Négociations de Mexico : quel avenir pour le Venezuela ?

Jorge Rodríguez, président de l’assemblée nationale du Venezuela (à gauche), et Gerardo Blyde, membre de l’opposition (à droite), initiant le processus de dialogue, le 13 août 2021 ©Twitter Nicolás Maduro

À la fin de l’été, le gouvernement vénézuélien s’était engagé dans un processus de dialogue avec l’opposition vénézuélienne, des années après une escalade de tensions et de violences dans la région. L’extradition aux États-Unis d’Alex Saab, homme d’affaire proche du président Nicolas Maduro, paralyse le dialogue depuis octobre dernier.

Après l’échec des dernières discussions à la Barbade en 2019, un nouveau cycle de négociations s’est ouvert l’été dernier à Mexico entre le gouvernement de Maduro et les différentes tendances de l’opposition, sous la médiation de la Norvège. La sortie de Donald Trump de la Maison Blanche d’une part, et l’affaiblissement de l’opposition vénézuélienne d’autre part, rebattent les cartes des pourparlers, permettant au président Nicolás Maduro d’affirmer sa légitimité de chef de l’État.

Aux origines des troubles politiques

En 2014, le Venezuela entre dans une crise économique de grande ampleur déclenchée par la baisse des cours du pétrole, dont les recettes représentent alors 90% des exportations et 50% du budget fédéral [1]. Pendant ses quinze années à la tête de l’État, le pouvoir chaviste avait en effet misé sur la rente pétrolière pour financer ses programmes sociaux, accroissant davantage la vulnérabilité économique du pays et sa dépendance vis-à-vis des exportations pétrolières. Un an après la mort du président Hugo Chávez, l’effondrement du cours du baril prive le pays de l’essentiel de ses ressources. Surfant sur les vagues de la crise et profitant des erreurs du gouvernement – telle que l’émission excessive de devises par la Banque centrale – l’oligarchie marchande alimente le marché noir du dollar. Cette flambée du dollar parallèle, combinée à la fuite des capitaux déjà opérante depuis le début du mandat de Chávez, vient aggraver une situation déjà difficile. Hyperinflation, pénurie… le Venezuela s’enlise. En 2015, le déclenchement des sanctions étasuniennes, suivies de celles de leurs alliés, précipite la chute libre de son économie [2].

Fin 2014, le Congrès des États-Unis adopte la loi 113–278 dite « Loi de défense des droits de l’Homme et de la société civile au Venezuela » qui constitue la base légale des décrets suivants de sanctions économiques unilatérales.
Les premiers décrets de sanctions, signés sous Barack Obama, déclarent le Venezuela « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis » et interdisent d’entretenir des relations commerciales et/ou financières avec une liste de personnalités proches du pouvoir. À partir de 2016 le blocus financier commence, les institutions vénézuéliennes titulaires de compte bancaires à l’étranger se voient stipuler des restrictions pour la réalisation de paiements en dollars.

L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche donne un coup d’accélérateur, le Venezuela est mis à l’isolement : interdiction des transactions avec l’État vénézuélien, la Banque centrale et PDVSA (entreprise pétrolière publique), gels des avoirs financiers… les conséquences sont désastreuses. Voyant sa notation sur les marchés internationaux dégringoler, le pays se retrouve dans la quasi-impossibilité de se financer par l’emprunt.

Les États-Unis, qui représentaient 40% des exportations pétrolières du pays, se sont fermés à son marché. En février 2021, la production de pétrole plafonne à 500 000 barils par jour contre trois millions au début des années 2010 [3].
Paralysé, l’État n’est plus en mesure d’importer les produits nécessaires et les sanctions économiques s’accompagnent de graves conséquences sociales. Une étude du Center for Economic and Policy Research fait état de 40 000 morts causées par ces mesures pour les années 2017 et 2018, notamment en ce qu’elles perturbent l’importation de produits de première nécessité ou de médicaments [4].

Une opposition prête à tout pour en finir avec le chavisme

Naturellement, les tensions entre le chavisme et l’opposition ne datent pas d’hier. Déjà en 2002, la frange radicale de l’opposition, représentant les intérêts d’une oligarchie marchande, tentait un coup d’État contre le jeune gouvernement d’Hugo Chávez [5].

La crise économique de 2014 fut alors saisie par la droite vénézuélienne comme une nouvelle opportunité et devint l’argument principal au renversement du pouvoir. Le pays fut la proie de nombreuses tensions internes, alimentées par des groupes politiques dont l’objectif était de faire tomber le gouvernement par la violence.
Auto-dénommée « La Salida » ( « la sortie » en espagnol), la stratégie de l’opposition est de destituer le président Nicolás Maduro par tous les moyens. Les mobilisations de rue – à la violence assumée – organisées par la droite tournent en affrontements entre opposants et chavistes. Entre 2014 et 2017, ces tensions font plus d’une centaine de morts et provoquent des milliers de blessés. Pendant les six premiers mois de l’année 2017, les manifestations connaissent un regain de force et de violence, faisant un bilan de 115 morts [6].

En parallèle, sur fond de crise économique, le chavisme perd une part de l’adhésion populaire, et les élections législatives de décembre 2015 amènent une majorité de députés de droite sur les bancs de l’Assemblée nationale. Leur projet est clair : la destitution du président Maduro. Quelques semaines après l’élection, le Tribunal suprême – acquis au pouvoir – déclare l’Assemblée nationale en situation d’illégalité pour compter dans ses rangs trois députés soupçonnés de fraude. Depuis lors, gouvernement et pouvoir judiciaire court-circuitent l’institution. Suite au blocage parlementaire et à des arrestations ou déclarations d’inéligibilité de plusieurs de ses candidats, l’opposition choisit de boycotter l’élection présidentielle de 2018. C’est donc sans surprise que celle-ci donne vainqueur le président sortant.

Le 23 janvier 2019, les tensions atteignent leur point culminant lorsque Juan Guaido, alors président de l’Assemblée nationale, s’auto-proclame « président de la République par intérim ». Cet acte de « putsch institutionnel », largement relayé médiatiquement et diplomatiquement, fait entrer le Venezuela dans une crise politique profonde. Presque immédiatement après sa déclaration, Juan Guaido est appuyé par les États-Unis puis, dix jours plus tard, par l’Union européenne. Sur le Cône Sud, le président auto-proclamé peut notamment compter sur le soutien du Chili, de la Colombie, ou de l’Argentine. Donald Trump évoque plusieurs fois la possibilité d’une intervention militaire. Mais ce coup de force et l’appui international qu’il reçoit ne suffisent pas, Nicolás Maduro se maintient au pouvoir.

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Le président par intérim autoproclamé Juan Guaido et sa femme Fabiana Rosales à l’occasion d’une marche de protestation, le 2 février 2019 © Alex Cabello Leiva

Deux ans plus tard, avec sa stratégie de boycott des processus électoraux qui a isolé la droite de la scène politique, les chavistes reprennent l’Assemblée nationale en 2020 malgré une forte abstention. La tentative de Guaido ayant échoué et le boycott ayant peu d’impact, la droite vénézuélienne s’oriente désormais vers une solution négociée, une issue qui arrange aussi le pouvoir chaviste.

L’enjeu de ces négociations

Du côté des chavistes, l’enjeu est la suppression des sanctions économiques qui touchent le pays et tendent à le maintenir dans une situation de crise profonde.

Dernier exemple en date, la Cour suprême britannique doit se prononcer dans les prochains mois sur le refus de la Banque d’Angleterre de restituer ses réserves d’or à la Banque centrale du Venezuela. Cette propriété, d’une valeur estimée entre 1,3 et 2 milliards d’euros, est refusée depuis 2018, année de réélection du président Maduro, par le Royaume-Uni qui ne la reconnaît pas [7].

Bien qu’il soit en posture délicate, ces négociations sont une victoire pour le pouvoir chaviste, permettant à Maduro de s’affirmer comme président légitime du Venezuela. Saluées par les États-Unis et l’Union européenne notamment, les négociations redorent l’image du pouvoir sur la scène internationale. Maduro, dont l’opposition espère la démission au travers de ces négociations, a réitéré la légitimité des dernières élections et de son mandat, qu’il entend exercer jusqu’à son terme en 2024.

Du côté de la droite vénézuélienne les revendications sont multiples mais se concentrent sur un point en particulier : l’organisation du calendrier électoral. Pour revenir sur le terrain politique, la droite espère obtenir des garanties pour l’organisation des prochains scrutins et un calendrier transparent.
La force principale de cette opposition est aussi sa faiblesse : sa diversité. Rassemblée autour de l’objectif de destituer le président Maduro à l’occasion des législatives de 2015, la coalition de la MUD réunit un spectre politique très large. Cependant, entre les modérés libéraux et les extrêmes putschistes, les nuances sont causes de divisions lorsqu’il s’agit de déterminer leurs actions politiques. En effet, la stratégie de boycott des scrutins électoraux n’a pas été suivie par l’ensemble des sensibilités de l’opposition, notamment par les tendances les plus modérées. Lors des ultimes élections législatives de 2020, Allianza Democrática et Venezuela Unida, deux coalitions composées de partis anciennement membres de la MUD, participent au scrutin. Ces deux coalitions réunies obtiennent 22% des voix contre 69% pour les chavistes. Entre ceux qui participent et ceux qui ne participent pas, l’opposition peine à trouver une cohérence.

D’autre part, Juan Guaido, censé représenter une des figures centrales de l’opposition, est aujourd’hui isolé politiquement. D’abord au sein de son propre parti, Voluntad Popular, dont il n’est plus membre et s’est écarté depuis 2020. Ensuite et de manière générale, il se trouve écarté de l’opposition, que des révélations sur un scandale de corruption touchant Guaido et son entourage [8] ont poussé à s’éloigner. Enfin, la perte de son mandat de président de l’Assemblée nationale des suites de la nouvelle législature embarrasse ses soutiens internationaux et lui a fait perdre l’appui officiel de l’Union européenne [9].
Le 5 septembre dernier, dans le cadre des négociations, Maduro a rejeté toute option de grâce des responsables directs des crimes commis lors de l’escalade des tensions de 2018–2019, une manière de viser, sans le nommer, Juan Guaido, déjà très isolé politiquement.

L’état des négociations

Après deux rencontres au Mexique, les deux parties ont finalement réussi à conclure deux engagements. En premier lieu, un mémorandum, contenant un protocole de négociations pour arriver à un accord, stipule les sujets qui devront être abordés lors des prochaines rencontres. On y retrouve la question de l’organisation des prochaines élections, les sanctions économiques, les droits politiques pour tous, le respect de l’ordre constitutionnel, le renoncement à l’utilisation de la violence, la protection de l’économie nationale et le respect des futurs accords.
Lors de la seconde série de négociations, deux éléments très importants ont été convenus. D’abord, l’opposition accepte de participer aux prochaines élections régionales et municipales qui se tiendront le 21 novembre prochain.
Ensuite, dans l’accord partiel signé par les deux parties, celles-ci affirment leur désir conjoint d’aller vers une amélioration de la condition des Vénézuéliens. S’agissant des sanctions, les deux parties s’engagent à désigner des représentants qui doivent étudier leur impact sur la condition de vie des Vénézuéliens. Cependant, le texte reste vague et n’affirme pas la volonté ferme de mettre fin aux sanctions économiques.

Beaucoup de questions restent encore en suspens. Les négociations dont l’avancée était encourageante sont aujourd’hui au point mort. La troisième rencontre qui devait avoir lieu fin septembre fut d’abord annulée du fait d’un différend diplomatique entre le Venezuela et la Norvège, pays médiateur. La déclaration de la Première ministre norvégienne Erna Solberg à l’Assemblée générale de l’ONU, dans laquelle elle se disait « préoccupée par la violation des droits humains au Venezuela » provoqua la rupture des négociations par le pouvoir vénézuélien, qui remit en question l’impartialité du médiateur des négociations. La Première ministre dut présenter des excuses.

Un dernier épisode met sérieusement en danger la poursuite des négociations : l’extradition depuis le Cap-Vert vers les États-Unis de l’homme d’affaires proche de Maduro Alex Saab. Intermédiaire important du pouvoir vénézuélien, il est accusé – enquête en cours – par les États-Unis de blanchiment d’argent et d’avoir permis l’enrichissement personnel de Maduro et ses proches. Il avait été arrêté au Cap-Vert en juin 2020, alors qu’il faisait escale sur la route d’une mission diplomatique. À la nouvelle de son extradition, les autorités vénézuéliennes ont répondu par la rupture unilatérale des négociations qui devaient se tenir mi-octobre.

Perspectives de ces négociations

À cette heure-ci, les yeux se tournent vers les États-Unis. Les futurs échanges avec le Venezuela seront déterminants dans le sort des négociations. Finalement, dès l’origine, Washington en était un acteur incontournable. Se réunissant avec l’opposition, le pouvoir chaviste avait déclaré : « Quand nous nous sommes assis à cette table, nous avons compris que nous nous asseyions avec les États-Unis ». Les États-Unis et leurs alliés restent en effet les ultimes décideurs quant à la question des sanctions économiques.

Si ces négociations marquent un tournant positif pour la région, la possibilité finale d’une entente entre les chavistes et la droite vénézuélienne et surtout avec la puissance étasunienne reste en suspens. La position stratégique du pays, première réserve de pétrole mondiale, mais aussi sa place symbolique en tant que non aligné font du Venezuela un pays clé dans la géopolitique de la région.

Notes :

[1] Chiffres qui fluctuent selon les sources : CEPAL ; CIA

[2] LAMBERT, R. « Venezuela, les raisons du chaos » , Le Monde diplomatique, décembre 2016

[3] OPEP

[4] WEISBROT, M., SACHS, J., « Sanciones económicas como castigo colectivo: El caso de Venezuela » , Center For Economic and Policy Research, mai 2019

[5] Documentaire « La révolution ne sera pas télévisée » réalisé par Kim BARTLEY et Donnacha O’BRIEN, 2003

[6] Conflictividad social en Venezuela en marzo de 2014, Observatorio Venezolano de Conflictividad Social

[7] LAURIN, A. « Le sort de l’or vénézuélien est entre les mains de la Cour suprême britannique » , Les Echos, 23 juillet 2021

[8] BÈLE, P. « Venezuela : l’opposant Juan Guaido de plus en plus isolé », Le Figaro, 5 janvier 2021

[9] BÈLE, P. « L’UE ne reconnaît plus Juan Guaido comme président légitime du Venezuela », Le Figaro, 25 janvier 2021


Les multiples costumes de Daniel Ortega, un caudillo pas prêt à quitter la scène

https://www.aa.com.tr/es/mundo/eeuu-sancion%C3%B3-a-un-hijo-del-presidente-de-nicaragua-daniel-ortega/1672316
Le président nicaraguayen Daniel Ortega célèbre le 39e anniversaire de la révolution sandiniste. Managua, 19 juillet 2018. © Stringer/ Agence Anadolu

Le 7 novembre 2021 se joue au Nicaragua une fiction électorale écrite, jouée et mise en scène par le président Daniel Ortega et sa femme et vice-présidente Rosario Murillo, déjà grands amateurs du cumul des fonctions ! Amenés sur le devant de la scène avec le soutien du FMI et de la Banque mondiale, entre autres généreux donateurs, le couple bénéficiait hier de la complaisance des États-Unis et de l’Union européenne. Ceux-là même se refusent aujourd’hui à reconnaitre un ancien allié aux allures d’autocrate devenues trop évidentes.

À la faveur des prochaines élections générales, le Nicaragua revient sous le feu des projecteurs – toute proportion gardée avec l’espace politique et médiatique réservé aux petits pays d’Amérique centrale. Les élections du 7 novembre 2021 verront élire le président de la République, les membres de l’Assemblée nationale ainsi que les députés nicaraguayens du Parlement centraméricain. À l’approche du scrutin, les persécutions politiques se sont accentuées afin d’empêcher toute opposition au pouvoir en place : 37 opposants politiques ont été incarcérés [1]. La communauté internationale se dresse alors vent debout contre le régime « orteguiste » et dénonce le virage autoritaire du régime depuis avril 2018.

Avril 2018, le commencement ?

Le 18 avril 2018, des manifestations s’organisent à Managua et León, les deux plus grandes villes du pays, pour protester contre la réforme, préconisée par le Fonds monétaire international (FMI), de l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale, qui prévoyait une augmentation des cotisations sociales en parallèle d’une baisse de 5 % des pensions de retraite. Très vite et face à la répression, la contestation s’étend dans le reste du pays et de nombreux mouvements sociaux s’y rallient. Le combat pour les pensions de retraite s’élargit à des revendications politiques de droits civils et civiques fondamentaux et au départ du couple dirigeant Ortega-Murillo. Trois à quatre cents morts et des milliers de blessés et de prisonniers plus tard, la contestation est mâtée à la fin 2018. Pour rétablir l’ordre, le pouvoir peut compter aussi bien sur le soutien de l’appareil de violence étatique que sur des groupes armés para-policiers qui lui font allégeance, parmi lesquels les Jeunesses sandinistes.

Manifestation du 30 mai 2018 à Managua. Ce jour, plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent contre la répression.

Les manifestations cessent mais la répression se poursuit : criminalisation des médias et des mouvements sociaux, harcèlement judiciaire, etc. Les nicaraguayens parlent des « portes tournantes » de la prison : dans un cycle sans fin, on y entre et on en sort pour y retourner quelques mois plus tard.

Mais, n’en déplaise aux alliés d’hier qui le tiennent aujourd’hui en désaveu – les États-Unis au premier chef –, l’autoritarisme d’Ortega était décelable dès sa ré-accession au pouvoir en 2007.

Leader du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), guérilla socialiste qui met fin à la dictature de Somoza en 1979, Daniel Ortega entre dans le champ politique comme révolutionnaire. D’abord président de la Junte de reconstruction nationale puis élu président de la République en 1984, Ortega et son parti défendent un agenda social et souverainiste : nationalisations, réforme agraire, garanties syndicales et droits sociaux, campagne d’alphabétisation, etc.

Le régime nicaraguayen rejoint alors son allié cubain dans le panel des têtes à abattre des États-Unis. Washington place le pays sous embargo et apporte son soutien économique et logistique aux contras – groupes paramilitaires d’opposition – dans l’espoir de faire chuter le régime.

Les contras ne visent pas tant à conquérir le pouvoir par les armes qu’à attiser le mécontentement populaire contre le gouvernement sandiniste en sabotant l’économie et les programmes sociaux. En 1990, Daniel Ortega perd les élections présidentielles au profit la candidate libérale Violeta Chamorro. En 1996, nouvelle défaite, cette fois face à Arnoldo Alemán, leader du très conservateur Parti libéral constitutionnel. Cette fois la leçon est retenue : Daniel Ortega s‘éloigne du jeu démocratique pour reprendre le pouvoir.

En 1999, il pactise avec le président Alemán : les deux partis se répartissent le contrôle des institutions en ne nommant que des hommes de paille, sandinistes ou libéraux, et se garantissent une immunité judiciaire. Les deux leaders n’auront ainsi pas à répondre devant la justice des crimes dont ils seront accusés : une corruption notoire pour l’un, des viols répétés à l’encontre de sa belle-fille pour l’autre.

Le FSLN, malgré sa condition de force d’opposition, obtient le contrôle du Conseil suprême électoral, de la Cour suprême de justice et de la Cour des comptes.

Dans les années qui suivent, une réforme de la loi électorale vient prolonger le pacte et finit de vider la démocratie de sa substance. Cette réforme permet de remporter l’élection présidentielle dès le premier tour avec un score minimum de 35 % et en devançant le second candidat de cinq points. En 2006, la nouvelle loi aboutit à ce pour quoi elle avait été conçue : avec 38 % des voix, Ortega est élu président de la République.

2007 : enfin au pouvoir, plus question de le lâcher

Au lendemain de son élection, Ortega poursuit sa stratégie. Dès le début des années 2000, il avait initié un rapprochement progressif avec les secteurs de l’Église catholique les plus conservateurs, personnifiés par le cardinal Obando y Bravo, ennemi historique du sandinisme. Ce dernier marie publiquement Daniel Ortega et Rosario Murillo en 2005, valant acte de réconciliation et de bénédiction politique pour le commandant révolutionnaire. Le FSLN votera par la suite une loi sur l’avortement parmi les plus restrictives du monde : l’avortement y est interdit en toutes circonstances, même en cas de viol, de malformation congénitale majeure ou de danger pour la vie de la mère.

Le maillon manquant à son alliance : le grand patronat, réuni dans le Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP). Dès 2007 le gouvernement promeut et assume une politique d’ « Alliance, dialogue et consensus ». Le modèle repose sur un triptyque État–secteur privé–syndicats (majoritairement sandinistes) fonctionnant sur une relation donnant-donnant. Les élites se répartissent le pouvoir tandis que le capital ferme les yeux sur les pratiques anti-démocratiques et l’accaparement des ressources du clan Ortega, qui leur garantit stabilité et faveurs économiques : exonérations fiscales multiples, conditions de négociations syndicales favorables, ouverture des marchés.

« Aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational »

Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste

Fidèle à sa nouvelle ligne, le président ne remet pas en question le traité de libre-échange avec les États-Unis adopté en 2005, le même président qui accusait le précédent gouvernement d’Enrique Bolaños de soumettre le Nicaragua aux intérêts économiques de Washington. Grâce à l’œuvre du FSLN sont également approuvés un traité avec Taïwan (entré en application en 2008), un autre concernant les échanges entre l’Amérique centrale et le Mexique (2011) et le CAFTA, traité de libre-échange entre l’Amérique centrale et l’Union européenne (2012).

L’ancien révolutionnaire devient le meilleur élève du FMI. Ennemi juré des États-Unis pendant le soulèvement des contras, le dit « sandiniste » a désormais ses tickets à la Maison Blanche, pendant que plus de 50 % du commerce extérieur se fait avec les États-Unis. Les entreprises multinationales prospèrent et le président distribue les cadeaux : protocole d’accord avec la multinationale espagnole de l’énergie Unión Fenosa, qui reçoit le rang de loi par vote parlementaire le 12 février 2009, concession des principales exploitations minières du pays à l‘entreprise canadienne B2Gold, champ libre laissé à la multinationale espagnole Pescanova qui acquiert le contrôle de la quasi-totalité des concessions de pêche dans les deux premières années de mandat d’Ortega [2]… les exemples sont multiples.

Barack Obama et Daniel Ortega le 19 avril 2019, à l’occasion du Ve Sommet des Amériques réuni à Trinité-et-Tobago

Ces années coïncident avec l’accumulation d’une richesse considérable par le clan Ortega. « Ortega et son groupe ne sont pas avec le grand capital par convenance tactique. Ils sont avec le grand capital, parce que maintenant eux-mêmes sont un important groupe capitaliste : aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational » analyse Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste [3].

Ce nouveau régime économique s’accompagne d’une flambée des concessions minières et des activités extractives dans le pays, et, avec cela, d’une forte contestation d’activistes qui revendiquent leur propriété sur la terre et dénoncent des projets dévastateurs pour l’environnement. La construction finalement avortée du canal interocéanique, mégaprojet dont l’ambition est de concurrencer le canal de Panama, rassemble une forte opposition. En 2016, le Nicaragua est classé pays le plus dangereux du monde pour les militants de la cause environnementale, par l’organisation non gouvernementale (ONG) Global Witness. Si la répression de 2018 atteignit une ampleur inégalée, la violence frappait déjà les campagnes nicaraguayennes.

La double allégeance : chantre du néolibéralisme pour les uns, révolutionnaire sandiniste pour les autres

Félicité par le FMI et la Banque mondiale, reçu à bras ouvert par Georges Bush puis Obama, le président nicaraguayen change de costume et se pare de sa robe révolutionnaire quand il s’assoit à la table de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), créée par Hugo Chávez. L’ex-guérillero a en effet maintenu ses liens avec Cuba, et plus encore avec le Venezuela, allié historique du sandinisme. Cette double allégeance permit à Ortega de profiter, dix ans durant, d’une aide considérable de 500 millions de dollars par an – le quart du budget de l’État – versée par Chávez et administrée sans contrôle public par une société privée liée aux sandinistes, Alba de Nicaragua S.A. (ALBANISA).

Daniel Ortega arrive au pouvoir dans une configuration économique favorable. Le président sortant Enrique Bolaños aurait cédé le pouvoir à Daniel Ortega avec ces mots : « La table est servie » [4], en référence aux politiques d’austérité menées par les gouvernements précédents qui sont parvenues à réduire le niveau de la dette publique. Économie stabilisée, hausse des exportations, boom du cours des matières premières, horizon du traité de libre-échange avec les États-Unis et intégration à l’ALBA… le ciel est au beau fixe.

La première décennie de pouvoir Ortega-Murillo est en effet accompagnée de succès : doublement du Produit intérieur brut (PIB) en dix ans, taux de croissance économique parmi les plus élevés du continent, augmentation annuelle des investissements étrangers (les principaux étant : États-Unis, Canada, Chine) de 16 % par an entre 2006 et 2017.

Certes, on assiste à une diminution sensible de la pauvreté – comme presque partout ailleurs sur le continent – mais les inégalités se creusent. La période est avant tout celle de l’accumulation des richesses par l’oligarchie entrepreneuriale. Les programmes sociaux ciblés financés par le régime ne sont qu’une version clientéliste et partisane des anciens programmes de lutte contre la pauvreté mis en place par ses prédécesseurs néolibéraux, déjà réduits à la portion congrue.

Éric Toussaint, fondateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CATDM), résume ainsi la politique « orteguiste » : « défendre les intérêts du grand capital, ouvrir plus largement l’économie aux grandes entreprises étrangères, entretenir de bonnes relations avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux, tout en s’assurant l’appui d’une série d’organisations populaires sur lesquelles il exerce une très forte influence, et en maintenant une politique d’assistance sociale minimale (soutiens financiers et matériels aux plus pauvres sans combattre structurellement les causes de la pauvreté), permise à la fois par une conjoncture économique internationale favorable aux exportations et par l’aide provenant du Venezuela [5]. »

2018, la rupture avec le grand capital 

Suite à la répression violente des manifestations entamées en avril 2018, le couple Ortega-Murillo n’apparait plus comme un facteur de stabilité, la COSEP se retourne contre ses vieux amis.

Déjà, depuis 2014, le climat des affaires se dégradait. Frappé par une forte crise économique, le Venezuela suspend son aide au Nicaragua. L’économie du petit pays, qui exporte bois, or, café, sucre… est également affectée par la chute des cours des matières premières. Enfin, depuis les élections de 2016 et la désignation de la première dame au poste de vice-présidente, les relations avec les États-Unis s’étaient tendues, ces derniers se disant « profondément préoccupés par les irrégularités du processus électoral présidentiel et législatif au Nicaragua, qui ont empêché la possibilité d’une élection libre et équitable [6]. » Rosario Murillo, femme du président, dirigeait déjà de fait et depuis dix ans la communication et l’ordre du jour du gouvernement…

« Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes »

Orlando Nuñez, intellectuel proche du pouvoir sandiniste

Le niveau de violence exercé contre la population rendait une posture de soutien au gouvernement difficile à tenir. Moins d’une semaine après les premières levées de barricades et alors qu’il approuvait la réforme à l’origine du soulèvement, le COSEP invite les Nicaraguayens à manifester contre la répression. Ortega connaît bien son script : abandonné par Washington et le patronat, il rejoue son rôle de petit pays socialiste harcelé par l’impérialisme.

Mais quelle est l’alternative ? L’apparition providentielle d’un Juan Guaido à la nicaraguayenne, qui ravirait l’élite économique, semble malheureusement inespérée. C’est bien là que résident les raisons de la percée puis de la pérennité d’Ortega. Si les petits mais influents cercles du monde de l’entreprise, de l’Église et les États-Unis ont laissé Ortega occuper ce pouvoir, ce n’est que du fait de l’absence d’opposition crédible pour prendre cette place. Le caudillo est parvenu ensuite à pénétrer toutes les sphères institutionnelles et à confisquer tous les pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire, électoral, médiatique, policier et militaire. Le vrai succès d’Ortega a consisté à coopter ses opposants, à substituer le FSLN à l’État et à empêcher toute alternative.

Orlando Nuñez, un des rares intellectuels sandinistes à être resté du côté d’Ortega, interrogé en 2017 par Bernard Duterme, président du Centre tricontinental (CETRI), dira ceci : « Comment aurions-nous pu récupérer et asseoir notre pouvoir sans ces pactes et achats de votes ? Pas d’hégémonie possible sans alliance. Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes [7]. »

De leur côté, les différents mouvements sociaux ne parviennent pas non plus à s’unir pour faire émerger une force politique. En réponse aux révoltes populaires, le COSEP et l’Église soutiennent une négociation avec le pouvoir. Les organisations sociales s’opposent à cette issue qui n’aboutirait qu’au maintien du statu quo et garantirait l’impunité aux gouvernants pour leur répression sanglante. Le dialogue ne serait en fait qu’un geste de façade, les anciens alliés d’Ortega revêtant leur masque démocratique pour ne pas salir leur image, à la seule fin de mieux rétablir l’ordre économique d’antan. Mais la machine est enclenchée, exalté par la démonstration violente de son pouvoir, Ortega est maintenant décidé à régner sans partage.

Un pouvoir de plus en plus intransigeant

Le 16 mars 2019, à Managua, la police réprime une manifestation en faveur de la libération des prisonniers politiques, arrêtant, avant de les relâcher, 164 personnes parmi lesquelles des figures de la contestation [8]. L’opposition suspend alors le processus de négociations.

Peu à peu, le duo Ortega-Murillo passe d’une posture de dialogue avec certains secteurs à une position de plus en plus intransigeante. Sachant son pouvoir consolidé, le couple devient intraitable. Les lois liberticides s’enchainent : fin 2020 sont adoptées la loi sur les « agents étrangers » qui vise les personnes et organisations recevant des fonds d’organismes internationaux, une loi sur les « cyberdélits » et une loi sur les « crimes de haine ». Le 20 décembre, en prévision des élections générales de novembre prochain, ce panel est complété par une loi qui interdit aux « traîtres à la patrie » de se présenter. Pour prévenir la « menace impérialiste américaine », 37 opposants parmi lesquels les potentiels candidats aux élections ont été arrêtés depuis mai 2021.

Cristiana Chamorro, principale rivale d’Ortega à la présidentielle de novembre. Le 2 juin, elle est arrêtée et assignée à résidence. © José Cardoza

Privés de la rue depuis septembre 2018 – date d’interdiction des manifestations –, étouffés sous la multiplication des démarches administratives nécessaires à leur légalité, puis officiellement criminalisés, les mouvements sociaux peinent à s’organiser.

Malgré l’absence flagrante de conditions électorales démocratiques, la communauté internationale – bien qu’elle condamne Ortega – appelle l’opposition à se présenter pour prouver la fraude. Jimmy Gómez, de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS) dénonce cette pression exercée par les instances internationales, qu’il assimile au déni d’une décennie de répression : les nombreux morts, prisonniers et torturés ne seraient pas suffisants pour prouver ce qu’est le régime Ortega [9].

Si les États-Unis et l’Union européenne condamnent les atteintes répétées à l’État de droit et aux droits de l’homme commises par le régime orteguiste, jusqu’aujourd’hui encore et en dépit des effets d’annonces, les mesures se sont bornées à des sanctions individuelles contre des personnalités politiques ou ont visé des organismes financiers privés liés à l’aide vénézuélienne. Un régime de sanction sans commune mesure à celui qui touche Cuba ou le Venezuela. Les économies jouant le jeu du néolibéralisme bénéficieraient-elles d’un menu allégé ? Le Nicaragua d’Ortega continue ainsi de bénéficier des fonds du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, de la Banque d’intégration économique centraméricaine ou encore du Fonds vert pour le climat de l’ONU. En 2020, la moitié du budget national était alimentée par ces aides internationales. Les élections du 7 novembre pourraient donc représenter un tournant si elles actent de la fin de l’aide au Nicaragua.

Après la farce électorale ? Les risques d’un isolement international

S’il est encore besoin de le dire, les élections ne laissent aucun doute sur l’issu du vote : Daniel Ortega sera reconduit à la tête de l’État. Au vu du climat violent et autoritaire qui s’est profondément installé, novembre 2021 a peu de chance de voir renaître une révolte populaire. Mais à moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays.

En réponse aux prochaines élections, le Congrès américain s’apprête à adopter la loi « Renforcer l’Adhésion du Nicaragua aux Conditions de la Réforme Électorale » (RENACER). Cette loi exige le renforcement des sanctions à l’encontre des acteurs clés du régime Ortega et prévoit leur coordination avec l’Union européenne et le Canada. Est également demandée l’ouverture d’une enquête pour déterminer si le Nicaragua doit être autorisé à continuer à participer à l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale (CAFTA) [10]. Depuis l’emprisonnement des adversaires à la présidentielle il y a quelques mois, la liste noire des personnalités nicaraguayennes touchées par les sanctions américaines s’est allongée plusieurs fois.

Ces mesures viennent prolonger les sanctions prises, depuis 2018 par les États-Unis et fin 2019 pour l’Union européenne, contre les hauts dignitaires du clan Ortega-Murillo : gels des avoirs financiers, interdiction de transaction, refus de visa. Le NICA Act (« Loi sur la conditionnalité des investissements au Nicaragua ») ratifié fin 2018 et qui conditionne l’aval des États-Unis à l’aide internationale au respect de la démocratie au Nicaragua pourrait enfin être mis en application.

Lundi 1er novembre, Facebook a annoncé avoir éliminé une « usine à trolls » nicaraguayenne, un ensemble d’environ 1500 comptes, groupes et pages Facebook ou Instagram destinées à manipuler le débat public en faveur du gouvernement. Créées depuis les révoltes d’avril 2018, l’opération organisée par différentes institutions publiques consistait à partager des messages progouvernementaux et à discréditer les opposants. Sans que l’offensive de Facebook ne porte un coup significatif au régime, l’affaire n’est pas innocente : l’étau se resserre pour le Nicaragua.

« À moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays. »

Malgré la croissance économique de la décennie précédente, le Nicaragua est, après Haïti, le pays le plus pauvre du continent. La pandémie du Covid-19 – d’abord qualifiée par le pouvoir de sanction divine contre les pays riches – n’a rien arrangé. Dans ce contexte, la suspension de l’aide et des traités commerciaux semblent une solution peu souhaitable. Tout d’abord, comment demander des sanctions commerciales contre le Nicaragua sans en réclamer contre le Honduras ou le Guatemala – violant également les droits humains –, sinon en tombant dans le deux poids deux mesures ? Ensuite, de telles sanctions ont toujours un impact grave sur les populations civiles.

En 2020, 75 % de la population nicaraguayenne vivait dans une situation de pauvreté ou d‘extrême pauvreté [11]. Dans ce petit pays de 6 millions d’habitants, la crise politique de 2018 avait déjà poussé 100 000 personnes à chercher refuge au Costa Rica. Le système migratoire du Costa Rica étant submergé depuis lors (avec 89 000 demandes d’asiles non résolues), les Nicaraguayens se tournent de plus en plus vers d’autres destinations, au premier rang desquelles les États-Unis. En janvier 2021, 575 nicaraguayens étaient appréhendés à la frontière sud des États-Unis, en juillet le chiffre passe à 13 391. En octobre 2021, le bilan provisoire de l’année en cours s’élevait à 43 327 appréhensions [12].

Plongé dans une crise socio-politique profonde, l’avenir du Nicaragua semble incertain. Passage à une dictature assumée, sanctions commerciales et exacerbation des antagonismes ou assouplissement d’Ortega vers des négociations ? Les élections du 7 novembre marqueront peut-être un tournant, sinon dans le durcissement de l’autocratie, du moins dans la visibilité et les conséquences de la crise nicaraguayenne à l’international.

Notes :

[1] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[2] Éric Toussaint, « Nicaragua : De 2007 à 2018, Daniel Ortega a bénéficié de l’appui du FMI et a poursuivi une politique en faveur du grand capital national et international », CADTM, 19 octobre 2018.

[3] Monica Baltodano, « Qu’est-ce que ce régime ? Quelles ont été les mutations du FSLN pour arriver à ce qu’il est aujourd’hui ? », Inprecor n° 651/652, mai-juin 2018.

[4] Bernard Duterme, « Nicaragua, Amaya est libre », CETRI, 11 juin 2019.

[5] Éric Toussaint, « Nicaragua : L’évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007 », CADTM, 25 juille2018.

[6] Olivia Della Costa Stuenkel et Andreas E. Feldman, « The Unchecked Demise of Nicaraguan Democracy », Carnegie Endowment for International Peace, 16 novembre 2017.

[7] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[8] « 16-20 mars 2019 – Nicaragua. Suspension des négociations entre l’opposition et le pouvoir », Encyclopædia Universalis.

[9] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[10] « Chairman Menendez lauds Senate approval of updated RENACER Act to secure passage in House of representatives », United State Committee on Foreign Relations, 2 novembre 2021.

[11] Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), Banque de données des enquêtes sur les ménages.

[12] « Nicaragua: Dealing with the Dangers of a One-Sided Poll », International Crisis Group, 7 octobre 2021.

En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pend%C3%B3n_en_homenaje_a_los_l%C3%ADderes_sociales_asesinados_en_Colombia.jpg
Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Les causes structurelles des soulèvements en Colombie

Loma de la Cruz (Cali), 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Depuis plusieurs mois, la Colombie est secouée par des manifestations qui ont conduit le gouvernement à faire preuve d’une féroce répression. Des dizaines de Colombiens ont ainsi péri des mains de la police, mais le gouvernement a momentanément repoussé les réformes qui ont mené à cette explosion sociale. Il est cependant peu probable que cette manœuvre conduise à une accalmie durable, tant les causes structurelles des protestations sociales demeurent. Tête de pont des réformes libérales du sous-continent, la Colombie, un des pays les plus inégalitaires au monde, semble mûre pour de nouveaux conflits sociaux.

La huitième réforme fiscale du gouvernement d’Ivan Duque laissera sans doute une marque dans l’histoire de la Colombie. La mesure la plus controversée de ce qui avait été présenté comme le projet de « loi de solidarité durable » était l’assujettissement à l’impôt sur le revenu des personnes physiques gagnant plus de 2,4 millions de pesos par mois [1], soit 663 dollars. Cela revenait à rendre imposables les revenus du travail de la classe moyenne inférieure. L’autre mesure très contestée était le passage à 19% du taux de l’impôt sur la consommation (IVA) [2] sur plusieurs produits, notamment certains aliments, les services publics comme l’eau, l’électricité, le gaz et l’internet (pour les estratos 4, 5 et 6 – l’estrato 3 aussi concernant l’internet) [3], mais aussi l’essence, les services funéraires, les services postaux et certains objets électroniques comme les ordinateurs et les téléphones portables.

En voulant rafraîchir un budget étatique mis à mal par la crise sanitaire, le gouvernement du septième pays le plus inégalitaire au monde[4] s’est heurté à un mur en invitant sa classe moyenne à peine émergente à contribuer au pot commun.

Il a suffi de quatre jours de manifestations dans tout le pays pour que le Président soit contraint d’annoncer le retrait de sa réforme de 330 pages dans l’attente d’une nouvelle réécriture. Les filets du système bicaméral colombien n’ont même pas eu à intervenir. Quelques semaines plus tard, face au solide maintien des mobilisations, c’est au tour de la réforme de la santé d’être rangée dans un tiroir par un gouvernement aux abois.

Bulevar del Rio (Cali), 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Il est intéressant de revenir sur cette mobilisation d’une profonde intensité ayant débuté le 28 avril dernier, notamment dans la plus grande ville du sud-ouest colombien parfois qualifiée de bastion de la gauche [5], Cali.

Cali, la « ville de la résistance »

Alors que la Colombie est le premier pays au monde en nombre de déplacés internes [6], Cali est la capitale du Valle del Cauca, le département colombien le plus concerné par ce phénomène [7] (en raison de sa proximité géographique avec les zones les plus affectées par le conflit armé [8]). Elle jouit de fait d’une sociologie singulière : cosmopolite, métissée, jeune, appauvrie et ayant une certaine expérience de la mobilisation sociale.

Surnommée la « ville de la résistance » depuis le début des évènements, Cali ne cesse de faire la une de la presse colombienne. Pas une journée ne passe sans que des manifestations, des blocages, des attaques de banques et de locaux commerciaux ou des affrontements meurtriers n’aient lieu et ne soient rapportés par les médias classiques ou les réseaux sociaux.

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si la majorité des évènements violents se concentrent dans certaines parties de la ville comme Siloé, la Luna [9] ou Puerto Resistencia [10] et en particulier la nuit, la ville tout entière vit au rythme d’un environnement visuel et sonore assiégeant : biens endommagés, incendies, sons d’hélicoptères, sirènes de police, bruits de tirs, etc. La ville toute entière subit également des pénuries d’aliments et une flambée des prix (en raison des barrages), ce qui nuit considérablement aux petits commerçants, aux restaurateurs modestes mais aussi à une partie des consommateurs.

Alors que les unités de soins intensives dépassent les 90% de taux d’occupation, la troisième vague épidémique de Covid-19 apparaît à présent comme un épiphénomène tant la politisation est intense. Elle dépasse largement les manifestants : les enquêtes d’opinion indiquent que la grande majorité de la population les soutient [11]. Sur les écrans, les images circulent et parlent plus fort que la parole publique. La nette détérioration de la vie quotidienne semble momentanément tolérée.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si une telle vigueur protestataire peut surprendre par son caractère exceptionnel, elle s’explique aussi sans mal. Le niveau de pauvreté et d’inégalités dans le pays atteint des sommets et la situation sociale s’est évidemment aggravée avec la pandémie (le taux de pauvreté est passé de 35,7 % en 2019 à 46,1 % en 2020 selon le DANE [12]).

Loma de la Cruz, 30 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Avant la pandémie, déjà, un large mouvement qui n’attendait que de ressurgir avait mobilisé l’ensemble des secteurs sociaux face à la politique du gouvernement (contre la privatisation des caisses de retraite, la réforme du droit du travail, le sabotage des accords de paix, etc.) [13], notamment à Bogotá où l’explosion sociale dans divers quartiers populaires avait causé le décès d’un étudiant en droit.

Des manifestations majoritairement pacifiques

L’ambiance des manifestations à Cali est principalement joyeuse et festive, tout comme à Bogotá où, au huitième jour de la mobilisation, on chantait sur la place Bolivar « Duque Ciao » sur le rythme de la chanson révolutionnaire italienne Bella Ciao. À l’initiative du Comité national de grève (rassemblant les principales centrales syndicales), les étudiants, les syndicalistes, les camionneurs, les conducteurs de taxi, la « minga » (nom que les indigènes donnent à leurs actions collectives) [14], les paysans et des citoyens mécontents de toutes sortes, se sont réunis pour dénoncer ensemble la politique économique et sociale d’un Président éminemment impopulaire. Ce dernier et ses soutiens sont fréquemment assimilés par la foule à des « paracos » [15] (paramilitaire) comme en témoignent les paroles chantées en boucle Uribe, paraco, el pueblo esta verraco (Uribe, paraco, le peuple est en colère) ou encore Qué lo vengan a ver, qué lo vengan a ver, eso no es un govierno, son los paracos al poder (Venez voir, venez voir, ce n’est pas un gouvernement, ce sont les paracos au pouvoir).

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Les Cacerolazos, les concerts généralisés de casseroles aux fenêtres de la ville à 20 heures, illustrent également la volonté de la majorité des citoyens d’exprimer pacifiquement leur solidarité à la cause. Afin que le paro (la grève) ne se limite pas à une simple marche, les manifestants ont adopté la stratégie des points de résistance multiples [16] (il en existe au moins 13, parmi lesquels on peut citer Puerto Resistencia, Apocalipso, Puente de las Mil Luchas ou encore Paso del Comercio). Ces derniers s’accompagnent de nombreux barrages sur les routes, tant à l’intérieur de la ville qu’à ses sorties. L’épicentre culturel et artistique de la mobilisation à Cali, situé dans le centre, s’appelle la Loma de la Cruz. Rebaptisée la Loma de la dignidad (la colline de la dignité), c’est un lieu symbolique où les manifestants, notamment les plus jeunes, viennent pour passer du temps ensemble, boire un verre, chanter et scander « Resistencia ».

Loma de la Cruz, fin mai © David Zana pour LVSL

En marge des manifestations pacifiques ou après celles-ci, il existe une autre réalité : celle du vandalisme et des affrontements meurtriers. Même si elle est marginale à côté de la mobilisation sociale d’une ampleur historique, elle est extrêmement présente dans les médias locaux et nationaux et dans les esprits des habitants. Les Caleños (habitants de Cali) appréhendent chaque matin la prochaine horrible noche [17] et n’ont pu rester insensibles aux attaques répétées subies par le MIO [18], leur système public de transport urbain (16 bus brûlés, 36 vandalisés, 13 stations incinérées et 48 endommagées [19]).

La violente répression de la part de la police : une réalité documentée

Fer de lance de la mobilisation, la jeunesse est déterminée à ne pas laisser passer l’opportunité présente de défendre les droits fondamentaux qu’elle n’a jamais eus. Alors que l’accès à l’enseignement supérieur en Colombie est réservé aux catégories de la population les plus aisées en raison d’un système universitaire majoritairement privé et extrêmement coûteux, la plupart d’entre eux sont en effet contraints d’enchaîner les « petits boulots ». Ceux qui en viennent à cautionner les violences commises contre certains biens pendant les manifestations ne sont pas rares. Carolina est serveuse dans un bar à bières et n’a pas manqué une seule journée de manifestation depuis le début des évènements. Elle proteste toujours pacifiquement, en gardant scrupuleusement son masque. Elle nous a cependant confié : « Certains ont détruit des banques et des supermarchés, je ne l’aurais pas fait. Mais franchement, je ne vais pas non plus pleurer pour eux avec tout l’argent qu’ils ont ».

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si Cali est rapidement apparu comme l’épicentre de la mobilisation, c’est aussi la ville où la répression s’est abattue le plus violemment. Les violences sur les personnes ont choqué une population urbaine qui n’y avait plus été confrontée depuis longtemps. La police colombienne a davantage été formée pour chasser l’ennemi interne communiste (en vertu de la doctrine de sécurité nationale [20]) que pour gérer démocratiquement une protestation sociale. Dès le début des protestations, les autorités ont renforcé la sécurité en envoyant plus de 1 000 hommes supplémentaires, près de 700 policiers et 300 militaires [21]. Alors que la situation échappait de plus en plus au maire de la ville, Jorge Iván Ospina, la police et l’Escadron mobile antiémeutes (ESMAD) ont allègrement fait usage de gaz lacrymogènes dans des situations où l’atteinte à l’ordre public n’était pas manifeste et n’ont pas hésité à tirer à balles réelles dans la foule dans certaines circonstances. De nombreuses arrestations de manifestants ont également été rapportées.

Santiago a 21 ans. Alors qu’il participait avec son épouse à une journée de commémoration pacifique des personnes décédées et disparues depuis le début des mobilisations, il a été arrêté puis détenu par la police. Il témoigne :

« De nombreuses voitures et motos de police sont arrivées et ont commencé à tirer dans le tas. Avec mon épouse et des amis nous avons été arrêtés puis transportés dans un fourgon. Ils ont pris les téléphones de mes amis qu’ils n’ont jamais rendu. Dans le fourgon, ils ont commencé à me frapper aux côtes et à la tête, sous les yeux de mon épouse. Ils ont fermé la porte à plusieurs reprises sur ma main qui a été fracturée. Pendant le trajet, ils touchaient les seins et les fesses de mon épouse de façon ostentatoire et ils lui ont dit que si elle continuait à pleurer, ils allaient me frapper plus fort. Au poste de police, ils ont continué à me frapper, à plusieurs. Ils m’ont gardé pendant 48 heures et m’ont obligé à signer un papier disant que l’arrestation avait été légale et sans violence. Ma copine n’a été gardée que quelques heures mais ils lui ont fait croire pendant le temps de ma détention qu’ils m’avaient fait disparaitre ».

L’expérience vécue par Santiago et son épouse n’est malheureusement pas un cas isolé. Plusieurs organisations de protection des droits humains ont rapporté de façon précise et documentée de nombreux cas de détentions arbitraires et de violences de la part des autorités publiques, qu’il s’agisse de séquestrations, d’agressions sexuelles au sein de commissariats, de tortures ou d’homicides [22]. Selon Santiago, les autorités publiques mènent volontairement une politique de la mano dura (main ferme) pour faire peur et dissuader de retourner dans les manifestations.

Les abus policiers dans l’usage de la force ne constituent cependant pas la seule forme de violence. Dans un pays profondément marqué par la délinquance de droit commun et la délinquance organisée, une fois la brèche allumée, la violence prend vite une forme généralisée [23]. Le professeur Jorge Hernandez Lara de l’Université El Valle distingue la violence policière, la violence collective (celle des manifestants), la violence opportuniste (celle des délinquants), la violence vindicative (celle des habitants des quartiers aisés, lésés par les blocages) et la violence militaire qui forment ensemble un « cercle de la violence » [24]. Dans les discours des uns et des autres, la désignation du bouc émissaire domine, les responsables sont tantôt les policiers, tantôt la guérilla, tantôt les Vénézuéliens, tantôt des délinquants profitant de la situation. Le chaos ne se manifeste pas seulement dans les événements mais aussi dans les discours, tellement éloignés les uns des autres.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Une mobilisation qui perdure, un chaos qui s’installe

« El paro no para » (la grève n’est pas finie) peut-on lire sur de nombreuses pancartes de manifestants et de personnes organisant les barrages.

Force est néanmoins de constater que la situation générale a considérablement évolué depuis la ferveur stimulante des premiers jours de la mobilisation. Felipe, chauffeur de taxi à Cali, en est témoin : « La protestation sociale saine des premiers jours a laissé la place à la violence et au vandalisme. Il y a de nombreux barrages et dans certaines zones comme c’est le cas du District d’Aguablanca, il faut payer quelque chose pour passer. Trois collègues ont été assassinés à Cali car ils ont refusé de payer ce qu’on leur demandait ».

Cali est en effet une ville qui concentre, même en temps normal, une très forte pauvreté, des indices d’homicides résolument élevés et une pluralité de groupes armés illégaux. Selon un classement effectué par l’ONG mexicaine Seguridad, Justicia y Paz pour l’année 2019, Cali occupait par exemple la position de la 26ème ville la plus dangereuse au monde [25]. Felipe n’avait néanmoins jamais vu sa ville confrontée à de pareilles circonstances : « J’ai vu des gens disparaître, des gens par terre, des personnes blessées, des personnes violentées par la police, etc. ».

Dans le même temps, les citoyens sont souvent contraints de patienter pour la moindre démarche. La plupart des guichets de banque ayant été vandalisés, quelques guichets concentrent toutes les files d’attente. Les chauffeurs de taxi doivent patienter au moins cinq heures avant d’avoir de l’essence. Le temps passé dans la voiture a également été dupliqué en raison des embouteillages provoqués par les nombreux barrages dans la ville et la suspension fréquente des services du MIO.

Des divisions au sein de la population semblent se faire de plus en plus ressentir. Certains commerçants lésés par les vols à répétition tentent de faire concurrence au célèbre SOS Nos están matando (ils nous assassinent) avec l’hashtag Nos están robando (ils nous dévalisent). Les nombreux barrages dans la ville commencent aussi à rendre impopulaire la mobilisation auprès d’une partie des habitants – pour le plus grand bonheur des médias oligarchiques. On peut lire ainsi en première page du journal El Pais : « Les blocages affectent plus l’économie que la pandémie ». La politique économique du gouvernement semble ne plus être le sujet premier et les violences policières sont moins dans les esprits : il y a les pro et les anti-blocages.

La calle 5 con la carrera 13 (Cali), fin mai © David Zana pour LVSL

Nous arrivons vers la fin du mois de mai et cela fait près d’un mois maintenant que dure la mobilisation. Les choses s’étaient en apparence calmées. Les vidéos montrant des vols, des agressions, des coups de feu, des affrontements circulaient moins, les taxis ne faisaient plus cinq heures de queue pour avoir de l’essence, les poubelles avaient cessé de pourrir au soleil, les carottes réapparaissaient dans les magasins, les sirènes de police se faisaient plus rares, on entendait moins les hélicoptères, l’ambiance générale était plus détendue. La majorité des tensions semblaient s’être déplacées vers d’autres municipalités proches, notamment Jamundi, Yumbo, Buenaventura et Popayán.

La dure répression policière et la suppression rapide des vidéos qui les exposent sur les réseaux sociaux ont en réalité grandement contribué à calmer artificiellement l’atmosphère. Les témoignages de censure abondent de la part des usagers des plateformes [26]. On a vu circuler le hashtag « En Colombia nos están censurando» (En Colombie ils nous censurent). Si la société Facebook nie toute politique volontaire de censure, elle reconnaît que son algorithme est programmé pour effacer les contenus violents [27]. Depuis son épisode avec les forces de l’ordre, Santiago publie fréquemment des vidéos de violences policières sur Facebook et en a fait l’expérience : « Les vidéos restent quelques jours seulement sur la plateforme et les plus virales d’entre elles ne dépassent pas 24 heures ».

La journée et la nuit du 28 mai, un mois jour pour jour après la première manifestation, ont confirmé que la situation était toujours la même, sinon pire. En marge des mobilisations festives et pacifiques toujours vigoureuses et hétéroclites, 13 décès ont été enregistrés ce jour-là dans la seule ville de Cali, conduisant le Président à augmenter les effectifs de l’armée.

Le climat social actuel : une conséquence des politiques menées depuis les années 1990

Si le climat social actuel est attisé par l’image et la politique d’un président extrêmement impopulaire, il est surtout le produit des politiques économiques et sociales menées en Colombie depuis le début des années 1990.

Malgré l’instauration en 1991 d’une constitution nationale progressive consacrant de nombreux droits sociaux fondamentaux et affirmant le caractère pluriculturel et pluriethnique de la société, les textes législatifs et réglementaires des années 1990 ont été dans le sens d’une flexibilisation et d’une libéralisation à tout va de l’économie. Qu’il s’agisse de la loi 50 de 1990 qui flexibilise le marché du travail, de la loi 100 de 1993 qui privatise le secteur de la santé, de la privatisation de plusieurs entreprises colombiennes entre 1991 et 1997 ou encore d’une politique ne visant qu’à faciliter les investissements étrangers, la Colombie s’est engagée depuis les années 1990 sur un modèle économique profondément libéral, produisant toujours plus de laissés-pour-compte.

La mesure fiscale récemment entreprise par le gouvernement ne s’inscrit pas seulement dans le cadre d’un agenda de rigueur budgétaire visant à récupérer entre 2022 et 2031 les 6,3 milliards de dollars perdus pendant la crise sanitaire. Elle constitue à elle seule une réforme structurelle de l’impôt sur le revenu, visant à en faire un impôt ciblant davantage les personnes physiques et moins les personnes morales (seulement 4% des citoyens paient l’impôt sur le revenu) [28]. La Colombie, qui a un secteur informel représentant la moitié de son économie, cherche en effet à élargir son assiette fiscale étroite ainsi qu’à s’aligner sur le taux moyen de l’impôt sur les sociétés des pays de l’OCDE qui est de 22% alors que le sien est de 32%. En optant pour l’imposition de la classe moyenne inférieure et des plus modestes au lieu d’imposer davantage les personnes les plus riches (comme l’a même suggéré Gustavo Cote, l’ancien directeur de la Direction nationale des impôts et des douanes – DIAN), la réforme avortée s’inscrit sans difficulté dans la droite ligne des politiques menées dans le pays depuis trois décennies.

Sur le plan de la communication, le Président n’a pas hésité à justifier la nécessité de sa réforme par le financement des programmes sociaux : « La réforme n’est pas un caprice. C’est une nécessité. La retirer ou pas n’est pas l’objet du débat. La vraie condition est de pouvoir garantir la continuité des programmes sociaux » [29]. La rhétorique présidentielle, sur le ton du célèbre slogan There is no alternative, n’a cependant pas eu d’effet sur une jeunesse colombienne en pleine ébullition, ne voyant également de son côté aucune alternative à la mobilisation.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

À l’instar de l’expression de « terrorisme urbain » employée par le procureur général de la Nation Francisco Barbosa [30] ou de celle de « révolution moléculaire dissipée » utilisée par l’ex-Président Alvaro Uribe [31], la stratégie non nouvelle des autorités colombiennes consistant à diaboliser et délégitimer la protestation sociale et semer des divisions dans le pays portera-t-elle ses fruits une fois de plus ? Le retrait de la réforme fiscale puis de celle de la santé constituent quoi qu’il en soit une victoire pour les manifestants. Il leur reste encore, après avoir évité un recul de leurs droits, à obtenir des avancées politiques concrètes.

Alors que tous les yeux sont rivés vers les élections présidentielles de 2022, la Colombie vit en ce moment une rencontre que l’on pouvait présager, entre des dynamiques nouvelles qu’inspire une jeunesse urbaine et connectée et des dynamiques anciennes certes métamorphosées mais toujours en place. L’impression de chaos généralisé qui en ressort est inquiétante mais constitue aussi, un prélude pensable pour un véritable processus de paix, celui du bas vers le haut.

Notes :

[1] En Colombie, le salaire minimum est de 908.526 pesos (240 dollars) et le salaire moyen de 1,3 millions de pesos (310 dollars). Selon les chiffres du Département national des statistiques (DANE) pour les dix premiers mois de l’année 2020, moins de 40% des travailleurs touchent plus que le salaire minimum. URL: https://forbes.co/2020/12/07/economia-y-finanzas/en-colombia-el-638-de-las-personas-no-ganan-mas-de-un-minimo/

[2] Impuesto al valor agregado (la taxe sur la valeur ajoutée – TVA)

[3] En Colombie, la loi découpe la population en six strates socio-économiques en fonction du lieu d’habitation. L’estrato 1 est le plus bas et l’estrato 6 le plus haut. L’estrato détermine, entre autres, le niveau d’impôts que doit payer un citoyen.

[4] La Banque mondiale classe la Colombie comme le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine et le septième le plus inégalitaire au monde : https://www.larepublica.co/economia/segun-el-banco-mundial-colombia-es-el-segundo-pais-mas-desigual-de-america-latina-2570469

[5] «Cali, bastión de la izquierda», Caliscribe.com, 12 octobre 2019. URL: https://caliescribe.com/es/12102019-2100/cali-ciudad-y-ciudadanos/17811-cali-ciudad-y-ciudadanos/cali-bastion-de-la-izquierda

[6] «Colombia primera en desplazamiento interno por cuarta vez», El tiempo, 20 juin 2019. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/conflicto-y-narcotrafico/colombia-es-el-pais-con-mas-desplazados-internos-informe-acnur-378716

[7] «Más de 27.000 desplazados en Colombia en el primer trimestre», dw, 27 avril 2021. URL: https://www.dw.com/es/m%C3%A1s-de-27000-desplazados-en-colombia-en-el-primer-trimestre/a-57346131

[8] La ville de Cali est proche des départements du Chocó, du Cauca et de Nariño et se trouve à trois heures de route de la côte Pacifique, notamment de la ville portuaire de Buenaventura qui est particulièrement abandonnée par l’Etat.

[9] Le quartier de la Luna aurait abrité la nuit la plus violente avec l’incendie de l’hôtel la Luna qui hébergeait des membres de l’ESMAD (l’Escadron mobile antiémeutes).

[10] Avant 2019, Puerto Resistencia s’appelait Puerto Rellena. Le changement de nom s’est opéré suite aux mobilisations de novembre 2019. «Puerto Resistencia en Cali: el microcosmos del paro de 2021», La silla vacia, 2 mai 2021. URL: https://lasillavacia.com/puerto-resistencia-cali-microcosmos-del-paro-2021-81316

[11] Avant même le premier jour des mobilisations, on pouvait lire dans la revue Forbes que 57,5% des Colombiens ne pensaient pas sortir manifester mais qu’en revanche, ils étaient 73% à soutenir le Paro nacional. URL: https://forbes.co/2021/04/27/actualidad/el-73-de-los-colombianos-esta-de-acuerdo-con-el-paro-encuesta/

[12] Le département administratif national des statistiques. URL: https://www.dane.gov.co/index.php/estadisticas-por-tema/pobreza-y-condiciones-de-vida/pobreza-monetaria

[13] LEMOINE, Maurice. « Guerre totale contre le mouvement social », Mouvement des luttes, 22 mai 2021.

[14] La minga est à l’origine un concept quechua signifiant « travail collectif en vue d’un objectif commun ».

[15] Terme populaire pour désigner les membres des organisations paramilitaires en Colombie.

[16] «Las causas de la crisis en Cali», Universidad del Valle, 14 mai 2021. URL : https://www.univalle.edu.co/lo-que-pasa-en-la-u/las-causas-de-la-crisis-en-cali

[17] Ainsi ont été qualifiées les nuits les plus meurtrières depuis le début des évènements.

[18] Masivo Integrado de Occidente (MIO).

[19] «Cinco estaciones y un terminal de MIO vandalizadas, en jornada de protestas de este 28 de mayo», Aquí Today, 29 mai 2021. URL:  https://aqui.today/cinco-estaciones-y-una-terminal-del-mio-vandalizadas-este-viernes/?fbclid=IwAR3uF8rdbBmU3enNo3sveJEjn3aihpqwdsjyDsaVEoHGK5r5VNILKstCpXI

[20] Ce concept renvoie à la lutte menée par les Etats-Unis contre le communisme dans les pays sud-américains.

[21] https://www.semana.com/nacion/articulo/en-video-asi-se-vive-la-tercera-noche-de-disturbios-en-cali/202121/

[22] On peut citer par exemple le communiqué conjoint des ONG Temblores et Indepaz en date du 9 mai 2021 : http://www.indepaz.org.co/cifras-de-violencia-policial-en-el-paro-nacional/

[23] La terminologie « généralisée » mérite d’être mise en lien avec l’expression de « violence généralisée » utilisée par le sociologue Daniel Pécaut pour décrire la violence en Colombie. URL : https://www.philomag.com/articles/daniel-pecaut-lordre-et-la-violence-sont-toujours-allees-de-pair-en-colombie

[24] LARA, Jorge Hernandez. «Nuevas formas de protestas en Cali, la ciudad de la resistencia », Universidad Nacional de Colombia, 16 mai 2021. URL: ieu.unal.edu.co/medios/noticias-del-ieu/item/nuevas-formas-de-protesta-en-cali-la-capital-de-la-resistencia

[25] «Metodología del ranking (2019) de las 50 ciudades más violentas del mundo», Site de l’ONG Seguridad, Justicia y Paz, 1er juin 2020. URL: http://www.seguridadjusticiaypaz.org.mx/sala-de-prensa/1589-metodologia-del-ranking-2019-de-las-50-ciudades-mas-violentas-del-mundo

[26] «Colombianos denuncian qué el gobierno censura publicaciones en redes sociales», La Nacion, 6 mai 2021. URL: https://www.lanacion.com.ar/el-mundo/colombianos-denuncian-que-el-gobierno-censura-publicaciones-en-redes-sociales-nid06052021/

[27] «Qué paso con las publicaciones en Instagram durante el paro nacional?», El Espectador, 6 mai 2021. URL: https://www.elespectador.com/tecnologia/que-paso-con-las-publicaciones-en-instagram-durante-el-paro-nacional/

[38] «Conozca si tiene que declarar el impuesto de renta desde el próximo año, según sus ingresos mensuales», LR Republica, 16 avril 2021. (larepublica.co)

[29] «Reforma tributaria en Colombia: Iván Duque pide al Congreso retirar el polémico proyecto qué desato fuertes protestas», bbc news, 2 mai 2021. URL: https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-56966451

[30] «14 capturados por “actos de terrorismo urbano” en marchas», El Tiempo, 28 avril 2021. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/delitos/fiscal-barbosa-anuncia-capturas-por-actos-de-terrorismo-urbano-584584

[31] «La revolución molecular disipada: la última estratégica de Álvaro Uribe», El País, 6 mai 2021. URL: https://elpais.com/internacional/2021-05-07/la-revolucion-molecular-disipada-la-ultima-estrategia-de-alvaro-uribe.html

Réintégration des tribunaux d’arbitrage : la nouvelle victoire des multinationales en Équateur

L’un des principaux tribunaux d’arbitrage, le CIRDI, appartient au groupe de la Banque mondiale.

Les multinationales confrontées à des gouvernements soucieux de leur imposer des régulations sociales ou environnementales disposent de leviers juridiques décisifs pour les faire plier : les mécanismes d’arbitrage. Ceux-ci leur permettent d’attaquer un État en justice auprès d’un tribunal international, dont l’un des plus importants, le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), appartient au groupe de la Banque mondiale. L’Équateur a longtemps été à la pointe de la lutte contre ces mécanismes sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017). Aujourd’hui, ce pays réintègre les tribunaux d’arbitrage et accepte de payer des sommes astronomiques aux entreprises qui l’ont attaqué en justice. La dernière en date : Perenco, multinationale française possédant des filiales aux Bahamas, qui a infligé a l’Équateur une amende de 412 millions de dollars. Par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatoriennes et Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne de 2021.

Depuis son investiture il y a deux mois, le président Guillermo Lasso multiplie les démarches visant à réintégrer les mécanismes d’arbitrage que l’Équateur dénonçait auparavant [NDLR : Investor-State Dispute Settlement Mechanisms en anglais, connus sous le sigle ISDS]. Le 21 juin, l’ambassadeur d’Équateur à Washington a acté le retour du pays dans le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, tribunal de la Banque mondiale), que le pays avait récusé en 2009. Incroyable mais sans doute peu surprenant : la Cour constitutionnelle équatorienne a affirmé que cette décision ne requerrait aucune ratification législative. À présent, le gouvernement fait pression pour une réinterprétation de la Constitution qui autoriserait le retour de l’Équateur dans les Traités bilatéraux d’investissements (TBI).

NDLR : Pour une analyse de la fonction géopolitique des TBI, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Les traités bilatéraux d’investissement, entraves à la souveraineté des États – le cas équatorien »

Quand l’Équateur rejetait les TBI et dénonçait les mécanismes d’arbitrage

Le retrait de l’Équateur du CIRDI était partie intégrante d’un processus plus vaste qui a abouti à la dénonciation de l’ensemble des TBI. L’article 422 de la Constitution équatorienne adoptée par référendum en 2008 dispose : « L’État équatorien n’intégrera pas des traités ou des organisations internationales qui ont pour effet de déposséder l’État équatorien de sa juridiction souveraine au profit d’entités d’arbitrage internationales dans des disputes contractuelles ou commerciales entre l’État et des personnes physiques ou des entités juridiques. »

Le consensus autour des mécanismes d’arbitrage semblait ébranlé. Avec l’aval du parlement et la décision antérieure de la Cour constitutionnelle, l’Équateur a finalement récusé les 16 TBI auxquels il était encore lié en mai 2017

En conséquence, le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017) s’est retiré d’un premier groupe de TBI en 2008. Quelques mois plus tard, il quittait le CIRDI. En 2013, le gouvernement équatorien faisait appel à un groupe d’experts afin de soumettre arbitrages et TBI à un audit, incluant l’analyse de la légalité de leur ratification et leurs répercussions sur le pays. La commission d’audit, constituée d’universitaires, d’avocats, de responsables gouvernementaux et de représentants de la société civile, a conclu que bien des TBI n’avaient pas été ratifiés de manière adéquate. Ils ont également découvert que ces traités avaient échoué à attirer davantage d’investissements internationaux en Équateur.

Le rapport de la commission identifiait également les problèmes habituels que soulevaient les mécanismes d’arbitrage : des avocats aux liens étroits avec les firmes, recrutés au cas par cas et payés de manière informelle pour faire office d’arbitres de ces mécanismes ; la défaite fréquente des pays du Sud lors des arbitrages contre les entreprises transnationales. Le rapport confirmait que les investissements étrangers affluaient vers les pays dotés d’une croissance économique soutenue, d’institutions solides et d’un système politique et social stable. Il mettait à mal, une fois encore, le mythe en vertu duquel dérégulation forcenée et cessions de souveraineté conduisent magiquement sur la voie des investissements. Il démontrait enfin que les TBI constituaient une garantie d’impunité pour les entreprises transnationales coupables de dommages environnementaux ou d’évasion fiscale.

L’Équateur capitalisait alors sur un consensus global croissant quant aux effets négatifs des mécanismes d’arbitrage – que bien des pays avaient accepté de la fin des années 1980 au début de la décennie 2000, au zénith de la dérégulation et du nivellement par le bas visant à attirer les investissements.

NDLR : Pour une mise en perspective des mécanismes d’arbitrage et des frictions qu’ils génèrent avec les États, lire sur LVLS l’article de Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de l’ouvrage Despotisme sans frontières : « Les ravages du nouveau libre-échange »

Plusieurs pays émergents, non des moindres, avaient pavé la voie à l’Équateur : l’Afrique du Sud avait mis fin à ses engagements auprès des TBI en 2012, l’Indonésie en 2014 et l’Inde en 2017. Parmi les pays d’Amérique latine, le Brésil n’avait jamais ratifié aucun traité incluant des mécanismes d’arbitrage, et la Bolivie avait quitté ses TBI en 2008.

L’Union européenne elle-même formulait des doutes, plusieurs de ses États-membres ayant été sanctionnés par des cours d’arbitrages pour avoir respecté la loi du continent. C’est ainsi que Jean-Claude Juncker a été jusqu’à écrire : « Je n’accepterai pas que la juridiction des cours des États-membres soit limitée par des régimes spéciaux relatifs aux conflits avec les investisseurs. »

Puis ce fut le tour de Donald Trump d’annoncer qu’il se livrerait à une révision des clauses relatives aux mécanismes d’arbitrage contenues dans l’ALENA, quand Démocrates et Républicains voulaient mettre fin à ces clauses dans le nouveau traité (USMCA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique qui allait remplacer celui-là.

Le consensus autour des mécanismes d’arbitrage semblait ébranlé. Avec l’aval du parlement et la décision antérieure de la Cour constitutionnelle, l’Équateur a finalement récusé les 16 TBI auxquels il était encore lié en mai 2017 – signés avec plusieurs poids lourds : États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Chine, Pays-Bas, etc.

Garantie d’impunité pour les multinationales : le cas Perenco

Le successeur de Rafael Correa, Lenín Moreno (2017-2021), ne partageait pas cette opposition aux mécanismes d’arbitrage. Pressé de revenir aux politiques néolibérales des années 1990, et sous l’effet du lobbying intense des entreprises transnationales, le gouvernement Moreno a demandé à la Cour constitutionnelle de réinterpréter l’article 422, arguant qu’il ne s’appliquait qu’aux différends commerciaux. Une démarche qui ne manquait pas d’audace : cet article, qui mentionne le terme générique de contrat, a indubitablement pour fonction de prohiber les mécanismes d’arbitrage.

Le CIRDI a donné raison à l’entreprise pétrolière franco-anglaise Perenco dans son procès contre l’Équateur. La multinationale s’est vue gratifiée de 412 millions de dollars, que l’État équatorien a été condamné à lui payer ; en cause : le viol par le pays d’un TBI signé avec la France

Il ne revient plus à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur cet article, mais le nouveau gouvernement de l’intégriste néolibéral Guillermo Lasso, qui souhaite accélérer le retour dans les mécanismes d’arbitrage, fait à présent pression sur elle – qui, du reste, n’oppose pas une résistance farouche. Afin de statuer sur la constitutionnalité du retour de l’Équateur dans le CIRDI, la Cour a fait appel à Teresa Nuques, que son curriculum – ancienne directrice du centre d’arbitrage de la Chambre de commerce de Guayaquil, et fervent soutien des mécanismes d’arbitrage – aurait dû disqualifier.

Deux juges ont finalement fait valoir que la Constitution requerrait l’aval législatif pour l’approbation de n’importe quel traité impliquant l’abandon de prérogatives judiciaires nationales au profit d’un organisme supranational. Mais ils sont demeurés minoritaires. Le 30 juin, la Cour tranchait : l’approbation législative de l’appartenance de l’Équateur au CIRDI n’était pas requise.

Le contexte de ce retour dans le CIRDI ne peut laisser indifférent. Tout juste trois semaines plus tôt, ce même CIRDI donnait raison à l’entreprise pétrolière franco-anglaise Perenco dans son procès contre l’Équateur. L’entreprise s’est vue gratifiée de 412 millions de dollars, que l’État équatorien a été condamné à lui payer ; en cause : le viol par le pays d’un TBI signé avec la France, dont l’une des clauses prohibait « l’expropriation indirecte » des entreprises françaises.

NDLR : Pour une synthèse sur le cas Perenco, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet et Vincent Ortiz : « Quand la loi française permet à une entreprise des Bahamas d’extorquer 400 millions de dollars à l’Équateur »

En quoi cette « expropriation indirecte » consistait-elle ? En 2006, l’Assemblée équatorienne avait voté à l’unanimité en faveur d’une loi qui imposait le partage des revenus exceptionnels des entreprises générés par l’explosion du cours des matières premières [NDLR : qui dure jusqu’en 2014 pour le pétrole].

En 2007, le gouvernement avait modifié plus avant la régulation afin de maximiser les revenus de l’État [portant finalement à 80% la taxe sur les bénéfices exceptionnels NDLR]. Alors que la plupart des entreprises présentes en Équateur acceptaient le nouveau cadre, Perenco se refusait à payer la somme requise. Et lorsque les autorités fiscales l’ont réclamée en se saisissant d’une quantité équivalente de pétrole, Perenco a quitté le pays. Si le CIRDI a reconnu que la taxe sur les bénéfices exceptionnels ne pouvait être assimilée à une « expropriation », elle a bel et bien déclaré que la poursuite des opérations de Perenco par l’État équatorien – qui faisait suite au départ de l’entreprise du pays – pouvait l’être.

Le cas Perenco est un condensé des problèmes que soulèvent les mécanismes arbitrages. La filiale équatorienne de Perenco ne siège pas en France ou en Angleterre ; elle se trouve aux Bahamas, qui étaient reconnus comme un paradis fiscal par l’Équateur comme par la France au moment des faits. Elle possède qui plus est quatre entités basées aux Bahamas dans sa chaîne de sociétés-écrans, avant que l’on puisse identifier qui que ce soit comme détenteurs de capitaux. Bien sûr, il n’existe aucun traité entre l’Équateur et les Bahamas. C’est donc à un véritable abus de traité (treaty shopping) que s’est livré Perenco, dirigé par la riche famille Perrodo (dix-neuvième fortune française). Une pratique courante chez les entreprises établies dans les paradis fiscaux, qui leur permet de bénéficier des TBI signés par d’autres pays, et d’avoir accès au meilleur des deux mondes : la protection et l’impunité.

Le président Guillermo Lasso a émis un décret promouvant la privatisation graduelle de l’industrie pétrolière, précisant que les mécanismes d’arbitrage constitueront la pierre angulaire de cette politique

La France pourrait se saisir de cette opportunité pour brider ses entreprises et leur interdire le beurre et l’argent du beurre – la protection des traités signés par la France et l’évasion fiscale. Le président Emmanuel Macron a critiqué à plusieurs reprises l’évasion fiscale. Son ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire a quant à lui déclaré : « L’évasion fiscale, ça n’est pas seulement une attaque contre le Trésor fiscal. C’est une attaque contre la démocratie ». Le cas Perenco offre l’occasion idoine pour jauger du sérieux de la France en la matière – qui pourrait défendre une interprétation strictement bilatérale des TBI.

Derrière les mécanismes d’arbitrage : retour au consensus néolibéral

Le ministre équatorien de la Communication a récemment annoncé que le gouvernement paierait l’amende à Perenco. L’Équateur pourrait bien sûr activer plusieurs leviers pour éviter le paiement – ou du moins le délayer de manière significative, dans un contexte d’une crise économique aigüe (l’Équateur possède l’un des plus hauts taux de mortalité provoqué par le Covid-19, et l’économie s’est effondrée de 9% en 2020).

Le gouvernement pourrait requérir l’annulation du jugement sur la base des activités de Peter Tomka, l’arbitre principal du cas Perenco, qui officiait simultanément comme juge à plein temps auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), qui interdit à ses juges de percevoir des revenus complémentaires dans une autre institution. Il pourrait également effectuer une requête en exequatur, un procédé par lequel les cours nationales décident si elles appliquent – ou non – les décisions d’une juridiction étrangère.

Le cas Perenco est atypique, dans la mesure où l’arbitrage a été rendu après que l’un des États a quitté le CIRDI et récusé les TBI, qui en sont pourtant le fondement. Perenco devrait donc avoir recours à une cour étrangère, puis faire reconnaître l’arbitrage par les cours équatoriennes, en vertu de la Convention de New York, un traité international qui pose les fondements des réquisits pour la validité des décisions juridiques étrangères. Mais le gouvernement de Guillermo Lasso a déjà fait comprendre en rejoignant le CIRDI que son gouvernement n’escomptait pas contester le paiement de l’amende à l’entreprise.

La Cour constitutionnelle laissera-t-elle les mains libres au gouvernement lorsqu’il cherchera à revenir dans les TBI signés avec les autres pays ? Il lui sera plus difficile d’arguer que de telles décisions peuvent faire l’impasse sur un vote parlementaire – comme ce fut le cas lorsque l’Équateur est revenu dans le giron du CIRDI. Mais les puissances économiques en faveur des mécanismes d’arbitrage sont considérables, et le lobbying visant à contourner le parlement intense. Des firmes intimement liées au pouvoir politique sont d’ores et déjà impatientes de profiter des privatisations qui découleraient de la signature de nouveaux traités d’investissements contenant des clauses d’arbitrage. Le gouvernement Lasso, de son côté, est enthousiaste à l’idée de vendre les biens étatiques à perte. Nulle coïncidence, donc, dans le fait qu’une semaine après l’aval de la Cour constitutionnelle pour le retour de l’Équateur dans le CIRDI, Lasso émette un décret promouvant la privatisation graduelle de l’industrie pétrolière, précisant que les mécanismes d’arbitrage constitueront la pierre angulaire de cette politique.

Les opposants à ces mécanismes d’arbitrage, qui infligent des saignées aux pays du Sud au bénéfice du capital, devraient considérer l’Équateur comme un cas paradigmatique de la lutte contre les privilèges des multinationales et leur mépris absolu pour la protection de l’environnement, les droits des travailleurs et des peuples.

Équateur : après quatre ans de répression judiciaire, le retour à un ordre démocratique ?

© Vanessa Jarrín

Depuis plusieurs années, Le Vent Se Lève analyse régulièrement l’évolution de la situation politique de l’Équateur. Tête de pont de la lutte contre le néolibéralisme sous le mandat de Rafael Correa, ce pays a connu un grand retour dans le giron de l’orthodoxie depuis l’élection de Lenín Moreno en 2017. Ce 11 avril se joue une élection déterminante pour son avenir, qui oppose Andrés Arauz, successeur politique de Rafael Correa, à Guillermo Lasso, banquier libéral et pro-américain. Nous publions cette tribune de David Adler, coordinateur général de l’Internationale progressiste, traduite par Amélie Bonot et Antoine Gaboriau. L’Internationale progressiste compte au nombre des observateurs internationaux présents en Équateur pour surveiller le bon déroulement du scrutin.

Le 11 avril, le peuple équatorien votera une dernière fois pour élire le prochain président du pays. Mais alors que nous approchons du second tour de l’élection présidentielle équatorienne, les attaques contre son processus électoral s’intensifient rapidement.

Au cours du dernier mois, nous avons assisté à des appels à un coup d’État militaire, qui ont été publiés dans les journaux les plus populaires d’Équateur, à des tentatives de disqualification des candidats par de fausses accusations de fraude et, de confiscation des bases de données de vote pour un « audit » illégal des résultats du premier tour.

Ces tactiques sont conçues non seulement pour défier les institutions démocratiques de l’Équateur, mais aussi pour être exportées. Alors que la démocratie en Amérique latine est à un point de basculement, les élections équatoriennes devraient envoyer un signal à travers la région : retour de la souveraineté populaire ou continuation de la guerre légale.

Ndlr : depuis trois ans, les partisans de l’ex-président Rafael Correa subissent une série d’accusations judiciaires qui les privent la plupart du temps du droit d’exercer des fonctions politiques. Ils qualifient de guerre légale (en anglais lawfare) cette judiciarisation de la politique. Vincent Arpoulet analysait ce phénomène il y a deux ans pour LVSL, dans un article intitulé « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien ».

Les élections présidentielles en Équateur arrivent dans un contexte de grave crise économique, sociale et politique. La mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19 a dévasté les communautés à travers le pays, les taux de pauvreté ayant grimpé de plus de 10 pour cent depuis le début de la pandémie et la production économique ayant chuté de plus de 10 pour cent sur la même période. Les médecins équatoriens signalent aujourd’hui un pic important de cas de Covid-19, qui vient s’ajouter à un nombre de décès parmi les plus élevés de la région.

Entre-temps, le gouvernement Moreno a été secoué par un scandale sur les vaccins. Certains de ses membres ont en effet été pris en flagrant délit de distribution prioritaire de vaccins à leurs amis – riches et puissants. Une vague de démissions du gouvernement Moreno a suivi, alimentant le mécontentement à l’égard d’un président qui figurait déjà parmi les responsables politiques les moins populaires de l’histoire de l’Équateur, avec un taux d’approbation très bas, à 7%.

Les élections du 11 avril représentent donc une occasion cruciale pour le peuple équatorien de réclamer les droits constitutionnels qui leur ont été niés par le gouvernement Moreno : droit à la santé, à un travail décent, à la souveraineté populaire… Moreno et ses alliés du Fonds monétaire international ont menacé l’ensemble des droits fondamentaux avec leur programme agressif d’austérité, de libéralisation et de privatisation. L’enjeu de cette élection pour tous les citoyens équatoriens ne pourrait revêtir une plus grande importance.

Mais une série d’acteurs politiques conspirent maintenant contre la population. Au cours des dernières semaines, nous avons une fois de plus assisté à des tentatives d’ingérence et d’atteinte à l’intégrité du processus électoral de la part d’acteurs situés à l’intérieur et à l’extérieur de l’Équateur.

En Équateur, le Bureau du Procureur et le Bureau du Contrôleur se sont unis pour attaquer le Conseil national électoral avec de fausses accusations de fraude électorale, demandant la confiscation de ses bases de données numériques et l’annulation du décompte des voix du premier tour.

En dehors de l’Équateur, le procureur général de Colombie s’est associé au bureau du procureur pour attaquer le candidat Andrés Arauz avec des mensonges absurdes concernant un prêt des guérilleros de l’Armée de Libération Nationale à sa campagne présidentielle.

C’est pour cette raison que l’Internationale Progressiste se mobilise à nouveau en Équateur. Lors du premier tour de ces élections, les délégations d’observation internationales comme la nôtre ont joué un rôle essentiel pour résister à ces pressions anti démocratiques. Aujourd’hui, une fois de plus, réunissant des parlementaires et des spécialistes des données du monde entier, notre délégation va parcourir le pays pour contribuer à garantir des élections libres, équitables et transparentes.

Notre délégation ne se fait aucune illusion sur l’ampleur de cette tâche. Nous avons été attaqués dans la presse, accusés de fraude et menacés d’expulsion du pays. Mais nous reconnaissons également les enjeux mondiaux de la lutte de l’Équateur et nous nous inspirons du courage du peuple équatorien pour défendre ses droits à la santé, à la dignité et à la souveraineté populaire.

« La patrie ou la mort » : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ?

Dans peu de continents référent national, mobilisations populaires et transformations sociales semblent fonctionner en synergie comme en Amérique latine – que l’on songe à la révolution cubaine, au mouvement péroniste argentin ou plus récemment aux gouvernements bolivariens. Le livre de Thomas Péan, Guérillas en Amérique Latine (1959-1989), revient sur la manière dont divers pays d’Amérique latine ont réagi face au développement des mouvements armés révolutionnaires. Cet essai contribue à faire connaître les différentes idées latino-américaines et les situations nationales entre 1960 et 1990. Le Vent Se Lève l’a lu, et restitue ici plusieurs des analyses effectuées par l’auteur.

Les idées et les mouvements politiques latino-américains sont souvent liés aux idéologies venues d’Europe mais celles-ci sont adaptées au contexte local. Pourtant, l’éruption de la Révolution cubaine de 1959 inaugure une nouvelle période en Amérique Latine marquée par le rôle des guérillas révolutionnaires. Un ensemble de mouvements divers éclot entre 1959 et 1989 répondant aux contextes locaux dans lesquels il se développe. Le katarisme (Bolivie), le guévarisme (Cuba), le morazanisme (Amérique Centrale) et le perezjimenisme (Venezuela) entretiennent des rapports complexes avec la Révolution et le régime castriste. Ennemis, alliés ou rivaux des guérillas révolutionnaires, ces différents mouvements locaux naissent en réponse à un défi social, culturel, économique ou politique.

En 2019, le Président Evo Morales quitte le pouvoir présidentiel suite à une crise politique nationale. Sa présidence a été marquée par le rôle joué par l’indigénisme et la célébration de l’identité indienne dans la formation de la nation bolivienne. Ce mouvement politique connait un nouveau développement dans les années 1970 avec le katarisme qui constitue un indigénisme radical bolivien. Le katarisme tire son nom de la figure révolutionnaire bolivienne du 18e siècle Túpac Katari qui défendait l’identité indienne locale. Ce mouvement politique est rendu possible par l’accès des nouvelles générations des communautés indiennes notamment Aymara aux formations universitaires et supérieures. Des années 1950 aux années 1970, plusieurs militants engagés défendent l’idée d’une lutte radicale pour la prise en compte des communautés indigènes dans la société nationale bolivienne. À l’instar des mouvements révolutionnaires qui recourent à cette époque à la lutte armée, le katarisme connait également une radicalisation interne. Néanmoins, la faction réformiste fait face à la branche nationaliste indigéniste radicale qui fonde le Mouvement Révolutionnaire Túpac Katari (MRTK).

Dans les années 1980, l’armée révolutionnaire Túpac Katari (EGTK) mène une véritable lutte armée dans le pays. Elle prend ensuite le nom de Mouvement Indigène Pachakuti (MIP). Cet indigénisme radical est évidemment le produit du contexte proprement bolivien, ce qui le distingue des autres indigénismes mexicain (EZLN), guatémaltèque, chilien ou péruvien. Le katarisme représente une parenthèse dans la nébuleuse des mouvements indigénistes boliviens et latino-américains. Dans le contexte de radicalisation révolutionnaire des années 1960 aux années 1980, il défend l’identité indienne comme telle ainsi qu’une réforme agraire et des prérogatives politiques nationales. Dans les années 1990, le katarisme comme mouvement révolutionnaire perd en intensité et évolue vers d’autres formes d’engagement, notamment vers l’altermondialisme et le populisme de gauche. Il constitue ainsi une partie de l’imaginaire idéologique de la Présidence Morales dans les années 2000-2010 ce qui se traduit par des mesures symboliques et une filiation évidente.

La Révolution cubaine de 1959 contribue à la diffusion du modèle castriste de la lutte armée dans l’ensemble de l’Amérique Latine. Néanmoins, parallèlement au castrisme (Fidel Castro), le guévarisme se construit à la même époque comme son double autour du même projet de lutte armée en Amérique Latine. Il prend forme avec l’itinéraire révolutionnaire de l’Argentin Ernesto Guevara de la Serna (1928-1967) devenu ensuite citoyen d’honneur de Cuba. Le guévarisme comme modalité d’action révolutionnaire est en effet fondamentalement liée à Che Guevara et à son action des années 1950 à sa mort en octobre 1967. Il se définit ainsi comme une lutte armée révolutionnaire en zone rurale visant à la prise du pouvoir et à l’établissement d’un régime révolutionnaire. Dans la lutte armée, le guévarisme s’accompagne du foquisme qui consiste en l’établissement de foyers révolutionnaires de la guérilla. Le foquisme est d’ailleurs un mode d’action défini par Régis Debray et Che Guevara. Le guévarisme représente donc un mouvement révolutionnaire latino-américain par essence ; même s’il naît dans le contexte cubain il tend à s’étendre dans l’ensemble de la région.

À la différence du castrisme qui privilégie une action révolutionnaire plus pragmatique, soucieuse des équilibres internationaux, le guévarisme vise à une action totale sans compromis : Hasta la victoria siempre ou Toujours jusqu’à la victoire. À l’échelle internationale, il entre en concurrence avec les autres formes d’engagement révolutionnaire que sont le communisme soviétique et le maoïsme chinois. Si le guévarisme a un réel succès au sein des différentes guérillas qui se développent entre 1959 et 1989, il est concurrencé par d’autres modèles locaux. Face aux guérillas rurales, les organisations révolutionnaires urbaines mettent en place leur propre lutte armée. Au Brésil, ces dernières sont influencées par le manuel de guérilla urbaine de Carlos Marighella. En Argentine, les guérillas locales sont en partie mues par la lutte armée péroniste qui consiste à combattre pour le retour au pouvoir de Juan Perón en exil depuis 1955. Dans les années 1960, des contacts brefs existent entre le guévarisme et le péronisme, sans toutefois conduire à une coopération véritable.

Depuis les années 1990, les pays d’Amérique Centrale ont mené les négociations pour la constitution d’une organisation régionale commerciale et politique. Cela a ainsi pris la forme du Système d’Intégration Centre-Américain (SICA) reprenant la géographie de la Fédération d’Amérique Centrale, qui a existé dans les années 1830. Celle-ci a été marquée par le rôle majeur de Francisco Morazán (1792-1842), Président de la Fédération d’Amérique Centrale et chef d’Etat à plusieurs reprises du Honduras (1827-1830), du Salvador (1839-1840) et du Costa Rica (1842). Il s’est en effet illustré comme chef d’État centre-américain mais également comme un théoricien de l’action gouvernementale. Au pouvoir, il mène en place des mesures libérales et en faveur d’un développement économique, notamment dans la région du Guatemala. Sa volonté de développement économique repose notamment sur l’incitation à l’investissement étranger sur le territoire national. En réalité, il représente la version centre-américaine du modèle politique et économique libéral du XIXe siècle. Il s’agit de développer le pays par des mesures modernistes, développementistes et libérales, tout cela dans le sens bien compris du 19e siècle.

Dans le domaine des relations avec l’Église, Francisco Morazán se caractérise par des réformes qui vont à l’encontre de la mainmise du clergé sur l’économie nationale. Il constitue ainsi un modèle politique et économique laïc opposé à une trop grande présence de l’Église dans le pays. D’autre part, Francisco Morazán représente l’idéal d’une union régionale d’Amérique Centrale comprenant le Nicaragua, le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Costa Rica. Avant que la région tombe dans les problèmes politiques et économiques dans le cadre du phénomène de la « République Bananière », le morazanisme constitue une tentative, brève mais réelle, pour le développement économique, politique voire social de la région. Après l’écueil des alternatives politiques extrêmes – dictatures, guérillas -, ce mouvement politique du XIXe siècle vise à la modernisation effective de ces pays. L’éclatement postérieur de la fédération en plusieurs entités nationales met fin aux projets morazanistes même si Francisco Morazán demeure une figure régionale symbolique importante. En effet, dans les années 1960, certaines guérillas révolutionnaires du Honduras adoptent le nom de « morazaniste » en hommage à cette figure politique antérieure.

La vie politique vénézuélienne est principalement connue aujourd’hui à travers le chavisme qui représente, d’une certaine façon, un populisme de gauche. Pourtant, d’autres mouvements politiques ont tenté de construire leur propre vision d’un développement économique national. Dans les années 1950, le général Marcos Pérez Jimenez est à la tête du pays à travers un régime dictatorial. Avant sa prise de pouvoir, il définit son mouvement politique le 13 mars 1949 à travers le Nouvel Idéal National. Il considère que le Venezuela doit poursuivre son développement économique et la constitution d’une société nationale proche des standards des pays développés. Pour cela, il établit un régime autoritaire entre 1952 et 1958 dans lequel il met en place un ensemble de mesures économiques.

Ce programme développementiste vise à doter le pays d’une véritable indépendance nationale et lui permet d’amoindrir l’influence économique des États-Unis. Cette ligne développementiste et nationaliste est un élément que l’on retrouve dans d’autres pays latino-américains. Ainsi, dans le cas du Pérou, une dictature développementiste et nationaliste est mise en place dans les années 1970. L’action économique du gouvernement de Marcos Pérez Jimenez repose sur un capitalisme d’État qui accompagne le développement économique national. Le perezjimenisme défend également une ligne bolivarienne dans ses relations avec les pays voisins. Face à la mainmise économique et politique des États-Unis, il s’agit de développer une union des pays latino-américains et d’impulser un développement régional. Le projet politique de Marcos Pérez Jimenez conduit néanmoins à l’établissement d’un régime autoritaire qui restreint l’opposition notamment socialiste et communiste. Cet autoritarisme conduit à la fin de l’expérience politique perezjimeniste en 1958 et le retour à la vie démocratique nationale lors du Pacte de Punto Fijo. L’héritage politique de Marcos Pérez Jimenez est repris par plusieurs partis politiques vénézuéliens.

Quelques décennies avant l’élection de Hugo Chávez, qui allait incarner une synthèse entre patriotisme et socialisme, à l’aura inégalée depuis la Chute du mur de Berlin, et dont l’empreinte est encore perceptible dans le champ politique latino-américain contemporain.

« L’activité des classes populaires à Cuba explique le caractère socialiste de la Révolution » – Entretien avec Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas

© Vincent Ortiz pour LVSL

Publié en août 2020, aux éditions Syllepse par Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas, Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours, retrace 150 ans de luttes et de soulèvements à Cuba. En traitant de la guerre d’indépendance débutée en 1868, de la Révolution de 1933 ou de la chute de Batista en 1959, ce livre raconte par le bas la continuité historique d’un combat des subalternes cubains pour l’émancipation. Si l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro marque un grand bond en avant pour ces velléités d’émancipation, elle témoigne aussi de ce que les auteurs analysent comme la naissance d’un « État ouvrier déformé », qui empêche la constitution d’une véritable démocratie par le bas. Ces contradictions initiales sont de fait primordiales pour comprendre les ambiguïtés actuelles de l’État cubain qui oscille entre attachement aux principes socialistes et réformes libérales. Entretien réalisé par Xavier Vest.

Le Vent Se Lève – Dans les années 1810, sur le continent sud-américain, la bourgeoisie créole à l’image de Bolivar débute un processus d’indépendance victorieux vis-à-vis de la Couronne espagnole. Pourtant Cuba ne sera indépendant qu’en 1898 après la guerre d’indépendance avec l’arrivée des États-Unis dans le conflit. Comment expliquer que l’île soit restée si longtemps dans le giron espagnol contrairement à ses voisins?

Jean Baptiste Thomas – Il y a une sorte de paradoxe un peu idéologique dans la question cubaine car dans le discours véhiculé par les institutions scolaires en France, on a l’impression que Cuba devient une question géopolitique centrale à partir de la crise des missiles. Cela occulte le fait que sans l’argent de la Nouvelle Espagne et du Nouveau Pérou et sans le sucre de la Caraïbe, l’Europe et le Système monde actuel n’auraient jamais existé tel quel. De ce point de vue, la Caraïbe est un enjeu stratégique pour les puissances européennes bien avant l’entrée des américains dans cette zone pour en faire leur arrière-cour. Pour la Couronne d’Espagne, Cuba est une base très importante pour son appui dans la tentative de décolonisation de l’Amérique du Sud dans les années 1810 ce qui explique que l’île devient une place forte royaliste et jusqu’au-boutiste. Le deuxième élément est le fait qu’avec le boom sucrier cubain lié à la révolte des esclaves à Saint-Domingue (Haïti) qui rompt avec la France, Cuba devient une île sucrière et un joyau de la Couronne pour des questions géostratégiques et économiques. À partir de ce moment, la bourgeoisie blanche de Cuba devient polarisée autour de la question noire. Elle défend alors deux options pour préserver sa rente sucrière : soit la position jusqu’au-boutiste en restant dans le giron espagnol ou la position annexionniste en rejoignant les États-Unis d’Amérique. Il y a donc une double tension anti-bolivarienne qui structure les axes idéologiques sur lesquels se construit cette bourgeoisie sucrière liée au marché international ce qui aura des conséquences importantes jusqu’en 1959.

LVSL – A partir de 1868 a lieu sur l’île un long processus de remise en question de l’autorité espagnole qui va mener à l’indépendance en deux parties avec tout d’abord la Guerre de dix ans de 1868 à 1878 puis la guerre d’indépendance de 1895 à 1898. Ce processus d’indépendance résulte-t-il d’une opposition spontanée venant d’une base populaire de travailleurs ruraux et d’esclaves ou à l’inverse d’une petite bourgeoisie intellectuelle organisée?

JB .T. – Le processus de rupture est préalable à 1868. Il est lié à l’influence qu’ont les processus d’émancipation et de rupture des colonies face aux métropoles européennes – dans le cas des 13 colonies nord-américaines, de la Révolution à Haiti ou encore des révolutions latino-américaines – sur les secteurs d’une petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie créole avancée qui est très influencée par les idées des Lumières et d’émancipation. Mais ces courants restent très minoritaires et surtout leur influence est bridée par une répression féroce qui est vraiment un axe structurant de la politique espagnole sur l’île mais aussi à Puerto Rico ou aux Philippines. 

Ainsi, à partir de 1868, l’étincelle et ensuite la nouvelle explosion de 1895 est avant tout le fait de l’est de l’île. Plus qu’une vision d’une alliance entre subalternes et bourgeoisie intellectuelle, c’est l’est de l’île, marginalisé par le centre qui devient le fer de lance de la protestation coloniale. On retrouvera par ailleurs cette configuration géographique en 1933 et dans les années 50 avec la guérilla castriste dans la Sierra Maestra. Cette opposition à l’est de l’île regroupe alors une alliance particulière de petits ou moyens planteurs comme Carlos Manuel de Céspedes, leurs esclaves libérés, des fermiers, des métayers avant d’irriguer tout l’est de l’île. Face à cela, les espagnols vont mettre en œuvre une vraie politique de terre brûlée. Ces expérimentations affreuses de guerre coloniale serviront ensuite pour les puissances européennes en Afrique et en Asie. 

LVSL – Dans ce long processus d’indépendance se révèle la figure de José Martí aujourd’hui considéré comme un véritable héros de la nation cubaine. Quelle vision politique désire-t-il imposer à Cuba dans son combat pour l’indépendance ? Est-ce une vision simplement emblématique du libéralisme politique du XIXème siècle ou alors y a-t-il déjà un discours socialiste qui inspirera la Révolution de 1959?

JB.T. – Martí est un intellectuel comme on en fait au XIXème siècle. Il est à la fois journaliste, homme de lettres, poète, chef militaire et politique. Néanmoins, je crois que ce qui le caractérise est une extrême conscience latino-américaine. Le nationalisme cubain, en tout cas celui des secteurs radicaux des indépendantistes, est un nationalisme très inclusif. Est cubain toutes celles et ceux qui luttent pour la liberté. C’est la raison pour laquelle un des chefs principaux de l’insurrection en 1895, Maximo Gomez est dominicain. C’est la raison pour laquelle des petits colons et producteurs espagnols vont rejoindre les rangs de l’insurrection. Cela Martí l’exacerbe et de plus, il est un des premiers à alerter sur le risque pour Cuba à passer sous le giron états-unien car en tant qu’intellectuel havanais, il a à l’esprit les débats qui circulent sur la fausse alternative annexionniste de passer sous protectorat américain pour résoudre le problème colonial. Enfin, il n’y a pas de vision socialiste chez Martí mais en revanche il y a une vision national-populaire. Il comprend que l’échec de 1868-1878 est lié à son impréparation et que l’insurrection est restée trop située à l’est. Ainsi, en 1895, il fait en sorte que l’insurrection soit nationale et mobilise l’ensemble des forces vives de la nation dont les subalternes du centre et de l’ouest de l’île mais également les subalternes qui ont dû s’exiler et travailler aux USA comme les travailleurs du tabac cubains en Floride qui vont financer son parti. Il y a par exemple dans ces travailleurs, Carlos Baliño qui sera ensuite un membre fondateur du Parti Communiste Cubain dans les années 20, qui aura un rôle dans l’insurrection en 1933. Il est donc un passeur entre la génération martíenne du Parti Révolutionnaire Cubain (PRC) et la nouvelle génération qui participe à la Révolution de 1933. Ainsi chez Martí il y a une vision anti-impérialiste américaine et une vision populaire de l’insurrection.

Thomas Posado – C’est vrai que chez Martí, il y a cette conscience anti-américaine que n’ont pas avec cette intensité les autres leaders du processus d’indépendance de l’Amérique du Sud comme Bolivar. Cela est aussi lié au fait que l’impérialisme américain s’est grandement renforcé au cours du 19ème siècle et particulièrement à Cuba.

LVSL – Malgré l’indépendance de 1898, Cuba devient un protectorat soumis à l’impérialisme et au capital américain, dirigé de façon violente par des hommes de paille qui n’hésitent pas à faire exécuter les leaders de l’opposition politique et syndicale. De plus, l’île va devenir au fil du temps un paradis pour les gangsters et le tourisme américain. Pourtant dans un contexte de crise économique, éclate en 1933 une révolution contre le Président dictateur Gerardo Machado. Les forces qui structurent cette Révolution sont-elles issues de la continuité de celles qui ont milité pour l’indépendance et quel rôle y joue le mouvement ouvrier qui a émergé après l’indépendance?

JB.T. – Aujourd’hui tous les historiens, même les plus conservateurs, s’accordent pour dire que les États-Unis en 1898 prennent en otage le processus d’indépendance à Cuba tout comme à Puerto Rico et aux Philippines. Dès le dernier tiers du XIXème siècle, l’île est en fait déjà soumise au capital américain qui a un rôle prépondérant dans l’économie cubaine mais les américains vont mettre en adéquation cette emprise économique avec un régime de domination politique. Ce protectorat permet ainsi de gouverner par l’entremise d’hommes de paille, le plus paradigmatique étant Gerardo Machado. Concernant 1933, c’est une sorte d’anti-modèle par rapport au processus révolutionnaire de 1895-1898. Il est l’œuvre d’une nouvelle génération qui a relu les mises en garde de Martí sur les États-Unis et voit comment les patriotes ont fini par se faire seconder par les États-Unis après l’indépendance. Par conséquent, 1933 est une révolution directement anti-impérialiste dans son contenu avec un rôle cette fois central du mouvement ouvrier qui s’est consolidé dans les secteurs classiques de l’économie cubaine comme la canne à sucre et les transports (docks, ferroviaires). Mais il y a aussi un prolétariat manufacturier qui a émergé pendant le premier tiers du XXème siècle qui va être à l’origine de la grève générale en 1933 qui renverse Machado. Le mouvement révolutionnaire va alors coupler à ses revendications anti-dictatoriales des revendications sociales et économiques. Mais ce processus révolutionnaire ne sera pas conduit par le Parti communiste cubain qui devient rapidement après sa création, dans les années 20, une officine du Parti communiste mexicain qui est lui-même une expression diplomatique de l’URSS. Cette absence du PCC laisse donc un espace à des forces nationalistes de gauche et on retrouvera ce scénario plus tard en 1959 avec une hostilité du PCC face aux organisations qui voudront rejouer le scénario de 1933 et la geste martíenne.

T.P. – L’élément le plus hallucinant du vol de l’indépendance cubaine par les États-Unis c’est l’amendement Platt. C’est un cas unique dans une constitution où une puissance a un droit d’intervention dans les affaires d’un autre pays, droit d’intervention que les États-Unis ne manqueront pas d’utiliser. Pour revenir sur le Parti communiste cubain, les virages que vont faire le Kremlin et le Komintern dans les années 1930 ont des conséquences désastreuses pour la possibilité que le Parti communiste cubain soit vu comme une alternative crédible pour les cubains. Il va démobiliser en 1933 puis au nom d’un front anti-Hitler, il va appeler à soutenir Batista alors que les cubains sont à des milliers de kilomètres de l’Europe.

LVSL – En 1959, le nouvel homme de paille des américains, Fulgencio Batista qui avait réussi à limiter les effets de la Révolution de 1933 est renversé par la lutte armée de Fidel Castro, Guevara, Cienfuegos et les autres guérilleros qui ont la sympathie du prolétariat rural, de l’opposition étudiante et des mouvements ouvriers. Au départ, Castro présente un programme qui peut être qualifié d’anti-dictatorial, démocrate et qui a vocation à opérer des réformes modérées tandis qu’il est accueilli positivement par les États-Unis. Pourtant, dans les mois qui suivent, la Révolution prend une tournure radicale avec une nationalisation des terres, une expropriation du capital privé et national sans indemnisation et une défection des partis libéraux. Comment expliquer cette « Révolution par contrecoup » (Guevara)? Faut-il y voir la leçon du président guatémaltèque Jacobo Arbenz qui se fait renverser par la CIA en 1954 suite à ses réformes agraires après avoir refusé d’armer le peuple?

T.P. – Le renversement d’Arbenz en 1954 a un effet traumatique pour les gauches américaines y compris pour un jeune photographe argentin, Ernesto Guevara qui est présent à ce moment-là. Ce traumatisme du renversement d’Arbenz joue dans la radicalisation certes. Néanmoins, il y a d’autres mécanismes qui sont propres à Cuba avec des mobilisations extrêmement importantes des paysans et des ouvriers pour renverser Batista. Oui il y a une guérilla mais c’est par une grève générale que le gouvernement révolutionnaire advient. En 1959 et en 1960, il s’établit une dynamique liée d’un côté, à une pression des masses et de l’autre côté, à l’entêtement des États-Unis, ce qui va mener le nouveau gouvernement révolutionnaire vers une dynamique de révolution sociale, seule révolution sociale américaine où il y a une expropriation de la bourgeoisie sans indemnisations et un renversement de l’économie de marché. Tous les renversements qui ont eu lieu ensuite en Amérique ne sont jamais arrivés à ce résultat aussi radical. C’est l’entêtement des États-Unis durant le printemps-été 1960 qui emmène Fidel Castro à nationaliser massivement sans indemnités les secteurs de l’économie cubaine. Ce n’était pas le choix initial de Castro quand il commença sa guérilla. Mais c’est quelque chose qui se fait sous la pression des mobilisations mais pas par les mobilisations. Cela aboutit à un « État ouvrier deformé » car ça ne se fait pas par la participation des cubains dès le départ. Cette expression vient de Trotsky qui parle aussi pour la Russie d’un « État ouvrier dégénéré » pour évoquer le passage d’un pouvoir par le bas via les soviets en 1917 à la période stalinienne. Or Cuba n’a jamais connu ce degré de participation. Il y a d’emblée une prise de décisions verticale. Tous les embryons de démocratie de participation ensuite sont étouffés par le gouvernement castriste ou pas considérés par la base. À titre d’exemple, en 1959, le but du gouvernement est de faire des tribunaux d’arbitrage qui donnent souvent raison aux travailleurs mais ça ne se fait pas par les travailleurs. On a une direction qui donne aussi du pouvoir d’achat, des réformes sociales mais qui conserve ce pouvoir décisionnel.

JB.T. – Dans la Révolution cubaine, il faut faire attention à ne pas mettre trop l’accent sur le militaire qui provient souvent de la geste castriste. Certes, Batista est renversé par une insurrection militaire mais cette victoire résulte en dernier recours des masses cubaines et de la grève générale insurrectionnelle de 1958-1959. C’est un élément central pour comprendre cette « trans-croissance progressive » qu’il va y avoir entre une révolution démocratique et une révolution sociale puis socialiste qui se fait par la force des choses. La direction du M-26 sera conséquente à la différence d’autres courants latino-américains politiques dans les promesses qu’elle souhaite mettre en application. Il y a au cours de cette période, d’autres expériences de renversement de dictatures type guerre froide dans un contexte de remise en question de l’hégémonie étasunienne comme celle de Marcos Pérez Jiménez au Venezuela en 1958 mais pourtant ça ne donne pas lieu au même développement. La différence fondamentale à Cuba c’est que cette poursuite de l’activité des classes populaires explique le caractère populaire et social de la Révolution qui devient ensuite socialiste. Guevara utilise cette formule « Révolution socialiste ou Caricature de la Révolution ». Il se rend bien compte que si on ne va pas à des mesures d’expropriation et une subversion du pouvoir établi, on ne peut pas arriver à l’indépendance nationale et avoir une révolution authentiquement populaire.

Lien
@Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Domaine public.

LVSL – Pour nommer l’État cubain qui naît de la Révolution vous utilisez l’expression « Etat ouvrier déformé » qui revient souvent dans votre livre. Pourtant les classes subalternes s’insèrent souvent dans des organisations syndicales ou politiques comme la Centrale des travailleurs Cubains (CTC), les Comités de défense révolutionnaire (CDR) ou encore la Fédération des femmes cubaines (FMC). Ces structures sont-elles des organes officiels du pouvoir ou permettent-elles une véritable démocratie ouvrière par le bas?

JB.T. – Sur ce type de structures, il y a des organisations créées avant la Révolution de 1959 comme la CTC et les autres qui sont créés ensuite comme les CDR ou la FMC. Dans les deux cas, ce qui joue avant tout, c’est qu’il y a une marge d’autonomie, d’indépendance et d’auto-représentation limitée pour les subalternes cubains pour un certain nombre de raisons politiques. Il n’existe pas de façon importante des courants qui défendent ce type de politiques autonomes, ce n’est pas la politique du PCC et les cadres militaires et politiques du M-26 qui bénéficient d’un énorme prestige n’ont pas un bagage politique marxiste révolutionnaire qui insisterait sur l’auto-représentation des subalternes. Pour eux, un processus qui garantit la participation suffit. Tout ça est donc limité d’entrée de jeu et ça va peser plus tard.

Guevara voit déjà ces lacunes et il comprend que la faible participation démocratique va entraver la bonne marche de la Révolution du point de vue de la production. D’un point de vue politique, ça sera catastrophique car une fois que la période de plus forte dynamique politique est passée et que la gauche du Mouvement du 26 juillet va se trouver marginalisée vers 1967 et 1968, cette insuffisance d’auto-représentation va alors se cristalliser. Mais on est loin d’être sur un type de régime de socialisme de caserne pas pour des questions de climat tropical mais car il y a une révolution par le bas en 1958-1959 sans que cela débouche sur un régime émancipateur et démocratique.

T.P. – J’avais fait un travail d’archives sur les organisations syndicales sur les premières années de la Révolution. Il y a un véritable prestige du M-26 qui bénéficie d’une adhésion massive et sincère et gagne les les élections syndicales avec une large majorité. Durant l’année 1959, il y a des débats légitimes dans le mouvement ouvrier comme sur l’organisation de la production mais à partir du Xème Congrès de la CTC, en novembre 1959, il n’y a plus de débats dans le camp révolutionnaire. Il y a toujours de l’expression mais pas la possibilité d’exprimer un projet alternatif. Il y a un glacis qui se fait dans un État qui n’a pas encore socialisé les moyens de production. Il n’y a pas encore de bourgeoisie qui a été expropriée mais on a pas de pouvoir à la base ou une démarche de type démocratie de conseils comme c’était souvent imaginé dans la démarche marxiste.

LVSL – Si les années 60 sont emblématiques d’une atmosphère révolutionnaire et émancipatrice avec un pluralisme partidaire et plusieurs courants, à contrario les années 70 sont souvent vues dans l’imaginaire commun comme un raidissement de la Révolution vers un modèle proche des démocraties populaires de l’est et un « socialisme de caserne ». À quoi cela est dû? Par ailleurs, les abus répressifs qui ont été commis à l’image des Unités militaires d’appui à la production sont-ils similaires au système carcéral et répressif en vigueur dans le bloc soviétique à cette époque?

T.P. – Cuba n’a jamais complètement ressemblé à un pays de l’est. Contrairement à ce qui se passe en Pologne ou en Tchécoslovaquie, ce n’est pas une invasion militaire qui est à l’origine du régime en place avec la Libération de 1945 par les troupes soviétiques. À Cuba, la Révolution gagne grâce à une lutte dans laquelle la population est impliquée. Ensuite bien évidemment, Cuba devient dépendant de l’URSS avec le commerce extérieur, ce qui va faire infléchir l’île vers ce modèle avec le parti unique. Mais la direction cubaine jouit d’une légitimité dont ne bénéficient pas les directions communistes en Hongrie ou en Pologne. Ensuite, il y a effectivement ce qu’on appelle le « quinquennat gris » dans les années 70 où on a des mesures répressives qui sont adoptées, le moment emblématique où Castro soutient l’intervention soviétique à Prague en 1968. Il y a de plus une répression des homosexuels à contre-courant de la libération des mœurs qu’avait représenté la Révolution cubaine en 1959, qui reste aujourd’hui un des rares pays avancés en Amérique latine où il est possible d’avorter depuis 1959. La preuve que c’est un modèle différent c’est que l’effondrement de l’Est se fait de manière immédiate avec le processus de restauration en URSS. À Cuba, le régime se maintient dans des circonstances effroyables et des difficultés immenses pour le peuple cubain. Si il n’y a pas de restauration de l’économie de marché c’est donc avant tout lié aux conditions d’établissement.

JB.T. – Il y a, en effet, eu des instruments répressifs mis en place par le régime cubain non pas pour résister à un danger d’invasion ou de restauration financé par les États-Unis mais pour brider la population dont l’expression la plus brutale sont les UMAP. Si ma comparaison n’a pas pour fonction de relativiser, c’est tout de même intéressant de mettre en miroir la façon dont les régimes concentrationnaires d’Amérique du Sud n’ont pas eu la même attention de la part du Département d’État américain. Si on parle d’un environnement concentrationnaire non pas sur un modèle soviétique mais sur un modèle fascisant, c’est l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Brésil pendant les années 70 qui n’ont pas eu la même attention des administrations américaines et européennes.

LVSL – En avril 1961, il y a une tentative de porter un coup fatal à la Révolution par les réseaux anti-castristes avec le débarquement de la Baie des cochons soutenu par la CIA qui échoue notamment grâce à la résistance populaire. Vous montrez d’ailleurs que les données collectées par les services cubains sur les biens cumulés des prisonniers du débarquement sont faramineuses en termes de possession  (375 000 hectares de terres, 10 000 maisons, 70 industries, 10 centrales sucrières, 5 mines, 2 banques). Comment les réseaux anti-castristes ont évolué après l’enracinement du régime révolutionnaire. Y a-t-il eu une forme de résignation ou à l’inverse une volonté jusqu’au-boutiste pour renverser le régime par tous les moyens possibles?

T.P. – Non, les réseaux anti-castristes n’ont jamais abdiqué. Il suffit de voir les données déclassifiées de la CIA qui montrent qu’il y a eu 638 tentatives d’assassinat contre Fidel Castro. Mais il est devenu difficile pour eux après l’échec de la Baie des cochons de poursuivre leur lutte sur le territoire cubain. Cette opposition est aujourd’hui encore extrêmement dépendante des États-Unis qui est sa principale ressource politique malgré le blocus qui coûte des milliards de dollars depuis 60 ans. Mais le lien avec la population cubaine a toujours été faible. À Cuba, l’opposition existe mais elle est d’une ampleur très faible pour menacer le gouvernement cubain, ce qui fait qu’elle peut être tolérée puis emprisonnée et vice versa. Un phénomène nouveau voit le jour, ces dernières semaines, avec le Mouvement San Isidro à partir de la détention du rappeur Denis Solis, demandant davantage de liberté d’expression mais on manque de recul pour savoir jusqu’où ira cette contestation. 

LVSL – Outre le soutien aux réseaux anti-castristes, les États-Unis ont mis en place à partir de 1962 un embargo économique qui visait à abattre le régime. Néanmoins, les effets de l’embargo furent contenus par les liens que Cuba entretenait avec le bloc de l’Est et l’URSS. Pourtant le début des années 1990 voit la chute de l’URSS et du bloc de l’Est, ce qui conduit à une crise profonde sur l’île baptisée par le gouvernement cubain une « période spéciale ». Cela a t-il conduit à une nouvelle offensive impérialiste des États-Unis et des réseaux anti-castristes durant les années 1990 pour tenter d’abattre le régime de Fidel Castro face aux carences économiques?

T.P. – Oui, de manière « légale » il y a les lois Torricelli en 1992 et Helms Burton en 1996 qui vont durcir l’embargo économique dans une période déjà compliquée. Or, il est évident que pour des raisons humanitaires, il aurait été nécessaire d’assouplir l’embargo. Ce qui rend Cuba comme un pays assez unique dans le monde, c’est la violence des changements d’équilibres commerciaux à la fois en 1959 puis en 1990 quand l’URSS s’en va aussi rapidement qu’elle est venue dans l’économie cubaine. À titre de comparaison, j’ai travaillé sur le Venezuela chaviste. En 2018, avant que Trump prenne des mesures de type blocus contre le Venezuela, les États-Unis étaient, après 20 ans de chavisme , toujours le premier partenaire commercial en terme d’importation et d’exportation au Venezuela et il y avait eu une dizaine de points de baisse du commerce extérieur ce qui est minime comparé à la brutalité des changements qu’a connu Cuba. Donc quand l’URSS s’en va, Cuba se retrouve sans débouchés commerciaux dans un moment où l’économie est globalisée et où il y a peu de soutiens diplomatiques. On se retrouve avec des conditions dramatiques pour les cubains qui vont connaître des fortes dégradations de leurs conditions de vie pour des raisons qui ne sont pas liées au gouvernement cubain.

JB.T. – L’embargo dans sa visée n’est pas économique. D’un strict point de vue de l’entrepreneuriat états-unien, ça n’a aucun sens. À titre d’exemple, Trump en homme d’affaires aurait adoré tout remettre en cause et intervenir dans le secteur touristique dans les années 90. Mais à son arrivée au pouvoir, il a exacerbé les bonnes vieilles méthodes pour des raisons de politique extérieure et de géopolitique. Il y a donc dans l’embargo, une visée avant tout politique et agressive pour créer des conditions d’asphyxie et favoriser un changement de régime. Face à aux méthodes américaines, il y a chez le peuple cubain un degré de résilience qui ne s’explique que par la conscience de ce qu’il y aurait à perdre si les acquis de la Révolution étaient renversés. 

LVSL – Concernant les perspectives d’avenir, bien que gardant un attachement à des idéaux socialistes inscrits dans la Constitution de 2019, la bureaucratie cubaine met de plus en plus en œuvre des réformes visant à  favoriser les investissements étrangers et à opérer un rétablissement de l’économie de marché. Cela fait-il courir un risque de fragmentation de la société cubaine entre une minorité de gagnants et un retour des inégalités économiques et raciales qui éloignerait les soutiens traditionnels du régime? De plus, ce processus de conversion à une économie de marché produit-il un risque de restauration capitaliste et un retour des émigrés contre-révolutionnaires qui n’ont jamais accepté la Révolution de 1959?

JB.T. – Le régime cubain a fait le choix contraint de mettre en application des réformes de marché pour favoriser l’investissement étranger, l’investissement local et pour répondre aux déformations du modèle économique et social de l’île devenu passablement insurmontable d’un point de vue d’économie classique. Aujourd’hui, concernant les inégalités, ce n’est pas qu’elles risquent de venir car elles sont déjà présentes à un degré encore plus fort que dans les années 90. Le dilemme cornélien pour le régime cubain, c’est que la minorité qui pourrait être gagnante de ses réformes court le risque d’être mise en minorité à son tour par un retour en force du capital cubano-américain qui emporterait en cas de restauration trop avancée les agents de cette ouverture qui aujourd’hui procèdent à petits pas. Les dirigeants cubains savent en effet que ce qui les attend, ce n’est pas l’avenir que Deng Xiaoping avait promis aux bureaucrates communistes chinois mais plutôt de se faire emporter par la vague de la restauration elle-même. La puissance des États-Unis à 150 kilomètres et la force du capital cubano-américain en Floride est bien différente de ce que représentait Taiwan pour la bureaucratie chinoise quand elle s’est ouverte à l’économie de marché.

T.P. – Ce qui se passe actuellement c’est un processus lent qui essaye de rester sur un équilibre entre attirer des investissements sans arriver à constituer une force sociale susceptible de renverser le régime. La restauration de la bourgeoisie cubano-américaine ne me semble pas à l’ordre du jour car elle reste l’otage des calculs des présidents américains. De plus, aujourd’hui, on a une sociologie différente des émigrés cubains présents en Floride. On est passé de l’exil doré de bourgeoisie aigrie des années 60 qui s’était fait nationalisée ses biens à des émigrés plus pauvres qui désirent la liberté de circulation et la possibilité d’envoyer de l’argent à Cuba. Cette nouvelle frange d’émigrés était logiquement plus sensible à la politique d’ouverture de Barack Obama.

LVSL – Outre les perspectives d’avenir, qu’est-ce qu’a révélé la crise sanitaire du Covid-19 sur Cuba?

JB.T. – À Cuba, sur 11 millions d’habitants, il y a eu seulement 7 000 cas de Covid et une centaine de morts. C’est lié au maillage sanitaire et aux réseaux médico-sociaux très développés qui ont permis de faire face à cette catastrophe. C’est très loin des désastres sanitaires proches d’économies comparables comme la République dominicaine ou également plus loin sur les DOM-TOM comme la Martinique. En revanche, les zones qui ont le plus souffert du Covid à Cuba sont les quartiers les plus pauvres du centre comme à La Havane où se concentrent les populations afro-descendantes, ce qui est lié à des problèmes criants de logement et de surpopulation. C’est paradoxal lorsqu’on sait que les premières mesures du gouvernement révolutionnaire étaient liées à l’expropriation et avaient donné lieu à une vaste réforme urbaine avec la construction de grands programmes de logements sociaux. Ça témoigne du prix de trente années de retour progressif à une économie de marché et un retrait progressif des politiques sociales et ce malgré les acquis du système médical cubain.

Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours

T.P. –  On a vu avec le Covid que Cuba a envoyé des médecins en Martinique ou en Italie. C’est paradoxal qu’une île pauvre envoie des médecins chez des grandes puissances. À propos de ces interventions sanitaires, d’un côté Bolsonaro parle d’un « endoctrinement communiste » et du côté de la gauche, certains y voient un élan humaniste. Or c’est un secteur avant tout  économique rentable pour l’État cubain qui lui rapporte des milliards de dollars et il faut comprendre que c’est un choix politique du régime d’opérer une spécialisation économique dans ce domaine de la santé. C’est sûr que c’est plus humaniste que produire des armes ou de la haute couture. Il ne faut ni le romantiser ni le diaboliser. C’est une source de revenus qui permet aussi de donner des leçons à des États puissants qui en viennent à avoir besoin de Cuba en cas de crise sanitaire.

Thomas Posado est docteur en science politique à l’Université Paris-8 et 
chercheur associé au CRESPPA-CSU. Il a co-dirigé avec Franck Gaudichaud, 
Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un 
âge d’or (Presses Universitaires de Rennes, 2021).

Jean Baptiste Thomas est maître de conférences en études hispano-américaines et enseigne à l’Ecole polytechnique. Il est membre du comité de rédaction de RévolutionPermanente.fr. A l’occasion du 150ème anniversaire, il publie, aux Editions sociales, Découvrir la Commune de Paris

Généalogie de la violence en Amérique centrale : l’inégalité foncière comme moteur de l’instabilité politique

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992. Armée salvadorienne (photo) en guerre contre le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza

Eldorado révolutionnaire dans les années 1980, l’Amérique centrale a aujourd’hui perdu de sa superbe. Elle fait rarement l’actualité française, et lorsqu’elle existe, la couverture médiatique s’adonne à dresser le bilan humain de catastrophes naturelles répétées, à pointer des records de violence, ou à déplorer la crise migratoire qui s’y déroule. Moins connue que sa voisine, l’Amérique du Sud, les deux partagent pourtant une histoire marquée par les inégalités foncières, histoire qui résonne encore davantage dans l’isthme centraméricain en raison du poids de sa population rurale. La crise environnementale actuelle et les risques qu’elle fait peser sur la ressource foncière sont venus remuer les cendres de plus d’un siècle de conflits pour la terre. Accaparement des oligarchies, projets redistributifs révolutionnaires, et ingérence des Etats-Unis : retour sur les antagonismes d’hier pour comprendre les défis d’aujourd’hui.  

Les héritages coloniaux : concentration foncière et monocultures d’exportations

La colonisation espagnole va profondément façonner l’histoire contemporaine de l’Amérique centrale. La Couronne d’Espagne conquiert le continent avec un but principal : l’exploitation des réserves d’or et d’argent. Mais les maigres gisements de l’Amérique centrale, vite épuisés, vont rapidement sceller son destin agricole.

Dès la fin du XVIe siècle, la Couronne espagnole, étouffée par une dette colossale, décide de vendre ses parcelles agricoles les plus fertiles aux descendants des conquérants. Ces derniers choisissent l’élevage extensif ou la monoculture de l’indigo, de la canne à sucre, et du cacao. Ces exploitations répondent à la demande du marché européen, soit indirectement par l’approvisionnement en denrée alimentaires de l’économie minière, soit directement par l’exportation de produits convoités sur le marché intérieur européen.

À l’exception de quelques noyaux de population groupés au nord-ouest de l’actuel Guatemala ou en bordure de rivière, l’Amérique centrale ne présente pas de peuplements indigènes aussi denses qu’au sud du continent. Le besoin en main d’œuvre conduit au déplacement forcé de nombreuses communautés autochtones, depuis les régions montagneuses vers les plaines littorales. Un système d’asservissement économique basé sur l’endettement des paysans travailleurs se met en place : l’hacienda (1).

Les grands propriétaires – latifundios – accordent aux paysans des prêts en monnaie ou en nature moyennant un remboursement par le travail sur la plantation. La main d’œuvre est ainsi forcée de demeurer sur la plantation et de vendre sa force de travail pour payer son dû. Par ailleurs, les lopins de terres concédés à la paysannerie autochtone sont insuffisants pour assurer la subsistance du foyer. À long terme, les paysans indigènes demeureront contraints de travailler pour l’hacienda en quête d’un nécessaire complément de revenu.

La structure foncière inégalitaire et le système économique fondé sur l’extraversion agricole dont hérite l’Amérique centrale à la veille des indépendances de 1821 vont dessiner sa trajectoire. Le poids des monocultures entrainera la plupart des pays de la région dans un phénomène de dépendance au sentier : la dépendance vis-à-vis des exportations agricoles empêchera la diversification de l’économie, jugée trop coûteuse à court terme. Seul le Costa Rica, qui hérite d’une structure foncière plus équilibrée, jouira d’une relative stabilité politique.

https://geology.com/world/central-america-satellite-image.shtml

Le maintien d’un ordre inégalitaire après les indépendances

Les indépendances ne remettent pas en cause la concentration des ressources foncières et agricoles entre les mains de quelques-uns. Au contraire, l’oligarchie voit sa puissance renforcée. Elle peut désormais exporter vers les marchés européens, libérée des contraintes économiques et réglementaires autrefois imposées par la Couronne espagnole. L’économie de la région sera dès lors rythmée par les succès consécutifs des différentes monocultures.

Le XIXe siècle est marqué par l’expansion rapide de la culture du café, qui dans certaines régions – notamment le Salvador – se fait par la spoliation de terres indigènes. En 1880 le café est le premier produit d’exportation du Costa Rica, du Guatemala et du Salvador. Pour développer leurs exploitations caféières, les latifundios font appel aux bailleurs de fonds des pays consommateurs. Ces derniers récupèrent les plantations des mauvais payeurs, entraînant le passage rapide de très grandes plantations caféières aux mains d’investisseurs étrangers.

Les progrès réalisés en matière de transport terrestre, maritime et de réfrigération pour la conservation des fruits et des viandes confortent la spécialisation agro-exportatrice de l’Amérique centrale. Dans la première moitié du XXe siècle, la banane connaît un essor fulgurant, et cela sous la tutelle d’investissements extérieurs, en particulier des États-Unis dont la victoire contre la Couronne espagnole en 1898 a assis l’influence.
Les compagnies bananières nord-américaines s’implantent en suivant un même schéma : elles se voient concéder de grandes étendues de terres en échange de la construction d’infrastructures portuaires et de transport, dont elles conservent ensuite la gestion pendant plusieurs décennies (2). Parmi elles, l’emblématique United Fruit Company.

La mainmise des États-Unis sur la région, et leur tutelle sur le canal de Panama jusqu’en 1999 leur assure le contrôle du transit des marchandises à travers l’isthme centraméricain. Dans la première moitié du XXe siècle, le Nicaragua subit les occupations successives de l’armée américaine, motivées par l’ambition de construire un deuxième canal interocéanique. En 1927, la guérilla d’Augusto Sandino se soulève contre la présence étrangère. Les ouvriers et les paysans, dont la précarité est entretenue par l’économie d’agriculture rentière et de plantations, constituent sa principale base sociale.

Guerre de voisinage, aux origines de la “guerre du foot” Honduras-Salvador…

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Soldados_Salvadore%C3%B1os_patrullando_el_%C3%A1rea_fronteriza_con_Honduras_durante_la_guerra_de_las_100_horas,_1969.jpg
Soldat Salvadoriens patrouillant dans la zone frontalière avec le Honduras, 1969

La crise économique de 1929 et la chute du prix des matières premières viennent aggraver la situation de la petite paysannerie dans la région. Pour abaisser les coûts de productions, les exploitants diminuent les salaires des ouvriers agricoles. Le mécontentement et la misère alimentent la contestation paysanne.

En janvier 1932, des milliers de paysans de l’ouest du Salvador s’insurgent. Armés pour la plupart de machettes et de quelques fusils, ils attaquent des garnisons militaires, occupent des villes, et pillent ou détruisent entreprises, bâtiments gouvernementaux et maisons privées. La révolte sera violemment réprimée par l’armée et les bandes paramilitaires locales. En l’espace de quelques jours, on décomptera selon les sources entre 10 000 et 40 000 morts. Cet épisode sanglant, nommé « La Matanza » (massacre en espagnol), est considéré comme l’un des cas les plus extrêmes de répression étatique dans l’histoire moderne de l’Amérique latine.

En parallèle, naissent les germes d’un autre conflit… Pour pallier le manque de terres, l’oligarchie foncière salvadorienne organise le déplacement de nombreux travailleurs agricoles au Honduras voisin, pays cinq fois plus grand mais guère plus habité. 30 ans plus tard, ce sont 300 000 Salvadoriens qui ont migré au Honduras.

En 1962, le gouvernement hondurien tente de lancer une réforme agraire qui vient s’opposer aux intérêts des grands propriétaires et des compagnies étrangères, dont la United Fruit Company. Avec l’appui de ces derniers, le général Arellano fomente un coup d’État qui renverse le président Ramon Villeda. La réforme en projet est rapidement abandonnée, mais sous la pression de l’activisme agraire, le général Arellano sera finalement contraint de la relancer à la fin des années 1960. La question foncière se trouve alors au cœur du débat public, les Salvadoriens apparaissent comme des concurrents pour la terre et sont dépeints dans la presse comme des accapareurs. En juin 1969, la flambée des tensions conduit à l’expulsion de 500 familles salvadoriennes. Un pic de violence est atteint le 14 juillet 1969, prolongeant des semaines d’affrontements déclenchés par des matchs de football qui ont opposé les deux équipes nationales. La « guerre du foot » durera 4 jours, le bilan comptera plusieurs milliers de morts.

D’une pierre deux coups : sauvegarde de ses intérêts commerciaux et lutte contre le communisme ; le soutien des États-Unis à l’oligarchie foncière

Alors qu’en Amérique du Sud, à partir des années 1960, les États-Unis encouragent et font pression sur les gouvernements pour enclencher un relatif partage des terres et favoriser le développement d’un marché intérieur, les intérêts nord-américains en Amérique centrale sont différents. Les États-Unis y sont beaucoup plus présents du fait de multinationales agricoles (Standard Fruit Company, United Fruit Company…) et parce que les monocultures d’exportation leur sont quasi-exclusivement destinées(3). Ils n’ont donc intérêt ni à la redistribution, ni au développement d’une agriculture diversifiée pour alimenter le marché national. Ceci motive un soutien indéfectible aux grands propriétaires fonciers, soutien sans lequel ces derniers ne pourraient se maintenir.

En 1954, les intérêts particuliers du groupe United Fruit Company, soutenu par les États-Unis, vont anéantir une expérience politique et économique sans précédent en Amérique latine. Les raisons de la colère : encore et toujours, la terre.

Au Guatemala, la fin de la dictature en 1944 a marqué le début du « Printemps guatémaltèque », une période caractérisée par des avancées sociales et politiques considérables : semaine de travail de quarante-quatre heures, droit de s’organiser en syndicats, égalité des salaires entre hommes et femmes, plan d’éducation, abolition de la discrimination raciale… Jacobo Arbenz accède démocratiquement au pouvoir en 1952 et entend poursuivre la politique réformiste amorcée 8 ans auparavant. Le décret n°900, ou « Loi de réforme agraire », est voté à l’unanimité. Il exproprie plus de 600.000 hectares de terres en friche ou en jachère appartenant à l’oligarchie foncière nationale et aux investisseurs étrangers, en vue de les redistribuer aux petits paysans et paysans sans terres. En deux ans, 500.000 Guatémaltèques, sur une population totale de trois millions d’habitants, vont bénéficier de ces dotations (4). La compagnie bananière nord-américaine United Fruit Company n’entend pas se laisser amputer de ses terres et s’affaire en coulisse à l’organisation d’un coup d’État. Elle dispose de connexions privilégiées au plus près du pouvoir : la secrétaire particulière du président des États-Unis Eisenhower n’est autre que l’épouse d’Edmund Whitman, le chargé des relations publiques de la firme.
Pour obtenir le soutien du gouvernement, l’entreprise agite le spectre du péril rouge et présente la réforme guatémaltèque comme un projet piloté par Moscou. Le décret n°900 exposait pourtant noir sur blanc qu’il visait à développer des formes capitalistes de production d’agriculture et à intégrer l’agriculture guatémaltèque à l’économie de marché. Mais la compagnie bananière réussit son opération de communication. En juin 1954, une centaine d’opposants armés par la CIA pénètrent dans le pays, appuyés par les bombardements aériens de pilotes nord-américains. Le président Arbenz capitule. Cet évènement forme le point de départ de plus de quarante années de guerre civile, et d’un massacre sans précédent dans l’histoire du pays. Le clivage ethno-agraire entre grands propriétaires ladinos (5) et paysans indiens sera l’un des éléments matriciels du conflit.

Quoique la main soviétique ait en l’occurence été fantasmée pour servir les intérêts de la United Fruit Company, l’Amérique centrale a cependant incarné un véritable front de la guerre froide.

En juillet 1979 au Nicaragua, fort du soutien populaire, le Front sandiniste de libération nationale d’inspiration marxiste arrive au pouvoir par les armes, mettant ainsi un terme à plus de quarante ans de dictature de la famille Somoza. Celle-ci disposant à elle seule de près de 20% de la superficie cultivable du pays [6], les sandinistes héritent d’une économie très dépendante des marchés internationaux et particulièrement des États-Unis, principal acheteur et premier fournisseur. Jusque-là, la politique agricole consistait à investir quasi-exclusivement dans les grandes exploitations exportatrices (coton, tabac, canne à sucre, bananes…). Les petits paysans, refoulés sur les terres les moins fertiles et les plus difficiles d’accès, ne pouvaient être compétitifs et étaient réduits à une agriculture de subsistance.

La réforme agraire lancée par le nouveau gouvernement consiste en une expropriation et nationalisation du domaine de la famille Somoza. Comme il doit composer avec la bourgeoisie agraire engagée dans la lutte anti-somoziste, le gouvernement épargne le reste des grands domaines. Cette nationalisation n’aboutit toutefois pas à une vaste redistribution. L’État compte encore sur les cultures d’exportation, principales pourvoyeuses de devises, et craint que la distribution des terres aux paysans ne convertisse ces exploitations en cultures vivrières. La première réforme ne parvient ainsi pas à répondre à la demande foncière, et les occupations de terres sous-exploitées se multiplient dans les régions nord du pays. Une deuxième phase de réforme est donc lancée en août 1981. Les expropriations s’étendent désormais aux terres insuffisamment exploitées de l’ensemble des latifundios. Ces démembrements radicalisent l’opposition au pouvoir. Certains grands propriétaires expropriés se rallient au mouvement contre-révolutionnaire des contras, une contre-insurrection pilotée par les États-Unis, opposés au régime sandiniste proche de Cuba.

En effet, dès son arrivée au pouvoir, Reagan rompt avec la politique d’aide de son prédécesseur et entend écraser l’influence marxiste qui se propage dans son pré-carré. L’intervention américaine, à travers le soutien militaire et financier apporté au contras, entraînera le Nicaragua dans dix années de guerre intestine et bloquera toute réforme efficace en obligeant le pouvoir à se concentrer sur la politique sécuritaire.

L’Histoire de l’Amérique centrale est étonnamment répétitive : le Salvador connaîtra un sort semblable à celui du Nicaragua. En 1981, les profondes inégalités déclencheront douze ans de guerre civile révolutionnaire entre le Front Farabundo Martí (FMLN, d’obédience marxiste-léniniste) et les gouvernements successifs. Ici aussi, l’ingérence des États-Unis sera encore de mise.

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Une décennie de guerre civile 1981 – 1992 : Les affrontements oppose l’armée salvadorienne (photo) au le Front Farabundo Marti de Libération Nationale. © Guiseppe Dezza
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Manifestation contre l’ingérence des Etats-Unis dans la guerre civile qui touche le Salvador, Chicago, 1989

Quel bilan aujourd’hui ? Les enjeux de la crise climatique, un facteur de tension supplémentaire

Après plus d’un siècle et demi de dissensions et de conflits entre pays voisins, la fin de la guerre froide confine davantage l’Amérique centrale dans l’arrière-cour des États-Unis. Les réformes agraires, lorsqu’elles ont eu lieu, ont été un échec car peu ambitieuses ou rapidement remises en cause par des politiques néolibérales.

Au Honduras en 1992, la loi de modernisation agricole ouvre les terres distribuées lors de la réforme agraire à la vente et l’exploitation pour une agriculture de rente. L’objectif recherché est clair : attirer les capitaux de l’agro-business. Des chefs de coopératives agricoles vendent les terres, souvent à l’insu des paysans qui la cultivent et qui ont peu de ressources pour faire respecter leurs droits face aux grandes entreprises.
Les réformes agraires adoptées dans les années 1980 et 1990 au Nicaragua et au Salvador dans le cadre des processus de paix sont contemporaines des programmes d’ajustements structurels imposées par le Fonds monétaire international. Les paysans se voient accorder des terres en même temps qu’on les prive des moyens financiers et matériels de les mettre en valeur. Ils les revendent aux exploitants qui possèdent déjà un capital économique conséquent, et la propriété des terres retombe aux mains des multinationales.

Malgré ces échecs, la perspective de nouvelles réformes agraires semble aujourd’hui enterrée. Des décennies de guerre ont eu raison des velléités révolutionnaires et les partis issus des guérillas marxistes se sont satisfaits de réformes inachevées mais pacificatrices. Pour ceux-là qui ont accepté le statu quo, la politique de réforme agraire appartient au siècle passé.

Aujourd’hui, les effets de la crise climatique renforcent la pression qui régnait déjà sur les terres. Les terres exploitables se raréfient. Les multinationales sortent gagnantes de cette concurrence pour la terre, compromettant davantage les possibilités de diversification économique. Longues périodes de sécheresses, inondations brutales et élévation des températures fragilisent les capacités paysannes de subsistance.

https://wrm.org.uy/es/articulos-del-boletin-wrm/expansion-de-las-plantaciones-de-palma-aceitera-como-politica-de-estado-en-centroamerica/
Paysage de monoculture de palme en Amérique centrale

Les communautés rurales se disputent l’eau avec les grands groupes agricoles ou extractifs, et des projets d’infrastructure tels que les grands barrages sont souvent venus réduire leur accès à la ressource. Dans les zones côtières du Salvador par exemple, la culture de la canne a étendu sa surface de quasi 50% durant la dernière décennie. Ce changement d’usage des sols qui est allé de pair avec la surexploitation des ressources en eau et leur pollution au glyphosate et autres engrais chimiques, a contraint un déplacement de l’agriculture paysanne (7). Au Guatemala, la déviation des cours d’eau par les entreprises bananières est dénoncée depuis de nombreuses années par les riverains, qui l’accusent de mettre à sec les fleuves pendant la saison sèche (8).

Les flux croissants de migrations enregistrés ces dernières années vers les États-Unis en provenance de l’Amérique centrale (9), s’expliquent en partie par la crise à laquelle sont confrontés les espaces ruraux (10). Le changement climatique vient ainsi raviver les inégalités profondes de la société centraméricaine, et soulève l’urgence d’une remise en cause des systèmes productifs de la région, afin de pouvoir assurer à son peuple, une vie sur sa terre d’origine.

Notes :

(1) « Hacienda » est communément employée pour désigner une exploitation agricole de grande dimension. Les économistes font néanmoins la distinction entre l’hacienda et la plantation en tant que système productifs et économiques différents avec des critères tenant au contrôle du travail, à l’utilisation des terres et du capital. L’hacienda est caractérisée par la monopolisation des terres destinées à nier des alternatives aux  travailleurs, tandis que la plantation s’appuierait davantage sur la rémunération par le salaire et non par l’allocation de moyens de subsistance (Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology)

(2) Ellis, 1983 ; cité par Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

(3) Dufumier, M. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations 35 (2)

(4) Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques, nᵒ 210

(5) « Ladino » est, en Amérique centrale, le nom donné aux personnes d’ascendance indigène, le plus souvent métisses, et de culture “hispanisée”, c’est-à-dire dont la langue maternelle est l’espagnol et qui ont un mode de vie fortement occidentalisé.

(6) Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde 24 (95)

(7) Instituto de Investigaciones ITZTANI (2012): Análisis de la producción azucarera en el salvador y sus vínculos con procesos de cambio del uso del suelo, la deforestación y degradación de ecosistemas forestales. MARN y GIZ.

(8) Tribunal Latinoamericano del Agua, VI Audiencia Pública TLA – Audiencias de Instrucción sobre Controversias Hídricas en Argentina, El Salvador, Nicaragua y Guatemala, Ciudad Guatemala – 05 a 09 de Octubre 2015

(9) Faret Laurent, 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote, n°171, pp.89‐10.

(10) Film documentaire, 25 mn, Honduras, les migrants de la soif.
https://www.france24.com/fr/20190215‐reporters‐doc‐honduras‐exil‐caravane‐migrants‐etats‐unisviolence‐pauvrete‐secheress

Cet article s’est appuyé sur les lectures suivantes :

Acqueros, Jean-Gabriel, et Demoustier, Alain. 1981. « Amérique centrale : les raisons d’une crise » Politique étrangère 46 (3): 691‑98.

Bataillon, Gilles. 2005. « De Sandino aux contras ». Annales. Histoire, Sciences Sociales 60e année (3): 653‑88.

Blanc, Pierre. 2018. Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde. Presses de Sciences Po.

Ching, Erik, et Virginia Tilley. 1998. « Indians, the Military and the Rebellion of 1932 in El Salvador ». Journal of Latin American Studies.

Collombon, Maya, et Dennis Rodgers. 2018. « Introduction. Sandinismo 2.0 : reconfigurations autoritaires du politique, nouvel ordre économique et conflit social ». Cahiers des Amériques latines.

Dasso, Étienne. 2008. « Aux origines du coup d’État de 1954 au Guatemala : le rôle de la United Fruit Company dans la préparation du soulèvement contre Jacobo Arbenz ». L’Ordinaire des Amériques.

Dufumier, M. 2004. Agricultures et paysanneries des Tiers mondes. Collections « Hommes et sociétés ». Paris: Karthala.

Dufumier, Marc. 1985. « Réforme agraire au Salvador ». Civilisations.

Dufumier, Marc. 1983. « La question agraire au Nicaragua ». Revue Tiers Monde.

Edelman, Marc. 2018. « ‘Haciendas and Plantations’: History and Limitations of a 60-Year-Old Taxonomy ». Critique of Anthropology.

Faret, Laurent. 2018, « Enjeux migratoires et nouvelle géopolitique à l’interface Amérique Latine‐ Etats Unis », Hérodote.

Ramonet, Ignacio. 1987. « La longue guerre occulte contre le Nicaragua ». Le Monde diplomatique.

La vertueuse indignation des médias face à l’assaut du Capitole

La contestation de la victoire de Joe Biden a culminé lors de la violente émeute au Capitole, qui devait tenter de prendre le contrôle des institutions publiques, avec le soutien passif d’une partie des forces de police. Il est difficile de ne pas éprouver un sentiment de déjà-vu. Ce procédé ressemble aux nombreuses révoltes des secteurs d’extrême-droite contre les victoires des gouvernements « bolivariens » ou nationaux-populaires d’Amérique latine, le cas bolivien étant le plus récent. La différence dans le traitement médiatique de phénomènes pourtant similaires ne peut qu’interroger. Par Denis Rogatyuk, traduction par David Durillon et Catherine Malgouyres-Coffin.

Aucune comparaison entre des processus électoraux différents ne peut être menée avec exactitude. Mais le modèle de contestation développé par les forces politiques d’extrême droite à travers l’Amérique latine, face à une défaite électorale imminente, semble avoir atteint le Nord du continent. Cette stratégie a longtemps été un élément crucial de l’arsenal de l’opposition vénézuélienne, jouant un rôle important dans chaque élection majeure depuis la course à la présidence de 2013.

Pour une analyse de l’agenda de l’opposition vénézuélienne, lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Ventura : « Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial »

Son premier grand promoteur, Henrique Capriles Radonski, était si convaincu que la courte victoire de Nicolás Maduro avec seulement 50,6% des voix était le produit d’une fraude massive que dans les jours suivant l’annonce des résultats, il a appelé ses partisans à « exprimer leur rage dans les rues ». Les émeutes et les manifestations violentes de l’opposition qui en ont résulté ont causé la mort de onze personnes (pour la plupart chavistes) et ont préparé le terrain pour la stratégie à long terme de l’opposition. Cette stratégie consiste à tenter de renverser le gouvernement de Maduro par divers moyens directs et indirects. Juan Guaidó s’est ainsi également proclamé président «par intérim» du pays sans légalité aucune.

La tactique consistant à crier à la fraude a été imitée puis déployée par le principal candidat de l’opposition de droite, Guillermo Lasso, lors du deuxième tour de l’élection présidentielle équatorienne. De la même manière, il a ainsi affirmé que le Conseil électoral national (CNE) de l’Équateur avait faussé le résultat final en faveur du candidat d’alors du le parti Alianza País, Lenín Moreno. L’exemple le plus récent et le plus marquant, cependant, est celui des élections d’octobre 2019 en Bolivie.

Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Tout comme Donald Trump, diverses personnalités politiques boliviennes, en particulier le principal candidat d’opposition Carlos Mesa et le leader du coup d’État Luis Fernando Camacho, ont brandi le spectre de la fraude au cours des mois précédant les élections. Ils ont ainsi ajouté une pression supplémentaire avec la présence d’observateurs électoraux «indépendants» tels que l’Organisation des États américains (OEA). De même, les mois qui ont suivi les élections américaines ont été marqués par les affirmations de Trump selon lesquelles la fraude électorale était presque inévitable. Une fois les premiers résultats officiels connus, le schéma de réaction de Trump et celui de ses homologues boliviens fut presque identique.

Profitant de la lenteur du dépouillement, aux États-Unis en raison du COVID-19 et en Bolivie en raison de l’arrivée tardive des votes ruraux, Trump et les dirigeants boliviens Mesa et Camacho favorables au coup d’État, ont pris le devant de la scène pour proclamer leurs « victoires » respectives mais également pour avertir leurs partisans et les médias internationaux qu’il y aurait une tentative de « voler » les élections.

Ces proclamations, ainsi que les spéculations sur la probabilité de fraude propagée sur les réseaux sociaux, ont été la poudrière déclenchant les manifestations dans les deux pays. Alors qu’en Bolivie, la cible des manifestants était le gouvernement d’Evo Morales et le Tribunal électoral suprême (TSE), les foules pro-Trump ont commencé à se rassembler dans les principaux États clés des élections (Nevada, Pennsylvanie et Géorgie) pour arrêter le processus de dépouillement.

Des milices armées ont également fait leur apparition, à la manière de la Resistencia Juvenil Cochala (RJC) et de l’intervention du groupe de jeunes phalangistes Unión Juvenil Cruceñista (UCJ) en Bolivie. Pendant ce temps, diverses sectes et groupes religieux ont commencé à avertir du complot « satanique » visant à voler l’élection à Trump, tout comme ces rassemblements de masse de chrétiens évangéliques à Santa Cruz, dirigés par le chef d’extrême droite Camacho, à la veille du coup d’Etat.

Alors que ces hurlements à la « fraude » se poursuivaient, les manifestations pro-Trump se sont transformées en une violente tentative d’insurrection au sein du Capitole, les manifestants franchissant les barricades aidés de milices et de groupes armés, tandis que la police et les forces armées restaient passives, avant de se retirer.

Quelques différences clés doivent bien sûr être soulignées entre ces deux cas. Trump, contrairement aux leaders de l’opposition bolivienne Mesa et Camacho, s’est attiré les foudres d’une partie de l’élite économique des États-Unis, tout en ayant gardé le soutien d’une partie des principaux médias privés du pays. Et contrairement à Mesa, Donald Trump n’a pas d’organisation internationale majeure comme l’OEA pour vérifier ou rejeter ses allégations de fraude. Et malgré l’obsession continue de l’establishment démocrate et des médias grand public pour le soi-disant scandale du Russiagate, les États-Unis ne sont pas confrontés à la perspective d’une intervention étrangère, comparable à celle que son propre gouvernement fait peser sur les pays d’Amérique du Sud.

Sur le Russiagate, lire sur LVSL l’analyse de Politicoboy : « Retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »