Le roi, la religion, le Sahara : les trois lignes rouges de la presse marocaine

Mohammed VI, Roi du Maroc

Les médias citoyens figurent parmi les outils par lesquels les mobilisations sociales et politiques du soulèvement démocratique ont commencé en 2011. La réponse de l’État a évolué au travers de nouvelles formes de censure et de surveillance. Alors que les ONG internationales dénoncent la censure de la presse, les institutions marocaines tentent d’afficher par contraste l’image d’une presse libre, qui accepte la critique du pouvoir. Une image que les chancelleries occidentales, en bons termes avec le Maroc, n’ont pas peu fait pour diffuser. Pourtant, trois lignes rouges restreignent la liberté de parole des journalistes : le roi, l’Islam et le Sahara demeurent trois sujets qu’il est impossible de critiquer sans encourir une sanctions ou pressions.

L’histoire du contrôle des médias au Maroc a commence avec celle de l’indépendance de 1956. Cette période se caractérisait par un examen en amont des publications et une répression violente, dont le visage fut Driss Basri, l’exécutant des basses œuvres de Hassan II. Le journalisme était alors synonyme d’engagement politique, et les seuls journaux privés qui existaient possédaient des liens étroits avec les mouvements de gauche radicale, comme Anwal (journal du mouvement du 23 mars : organisation marxiste-léniniste) ou Al Moharir-l’émancipateur (journal de l’UNFP).

Passation de pouvoir entre Driss Basri et Abdelatif Filali, évincé du ministère de l’Information au profit du ministre de l’Intérieur en 1985.
© Archive Maâninou

Par la suite, le paysage médiatique s’est ouvert à deux occasions : pendant les premières années du gouvernement d’alternance1, puis à partir des années 2000, avec l’émergence de sites d’information en ligne. Quelques réformes ont contribué à élargir l’espace disponible pour une expression critique sans nécessairement garantir l’impunité de celui qui l’exprimait. Ce que l’on appelle communément dans le Royaume les « lignes rouges » – c’est à dire le Roi, le Sahara et l’Islam – limitent, encore aujourd’hui, la liberté de parole des journalistes marocains.

Comment l’État marocain contrôle la presse

L’une des « compétences » des journalistes critiques du pouvoir consiste à savoir jouer avec les lignes rouges. Il existe une importante autocensure, visant à éviter des sanctions telles que l’amende, le retrait de la carte de journaliste, l’emprisonnement – ou l’exil à l’étranger, pour y échapper.

 “La monarchie marocaine ne peut faire l’objet d’un débat, même à travers un sondage.”

Le crime de lèse-majesté constitue la première de ces lignes rouges. Il est monnaie courante au Maroc : il s’est manifesté en 2009 lors de l’interdiction des hebdomadaires francophones et arabophones Telquel et Nichane, fondés par Ahmed Reda Benchemsi. Cette interdiction est intervenue après la publication d’un sondage sur le règne de Mohammed VI, réalisé conjointement avec le quotidien français Le Monde. Le ministre de la Communication de l’époque, Khalid Naciri, avait expliqué à l’AFP que « la monarchie marocaine ne peut faire l’objet d’un débat, même à travers un sondage»2. Quelques jours après, la police a détruit 50 000 exemplaires de chaque journal sur ordre du ministre de l’Intérieur. Le même Ahmed Reda Benchemsi, directeur de Telquel et Nichane, fut accusé en 2007 d’ « atteinte à la sacralité de la personne du Roi »3 pour avoir écrit un éditorial critique sur un discours du Roi, paru sous le titre de « Où nous emmènes-tu, mon frère ? » (« Fin ghadi bia khouya ? » en arabe).

La Une de TelQuel interdite au Maroc © Ahmed Benchemsi

En septembre 2013, le rédacteur en chef de la version arabe du site d’information Lakome, Ali Anouzla, fut arrêté pour avoir simplement posté un lien vers le blog d’un journaliste du quotidien espagnol El País. Ce dernier contenait à son tour un lien vers une vidéo dans laquelle Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) menaçait le Maroc. Un mois plus tôt, Anouzla avait révélé la libération par une « grâce royale » d’un pédophile espagnol, ce qui avait déclenché un mouvement de colère très important dans le pays4. Amnesty International, Reporters sans Frontières et Human Rights Watch dénoncèrent cette arrestation motivée par des raisons qui ont principalement à voir avec la ligne éditoriale indépendante de Lakome. Ali Anouzla et Aboubakr Jamai ont également réalisé en 2010 une série d’articles et d’enquêtes qui ont exposé la corruption au sein de l’État marocain et critiqué le pouvoir en place ainsi que la façon dont il a traité les grandes questions depuis la fondation de leur site d’information.

La deuxième ligne rouge est liée à la première. Elle se réfère à l’Islam, la religion dominante du Maroc, incarnée par le roi en tant que « commandeur des croyants » et descendant du prophète. C’est aussi l’image du Maroc dans le monde musulman qui doit être préservée. Le cas le plus symbolique est « l’affaire Nichane »5. En 2006, l’hebdomadaire, seul à être publié en arabe dialectal marocain (Darija), a produit une enquête intitulée : « Comment les Marocains se moquent de la religion, du sexe et de la politique ? ». Ce document a valu à deux journalistes d’être condamné à 3 ans de prison avec sursis et à une amende commune de 80 000 dirhams (environ 7 220 euros) par le tribunal correctionnel de Casablanca.

La troisième ligne rouge concerne l’intégrité territoriale, principalement la défense du Sahara (sur laquelle il existe au Maroc un vrai consensus nationale sur sa marocanité). En 2000, le magazine d’information francophone Le Journal, qui était alors imprimé en France pour garantir la qualité de l’impression, fut saisi à l’aéroport de Marrakech pour avoir publié une interview de l’ancien chef du Front séparatiste du Polisario, Mohammed Abdelaziz6. En 2010, le régime a provoqué la liquidation judiciaire du périodique. Des huissiers de justice ont mis sous scellés les locaux en réclamant 4,5 millions de dirhams (environ 450 000 euros) au titre de créances dues en particulier à la Caisse de sécurité sociale pour la période 1997-2003.

Dernière Une du Journal hebdomadaire avant sa liquidation judiciaire © Amine Abdellaoui

Le « Makhzen économique » : le sujet le plus tabou au Maroc

Ndlr : par Makhzen, la population marocaine désigne l’État et ses agents.

En vérité, le journal n’a pas été censuré pour l’interview avec l’ancien chef du Polisario : l’hebdomadaire fut victime de sa marque de fabrique qui est l’économie politique. Celle-ci a scellé le destin du journal et prononcé le divorce du journal avec le pouvoir. L’hebdomadaire « pointe les dérives de la gouvernance économique du nouveau pouvoir », exposant des affaires bancaires et financières, concernant des entreprises dans lesquelles le roi est actionnaire. Il souligne au passage divers dysfonctionnements (délits d’initié ou conflits d’intérêt par exemple). En somme, le journal pointait du doigt les magouilles de conseillers économiques chargés de gérer la fortune royale, notamment le secrétaire particulier chargé des affaires du roi, Mounir Majidi, qui est directement visé par les enquêtes de l’hebdomadaire. Des Unes aussi fortes que « Monarchie et affaires : dangereux mariage », « L’alaouisation de l’économie », « Très riche roi des pauvres » ont fini par agacer le Roi et ses conseillers.

Une du journal Hebdomadaire © Amine Abdellaoui

Selon un rapport de diplomates américains ayant fait l’objet d’une fuite, publié par Wikileaks en 2010, l’ambassade des États-Unis à Rabat a signalé à Washington, dans un câble diplomatique confidentiel, que « la corruption est répandue à tous les niveaux de la société marocaine ». Le même rapport souligne que l’ONA-SNI (aujourd’hui Al Mada) – entreprise appartenant à la famille royale – utilise les institutions de l’État pour « contraindre et solliciter des pots-de-vin » dans plusieurs secteurs économiques du pays7.

Bien que le régime de Rabat soit souvent critiqué par des ONG internationales sur ses violations des droits de l’homme, il profite de rapports privilégiés avec la majorité des pays de l’Union européenne et avec les États Unis

L’implication du roi dans les affaires est un sujet brûlant au Maroc, mais les discussions publiques à ce sujet sont sensibles. Le 22 juin, Amnesty International a publié un rapport affirmant que les autorités avaient utilisé le logiciel espion NSO pour cibler le téléphone du journaliste Omar Radi de janvier 2019 à janvier 20208. Ce dernier est un journaliste qui s’intéresse à l’économie politique et mène des enquêtes sur l’économie de rente, la corruption, la spoliation des terres ou la proximité entre le Palais et les affairistes. À partir du 26 juin, la police judiciaire, la gendarmerie et les procureurs ont convoqué M. Radi pour 12 séances d’interrogatoire de six à neuf heures chacune concernant de multiples accusations, notamment l’apport de services d’espionnage à des entreprises, organisations et gouvernements étrangers.

Le 29 juillet, la police a arrêté M. Radi pour « attentat à la pudeur avec violence, viol, réception de fonds étrangers dans le but de porter atteinte à la sécurité intérieure de l’État et établissement de contacts avec des agents de pays étrangers pour nuire à la situation diplomatique du pays » 12 . Selon HRW13, pas moins de 136 articles attaquant Omar Radi, sa famille et ses défenseurs ont été diffusés sur les sites d’information marocains Chouf TV, Barlamane et Le360, réputés proches des services de renseignements marocains, dans leurs versions arabe et française. L’association dénonce des « poursuites apparemment truquées » contre le journaliste, notamment celle d’agression sexuelle. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) a dénoncé 14 « l’instrumentalisation de la justice en vue de faire une nouvelle fois les voix qui dérangent », en constatant que « l’unique témoin de l’affaire de viol présumée intentée contre Omar Radi est maintenant accusé de participation à l’attentat à la pudeur d’une femme avec violence et de participation au viol ».

Dernière conférence d’Omar Radi avant son arrestation © Omar Radi

De nombreuses associations de droits humains marocains et de féministes dont l’association marocaine des droits humains (AMDH) et Khmissa11 condamnent également l’instrumentalisation d’affaires de mœurs afin de réduire au silence les voix critiques en se fondant sur la répétition d’affaires similaires. Ces cinq dernières années, au moins trois autres journalistes indépendants ont été condamnés pour des affaires de mœurs en plus de Souleïmane Raïssouni et Hajar Raïssouni, du quotidien arabophone Akhbar El Youm.

Les causes de cette offensive

Dans un entretien avec l’ex-directeur du Journal Hebdomadaire et de Lakome Aboubakr Jamai, celui-ci nous confie : « le régime marocain a failli dans ses politiques sociales, désormais sa pérennité tient seulement à sa capacité à réduire et faire taire les contestations sociales. Le chômage des jeunes en milieu urbain n’a cessé d’empirer au Maroc, or ce dernier est un paramètre clé dans les pays arabo-musulmans qui ont connu les vagues de protestations du printemps arabe, ce qu’il veut dire qu’il y aurait certainement d’autres vagues de contestation. Le régime le sait et ne veut pas payer le prix politique pour développer ses institutions sous-développées et au lieu de s’attaquer à la cause des contestations, il préfère s’attaquer à ceux qui peuvent mener cette contestation, autrement à la jonction entre le peuple et son élite par un effet de démonstration en sur-réprimant les voix critiques ». La cour d’appel de Casablanca avait condamné Nasser Zefzafi et les leaders du Hirak du Rif à 20 ans de prison.

Bien que le régime de Rabat soit souvent critiqué par des ONG internationales sur ses violations des droits de l’homme, il profite de rapports privilégiés avec la majorité des pays de l’Union européenne et avec les États Unis d’Amérique car « le Maroc se prévaut de son excellence dans la lutte anti-terroriste et fait de la coopération sécuritaire le nerf de sa diplomatie. Par conséquent, ses alliés font une analyse coût bénéfice et se montrent peu regardant sur la question des droits humains ce qui met le régime marocain dans une situation de confort en rendant un service tellement important à ses partenaires européens et américains qui préfèrent ne pas l’aliéner. Sans oublier que le Maroc a réussi à obtenir un autre totem d’immunité auprès des élites américaines après la normalisation des relations avec Israël car l’éthique de la politique américaine a un angle mort : Israël » a déclaré Aboubakr Jamai dans un entretien.

“Le Maroc a réussi à obtenir un autre totem d’immunité auprès des élites américaines après la normalisation des relations avec Israël car l’éthique de la politique américaine a un angle mort : Israël.”

Aboubakr Jamaï, journaliste d’investigation marocain exilé en France. © photo DR

Les relations entre Israël et le Maroc influencent beaucoup la position des États Unis d’Amérique quant aux violations de droits humains commises par le Maroc. Plus généralement, les pays de la région du MENA qui ont accepté d’être les amis d’Israël en adhérant aux accords d’Abraham ont obtenu des avantages diplomatiques. Le Maroc a ainsi obtenu la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Et même si le président Biden et M. Blinken désapprouvent la diplomatie transactionnelle de M. Trump, ils se méfieront également de tout recul par rapport à Israël. Ce dernier est en effet le plus solide allié des États-Unis au Moyen-Orient et exerce une influence politique considérable sur les électeurs évangéliques et juifs américains. Danny Danon, ex-ambassadeur d’Israël aux Nations unies a déclaré : « le président élu Biden essaiera de poursuivre sur sa lancée qui est bénéfique pour les États-Unis, pour les alliés des États-Unis. Je pense que c’est la bonne chose à faire ».

Lire sur LVSL l’article de Mehdi Laghrari : « Normalisation des relations entre Israël et le Maroc : décryptage d’un accord aux retombées multiples pour Rabat »

Pendant près de 60 ans Maroc et Israël ont collaboré étroitement sur des questions militaires et de renseignement, pour des assassinats d’opposants10. En 1965, Hassan II autorise le Mossad à placer des micros dans les salles de réunion du sommet de la ligue arabe, ce qui a permis à Israël de vaincre les armées de la Jordanie, de l’Égypte et de la Syrie lors de la guerre des Six-jours en 1967. Selon Ronen Bergman, journaliste d’investigation et analyste militaire pour le Yedioth Ahronoth, deux mois plus tard, le Maroc exigea qu’Israël lui rende la pareille en l’aidant à enlever et assassiner Mehdi Ben Barka, le leader socialiste et tiersmondiste en exil à Paris. À ce jour, l’affaire Ben Barka n’a toujours pas été résolue et les assassins demeurent inconnus. En 2020, selon Amnesty International, le puissant logiciel d’espionnage Pegasus développé par la société israélienne de cybersécurité NSO Group a été utilisé par le gouvernement marocain pour espionner le journaliste Omar Radi.

Il n’y a pas que les relations avec Israël. Le Center for Responsive Politics (CRP), un centre d’étude et organisme à but non lucratif basé à Washington qui retrace l’utilisation de l’argent en politique, indique que le Maroc a dépensé près de 15 millions de dollars de 2015 à 20209 en lobbying. Selon Howard Marlowe, président de la Ligue américaine des lobbyistes, le Maroc a dépensé ces millions de dollars afin d’obtenir plusieurs faveurs politico-diplomatiques.

Total des montants dépensés par le gouvernement marocain ( en bleu ) pour des lobbyistes américains ©CRP 

Désormais, le Palais dicte la démarche à suivre dans le pays sans opposition réelle. En outre, l’expérience de l’alternance menée par le socialiste Al Youssoufi qui a permis l’association d’une partie de la gauche à la gestion des affaires gouvernementales, a porté un coup fatal à l’ensemble des formations de la gauche marocaine. Celles qui refusaient de participer au gouvernement en 1997 à savoir l’OADP (aujourd’hui PSU) et le PADS n’ont pas été épargnées. Elles forment aujourd’hui la fédération de la gauche démocratique.

Le recours à la stratégie du « pluralisme contrôlé » et au « contrôle électoral », ont également fourni au régime un antidote contre toute influence significative de l’opposition sur la scène électorale. Tout en maintenant les structures partisanes établies durant l’époque coloniale, le Makhzen a su mettre en place les conditions propices à la création de formations politiques loyalistes. Cela a favorisé les divergences entre les différentes composantes de l’opposition – notamment la gauche militante marocaine. Les difficultés à surmonter ces ruptures continuent d’accentuer les divisions au sein des rangs de la gauche militante et contribuent au repli de l’opposition marocaine.

Sources :

1. Par l’alternance, il faut entendre le gouvernement d’alternance consensuelle dirigé par Abderrahmane Youssoufi. Cet avocat, militant des droits de l’homme, dirigeant alors de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), ancien opposant au roi Hassan II a été appelé par le palais pour mener, un an avant la mort du roi le 23 juillet 1999, les réformes politiques, économiques et sociales nécessaires à la « démocratisation » du royaume d’une part, et pour permettre d’autre part une autre alternance, royale cette fois avec la montée sur le trône du prince héritier.

2. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2009/08/03/maroc-le-sondage-interdit_1225217_3212.html

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5.https://www.liberation.fr/planete/2007/01/16/maroc-on-peut-se-moquer-de-l-islam_82016/

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7.https://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/article/2010/12/10/wikileaks-au-maroc-la-corruption-s-institutionnalise-et-n-epargne-pas-le-palais-royal_1451996_1446239.html

8.https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/06/nso-spyware-used-against-moroccan-journalist/

9.https://www.opensecrets.org/fara/countries/93?cycle=2016

10.https://www.haaretz.com/israel-news/.premium.HIGHLIGHT-assassination-bribes-smuggling-jews-inside-mossad-s-secret-alliance-with-morocco-1.9372580

11.https://www.hrw.org/fr/news/2021/04/06/liberez-omar-radi-et-garantissez-un-proces-equitable

12.https://www.hrw.org/fr/news/2020/09/21/maroc-un-journaliste-critique-poursuivi-pour-espionnage

13.https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/morocco0517_web.pdf

14.https://rsf.org/fr/actualites/maroc-les-chiffres-qui-prouvent-le-harcelement-judiciaire-contre-omar-radi