Les mesures restrictives prises par des pays tels que la Chine ou les États Unis pour encadrer voire interdire l’usage du Bitcoin envoient un message clair : la fin de la récréation est sifflée. Face aux prérogatives souveraines des États, le rêve libertarien d’une finance décentralisée aura fait long feu. Le cours du Bitcoin aura accusé le coup, sans pour autant s’effondrer. Car la situation mondiale diffère profondément du précédent « krach » de 2017. Aujourd’hui, la capitalisation énorme de ce marché en pleine expansion et l’arrivée de nouveaux acteurs institutionnels obligent les États à prendre en compte les cryptomonnaies. Avec des approches diverses.
Un Far West numérique éphémère
Boostées par leur adoption croissante dans la période actuelle, les cryptomonnaies connaissent un développement sans précédent, tant en termes de capitalisation que de démocratisation. Les milliers de « coins » mis sur le marché au cours des dernières années misent sur des développements techniques constants se proposant de fournir divers services ou de pallier les insuffisances du Bitcoin – sans pour autant parvenir jusqu’ici à le supplanter. A côté de projets sérieux visant à proposer des services précis sur le long terme tels que les échanges sans frais (Hathor, HTR) ou les revenus passifs générés par la détention d’actifs (Unizen, ZCX), plusieurs milliers de nouveaux jetons tentent de profiter de l’engouement général en ne proposant rien de mieux que des pyramides de Ponzi numériques.
Mais la reine des cryptomonnaies reste le Bitcoin, dont le cours continue de donner la tendance générale du marché. De plus en plus de banques, de fonds d’investissement et d’entrepreneurs (dont le plus connu est sans doute Elon Musk) spéculent sur ses aléas. Non sans susciter l’attention des gouvernements. Plusieurs problèmes se posent alors pour les acteurs étatiques : par nature, il est impossible de réguler l’émission des jetons. Leur valeur est marquée par une forte volatilité pouvant déboucher sur des problèmes de conversion en monnaies fiduciaires. Et l’intraçabilité – relative – des échanges pose des problèmes de sécurité. Les questions d’ordre policier se mêlent donc aux problématiques plus larges touchant à la souveraineté monétaire des Etats. Comme pour chaque innovation technologique, le cadre juridique national et international doit s’adapter a posteriori aux phénomènes apparaissant. C’est dans ce contexte que doivent être comprises les récentes restrictions.
Des régulations à l’adoption
Au niveau mondial, ces régulations de plus en plus nombreuses venant encadrer un secteur financier jusqu’ici très largement dérégulé sont la conséquence logique d’une adoption croissante par divers acteurs institutionnels. Etats-Unis, Chine, mais aussi Turquie, Bolivie ou Mexique : les réglementations touchant le secteur des cryptomonnaies (interdiction du minage, contrôle des transactions, limitation de certaines plateformes…) sont souvent présentées comme répondant à des impératifs écologiques ou à une volonté de lutter contre la cybercriminalité.
NDLR : Pour en savoir plus sur les limites des crypto-actifs en tant que monnaies et sur leur impact environnemental, lire sur LVSL l’article de William Bouchardon « Le bitcoin, l’aberration monétaire rêvée par les libertariens ».
La période de forte fluctuation des cours n’est pas pour autant finie. Mais une stabilisation progressive est envisageable. C’est à cela que travaillent les banques centrales étudiant des projets de Monnaies numériques (MNBC). Leur objectif est de reprendre la main en développant des monnaies numériques souveraines et stables faisant pièce aux jetons spéculatifs. Il s’agit pour cela de faire d’abord place nette. L’adoption de la technologie blockchain se ferait donc, mais sans passer par le Bitcoin. Un dollar numérique est patiemment étudié par la Fed aux États-Unis, qui entretiennent encore le flou sur leurs intentions régulationnistes. Le Libra, rebaptisé Diem, projet de monnaie numérique annoncé dès 2019 par Facebook avec de nombreux partenaires, pourrait également remplir un rôle similaire : il s’agirait d’un « stablecoin » au prix indexé sur le dollar. Les liens étroits unissant Facebook au gouvernement américain pourraient alors se renforcer d’autant plus, à moins que le géant des réseaux sociaux ne gagne des prérogatives aux dépens des États.
Dans ce domaine, la Chine a pris de l’avance et progresse à grand pas vers un Yuan numérique, tout en interdisant les opérations de « minage » dans certaines provinces telles que le Qinghai. Pour le directeur de la Banque Centrale Chinoise Mu Changchun cette cryptomonnaie nationale annoncée en 2013 (officiellement nommée Digital Currency Electronic Payment) devrait finir par remplacer le liquide, dans une optique de contrôle des flux monétaires. Cette révolution financière a plusieurs buts : il s’agit de lutter contre la concurrence des cryptomonnaies non-étatiques, mais également de briser le quasi-monopole sur les transactions en ligne que détenaient d’autres acteurs privés, tels que les géants Alibaba et WeChat. Enfin à l’international, la Chine tente de s’émanciper du système bancaire SWIFT sur lequel la NSA garde un œil vigilant. La capacité de la superpuissance américaine à mettre en place un embargo bancaire sur ses adversaires inquiète : l’exemple iranien a rappelé au gouvernement chinois la nécessité de protéger sa souveraineté dans ce domaine… Tout en développant un outil étatique de contrôle des transactions, et donc de l’économie comme de la population.
Les MNBC ou le grand retour des banques centrales
D’autres pays s’inquiètent également pour leur souveraineté monétaire. Ainsi la banque centrale de Suède finalise un projet de monnaie digitale publique, une « e-couronne ». Ce pays scandinave est pionnier dans le domaine puisque les paiements en liquide y sont en net recul grâce à l’adoption massive d’outils numériques. Les paiements en espèce y représentent 1% du PIB, l’un des taux les plus bas au monde. Au même moment, la Banque de France, la Banque nationale suisse et la Banque des règlements internationaux (BRI) entendent expérimenter des paiements transfrontaliers avec des cryptomonnaies. Pour la Banque de France ce projet a pour but « d’analyser les règlements transfrontières via deux MNBC de gros, en euros et en francs suisses ».
L’Union européenne elle-même n’est pas en reste. La Présidente de la Banque Centrale Européenne, Christine Lagarde, rappelait récemment que le Bitcoin est un « actif spéculatif, qui a servi à des affaires bizarres et certaines activités de blanchiment d’argent totalement répréhensibles ». Elle a ainsi évoqué le projet d’un euro numérique, qui pourrait être déployé d’ici deux à quatre ans : émis par la BCE, une unité vaudrait un euro, l’objectif étant de compléter voir de remplacer progressivement la monnaie matérielle. Si la stratégie régulationniste semble aujourd’hui s’imposer comme l’option majoritaire, elle n’est pas universelle. Une nouvelle loi allemande permet désormais à 4000 fonds d’investissement institutionnels de spéculer sur les cryptomonnaies à hauteur de 360 milliards de dollars…
Diversité des stratégies nationales
Les MNBC séduisent également sur d’autres continents. Le parlement indien a ainsi ouvert la voie à une régulation des cryptomonnaies le 30 Janvier dernier, qui pourrait aller jusqu’à une interdiction des cryptomonnaies « privées »… tout en travaillant à la mise en place d’une monnaie électronique nationale. En Russie, la Banque Centrale a annoncé dès octobre 2020 qu’elle étudiait la possibilité d’un Rouble numérique, en prévoyant des annonces pour l’été 2021.
Quid alors des États en voie de développement ou des puissances régionales émergentes ? La diversité des choix stratégiques éclaire sur leurs possibilités comme sur leurs conceptions radicalement divergentes. A la suite du Salvador et malgré les remontrances des États-Unis, plusieurs pays d’Amérique latine envisagent aujourd’hui de développer un usage officiel du Bitcoin : le Paraguay, le Panama, le Mexique, l’Argentine, et même le Brésil (où le projet Hathor rencontre également un certain succès). Au contraire, l’Équateur interdit ces transactions et la Bolivie a pris des mesures d’interdiction du Bitcoin. Quant aux « altcoins », certains ciblent spécifiquement de tels marchés. Ainsi le Reserve Rights (RSR) propose deux jetons numériques, l’un spéculatif, l’autre stable et indexé sur le dollar dans le but de lutter contre l’inflation. Son adoption massive dans des pays tels que le Venezuela est un phénomène méritant d’être scruté.
D’une situation nationale à l’autre, les politiques varient énormément. En Afrique, l’Éthiopie envisage de développer son économie en misant sur la cryptomonnaie Cardano (ADA), alors que seulement 15% de la population a aujourd’hui accès à internet. Ces annonces n’ont pas encore eu de traductions économiques majeures. Enfin, certains pays se contentent d’attirer une manne financière providentielle, comme le Kazakhstan. Le faible coût de l’énergie hydroélectrique y a permis l’installation de fermes de minage, un phénomène qui devrait s’accélérer à mesure que la Chine adopte des règles de plus en plus strictes.
Ressources, développement technologique, position dans les relations internationales, poids du secteur privé : autant de facteurs entrant en compte dans les choix stratégiques des États confrontés aux défis d’une numérisation croissante de la finance mondiale. Ces différents États sont aujourd’hui engagés dans un rapport de force avec leurs concurrents, mais également avec des acteurs du secteur privé tentant d’accroître leurs prérogatives. A l’heure où la banque des règlements internationaux indique dans son dernier rapport que les monnaies numériques des banques centrales sont en train de passer du concept à la conception pratique, la portée de ces évolutions technologiques et des mises en garde les accompagnant restent difficiles à estimer. Nul doute que la concurrence entre grandes puissances se manifestera également sur ce terrain. Loin des rêves libertariens d’une finance décentralisée faisant pièce aux banques centrales, la technologie de la blockchain sera manifestement employée de manière croissante par des acteurs centraux déjà bien établis. La traçabilité des transactions et les masses de données accumulées constituent un enjeux d’importance croissante.