lutte pour la connaissance plutôt qu’une lutte de pouvoir avec la classe possédante qui profite de la crise climatique. Par ailleurs, en déployant des mécanismes de marché pour résoudre la crise climatique, ils en reportent le coût sur la classe ouvrière.

Wim Debucquoy La taxe carbone en est un exemple typique.

Matt T. Huber – Exactement. À cela, je réponds : nous ne devrions pas taxer les molécules, mais les riches. L’idée de taxer une molécule particulière occulte le fait que la lutte contre le changement climatique est une lutte des classes et que nous devons taxer les riches pour réaliser le programme de décarbonisation dans l’intérêt de tous. Le problème est également que nous utilisons tous du carbone. Si vous réclamez ensuite une taxe sur le carbone, la droite et ceux qui ne veulent pas que nous fassions quoi que ce soit pour lutter contre le changement climatique auront tôt fait de prétendre qu’il s’agira d’une taxe sur votre vie. Et une taxe sur le carbone entraîne des coûts plus élevés pour la classe ouvrière. De plus, c’est un cadeau pour la droite qui peut alors dire que la politique environnementale est une affaire d’élites de gauche qui veulent rendre la vie plus chère. De nombreux technocrates répondent même à cela par : « Oui, c’est exactement ce que nous essayons de faire. » Il est également frappant de constater que c’est souvent la droite qui s’organise autour d’une politique de classe dans la lutte pour le climat. C’est surtout la droite qui insiste sur les conséquences économiques de la politique climatique. Ils n’ont de cesse de parler des emplois perdus et de la hausse du coût de la vie pour les familles. Et ce faisant, ils contribuent à alimenter une réaction populiste à l’encontre de la politique climatique.

Wim Debucquoy Comment gérer la contradiction entre l’emploi et l’environnement ?

Matt T. Huber – Tout d’abord, nous devons insister sur le fait que le changement climatique est une question d’emploi. Pour moi, il est évident qu’un programme de décarbonisation digne de ce nom exige la création d’un très grand nombre d’emplois, en particulier dans le secteur industriel. Pour poser des lignes de transmission, construire de nouveaux systèmes de transport en commun, rénover l’habitat… Il faut beaucoup d’électriciens, de soudeurs, de tuyauteurs, de travailleurs de la construction. Une deuxième question importante se pose : ces emplois seront-ils créés dans des lieux de travail syndiqués ? Aux États-Unis, nous allons produire beaucoup de voitures électriques, mais il n’est pas encore certain que cela soit favorable aux syndicats. Ainsi, le syndicat United Auto Workers ne soutiendra pas Joe Biden lors des prochaines élections présidentielles tant qu’il n’aura pas précisé que toute expansion de la production de voitures électriques se fera dans des usines dotées d’une représentation syndicale. En effet, les constructeurs automobiles exploitent aujourd’hui la production de voitures électriques pour briser les syndicats et créer de nouvelles usines sans syndicats.

Le mouvement pour le climat pense rarement au pouvoir et à la stratégie, à la construction d’un contre-pouvoir face à la classe dominante.

Un troisième groupe au sein du mouvement pour le climat est celui que l’on appelle les « radicaux anti-système ». Ceux-ci sont favorables à un changement de système, mais au lieu de transformer le système industriel et de le placer sous contrôle démocratique, ils veulent le démanteler complètement. Vous opposez à cela une citation de Jodi Dean : « Goldman Sachs se fiche de savoir si vous élevez des poulets. »

Ces radicaux se concentrent dans les milieux universitaires, les ONG ou les cercles militants plus radicaux. Parce qu’ils travaillent dans l’économie de la connaissance, ils n’ont aucun lien physique avec les systèmes de production industrielle qui sous-tendent nos vies et la reproduction sociale dans une société capitaliste. Deux choses sont importantes pour eux. Ils veulent réduire la consommation et concentrent une grande partie de leurs critiques sur la surconsommation et le consumérisme. Il y a une part de vérité dans cette affirmation – la société de consommation étasunienne présente des aspects délétères que je ne préconiserais d’aucune façon dans le cadre d’une société socialiste. Cependant, les radicaux continuent à se concentrer sur la consommation.

D’autre part, la crise écologique et climatique les ayant radicalisés à ce point, ils ne demandent qu’à démolir et à détruire complètement le système industriel, qui pour moi – pour citer Friedrich Engels – est une utopie. Une approche socialiste scientifique part du constat que nous vivons dans un système industriel. La question qui se pose est la suivante : comment pouvons-nous réellement prendre le contrôle de ce système et le changer, au lieu de le détruire et de créer des enclaves locales à petite échelle où nous reconstruisons la société à partir de zéro ?

La vision anarchiste selon laquelle nous pouvons simplement créer des communes agricoles et alimentaires locales peut s’avérer très excitante pour les participants, mais elle ne résoudra pas la crise climatique. Nous vivons dans une société capitaliste globale et intégrée qui mène la planète à sa perte. Et nous avons, dès lors, besoin de solutions globales. C’est là le sens qu’il faut donner à la citation de Jodi Dean. Peu importe que vous montiez votre petite coopérative alimentaire locale, mais la banque d’investissement, Goldman Sachs va continuer à organiser l’économie mondiale dans son propre intérêt. Cela signifie que le monde est toujours en feu et qu’il se dirige toujours vers une destruction totale. Nous devons donc réfléchir à une approche beaucoup plus large si nous tenons à contrer ce pouvoir.

Un autre problème avec les radicaux anti-système est qu’ils ne parlent souvent qu’entre eux. Permettez-moi de vous donner un exemple. J’étais récemment au Danemark pour les élections, qui se sont d’ailleurs très mal terminées pour la gauche. J’ai lu dans un rapport que de nombreux travailleurs de la célèbre industrie éolienne danoise sont passés aux partis de droite. J’ai parlé à de nombreux militants locaux partisans de la justice climatique. Ils sont très engagés et ont longuement évoqué l’importance de la solidarité avec les pays du Sud et avec les luttes des peuples autochtones à travers le monde, pourtant ils semblaient ignorer que cette même situation était également présente dans leur propre pays. Leur conception de la justice climatique est très moralisatrice. Ils n’ont pas de lien avec les travailleurs industriels et ne comprennent pas à quoi ressemblerait un programme de décarbonisation qui tiendrait compte de leurs intérêts et de leur point de vue. La décroissance en est un bon exemple. Les partisans de la décroissance affirment que l’idée devient de plus en plus populaire, mais si l’on regarde de plus près qui sont les partisans de la décroissance, on constate qu’il s’agit presque exclusivement d’un mouvement d’universitaires. Pour moi, ce n’est pas ainsi que l’on construit une large coalition de travailleurs qui réfléchissent à la manière d’organiser la solidarité au-delà des nombreuses différences au sein de la classe travailleuse. Comment pouvons-nous forger une coalition plus large ?

Wim Debucquoy L’une des critiques intéressantes de la décroissance dans votre livre est que la décroissance se focalise sur l’idéologie de la croissance, toutefois sans se livrer à une analyse de classe. Et que pour le capitalisme dans son ensemble, l’économie ne devrait pas nécessairement croître, tant que le capital croît.

Matt T. Huber – Depuis que j’ai écrit ce livre, j’ai réfléchi davantage à ce sujet et j’ai constaté que le capitalisme n’est pas vraiment doué pour la croissance, même au cours des dernières décennies. Jack Copley a rédigé un excellent article sur la décarbonisation de la récession et sur la lutte contre la crise climatique dans une ère de stagnation. Il est clair que le capital n’est pas vraiment intéressé par l’investissement dans l’expansion matérielle ou la production. Elle cherche à maximiser les profits en pillant le secteur public et en recourant à la financiarisation. Et oui, comme d’autres le diront, le produit national brut (PNB) est une sorte d’invention statistique qui ne mesure pas le bien-être d’une société. Il s’agit d’une mesure indirecte de la croissance du capital privé. Le PNB occulte, cependant, également le fait que nous vivons dans une société capitaliste divisée et très inégale. Cet indicateur occulte les divisions de classe au sein de notre société et ce qui compte vraiment dans la vie des gens en matière de bien-être matériel. Or, en réaction à cette idéologie du PNB (« growthism »), la décroisssance se borne à la combattre et à l’inverser, plutôt que de procéder à une analyse de classe. En revanche, si l’on pousse la discussion avec les partisans de la décroissance, on se rend vite compte que ce qu’ils veulent, c’est permettre à de nombreux secteurs de l’économie de croître et de ne démanteler que les secteurs les moins performants. Une majorité d’entre eux s’accorde sur le fait que nous avons besoin de la lutte des classes pour y parvenir. Mais malheureusement, si vous organisez tout votre programme autour d’un terme comme la décroissance, vous risquez d’être accusé de promouvoir une politique d’austérité, même si vous rejetez cette caractérisation.

Wim Debucquoy Dans son livre How to blow up a pipeline, le chercheur et activiste Andreas Malm préconise une tactique différente. Il privilégie les actions massives de désobéissance civile, une tactique que l’on retrouve également au sein du mouvement pour le climat en Belgique actuellement.

Matt T. Huber – Dans son livre, Malm se montre assez critique à l’égard de l’accent mis sur la désobéissance civile, en particulier dans des mouvements comme Extinction Rebellion et Just Stop Oil. Dans toute la stratégie qu’ils ont développée, ils se méprennent sur la manière dont la désobéissance civile conduit au changement social. Ils interprètent de façon erronée le rôle de personnalités telles que Martin Luther King et Gandhi. Dans son livre, Malm montre de manière convaincante que la plupart des mouvements qui ont connu le succès dans le passé, des suffragettes au mouvement anti-apartheid en passant par le mouvement des droits civiques, comportaient une frange radicale. Cette frange radicale a détruit des biens pour nourrir la lutte et inciter des millions de personnes à rejoindre le mouvement de masse. Si la plupart des mouvements qui ont réussi comportaient une telle composante radicale, le mouvement dans son ensemble n’a jamais été caractérisé par une telle radicalité. Malm insiste clairement sur le fait que la frange radicale ne représentera jamais qu’une partie du mouvement de masse. Toutefois, à nul moment dans son ouvrage nous prescrit-il la manière dont doit se construire le mouvement de masse lui-même.

Un véritable programme de décarbonisation nécessite un grand nombre d’emplois, en particulier dans l’industrie.

Dans son livre, Malm montre très clairement que cela fait des décennies que les militants environnementaux aux États-Unis se livrent à des destructions radicales de biens. Nous les appelons l’Earth Liberation Front (Front de libération de la Terre) et le mouvement « Earth First » (La Terre d’abord). Les initiatives de ce genre n’ont toutefois abouti à rien. Ces militants ont d’ailleurs été constamment surveillés et mis hors d’état de nuire par l’État sécuritaire, qui les a arrêtés et étiquetés comme éco-terroristes. Ces groupes n’ont pas réussi à s’intégrer au sein d’un mouvement de masse plus large, capable d’atteindre les objectifs pour lesquels ils luttaient. Malm cite à titre d’exemple les dégonfleurs de pneus (un groupe international d’action climatique qui dégonfle les pneus des SUV parce qu’ils ont un impact encore plus important sur la crise climatique que les autres voitures N.D.L.R.). Mais je ne vois nulle part cette action inspirer des millions de personnes à rejoindre le mouvement pour le climat.

Wim Debucquoy Vous préconisez une stratégie s’appuyant sur la classe travailleuse et la construction d’un contre-pouvoir sur le lieu de travail à partir de la base.

Matt T. Huber – Pour moi, le principal défi est le suivant : comment construire ce mouvement de masse ? Dans l’histoire du capitalisme, les mouvements de masse couronnés de succès ont été largement menés par les organisations de la classe ouvrière. Par exemple, le mouvement des droits civiques aux États-Unis a été mené par des personnes comme Philip Randolph, un dirigeant syndical, et Bayard Rustin, un socialiste qui a tenté de créer un mouvement socialiste aux États-Unis. Ils ont organisé une marche sur Washington pour la justice raciale, mais aussi pour l’emploi et la liberté. Nous avons une longue histoire qui montre que la classe ouvrière a la capacité de construire un mouvement de masse, si elle s’organise, si elle construit une conscience de classe à grande échelle. La prise de conscience que nous partageons tous des intérêts matériels et que nous avons un ennemi commun, la classe capitaliste.

Wim Debucquoy Comment transformer le mouvement pour le climat en un mouvement de masse ?

Matt T. Huber – Il n’y a pas vraiment d’alternative à la reconstruction des organisations de masse de la classe ouvrière, telles que, par exemple, les syndicats et les partis organisés ancrés dans les quartiers populaires qui apportent des changements matériels réels dans la vie quotidienne des travailleurs. Nous devons les convaincre qu’en adhérant au syndicat ou au parti, ils peuvent obtenir des avantages matériels concrets grâce à l’organisation et à l’utilisation de leur pouvoir collectif. On ne peut échapper à ce type de travail d’organisation.

En construisant une politique unie de la classe travailleuse et un contre-pouvoir capable de contrer le capital, nous pouvons lutter pour l’investissement et revendiquer le surplus social, prôner des politiques de redistribution à grande échelle et donc lutter pour l’investissement public dans de nombreux domaines, non seulement pour le climat, mais aussi pour la garde d’enfants, une meilleure éducation ou de meilleurs soins de santé. La seule façon de rallier les travailleurs à la cause du climat est de les convaincre que le changement climatique ne signifie pas que leur vie deviendra plus chère. Il s’agit de construire une société nouvelle, de nouvelles infrastructures, de nouveaux emplois où les gens puissent accomplir un travail utile. Il s’agit de renforcer le mouvement syndical.

Le point aveugle de Jean-Marc Jancovici

Jancovici - capitalisme - Le Vent Se Lève
« Je pense que le capitalisme est consubstantiel [à] la démocratie » – Jean-Marc Jancovici, entretien à Thinkerview du 05/09/2023, 2:10:25 (https://www.youtube.com/watch?v=UZX6KKin6m4&ab) © Joseph Édouard pour LVSL

Vulgarisateur de grand talent, Jean-Marc Jancovici dispose d’une expertise notable en matière d’énergie – quoique discutable sur certains points – dont on ne peut qu’apprécier la technicité. Sous couvert d’objectivité scientifique, il s’aventure sur le terrain politique, multipliant les affirmations toutes plus contestables les une que les autres. Dans le monde de Jean-Marc Jancovici, les rapports sociaux n’existent pas. C’est la pénurie énergétique – et non le néolibéralisme – qui explique la récession, la hausse des inégalités et de la pauvreté. Le mode de production capitaliste est un horizon indépassable. Refusant de l’incriminer pour expliquer le désastre environnemental, Jean-Marc Jancovici lui trouve un autre responsable : le striatum, cette partie de notre cerveau influencée par la dopamine et associée à la prise de décisions… Recension de sa bande dessinée Un monde sans fin et analyse de ses dernières prises de position médiatiques.

NDLR : Cette analyse est publiée en deux parties. Celle-ci traite des aspects socio-économiques et politiques, tandis que la précédente examinait les aspects purement techniques des interventions de Jean-Marc Jancovici – laissant volontairement de côté la question du nucléaire.

Jean-Marc Jancovici n’a pas tort lorsqu’il souligne l’importance de l’énergie, impensé majeur de la science économique néoclassique. Mais il tend à tomber dans le travers inverse en voulant tout expliquer par un prisme énergétique (fossile). Page 88 de sa bande dessinée, il fait intervenir un économiste pour énoncer, graphique à l’appui, que « les humains sont devenus secondaires dans l’Histoire aujourd’hui ! La production économique varie exactement comme l’énergie ».

Découplage des émissions et tropisme énergétique

Pourtant, corrélation ne veut pas dire causalité, en particulier en sciences sociales. Est-ce la variation de la consommation d’énergie qui explique la croissance du PIB, l’inverse, ou la relation est-elle plus complexe ? Sur cette question, la littérature économique est abondante et non conclusive.

Pour Jean-Marc Jancovici, les chocs pétroliers de 1973 et 1979 marquent « l’arrêt d’un monde en expansion rapide » (page 41), bien que le PIB mondial ait continué de s’accroître à un rythme soutenu. Depuis 1973, la consommation de pétrole mondial a augmenté de 70 %. Les chocs pétroliers, expliqués exclusivement par des données géologiques dans la bande dessinée, découlent également de choix géopolitiques.

En particulier, la montée en puissance de l’OPEP, qui s’inscrit dans la prolongation du mouvement de décolonisation, signe la fin progressive de la mainmise des investisseurs étrangers sur le niveau de production et les prix. Le premier choc résulte d’un embargo de l’OPEP contre les pays soutenant Israël dans la guerre avec l’Égypte et de la hausse du posted price du baril pour compenser dix ans d’érosion du prix par l’inflation et la dévaluation du dollar. Le second « choc » éclate avec la révolution iranienne qui provoque une chute modeste de la production (-4 %) et un doublement du prix. Les tensions vont se prolonger avec le début de la guerre Iran-Irak.

Le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs démarre réellement après les chocs pétroliers et ce que Jean-Marc Jancovici nomme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Si ces chocs pétroliers et le pic de production de pétrole conventionnel états-unien survenu quelques années auparavant expliquent en partie la fin des Trente glorieuses, il ne faudrait pas faire l’impasse sur d’autres facteurs. La science économique classique et orthodoxe pointe du doigt la fin des accords de Bretton-Woods et la dévaluation du dollar suite à l’abandon de la convertibilité en or en 1971. Cette décision découle de l’effondrement de la balance commerciale américaine, en grande partie causé par la compétitivité accrue des économies européennes et asiatiques. Le changement de politique monétaire des banques centrales, dont la hausse brutale des taux d’intérêt de la FED, explique également la récession.

Plus fondamentalement, pour les économistes hétérodoxes, la fin des Trente glorieuses découle des contradictions internes du mode de gestion capitaliste hérité de l’après-guerre, qui a fini par provoquer une forte inflation et l’érosion des marges des entreprises. C’est pour restaurer le taux de profit du capital qu’on va voir apparaître le mode de gestion néolibéral de l’économie, avec une politique de compression des salaires, de délocalisation de la production, de la privatisation de pans entiers du secteur public, de la financiarisation de l’économie et de la dérégulation des marchés. Autrement dit, le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs de 400 mètres de long démarre réellement après les chocs pétroliers, et ce que Jean-Marc Jancovici identifie comme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Le polytechnicien attribue la crise des subprimes à la chute de la consommation de pétrole par habitant survenue en 2006 (page 90). Mais cette année marque également le retournement du marché immobilier américain provoqué, en grande partie, par le relèvement brutal des taux d’intérêt de la FED. Les répercussions massives de cette crise s’expliquent avant tout par la titrisation de la finance et la dérégulation bancaire.

Son tropisme énergétique conduit le président du Shift Project à produire deux discours problématiques. Le premier consiste à affirmer l’impossibilité du découplage entre les émissions de gaz à effet de serre et le PIB. S’il estime que la croissance verte est une contradiction dans les termes, force est de constater que la consommation d’énergie n’est pas intégralement corrélée aux émissions de gaz à effets de serre. Réduire les émissions de méthane des champs de gaz serait par exemple bénéfique pour la croissance, mais mauvais pour les profits des exploitants.

Empiriquement, on observe un découplage significatif des émissions de gaz à effet de serre avec le PIB dans de nombreux pays développés, même en prenant en compte les émissions importées. C’est ce qu’affirme une étude de Carbone 4, le cabinet de conseil fondé par Jean-Marc Jancovici. Le problème est que ce découplage ne concerne que les émissions de gaz à effet de serre (pas les autres pressions sur la nature et l’environnement), qu’il reste partiel et s’effectue trop lentement.

Tenir un discours nuancé reconnaissant l’existence d’un découplage limité permet d’éviter d’entretenir un fatalisme décourageant. Avec ses simplifications (compréhensibles dans le cadre d’une bande dessinée de vulgarisation), Jancovici risque d’imposer l’idée que les ENR représentent une perte de temps et la décarbonation de l’économie une entreprise vaine. Or, en matière de climat, chaque tonne de CO2 évitée compte.

Seconde conséquence de son monodéterminisme énergétique : les autres facteurs permettant de comprendre – et résoudre – la crise climatique sont éludés. Parmi eux, les rapports sociaux.

Un monde sans rapports sociaux 

L’énergie permettrait de tout expliquer ou presque : de l’apparition de la démocratie à l’instauration de notre modèle social en passant par l’accroissement des divorces (page 75).

Page 48, on apprend « qu’au début de la révolution industrielle, en 1800, l’espérance de vie est d’un peu moins de trente ans ». Le chiffre est plus proche de quarante ans, la France ayant connu un premier gain de près dix ans entre 1780 et 1805, malgré les récoltes difficiles et les guerres, grâce à la généralisation de certains vaccins.

En 1801 « La Grande-Bretagne, avec une population presque trois fois inférieure, a une production trois fois supérieure à celle de la France » (page 85). Jancovici semble attribuer cette différence à des facteurs énergétiques. En réalité, la meilleure productivité britannique s’explique d’abord par un régime de propriété agraire différent – et ce depuis le XIIIe siècle. En Grande-Bretagne, les lords ne prélevaient pas directement l’impôt sur leurs domaines, mais louaient leurs parcelles aux paysans. Ce système incitait les agriculteurs à produire davantage de surplus qu’un régime à la française, puisque le loyer ne dépendait pas directement de la production. Les baux étaient fréquemment renouvelés et soumis aux offres sur un marché, ce qui contraignait les paysans à accroître sans cesse leur productivité. Le mouvement des enclosures élargit peu à peu le système de rente concurrentielle établi par les beaux, tandis que des lois comme le Vagrancy Act criminalisent le braconnage ou le fait de « refuser de travailler pour un salaire d’usage ».

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un raccourci curieux (…) Les États-Unis n’ont pas de congés payés obligatoires alors que le pays a baigné plus que tout autre dans le pétrole bon marché.

Ce capitalisme agraire, qui se développe principalement entre le XVe et XVIIIe siècle non sans de nombreuses violences et luttes sociales, va permettre des gains de productivité majeurs. Ce qui va générer un accroissement de la population et le développement d’une classe ouvrière susceptible de venir remplir les usines textiles qui vont apparaître dans les grandes villes avec le début de la révolution industrielle. L’exception anglaise découle des rapports sociaux et du régime de propriété, qui expliquent l’apparition du capitalisme et de la révolution industrielle en Angleterre plutôt qu’en Chine où en Europe continentale, comme le détaille l’historien Alain Bihr.

Jancovici aime rappeler que l’homme n’a pas transité des énergies renouvelables (bois, moulin à vent,…) vers les énergies fossiles par hasard, mais parce qu’elles sont stockables, transportables et très denses. Il faudrait nuancer cette affirmation : comme le montre l’ouvrage d’Andreas Malm Fossil Capital : the Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, les détenteurs de capitaux ont abandonné l’énergie hydraulique alors abondante pour le charbon, plus cher et rare au XVIIIe siècle, parce qu’il permettait d’obtenir un meilleur rapport de force contre leurs travailleurs.

Implanter les usines en bord de rivière et à la campagne impliquait de recruter une main-d’œuvre rare (et qui ne dépendait pas des propriétaires d’usines pour survivre), en position de force pour négocier de bonnes conditions de travail. À l’inverse, le charbon permettait d’installer les usines en ville, où l’on trouvait une main-d’œuvre abondante et corvéable. De même, il est plus facile de privatiser une mine qu’une rivière, dont l’exploitation requiert une gestion en commun. Autrement dit, le charbon permettait d’extraire un profit supplémentaire – élément moteur du capitalisme.

Faisant l’impasse sur ces facteurs, Jean-Marc Jancovici attribue à l’abondance énergétique toute une série de développements historiques : les congés payés (page 76), la baisse des inégalités (page 77), la promesse de l’Université pour tous (page 82), un système de santé performant (page 82), la pérennisation du système de retraites (pages 77, 83, 87). Lorsque Christophe Blain lui fait remarquer « qu’il y a eu des luttes aussi », Jancovici balaye cette remarque d’un simple « elles ont débouché sur un gain de confort pour l’ensemble de la société lorsque l’énergie abondante est entrée dans la danse ». Pour lui, « pendant les Trente glorieuses, au moment où l’approvisionnement énergétique, surtout fossile, a explosé, tous les pays occidentaux ont mis en place un État-providence ». L’idée que les acquis sociaux ont été permis par l’abondance énergétique est répétée dans des interviews très récentes. Pour fastidieux que cela puisse paraître, revenir sur ces affirmations est nécessaire.

L’histoire humaine est scandée par des luttes plus ou moins victorieuses – des révoltes d’esclaves de l’Antiquité aux jacqueries paysannes du Moyen-Âge, des guerres de décolonisation modernes aux grèves contemporaines. Souvent, ces luttes ont cours en des temps de pénurie. C’est le cas de l’après-guerre : en Europe contrairement aux États-Unis, le mouvement ouvrier arrache des concessions majeures au patronat. En Angleterre, Churchill perd les élections et les travaillistes mettent en place le National Health System (NHS).

En France, le Parti communiste épaulé par la CGT met en place, contre le Général de Gaulle, les aspects les plus révolutionnaires du programme du Conseil National de la Résistance dès 1946. Parmi eux, on trouve la Sécurité sociale et ses caisses autogérées par les syndicats. Il y a loin du mythe du « compromis gaullien », entretenu par certains, à la réalité : le Général de Gaulle s’est empressé de supprimer l’aspect autogéré de la « sécu » dès 1958. Les ministres communistes n’ont tenu que dix-huit mois au gouvernement, profitant de cette courte fenêtre de tir pour réformer en profondeur le modèle social français. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Marc Jancovici, la création « d’États-providence » précède donc les Trente glorieuses. 

De même, les inégalités n’ont pas constamment baissé avec la révolution industrielle et l’abondance énergétique. Pour Thomas Piketty, les principales causes de leur réduction au cours du XXe siècle sont les deux guerres mondiales (destructrices de patrimoines) et les politiques économiques (le fameux compromis social-démocrate hérité de l’après-guerre). Le graphique présenté page 77 ferait bondir des économistes comme Branco Milanovic (auteur de la fameuse courbe en éléphant qui établit un appauvrissement des classes moyennes et une explosion des très hauts revenus à partir de 1988). Si la France a mieux résisté à la hausse des inégalités, c’est grâce à son modèle social plus solide, hérité du gouvernement communiste de 1946-47. Malgré un moins bon accès à l’énergie que les États-Unis.

L’apparition du chômage et de la précarisation du travail, tout comme la baisse des emplois industriels et l’automatisation des tâches, sont présentées comme des conséquences naturelles à la raréfaction du pétrole (page 64). Ces phénomènes n’ont pourtant pas été de même ampleur partout et précèdent souvent le premier pic pétrolier. Ils découlent d’une volonté concertée de délocaliser la production dans les pays à bas coûts et faibles protections environnementales, dans le but de restaurer les marges des entreprises et la rentabilité du capital. Ils se sont principalement développés dans les années 1985-2000, période où le prix du pétrole était retombé à des niveaux historiquement bas.

Avec succès. Les marges sont passées de 25 % pendant les Trente glorieuses à 30 % après les années 2000, loin du creux de 15 % observé entre les deux chocs pétroliers. Le livre Le choix du chômage démontre bien, documents historiques à l’appui, que ce développement répondait à un choix conscient de sacrifier l’emploi pour préserver le rendement du capital. C’est également cet arbitrage, ainsi que le changement de politique monétaire et la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, qui explique l’apparition d’une dette publique importante – mais pas nécessairement problématique. « Après les chocs pétroliers », cette dette ne vient pas « maintenir le niveau de la redistribution et de la protection sociale » (page 89) qui s’effondre en réalité un peu partout dans le monde, mais rétablir les marges des entreprises.

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un autre raccourci curieux. En France, ils ont été institués suite à un vaste mouvement de grève générale apparu suite à la victoire du Front populaire (1936), dont l’accès au pouvoir résulte de la crise économique de 1929. Les États-Unis, eux, n’ont pas de congés payés obligatoires (en moyenne, les entreprises accordent quinze jours de par an) alors que le pays a baigné plus que tout autre dans l’abondance énergétique et le pétrole bon marché. On pourrait bien sûr élargir la réflexion en notant que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, entre autres civilisations égalitaires, jouissaient d’un temps d’oisiveté supérieur à celui des sociétés agricoles et féodales. Si l’abondance permet le temps libre, son partage découle des rapports sociaux. 

Pour expliquer l’incapacité à prendre en compte les limites planétaires, Jancovici se fonde sur l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre cerveau ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs. Ses hypothèses ont fait l’objet de réfutations détaillées.

Il en va de même pour la qualité du système de santé (que l’on songe simplement à l’écart entre le système américain et de nombreux pays moins riches, mais mieux lotis) et l’accès à l’Université. En France, l’instauration d’une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur date de Parcoursup, mis en place explicitement dans ce but par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui se vantait d’avoir brisé une vieille promesse socialiste. En parallèle, ce même gouvernement se privait de recettes fiscales en supprimant l’ISF et l’Exit Tax sans que celaaméliore l’emploi ou l’investissement.

Aux États-Unis, l’abandon de l’Université pour tous débute en 1966, en réaction à la contestation étudiante sur les campus américains, foyers de lutte contre la guerre du Viet Nam. L’économiste Roger Freeman, qui conseillera Reagan pendant des années, déclare textuellement « on risque de produire un prolétariat éduqué. C’est de la dynamite ! ». Sur ses conseils, Reagan coupera les subventions publiques dès 1970, lorsqu’il sera réélu gouverneur de Californie, avant de poursuivre cette politique une fois à la Maison-Blanche. Mais c’est avec l’austérité budgétaire qui suit la crise des subprimes que les États américains, qui ne bénéficient pas du Quantitative Easing de la Fed, sapent les budgets dédiés à l’enseignement supérieur et font exploser les frais d’inscriptions.

Sur la même période, les États-Unis augmentent leur budget militaire. Dire que l’accès à l’enseignement supérieur a été compromis par la fin de l’énergie abondante est faux. Jancovici estime que ce phénomène découle d’une prise de conscience de la pénurie de débouchés dans le secteur tertiaire qui serait, selon lui, plus énergivore que l’industrie – soit l’opposé du point de vue de l’Agence internationale de l’Énergie (AIE), qui explique précisément le découplage C02/PIB par la tertiarisation de l’économie.

À s’obstiner à ignorer les rapports sociaux, on en vient à dégager des conclusions particulièrement curieuses.

Si Jean-Marc Jancovici attribue très justement les problèmes d’EDF, de la SNCF et du marché de l’électricité en France au dogme concurrentiel et néolibéral de la Commission européenne, il ne semble pas comprendre que cette idéologie sert des intérêts bien précis et ne découle pas simplement de l’aveuglement de bureaucrates n’ayant pas été formés aux réalités de la Physique. Pourtant, du propre aveu de ses multiples architectes et défenseurs, la construction européenne s’est faite précisément dans le but de casser le modèle social hérité de l’après-guerre afin de servir des intérêts privés. 

Mentionnons simplement les mots de Bernard Arnault rapportés par Yves Messarovitch, journaliste au Figaro, à propos du Traité de Maastricht : « Là où la fiscalité pénalise l’économie, la concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’ISF, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu ».

Cet angle mort conduit Jancovici à expliquer l’incapacité chronique à isoler les bâtiments comme un problème collectif « de compétence, de formation, de financement ». Il est muet quant à ses causes plus profondes : le fait que ces investissements sont peu rentables en système capitaliste, que l’État préfère verser 160 milliards par an de subvention sans condition aux entreprises et supprimer l’ISF plutôt que de subventionner et planifier correctement ces travaux – et que ce même prisme libéral l’empêche de former en masse la main-d’œuvre nécessaire pour les réaliser. Le gouvernement refuse de faire interdire la publicité pour les SUV (seconde cause d’augmentation des émissions en France), et préfère financer des campagnes publicitaires pour le SNU et l’armée de Terre que pour les métiers de la rénovation des bâtiments.

Démocratie et abondance énergétique 

La démocratie est-elle un système efficace pour résoudre la crise écologique ? Survivra-t-elle à la fin de l’abondance énergétique ? À ces questions qu’il évoque souvent, Jancovici tend à répondre par la négative, en s’appuyant sur un postulat problématique selon lequel la démocratie découlerait de l’abondance énergétique.

Ce pessimisme s’inscrit dans une vision négative de l’homme. Le Monde sans fin décrit systématiquement les sociétés préindustrielles comme misérables et violentes. Les hommes « s’effondrent sur une paillasse parmi leurs enfants après une journée de labeur à ramasser des patates » (page 45). Sans énergie « tu meurs de froid, de faim, tu t’entretues avec tes semblables » (page 26).

La vie en société n’a pourtant pas débuté avec la révolution industrielle. Et de nombreux travaux anthropologiques établissent que les comportements altruistes ou coopératifs la précèdent. Les effondrements soudains d’approvisionnement énergétique conduisent plus souvent à des comportements d’entraides que de scénarios à la Mad Max.

Si elle n’est pas une condition suffisante au maintien de la démocratie (les monarchies du Golfe sont là pour l’établir), l’abondance énergétique en est-elle une condition nécessaire ?

Face à cette question, un clivage majeur apparaît. Certains estiment que nous sommes collectivement fautifs et responsables ; d’autres, que les problèmes découlent du système économique et de la classe dirigeante. Jean-Marc Jancovici semble appartenir à la première catégorie. Pour lui, « nous sommes des animaux opportunistes et accumulatifs » incapables de renoncer à nos « 200 esclaves énergétiques par personne », car nous sommes mus par notre striatum.

Striatum vs capitalisme : quelles causes à la crise écologique ?

La bande dessinée ne fait aucune référence aux inégalités économiques et leur corollaire en matière d’empreinte carbone. De Bernard Arnault à l’auxiliaire de vie sociale, de Bill Gates à un ouvrier somalien, nous serions tous coupables. Les bureaucrates de la Commission européenne, un peu plus que nous, mais ils agiraient par incompétence et idéologie. Pas par intérêt.

Si Jean-Marci Jancovici critique fréquemment les responsables politiques et les médias, il le fait de manière très superficielle. La presse suivrait essentiellement des logiques commerciales en parlant de ce qui fait l’actualité et favorise l’audience, sous la contrainte imposée par les formats courts. On ne trouvera pas d’analyse sociologique de l’espace médiatique : les questions du champ social des journalistes, de l’identité des patrons de presse, du modèle économique (la nécessité de plaire aux annonceurs, par exemple) et des connivences entre cadres de l’audiovisuel public et pouvoir politique (et économique) ne sont pas traitées. Autrement dit, il n’y aurait aucun rapport social expliquant les choix éditoriaux de la presse. Et Vincent Bolloré serait en train de constituer un empire médiatique promouvant les discours climato-sceptiques par ignorance ou intérêt commercial, pas pour servir les intérêts financiers de sa classe et sa croisade idéologique.

Quant aux politiques, ils ne feraient que suivre l’opinion publique pour se faire élire en « promettant du rab de sucette ». Pour le polytechnicien, « un régime est démocratique à partir du moment où les gens votent », « la compétition électorale se ramène le plus souvent à une surenchère de promesses corporatistes ou sectorielles balayant aussi large que possible » et « la démocratie correspond de fait au système qui permet aux plus nombreux d’exiger la plus grosse part du gâteau, puisqu’ils prennent le pouvoir ». À croire que la Russie et l’Iran sont des démocraties, que le vote contre le traité constitutionnel européen de 2005 a été respecté et qu’on n’assiste pas, depuis les années 1980 et dans toutes les démocraties occidentales, à une concentration des richesses chez les 1 % les plus aisés et une paupérisation des classes moyennes et laborieuses. 

La question des retraites est éclairante : aucun président ayant réformé le système n’avait été élu sur cette promesse ou ne l’a réalisé avec le soutien de l’opinion. François Hollande a fait l’exact opposé de la politique pour laquelle il avait été élu (« mon ennemi, c’est la finance ») au point de ne pas pouvoir se représenter. Si les dirigeants politiques ne prennent pas la question écologique au sérieux, c’est parce qu’elle s’oppose aux intérêts financiers qu’ils représentent. Intérêts qui n’hésitent pas à leur demander des comptes, comme l’établit le recadrage des ministres Gabriel Attal et Clément Beaume par la famille Arnault – qui exerce une influence manifeste sur la classe politique française…

Jancovici n’explique pas l’inaction climatique par les armées de lobbyistes qui achètent les dirigeants et les médias, ni par une dynamique de lutte de classe qui expliquerait à la fois l’idéologie de la Commission européenne, le dogme des gouvernements néolibéraux qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1980 et le refus des pays riches de dédommager les pays du Sud. À la place, il invoque le concept de Striatum, partie de notre cerveau associée à la prise de décision émotive influencée par des décharges de dopamine.

Jancovici reprend l’analyse du journaliste Sébastien Bohler, auteur de l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre striatum ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs en lien avec notre évolution, que Bohler analyse uniquement par le prisme de la compétition. Ses hypothèses, parfois contradictoires, ont fait l’objet de réfutations détaillées. En plus de partir d’un postulat ethnocentré qui ne cadre pas avec la réalité (nous serions tous incapables de prendre soin de notre environnement), les idées de Bohler font l’impasse sur des pans entiers de la théorie de l’évolution tout en reposant sur des interprétations erronées des études neurologiques citées. On doit au média Bon pote une critique détaillée de l’ouvrage Le bug humain, qui permet de mesurer le peu de fiabilité que l’on peut lui accorder.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert.

On comprend pourquoi cette hypothèse conceptuelle, qui occupe les dix dernières pages de la bande dessinée, a séduit l’auteur d’Un monde sans fin. Elle cadre avec sa vision pessimiste – réactionnaire, diront certains – de l’homme, permet d’évacuer les approches sociologiques et évite de remettre en cause le système économique dominant.

Dépolitisation massive

Invité sur France Inter le 30/05/2023, Jean-Marc Jancovici a montré les limites de son approche dépolitisante. Avant de regretter que Total, poussé par son actionnariat, maintienne son projet climaticide d’exploitation pétrolière en Ouganda, il s’est retrouvé confronté à la question d’un auditeur :

Auditeur : « la lutte contre le réchauffement climatique est-elle compatible avec le capitalisme ? »

JMJ : « Il y a eu des sociétés qui n’étaient pas organisées de manière capitaliste, qui ont été très productivistes et ont exercé une très forte pression sur l’environnement, il y a au moins deux exemples intéressants à avoir en tête, c’est la Chine et l’URSS (…) je ne sais pas si le fait de transformer mon boulanger en fonctionnaire va supprimer les problèmes ».

Face à ce genre d’interrogation, Jancovici invoque systématiquement des arguments dignes du café du commerce pour caricaturer les alternatives au capitalisme ou insister sur son caractère immuable et naturel. Dans C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde (Seuil, 2009, p. 49), il écrivait : 

« Le capitalisme se définit comme la propriété privée des moyens de production. Historiquement, il existe depuis toujours : un agriculteur qui détenait ses terres ou tel commerçant qui détenait son commerce étaient des capitalistes. »

Comme pour la démocratie, il se base sur une définition extrêmement large reposant sur une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si l’on définit le capitalisme par la propriété privée des moyens de production et leur utilisation dans une visée lucrative, il a en réalité débuté en Angleterre, au XVIe siècle (et non « depuis toujours »). Les historiens du capitalisme ajoutent un autre critère : l’organisation des échanges sur un marché soumis à la concurrence. 

Contrairement à ce que semble penser Jancovici, la propriété privée n’a pas toujours existé. Et inversement, elle a existé dans des sociétés qui n’étaient pas capitalistes. Le capitalisme lui-même peut être analysé comme un accident de l’histoire qui n’avait rien d’inéluctable ou de naturel.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert. Or, il n’est pas nécessaire d’invoquer Marx pour comprendre que la recherche impérative du profit nécessite une croissance perpétuelle. Une entreprise capitaliste qui réduit son activité durablement finit par déposer le bilan, victime de ses concurrents et du poids de ses dettes. De même, lorsqu’une économie capitaliste connaît une période de décroissance, on parle bien de récession.

Le capitalisme ne peut pas organiser la décroissance que Jancovici appelle de ses vœux, mais il ne semble pas davantage capable de réaliser une transition vers les énergies propres dans les délais nécessaires. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les déclarations du patron de Shell, qui conditionnait l’investissement dans les ENR par un taux de rentabilité de 8 à 12 %. L’électricité renouvelable est désormais moins chère que le gaz et le charbon. Mais tant que les ENR ne produiront pas les gigantesques marges générées par les énergies fossiles, les grandes compagnies pétrolières qui se sont pourtant engagées à atteindre la neutralité carbone dès 2050 (émissions de leurs clients comprises) continueront de consacrer 95 % de leurs investissements dans le pétrole et le gaz. Et l’essentiel de leurs profits dans le rachat de leurs propres actions. 

Cet état de fait n’est pas propre aux pétroliers. Une étude de 2022 a montré que BlackRock et Vanguard, les deux premiers gestionnaires d’actif au monde, poursuivent la même stratégie (tout en s’engageant à respecter les accords de Paris). Dit autrement, même quand c’est rentable, le capitalisme refuse de se verdir si cela conduit à réduire son taux de profit. Le climatologue Jean Jouzel, qui côtoie Jean-Marc Jancovici au Haut Conseil pour le Climat, a tiré les conclusions qui s’imposaient suite à « l’accueil glacial » qu’il a reçu au MEDEF. Face aux acclamations de la salle qui ont suivi les propos du patron de Total assumant de se projeter dans un monde à 3 degré C de réchauffement, il a déclaré à France Inter :

« Je constate que cette transition nécessaire n’imprime pas suffisamment chez les patrons d’entreprise. On a un problème de capitalisme. Le capitalisme tel qu’on le vit actuellement n’est pas compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. »

On pourrait multiplier les exemples. Un article candide du journal Le Monde liste les principales raisons derrière les difficultés rencontrées par le secteur ferroviaire pour concurrencer l’avion. Elles peuvent se résumer à une cause unique : la logique de mise en concurrence et l’exigence de rentabilité propre au régime capitaliste. Idem pour l’explosion des ventes de SUV, permise par le succès des lobbyistes qui ont empêché la convention citoyenne sur le climat d’obtenir l’interdiction de la publicité pour ces voitures. Les constructeurs pourraient vendre de petites voitures électriques, mais les marges sont plus élevées avec des 4×4 de deux tonnes cinq consommant 14 litres au cent.

Alors, faut-il transformer le boulanger de Jancovici en fonctionnaire ?

L’auteur américain Danny Katch définit le socialisme comme un système visant à garantir les besoins de base de tous les citoyens (santé, logement, nourriture, éducation, culture…), par opposition au capitalisme, qui le fait à condition que cela permette de dégager du profit.

La question de l’approvisionnement de l’électricité, à titre d’exemple, est passible de deux approches. Il est possible d’opter pour une organisation du secteur en marché concurrentiel, où le prix est défini par le coût marginal de production et fluctue chaque seconde en fonction des équilibres d’offre et de demande. C’est le système imposé par la Commission européenne que Jancovici dénonce très justement, mais qui permet à de nombreux acteurs de réaliser des profits faramineux.

Ou bien, on peut considérer que l’électricité est un service public et un bien commun, dont le prix doit être défini par le coût moyen de production. Dans ce système, il est concevable d’installer les panneaux solaires (un peu plus coûteux) sur le toit des maisons plutôt que de raser des forêts. Et de ne pas annuler le déploiement de gigantesques parcs d’éoliennes offshore à la dernière minute à cause de la fluctuation des prix. On notera par ailleurs que la baisse spectaculaire des coûts de production de l’éolien, des panneaux solaires et des batteries a été rendue possible par les investissements colossaux de la puissance publique (chinoise, en partie) et les subventions massives octroyées au secteur. La main invisible du marché n’y est pour rien.

Une définition plus complète du socialisme inclurait ainsi la démarchandisation des besoins essentiels (assurés par des services publics) et la propriété non lucrative des moyens de production détenus par les producteurs, gérés démocratiquement. Comme dans le modèle de la fédération des coopératives de type Mandragone (au Pays-Basque) qui emploie plus de 75 000 personnes et génère plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Jean-Marc Jancovici a-t-il raison de mettre la question démographique sur la table et de postuler que nous serions trop nombreux sur terre ? (…) Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient quant à eux 52 % des émissions.

Contrairement aux forces de l’ordre, pompiers, corps médical et enseignant aujourd’hui, le boulanger de Jean-Marc Jancovici ne serait pas réduit au statut péjoratif de fonctionnaire, mais il profiterait d’un prix de l’électricité fixe au lieu d’être menacé de faillite par les fluctuations du marché. Et cela, sans retourner en URSS.

Si un système alternatif reste certainement à inventer, encore faut-il commencer par reconnaître que la transition écologique passe par la sortie du capitalisme – a minima dans les secteurs clés de l’énergie et des services publics.

Des solutions « conservatrices et réactionnaires » ?

Ainsi, les solutions proposées par Jean-Marc Jancovici doivent être examinées avec soin. Dans Le Monde sans fin, l’accent est mis sur le développement du nucléaire et la sobriété énergétique, aux dépens des énergies renouvelables et d’une meilleure répartition des richesses. Comment faire pour atteindre cette sobriété sans en passer par un système dictatorial ? Jancovici n’esquive pas la question : « un système de type chinois est-il un bon compromis ? Il n’est pas exclu que la réponse soit oui ».

Dans une interview accordée à Socialter en 2019, il explicitait davantage sa vision de la transition écologique.

« Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. Dans l’aide au développement, tout ce qui permet aux pays de maîtriser leur démographie est une bonne idée, car cela amortit les efforts à fournir sur tous les autres plans. Trois leviers : l’éducation des femmes, l’accès aux moyens de contraception, et les systèmes de retraite. Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans. (…) C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal par rapport aux autres modes de régulation que nous avons connu : la famine et la maladie. Après viennent les mesures techniques. Il faut d’abord supprimer le charbon dans l’électricité le plus vite possible… ».

Passons sur le fait qu’il n’y a, bien entendu, aucune limite d’âge pour recevoir des greffes d’organes en Angleterre. Les lecteurs du Monde sans fin seront surpris d’apprendre que la priorité du polytechnicien, avant les mesures techniques, demeure la réduction de la population. Solution qu’il évacue à regret dans la bande dessinée en la qualifiant de « sujet délicat », « bâton merdique » (page 123) car « tu te mets tous les courants religieux à dos » (page 125).

La question démographique, souvent introduite à l’aide de l’équation de Kaya (une tautologie critiquée par de nombreux experts), revient dans nombre de ses interventions. En mai 2022, Jancovici expliquait à France Info : « la planète n’acceptera pas d’avoir 10 milliards d’habitants sur Terre ad vitam æternam vivant comme aujourd’hui (…) La seule question c’est comment va se faire la régulation. Ou bien on essaie de la gérer au moins mal nous-mêmes, ou bien ça se fera de manière spontanée par des pandémies, des famines et des conflits ». En mars 2021, il tenait les mêmes propos pour Marianne. À chaque fois, Jancovici évoque « un débat difficile » qui toucherait à une forme de tabou (bien que cette question soit régulièrement évoquée par des personnalités de premier plan, relayées sans filtres dans les médias).

L’établissement d’un choix binaire (le contrôle des naissances ou la famine) évacue l’option de la sobriété et postule que nous serions déjà trop nombreux sur Terre, idée qui ne fait aucunement consensus chez les démographes. Pour autant, a-t-il raison de mettre ce sujet sur la table ? 

Il faut rappeler que la croissance de la population mondiale ralentit et que dans les pays ayant effectué leur transition démographique, la population diminue globalement. Surtout, chaque individu n’est pas égal aux autres face aux limites de la planète. Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient 52 % des émissions. Pour Oxfam, les 1 % les plus riches sont indirectement responsables de deux fois plus d’émission que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Or, c’est de cette moitié qu’on parle en priorité lorsqu’on évoque le contrôle des naissances. L’Afrique représente 3 % des émissions mondiales et 2.75 % des émissions passées. Tandis qu’à niveau de vie et population équivalents, les États-Unis émettent deux fois plus de GES que l’UE.

Du fait des effets-rebonds et des inégalités, réduire de moitié la population mondiale n’aurait pas nécessairement l’effet escompté sur les émissions, si tant est qu’une telle option soit envisageable. Par exemple – et dans le meilleur des cas – imposer la politique de l’enfant unique en Europe ne réduirait les émissions « que » de 18 %, soit l’équivalent de la fermeture des centrales à charbon du continent. Pour un adepte des ordres de grandeur, Jancovici vise à côté. À la question « faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète », l’auteur Emmanuel Pont répond par la négative, dans un ouvrage précis et documenté.

En conclusion, si l’on met la question démographique de côté (ainsi que l’arbitrage nucléaire vs renouvelables), les solutions techniques présentées par Jancovici font globalement consensus auprès des partisans de la transition écologique. La question plus importante porte sur leur mise en œuvre. Dans la dernière page de sa bande dessinée, Jancovici suggère que le succès de la transition nécessite de convaincre une masse suffisamment importante. Que cette masse intègre des analyses souvent inexactes serait déjà problématique. Une telle perspective est surtout illusoire. Nos dirigeants, qui ont apprécié le livre de Pablo Servigne sur « l’effondrement », savent très bien ce qu’ils font. Comme les lobbyistes d’Exxon, les membres du MEDEF et les PDG de Shell et Total. 

Le problème n’est pas technique mais politique. Et sur ce plan, Jancovici déploie une énergie surprenante pour nier (ou invisibiliser) les causes. Ce faisant, il fait perdre un temps précieux aux forces luttant pour accélérer la transition.

D’aucuns répondront que son discours « apolitique » lui permet de toucher le plus grand nombre. Il est indéniable que son apport a été considérable. Mais sa vision se limite à affirmer que la transition écologique nécessite nécessairement une baisse importante du niveau de vie et n’adviendra qu’en éduquant les individus les uns après les autres. Or, tandis que le premier point est loin de faire consensus, le second permet d’éviter une remise en cause du système économique, condition pourtant nécessaire à une transition écologique réussie dans le temps qui nous est imparti.

Écocidaire et inutile : pourquoi le projet d’autoroute A69 fait fausse route

Manifestation des Soulèvements de la Terre contre l’A69 en avril 2023 © Capture d’écran depuis la chaîne Youtube Partager c’est sympa

Nouvelle manifestation des Soulèvements de la Terre, grève de la faim et de la soif du militant Thomas Brail, interpellation de l’Etat par les députés de gauche, tribunes de scientifiques… Le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, temporairement à l’arrêt, suscite une opposition de plus en plus intense. Vieux de près de 30 ans, celui-ci est en effet impossible à défendre, tant il est destructeur pour l’environnement et étant donné qu’il revient plus ou moins à privatiser une route nationale existante. Alors que le gouvernement et la présidente de Région Carole Delga s’acharnent à défendre ce tronçon de béton, une vaste coalition hétérogène se met en place pour le stopper.

Il ira jusqu’au bout. Après avoir entamé une grève de la faim depuis le 1er septembre et s’être installé durant dix jours dans un platane pour protester contre le projet d’autoroute A69, l’arboriste-grimpeur et militant Thomas Brail a entamé une grève de la soif le 9 octobre. Le lendemain, craignant son décès, le gouvernement a annoncé la suspension temporaire des travaux jusqu’aux négociations organisées ce vendredi. Il aura malheureusement fallu en arriver à de telles extrémités pour empêcher provisoirement les bétonneurs de tracer leur route.

Un projet fossile

Si ce fameux tronçon autoroutier est aujourd’hui au cœur de l’actualité, le projet est dans les cartons depuis longtemps. La décision ministérielle de création d’une 2×2 voies entre les villes de Castres et Toulouse, afin de désenclaver la cité tarnaise et favoriser un essor économique par un accès facilité à la métropole remonte en effet au 8 mars 1994. Distantes d’environ 70 kilomètres, les deux villes étaient alors, et sont toujours reliées par la route nationale 126, conçue et entretenue par les pouvoirs publics. 

Fin 2009, le ministre des transports confirme le projet d’autoroute, longeant la RN126, entre Castres et Toulouse par concession autoroutière, supposée accélérer les travaux. Le projet principal se concentre alors sur la construction d’une portion d’autoroute entre Castres et Verfeil, au nord-est de Toulouse, de 54 kilomètres. Ces dernières années, le projet s’est accéléré, d’abord avec la déclaration d’utilité publique en juillet 2018, puis par la signature du contrat définitif de concession de l’autoroute A69 en 16 avril 2022 avec la société Atosca, filiale du groupe NGE, une holding du BTP. Les travaux ont quant à eux débuté en mars 2023. Bref, les promoteurs n’en démordent pas : l’A69 sera construite.

Les élus favorables au projet dépeignent une vision catastrophiste de territoires ruraux, faisant fi des propositions alternatives mises sur la table.

De manière presque anachronique, les partisans de l’A69 déploient, pour convaincre, un argumentaire basé sur une forme de « solutionnisme » technique ayant pour ligne directrice une vision émancipatrice de la voiture individuelle. Maniant hyperboles et emphase, ils qualifient ce projet de « vital pour le territoire », allant « dans le sens de l’histoire du département » selon les termes du Président du Conseil Départemental du Tarn Christophe Ramond (PS). Comme en écho à un discours du siècle passé, les élus favorables au projet dépeignent une vision catastrophiste de territoires ruraux, isolés et abandonnés des politiques nationales de mobilité collective, rendant le recours au véhicule individuel indispensable, faisant fi des propositions alternatives mises sur la table. Dans cette perspective, les responsables départementaux font du projet de l’A69 une « absolue nécessité pour le Tarn », tandis que les élus régionaux estiment qu’ « il faut sauver ce territoire pour qu’il ait un avenir ! ». La voiture ou l’isolement, l’autoroute ou la décrépitude, le pétrole ou la mort, en somme.

Un dossier béton… vite enlisé

Pour justifier la pertinence de l’A69 alors qu’il existe déjà une route nationale, ses promoteurs mettent en avant un gain de temps estimé à 35 minutes entre les deux villes. A priori conséquente, cette économie de temps est néanmoins rapidement relativisée par les différentes critiques du projet. Calculée par rapport à une vitesse moyenne inexacte de 130 km/h, celle-ci est en réalité inexacte et s’élèverait, selon plusieurs simulations, plutôt autour de 12 à 15 minutes, si l’on exclut les ralentissements à attendre à l’arrivée de Toulouse. Bref, cet argument est largement exagéré.

D’autre part, la société Atosca argue d’un engorgement des voiries actuelles qui justifierait la création d’une infrastructure plus importante. Cependant, cet argument échoue lui aussi à l’épreuve quantitative. En effet, la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) 2018 estimait à 10 900 le nombre de véhicules susceptibles d’emprunter l’hypothétique A69. Or, la Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement d’Occitanie (DREAL Occitanie) recensait pour sa part en 2019 un trafic moyen journalier annuel de 8422 véhicules dans le village de Soual, en périphérie de Castres, et de 5 640 véhicules à l’entrée de l’A680 en bordure de Toulouse. Par comparaison, les tronçons autoroutiers recensaient en moyenne à l’échelle nationale plus de 28.000 véhicules par jour en 2021 selon l’Association des Sociétés Françaises d’Autoroutes (ASFA).

Au vu d’un gain de temps très faible et d’un trafic trop faible pour nécessiter une telle infrastructure, le prix du péage autoroutier risque de décourager les rares usagers potentiels. Le prix annoncé pour un trajet simple par le concessionnaire est en effet de 6,77€, auquel il faut ajouter 1,60€ pour la portion d’A68 reliant Toulouse, aboutissant à une somme totale de 8,37€, soit presque 17€ pour un aller-retour Castres-Toulouse…

Appropriation de bien public et fourberie administrative 

Dès lors, comment les promoteurs de l’A69 peuvent-ils espérer que cette infrastructure sera rentable et utile ? Ils semblent qu’ils aient trouvé une solution : à défaut de rendre l’autoroute attirante, il est tout à fait possible de rendre la RN126 invivable. Le futur tracé de l’autoroute, que le Conseil National de Protection de la Nature (CNPN) qualifie d’« assez incompréhensible », a donc tout naturellement inclus dans ses projections les deux rocades de contournement des villages de Soual et Puylaurens, construites en 2000 et 2008 pour 55 millions d’euros. Ces contournements construits par l’argent public, fortement appréciés par la population locale pour le désengorgement des localités concernées et l’éloignement des nuisances sonores, seraient donc aspirés dans ce nouvel itinéraire privé et payant.

A défaut de rendre l’autoroute attirante, il est tout à fait possible de rendre la RN126 invivable.

Cet escamotage n’est pas le seul tour contenu dans les tiroirs du promoteur : sous couvert de rééquilibrage, il est prévu que la RN126 soit déclassée en route départementale, que sa vitesse soit abaissée et qu’elle repasse par de nombreuses bourgades et villages, ce qui signifierait de laborieuses traversées de bourgs, auxquelles s’ajouteront 12 nouveaux ronds-points. Exaspérés par un trajet rallongé et considérablement amoindri dans sa qualité, les usagers se tourneraient donc vers l’A69, plus « confortable »… 

Quand le dernier arbre aura été coupé…

Si ces éléments techniques sont déjà suffisants pour questionner ce projet d’autoroute A69, de nombreuses considérations d’ordre démocratique et surtout environnemental achèvent de mettre en exergue le potentiel destructeur et mortifère de cette initiative. Au total, le projet implique une artificialisation de 474 hectares, dont 316 de terres agricoles. Par ailleurs, les 44 kilomètres de voiries neuves, le projet pourrait impacter directement et durablement l’environnement immédiat selon l’Autorité Environnementale, en entraînant une « fragmentation du territoire », une « forte consommation des sols naturels et agricoles » ainsi qu’une « rupture des continuités écologiques ». L’A69 traverserait ainsi plusieurs zones humides protégées, tout en mettant en péril de nombreuses espèces d’insectes et d’oiseaux. Une portion particulière du tracé, dans la zone inondable entre Vendine et Gragnague, impliquerait, elle, un remblais, qui compliquerait les écoulements naturels d’eau et augmenterait le risque d’inondations.

Étant donné un bilan aussi désastreux, l’enquête publique environnementale conduite fin 2022 s’est soldé par un plébiscite contre le projet : 90% des 6 266 personnes ayant répondu étaient défavorables à ce projet. Plus récemment, le 24 septembre 2023, ce sont 200 scientifiques toulousains, dont deux membres du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du  Climat (GIEC), qui demandaient l’arrêt immédiat des travaux de l’autoroute, revendiquant dans une lettre ouverte leur « rejet unanime » de ce projet écocide. 

Outre la bétonisation des terres, c’est l’abattage de 200 arbres, pour beaucoup des platanes d’alignement centenaires typiques des routes du Sud de la France, qui suscite le plus d’oppositions. Certes, les défenseurs de l’autoroute promettent de planter cinq nouveaux arbres pour chaque arbre coupé. Au vu des sécheresses et canicules de plus en plus violentes chaque année, on peut déjà douter de la résistance de ces futurs arbres, alors que les platanes centenaires, aux racines plus profondes, encaissent bien mieux ces chocs climatiques. Plus largement, la coupe d’arbres centenaires est un non-sens, ceux-ci étant reconnus comme des alliés principaux dans la captation de CO2. Dans leur tribune contre l’A69, les scientifiques rappellent ainsi que « non, un arbre centenaire ne peut être remplacé par cinq jeunes arbres : il est irremplaçable dans les échelles de temps qui nous concernent, en raison du carbone qu’il contient, qu’il continue de capter, des autres vivants avec lesquels il interagit, de son importance dans la régulation du cycle de l’eau et du microclimat local ».

Pour protéger ces arbres, dont les premières coupes, le 1er septembre 2023, ont dû être organisées de nuit et sous surveillance policière, les militants ont tenté différentes actions. Beaucoup d’entre eux font partie du groupe national de surveillance des arbres (GNSA), créé il y a quatre ans pour lutter contre les coupes rases et différents projets écocidaires. Son fondateur n’est autre que Thomas Brail, lui-même arboriste-grimpeur, qui est devenu par ses actions spectaculaires – grève de la faim et de la soif – le visage le plus médiatique de cette contestation. D’autres arboristes-grimpeurs, surnommés les « écureuils », sont également montés dans les platanes menacés, occupant un double rôle de vigie et de blocage, leur présence dans les branches rendant la coupe impossible.  En parallèle de ces actions radicales, les militants ont aussi eu recours au droit, en s’appuyant sur l’article L.350-3 du code de l’environnement, qui reconnaît « le rôle pour la préservation de la biodiversité » des arbres et interdit l’abattage d’un ou plusieurs arbres, sanctionnant les contrevenants d’une amende de 5ème classe, égale à 1 500€. Mais la justice a finalement autorisé l’abattage des arbres concernés, alors même qu’ils n’étaient pas inclus dans la demande d’abattage dérogatoire du projet d’A69.

Une floraison de résistances

Si les recours juridiques font désormais régulièrement partie des répertoires d’action des militants écologistes en lutte contre des projets destructeurs, les militants contre l’A69 utilisent tous les leviers possibles. A ce titre, cette lutte est d’ailleurs un exemple-type de la combinaison de tous les moyens d’action, des plus institutionnels aux plus spectaculaires. Au-delà du droit, les opposants ont d’abord cherché à interpeller les élus locaux et les parlementaires. Les élus France Insoumise, ainsi que ceux du Parti communiste et d’Europe-Ecologie-Les-Verts, pourtant membres de la majorité régionale de la socialiste Carole Delga qui défend le projet, ont répondu présents. Ces soutiens n’ayant pas été suffisants, plusieurs manifestations ont également été organisées devant le Conseil régional de la région Occitanie, mais sans plus de succès.

Cette lutte est un exemple-type de la combinaison de tous les moyens d’action, des plus institutionnels aux plus spectaculaires.

Constatant que l’Etat et la Région n’entendent pas renoncer à ce projet, les militants ont ensuite élargi leur répertoire d’action à la désobéissance civile, notamment via l’occupation des sites de chantier et des arbres. Fin avril, les opposants locaux ont été rejoints par d’autres militants écologistes de toute la France, durant un week-end d’action des Soulèvements de la Terre, une structure qui fédère différents collectifs, associations et syndicats et organise des actions spectaculaires autour de différentes luttes locales. Organisée peu de temps après la violente répression de la manifestation contre les méga-bassines de Sainte-Soline, cette opération « Ramdam sur le Macadam » s’est voulue pacifique et joyeuse, notamment via l’organisation d’une course de caisses à savon et la construction de petits murs de parpaings sur la nationale actuelle. Une nouvelle édition de cette manifestation est prévue prochainement, les 21 et 22 octobre. Mais là encore, les pouvoirs publics n’ont toujours pas plié. Pour certains militants, la grève de la faim et de la soif sont donc apparues comme les seules possibilités pour interpeller l’opinion publique et forcer le gouvernement et la région à une négociation rapide. Si les travaux ont temporairement été suspendus pour éviter le scandale qu’aurait entraîné le décès de Thomas Brail, rien ne garantit qu’ils ne reprendront pas à brève échéance.

Enfin, les militants ont tenté de parer à l’argument habituel qui leur est opposé, à savoir qu’ils ne font que des critiques stériles et ne proposent pas d’alternative. Un registre auquel a eu recours le président de la Chambre du Commerce et de l’Industrie (CCI) du Tarn, pour qui il n’y a « pas d’alternative raisonnable » au projet d’A69. Or, un projet alternatif, conçu par le paysagiste-urbaniste Karim Lahiani et  porté par le collectif La voie est libre existe bel et bien, et a été présenté à l’Assemblée nationale. Dénommé « Une autre voie », celui-ci permettrait de reprendre les terres déjà expropriées pour en faire une matrice innovante, écologique et créatrice d’emplois. 

Une guerre des imaginaires

S’il prévoit quelques  aménagements routiers pour la RN126 (qui comporte 3 fois plus de points d’entrée que l’autoroute), ce projet fait surtout la part belle aux mobilités douces. Le développement du train est une priorité, à travers la rénovation des gares et la création de cinq nouvelles haltes ferroviaires, ainsi que l’augmentation de la fréquence des trains. Le vélo n’est pas non plus oublié, ce projet prévoyant la création de la première véloroute d’Europe entre Toulouse et Mazamet (87 km). En miroir de la destruction annoncée par l’A69, il est aussi prévu de créer 315 kilomètres d’alignements d’arbres afin de faire face aux canicules à venir et de convertir 250 hectares de terres agricoles à l’agriculture biologique. Cette transition agroécologique permettrait, selon ses promoteurs, d’augmenter de 30 % le nombre d’oiseaux et d’insectes localement et donc de faire face à l’érosion de la biodiversité. Au total, cette « autre voie » devrait coûter environ 100 millions d’euros, dont seulement la moitié viendrait des collectivités locales, le reste étant éligible à des financements nationaux (Plan vélo, France 2030…). Un chiffre bien faible en comparaison des 450 millions d’euros que coûtera l’A69.

Au-delà d’une bataille entre le béton et les arbres, il s’agit d’une lutte entre les porteurs d’un statu quo mortifère basé sur un alliage pétrole-technique et les défenseurs du vivant.

Ainsi, le projet de l’autoroute A69, comme la plupart des projets routiers et autoroutiers aujourd’hui envisagés, apparaît finalement comme symptomatique d’un rapport de force et d’une bataille idéologique opposant des visions du monde profondément différentes. Au-delà d’une bataille entre le béton et les arbres, il s’agit d’une lutte entre les porteurs d’un statu quo mortifère basé sur un alliage pétrole-technique et les défenseurs du vivant. Dans ce point de bascule – tant en matière de dérèglement climatique que de disparition de la biodiversité – que sont les années 2020, de nombreuses voix s’élèvent pour revendiquer et mettre en œuvre l’imaginaire d’un avenir désirable. Autant de voix qui refusent de poursuivre l’asservissement de la nature et de l’être humain au marché et à la rentabilité, et qui réclament urgemment, une vraie bifurcation écologique.

Bruno Latour, symptôme d’une écologie déboussolée

Bruno Latour -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

Nous vivons sous un « Nouveau Régime Climatique », qui impose de repenser notre rapport à la politique et à la nature. Celle-ci n’est plus une ressource passive, c’est un système qui réagit à nos actions. Les agents non-humains cessent d’être des choses inertes : ils contestent à l’homme son statut prédominant. Cette rupture avec les fondements de la « modernité » (caractérisée par un « Grand Partage » entre nature et culture) implique d’abandonner les « classes sociales » traditionnelles, fondées sur le concept étroitement matérialiste de la « production ». Il faut leur préférer la notion de « classe écologique », qui englobe l’ensemble des agents souhaitant œuvrer à l’habitabilité de la Terre. Ces leitmotivs, développés par Bruno Latour, ont été relayés dans la sphère médiatique avec une complaisance surprenante. Derrière cette ontologie politique, on trouve autre chose qu’une énième attaque contre la sociologie au nom de l’environnement – ou une nouvelle manière d’édulcorer la critique écologique du capitalisme.

Partons d’un constat sommaire mais révélateur. Latour, absent du numéro sur les « penseurs de l’écologie » de la revue Sciences humaines en 2010, est devenu omniprésent dans la pensée écologiste contemporaine. On compte une multiplicité de publications et de collections (parfois elles-mêmes critiques envers Latour) qui s’inspirent de ses thématiques.

Repenser notre « condition terrestre » et rejeter les classes sociales ?

« Habiter la terre en commun », définir une « nouvelle condition terrestre » dans un monde où « nous ne sommes pas seuls », « penser avec la terre » en se réappropriant « la part sauvage du monde » : de quoi ce foisonnement d’expressions est-il le nom ? On pourrait ajouter à ces expressions une liste (non exhaustive) d’ouvrages : « penser comme un iceberg », « être un chêne », « être forêts », et même « s’enforester » au point de « suivre la piste animale »… autant de tentatives pour tenter de « vivre dans un monde abîmé », tout en cueillant « les champignons de la fin du monde ».

Cette nouvelle manière d’être est censée tracer les contours d’un nouvel horizon d’émancipation. Un exemple parmi d’autres : « Nous avons la sensation d’être pris en étau. Entre d’un côté un héritage […] révolutionnaire mais très anthropocentrique, qui éprouve la plus grande difficulté à déplacer ses cadres de pensée, du fait d’un attachement à une tradition de lutte humaniste ou classiste. Et de l’autre, une sensibilité au vivant, où l’humain n’est plus au centre ».

La sortie de cet étau préfigurerait l’émergence « d’un nouveau camp politique à part entière », celui des « Terrestres », qui refuserait de rabattre le politique sur le social et tiendrait compte de « l’agentivité » de toutes les formes de vie1. Cette littérature en plein essor se caractérise par un rejet des sciences sociales qui la conduit à disqualifier comme « marxiste » toute théorie privilégiant la puissance d’agir du « peuple » à celle des « choses ». Voyons alors les transformations que ce « récit de l’Anthropocène » entend apporter.

Bruno Latour se fonde sur le postulat suivant : la sociologie, telle qu’elle s’est développée chez les Modernes, serait incapable de comprendre les basculements du monde et ses multiplicités. Penchons-nous sur la « classe écologique » théorisée par Latour et Schultz dans leur Mémo sur la classe écologique, qui a suscité de nombreux débats. S’il peut paraître futile de s’intéresser à une notion dont ses concepteurs avouent qu’elle est « fictionnelle et spéculative » – au point de se demander : « est-ce qu’elle existe, cette classe écologique ? » –, elle fait apparaître les principales impasses du raisonnement de Latour et ses procédés argumentatifs 2.

Le productivisme a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital.

Latour et Schultz s’interrogent : pourquoi la thématique écologique ne donne-t-elle pas lieu à un large mouvement social ? Leur réponse consiste à mettre en cause le cadre de pensée des Modernes, prisonniers d’un décentrage issu de Galilée, qui aurait versé dans un universalisme abstrait et une conception géométrique de la nature empêchant de prendre en compte la spécificité de la « condition terrestre ». Ils prennent conjointement pour cible la sociologie, dernier avatar de cette modernité, qui entérinerait l’idée d’un monde culturel distinct de la nature et qui se rendrait coupable de raisonner à partir de concepts obsolètes comme les « classes sociales ». Ils rejettent celles-ci, « profondément liées à la notion et à l’idéal de la production3 ». Au matérialisme de la lutte des classes, ils substituent une « nouvelle matérialité » propre au « Nouveau Régime Climatique », qui se définirait non par la production et la reproduction des conditions matérielles d’existence, mais par « les conditions d’habitabilité de la planète Terre4 ».

Citons-les in extenso : « Ce n’est plus la même matérialité ! […] La survie et la reproduction humaine étaient pour Marx le principe premier de toutes les sociétés et de leur histoire. […] Or nous nous trouvons aujourd’hui dans une tout autre configuration historique. […] La production ne définit plus notre seul horizon. Et surtout ce n’est plus la même matière à laquelle nous nous trouvons confrontés5 ». Face aux classes sociales définies par les rapports de production, la classe écologique, « classe pivot », serait à même de « réorganiser la politique autour d’elle » et de redéfinir « l’horizon politique6 ». Elle se caractériserait par le fait qu’elle conteste la « notion de production » pour créer les conditions de l’émancipation autour de « l’habitabilité » de la Terre.

Le problème ici n’est pas seulement que Latour et Schultz ignorent la vaste littérature sociologique qui documente les mobilisations écologistes existantes, mais surtout que cette ignorance leur permet d’affirmer, sans autres preuves, que l’enjeu écologique n’est aucunement lié aux classes sociales traditionnelles. La « classe écologique » découle de ce postulat anti sciences sociales (et anti marxiste, le marxisme étant la cible la plus explicite des auteurs)7. Mais peut-on réellement penser l’écologie en-dehors des rapports de domination du capitalisme ? Si l’écologie ne mobilise pas davantage, n’est-ce pas parce qu’elle est dominée par les classes dominantes et qu’elle en promeut une vision « bourgeoise8 » ou un « environnementalisme des riches9 »?

« La situation écologique est extraordinairement dure pour tout le monde »

Latour et Schultz doivent affronter une objection de taille : les préoccupations écologiques, sur le climat, l’énergie ou la biodiversité, sont omniprésentes, au point que « les conflits prolifèrent » à propos de la nature. Et de citer les protestations des jeunes ou des Gilets Jaunes en France, des agriculteurs en Inde, des communautés autochtones contre la fracturation hydraulique en Amérique du nord, etc. Leur argument pour expliquer l’absence de mobilisation écologique est le suivant : la multitude des conflits ne prend pas la forme d’une « mobilisation générale10 » car cette diversité « empêche de donner à ces luttes une définition cohérente » et de ramener les conflits « en une unité d’action compréhensible pour tous11 ».

Sur ce point, l’argumentation reste impressionniste : des personnes appartenant à une même classe comprendraient différemment l’écologie, tandis que des activistes que tout sépare se reconnaîtraient dans les mêmes luttes12. On cherchera en vain une référence aux travaux sur les inégalités sociales face à l’environnement, aux différenciations sociales en matière d’appropriation de l’écologie13 ; on cherchera tout autant une analyse un peu précise de la construction de la « question climatique » ou des déterminants sociaux des mobilisations sociales en faveur de la « cause écologique14 ». De nombreuses enquêtes abordent pourtant ces thématiques, avec des résultats qui ne sont pas négligeables15.

Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier ont ainsi montré dans quelle mesure les mobilisations écologiques, auparavant accusées de dépolitisation pour se centrer plus sur la défense de la nature que des groupes sociaux, se rapprochent désormais de la conflictualité des luttes sociales16. La « démultiplication des collectifs et engagements écologistes » depuis les années 2010 déplace en réalité les clivages, entre écologies compatibles avec le capitalisme (souvent qualifiées de « bourgeoises »), et écologies critiques porteuses de rupture avec le capitalisme (et elles qualifiées de « populaires »).

L’ignorance des problématiques soulevées par les travaux existants conduit à une forme de prétention intellectuelle qui consiste soit à ignorer soit à réinventer, à partir de rien, des thèmes qui ont pourtant déjà fait l’objet d’une importante attention sociale et sociologique. De nombreuses enquêtes sur les conflits environnementaux, qui représentent un domaine d’étude à part entière, ont par exemple documenté « l’exposition disproportionnée des populations défavorisées17 » aux risques occasionnés par les activité industrielles, forestières, minières, etc., et les rapports coloniaux ou néocoloniaux de domination dont elles relèvent.

Tout en inscrivant les principes de justice sociale dans les luttes écologiques, ces travaux montrent la politisation ambivalente sur laquelle la problématique environnementale débouche : dans le cas des activités extractives des pays du sud, il n’y a ainsi ni soutien inconditionnel des populations aux projets miniers, ni adhésion spontanée à la cause écologique. Les leviers des mobilisations résident dans des thématiques de danger au travail ou de rémunérations18 ; de même, les inégalités urbaines d’accès à l’eau suscitent des mobilisations qui relèvent plus d’une « politisation par nécessité » liées à des enjeux de reconnaissance des quartiers périphériques que de la défense d’une ressource considérée comme un bien commun19.

Ainsi, les injustices environnementales n’apparaissent pas seulement dans la différenciation sociale des contributions à la dégradation du monde, mais aussi dans les inégales capacités à se mobiliser pour faire face à cette dégradation. La sociologie des mobilisations écologiques révèle ainsi l’ancrage des dispositions à agir dans une pluralité de rapports au monde et de significations, inégalement distribués socialement. Ce n’est qu’au prix de la réduction de cette complexité sociale à une unique condition terrestre qu’il est possible de parler de « classe écologique ». Ou plus précisément, c’est le refus – ou le déni20 – de toute sociologie des enjeux écologiques qui permet d’en formuler l’idée.

Le mérite d’une perspective sociologique – que rejettent précisément Latour et Schultz – réside dans le fait qu’elle permet de comprendre qu’un problème public ne devient politique que s’il affecte les puissants. Or Latour se caractérise par son insensibilité à cette dimension de classe, qui est invisibilisée par sa mise en accusation générale et englobante de la modernité21. Son analyse de la catastrophe en cours le conduit à affirmer que « la situation écologique et sociale dans laquelle nous sommes est extraordinairement dure pour tout le monde 22». Il ne lui vient pas à l’idée que la situation n’est pas également « dure pour tout le monde ». On ne trouvera, sous la plume de Latour, pas une seule occurrence du terme « injustices environnementales », pas davantage que le mot « capitalisme » à propos de qu’il qualifie pourtant d’« énorme machine du développement et du progrès23 ».

Les philosophes Paul Guillibert et Frédéric Monferrand font une analyse incisive et précise de la critique latourienne de Marx, et de ses contresens. Ils prennent au sérieux la question selon laquelle le maintien de l’habitabilité de la Terre nécessite de rompre avec le développement productiviste, mais ils questionnent le diagnostic de Latour : « les écologistes sont-ils voués à devenir la nouvelle classe dominante ou bien doivent-ils lutter avec les autres dominés pour abolir les classes ?24 »

Comme caractéristique du capitalisme, le productivisme, orienté non seulement vers la satisfaction des besoins mais vers « la valorisation de la valeur investie en salaires et en moyens de production », a des caractéristiques bien précises qui ne tiennent pas à la « modernité ». Elles tiennent à l’accumulation illimitée du capital. Ainsi « une formation sociale peut être “capitaliste” sans être totalement “moderne” au sens ici esquissé : c’est le cas de l’Inde ou du Japon », notent les deux philosophes, qui rappellent combien l’analyse marxiste de la reproduction élargie montrait les logiques impérialistes d’épuisement de la terre et des travailleurs.

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à celle de Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant. Ils poursuivent : « Si l’on ajoute alors que cette ruine perpétuelle s’accompagne notamment d’une émission exponentielle de CO2 dans l’atmosphère, on conclura qu’à la différence de ce que suggère Philippe Pignarre25, il n’est pas trivial d’affirmer que le capital détruit les natures humaines et non-humaines par l’extractivisme ou l’agriculture intensive, la pollution atmosphérique ou l’accumulation de déchets. C’est même ce qu’exige un minimum de réalisme intellectuel et politique, tant les conditions d’habitabilité de la planète sont directement menacées par la continuité de la production, c’est-à-dire de l’injustice et de l’exploitation. Il n’y a donc pas d’alternative entre préserver les premières et interrompre la seconde : les deux luttes doivent être menées de front. “L’écosocialisme” dont Latour et Schultz ne disent pas un mot n’a jamais rien dit d’autre26 ».

Ces dynamiques d’accumulation et ces luttes sont absentes du Mémo sur la classe écologique, et plus généralement de l’œuvre de Latour, qui ignore ainsi les revendications de ceux que les problèmes écologiques affectent en premier lieu, qui souhaiteraient avant tout que l’on combatte les injustices environnementales. Il accorde peu d’importance au rapport à l’écologie que l’on observe chez les plus fortunés, en dépit de quelques pages quelque peu caricaturales sur le « séparatisme social » des élites dans Où atterrir27 ? Peut-on réellement penser que l’on renforcera les mobilisations en faveur de l’environnement en posant un voile sur cette conflictualité fondamentale ?

De « l’ontologie des non-humains » à « l’hypothèse Gaïa »

Ce rejet des classes sociales se fonde sur une critique du « Grand Partage » entre nature et culture, et justifie pour Latour la réhabilitation des « non-humains » comme acteurs à part entière. Ce « Grand Partage » découlerait d’une vision mécaniste de la nature développée à partir du XVe siècle, solidaire de l’émergence du productivisme. Citons Latour : « Un Moderne en développement se sentait à l’aise dans la nature. Son modèle cosmologique, si l’on voulait prendre un exemple canonique, ce serait le plan incliné de Galilée. »28

Ainsi, le diagnostic délaisse l’analyse politique, pour entrer de plein pied sur des considérations à la fois épistémologiques et ontologiques. Selon Latour, les gauches avaient une vision trop abstraite du monde matériel pour pouvoir résister aux logiques capitalistes : elles n’ont pas vu la « métamorphose de la définition même de la matière, du monde, de la terre sur laquelle tout reposait », au cours de leurs luttes où étaient opposés conflits sociaux et conflits écologiques.

Pour expliquer pourquoi le lien ne se fait pas entre « les vieux briscards de la lutte des classes » et « les nouvelles recrues des conflits géo-sociaux », Latour invoque le « rôle que les uns et les autres ont prêté à la “nature” ». « Voilà l’un des cas où, littéralement, les idées mènent le monde », ajoute-t-il : « une certaine conception de la “nature” a permis aux Modernes d’occuper la Terre d’une façon telle qu’elle a interdit à d’autres d’occuper autrement leur propre territoire »29. Ainsi, il faudrait prendre le tournant inauguré par les zadistes et leur « slogan génial » : Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. À l’encontre des gauches traditionnelles qui auraient adopté une vision trop abstraite de la nature (comme ressource) et trop mécaniste du « progrès », ceux-ci remettraient en cause le « Grand Partage » entre nature et culture.

Latour fonde cette ontologie sur une épistémologie spécifique. Faisant appel à la sociologie des sciences, il affirme que la vision d’une nature extérieure et objective « n’est pas une donnée de l’expérience mais le résultat d’une histoire politico-scientifique très particulière qu’il convient d’examiner brièvement pour redonner à la politique ses marges de manœuvre »30. Or l’épistémologie ordinaire emprisonnerait la science dans « une conception de la “nature” impossible à politiser puisqu’elle a été justement inventée pour limiter l’action humaine grâce à l’appel aux lois de la nature objective qu’on ne saurait discuter ». Il évoque ici sa critique du « Grand Partage », entre nature et culture, nécessité et liberté, dont il reprend les principes à l’anthropologie de Philippe Descola.

Citons celui-ci : « Le naturalisme a été la condition de possibilité du capitalisme, son soubassement »31. Son ouvrage Par-delà nature et culture (2005) vise à faire état de la variété des ontologies prémodernes, études ethnographiques à l’appui : animiste (communautés amazoniennes), totémisme (tribus australiennes), analogisme(sociétés sibériennes). Cette multiplicité est brutalement restreinte lorsqu’il aborde la « pensée occidentale », réduite, dans son ensemble, au seul naturalisme.

Une telle simplification donne lieu à une sorte de lieu commun sur un supposé « Grand Partage nature/culture » dont on trouve désormais de nombreuses formulations routinisées : « L’idée de nature telle qu’elle nous est léguée par le langage et l’histoire, s’attache plutôt à un ordre régulier et fixe, à la répétition invariable des mêmes causes et des mêmes effets. La Terre tourne autour du soleil, les pommiers font des pommes, les renards chassent les poules, le Gulf Stream apporte de l’eau chaude dans l’Atlantique nord-est. Or, dans les interstices de ces grandes régularités apparaissent des grandes nouveautés : des cours d’eau disparaissent, des plantes génétiquement modifiées se défendent contre leurs prédateurs, des ours polaires vont chercher refuge hors de leur banquise, l’activité cyclonique est exacerbée. Il ne faut pas en déduire que la nature n’est plus ce qu’elle était, mais que sous notre influence grandissante, les arrangements infiniment complexes entre le vivant et son milieu ont dévié d’une trajectoire que l’on croyait inaltérable32. »

Au-delà de la simplification qui consiste à ramener « la pensée occidentale » (depuis le XVe siècle !) ou la « modernité » au « naturalisme », la réduction de l’idée de « nature » à un corps mobile sur plan incliné étudié par Galilée ignore à peu près deux siècles de recherche en sciences du vivant, des écosystèmes, de la biosphère, etc. D’où la « redécouverte » par Latour de « l’hypothèse Gaïa » présentée comme une révolution, à partir des travaux du physicien James Lovelock, pourtant fortement critiquée parmi les biologistes33.

D’inspiration cybernétique, cette « hypothèse » vise à penser la Terre comme un système complexe géant et auto-régulé, une entité non mécanique, habitée d’une multitude d’êtres qui tendent vers une harmonie essentielle. Elle fait intervenir les « vivants » et leur agency, en rompant avec une vision anthropocentrique qui pose une coupure entre nature et culture : « avec des objets galiléens comme modèle, on peut bien prendre la nature comme “ressource à exploiter”, mais avec des agents lovelockiens, c’est n’est pas la peine de se bercer d’illusions : ils agissent, ils vont réagir34 ».

Un tel refus de la sociologie n’est ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque J-L Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique ».

Cette révélation de « Gaia » permet à Latour de poser une égalité ontologique entre les vivants, faisant ainsi sortir la question écologique de la question sociale et déniant la prévalencedes rapports sociaux – notamment économiques – et leur action sur la nature. Contre une vision mécaniste de l’univers, « Gaïa » permet de saisir, pour Latour, « la chaude activité d’une terre enfin saisie de près35 » – sans préciser en quoi cette appréhension se différencie d’une vision vitaliste qu’il critique par ailleurs…

Repeindre de vert une critique ancienne de la sociologie

Même si elle ne concerne pas de prime abord l’écologie, la critique de la sociologie faite par Latour fait apparaître une cohérence en matière de questions ontologiques et épistémologiques. Dans son entreprise de réhabilitation de la pensée de Gabriel Tarde contre la sociologie d’Émile Durkheim36, il remet en cause la distinction entre les deux niveaux « micro » et « macro » que les sociologues utiliseraient, au profit d’une étude des « associations »37. Il vise en particulier, l’approche allant du micro au macro, qui serait « la plus fréquemment utilisée de nos jours », et qui partirait d’entités atomiques pour en étudier les règles d’interaction dont la stabilisation constituerait une structure – ce qui correspond très grossièrement à une approche « individualiste méthodologique ». Il n’envisage pas le cheminement inverse (qualifié parfois de « holiste » ou « structuraliste »), dont il ignore de toute évidence l’épistémologie, et qui pose la primauté analytique d’un système social dont les relations entre les éléments définissent la valeur prise par chaque élément.

Selon Latour, la théorie alternative de Tarde n’aurait pu être développée faute « d’outils empiriques adéquats », et les « traces numériques » laissées par les « acteurs » dans les bases de données pourraient désormais résoudre le problème : les nouvelles techniques numériques et l’analyse des réseaux permettraient une approche « par un niveau » de l’ordre social. Un « acteur » serait défini par son « réseau » et l’étude de son « profil » permettrait de naviguer parmi les données sans faire appel à une réalité ontologique supérieure. L’activité de collecte des données ferait apparaître un phénomène collectif, celui des « monades » qui se chevauchent et partagent des attributs. Il n’y aurait donc pas de différence ontologique entre individus, groupes et institutions.

Les institutions ne seraient que des trajectoires de monades circulant dans les bases de données : « les “totalités” ne sont rien de plus que d’autres moyens de traiter les profils entrecroisés. C’est ce type de navigation auquel Tarde a donné le nom ambigu d’imitation38 ». Il n’est pas difficile de voir pourquoi Latour peine à comprendre les fondements sociaux des mobilisations (et en particulier des mobilisations écologiques), s’il ne dispose pour cela que de la très sommaire idée « d’imitation ». Il y a pourtant de nombreux débats (et théories) sur l’action collective et les mouvements sociaux (au-delà des mobilisations écologiques déjà évoquées), que Latour se garde bien de mentionner.

Plus que le caractère ici également très impressionniste de cette vision « monadique » des « associations », le problème concerne l’épistémologie mobilisée : l’assimilation de la société à un réseau numérique permettant la saisie immédiate des « données » renvoie à une mécompréhension de ce que signifie construire un « fait social » – et ce que signifie le saisir à travers un ensemble d’indicateurs ou de variables. Il ne s’agit pas seulement ici du refus de la « construction d’objet » et de la « coupure épistémologique », mais d’une analyse des sciences qui est bien une « associologie », pour reprendre l’expression de Frédéric Vandenberghe, et qui s’avère tout à fait compatible avec le développement du « techno-capitalisme39 ».

Sur ce point on peut noter, à la suite de Jean-Marie Harribey, que le rejet de la notion de la vision dialectique des classes sociales au profit d’une définition d’une classe écologique définie par sa finalité (l’habitabilité), se situe non seulement dans un « hors-sol social » mais profile aussi « un monde apaisé où le souci du climat, de l’énergie et de la biodiversité, mettra les humains sur un même bateau, sans aucun conflit entre eux ». « On le sait », ajoute-t-il, « le “même bateau” est la métaphore des intérêts communs si souvent répandue par l’idéologie dominante40 ».

Un tel refus de la sociologie n’est au final ni si étonnant, ni très nouveau. Comme le remarque Jean-Louis Fabiani, « dès l’origine, l’environnement comme question épistémologico-politique a porté le fer au cœur de la forteresse sociologique, en mettant en question le présupposé de l’autonomie du social41 ». Cette « méfiance à l’égard de l’instance sociale » a déjà donné lieu à des tentatives pour rendre obsolète la représentation de la société en classes au profit des mouvements sociaux écologistes, mais l’originalité du Mémo de Latour et Schultz est de l’inclure dans la quête d’un nouveau paradigme et d’une nouvelle articulation entre nature et société.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ».

On pourrait disqualifier l’entreprise latourienne d’un revers de main, en soulignant combien est grossière, et approximative, sa réduction de la « modernité occidentale » à un pur naturalisme42 ; on pourrait aussi, avec davantage d’indulgence, relever les quelques « fulgurances », que l’auteur lance souvent par pure provocation, ce qui est souvent invoqué pour expliquer le « charme » du personnage. On défendra ici une autre ligne interprétative : la connexion établie par Latour entre sa sociologie et une nouvelle ontologie exprime bien plutôt un état du champ intellectuel, dans lequel il trouve un contexte favorable à son déploiement comme entreprise éditoriale, politique et académique.

L’ontologie politique de Bruno Latour : éléments pour un programme de recherche sur le champ intellectuel français

Si le « saut ontologique » défendu par Latour connaît un tel succès, c’est sans doute parce qu’il se trouve à la confluence de trois courants théoriques, dont il faudra explorer l’articulation, et les modalités d’importation, dans le champ intellectuel français : le tournant ontologique en anthropologie, avec, en France, Philippe Descola comme tête de proue ; la critique de la rationalité occidentale d’un point de vue « décolonial » développée par plusieurs ontologies politiques issues d’Amérique Latine, à travers Viveiroz de Castro (souvent cité par Descola), mais aussi Mario Blazer, Marisol de la Cadena, Arturo Escobar, etc. ; le réalisme spéculatif et les « nouveaux matérialismes » (expression employée par Latour), qui réhabilitent l’ontologie contre l’épistémologie et le néo-kantisme43.

Reste désormais à comprendre les ressorts de cette ontologie politique latourienne. Si l’ontologie est une partie de la philosophie (la métaphysique) dédiée à l’étude de l’être et de ses propriétés générales (existence, possibilité, durée, etc.) indépendamment de ses déterminations particulières, on peut reprendre l’expression oxymorique « d’ontologie politique », utilisée par Pierre Bourdieu dans un ouvrage dédié à l’analyse de Martin Heidegger44, pour désigner le travail d’euphémisation à l’œuvre dans le champ philosophique qui dévoile en les voilant des pulsions politiques.

La logique du double-sens et du sous-entendu permet à des mots du langage ordinaire de fonctionner dans deux registres savamment unis et séparés : « mettre en forme philosophique, c’est aussi mettre des formes politiquement ». La spécificité de Latour est d’être moins dans la dénégation de la politique (comme Heidegger) que dans la perspective de faire advenir une autre politique (le « Terrestre » dans un « Nouveau Régime Climatique ») face à l’épuisement supposé du projet de transformation sociale, autrefois porté par une gauche de lutte des classes. Dans un champ intellectuel français où s’entremêlent fortement les logiques académiques, politiques et éditoriales45, la promotion des idées latouriennes constitue une véritable entreprise collective, relativement bien organisée sur les plans institutionnel et scientifique.

Ce processus de retraduction dans le champ considéré donne lieu à un « travail d’euphémisation » très spécifique, dont la mise en forme philosophique46 permet de comprendre les fondements sociaux du « succès » intellectuel et éditorial de Latour, au moins dans le domaine de l’écologie depuis le milieu des années 2010. Car si les critiques de la sociologie latourienne des sciences ne manquent pas (du sociologue des sciences David Bloor, pourtant défenseur du programme fort, au philosophe Paul Boghossian en passant par Pierre Bourdieu et Yves Gingras47), il n’en va pas de même en matière d’écologie politique, et il s’agit de comprendre comment il peut désormais être présenté (après s’être lui-même présenté) à la fois comme le penseur de la catastrophe environnementale, et son prophète.

Dans un entretien pour la revue Tracés (2006), Latour déclare que « la controverse est le grand moyen pour entrer à l’intérieur de la science qui se fait (…) C’est important aussi dans des questions classiques, dont on nous rebat les oreilles, mais qui restent importantes, comme le réchauffement global. L’écologie est d’ailleurs arrivée pour moi comme un don du ciel : c’est la controverse non plus à l’intérieur du laboratoire, mais étendue à la planète ! ». Quelques années plus tard, dans un autre entretien, il surenchérit : « il y a un moment où j’ai voulu être le Marx de l’écologie ! Mais ça a été un échec parce que les Verts ne lisent pas contrairement aux anciens communistes. (…) Les écologistes ignorent même les fondateurs de leur propre domaine. Le pedigree est, il est vrai, assez compliqué : les grands auteurs de l’écologie politique vont de l’extrême droite à l’extrême gauche, donc ce n’est pas forcément facile. Mais je ne considère pas que ma démarche a échoué parce que c’est un projet qui continue et que nous poursuivons avec Richard Descoing en visant à construire enfin un grand Institut d’études politique de la Terre48 ». Richard Descoing, l’ancien directeur de Sciences po Paris, dont le soutien a été déterminant dans la diffusion mondaine des idées latouriennes49.

Ces quelques éléments permettent de comprendre d’où vient la force de conviction de Latour. Elle réside dans le fait d’opérer à plusieurs niveaux à la fois, et de naviguer de l’un à l’autre, en maniant en virtuose l’art de l’amphibologie : 1) une régression épistémologique (le « réel » contre les catégories néo-kantiennes et la construction d’objet), qui par ailleurs économise le détour par de véritables confrontations théoriques au profit d’une posture esthète et délibérément désinvolte ; 2) une réduction ontologique de l’écologie (la nature comme plan incliné), dépolitisée et débarrassée de ses ancrages sociaux ; 3) une vision politique apparemment ouverte mais en réalité très conservatrice, nourrie par une hostilité non dissimulée à l’égard de « la Science » des Modernes – dans un entretien avec François Ewald, Latour affirme ainsi qu’il pense « le monde, mais pas la nature… C’est sans doute ce en quoi je suis catholique50 ».

En jouant sur ces différents registres, au gré des objections qui lui sont opposés, Latour exprime à son insu, quelque chose d’essentiel dans les transformations en cours du champ intellectuel : un brouillage généralisé des prises de position théoriques et politiques, sous couleur de subversion. Il a beau jeu, dès lors, de se demander « où atterrir ? ». Car il s’agit surtout d’occuper un point de vue se prétendant au-delà de tous les points de vue – la radicalité toute rhétorique et polysémique des « Terrestres » n’autorise-t-elle pas de « s’égailler dans toutes les directions51 » ?

On ne peut dissocier les réflexions et la posture prophétique de Latour d’une entreprise de restauration politique qui fait feu de tout bois, de l’anthropologie des sociétés prémodernes à une ontologie qui réhabilite à la fois un vitalisme à la Henri Bergson et une monadologie à la Gabriel Tarde – ces étendards de tous les conservateurs depuis que la sociologie existe. Ce faisant, Latour peut ainsi se poser contre la science, contre les classes sociales et, finalement, contre toute tentative d’élaborer une science sociale digne de ce nom. Son succès, qui est au fond davantage éditorial, commercial et politique que proprement scientifique, tient alors au caractère peu subversif des perspectives d’émancipation qu’il dessine au sujet de l’écologie. Son œuvre constitue moins une boussole, comme certains l’ont cru, que le symptôme d’une écologie déboussolée.

Notes :

1 Léna Balaud, Antoine Chopot, Nous ne sommes plus seuls, Paris, Seuil, 2021, p. 17-19.

2 Bruno Latour et Nicolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2022, p.9 et 35. Bruno Latour, Habiter la terre. Entretiens avec Nicolas Truong, Paris, Éditions LLL/Arte Éditions, 2021.

3 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.18.

4 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.20-23.

5 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.21.

6 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.9 et 35.

7 Pour une critique de cette vision, voir Paul Guillibert et Frédéric Montferrand, « Camarade Latour » Terrestres, 16 juin 2022. Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La découverte, 2012. Ou encore Jean-Marie Harribey, « De quoi la classe écologique de Bruno Latour est-elle le nom ? », Alternatives économiques, 20 janvier 2022.

8 Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 

9 Franck Poupeau, « Ce qu’un arbre peut véritablement cacher », Le Monde diplomatique, septembre 2020

10 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.11-12.

11 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.12.

12 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.15.

13 Voir par exemple Jean-Baptiste Comby et Hadrien Malier, « Les classes populaires et l’enjeu écologique », Sociétés contemporaines, 124, 2021, p.1-30 ; et aussi le volume coordonné par Philippe Coulangeon et al., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages, Paris, PUF, 2023.

14 Voir par exemple Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008 ; Jean-Baptise Comby, La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Paris, Raisons d’agir, 2015 ; Johanna Siméant-Germanos, « Penser les ingénieries de l’environnement en Afrique à l’aune des sciences sociales du développement », Zilsel, 6/2, 2019, p. 281-313 ; Jean Foyer y David Dumoulin Kervran, « ¿ Ambientalismo de las ONG versus ambientalismo de los pobres ? », in Paul Almeida, Allen Cordero Ulate (eds), Movimientos sociales in América Latina. Perspectivas, tendencias y casos, Buenos Aires, Clacso, 2017, p. 391-412.

15 On citera, entre autres travaux récents non pris en compte dans le Mémo : Joan Martinez Alier, L’Écologisme des pauvres. Une étude des conflits environnementaux dans le monde, Paris, Les Petits Matins, 2014 ; Dorceta Taylor, Toxic Communities. Environmental Racism, Indus- trial Pollution and Residential Mobility, New York, New York University Press, 2014; Luke Yates, « Rethinking Prefiguration: Alternatives, Micropolitics and Goals in Social Movements », Social Movement Studies, 1/1, 2015, p. 1-21; Édouard Morena, Le Coût de l’action climatique. Fondations philanthropiques et débat international sur le climat, Paris, Éditions du Croquant, 2017 ; Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame-des-Landes, 2020, Grenoble, UGA Éditions ; Margot Verdier, Le Commun de l’autonomie. Une sociologie anarchiste de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2021 ; Hadrien Malier, « No (Sociological) Excuses for not Going Green: How do Environmental Activists Make Sense of Social Inequalities and Relate to the Working-class? », European Journal of Social Theory, 24/3, 2021, p. 411-430 ; Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Seuil, 2021. Pour des recherches encore plus récentes que Latour et Schultz ne pouvaient pas connaître, voir la note suivante.

16 Voir Jean-Baptiste Comby et Sophie Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, Paris, PUF, 2023. Ce livre contient une bibliographie actualisée et commentée, ainsi que des textes faisant état de recherches récentes.

17 J.-B. Comby et S. Dubuisson-Quellier, Mobilisations écologiques, op.cit., p.12.

18 Voir entre autres travaux, Doris Buu-Sao, « Face au racisme environnemental : Extractivisme et mobilisations indigènes en Amazonie péruvienne », Politix, 131, 2020, p. 129-152.

19 Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Paris, Raisons d’agir, 2021.

20 Sur ce déni, voir Paul Cary et al., Pour une sociologie enfin écologique, Paris, Érès, 2022.

21 Bien qu’il fasse succinctement état dans Où atterrir ? (2006) avec l’idée de classes « géo-sociales », dont la définition n’est jamais vraiment donnée.

22 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.34.

23 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.46.

24 Paul Guillibert et Frédéric Monferrand, « Camarade Latour ? », Terrestres, 18/07/2022 : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/ Sauf précision, les citations suivantes sont tirées de ce texte en ligne.

25 Philippe Pignarre, « La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes », Terrestres, 26 janvier 2022. Pour le détail des références, se reporter à l’article cité : https://www.terrestres.org/2022/07/18/camarade-latour/

26 Il faudrait mentionner deux autres critiques de la classe écologique, qui ne peuvent être développées ici faute de place : d’une part, la dépendance commune à des infrastructures ne crée pas d’intérêt commun; d’autre part définir une classe écologique en soi ne fait pas sens dans la mesure les classes sociales se définissent de manière relationnelle et oppositionnelle.

27 J-B Comby…, op.cit.

28 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.52.

29 Bruno Latour, Où atterrir ? Paris, La Découverte, 2017, p. 68.

30B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.85.

31 Philippe Descola, « Une petite partie de l’humanité, par sa gloutonnerie, remet en cause la possibilité d’habiter sur Terre », Basta, novembre 2022 (entretien avec Barnabé Binctin).

32 Pierre Charbonnier, Culture écologique, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2022, p.8.

33 Frederic Neyrat en a analysé les ambiguïtés dans La part inconstructible de la terre (Paris, Seuil, 2016).

34 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.99.

35 B. Latour et N. Schultz, Mémo…, op.cit., p.95.

36 Voir la participation de Bruno Latour à la table-ronde « Le débat Tarde Durkheim », CRASSH, Cambridge, 2007 : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/435.html

37 Bruno Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’. Une expérimentation numérique des monades de Tarde », Réseaux, 177, 2013, p.197-232. Sur les associations, voir aussi B. Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La découverte, 2006.

38 B. Latour et al., « ’’Le tout est toujours plus petit que ses parties’’… », art. cité.

39 Frédéric Vandenberghe, Complexités du posthumanisme. Trois essais dialectiques sur la sociologie de Latour, Paris, L’Harmattan, 2006, p.16.

40 J-M Harribey…, op.cit.

41 Jean-Louis Fabiani, « Rural, environnement, sociologie », Ruralité, nature et environnement, p. 111-132, 2017.

42 Pour une vision un peu complexe de ces sujets, on peut se référer à la monumentale Histoire des sciences et des savoirs (Paris, Seuil, 2015, 3 tomes) co-dirigée par Dominique Pestre et al.

43 B. Latour, Où atterrir ?… op. cit., p. 79.

44 Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988.

45 Boris Attencourt, « Badiou vs. Finkielkraut. Débat du siècle ou débat dans le siècle ? » Zilsel, 2017/1, p.117-152.

46 L’analyse de champ évite de comparer les auteurs terme à terme, comme le fait Søren Riis qui, dans « The Symmetry Between Bruno Latour and Martin Heidegger: The Technique of Turning a Police Officer into a Speed Bump » (Social Studies of Science, 28/2, 2008, p.285-301), affirme qu’ontologiquement parlant, Latour et Heidegger convergent dans l’analyse de l’articulation des êtres.

47 David Bloor, « Anti-Latour », Studies in History and Philosophy of Science, 30/1, 1999, p. 81–112 ; Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997 ; Yves Gingras, « Un air de radicalisme », Actes de la recherche en sciences sociales, 108, 1995, p. 3-18 ; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001 ; Paul Boghossian, La Peur du savoir. Sur le relativisme et le constructivisme de la connaissance, Marseille, Agone, 2009.

48 Bruno Latour et al, « Bruno Latour : une pensée politique exégétique », Raisons politiques, p. 115-148, 3, 2012, p.139.

49 Paul Pasquali, Héritocratie, Paris, La découverte, 2021. François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, Concert des puissants, Paris, Raisons d’agir, 2016.

50 Bruno Latour, entretiens avec François Ewald, Un monde pluriel mais commun, Paris, Éditions de l’Aube, 2003, p.64.

51 Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, 2021, p.153.

Les armes de la transition. Le climatologue : Jean Jouzel

Jean Jouzel est l'invité des armes de la transition

Jean Jouzel est glaciologue-climatologue, pionnier dans l’étude du changement climatique. Il a été vice-président du groupe scientifique du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) lorsque ce dernier a reçu le Prix Nobel de la Paix en 2007. La liste de ses responsabilités est impressionnante. Il a plus récemment rejoint le Haut Conseil pour le Climat. Jean Jouzel nous éclaire sur le rôle précis d’un climatologue dans le cadre de la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy.

Le problème avec la « décroissance »

Image générée par Adobe Firefly | © Édition LHB pour LVSL

La décroissance a le vent en poupe. Il y a quelques mois, le Parlement européen accueillait un colloque intitulé Beyond growth. De nombreux « décroissants » y sont intervenus, et l’écologiste de centre-gauche Bill McKibben en a effectué un compte-rendu bienveillant dans le New Yorker. Si les principales critiques du concept de « décroissance » viennent du camp libéral, une partie de la gauche le rejette également. En posant comme objectif la réduction agrégée des flux d’énergie et de matière, les « décroissants » ignorent en effet les différences qualitatives considérables qui existent entre les différentes formes de matière et d’énergie ; ce faisant, ils font implicitement (et involontairement) l’apologie d’une forme d’austérité « verte ». C’est du moins le point de vue que défend ici Matt Huber, auteur de Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (Verso, 2022) [1].

La décroissance fait également son chemin dans la gauche radicale. Il y a deux ans, l’antenne new-yorkaise de la Fondation Rosa Luxembourg publiait un article intitulé « décroissance et organisation révolutionnaire ». L’organe de presse du mouvement Democrat Socialists of America [une organisation de gauche radicale d’une centaine de milliers de membres aux États-Unis NDLR], Socialist Forum, accueillait favorablement la publication de The Future Is Degrotwh, ouvrage majeur de Matthias Schmelzer, Aaron Vansintjan et Andrea Vetter. Au Japon, l’écologiste marxiste Kohei Saito a dépassé le demi-million d’exemplaires vendus avec Slow Down : The Degrowth Manifesto.

À présent, c’est au tour de l’une des plus anciennes publications anglophones de gauche radicale, la Monthly Review – dans son premier numéro, Albert Einstein y avait publié « Pourquoi le socialisme ? » –de franchir le pas. Son dernier numéro, intitulé « décroissance planifiée : vers l’écosocialisme et le développement soutenable », fait la part belle aux « décroissants » les plus éminents, comme Jason Hickel et Matthias Schmelzer.

Le but d’un horizon progressiste ne doit certes pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais bien dans l’institution des conditions d’une liberté maximale. L’inverse est cependant tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

Il est introduit par John Bellamy Foster, l’une des figures de proue de l’écologie marxiste. Son long et stimulant article souffre, en dernière instance, des limites propres au mouvement « décroissant », en ce qu’il tend à réduire l’horizon progressiste à un programme de réduction agrégée.

L’écosocialisme, les besoins humains et la planification

On peut lui accorder de nombreux points : il faut transiter vers une économie où la soutenabilité écologique et la satisfaction des besoins humains deviennent des priorités. Où la « valeur d’usage » l’emporte sur le profit et la valeur d’échange. De fait, les « décroissants » n’ont pas tort de rejeter la focalisation sur le PIB, au motif que cet indicateur est prisonnier de la valeur d’échange, et aveugle à sa contribution au bien-être et à la biodiversité.

On rejoindra par ailleurs Bellamy Foster sur la nécessité d’abandonner le chaos marchand propre au capitalisme pour embrasser la planification. Une partie des problèmes écologiques sont causés par un manque d’investissements en infrastructures fixes – logement, transport, électricité -, que le marché est inapte à pourvoir.

On ne rejoindra pas Bellamy Foster sur un autre point : celui du développement des forces productives. Dans une perspective marxiste traditionnelle, ce sont la propriété privée et la prévalence du profit qui obèrent le développement des forces productives – que seule une transition vers le socialisme peut accomplir pleinement. Bellamy Foster estime qu’une telle analyse était correcte au XIXème siècle, mais qu’il faut réévaluer notre position à la lueur de la crise écologique contemporaine :

« [Marx et Engels] écrivaient dans un contexte d’industrialisation précoce, étranger au « monde plein » (full-world economy) que nous connaissons aujourd’hui. Dans cette période de développement industriel, qui s’étend du début du XIXème siècle à l’année 1970, le potentiel productif industriel mondial a crû, en taille, de 1.730 fois – ce qui, du point de vue du XIXème siècle, aurait correspondu à un “développement pratiquement illimité”. Aujourd’hui, pourtant, il soulève la question du dépassement écologique. »

Foster rappelle ensuite que selon les mots d’Engels, « le but du socialisme n’était pas l’expansion de la production elle-même mais plutôt le “libre développement” de l’être humain ». Il faut lui donner raison : le but d’un horizon progressiste ne doit pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais l’institution des conditions d’une liberté maximale. Mais l’inverse est tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

La quasi-totalité des analyses « décroissantes » en appellent à la réduction « agrégée » de « l’utilisation de l’énergie » et des « flux matériels ». On trouve un tel mot d’ordre dans The Future Is Degrowth : « la décroissance peut être définie comme une transition démocratique vers une société (…) fondée sur des flux de matière et d’énergie bien plus restreints ».

Dans le passage de l’Anti-Dühring cité ci-dessus, Engels appelle en réalité à la prise de contrôle sociale intégrale – la planification – sur notre relation à la nature, en opposition au capitalisme, qui demeure la proie de marchés anarchiques. Une telle perspective requiert une certaine flexibilité sur ce qui doit croître ou décroître, et non la fixation d’un cap rigide de réduction agrégée.

Les forces productives sont-elles « pleinement développées » ?

Plus concrètement, la crise climatique tend à montrer l’actualité de la thèse marxiste du « frein » imposé par le capitalisme aux forces productives. Sauver le climat requerra en effet leur développement massif – et un investissement intensif en capital.

Une modélisation de l’Université de Princeton suggère que réduire à zéro les émissions d’ici 2050 requerra, entre autres, entre 80 et 120 millions de pompes à chaleur, une multiplication par cinq des capacités de transmission électrique ou encore 250 grands réacteurs nucléaires (ou 3,800 petits). Ainsi, comprend-on pourquoi la gauche radicale, dans sa grande majorité, est en faveur d’investissements publics massifs et planifiés. Dans cette perspective, l’émergence de nouvelles relations sociales dans la production permettra le développement des forces productives nécessaire pour faire face à cette crise historique.

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de promouvoir une « austérité verte ». Pourtant, l’engagement budgétaire qu’ils défendent à respecter certaines contraintes constitue une forme d’austérité, au sens originel de cette notion.

Par-delà les enjeux écologiques, au coeur du projet socialiste historique, on trouve la volonté d’abolir la classe elle-même – et d’en finir avec la pauvreté de masse qui frappe l’homme de par le monde (les « pays riches » comme les États-Unis, aujourd’hui, ne font pas exception). Que l’on imagine ce qu’il coûterait de conférer à l’ensemble de la planète des logements abordables, un système fonctionnel de transports publics, une électricité de qualité et des service d’eau potable. Et que l’on mette en perspective cet objectif avec celui de contracter l’usage de ressources matérielles. La tâche, à tout le moins, semble ardue.

Ainsi, la gauche aurait pour simple mission historique de s’emparer des moyens de production pour prohiber le développement futur des forces productives ? Le socialisme n’est pas la stagnation. Que fait-on de la fusion nucléaire ? De la lutte contre le cancer ? L’espèce humaine n’aurait-elle donc rien de plus à accomplir, une fois les limites du capitalisme abolies ?

Limites planétaires ?

Bien sûr, les « décroissants » en appellent aux « limites planétaires » – dont les enjeux excèdent ceux du changement climatique, et intègrent ceux de la diversité des écosystèmes ou de la préservation des réserves d’eau. Bellamy Foster écrit : « la science a établi, sans l’ombre d’un doute, que dans l’économie de notre « monde plein » (full-world economy), il faut agir dans le cadre d’un budget d’ensemble du système-Terre, qui tienne compte des flux physiques à disposition ». Cette proclamation sans appel est étrangement suivie d’une citation d’un article vieux de deux décennies, dont l’auteur n’est autre que Herman Daly, partisan d’un contrôle démographique et migratoire [il s’agit d’un proche compagnon de route des fondateurs du Club de Rome et des auteurs du « rapport Meadows » Halte à la croissance ? S’il prétend que son analyse est d’inspiration marxiste, il réactualise également des thèses malthusiennes NDLR].

Mais sitôt le concept de « frontières planétaires » proposé, il fut intensément débattu et critiqué par des scientifiques de plusieurs bords. Et quand bien même on accepterait que les débats scientifiques sur cette notion soient clos, il n’est aucunement certain que la décroissance ou les réductions agrégées offrent une issue adéquate. Une fois encore : la solution au changement climatique pourra difficilement faire l’économie d’une expansion massive de la production et des investissements en infrastructure.

Que l’on se souvienne que les dangers qui pesaient sur l’une de ces « frontières », l’appauvrissement de la couche d’ozone, ont été combattus à l’aide d’un simple changement technologique initié en 1987 par le protocole de Montréal. Ne peut-on pas poser comme principe que chaque « frontière » est d’une grande complexité, et que leur respect réside une transformation qualitative de secteurs productifs spécifiques, plutôt que dans des engagements abstraits ou généralisant à « décroître » ?

Austérité verte

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de porter une « austérité verte ». Comme Bellamy Foster, ils en appellent à la démarchandisation des principaux besoins humains. En cela, ils rejoignent la perspective de la gauche radicale, dont l’agenda devrait être la lutte contre l’insécurité provoquée par la dépendance au marché.

Et pourtant, l’article de Bellamy Foster démontre que la « décroissance » telle qu’il l’entend constitue une forme d’austérité, dans le sens originel du terme : un engagement budgétaire à respecter certaines contraintes. Les « décroissants » ne prônent pas des coupes dans les budgets actuellement existants, mais leur discours est imprégné d’un imaginaire comptable de restrictions.

Pour Bellamy Foster, la décroissance équivaut à « une formation nette de capital équivalente à zéro », et il en appelle à quelque chose qu’il nomme « un budget pour le système-Terre ». Ainsi, il proclame que « la croissance continue qui se produirait dans certains secteurs de l’économie serait rendue possible par des réductions ailleurs ». Alors que les gouvernements cherchent à équilibrer leurs budgets en termes monétaires, les décroissants se fondent sur des concepts quantitatifs tout aussi abstraits comme les « flux matériels ».

Un tel indicateur, comme le PIB lui-même, ne serait pas d’une grande utilité pour mesurer des progrès accomplis en matière écologique. Comme l’écrit Kenta Tsuda, dans sa version la plus brute, il échoue « à rendre compte des maux écologiques différenciés en fonction des matériaux – traçant un trait d’équivalence entre du charbon réduit en cendres et des déchets alimentaires déposés dans un compost ». Un engagement quantitatif à « une formation nette de capital équivalente à zéro » induirait un cadre mental austéritaire où tout accroissement devrait être compensé.

Pointer les limites stratégiques du concept de décroissance est une chose – dans un système capitaliste caractérisé par la privation, qui voudrait soutenir un programme centré sur des restrictions supplémentaires ? Souligner ses limites conceptuelles en est une autre. Et l’un des problèmes majeurs du concept de décroissance est qu’il induit qu’un programme de gauche doit porter l’idée de profondes limitations – là où la promesse historique du socialisme est de libérer le potentiel humain de l’étroitesse du capitalisme et des impératifs marchands.

Bien sûr, il ne faut pas balayer d’un revers de la main une potentialité : les moyens de production saisis, la science pourrait nous informer qu’il est nécessaire de « décroître » collectivement – mais pourquoi en ferait-on un prérequis ?

L’article de Bellamy Foster contient d’autres affirmations étranges. Ainsi, dire que « le travail devrait se substituer à l’énergie fossile » équivaut à rien de moins que faire l’apologie d’une économie davantage intensive en travail – autrement dit, d’une économie de corvée. Au coeur du « socialisme décroissant » de Bellamy Foster, ne trouve-t-on pas une tentative comme une autre de repeindre l’idéologie environnementaliste des années 1970 dans une couleur marxiste ?

Bellamy Foster termine son article en citant l’économiste Paul Barran, qui définit le socialisme comme « la planification du surplus économique » – pour ajouter aussitôt que les impératifs écologiques devraient nous conduire à une « réduction de ce surplus économique » [Pour Paul Barran, théoricien marxiste du capitalisme de monopole, le « surplus économique » est cette partie de la production que le capitalisme bride dans l’organisation sociale actuelle pour maximiser le taux de profit, et que le socialisme pourrait libérer NDLR]. Pourtant, le concept de Barran est utile. Un monde socialiste requerrait un « surplus » : la question qui se pose est celle de son utilisation. Le capitalisme a toujours échoué à planifier un « surplus » à des fins écologiques. Le socialisme peut faire mieux.

Notes :

[1] Article traduit depuis notre partenaire Jacobin.