En Allemagne, des voix s’élèvent pour dénoncer la domination allemande sur l’Europe

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De l’autre côté du Rhin, des voix s’élèvent pour critiquer l’Union européenne et l’influence du gouvernement allemand et de l’économie allemande sur celle-ci. Alors que les Allemands comptent parmi les populations les plus europhiles de l’Union et que l’hégémonie de l’Allemagne sur l’Europe est souvent perçue comme positive, la charismatique et populaire Sahra Wagenknecht a fait de cette critique l’un de ses thèmes majeurs. Une dénonciation que l’on retrouve chez un nombre grandissant d’intellectuels.


En 2018, Sahra Wagenknecht lançait l’éphémère mouvement Aufstehen (« debout »). Son but était de tirer les leçons de l’échec de Die Linke (parti allemand d’opposition qui siège dans le groupe de la Gauche Unie Européenne au Parlement européen, le même groupe que le PCF) à capitaliser sur le rejet de la politique d’Angela Merkel. Cette incapacité à progresser malgré des conditions favorables a poussé certains membres de Die Linke à revoir leur stratégie. L’échec de Aufstehen, abandonné par Wagenknecht au bout de quelques mois, ne doit pas jeter le voile sur l’évolution politique et culturelle dont il est le symptôme.

Un nouveau populisme de gauche en Allemagne

C’est dans cette optique que le mouvement Aufstehen est fondé en septembre 2018. Si cet événement repose largement sur l’initiative de Sahra Wagenknecht, alors figure de proue de Die Linke, on compte également des membres du SPD et de Die Grünen (« les Verts ») parmi les fondateurs. Ceux-ci souhaitent proposer une alternative à gauche au nombre croissant de citoyens allemands déçus par les partis politiques traditionnels. Ils assument d’ailleurs le fait d’avoir pris comme modèles Podemos et la France insoumise : il s’agit avant tout de développer un nouveau clivage politique qui oppose le « peuple » aux « élites », plus à même de séduire au-delà de l’électorat traditionnel de la gauche.

Parmi les sujets que les membres du mouvement souhaitent introduire dans la discussion, on trouve la question européenne qui clive inexorablement la gauche allemande. Dans son programme, le parti Die Linke se déclare en effet favorable à une transformation institutionnelle et normative de l’Union européenne, rejetant ainsi l’éventualité d’une rupture nette avec ses traités fondateurs. La co-dirigeante du parti, Katja Kipping, s’était par ailleurs rangée aux côtés de Yanis Varoufakis lors de la fondation de son mouvement DIEM25 qui s’était donné pour but de démocratiser l’Union européenne.

Ce n’est en revanche pas le cas de toutes les personnalités proches de Sahra Wagenknecht, comme le député de Hambourg Fabio de Masi. Ce dernier, qui comptait parmi les participants au premier « sommet pour un plan B en Europe » organisé en janvier 2016 à l’initiative de Jean-Luc Mélenchon, a depuis réaffirmé son adhésion à cette stratégie reprise entre-temps par la France insoumise. Dans une interview donnée en septembre 2015, De Masi expliquait son raisonnement en ces termes : « Un plan A – la réforme de l’euro – ne peut réussir que si nous disposons également d’un plan B contre une désintégration incontrôlée de la zone euro. […] Nous devons donner la possibilité aux pays de l’UE d’échapper au diktat du ministère des finances allemand et de la Banque centrale européenne ». Ce n’est pas un hasard si cette prise de conscience a eu lieu quelques mois après le bras de fer qui a opposé la Grèce à l’Union européenne. Cet événement aura en effet eu le mérite de révéler deux faits majeurs : le caractère viscéralement antidémocratique et antisocial de la monnaie unique d’une part et la position hégémonique de la République fédérale d’Allemagne au sein de l’Union européenne d’autre part.

La domination allemande théorisée et critiquée

On comptait également parmi les soutiens de Aufstehen le sociologue Wolfgang Streeck, ancien membre du SPD et professeur émérite à l’Institut Max Planck pour l’étude des sociétés. Dans son livre Du temps acheté (Gekaufte Zeit en version originale) publié en 2013, il développe une réflexion stimulante sur les liens entre capitalisme et démocratie mais également sur la place de l’Allemagne au sein de l’Union européenne. Contrairement à un certaine vision d’une Europe « post-nationale » portée par des penseurs tels que Jürgen Habermas, le sociologue allemand défend ici la nécessité de respecter les souverainetés des États européens tout en décortiquant les mécanismes qui, au sein de l’Union européenne, renforcent les inégalités à la fois entre les classes sociales et entre les différents pays qui la composent.

Pour Streeck, les démocraties occidentales portent en eux une contradiction insurmontable dans la mesure où les gouvernements demeurent tiraillés entre les intérêts de deux groupes opposés : le « peuple » et les « marchés » (ici l’expression désigne moins les classes capitalistes nationales que les bailleurs de fonds internationaux sur lesquels les gouvernements ont choisi de se reposer pour financer leurs politiques). En ce sens, son analyse se rapproche de celle développée par Frédéric Lordon dans son ouvrage La Malfaçon dans lequel il identifie les marchés financiers comme étant le « tiers parti » du contrat qui lie les nations à leurs gouvernants respectifs.

L’histoire narrée par Wolfgang Streeck explique donc comment ces gouvernements ont cherché à répondre simultanément aux demandes de ces deux groupes en recourant à l’endettement public puis privé, de sorte à retarder ainsi le moment fatidique où il faudra trancher en faveur de l’un ou de l’autre. Cette histoire se conclut évidemment par la crise financière de 2008 et ses répercussions sur les pays européens. À partir de là, Streeck peut démontrer de quelle façon la monnaie unique a été l’une des causes structurelles de l’endettement d’États comme la Grèce. La création de l’euro a en effet eu deux conséquences pour les pays d’Europe du Sud : ils se sont vus privés de leur capacité de dévaluer leur monnaie, instrument essentiel d’un gouvernement qui souhaite réduire le déficit commercial de son économie, tout en accédant à des montagnes de crédits bon marché.

En l’absence de réels mécanismes compensatoires entre les États exportateurs et importateurs, ces derniers ont vu leurs déficits commerciaux et budgétaires exploser, créant ainsi un déséquilibre croissant entre le centre et la périphérie de l’Union européenne. En tête des pays qui ont le plus profité de cette tendance, on trouve évidemment l’Allemagne qui a pu enchaîner les records en termes d’excédents commerciaux. Aujourd’hui encore, l’euro est unanimement soutenu par les élites économiques allemandes mais également par les syndicats, conscients que la monnaie unique les protège d’éventuelles dévaluations qui mettraient à mal la compétitivité-prix de leurs produits.

À ceux qui réclament un budget de la zone euro afin de subventionner les pays les moins compétitifs, Streeck répond en s’appuyant sur le cas de l’Allemagne et l’Italie. Ces pays ont effectivement en commun d’avoir mis en place des mécanismes de transferts financiers destinés aux régions les plus fragiles économiquement (en l’occurence, respectivement l’ex-RDA et l’Italie du Sud). Ces deux exemples montrent que de tels transferts n’ont permis aucun rattrapage économique dans ces régions. Dans le cas de l’Allemagne, la réunification a conduit le gouvernement fédéral à investir massivement en ex-Allemagne de l’Est. Toutefois, l’annexion brutale de celle-ci à l’économie ouest-allemande, couplée à l’adoption d’un taux de change de 1 Deutsche Mark de l’Ouest pour 1 Mark de l’Est, a eu comme conséquence la décrépitude du tissu industriel est-allemand, incapable de lutter face aux biens produits en RFA. C’est donc la liberté de circulation des biens et des capitaux que Streeck identifie comme cause première des inégalités intra-territoriales dans ces deux cas. La même logique s’appliquant à l’UE, la remise en cause de ces deux libertés sanctuarisées par les traités européens, additionnée à une sortie de la zone euro, permettrait de mettre un terme à la déliquescence économique des pays d’Europe du Sud.

Entre « nationalisme » et « post-nationalisme »

L’enjeu n’est pas des moindres pour les tenants allemands de cette ligne alliant défense de la souveraineté nationale et critique du néolibéralisme : il s’agit de sortir de l’opposition rhétorique entre d’un côté, l’euroscepticisme xénophobe de l’AfD et de l’autre, un discours post-national devenu depuis longtemps le catéchisme des partis traditionnels. C’est en effet sur une critique libérale de la monnaie unique que se fonde le parti Alternative für Deutschland en 2013. À cette prise de position initiale s’est peu à peu substituée la dénonciation d’une Union européenne souhaitant imposer des quotas migratoires à ses États-membres. Face à cette défense de la souveraineté portant essentiellement sur les questions monétaire et migratoire, on trouve un post-nationalisme dont le reste de la sphère politique allemande est profondément imprégné.

Dans le cas de l’Allemagne, cette idéologie visant un dépassement des nations au sein d’un grand État européen ne peut pas être considéré comme un simple artifice discursif censé légitimer la globalisation économique. Après 1945, l’adhésion à une telle doctrine permit en effet aux élites allemandes d’expier les crimes dont s’est rendue coupable la nation allemande, tout en mettant l’intégration européenne au service du relèvement de l’Allemagne. Comme le rappelle Streeck dans la postface de son livre, c’est chose commune pour un penseur allemand de commencer tout texte à propos de l’Europe par une «  profession de foi européiste ».

En remettant en cause l’un des fondements idéologiques de la République fédérale, la tâche que se donnent Sahra Wagenknecht et Wolfgang Streeck peut sembler colossale. Elle demeure toutefois nécessaire dans une Europe où l’on souhaite désormais imposer l’antagonisme entre « progressistes » et « nationalistes » comme clivage indépassable.