Haïti, État des gangs dans un pays sans État

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Mouvement social contre la corruption de la classe politique, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Il y a un an en Haïti, le 7 juillet 2021, était assassiné le président Jovenel Moïse, précipitant encore davantage la faillite de l’État et la montée en puissance des bandes armées. Fin avril, des affrontements entre gangs ont fait 188 morts dans des quartiers populaires de Port-au-Prince. Loin d’être une surprise, cette violence extrême s’inscrit dans la continuité d’un banditisme d’État qui jouit depuis longtemps de complicités internationales.

Fin avril – début mai 2022, dans les quartiers populaires de Tabarre et de Croix-des-Bouquets, à Port-au-Prince, des bandes armées rivales s’affrontent pendant une dizaine de jours. Le bilan provisoire (probablement sous-estimé), de l’ONU, fait état de 188 personnes tuées, 12 disparus, 113 blessés et des milliers de déplacés. Des atrocités ont été signalées : corps incendiés, décapitations, mutilations, viols collectifs, y compris d’enfants.

Trois jours avant le début de ce massacre, la France organisait la troisième réunion – les deux précédentes avaient été organisées, en décembre 2021, par les États-Unis, et, en janvier 2022, par le Canada – des partenaires internationaux de haut niveau sur Haïti. Il y était question, en l’absence de toute représentation de la société civile haïtienne, de « l’appui des progrès réalisés ». L’ampleur des exactions, la dynamique des violences et la coïncidence des événements, sur les scènes locale et internationale, dessinent les contours du drame haïtien.

Phénomène ancien, dynamique nouvelle

Haïti est devenu le pays au monde avec le nombre le plus élevé d’enlèvements par habitant ; plus de 1 000 en 2021. Au cours des cinq premiers mois de cette année 2022, la police a déjà enregistré plus de 200 homicides et 540 kidnappings – 198 pour le seul mois de mai –, s’accompagnant quasi-systématiquement de viols. En réalité, leur nombre est bien plus élevé ; nombreuses sont les familles des victimes qui, par défiance, ne rapportent pas les faits ; et certains quartiers sous la coupe des bandes armées demeurent hors de portée de la police et des statistiques.

Du 1er janvier au 31 mai 2022, près de 800 personnes ont été tuées. L’essentiel des violences se concentre dans la capitale Port-au-Prince et dans sa périphérie, dont la majeure partie du territoire est passée sous le contrôle des gangs. Ces derniers, mieux armés que les policiers, seraient plus d’une centaine, tirant leurs ressources des enlèvements, du racket, de leurs liens avec l’élite économique et du prélèvement illégal de taxes dans les quartiers où ils opèrent.

Face à une telle situation, la Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, s’est dite profondément troublée, évoquant des « violences extrêmes », qui avaient « atteint des niveaux inimaginables et intolérables », tandis que la Représentante spéciale de l’ONU en Haïti, Helen La Lime, parle d’un « état de terreur ». Il convient cependant de se dégager de la sidération provoquée par les images, les citations et les chiffres, afin d’analyser à froid cette violence.

La présence des bandes armées en Haïti est un phénomène ancien. Mais la nouveauté tient à leur prolifération, leur extension territoriale et l’intensité de leur connexion avec la classe politique et le monde des affaires. Les gangs sont nés sur le terreau de la pauvreté (qui touche plus de 59% de la population), des inégalités – Haïti est le pays le plus inégalitaire du continent le plus inégalitaire du monde –, de l’absence d’accès à des services sociaux, du désintérêt de l’État, et du clientélisme.

Implantées dans les quartiers populaires, les bandes armées réalisent un substitut de travail social, assurent un contrôle du territoire et un réservoir de votes auprès d’hommes politiques et de membres de l’oligarchie. Leurs interventions, qui tendent à s’intensifier en période électorale, étaient auparavant circonscrites à des zones spécifiques, et ne se matérialisaient pas par une violence généralisée. Il s’agissait d’un phénomène préoccupant, mais localisé.

« La gangstérisation de l’État est une nouvelle forme de gouvernance »

Réseau national de la défense des droits humains

Au cours des six mois précédents l’investiture du président, Jovenel Moïse, en février 2017, seuls 20 kidnappings avaient été signalés. Quatre ans plus tard, en 2021, le nombre d’homicides et d’enlèvements dépassait de loin ceux cumulés de 2019 et 2020. Et depuis, la situation sécuritaire n’a cessé de se détériorer. Le tournant remonte à 2018.

Modus operandi des violences

Les 13 et 14 novembre 2018, 71 personnes étaient assassinées à Port-au-Prince dans le quartier de La Saline, un bastion de l’opposition au président Jovenel Moïse. C’était le premier d’une série de massacres de grande ampleur. Celui de fin avril qui s’est soldé par l’assassinat de près de 200 personnes n’était que le dernier en date.

Le massacre de La Saline est emblématique. Non seulement parce qu’il est le premier de cette ampleur, mais aussi parce qu’il inaugure un modus operandi qui ne cessera de se répéter. Cette tuerie témoigne en effet d’un niveau de planification, de concertation, et d’organisation, qui n’existait pas auparavant. Les bandes armées y pratiquèrent une politique de la terreur – viols collectifs, mutilations, incendies, disparitions des corps –, diffusée sur les réseaux sociaux afin d’asseoir leur autorité sur le territoire et la population. Et, bien qu’elle fût avertie, la police n’intervînt pas. Du moins pas pour protéger la population, car nombre de témoignages et d’enquêtes révélèrent la participation directe de policiers aux exactions.

Si les gangs attaquèrent un lieu significatif avec La Saline, ils intervinrent surtout dans un moment stratégique. L’été 2018 avait été marqué par des manifestations contre l’augmentation du prix des carburants et par la révélation d’un scandale de corruption qui avait poussé les jeunes et les classes moyennes urbaines dans la rue. À partir de septembre 2018, ces deux vagues de protestation vont converger en un mouvement social d’une ampleur inédite, bousculant les revendications initiales pour mettre en cause le « système ». Aussi imprécis que soit le terme, il n’en cible pas moins la corruption, l’impunité, et le mépris de la classe dominante. Le massacre de La Saline doit, dès lors, largement être compris comme la réponse d’un gouvernement acculé au soulèvement populaire.

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Pancarte brandie lors d’une manifestation anti-gouvernement, janvier 2019 © Nou Pap Dòmi

Face à ces crimes, le gouvernement s’est naturellement distingué par son silence et son indifférence, garantissant l’impunité. De même que Jovenel Moïse avait attendu des semaines avant d’évoquer La Saline, l’actuel Premier ministre par intérim, Ariel Henry, ne s’est toujours pas prononcé sur le crime de masse de mai dernier. Et, à ce jour, toutes les enquêtes sur les massacres – de même que celles sur l’assassinat de l’ancien président, de journalistes et d’avocats – sont au point mort. Pire même, un des responsables de la tuerie de La Saline, Fednel Monchery, ancien directeur du ministère de l’Intérieur, qui avait été interpelé, fut rapidement relâché suite à une intervention des autorités.

Les gangs, une privatisation de la puissance publique ?

Le phénomène des gangs s’inscrit dans un mouvement au long cours de réduction des ressources publiques et de délégation des fonctions de l’État. Ce délitement de l’État au profit d’entités privées fût mené par une classe politique alliée à l’élite économique, et soutenu par une communauté internationale habitée des idéaux néolibéraux, dont la myriade d’ONG bénéficiait de la privatisation. La dynamique s’est accélérée à partir du gouvernement de Michel Martelly, en 2011, dont Jovenel Moïse est le dauphin. En ce sens, les gangs sont moins le fruit de l’absence de l’État haïtien que de la privatisation de ses services, y compris de la force publique : officieusement, celle-ci fût peu à peu déléguée aux bandes armées afin de réprimer la contestation sociale, d’asseoir le pouvoir des dirigeants et d’assurer leur impunité.

Il y a ainsi un véritable concubinage – documenté et dénoncé par de nombreux rapports nationaux et internationaux – des bandes armées et des autorités publiques. Ces enquêtes mettent en évidence la responsabilité de hauts fonctionnaires d’État et d’agents de police, soit qu’ils aient planifié les attaques, soit qu’ils aient approuvés et soutenus ces crimes. Le massacre des habitants de La Saline, perçus comme opposants, est ainsi lié à l’administration Moïse qui a facilité, organisé, voire directement commandité ce crime. Des témoignages attestent que les membres des bandes armées se déplaçaient dans des blindés de police, d’autres relèvent le port de l’uniforme par certains assaillants. La non-intervention des forces de police – alors que ces violences durèrent plusieurs jours –, le silence d’État et l’impunité des responsables finissent d’accabler le gouvernement. Le meurtre du président Jovenel Moïse en juillet 2021 est donc en grande partie le retour de bâton d’une violence qu’il a entretenue et instrumentalisée. Son assassinat semble être en effet un règlement de compte entre différents clans de l’oligarchie.

Pour qualifier la situation, le Réseau national de la défense des droits humains (RNDDH) parle de « gangstérisation de l’État comme nouvelle forme de gouvernance ». Ce banditisme d’État jette une lumière crue, non seulement sur le pouvoir haïtien, mais aussi sur la diplomatie internationale ; sur son soutien sans faille aux gouvernements de Jovenel Moïse, hier, et d’Ariel Henry, aujourd’hui. À rebours du mythe d’un pays « sans État », il met en évidence la confiscation des instances et fonctions étatiques – y compris la police – par une élite corrompue, et l’aspiration frustrée de la majorité des Haïtiens et Haïtiennes à bénéficier d’institutions publiques, qui les représentent et soient à leur service.

Un drame sous responsabilité internationale

Si la classe dominante haïtienne s’est appuyée sur les bandes armées pour maintenir son pouvoir, menacé par le soulèvement populaire de 2018-2019, elle a pu compter, comme par le passé, sur un autre allié de poids : Washington. La Maison blanche a fixé pour Haïti les conditions de la diplomatie internationale, sur lesquels se sont alignés les autres États, français et européens en tête, ainsi que les institutions internationales, dont la plus importante d’entre elles, l’ONU. Et Biden, qui s’était montré critique envers la stratégie de l’administration Trump vis-à-vis d’Haïti, a poursuivi la même politique.

Adoptant un formalisme démocratique – qu’ils défendent à géométrie variable –, Washington et l’Union européenne ont appelé à un « dialogue national inclusif », au respect de la légalité et à la tenue rapide d’élections. La dérive autoritaire et mafieuse du gouvernement, le délitement accéléré des institutions publiques, ainsi que la multiplication des massacres, au fur et à mesure que les bandes armées gagnaient du terrain, n’y changeront rien. Pourtant, dans de telles conditions, la possibilité même d’organiser un scrutin libre et transparent est contestée par la population. Les œillères de la communauté internationale, qui insiste pour organiser des élections, sont donc une prise de partie : le maintien de l’élite politique corrompue plutôt que l’écoute des revendications populaires.

« Ce téléguidage des affaires internes est une énième illustration de la double dépendance – économique et politique – de l’État haïtien vis-à-vis de ses bailleurs. »

Les acteurs et actrices du soulèvement populaire avaient en effet convergé, dès 2020, autour de la revendication d’une « transition de rupture ». Cette convergence s’est ensuite consolidée et s’institutionnalisée dans l’Accord de la Conférence citoyenne pour une solution haïtienne à la crise (dit Accord de Montana), signé le 30 août 2021 par l’ensemble des mouvement sociaux (syndicats, églises, mouvements paysans, mouvements de femmes, organisations de droits humains…).

Deux options se font donc face : des élections, aussi vite que possible pour retrouver un semblant de stabilité ; ou une transition, qui permette de mettre en place, à terme, les conditions d’une campagne électorale, en rompant avec la corruption, l’impunité et, plus généralement, l’effondrement des institutions publiques.

Au nom de l’urgence et de la légalité, l’option d’une transition a été balayée par la communauté internationale, qui revendique la priorité du scrutin. Ce téléguidage des affaires internes est une énième illustration de la double dépendance – économique et politique – de l’État haïtien vis-à-vis de ses bailleurs. D’abord prévue pour juin, puis octobre 2021, repoussées encore, la tenue d’élections avant la fin 2022 apparait désormais, selon les propres termes des Nations unies, « peu probable ».

Le mandat du gouvernement actuel, de même que celui des deux-tiers du parlement, étant arrivés à terme, ceux-ci ne s’appuient plus sur aucune base légale, et encore moins légitime. Alors que les lignes rouges sont dépassées les unes après les autres, Haïti est piégé dans une phase transitoire sans transition ni deadline. Pour maintenir le pays sous son influence, et empêcher la voie à une transition qui a toutes les chances de leur échapper, l’international s’est pieds et poings liés à la classe dominante haïtienne. Celle-ci le sait, et agit en conséquence.

À défaut de faciliter une sortie de crise et bloquant tout véritable changement, Washington et ses affidés multiplient (à l’instar d’Ariel Henry) les effets d’annonce, augmentent l’aide humanitaire – celle-ci ne résout rien et demeure largement en-deçà des besoins qui s’accroissent (et vont continuer de s’accroître) –, et entendent former, équiper et renforcer la police haïtienne. Ce faisant, ils ne tirent aucune leçon de la complicité répétée et documentée entre l’institution policière et les bandes armées.

La réduction de la question haïtienne aux paramètres sécuritaire et humanitaire est à la fois cause et effet d’une dépolitisation. Faire de l’insécurité et de l’impunité un simple problème de moyens et de capacités est un leurre ; auquel l’international s’accroche d’autant plus qu’il lui permet de ne pas reconnaître l’échec de sa politique.

À quand la fin de cette descente aux enfers ?

Double et douloureux paradoxe historique : première république noire, issue de la révolution d’esclaves, en 1804, mettant une idée radicale de la liberté à l’agenda du monde, Haïti a vu son indépendance confisquée par la nouvelle élite au pouvoir, et sa souveraineté assujettie. Cette confiscation sur le plan national et cet assujettissement sur la scène internationale sont les deux versants d’une même stratégie de développement, où se lit l’alliance de l’oligarchie locale avec Paris d’abord, Washington ensuite.

Or, les principaux relais et orchestrateurs de cette dépendance – par le biais des diverses missions onusiennes, plans économiques et autres ingérences, plus directement politiques –, se sont autoqualifiés « pays amis », et ne cessent de prétendre aider Haïti à se relever. D’une autoévaluation à l’autre, ils se plaisent à présenter les défis et « avancées », en gommant la faillite de leur politique, ou en attribuant cet échec à l’incapacité et à la mauvaise volonté des Haïtiens eux-mêmes.

Les données de l’équation sont relativement simples : le statu quo ou le changement. De 2018 à nos jours, la situation a empiré. Et elle continuera de se dégrader si rien n’est fait. La descente en enfer du pays est le prix à payer pour maintenir cet état de fait. Plus exactement, c’est le prix que l’international et l’oligarchie locale font payer aux Haïtiens et Haïtiennes pour que rien ne change.

Lula favori au Brésil : victoire ou mort de la gauche ?

L’ex-président et candidat Lula a récemment effectué des déclarations radicales en matière de politique étrangère. Il a notamment promis d’oeuvrer à la création d’une devise latino-américaine alternative au dollar s’il est réélu. Les signaux qu’il envoie en matière de politique intérieure sont tout autres. Pour sécuriser son ticket présidentiel, Lula n’a pas hésité à tendre une main chaleureuse aux secteurs les plus conservateurs, jetant le doute la nature d’un futur mandat. Il a notamment avalisé un rapprochement avec le néolibéral Geraldo Alckmin, ancien opposant qui se présente désormais comme candidat à la vice-présidence auprès de Lula. Renoncement ? Le jeu politique brésilien est historiquement un jeu d’alliances, aujourd’hui plus décisives qu’hier. Bolsonaro, donné perdant, n’a eu de cesse de remettre en cause la légitimité des élections à venir, tandis que les élites brésiliennes risquent fort peu d’accepter l’élection d’un candidat radical en matière de redistribution sociale…

Jusque-là, tout annonce un duel entre le président Jair Bolsonaro et l’ex-président Lula. Alors que le président sortant pâtit dans l’opinion publique de sa gestion catastrophique de la crise du Covid-19 et de l’aggravation de la pauvreté, l’ex-président Lula, du Parti des travailleurs (PT) pourrait bien l’emporter.

Le bilan Bolsonaro : triomphe néolibéral et catastrophe sanitaire

Le bilan de Bolsonaro est plus qu’une liste de déclarations polémiques. Au ministère de l’Économie, l’ultra-néolibéral Paulo Guedes, « Chicago Boy » et disciple de Milton Friedman, a fait la fierté de ses pairs. Flexibilisation du marché du travail, réduction des droits à la retraite, dérégulation de l’économie et grand plan de privatisations, le ministre est allé jusqu’à créer un « secrétariat de la Désétatisation et du Désinvestissement ». À l’international, le chef d’État brésilien a été décrié pour son laisser-faire en Amazonie. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : à la mi-2020 le ministère de l’Environnement n’avait utilisé que 0,4 % de son budget et en 2021 la déforestation a augmenté de 22 % par rapport à l’année précédente.

Mais c’est surtout un bilan social catastrophique qui mérite d’être souligné. La pandémie de Covid-19 fût dévastatrice et très mal gérée par le gouvernement. L’inaction et le négationnisme du président face à ce qu’il a qualifié de « petite grippe », alors même que le Brésil totalise la moitié des morts du Covid en Amérique latine – tandis que le pays ne représente qu’un tiers de la population du sous-continent –, ont été fortement critiqués. Contre la ligne présidentielle, les premières mesures sanitaires (fermeture des écoles, de certains commerces, port du masque…) furent impulsées aux niveaux local et fédéral par des maires et des gouverneurs dès mars 2020. De son côté, Bolsonaro s’octroyait le droit de ne pas porter de masque, multipliait les bains de foule et diffusait des fake news sur la pandémie. Il a démis de leurs fonctions plusieurs ministres de la Santé avant de nommer un militaire sans aucune expérience dans le domaine. Face à ce fiasco, la Commission d’Enquête Parlementaire (CPI) sur la gestion de la pandémie a incriminé le président pour plus d’une dizaine de chefs d’accusation concernant ses mensonges et sa négligence, tous pointant sa responsabilité dans le lourd bilan humain de la crise, s’élevant à 630 000 morts.

Amputation des salaires de 20%, 5 millions de personnes supplémentaires tombées sous le seuil de pauvreté entre 2019 et 2020, et 20 millions de personnes souffrant d’insécurité alimentaire… la situation des plus pauvres au Brésil s’est encore aggravée. Aujourd’hui, alors que la réduction des aides sociales mises en place pendant la pandémie s’associe à l’inflation, l’horizon n’est pas plus optimiste.

En un peu plus de trois ans de mandat, Jair Bolsonaro compte à son actif 143 demandes d’impeachment – la procédure de destitution pour fautes graves. Un chiffre record face aux 68 qu’avait connues Dilma Roussef avant le succès de la dernière, aboutissant au coup d’état parlementaire de 2016, ou aux 37 contre Lula lorsqu’il était à la tête du pays. L’échec de chacune de ces procédures témoigne du fait que le président peut toujours compter sur le soutien d’une majorité au Parlement.

Le retour de Lula, favori des intentions de votes

Victime d’une persécution judiciaire aujourd’hui révélée, Lula a vu ses droits politiques rétablis en mars 2021. Il avait été incarcéré en avril 2018 sur décision du juge Sergio Moro dans le cadre de l’enquête « Lava Jato » – ce même Sergio Moro qui deviendra quelques mois plus tard le ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. Les coulisses de cette grande opération ont dévoilé que l’objectif des juges et procureurs était moins de lutter contre la corruption que d’inculper l’ancien président Lula.

Son arrestation à quelques mois des présidentielles de 2018 l’a empêché de concourir et a entériné chez les électeurs un sentiment de lassitude envers le PT, alors noyé par les affaires de corruption depuis le coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff. En avril 2021, la Cour suprême a confirmé l’annulation des condamnations de Lula – en liberté depuis 2019 – et a acté la « partialité » du juge Sergio Moro dans l’affaire, confirmant les motivations politiques de la procédure. Loin d’être arrêté par cette perte de crédibilité, le juge Moro se présente à l’élection présidentielle à venir, cherchant à s’affirmer comme troisième voie face aux deux favoris.

Allier la droite conservatrice à la gauche

Alors que le PT est largement en tête des intentions de vote (48 % au premier tour), la victoire de Lula s’inscrirait-elle dans un nouveau « virage à gauche » du sous-continent ? L’analogie avec la situation politique des années 2000 a ses limites. Les gouvernements récemment élus en Amérique latine attestent d’une gauche moins radicale et moins ambitieuse en termes de transformations sociales que ne l’étaient le Venezuela de Chávez, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Équateur de Rafael Correa. L’élection de Gabriel Boric, fruit d’une alliance large allant de la social-démocratie à la gauche radicale, témoigne de cet alanguissement.

Le Brésil n’échappe pas à la règle. Pour assurer sa victoire, Lula doit se rapprocher du centre afin d’obtenir une majorité. Clé de voute de la scène politique au Brésil, le « centrão » rassemble divers petits partis politiques du centre et de la droite. Qualifiés de « supra-partisans », d’aucuns diront qu’il s’agit d’opportunistes sans idéologie négociant des faveurs avec les gouvernements en place. Incontournable et disposant aujourd’hui de 182 députés (sur 513), le centrão a le pouvoir de modifier l’équilibre des pouvoirs au Parlement. Tout prétendant à la fonction présidentielle doit tenir compte de cette force dans sa stratégie de gouvernement.

C’est alors un ticket présidentiel controversé qui s’est confirmé le mois dernier. Depuis quelques mois, Lula avait entamé un rapprochement avec l’ancien gouverneur de l’État de São Paulo, Geraldo Alckmin, candidat de droite aux présidentielles de 2006 et de 2018. Fin mars, Alckmin officialisa son affiliation au Parti socialiste brésilien (PSB) et fut désigné, début avril, pré-candidat à la vice-présidence de la République dans le cadre d’une coalition entre le PT et le PSB pour faire front à Bolsonaro dès le premier tour. Si Lula est élu, Alckmin sera donc son deuxième homme. Néolibéral sur les questions économiques, lié à l’Opus Dei – institution catholique et anti-avortement – Geraldo Alckmin est un opposant historique du PT. Il avait participé à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff. Pour le PT, on imagine mal plus grand numéro de contorsionnisme. Cette alliance fut très critiquée par une fraction du parti, une opposition sans conséquence.

Par ailleurs, outre les oppositions idéologiques flagrantes, la stratégie interroge l’avenir du parti. En faisant d’Alckmin le n°2 de l’exécutif, le PT se prive d’une place de choix pour former un successeur. S’il était élu, Lula entamerait son nouveau mandat à 77 ans alors que le parti ne dispose pas de figure s’imposant comme héritier naturel. Après Lula, la survie de la gauche brésilienne est incertaine.

À plusieurs reprises, Lula a déclaré ne pas vouloir être le candidat du PT ou de la gauche uniquement, mais d’un « mouvement » de plus grande portée. « L’union nationale » est devenue le leitmotiv du candidat, qui cherche à s’imposer comme le seul capable d’unir de la gauche à la droite non bolsonariste faisant front commun contre le président actuel. Sur les plans économiques et sociaux, rien n’opposent la droite néolibérale d’Alckmin de celle des partisans de Bolsonaro. La première est en revanche dépourvue des teintes ouvertement racistes et militaristes de la seconde. Comme jamais auparavant, le mandat Bolsonaro fût marqué par l’infiltration des militaires au sein des institutions publiques et de l’économie, nommés à des postes de hauts fonctionnaires ou de chefs d’entreprises. Le binôme Lula-Alckmin est alors une main tendue aux élites conservatrices du pays qui souhaitent reprendre à l’armée ses nouveaux galons.

Pour ceux qui la défendent à gauche, cette alliance est une affaire de nécessité. La destitution de Dilma Roussef, l’emprisonnement de Lula et le mandat Bolsonaro qui n’a cessé de saper les institutions démocratiques, sont des précédents qui font craindre au PT la confiscation du pouvoir par leurs adversaires politiques. Mais la politique de conciliation permanente n’est pas neuve. Déjà suivie sous Lula et dans une moindre mesure sous Dilma Roussef, elle n’a pas empêché les persécutions politiques contre les leaders du PT ni leur écartement du pouvoir. L’aile gauche du PT accuse alors la stratégie. En 2016 déjà, évoquant les méandres politiques brésiliens, le journaliste Renaud Lambert s’interrogeait : « Du compromis à la compromission, pas de frontière bien nette mais un camaïeu, dont chacun perçoit les nuances différemment selon qu’il œuvre au sein du gouvernement ou des mouvements sociaux. Or, quand cesse-t-on de gouverner avec la droite et quand commence-t-on à gouverner pour elle ? ».

Le PT au pouvoir, à quoi doit s’attendre le Brésil ?

Les Brésiliens et les gauches latino-américaines restent marqués par la présidence de Lula (2003-2011). Profitant d’une conjoncture économique favorable portée par la croissance de la Chine, le Brésil s’était imposé comme une puissance économique mondiale. Les politiques sociales portées par le PT – revalorisation du salaire minimum, aides sociales, politique du logement, etc. – ont contribué à sortir des millions de personnes de la pauvreté.

Jusque-là, Lula est resté flou sur les mesures qu’il porterait une fois au pouvoir. S’il fait de la réduction des inégalités, la création d’emplois et la question climatique les trois axes de son projet, le passage des orientations générales à la formulation et au chiffrage des politiques publiques n’a pas encore été réalisé. Le boom des matières premières n’est aujourd’hui qu’un lointain souvenir et force à repenser les sources de financement des politiques sociales. Le candidat avance avec prudence. Le binôme qu’il forme avec Alckmin empêche d’envisager une éventuelle réforme fiscale de grande envergure qui augmenterait la part de contribution des hauts revenus.

En matière de dépenses publiques, un agenda social affronterait un obstacle de taille, dont l’architecte n’est autre qu’un allié de la première heure. Henrique Mereilles, désigné par Lula président de la Banque centrale durant ses deux mandats, fut nommé ministre de l’Économie par Michel Temer après la destitution de Dilma Roussef. En 2016, il fit inscrire dans la Constitution une disposition interdisant l’augmentation (hors inflation) des dépenses publiques jusqu’en 2036. La pandémie de Covid-19 a certes forcé l’adoption d’un régime exceptionnel dérogatoire, mais la dette accumulée fait craindre le retour des politiques d’austérité.

Lors des précédents mandats de Lula, les rentes élevées tirées de l’exportation des matières primaires avaient permis de maintenir le statu quo du libéralisme tout en finançant des politiques de redistribution. Aujourd’hui, l’alliance avec les forces conservatrices est effective mais on peine à voir d’où viendra la dimension sociale de la recette réformiste pétiste. Finalement, dans une situation de crise historique – l’inflation atteint ses taux records depuis 2003 –, le compromis entre la gauche de Lula et la droite d’Alckmin tient à l’urgence d’une sortie de crise. Les deux souhaitent une relance de l’économie et la reprise d’une diplomatie active afin de renforcer des liens commerciaux, et Lula table sur cette relance pour améliorer les conditions de vie des brésiliens.

Si elle fait naître peu d’espérances sur le plan interne, une victoire de Lula serait en revanche significative au plan international. En pleine campagne électorale, sa tournée européenne d’automne dernier a été l’occasion de rencontrer différentes personnalités politiques du continent et de renouer de vieux liens diplomatiques. Un contraste fort avec l’isolement géopolitique actuel de Bolsonaro. Lula joue la figure de la conciliation, affichant sa volonté de mettre fin à un Brésil isolé et retranché derrière les États-Unis.

NDLR : Lire l’article de Nicolas Souza : « Bolsonaro : Le grand tournant pro-américain du Brésil ? »

Cependant, dans le contexte de la guerre en Ukraine, les positionnements récents de Lula et sa proximité avec Poutine laisse entrevoir un avenir non aligné sur les desseins des puissances occidentales. Première puissance économique régionale, la couleur politique du géant brésilien sera déterminante dans le rééquilibrage géopolitique latinoaméricain.

En cas de victoire, la menace d’un coup d’État ?

Depuis la montée de Lula dans les sondages, Bolsonaro multiplie les déclarations contestant la légitimité de son éventuelle victoire. Il met en doute la fiabilité du système de vote et multiplie les accusations de corruption à l’égard de Lula, alors même que de nombreux scandales pèsent sur chacun des membres de son propre clan. Son fils aîné Flávio Bolsonaro est notamment soupçonné d’être à la tête d’une organisation criminelle liée à l’assassinat, en 2018, de la conseillère municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco.

Les magistrats du tribunal suprême fédéral, enquêtant sur Bolsonaro pour corruption, en prennent également pour leur grade. Le 7 septembre 2021, jour de l’indépendance nationale, Bolsonaro avait appelé ses partisans à un « contre coup d’État », pour protester contre les enquêtes et critiques dont il était la cible. L’opération visait à supprimer certaines institutions, notamment le tribunal suprême, et a fait craindre pour la démocratie au Brésil. Ce 7 septembre, de nombreux militaires et policiers étaient présents à Brasilia pour soutenir Bolsonaro et les forces de l’ordre craignaient qu’ils ne soient venus armés. Cependant, Bolsonaro a rétropédalé et aucun appel à l’insurrection n’a été formulé.

Après cette tentative avortée, certains craignent une nouvelle offensive en cas de victoire de Lula. S’assurant le soutien de ses forces, Bolsonaro a déjà annoncé une augmentation du salaire des policiers. Lors d’un entretien avec le média Carta Maior, le philosophe Vladimir Safatle évoquait ainsi la possibilité d’un « scénario à la Trump, avec les forces armées, ce qui impliquerait un degré de conflit encore jamais vu. ». Cependant, alors que les militaires ont désormais infiltrés dans les administrations et les entreprises, il y a fort à parier pour que l’opposition menée par Bolsonaro se traduise par un blocage des réformes et des institutions, plus que par un coup d’éclat militaire.

Bien que la dynamique soit en faveur de Lula, « l’après » des élections d’octobre est incertain. Un bloc conservateur et réactionnaire, avec un pied dans l’armée et l’autre dans la police, reste attaché à Bolsonaro. De l’autre côté, les alliances opérées par Lula conduisent à ne pas se faire d’illusion sur la mise en place d’un programme de gauche avec l’arrivée au pouvoir du PT. Tout finalement se jouera à l’international, scène sur laquelle Lula et son art de la négociation pourraient être déterminants dans le rassemblement des forces progressistes du continent.

Victoire de Boric : le Chili va-t-il « enterrer le néolibéralisme » ?

Gabriel Boric au soir du 1er tour. Santiago de Chile, 21/11/2021. © Jim Delémont

Peu après son élection, Gabriel Boric déclarait : « Le néolibéralisme est né au Chili, c’est au Chili qu’il sera enterré ». Quelques jours plus tard, dans le palais présidentiel de la Moneda, il s’inclinait devant le buste de Salvador Allende, le président socialiste assassiné lors d’un coup d’État militaire sanglant. Le pays sort d’une période incandescente, où des protestations sociales historiques ont accouché d’un processus constituant qui pourrait bien ébranler les institutions néolibérales actuelles. Pourtant, entre l’espoir d’un changement radical et le statu quo des 30 dernières années, le chapitre ouvert par Gabriel Boric ne s’oriente pas vers un bras de fer frontal avec les élites chiliennes. Si l’on retrouve dans les rangs de son futur gouvernement des figures des mobilisations sociales, son ministre des Finances, l’actuel gouverneur de la Banque centrale, et sa ministre des Relations extérieures, une ancienne attachée au secrétariat général de l’Organisation des États américains (OEA), sont issus de l’establishment. Un équilibre fragile où le président élu espère donner des gages à son électorat tout en rassurant les marchés financiers.

Le 18 octobre 2019 débute au Chili le plus grand soulèvement populaire depuis l’époque de Salvador Allende (au pouvoir entre 1970 et 1973). Déclenchée par l’augmentation du prix des transports de 30 pesos (quelques centimes d’euros), la mobilisation exprimait l’éveil d’une colère plus profonde, celle d’une population vivant depuis 30 ans sous le joug des politiques néolibérales. Des millions de personnes ont participé à cette mobilisation qui prit le nom d’estallido social (« explosion sociale »).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Jim Délémont « Chili : vers l’effondrement du système Pinochet ? » et celui de Corentin Dupuy « En finir avec le miracle économique chilien »

Une manifestante sur la Plaza Dignidad. Santiago de Chile, 17/12/2021. © Jim Delémont

L’estallido social vient rebattre les cartes du jeu politique, poussant à un rapprochement entre la principale force d’opposition, le Frente Amplio (Front Large), et le Parti communiste chilien. C’est sous la bannière de cette coalition Apruebo Diginidad (J’approuve la Dignité) que se présente le candidat Gabriel Boric.

Gabriel Boric : l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio

Gabriel Boric a émergé à la suite des mobilisations étudiantes et lycéennes des années 2000 et 2010. Il devient président de la Fédération des étudiants de l’Université du Chili (FECh) en 2011, à la suite de la grande mobilisation étudiante. Alors député indépendant de la région de Magallanes au sud du Chili, il participe à la création du Frente Amplio en 2016. Puisant dans les mobilisations étudiantes des années précédentes, le Frente Amplio émerge comme stratégie de coalition des organisations politiques à la gauche du Parti socialiste afin d’incarner une alternative au bipartisme.

NDLR : Lire sur LVSL l’article de Randy Nemoz « Le Frente Amplio : l’émergence de l’alternative politique au Chili »

Lors du mouvement social de 2019, le rôle endossé par Gabriel Boric éclaire sur son orientation politique. Il fut l’un des signataires de « l’Accord pour la Paix et une nouvelle Constitution » qui posa les bases du référendum d’octobre 2020. Bien que le pouvoir chilien ait été finalement dépassé par l’accord, à ses début le texte fut perçu par certains secteurs de la mobilisation comme un accord d’appareils, responsable de l’affaiblissement du mouvement social. Gabriel Boric prend ainsi les contours d’un personnage légitimiste, marqué par une volonté de s’institutionnaliser, d’incarner une gauche de rupture mais non radicale – faisant de lui l’une des figures les plus modérées du Frente Amplio.

“Le Chili ne mérite pas ce châtiment” Un collage contre le candidat d’extrême droite dont le nom, Kast, est inséré dans le mot “castigo” (châtiment). Mur du centre culturel GAM, Santiago de Chile, 19/12/2021. © Jim Delémont

L’équipe de Gabriel Boric s’est engagée dans la campagne présidentielle convaincue que son inscription dans la dynamique d’une série de victoires politiques leur était acquise de fait. Lors du référendum d’octobre 2021, près de 80% de votants avaient appuyé la rédaction d’une nouvelle Constitution. Ensuite, l’élection des membres de la Convention constituante fut largement remportée par les candidats des listes indépendantes et d’Apruebo Dignidad, ainsi que les élections municipales et des présidents de régions qui se déroulaient au même moment. Un élan conforté par l’ample victoire du candidat du Frente Amplio lors de la primaire d’Apruebo Dignidad, face au communiste Daniel Jadue, à laquelle 1.75 million de personnes ont voté. Véritable miroir aux alouettes qui, dans leurs rangs, conduisait certains à rêver d’une victoire dès le 1er tour de la présidentielle.

Or, lors de ce scrutin, Gabriel Boric n’est pas parvenu à élargir cette confortable assise, réunissant à peine 64 000 votes de plus. Le principal écueil se trouve dans la définition même de sa stratégie, qui s’est résumée à une reproduction amplifiée de la campagne de la primaire, s’adressant cette fois-ci à l’ensemble du pays. Des politistes chiliens parlent ainsi de ñuñoización, du nom de Ñuñoa, quartier de Santiago du Chili prisé par la jeune classe moyenne supérieure et diplômée. Autrement dit, ils soulignent la difficulté pour le Frente Amplio de sortir de sa zone de confort politique, dont les ressorts discursifs ont rendu Gabriel Boric inaudible auprès des classes populaires en périphérie de la région de Santiago.

Bien que la victoire de Gabriel Boric s’inscrive dans la séquence politique ouverte par l’estallido, et qu’elle puisse se lire comme l’expression institutionnelle de la mobilisation, Apruebo Dignidad n’est pas parvenue à intégrer dans son sillage la force électorale représentée par les listes indépendantes. Or, ce sont dans ces listes que se sont retrouvés les déçus de la politique qui rejettent les partis et qui ont activement participé à la mobilisation populaire. Autant d’électeurs qui ne se sont pas déplacés aux urnes lors du premier tour. L’abstention est en effet un phénomène systémique au Chili, renforcée par la fin du vote obligatoire en 2012. La participation, très volatile, est ainsi un facteur déterminant : qui va se décider à aller ou non aux urnes ? Cette question s’est sans doute posée trop tardivement dans l’équipe de campagne d’Apruebo Dignidad.

Un sursaut citoyen au second tour face à l’extrême droite

Au soir du 1er tour de l’élection présidentielle, le 21 novembre, les résultats ont fait l’effet d’une douche froide, tant dans le dispositif de campagne de Gabriel Boric que dans la société chilienne : José Antonio Kast, le candidat d’extrême-droite, arrivait en tête avec 28 % des votes exprimés, plus de 2 points devant le candidat d’Apruebo Dignidad. Le tournant – plus radical – opéré dans la campagne de Gabriel Boric au second tour s’explique par les raisons mêmes de la percée électorale de Kast au premier tour.

Action de campagne du “comando Boric” du Cerro Placeres. Valparaíso, 05/12/2021. © Jim Delémont

Depuis octobre 2019, le Chili traversait une période de surchauffe politique marquée par la polarisation du débat, l’élection présidentielle portant la tension à son paroxysme. Après les revers électoraux infligés à la droite, la campagne du bloc réactionnaire chilien s’articule autour du rejet du processus constituant et de la menace dite « communiste » responsable du désordre, qu’incarnerait Gabriel Boric. Kast parvient ainsi à réunir ceux qui vivent le « nouveau Chili » comme une menace, en capitalisant sur les errances d’une droite sans leadership. Une droite conservatrice qui, bien qu’elle se soit attachée depuis 30 ans à lisser son image et gommer ses liens avec la dictature, s’est finalement résolue à soutenir le candidat d’extrême-droite au second tour.

Kast, directement issu de la tradition néo-nazie, incarne en effet le pinochetisme à l’état pur, une « combinaison d’ultralibéralisme économique, de conservatisme moral, d’autoritarisme et de légitimation des violences contre les droits fondamentaux en politique » selon le journaliste Ernesto Aguila. L’avenir même de la fragile démocratie chilienne était donc directement mis en jeu. Au-delà d’un vote porté par l’enthousiasme programmatique, la victoire écrasante de Gabriel Boric a également bénéficié de voix s’opposant d’abord au candidat pinochetiste. Une partie de son électorat semble donc, à tout le moins, en décalage avec les promesses de rupture portées par le Frente Amplio.

Une course contre la montre avant le référendum sur la nouvelle Constitution

Bientôt à la tête de la présidence du pays, la principale mission de Gabriel Boric est d’assurer la réussite du processus constituant. Ce dernier demeure la clef de voûte politique des mois à venir, jusqu’au référendum qui viendra approuver ou refuser le nouveau texte constitutionnel. Revendiquée comme un moyen de renouer avec le conflit politique en tant que force créatrice du droit et d’intégration des questions sociales, la Convention ambitionne de dé-constitutionnaliser le néolibéralisme et de démanteler les institutions issues de la dictature.

“Jusqu’à ce que la dignité devienne Constitution” Plaza Dignidad, Santiago de Chile, 08/01/2022. © Jim Delémont

À peine installée en juillet 2021, la Convention constituante a provoqué de multiples déceptions. Sous le feu des accusations les plus mensongères du bloc conservateur, les quelques scandales relatifs à certains de ses députés ont fait la Une des médias, jetant l’opprobre sur l’ensemble du processus. Une situation qui a pris en étau la campagne de Gabriel Boric qui, tout en voulant être le candidat naturel du processus constituant, a aussi pris une certaine distance avec la Convention afin de ne pas être comptable de ses différents déboires. Deux jours après son élection, Gabriel Boric se rendait cependant au siège de la Convention pour l’assurer de son soutien – l’appui sans faille de l’exécutif étant une condition sine qua non pour lui permettre de mener à bien ses travaux.

Dès mars, où il sera investi, Gabriel Boric doit articuler deux objectifs cruciaux et déterminants pour la suite de son mandat : assurer la réussite du processus constituant jusqu’au référendum d’octobre et préparer la victoire de celui-ci. Son issue semble liée à la réussite des premiers mois de son mandat : l’identification opérée entre Gabriel Boric et la Convention constituante risque de transformer le référendum sur la Constitution en un plébiscite sur le début de sa mandature.

Pour maintenir intacte la dynamique constituante, les équipes d’Apruebo Dignidad et les multiples organisations territoriales réfléchissent à la meilleure stratégie à adopter pour maintenir l’activité des comandos Boric, créés partout dans le pays pendant la campagne. L’objectif est de les réactiver afin qu’ils débutent, dès l’investiture du président, une pré-campagne en faveur de la nouvelle Constitution, en popularisant dans les villages et les quartiers les textes adoptés par la Convention. Quoiqu’il en soit, les mobilisations sociales seront indispensables pour accompagner et appuyer les décisions politiques à venir – une condition que s’est attaché à rappeler Gabriel Boric lors de ses derniers discours.

Jaime Bassa, alors vice-président de la Convention constituante, aux côtés de Macarena Ripamonti, Maire Frente Amplio de Viña del Mar, lors d’un meeting de soutien à Gabriel Boric. Viña del Mar, 27/11/2021. © Jim Delémont

Le triomphe de Gabriel Boric au second tour agit comme une seconde approbation du chemin emprunté par le Chili avec la Convention constituante. Tandis que la Convention a besoin du pouvoir exécutif pour s’achever victorieusement, le gouvernement d’Apruebo Dignidad requiert la nouvelle Constitution pour rendre légalement possible l’ensemble de son programme.

Mais le nouveau président devra manier avec précaution un point timidement abordé pendant la campagne : si nouvelle Constitution il y a, quelle légitimité pour le président élu de rester en place ? Une question brûlante à laquelle, instinctivement, la réponse penche pour celle d’une nouvelle élection. De leur côté, Gabriel Boric et ses équipes ont rappelé qu’ils respecteraient les décisions de la Convention, sans pour autant cacher qu’il allait pour eux de soi que le mandat serait mené jusqu’à son terme. Dans les coulisses du Congrès et de la Convention, les élus amplistas s’accordent sur un même objectif : assurer la stabilité politique du pays, ce que ne serait pas en mesure d’apporter une nouvelle élection présidentielle.

Au lendemain de l’élection, les débuts d’un rapport de force

Dès le lundi qui a suivi l’élection présidentielle, Gabriel Boric s’est rendu à la Moneda, le palais présidentiel, pour rencontrer l’actuel président Sebastian Piñera. Cette visite avait pour but d’entamer le travail destiné à la passation de pouvoir. Si cette séquence a permis à Gabriel Boric de rassurer sur ses capacités à exercer le pouvoir, elle n’est pas de nature à rassurer sa base militante.

À l’occasion de cette rencontre, l’invitation de Gabriel Boric par le président sortant, à une tournée internationale faisant étape au forum Prosur a créée la polémique. Créé en 2019 sur initiative des présidents Sebastian Piñera et Ivan Duque (Colombie), l’organisation entend faire concurrence à l’UNASUR, organisation régionale impulsée par le chef d’État brésilien Lula et la présidente argentine Kirchner, et ralliée en son temps par une douzaine de gouvernements de gauche d’Amérique latine. Prosur est donc une réponse des gouvernements libéraux et pro-américains dans la bataille pour l’hégémonie politique en Amérique Latine. L’édition de cette année avait lieu en Colombie, alors même que son gouvernement s’est illustré par une répression particulièrement féroce des contestations qui ont scandé l’année 2021.

Cette invitation, qui peut paraître banale au premier abord, a ainsi soulevé de vifs débats. Après certaines hésitations, reprochées dans son camp, le président élu a finalement refusé d’accompagner Piñera dans cette tournée internationale.

Les perturbations ne s’arrêtent pas là. La vie politique chilienne a été frappée d’une autre polémique, concernant la mise aux enchères des droits d’exploitation du lithium dans les mines chiliennes par le président Piñera dans les derniers mois de son mandat [1]. Cette procédure d’appel d’offres a été vivement attaquée par l’opposition, ainsi que par Gabriel Boric et ses alliés, notamment sur le terrain de la légitimité démocratique. Sebastian Piñera étant le président sortant et son mandat se terminant le 11 mars, cette mesure est apparue comme une atteinte à la démocratie par un président faisant passer les réformes les plus controversées avant son départ. Si Gabriel Boric a dénoncé cette mesure, il ne s’est pas engagé à l’abroger après son investiture. Un silence interprété par certains comme un aveu de faiblesse et un manque de volonté politique. Alors qu’un recours juridique a été déposé, la situation de cette attribution d’appel d’offres est aujourd’hui en suspend, attendant la décision future de la justice chilienne.

Quand des communistes côtoient des gardiens de l’orthodoxie budgétaire

Le 21 janvier, Gabriel Boric présentait les différents ministres de son futur gouvernement, au nombre de 24. Le premier élément marquant est la proportion de femmes : 14 au total. Ce choix illustre la volonté affichée durant toute la campagne de Gabriel Boric et du Frente Amplio de féminiser la vie politique et de faire du Chili « une nation plus inclusive ».

Sur le plan politique en revanche, ses choix n’ont pas fait l’unanimité. On compte huit ministres du Frente Amplio et trois du Parti communiste, mais aussi sept des partis politiques traditionnels – nommés à des postes importants.

Dans l’entourage proche de Gabriel Boric, Giorgio Jackson (Frente Amplio) et Camilla Vallejo (Parti communiste chilien) ont obtenu respectivement les postes de Secrétariat Général de la Présidence d’un côté, et du gouvernement de l’autre. Ces postes stratégiques correspondent au pilotage des relations du président de la République avec le gouvernement et le parlement, et à l’organisation de l’action gouvernementale. Le Parti communiste obtient également le Ministère du Travail et celui des Sciences.

De leur côté, les forces de l’ex-Concertación [NDLR : coalition de centre-gauche regroupant, entre autres, le Parti socialiste et la démocratie-chrétienne ; elle a gouverné plusieurs fois le Chili] remportent les ministères régaliens et hautement stratégiques. Comme futur ministre des Finances, on retrouve Mario Marcel, actuel président de la Banque Centrale chilienne, figure modérée ayant une longue expérience de travail avec des gouvernements de droite et de gauche. On peut aussi noter la présence d’Antonia Urrejola, future ministre des Relations extérieures, passée par plusieurs gouvernements et ancienne attachée du Secrétaire général de l’Organisation des États Américains, organisation considérée par la gauche latino-américaine comme l’institution de Washington, et récemment décriée pour son appui au coup d’Etat bolivien de 2019.

Gabriel Boric, lors du meeting de fin de campagne avant le second tour. Santiago de Chile, 16/11//2021. © Jim Delémont

La composition du gouvernement marque ainsi la volonté assumée par Gabriel Boric de concilier une alliance large entre les gauches, rendant sa politique la moins clivante possible afin de conserver sa majorité très limitée au Congrès. Son nouveau gouvernement a fait l’objet de plusieurs critiques. Jorge Sharp, maire de Valparaiso et ancien dirigeant du Frente Amplio, dénonce un recentrage politique.

Le 12 mars, Gabriel Boric fera face à l’épreuve du pouvoir, et avec elle à un double défi : ne pas décevoir les attentes populaires et assurer la réussite du processus constituant. Le Chili se trouve dans une situation inédite, où certaines conditions propices à des changements de fond sont réunies. Il n’en reste pas moins que la trajectoire politique du président nouvellement élu, ainsi que les signaux envoyés à travers la composition d’une partie de son futur gouvernement, laissent d’ores et déjà entrevoir un recentrage politique vers la social-démocratie.

Une option stratégique défendue, du côté des partisans de Boric, par la nécessité de temporiser avec les élites chiliennes pour permettre à la Constituante d’aller jusqu’au bout de son oeuvre – quitte à radicaliser plus tard l’orientation du gouvernement. Mais si l’on a déjà vu de nombreux gouvernements latino-américains aux intentions radicales se modérer suite à leur arrivée au pouvoir, l’inverse s’est-il jamais produit ?

Notes :

[1] Le Chili détient les plus importantes réserves de lithium au monde, juste après la Bolivie et le gisement découvert dans le Salar d’Uyuni.

Les divisions profondes de la Bolivie post-Evo Morales

Les soutiens de Luis Arce rassemblés par dizaine de milliers pour l’arrivée de la “Marche pour la Patrie” à La Paz © Tristan Waag

En octobre 2020, un an après le coup d’état de novembre 2019 qui avait vu la destitution d’Evo Morales par l’armée bolivienne puis son exil au Mexique et en Argentine, son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS) revenait au pouvoir triomphalement. L’ancien ministre de l’économie Luis Arce Catacora, dauphin d’Evo Morales, l’emportait avec plus de 55% des suffrages exprimés dès le premier tour du scrutin. D’aucuns auraient pu penser que cette victoire écrasante mettrait un coup d’arrêt aux innombrables tensions et violences politiques que connaît la société bolivienne depuis maintenant plusieurs années. Il n’en aura rien été. Depuis un an, et particulièrement ces derniers mois, l’opposition conservatrice et libérale apparaît plus radicalisée que jamais, tandis que le gouvernement de Luis Arce continue à mobiliser sa base électorale contre celle-ci. Nous avons pu assister sur place aux principaux événements politiques qui ont scandé ces derniers mois.

La victoire éclatante du MAS aux élections d’octobre 2020, avec plus de 55 % des voix, a été vue par certains comme une défaite probablement fatale aux différentes forces politiques anti-massistes [NDLR : du MAS, Mouvement vers le socialisme], principalement de droite, telles que le Comité civique pro-Santa Cruz – organisation réunissant de grands chefs d’entreprises de la région prospère de Santa Cruz, à l’est de la Bolivie – ou les différents partis de droite et d’extrême droite boliviens que sont respectivement Comunidad Ciudadana ou Creemos. Cette assertion s’est avérée largement exagérée, comme l’attestent, ces trois derniers mois, une violence inégalée depuis le coup d’état de 2019.

Polarisation politique croissante depuis le retour au pouvoir du MAS

Tout commence en octobre 2021, lorsque le président Luis Arce annonce son intention de proposer au vote de l’Assemblée plurinationale de Bolivie une loi visant à lutter contre le financement des activités illégales et le blanchiment d’argent, la « Ley 1386 ». Celle-ci inquiète le secteur des travailleurs informels – qui emploie plus de la moitié de la population active bolivienne – et certains de leurs syndicats. Ces derniers craignent que la loi soit le prétexte à un contrôle accru de leurs activités économiques et de leurs investissements, pour la plupart informels et non enregistrés par les services fiscaux de l’État national. Cette conviction est notamment alimentée par une campagne de désinformation menée par la droite. Selon cette dernière, la loi serait le signe du basculement du régime dans la dictature. La contestation du texte par la droite vient s’assortir d’autres revendications, telles que la libération de l’ex-présidente intérimaire Jeanine Anez, en détention provisoire pour avoir autorisé l’armée à tirer sur les soutiens d’Evo Morales lors du coup d’état de novembre 2019, et l’arrêt des poursuites judiciaires contre les responsables politiques ayant contribué à sa destitution.

NDLR : Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles au coup d’État de novembre 2019 contre Evo Morales. Lire en particulier l’article du même auteur : « Aux origines du coup d’État en Bolivie », celui de Baptiste Albertone : « Les coups d’État à l’ère de la post-vérité », celui de Denis Rogatyuk : « Bolivie : anatomie du coup d’État » et celui de Guillaume Long : « Le tournant à 180 degrés de la politique étrangère bolivienne depuis le coup d’État ».

Dans les départements de l’ouest bolivien, historiquement hostiles au MAS et au proceso de cambio – le nom donné au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS depuis son arrivée au pouvoir en 2005 – le mouvement d’opposition au projet de loi organise à partir du 8 novembre un blocage illimité des principaux axes de transport afin de déstabiliser l’économie. Le Comité civique de la ville de Santa Cruz – une organisation patronale soutenant le parti d’extrême-droite Creemos – organise le blocage total de la capitale départementale, premier pôle démographique du pays avec près de 2,5 millions d’habitants.

Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales, n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de l’opposition néolibérale bolivienne

Le gouverneur du département de Santa Cruz, Fernando Camacho, qui s’était distingué par sa violence à l’égard des militants du MAS et de ses soutiens indigènes lors du coup d’état de 2019, profite de la situation pour se présenter comme une alternative politique au MAS. Dans le département de Potosi, au sud-ouest du pays, les blocages organisés par le Comité civique de Potosi, organisation similaire au Comité civique de Santa Cruz, finissent en affrontements avec certains sympathisants du MAS et provoquent, le 6 novembre, la mort de l’un d’entre eux. La situation semble alors explosive et oblige le gouvernement à retirer son projet de loi.

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Fernando Camacho, leader de l’extrême droite bolivienne et actuel gouverneur de la région de Santa Cruz, au moment de prendre ses fonctions de gouverneur, en 2021. © wikimediacommons.

Face à l’intensité et à la violence des contestations à son égard, le MAS choisit de riposter afin de réaffirmer son autorité et de couper court aux appels à un nouveau coup d’État, lancé par certains. Dès le 8 novembre, premier jour du blocage national illimité organisé par les opposants au projet de loi, le MAS rassemble l’ensemble des organisations sociales qui lui sont affiliées sur la plaza Murillo, à La Paz, le lieu central du pouvoir exécutif et législatif. Officiellement, celles-ci sont conviées afin de célébrer la première année de gestion du président Luis Arce. Officieusement, cette célébration donne lieu à un défilé de plus de 5 heures devant le palais présidentiel, auquel participent l’ensemble des organisations sociales réunies dans le « Pacte d’Unité », l’alliance forgée par le MAS avec ses bases paysannes et ouvrières et réunissant notamment la puissante Centrale Ouvrière Bolivienne (COB) ou la Centrale syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB). Au cours de ce défilé, plusieurs régiments de l’armée bolivienne défilent eux-aussi. Véritable démonstration de force, le rassemblement permet à Luis Arce de réaffirmer sa légitimité politique et de montrer à ses opposants que l’armée bolivienne est, cette fois, prête à défendre les autorités légalement instituées.

Le président Luis Arce lors du défilé civico-militaire du 8 novembre. Il est entouré à sa droite, par le vice-président David Choquehuanca, et à sa gauche par le président de l’assemblée bolivienne Freddy Mamani Laura. © TristanWaag.

L’initiative vient ensuite de l’ex-président et figure morale du MAS, Evo Morales. Celui-ci organise à partir du 23 novembre une « marche pour la patrie » partant de Caracollo, dans le département de Cochabamba, et arrivant à La Paz, la capitale, une semaine après. La marche rassemble plusieurs dizaines de milliers de sympathisants du MAS venus des neuf départements boliviens. Le 29 novembre, la marche emplit les rues de La Paz au cri de « Vive la démocratie », « Le peuple est avec Luis ! ». Sur la place San Francisco de La Paz, devant plusieurs dizaines de milliers de leurs soutiens, le président Luis Arce et l’ex-président Evo Morales lancent une série d’offensives verbales contre les membres de l’opposition, qualifiés de « vendeurs de patrie » (vendepatrias), de « putschistes » (golpistas) ou encore de « racistes ». Au cours de cette marche, nous avons pu discuter avec des sympathisants du MAS venus de l’autre bout du pays et se disant prêts à défendre leur parti « jusqu’au bout ».

Mobilisation d’une opposition qui n’a jamais reconnu la légitimité du MAS

Comment expliquer cette polarisation politique extrême, alors même que le MAS détient une légitimité électorale ne pouvant souffrir d’aucune contestation ?

Il convient de se rappeler que même si le MAS est parvenu à remporter les élections présidentielles de 2020 dès le premier tour, les deux partis suivants, Comunidad Ciudadana et Creemos ont tout de même atteint à eux deux 45 % des suffrages exprimés, soit la moitié des électeurs. L’électorat de ces deux partis, regroupant des classes moyennes urbaines ainsi que la quasi totalité des catégories supérieures boliviennes ne s’est jamais identifié au projet de transformation sociale, économique et culturelle mis en place par le MAS, régulièrement qualifié de socialiste, communiste, chaviste ou indigéniste. Certaines mesures phares des années Morales, comme la hausse considérable de la taxation des multinationales du gaz et du pétrole ou la mise en place d’une nouvelle constitution en 2009 faisant de la Bolivie un « État plurinational » reconnaissant en son sein une diversité de « peuples indigènes » n’ont jamais été acceptées par les secteurs les plus combatifs de la droite néolibérale bolivienne – présents notamment dans ce que l’on nomme la Media Luna, les départements de l’ouest : Tarija, Pando, Beni et Santa Cruz.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec Evo Morales : « Notre crime est d’avoir bâti un modèle viable sans le FMI »

Économiquement et culturellement, la majorité des habitants de ces départements est en effet bien différente de l’électorat du MAS. Plus blanche, plus aisée, plus éduquée, plus « occidentalisée », elle voit dans les États-Unis un modèle économique et politique – là où le MAS se présente comme « anti-impérialiste ».

Les secteurs les plus mobilisés de l’opposition bolivienne nient tout simplement la légitimité électorale du MAS. Le leader du Mouvement Nationaliste Révolutionnaire (MNR) Luis Eduardo Siles n’en démord pas : « Ils ont fraudé lors des dernières élections. Je ne sais pas dans quelles proportions, mais ils ont fraudé. » Une accusation qui avait déjà motivé le coup d’État de novembre 2019, dont la fausseté a été établie à de nombreuses reprises.

Enfin, s’agissant de l’ensemble des secteurs sociaux favorables au MAS, M. Siles nous a expliqué qu’ils étaient pour la plupart manipulés par ce dernier, qui « paye les gens pour aller manifester », comme cela fut le cas, selon lui, lors de la Marche pour la patrie de novembre 2021 [1]. L’affiliation politique et idéologique de larges pans de la société au MAS est ainsi perçue comme le fruit de manoeuvres clientélistes. La possibilité que ceux-ci aient pu choisir le MAS pour son programme social et économique est systématiquement déniée. Certains représentants politiques du MAS sont quant à eux dépeints comme des agents de l’étranger, comme des forces « anti-nationales ». Motif rhétorique récurrent, des militants du MNR nous ont ainsi affirmé qu’Evo Morales était un agent de Cuba et du Venezuela…

L’illégitimité de la gauche massiste étant proclamée haut et fort, le recours à des moyens extra-légaux pour la renverser n’est jamais loin. Dans le cadre des journées de blocage de novembre 2021, le président du Comité civique de Santa Cruz, M. Romulo Calvo, a ainsi affirmé que le peuple bolivien saurait « trouver la formule » pour se faire écouter du gouvernement. L’appel voilé à un nouveau coup d’État ou à des déstabilisations à venir permet à cette droite mobilisée de rappeler à la majorité indigène, qui soutient largement le MAS, que son hégémonie politique est sans doute plus fragile qu’elle ne l’imagine.

Enfin, même s’il est difficile d’évaluer les potentielles ingérences provenant de la puissance américaine, il est indéniable que celle-ci aurait intérêt à un retour au pouvoir de la droite bolivienne et du néolibéralisme. Lors du coup d’État de 2019 déjà, l’Organisation des États Américains (OEA) – une organisation largement acquise aux intérêts nord-américains – avait déstabilisé le gouvernement d’Evo Morales en diffusant ces accusations infondées de fraude électorale.

Dans son bureau de l’Assemblée plurinationale de Bolivie, la députée du MAS Bertha Acarapi évoque les intérêts étrangers : « On nous a toujours envié car nous avons des ressources, et qu’on les a distribué au peuple. Or, certains veulent les reprendre. On dit que le coup d’État a été généré notamment par ceux qui voulaient le lithium. Pour moi, il y a toujours des intérêts étrangers. C’est pour cela que nous disons que l’ennemi vient de l’extérieur, il n’est pas à l’intérieur. Nous, on va continuer à prendre soin de nos ressources et de notre démocratie ». Si ces pressions extérieures sont bien réelles, les responsables du MAS tendent à abuser de cet argument pour occulter les oppositions internes.

La députée Bertha Acarapi dans son bureau de l’assemblée plurinationale de Bolivie, lors de notre entrevue, le 20 décembre 2021. © Tristan Waag.

Le rôle du MAS dans la montée des tensions actuelles

Le MAS, quant à lui, n’a pas digéré le traumatisme du coup d’état de 2019. Il est constamment évoqué dans les discours publics. Cette attitude radicalise l’état de guerre latent avec l’ensemble de l’opposition de droite. Le MAS contribue-il ainsi à la radicalisation de l’opposition modérée ? C’est ce que lui reprochent certains de ses critiques, non nécessairement liés à l’opposition néolibérale.

Bien que l’ensemble des procédures judiciaires instruites contre les responsables du coup d’État s’appuient sur des preuves formelles de responsabilité, l’incapacité du MAS à réformer le système judiciaire et à le rendre absolument indépendant du pouvoir politique accentue la méfiance des Boliviens à l’égard de ces procédures. C’est ainsi que la procédure instruite contre l’ex-présidente intérimaire Jeanine Añez depuis mars 2020 peut être pointée du doigt par l’opposition comme un acte de vengeance.

Les tensions et violences actuelles s’expliquent aussi par la détérioration de l’image du MAS depuis 2016, jusqu’à aujourd’hui. Cette année-là, Evo Morales a refusé de prendre en compte les résultats d’un référendum qu’il avait lui-même organisé, et qui devait lui permettre de se représenter une troisième fois – ce qui est pourtant interdit par la Constitution bolivienne. À El Alto, ville indigène et populaire qui a pourtant largement voté pour le MAS lors des dernières élections, certains habitants, tout en soutenant le programme social du parti, réprouvent l’attitude de l’ex-président : « Nous les soutenons parce qu’ils défendent le peuple, mais nous reconnaissons qu’il y a eu des erreurs, notamment de la part d’Evo Morales. »

Bien sûr, la base politique du MAS se nourrit des tensions actuelles. La constitution par le MAS d’une frontière interne entre « l’ami » et « l’ennemi » – pour employer des termes schmittiens – lui permet de souder ses bases et de les mobiliser de façon permanente. Cette frontière interne contribue à l’invisibilisation d’autres conflits politiques en Bolivie. Les opposants de gauche au MAS, de même que les mouvements indigènes ou écologistes critiquant la politique néo-extractiviste du MAS sont ainsi totalement invisibilisés – quand ils ne sont pas assimilés à l’opposition néolibérale. Enfin, l’accentuation des tensions actuelles est aussi due à la vision « unanimiste » du peuple bolivien qu’exprime le MAS.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec l’ex-premier ministre bolivien Álvaro García Linera, l’un des théoriciens de la pratique politique du MAS : « En temps de crise, derrière chaque libéral modéré se trouve un fasciste »

Pour la sociologue argentine Maristella Svampa, cette vision unanimiste, typique des gouvernements dit « populistes » d’Amérique latine entraîne ces derniers à adopter une vision « fermée » de la communauté nationale, celle-ci devant reposer sur des valeurs et des idéaux préalablement définis, et qui ne peuvent être contestés [2]. Cette vision a pour conséquences la condamnation de ceux qui ne se conforment pas à ces valeurs et qui ruinent ainsi « l’unité nationale », qu’ils soient de droite ou de gauche. Un processus qui concourt à la radicalisation des opposants au MAS – même lorsqu’ils ne sont pas liés à l’oligarchie bolivienne -, mais qui galvanise ses partisans. Les coordonnées politiques boliviennes ont-elles réellement changé depuis l’élection d’Evo Morales en 2006 ?

[1] Entretien réalisé le 9 décembre à La Paz.

[2] SVAMPA, Maristella. Debates latinoamericanos, CEDIB, 2016.

Présidentielles au Chili : « Gabriel Boric s’apprête à transformer le pays » – Entretien avec Daniel Jadue

https://histoireetsociete.com/2021/07/05/chili-sondage-presidentiel-jadue-le-communiste-le-plus-fiable/
Daniel Jadue © Marielisa Vargas

Ce dimanche 21 novembre, les Chiliens ont voté au premier tour de leurs élections générales. En tête du scrutin, Jose Antonio Kast, candidat ultralibéral ouvertement nostalgique du régime de Pinochet. Il est talonné de près par Gabriel Boric, porteur d’un agenda de rupture avec le statu quo économique et social qui domine le Chili depuis des décennies. Nous avons interviewé Daniel Jadue, candidat communiste longtemps favori à gauche mais défait par Gabriel Boric lors des primaires. Il revient sur les enjeux de cette campagne pour Le Vent Se Lève. Entretien réalisé par Pierre Lebert et Keïsha Corantin.

LVSL Le Parti communiste a été très actif pendant la campagne du candidat Gabriel Boric. Le parti a notamment insisté sur le fait qu’il veillerait à ce que le programme soit respecté. Vous sentez-vous préoccupé par la possibilité d’un accord plus large entre Gabriel Boric et d’autres forces de gauche qui pourrait affecter le programme actuel à l’approche du second tour ?

Daniel Jadue – En effet, nous avons participé très activement à l’ensemble de la campagne. Il est bon de noter qu’avant la primaire, les programmes avaient un pourcentage élevé de similitudes, puisque les deux proviennent des mêmes revendications, concrétisées le 18 octobre 2019 [ndlr : Le 18 octobre 2019 les étudiants descendent dans la rue pour protester contre l’augmentation du prix du ticket de métro, marquant le début du mouvement social au Chili]. Au-delà des différences de rythmes et de profondeur, dans l’idée générale, je pense qu’il y avait 70 % de convergence.

Après la primaire, il y a eu un travail commun pour arriver à un programme qui soit globalement convergent à plus de 90 %. C’est pourquoi le programme « Apruebo Dignidad » [ndlr : « Je suis pour la dignité », nom de la coalition de gauche] est en grande partie le même que celui que le Parti communiste avait proposé pour notre candidature et nous pensons que ces programmes doivent être appliqués. Il ne s’agit pas de devoir assurer une exécution au pied de la lettre du programme, mais d’être garant de la volonté constante de le réaliser, depuis le premier jusqu’au dernier jour de notre gouvernement.

Nous n’avons pas peur de débattre avec toutes les forces politiques. Lors des précédentes élections présidentielles, le Parti Communiste avait déjà entrepris des discussions au second tour, soutenant toujours des candidats venant d’autres partis. Cela avait permis l’incorporation des éléments centraux de notre programme.

Nous sommes donc disposés à ce que les autres forces politiques nous indiquent quelles seraient les ajouts au programme qui leur permettraient de contribuer à l’appel au vote, ainsi nous pourrions discuter de la possibilité d’intégrer au futur gouvernement ceux qui auraient le plus de convergences. Voilà des négociations que va devoir diriger Gabriel Boris après le premier tour de ce dimanche.

LVSL – Les derniers sondages indiquent un second tour entre Gabriel Boric et José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite défenseur de la dictature de Pinochet. Dans un Chili de tradition conservatrice, ce dernier exprime la réaction d’une frange de la population qui s’oppose aux revendications du mouvement social, et profite de la perte de crédibilité du candidat de droite Sebastian Sichel, dauphin du président sortant éclaboussé par des affaires de corruption. Qui sont les électeurs de Kast ? Pensez-vous que cette polarisation de la société chilienne sera un obstacle pour la mise en place des réformes ?

D. J. – Tout d’abord, je ne crois pas aux sondages. Les sondages chiliens ne sont plus fiables depuis de nombreuses années. La priorité accordée à la rentabilité sur la qualité technique de l’enquête a fait qu’ils adoptent tous aujourd’hui des méthodologies douteuses. Je ne pense pas que Kast aura les résultats que les sondages lui prédisent. Aujourd’hui, toutes les enquêtes d’opinion sont réalisées en ligne, et cela représente un biais évident car seuls ceux qui ont accès à Internet y participent. Dans notre pays, l’accès à Internet est étroitement corrélé à la classe sociale. Je pense donc que les résultats de Kast seront bien inférieurs. Il est possible qu’il n’arrive pas au second tour.

Ce que révèlent les sondages, ce n’est pas que les soutiens de Kast augmentent, mais que, dans la mesure où le candidat de la droite Sébastien Sichel dégringole, ceux qui arrêtent de croire en lui se replient sur la candidature de l’extrême droite, la seule à défendre leurs intérêts et privilèges. Lors de cette élection, les deux candidats de droite ne devraient pas dépasser les 40 %. Par conséquent, au second tour, le candidat du camp des réformes s’approchera au moins d’un 60 %.

LVSL – Les élections de mai pour la formation de la Convention constitutionnelle ont surpris à deux égards : le score relativement fort des candidats indépendants et la haute abstention. Ces dernières années, l’abstention a été largement analysée comme le reflet d’une méfiance du peuple envers les élites et les institutions politiques. Au Chili cependant, le mouvement social a donné lieu à l’émergence de nouvelles figures, comme le montre le poids des candidats indépendants élus dans la Convention constitutionnelle. Malgré ce renouveau et dans cette période historique d’émulation politique, comment expliquez-vous une abstention aussi élevée ?

D. J. – Je crois qu’elle n’est pas seulement synonyme de méfiance, elle est aussi synonyme d’absence de contrat social, c’est-à-dire d’une relation adéquate entre la société et l’État. La participation au scrutin fait partie d’une transaction, d’un contrat où l’État protège la citoyenneté en échange de loyauté et d’impôts. Quand l’État n’offre aucune protection, il est difficile d’attendre en retour de la loyauté et des impôts. On ne peut trouver de logique à ce qu’un tel État demande votre participation lors des élections. Donc, je pense que pour le moment, il n’y a aucun antécédent concret dans l’évolution du Chili qui nous permette de nous attendre à une augmentation de la participation.

LVSL – Le rapport du Parti communiste avec Gabriel Boric a été un peu tendu ces dernières semaines, particulièrement en ce qui concerne les contextes cubain, vénézuélien et nicaraguayen. Quelle politique extérieure imaginez-vous pour un possible gouvernement dans lequel participera le Parti communiste ? Quel chemin prendre pour éventuellement consolider l’intégration régionale ?

D. J. – Quand il y a violations des droits humains n’importe où dans le monde, nous le condamnons. La tension se situe plutôt là où l’on est disposé à aller quant à l’intervention dans les affaires internes des autres États ; si l’on doit, ou non, appeler à invalider les élections d’un pays qui est géré par ses propres lois. Par exemple, personne n’aurait pensé à invalider l’élection qui a porté Bolsonaro au pouvoir au Brésil car Lula était en prison selon les lois brésiliennes, ce qui lui empêchait d’être candidat. Personne n’a jamais dit, en Amérique latine, qu’ayant mis Lula en prison avant l’élection, le Brésil avait cessé d’être une démocratie ou que l’élection pouvait être invalidée.

Le double standard explique ces tensions internes. Nous attendons que le futur gouvernement désidéologise les relations internationales et qu’il encourage la mise en œuvre et le respect des droits humains dans le monde entier, mais que ceci se fasse d’une manière absolument transversale. Qu’il respecte en outre le droit international et ne se plie pas devant n’importe quelle tentative d’intervention étrangère et, moins encore, à la politique extérieure américaine qui a fait tant de tort dans le monde. Il faut promouvoir des relations internationales désidéologisés, qui font primer le multilatéralisme et se refusent à l’adoption de sanctions unilatérales, pour permettre au monde de résoudre les problèmes par la voie pacifique et le dialogue.

Je suis partisan de l’intégration latino-américaine. Je crois que la dynamique mondiale est allée vers une consolidation des blocs régionaux qui permettent une meilleure insertion dans un monde global très compétitif. Si le Chili ne s’associe pas avec ses voisins, il lui sera très difficile de s’imposer dans le cadre de cette économie globale.

LVSL – Le Chili est l’une des économies les plus extraverties du monde. Il a signé de nombreux traités de libre-échange. À gauche, la révision de ces accords a été sujette à débat lors de la campagne. Vous soutiendriez une renégociation de certains traités ?

D. J. – Gabriel Boric et moi sommes d’accord sur les mêmes points. Tous les traités peuvent être révisés, aucun n’est gravé dans le marbre. L’idée est de renégocier les éléments qui feraient obstacle au programme « Apruebo Dignidad » : je pense à la deuxième phase du modèle exportateur, aux programmes d’industrialisation verte… [ndlr : par deuxième phase est entendue l’orientation progressive vers des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus fort contenu technologique afin de prendre position sur des segments dynamiques du commerce international.]. Les traités de libre-échange ont des aspects négatifs, ils sont à l’origine d’une désindustrialisation précoce du modèle de production chilien. Je suis d’avis qu’il faille les réviser et l’équipe économique de Gabriel Boric a la même conviction. Il ne s’agit pas de fermer le pays ou d’arrêter les échanges, mais de faire en sorte que ces échanges soient mutuellement favorables pour toutes les parties. Ce n’est pas le cas actuellement.

LVSL – La situation des Mapuche en Araucanie est critique et a empiré depuis la militarisation de la région par le gouvernement de Sebastián Piñera. Vous êtes pour l’autodétermination du peuple mapuche. Selon vous, quelle est la meilleure manière de sortir de ce conflit ?

D. J. – Je suis partisan de l’autodétermination des peuples n’importe où dans le monde et pas seulement dans le cadre de l’État national comme instrument de domination de classe. Car beaucoup de personnes parlent d’autodétermination des peuples mais dans le cadre stricte de l’État national. Je pense à la situation de la Catalogne, des Arméniens, des Kurdes… où l’on rencontre desdits partisans de l’autodétermination des peuples, pourvu que leurs États nationaux ne s’en trouvent pas affectés.

Je crois que l’autodétermination des peuples est une valeur universelle absolue qui ne peut être restreinte par l’État national. Or – et c’est une conviction personnelle que je n’impose à personne – dans le monde actuel il n’existe aucun État national, tous les États sont plurinationaux, tous les États sont interculturels et tous les États sont plurilingues.

La seule solution, pour le sud du Chili, est le début d’un chemin vers la formation d’un État plurinational, interculturel et plurilingue. Cela implique de cesser de rendre hommage au génocide des peuples autochtones et d’abandonner la tentative de subordonner l’organisation sociale des peuples autochtones à l’organisation administrative de l’État.

NDLR : Au Chili, le 12 octobre célèbre l’arrivée des espagnols sur le continent américain. Les mouvements autochtones s’opposent à cet hommage, vécu comme un affront aux souffrances de la colonisation. Commémoré sur l’ensemble continent, la fête du 12 octobre revêt un sens différent selon les pays, certains se sont orientés davantage vers un travail de mémoire pour répondre aux revendications autochtones. Pour approfondir ces questions, lire sur LVSL notre entretien avec Elisa Loncón, présidente de l’Assemblée constituante chilienne : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

LVSL – Pensez-vous que l’élection d’Elisa Loncón, femme mapuche, à la présidence de la Convention constitutionnelle marque un tournant pour le Chili ?

D.J. – Avant même la formation de la Convention constitutionnelle et sous la pression des citoyens ainsi que des partis politiques qui ne l’avaient pas signé, il faut rappeler que le Congrès a corrigé l’accord du 15 novembre 2019, qui n’imposait pas la parité et la participation des peuples aborigènes. [ndlr : cet accord de sortie de crise fut signé au Parlement avec le soutien des principaux partis du pays. Il fixa la tenue d’un référendum pour une nouvelle Constitution en avril 2020. Ce texte fut rejeté par les partis d’extrême gauche qui y voyait une forme d’amnistie pour Sebastián Piñera et son gouvernement.]. L’édification d’une Assemblée constituante paritaire, avec les peuples autochtones, représente une avancée très significative couronnée par l’élection d’Elisa Loncón à sa présidence.

Ces avancées ne sont qu’un début. Le gouvernement de Gabriel Boric s’apprête à transformer le Chili.

Négociations de Mexico : quel avenir pour le Venezuela ?

Jorge Rodríguez, président de l’assemblée nationale du Venezuela (à gauche), et Gerardo Blyde, membre de l’opposition (à droite), initiant le processus de dialogue, le 13 août 2021 ©Twitter Nicolás Maduro

À la fin de l’été, le gouvernement vénézuélien s’était engagé dans un processus de dialogue avec l’opposition vénézuélienne, des années après une escalade de tensions et de violences dans la région. L’extradition aux États-Unis d’Alex Saab, homme d’affaire proche du président Nicolas Maduro, paralyse le dialogue depuis octobre dernier.

Après l’échec des dernières discussions à la Barbade en 2019, un nouveau cycle de négociations s’est ouvert l’été dernier à Mexico entre le gouvernement de Maduro et les différentes tendances de l’opposition, sous la médiation de la Norvège. La sortie de Donald Trump de la Maison Blanche d’une part, et l’affaiblissement de l’opposition vénézuélienne d’autre part, rebattent les cartes des pourparlers, permettant au président Nicolás Maduro d’affirmer sa légitimité de chef de l’État.

Aux origines des troubles politiques

En 2014, le Venezuela entre dans une crise économique de grande ampleur déclenchée par la baisse des cours du pétrole, dont les recettes représentent alors 90% des exportations et 50% du budget fédéral [1]. Pendant ses quinze années à la tête de l’État, le pouvoir chaviste avait en effet misé sur la rente pétrolière pour financer ses programmes sociaux, accroissant davantage la vulnérabilité économique du pays et sa dépendance vis-à-vis des exportations pétrolières. Un an après la mort du président Hugo Chávez, l’effondrement du cours du baril prive le pays de l’essentiel de ses ressources. Surfant sur les vagues de la crise et profitant des erreurs du gouvernement – telle que l’émission excessive de devises par la Banque centrale – l’oligarchie marchande alimente le marché noir du dollar. Cette flambée du dollar parallèle, combinée à la fuite des capitaux déjà opérante depuis le début du mandat de Chávez, vient aggraver une situation déjà difficile. Hyperinflation, pénurie… le Venezuela s’enlise. En 2015, le déclenchement des sanctions étasuniennes, suivies de celles de leurs alliés, précipite la chute libre de son économie [2].

Fin 2014, le Congrès des États-Unis adopte la loi 113–278 dite « Loi de défense des droits de l’Homme et de la société civile au Venezuela » qui constitue la base légale des décrets suivants de sanctions économiques unilatérales.
Les premiers décrets de sanctions, signés sous Barack Obama, déclarent le Venezuela « menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et la politique extérieure des États-Unis » et interdisent d’entretenir des relations commerciales et/ou financières avec une liste de personnalités proches du pouvoir. À partir de 2016 le blocus financier commence, les institutions vénézuéliennes titulaires de compte bancaires à l’étranger se voient stipuler des restrictions pour la réalisation de paiements en dollars.

L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche donne un coup d’accélérateur, le Venezuela est mis à l’isolement : interdiction des transactions avec l’État vénézuélien, la Banque centrale et PDVSA (entreprise pétrolière publique), gels des avoirs financiers… les conséquences sont désastreuses. Voyant sa notation sur les marchés internationaux dégringoler, le pays se retrouve dans la quasi-impossibilité de se financer par l’emprunt.

Les États-Unis, qui représentaient 40% des exportations pétrolières du pays, se sont fermés à son marché. En février 2021, la production de pétrole plafonne à 500 000 barils par jour contre trois millions au début des années 2010 [3].
Paralysé, l’État n’est plus en mesure d’importer les produits nécessaires et les sanctions économiques s’accompagnent de graves conséquences sociales. Une étude du Center for Economic and Policy Research fait état de 40 000 morts causées par ces mesures pour les années 2017 et 2018, notamment en ce qu’elles perturbent l’importation de produits de première nécessité ou de médicaments [4].

Une opposition prête à tout pour en finir avec le chavisme

Naturellement, les tensions entre le chavisme et l’opposition ne datent pas d’hier. Déjà en 2002, la frange radicale de l’opposition, représentant les intérêts d’une oligarchie marchande, tentait un coup d’État contre le jeune gouvernement d’Hugo Chávez [5].

La crise économique de 2014 fut alors saisie par la droite vénézuélienne comme une nouvelle opportunité et devint l’argument principal au renversement du pouvoir. Le pays fut la proie de nombreuses tensions internes, alimentées par des groupes politiques dont l’objectif était de faire tomber le gouvernement par la violence.
Auto-dénommée « La Salida » ( « la sortie » en espagnol), la stratégie de l’opposition est de destituer le président Nicolás Maduro par tous les moyens. Les mobilisations de rue – à la violence assumée – organisées par la droite tournent en affrontements entre opposants et chavistes. Entre 2014 et 2017, ces tensions font plus d’une centaine de morts et provoquent des milliers de blessés. Pendant les six premiers mois de l’année 2017, les manifestations connaissent un regain de force et de violence, faisant un bilan de 115 morts [6].

En parallèle, sur fond de crise économique, le chavisme perd une part de l’adhésion populaire, et les élections législatives de décembre 2015 amènent une majorité de députés de droite sur les bancs de l’Assemblée nationale. Leur projet est clair : la destitution du président Maduro. Quelques semaines après l’élection, le Tribunal suprême – acquis au pouvoir – déclare l’Assemblée nationale en situation d’illégalité pour compter dans ses rangs trois députés soupçonnés de fraude. Depuis lors, gouvernement et pouvoir judiciaire court-circuitent l’institution. Suite au blocage parlementaire et à des arrestations ou déclarations d’inéligibilité de plusieurs de ses candidats, l’opposition choisit de boycotter l’élection présidentielle de 2018. C’est donc sans surprise que celle-ci donne vainqueur le président sortant.

Le 23 janvier 2019, les tensions atteignent leur point culminant lorsque Juan Guaido, alors président de l’Assemblée nationale, s’auto-proclame « président de la République par intérim ». Cet acte de « putsch institutionnel », largement relayé médiatiquement et diplomatiquement, fait entrer le Venezuela dans une crise politique profonde. Presque immédiatement après sa déclaration, Juan Guaido est appuyé par les États-Unis puis, dix jours plus tard, par l’Union européenne. Sur le Cône Sud, le président auto-proclamé peut notamment compter sur le soutien du Chili, de la Colombie, ou de l’Argentine. Donald Trump évoque plusieurs fois la possibilité d’une intervention militaire. Mais ce coup de force et l’appui international qu’il reçoit ne suffisent pas, Nicolás Maduro se maintient au pouvoir.

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Le président par intérim autoproclamé Juan Guaido et sa femme Fabiana Rosales à l’occasion d’une marche de protestation, le 2 février 2019 © Alex Cabello Leiva

Deux ans plus tard, avec sa stratégie de boycott des processus électoraux qui a isolé la droite de la scène politique, les chavistes reprennent l’Assemblée nationale en 2020 malgré une forte abstention. La tentative de Guaido ayant échoué et le boycott ayant peu d’impact, la droite vénézuélienne s’oriente désormais vers une solution négociée, une issue qui arrange aussi le pouvoir chaviste.

L’enjeu de ces négociations

Du côté des chavistes, l’enjeu est la suppression des sanctions économiques qui touchent le pays et tendent à le maintenir dans une situation de crise profonde.

Dernier exemple en date, la Cour suprême britannique doit se prononcer dans les prochains mois sur le refus de la Banque d’Angleterre de restituer ses réserves d’or à la Banque centrale du Venezuela. Cette propriété, d’une valeur estimée entre 1,3 et 2 milliards d’euros, est refusée depuis 2018, année de réélection du président Maduro, par le Royaume-Uni qui ne la reconnaît pas [7].

Bien qu’il soit en posture délicate, ces négociations sont une victoire pour le pouvoir chaviste, permettant à Maduro de s’affirmer comme président légitime du Venezuela. Saluées par les États-Unis et l’Union européenne notamment, les négociations redorent l’image du pouvoir sur la scène internationale. Maduro, dont l’opposition espère la démission au travers de ces négociations, a réitéré la légitimité des dernières élections et de son mandat, qu’il entend exercer jusqu’à son terme en 2024.

Du côté de la droite vénézuélienne les revendications sont multiples mais se concentrent sur un point en particulier : l’organisation du calendrier électoral. Pour revenir sur le terrain politique, la droite espère obtenir des garanties pour l’organisation des prochains scrutins et un calendrier transparent.
La force principale de cette opposition est aussi sa faiblesse : sa diversité. Rassemblée autour de l’objectif de destituer le président Maduro à l’occasion des législatives de 2015, la coalition de la MUD réunit un spectre politique très large. Cependant, entre les modérés libéraux et les extrêmes putschistes, les nuances sont causes de divisions lorsqu’il s’agit de déterminer leurs actions politiques. En effet, la stratégie de boycott des scrutins électoraux n’a pas été suivie par l’ensemble des sensibilités de l’opposition, notamment par les tendances les plus modérées. Lors des ultimes élections législatives de 2020, Allianza Democrática et Venezuela Unida, deux coalitions composées de partis anciennement membres de la MUD, participent au scrutin. Ces deux coalitions réunies obtiennent 22% des voix contre 69% pour les chavistes. Entre ceux qui participent et ceux qui ne participent pas, l’opposition peine à trouver une cohérence.

D’autre part, Juan Guaido, censé représenter une des figures centrales de l’opposition, est aujourd’hui isolé politiquement. D’abord au sein de son propre parti, Voluntad Popular, dont il n’est plus membre et s’est écarté depuis 2020. Ensuite et de manière générale, il se trouve écarté de l’opposition, que des révélations sur un scandale de corruption touchant Guaido et son entourage [8] ont poussé à s’éloigner. Enfin, la perte de son mandat de président de l’Assemblée nationale des suites de la nouvelle législature embarrasse ses soutiens internationaux et lui a fait perdre l’appui officiel de l’Union européenne [9].
Le 5 septembre dernier, dans le cadre des négociations, Maduro a rejeté toute option de grâce des responsables directs des crimes commis lors de l’escalade des tensions de 2018–2019, une manière de viser, sans le nommer, Juan Guaido, déjà très isolé politiquement.

L’état des négociations

Après deux rencontres au Mexique, les deux parties ont finalement réussi à conclure deux engagements. En premier lieu, un mémorandum, contenant un protocole de négociations pour arriver à un accord, stipule les sujets qui devront être abordés lors des prochaines rencontres. On y retrouve la question de l’organisation des prochaines élections, les sanctions économiques, les droits politiques pour tous, le respect de l’ordre constitutionnel, le renoncement à l’utilisation de la violence, la protection de l’économie nationale et le respect des futurs accords.
Lors de la seconde série de négociations, deux éléments très importants ont été convenus. D’abord, l’opposition accepte de participer aux prochaines élections régionales et municipales qui se tiendront le 21 novembre prochain.
Ensuite, dans l’accord partiel signé par les deux parties, celles-ci affirment leur désir conjoint d’aller vers une amélioration de la condition des Vénézuéliens. S’agissant des sanctions, les deux parties s’engagent à désigner des représentants qui doivent étudier leur impact sur la condition de vie des Vénézuéliens. Cependant, le texte reste vague et n’affirme pas la volonté ferme de mettre fin aux sanctions économiques.

Beaucoup de questions restent encore en suspens. Les négociations dont l’avancée était encourageante sont aujourd’hui au point mort. La troisième rencontre qui devait avoir lieu fin septembre fut d’abord annulée du fait d’un différend diplomatique entre le Venezuela et la Norvège, pays médiateur. La déclaration de la Première ministre norvégienne Erna Solberg à l’Assemblée générale de l’ONU, dans laquelle elle se disait « préoccupée par la violation des droits humains au Venezuela » provoqua la rupture des négociations par le pouvoir vénézuélien, qui remit en question l’impartialité du médiateur des négociations. La Première ministre dut présenter des excuses.

Un dernier épisode met sérieusement en danger la poursuite des négociations : l’extradition depuis le Cap-Vert vers les États-Unis de l’homme d’affaires proche de Maduro Alex Saab. Intermédiaire important du pouvoir vénézuélien, il est accusé – enquête en cours – par les États-Unis de blanchiment d’argent et d’avoir permis l’enrichissement personnel de Maduro et ses proches. Il avait été arrêté au Cap-Vert en juin 2020, alors qu’il faisait escale sur la route d’une mission diplomatique. À la nouvelle de son extradition, les autorités vénézuéliennes ont répondu par la rupture unilatérale des négociations qui devaient se tenir mi-octobre.

Perspectives de ces négociations

À cette heure-ci, les yeux se tournent vers les États-Unis. Les futurs échanges avec le Venezuela seront déterminants dans le sort des négociations. Finalement, dès l’origine, Washington en était un acteur incontournable. Se réunissant avec l’opposition, le pouvoir chaviste avait déclaré : « Quand nous nous sommes assis à cette table, nous avons compris que nous nous asseyions avec les États-Unis ». Les États-Unis et leurs alliés restent en effet les ultimes décideurs quant à la question des sanctions économiques.

Si ces négociations marquent un tournant positif pour la région, la possibilité finale d’une entente entre les chavistes et la droite vénézuélienne et surtout avec la puissance étasunienne reste en suspens. La position stratégique du pays, première réserve de pétrole mondiale, mais aussi sa place symbolique en tant que non aligné font du Venezuela un pays clé dans la géopolitique de la région.

Notes :

[1] Chiffres qui fluctuent selon les sources : CEPAL ; CIA

[2] LAMBERT, R. « Venezuela, les raisons du chaos » , Le Monde diplomatique, décembre 2016

[3] OPEP

[4] WEISBROT, M., SACHS, J., « Sanciones económicas como castigo colectivo: El caso de Venezuela » , Center For Economic and Policy Research, mai 2019

[5] Documentaire « La révolution ne sera pas télévisée » réalisé par Kim BARTLEY et Donnacha O’BRIEN, 2003

[6] Conflictividad social en Venezuela en marzo de 2014, Observatorio Venezolano de Conflictividad Social

[7] LAURIN, A. « Le sort de l’or vénézuélien est entre les mains de la Cour suprême britannique » , Les Echos, 23 juillet 2021

[8] BÈLE, P. « Venezuela : l’opposant Juan Guaido de plus en plus isolé », Le Figaro, 5 janvier 2021

[9] BÈLE, P. « L’UE ne reconnaît plus Juan Guaido comme président légitime du Venezuela », Le Figaro, 25 janvier 2021


Les multiples costumes de Daniel Ortega, un caudillo pas prêt à quitter la scène

https://www.aa.com.tr/es/mundo/eeuu-sancion%C3%B3-a-un-hijo-del-presidente-de-nicaragua-daniel-ortega/1672316
Le président nicaraguayen Daniel Ortega célèbre le 39e anniversaire de la révolution sandiniste. Managua, 19 juillet 2018. © Stringer/ Agence Anadolu

Le 7 novembre 2021 se joue au Nicaragua une fiction électorale écrite, jouée et mise en scène par le président Daniel Ortega et sa femme et vice-présidente Rosario Murillo, déjà grands amateurs du cumul des fonctions ! Amenés sur le devant de la scène avec le soutien du FMI et de la Banque mondiale, entre autres généreux donateurs, le couple bénéficiait hier de la complaisance des États-Unis et de l’Union européenne. Ceux-là même se refusent aujourd’hui à reconnaitre un ancien allié aux allures d’autocrate devenues trop évidentes.

À la faveur des prochaines élections générales, le Nicaragua revient sous le feu des projecteurs – toute proportion gardée avec l’espace politique et médiatique réservé aux petits pays d’Amérique centrale. Les élections du 7 novembre 2021 verront élire le président de la République, les membres de l’Assemblée nationale ainsi que les députés nicaraguayens du Parlement centraméricain. À l’approche du scrutin, les persécutions politiques se sont accentuées afin d’empêcher toute opposition au pouvoir en place : 37 opposants politiques ont été incarcérés [1]. La communauté internationale se dresse alors vent debout contre le régime « orteguiste » et dénonce le virage autoritaire du régime depuis avril 2018.

Avril 2018, le commencement ?

Le 18 avril 2018, des manifestations s’organisent à Managua et León, les deux plus grandes villes du pays, pour protester contre la réforme, préconisée par le Fonds monétaire international (FMI), de l’Institut nicaraguayen de sécurité sociale, qui prévoyait une augmentation des cotisations sociales en parallèle d’une baisse de 5 % des pensions de retraite. Très vite et face à la répression, la contestation s’étend dans le reste du pays et de nombreux mouvements sociaux s’y rallient. Le combat pour les pensions de retraite s’élargit à des revendications politiques de droits civils et civiques fondamentaux et au départ du couple dirigeant Ortega-Murillo. Trois à quatre cents morts et des milliers de blessés et de prisonniers plus tard, la contestation est mâtée à la fin 2018. Pour rétablir l’ordre, le pouvoir peut compter aussi bien sur le soutien de l’appareil de violence étatique que sur des groupes armés para-policiers qui lui font allégeance, parmi lesquels les Jeunesses sandinistes.

Manifestation du 30 mai 2018 à Managua. Ce jour, plusieurs centaines de milliers de personnes manifestent contre la répression.

Les manifestations cessent mais la répression se poursuit : criminalisation des médias et des mouvements sociaux, harcèlement judiciaire, etc. Les nicaraguayens parlent des « portes tournantes » de la prison : dans un cycle sans fin, on y entre et on en sort pour y retourner quelques mois plus tard.

Mais, n’en déplaise aux alliés d’hier qui le tiennent aujourd’hui en désaveu – les États-Unis au premier chef –, l’autoritarisme d’Ortega était décelable dès sa ré-accession au pouvoir en 2007.

Leader du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), guérilla socialiste qui met fin à la dictature de Somoza en 1979, Daniel Ortega entre dans le champ politique comme révolutionnaire. D’abord président de la Junte de reconstruction nationale puis élu président de la République en 1984, Ortega et son parti défendent un agenda social et souverainiste : nationalisations, réforme agraire, garanties syndicales et droits sociaux, campagne d’alphabétisation, etc.

Le régime nicaraguayen rejoint alors son allié cubain dans le panel des têtes à abattre des États-Unis. Washington place le pays sous embargo et apporte son soutien économique et logistique aux contras – groupes paramilitaires d’opposition – dans l’espoir de faire chuter le régime.

Les contras ne visent pas tant à conquérir le pouvoir par les armes qu’à attiser le mécontentement populaire contre le gouvernement sandiniste en sabotant l’économie et les programmes sociaux. En 1990, Daniel Ortega perd les élections présidentielles au profit la candidate libérale Violeta Chamorro. En 1996, nouvelle défaite, cette fois face à Arnoldo Alemán, leader du très conservateur Parti libéral constitutionnel. Cette fois la leçon est retenue : Daniel Ortega s‘éloigne du jeu démocratique pour reprendre le pouvoir.

En 1999, il pactise avec le président Alemán : les deux partis se répartissent le contrôle des institutions en ne nommant que des hommes de paille, sandinistes ou libéraux, et se garantissent une immunité judiciaire. Les deux leaders n’auront ainsi pas à répondre devant la justice des crimes dont ils seront accusés : une corruption notoire pour l’un, des viols répétés à l’encontre de sa belle-fille pour l’autre.

Le FSLN, malgré sa condition de force d’opposition, obtient le contrôle du Conseil suprême électoral, de la Cour suprême de justice et de la Cour des comptes.

Dans les années qui suivent, une réforme de la loi électorale vient prolonger le pacte et finit de vider la démocratie de sa substance. Cette réforme permet de remporter l’élection présidentielle dès le premier tour avec un score minimum de 35 % et en devançant le second candidat de cinq points. En 2006, la nouvelle loi aboutit à ce pour quoi elle avait été conçue : avec 38 % des voix, Ortega est élu président de la République.

2007 : enfin au pouvoir, plus question de le lâcher

Au lendemain de son élection, Ortega poursuit sa stratégie. Dès le début des années 2000, il avait initié un rapprochement progressif avec les secteurs de l’Église catholique les plus conservateurs, personnifiés par le cardinal Obando y Bravo, ennemi historique du sandinisme. Ce dernier marie publiquement Daniel Ortega et Rosario Murillo en 2005, valant acte de réconciliation et de bénédiction politique pour le commandant révolutionnaire. Le FSLN votera par la suite une loi sur l’avortement parmi les plus restrictives du monde : l’avortement y est interdit en toutes circonstances, même en cas de viol, de malformation congénitale majeure ou de danger pour la vie de la mère.

Le maillon manquant à son alliance : le grand patronat, réuni dans le Conseil supérieur de l’entreprise privée (COSEP). Dès 2007 le gouvernement promeut et assume une politique d’ « Alliance, dialogue et consensus ». Le modèle repose sur un triptyque État–secteur privé–syndicats (majoritairement sandinistes) fonctionnant sur une relation donnant-donnant. Les élites se répartissent le pouvoir tandis que le capital ferme les yeux sur les pratiques anti-démocratiques et l’accaparement des ressources du clan Ortega, qui leur garantit stabilité et faveurs économiques : exonérations fiscales multiples, conditions de négociations syndicales favorables, ouverture des marchés.

« Aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational »

Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste

Fidèle à sa nouvelle ligne, le président ne remet pas en question le traité de libre-échange avec les États-Unis adopté en 2005, le même président qui accusait le précédent gouvernement d’Enrique Bolaños de soumettre le Nicaragua aux intérêts économiques de Washington. Grâce à l’œuvre du FSLN sont également approuvés un traité avec Taïwan (entré en application en 2008), un autre concernant les échanges entre l’Amérique centrale et le Mexique (2011) et le CAFTA, traité de libre-échange entre l’Amérique centrale et l’Union européenne (2012).

L’ancien révolutionnaire devient le meilleur élève du FMI. Ennemi juré des États-Unis pendant le soulèvement des contras, le dit « sandiniste » a désormais ses tickets à la Maison Blanche, pendant que plus de 50 % du commerce extérieur se fait avec les États-Unis. Les entreprises multinationales prospèrent et le président distribue les cadeaux : protocole d’accord avec la multinationale espagnole de l’énergie Unión Fenosa, qui reçoit le rang de loi par vote parlementaire le 12 février 2009, concession des principales exploitations minières du pays à l‘entreprise canadienne B2Gold, champ libre laissé à la multinationale espagnole Pescanova qui acquiert le contrôle de la quasi-totalité des concessions de pêche dans les deux premières années de mandat d’Ortega [2]… les exemples sont multiples.

Barack Obama et Daniel Ortega le 19 avril 2019, à l’occasion du Ve Sommet des Amériques réuni à Trinité-et-Tobago

Ces années coïncident avec l’accumulation d’une richesse considérable par le clan Ortega. « Ortega et son groupe ne sont pas avec le grand capital par convenance tactique. Ils sont avec le grand capital, parce que maintenant eux-mêmes sont un important groupe capitaliste : aujourd’hui, le gouvernement représente cette communauté d’intérêts entre la nouvelle oligarchie sandiniste, l’oligarchie traditionnelle et le grand capital multinational » analyse Monica Baltodano, ex-commandante sandiniste [3].

Ce nouveau régime économique s’accompagne d’une flambée des concessions minières et des activités extractives dans le pays, et, avec cela, d’une forte contestation d’activistes qui revendiquent leur propriété sur la terre et dénoncent des projets dévastateurs pour l’environnement. La construction finalement avortée du canal interocéanique, mégaprojet dont l’ambition est de concurrencer le canal de Panama, rassemble une forte opposition. En 2016, le Nicaragua est classé pays le plus dangereux du monde pour les militants de la cause environnementale, par l’organisation non gouvernementale (ONG) Global Witness. Si la répression de 2018 atteignit une ampleur inégalée, la violence frappait déjà les campagnes nicaraguayennes.

La double allégeance : chantre du néolibéralisme pour les uns, révolutionnaire sandiniste pour les autres

Félicité par le FMI et la Banque mondiale, reçu à bras ouvert par Georges Bush puis Obama, le président nicaraguayen change de costume et se pare de sa robe révolutionnaire quand il s’assoit à la table de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA), créée par Hugo Chávez. L’ex-guérillero a en effet maintenu ses liens avec Cuba, et plus encore avec le Venezuela, allié historique du sandinisme. Cette double allégeance permit à Ortega de profiter, dix ans durant, d’une aide considérable de 500 millions de dollars par an – le quart du budget de l’État – versée par Chávez et administrée sans contrôle public par une société privée liée aux sandinistes, Alba de Nicaragua S.A. (ALBANISA).

Daniel Ortega arrive au pouvoir dans une configuration économique favorable. Le président sortant Enrique Bolaños aurait cédé le pouvoir à Daniel Ortega avec ces mots : « La table est servie » [4], en référence aux politiques d’austérité menées par les gouvernements précédents qui sont parvenues à réduire le niveau de la dette publique. Économie stabilisée, hausse des exportations, boom du cours des matières premières, horizon du traité de libre-échange avec les États-Unis et intégration à l’ALBA… le ciel est au beau fixe.

La première décennie de pouvoir Ortega-Murillo est en effet accompagnée de succès : doublement du Produit intérieur brut (PIB) en dix ans, taux de croissance économique parmi les plus élevés du continent, augmentation annuelle des investissements étrangers (les principaux étant : États-Unis, Canada, Chine) de 16 % par an entre 2006 et 2017.

Certes, on assiste à une diminution sensible de la pauvreté – comme presque partout ailleurs sur le continent – mais les inégalités se creusent. La période est avant tout celle de l’accumulation des richesses par l’oligarchie entrepreneuriale. Les programmes sociaux ciblés financés par le régime ne sont qu’une version clientéliste et partisane des anciens programmes de lutte contre la pauvreté mis en place par ses prédécesseurs néolibéraux, déjà réduits à la portion congrue.

Éric Toussaint, fondateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CATDM), résume ainsi la politique « orteguiste » : « défendre les intérêts du grand capital, ouvrir plus largement l’économie aux grandes entreprises étrangères, entretenir de bonnes relations avec le FMI, la Banque mondiale et d’autres organismes multilatéraux, tout en s’assurant l’appui d’une série d’organisations populaires sur lesquelles il exerce une très forte influence, et en maintenant une politique d’assistance sociale minimale (soutiens financiers et matériels aux plus pauvres sans combattre structurellement les causes de la pauvreté), permise à la fois par une conjoncture économique internationale favorable aux exportations et par l’aide provenant du Venezuela [5]. »

2018, la rupture avec le grand capital 

Suite à la répression violente des manifestations entamées en avril 2018, le couple Ortega-Murillo n’apparait plus comme un facteur de stabilité, la COSEP se retourne contre ses vieux amis.

Déjà, depuis 2014, le climat des affaires se dégradait. Frappé par une forte crise économique, le Venezuela suspend son aide au Nicaragua. L’économie du petit pays, qui exporte bois, or, café, sucre… est également affectée par la chute des cours des matières premières. Enfin, depuis les élections de 2016 et la désignation de la première dame au poste de vice-présidente, les relations avec les États-Unis s’étaient tendues, ces derniers se disant « profondément préoccupés par les irrégularités du processus électoral présidentiel et législatif au Nicaragua, qui ont empêché la possibilité d’une élection libre et équitable [6]. » Rosario Murillo, femme du président, dirigeait déjà de fait et depuis dix ans la communication et l’ordre du jour du gouvernement…

« Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes »

Orlando Nuñez, intellectuel proche du pouvoir sandiniste

Le niveau de violence exercé contre la population rendait une posture de soutien au gouvernement difficile à tenir. Moins d’une semaine après les premières levées de barricades et alors qu’il approuvait la réforme à l’origine du soulèvement, le COSEP invite les Nicaraguayens à manifester contre la répression. Ortega connaît bien son script : abandonné par Washington et le patronat, il rejoue son rôle de petit pays socialiste harcelé par l’impérialisme.

Mais quelle est l’alternative ? L’apparition providentielle d’un Juan Guaido à la nicaraguayenne, qui ravirait l’élite économique, semble malheureusement inespérée. C’est bien là que résident les raisons de la percée puis de la pérennité d’Ortega. Si les petits mais influents cercles du monde de l’entreprise, de l’Église et les États-Unis ont laissé Ortega occuper ce pouvoir, ce n’est que du fait de l’absence d’opposition crédible pour prendre cette place. Le caudillo est parvenu ensuite à pénétrer toutes les sphères institutionnelles et à confisquer tous les pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire, électoral, médiatique, policier et militaire. Le vrai succès d’Ortega a consisté à coopter ses opposants, à substituer le FSLN à l’État et à empêcher toute alternative.

Orlando Nuñez, un des rares intellectuels sandinistes à être resté du côté d’Ortega, interrogé en 2017 par Bernard Duterme, président du Centre tricontinental (CETRI), dira ceci : « Comment aurions-nous pu récupérer et asseoir notre pouvoir sans ces pactes et achats de votes ? Pas d’hégémonie possible sans alliance. Comment les partis de droite pourraient-ils encore gagner quand la majorité de leurs dirigeants sont désormais assis au Parlement en tant que députés sandinistes ou apparentés. Nous ne voulons plus perdre le pouvoir par les urnes [7]. »

De leur côté, les différents mouvements sociaux ne parviennent pas non plus à s’unir pour faire émerger une force politique. En réponse aux révoltes populaires, le COSEP et l’Église soutiennent une négociation avec le pouvoir. Les organisations sociales s’opposent à cette issue qui n’aboutirait qu’au maintien du statu quo et garantirait l’impunité aux gouvernants pour leur répression sanglante. Le dialogue ne serait en fait qu’un geste de façade, les anciens alliés d’Ortega revêtant leur masque démocratique pour ne pas salir leur image, à la seule fin de mieux rétablir l’ordre économique d’antan. Mais la machine est enclenchée, exalté par la démonstration violente de son pouvoir, Ortega est maintenant décidé à régner sans partage.

Un pouvoir de plus en plus intransigeant

Le 16 mars 2019, à Managua, la police réprime une manifestation en faveur de la libération des prisonniers politiques, arrêtant, avant de les relâcher, 164 personnes parmi lesquelles des figures de la contestation [8]. L’opposition suspend alors le processus de négociations.

Peu à peu, le duo Ortega-Murillo passe d’une posture de dialogue avec certains secteurs à une position de plus en plus intransigeante. Sachant son pouvoir consolidé, le couple devient intraitable. Les lois liberticides s’enchainent : fin 2020 sont adoptées la loi sur les « agents étrangers » qui vise les personnes et organisations recevant des fonds d’organismes internationaux, une loi sur les « cyberdélits » et une loi sur les « crimes de haine ». Le 20 décembre, en prévision des élections générales de novembre prochain, ce panel est complété par une loi qui interdit aux « traîtres à la patrie » de se présenter. Pour prévenir la « menace impérialiste américaine », 37 opposants parmi lesquels les potentiels candidats aux élections ont été arrêtés depuis mai 2021.

Cristiana Chamorro, principale rivale d’Ortega à la présidentielle de novembre. Le 2 juin, elle est arrêtée et assignée à résidence. © José Cardoza

Privés de la rue depuis septembre 2018 – date d’interdiction des manifestations –, étouffés sous la multiplication des démarches administratives nécessaires à leur légalité, puis officiellement criminalisés, les mouvements sociaux peinent à s’organiser.

Malgré l’absence flagrante de conditions électorales démocratiques, la communauté internationale – bien qu’elle condamne Ortega – appelle l’opposition à se présenter pour prouver la fraude. Jimmy Gómez, de l’Articulation des mouvements sociaux (AMS) dénonce cette pression exercée par les instances internationales, qu’il assimile au déni d’une décennie de répression : les nombreux morts, prisonniers et torturés ne seraient pas suffisants pour prouver ce qu’est le régime Ortega [9].

Si les États-Unis et l’Union européenne condamnent les atteintes répétées à l’État de droit et aux droits de l’homme commises par le régime orteguiste, jusqu’aujourd’hui encore et en dépit des effets d’annonces, les mesures se sont bornées à des sanctions individuelles contre des personnalités politiques ou ont visé des organismes financiers privés liés à l’aide vénézuélienne. Un régime de sanction sans commune mesure à celui qui touche Cuba ou le Venezuela. Les économies jouant le jeu du néolibéralisme bénéficieraient-elles d’un menu allégé ? Le Nicaragua d’Ortega continue ainsi de bénéficier des fonds du FMI, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement, de la Banque d’intégration économique centraméricaine ou encore du Fonds vert pour le climat de l’ONU. En 2020, la moitié du budget national était alimentée par ces aides internationales. Les élections du 7 novembre pourraient donc représenter un tournant si elles actent de la fin de l’aide au Nicaragua.

Après la farce électorale ? Les risques d’un isolement international

S’il est encore besoin de le dire, les élections ne laissent aucun doute sur l’issu du vote : Daniel Ortega sera reconduit à la tête de l’État. Au vu du climat violent et autoritaire qui s’est profondément installé, novembre 2021 a peu de chance de voir renaître une révolte populaire. Mais à moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays.

En réponse aux prochaines élections, le Congrès américain s’apprête à adopter la loi « Renforcer l’Adhésion du Nicaragua aux Conditions de la Réforme Électorale » (RENACER). Cette loi exige le renforcement des sanctions à l’encontre des acteurs clés du régime Ortega et prévoit leur coordination avec l’Union européenne et le Canada. Est également demandée l’ouverture d’une enquête pour déterminer si le Nicaragua doit être autorisé à continuer à participer à l’Accord de libre-échange d’Amérique centrale (CAFTA) [10]. Depuis l’emprisonnement des adversaires à la présidentielle il y a quelques mois, la liste noire des personnalités nicaraguayennes touchées par les sanctions américaines s’est allongée plusieurs fois.

Ces mesures viennent prolonger les sanctions prises, depuis 2018 par les États-Unis et fin 2019 pour l’Union européenne, contre les hauts dignitaires du clan Ortega-Murillo : gels des avoirs financiers, interdiction de transaction, refus de visa. Le NICA Act (« Loi sur la conditionnalité des investissements au Nicaragua ») ratifié fin 2018 et qui conditionne l’aval des États-Unis à l’aide internationale au respect de la démocratie au Nicaragua pourrait enfin être mis en application.

Lundi 1er novembre, Facebook a annoncé avoir éliminé une « usine à trolls » nicaraguayenne, un ensemble d’environ 1500 comptes, groupes et pages Facebook ou Instagram destinées à manipuler le débat public en faveur du gouvernement. Créées depuis les révoltes d’avril 2018, l’opération organisée par différentes institutions publiques consistait à partager des messages progouvernementaux et à discréditer les opposants. Sans que l’offensive de Facebook ne porte un coup significatif au régime, l’affaire n’est pas innocente : l’étau se resserre pour le Nicaragua.

« À moyen et long terme, l’inflexibilité de l‘autocratie scellera la perte de légitimité du gouvernement déjà entamée, au risque de provoquer un isolement international qui pourrait aggraver la situation économique et humanitaire du pays. »

Malgré la croissance économique de la décennie précédente, le Nicaragua est, après Haïti, le pays le plus pauvre du continent. La pandémie du Covid-19 – d’abord qualifiée par le pouvoir de sanction divine contre les pays riches – n’a rien arrangé. Dans ce contexte, la suspension de l’aide et des traités commerciaux semblent une solution peu souhaitable. Tout d’abord, comment demander des sanctions commerciales contre le Nicaragua sans en réclamer contre le Honduras ou le Guatemala – violant également les droits humains –, sinon en tombant dans le deux poids deux mesures ? Ensuite, de telles sanctions ont toujours un impact grave sur les populations civiles.

En 2020, 75 % de la population nicaraguayenne vivait dans une situation de pauvreté ou d‘extrême pauvreté [11]. Dans ce petit pays de 6 millions d’habitants, la crise politique de 2018 avait déjà poussé 100 000 personnes à chercher refuge au Costa Rica. Le système migratoire du Costa Rica étant submergé depuis lors (avec 89 000 demandes d’asiles non résolues), les Nicaraguayens se tournent de plus en plus vers d’autres destinations, au premier rang desquelles les États-Unis. En janvier 2021, 575 nicaraguayens étaient appréhendés à la frontière sud des États-Unis, en juillet le chiffre passe à 13 391. En octobre 2021, le bilan provisoire de l’année en cours s’élevait à 43 327 appréhensions [12].

Plongé dans une crise socio-politique profonde, l’avenir du Nicaragua semble incertain. Passage à une dictature assumée, sanctions commerciales et exacerbation des antagonismes ou assouplissement d’Ortega vers des négociations ? Les élections du 7 novembre marqueront peut-être un tournant, sinon dans le durcissement de l’autocratie, du moins dans la visibilité et les conséquences de la crise nicaraguayenne à l’international.

Notes :

[1] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[2] Éric Toussaint, « Nicaragua : De 2007 à 2018, Daniel Ortega a bénéficié de l’appui du FMI et a poursuivi une politique en faveur du grand capital national et international », CADTM, 19 octobre 2018.

[3] Monica Baltodano, « Qu’est-ce que ce régime ? Quelles ont été les mutations du FSLN pour arriver à ce qu’il est aujourd’hui ? », Inprecor n° 651/652, mai-juin 2018.

[4] Bernard Duterme, « Nicaragua, Amaya est libre », CETRI, 11 juin 2019.

[5] Éric Toussaint, « Nicaragua : L’évolution du régime du président Daniel Ortega depuis 2007 », CADTM, 25 juille2018.

[6] Olivia Della Costa Stuenkel et Andreas E. Feldman, « The Unchecked Demise of Nicaraguan Democracy », Carnegie Endowment for International Peace, 16 novembre 2017.

[7] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[8] « 16-20 mars 2019 – Nicaragua. Suspension des négociations entre l’opposition et le pouvoir », Encyclopædia Universalis.

[9] Conférence « Nicaragua : à la veille d’une nouvelle farce électorale » organisée le 14 octobre 2021 à la Bourse du travail à Paris organisée par le Comité de solidarité avec le peuple du Nicaragua (CSPN) et France Amérique latine (FAL).

[10] « Chairman Menendez lauds Senate approval of updated RENACER Act to secure passage in House of representatives », United State Committee on Foreign Relations, 2 novembre 2021.

[11] Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC), Banque de données des enquêtes sur les ménages.

[12] « Nicaragua: Dealing with the Dangers of a One-Sided Poll », International Crisis Group, 7 octobre 2021.

En Colombie, les accaparements violents blanchis par le marché

Cérémonie de signature de l’accord de paix, 26 septembre 2016. Le Président colombien Juan Manuel Santos y appose sa signature © Marielisa Vargas

Le 26 septembre 2016, il y a cinq ans jour pour jour, le gouvernement colombien et la guérilla des FARC signaient un accord de paix historique. Premier point de cet accord : la réforme agraire. Celle-ci était censée entamer un cycle de réformes visant à une répartition plus juste et équitable de la terre. Aujourd’hui, force est de constater que ces ambitions sont restées lettre morte. À l’occasion de cet anniversaire, nous publions une réflexion élargie sur l’incapacité, dans l’horizon capitaliste, des politiques post-conflit à remettre en question les inégalités héritées de la violence. Un article autour de l’ouvrage de Jacobo Grajales, Agrarian Capitalism, War and Peace in Colombia. Beyond Dispossession (Routledge, 2021).

Les liens entre conflits fonciers et violence armée font l’objet d’une abondante littérature, qu’elle étudie les inégalités foncières aux racines de la guerre ou qu’il s’agisse d’exposer les formes d’accumulation engendrées par la violence.

NDLR : pour une analyse des tensions sociales autour de la terre en Amérique centrale, lire sur LVSL l’article de Keïsha Corantin : « Généalogie de la violence en Amérique centrale : les conflits fonciers comme cause d’instabilité politique »

Contre une division binaire entre temps de guerre et temps de paix, qui circonscrit les manifestations de la violence au premier, Jacobo Grajales veut dresser des continuités. Au-delà d’un retour sur le rôle de la violence dans la concentration foncière, son ouvrage insiste sur la capacité du modèle capitaliste, prôné en temps de paix, à légitimer des accumulations violentes, mais aussi, plus généralement, à justifier les inégalités post-conflit par les impératifs du développement économique et du marché libre. 

LE LIEN ORGANIQUE ENTRE PARAMILITARISME ET CAPITALISME AGRAIRE

L’auteur guide sa réflexion autour d’un acteur clé du processus d’accumulation des terres en Colombie : les paramilitaires. Naissant des milices de sécurité des grands propriétaires fonciers, les paramilitaires sont, dès leur origine, des forces conservatrices de l’ordre social. Dans les années 1980, l’expansion du trafic de drogue et les disputes territoriales pour le contrôle des routes clandestines favorisent l’émergence « d’entrepreneurs de la violence ». Ces derniers ont vocation à sécuriser les intérêts économiques et territoriaux des réseaux de narcotrafic.

Sous couvert d’une loi de 1968 qui légalise la constitution de groupe armés d’autodéfense pour contrer l’insurrection marxiste, les paramilitaires s’imposent comme un partenaire incontournable de l’État dans la guerre contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Intrinsèquement liées aux élites locales, à l’armée et aux narcotrafiquants, les milices paramilitaires deviennent une force politique à part entière au tournant des années 2000. Bien qu’animées d’intérêts parfois concurrents avec la bourgeoisie locale, les dissensions au sein de celle-ci et leur supériorité militaire et économique placent les groupes paramilitaires en arbitre, et leur permettent de s’affirmer comme les régulateurs du pouvoir local.

Le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

S’appuyant sur leurs liens étroits avec les élites politiques locales, les cercles d’affaires et la corruption d’officiers publics à des postes clés, le réseau des paramilitaires joue un rôle pivot dans le blanchiment des terres acquises par la violence. 

Jusqu’à une récente réforme, la plupart des notaires étaient nommés par décrets grâce au soutien de relais politiques, notamment des députés. Chargés de certifier au nom de l’État la légalité d’une transaction, les notaires sont un maillon essentiel à la sécurisation des droits de propriétés. En contrôlant les élus – à travers pots-de-vin et financements de campagne – les paramilitaires s’assuraient la nomination de fantoches acquis à leur ordre.

Un autre exemple, qui ne fait pas figure d’exception, est fourni par les faux enregistrements d’abandon de terre. Si les guérillas y ont aussi recours, les paramilitaires systématisent le massacre comme mode d’opération. Il s’agit d’une stratégie de terreur redoutablement efficace pour s’étendre territorialement. En effet, les massacres entraînent la fuite des populations avoisinantes. Ainsi, des milliers d’hectares de terres désertés tombent entre les mains des groupes armés. C’est là qu’intervient INCORA, institut créé par la réforme agraire de 1961. Cet institut est chargé de distribuer des terres aux petits paysans. Maquillé sous la plume corrompue des institutions publiques, l’exil forcé des paysans est enregistré par INCORA en abandon de terre, autorisant ainsi légalement la cession des exploitations à un nouveau propriétaire. En 2011, cinq fonctionnaires d’INCORA ont reconnu leur complicité dans cette manœuvre.

Comme l’indique le titre de l’ouvrage, le propos essentiel de l’auteur est d’aller au-delà des cas les plus violents de dépossession des terres pour interroger la séparation entre l’inégalité illicite – parce qu’obtenue par la violence armée – et l’inégalité légitime produite par la libre concurrence.

Aujourd’hui comme hier, l’obstacle à une refondation des discours et des programmes politiques demeure inchangé : l’ordre social propriétariste, défini par Thomas Piketty comme « un ordre social fondé sur la défense quasi religieuse des droits de propriété comme condition sine qua non de la stabilité sociale et politique. » (Piketty, 2020).

L’ILLUSION DES POLITIQUES REDISTRIBUTIVES

Jacobo Grajales remonte ainsi aux années 1960, qui ont vu naître l’espoir de changements à partir notamment de la réforme agraire de 1961. Si elle prévoyait des mécanismes d’expropriation des grands propriétaires, ces dispositions furent très rarement appliquées. Les réformes se sont surtout traduites par la privatisation de terres publiques, à travers la reconnaissance de situations d’occupation des propriétés de l’État ou à travers l’extension de fronts pionniers. Ces mesures profitèrent autant à la petite paysannerie qu’à l’accumulation des grands propriétaires. Puiser dans les réserves publiques plutôt qu’exproprier, distribution donc, mais pas redistribution. En privatisant les réserves foncières qui lui appartiennent, l’État se dispense de toucher aux grandes propriétés privées et achète la paix sociale.

Autre illusion dénoncée par l’auteur, les politiques communautaires des années 1990. Celles-ci accordent des droits territoriaux aux communautés ethniques minoritaires, indigènes et afro-descendantes. On observe ce tournant dans différents pays du continent : Colombie, Pérou, Bolivie, Equateur. Le fondement de ce régime particulier ? Le lien culturel qui unit la terre aux communautés ethniques. Alors que ces dernières – dans un discours teinté d’exotisme et d’essentialisation – sont présentées comme « gardienne » de la nature, les paysans et leur vision utilitariste du sol seraient une menace pour l’environnement.

D’apparence progressiste, l’ethnicisation des droits territoriaux se révèle un levier de choix pour balayer les revendications de la majorité paysanne. Légitimant les droits de quelques-uns pour mieux écarter ceux des autres, l’agenda néolibéral est consacré comme la règle, les minorités ethniques relevant alors de l’exception. Rappelons que la Banque mondiale et le Fond monétaire international comptent parmi les principaux soutiens de ces politiques ; des appuis qui forcent au regard critique vis-à-vis de réformes pourtant portées par des gouvernements de gauche.

DES RAPPORTS DE POUVOIRS ACCENTUÉS PAR LA VIOLENCE ET CONSOLIDÉS PAR LA PAIX, L’HÉGÉMONIE DE L’AGRO-INDUSTRIE

Les récits qui animent les périodes de sortie de guerre s’articulent sur une base fondamentale : celle de la délimitation entre un avant et un après. Le discours des institutions impliquées dans la gestion post-conflit (gouvernement et agences publiques, ONG, instances internationales…) diffusent cette idée de rupture, un cadre conceptuel qui, de fait, guident leurs actions concrètes.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires.

D’une part, cela contribue à masquer la permanence de la violence armée, qui n’a pas disparu mais s’est transformée. Si la démobilisation des paramilitaires entre 2003 et 2006 marque une réduction drastique du nombre d’homicides, la violence est aujourd’hui plus dirigée. La stratégie a évolué vers l’assassinat ciblé et systématique de leaders sociaux, muselant ainsi toute contestation. En dépit des récents accords de 2016, la Colombie se hisse aujourd’hui au sommet d’un podium mortifère, avec 255 victimes de massacres et l’assassinat de 120 leaders sociaux en 2020 [1].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pend%C3%B3n_en_homenaje_a_los_l%C3%ADderes_sociales_asesinados_en_Colombia.jpg
Bannière déroulée en hommage aux leaders sociaux assassinés en Colombie, Cali, septembre 2019

Mais plus encore, le mur temporel dressé entre guerre et post-conflit se concentre sur la réparation des cas de spoliation violente sans s’intéresser aux structures qu’elle a bâties et qui persistent aujourd’hui. De quelles structures parle-t-on ? Le conflit armé en Colombie a façonné la conjoncture contemporaine des campagnes : la destruction du tissu communautaire et l’accaparement des terres ont creusé encore davantage les inégalités et consacré l’hégémonie de l’agro-business. Dans un tel contexte, les règles du marché suffisent désormais à évincer les petits paysans, renforçant toujours plus la domination des géants agricoles.

Dans les cas peu nombreux où les paysans retrouvent leur terre, il ne faut que peu de temps pour que le manque de moyens techniques, de formation, et l’accumulation de dettes ne les conduisent à revendre leur parcelle à bas prix à la grande plantation voisine, et ceci heureux de s’être déchargés d’un fardeau. La libre concurrence légitime l’inégalité entre agricultures paysanne et industrielle, entérinant la reproduction d’un capital produit par la violence.

La transformation économique et écologique du paysage rural colombien, héritière de l’action conjointe de la violence paramilitaire et de l’investissement capitaliste, contraint aujourd’hui les paysans à quitter leur terre.

Un cas d’école est fourni par Jacobo Grajales dans son livre à travers l’enjeu de la ressource en eau. Dans le bassin versant du fleuve Rio Frio, à une quarantaine de kilomètres au sud de Santa Marta à l’extrême nord du pays, les plantations bananières ont prospéré et se sont étendues à partir des années 2000 à la faveur de l’opacité créée par le conflit armé. Concentrée à l’est de la région, en amont du fleuve, l’extension des plantations s’est accompagnée de la multiplication des infrastructures d’irrigation (pompes, canaux, réservoirs, etc.) captant ainsi l’essentiel de la ressource en eau avant qu’elle ne parvienne aux fermes en aval. Aujourd’hui endettées car incapables de produire à cause de la sécheresse, les paysans de l’ouest vendent peu à peu leurs terres à de plus grands exploitants qui disposent des ressources nécessaires aux travaux d’irrigation. Ainsi s’uniformise le paysage rural au profit de l’agro-industrie.

RENDRE JUSTICE EN PERIODE POST-CONFLIT : SURTOUT, NE PAS FAIRE FUIR LES INVESTISSEURS !

Au milieu des années 2000, la justice transitionnelle devient la doctrine dominante des politiques de peace-building. Elle est consacrée en Colombie par la loi 975 de 2005 dite « Justice et Paix » qui prévoit des politiques de démobilisation des paramilitaires et de réparation des victimes. En 2011, un cap est franchi avec l’adoption de la « Loi sur les victimes et la restitution de terres ». Le texte est une victoire idéologique : la question agraire est enfin considérée comme un sujet central dans l’agenda post-conflit. En même temps que le texte reconnait une corrélation entre foncier et conflit armé, il la réduit à sa dimension la plus criante : la spoliation violente. Il s’agit de restituer leurs terres aux paysans dépossédés afin de réparer le crime. Les responsabilités profondes de ces accaparements et des inégalités historiques du système agraire sont ignorées.

De fait, les procédures de justice pour la récupération des terres furent centrées sur les acteurs armés paramilitaires, faisant fi de leurs liens étroits avec les milieux d’affaires. À deux égards, les multinationales agricoles sont restées relativement à l’abri de la justice.

D’une part, les unités de procureurs créées par la loi Justice et Paix de 2005 et chargées de recevoir les témoignages des paramilitaires n’étaient pas compétentes à l’égard des tierces parties. Ces informations étaient alors transférées aux bureaux des procureurs locaux. Evalués au chiffre – par le nombre d’affaires qui aboutissent –, disposant de faibles moyens pour enquêter et vulnérables aux intimidations, ces bureaux sont peu enclins à s’attaquer à ces affaires sensibles.

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays.

D’autre part, si la procédure civile de restitution des terres a parfois permis de démasquer les acquisitions illégales d’entreprises, la question de leur complicité avec les paramilitaires relève de la juridiction pénale, et requiert des niveaux de preuves supérieurs, réitérant les questions du manque de ressources et d’indépendance.

L’ACCORD DE PAIX DE LA HAVANE, UNE LENTE AGONIE

L’accord de paix de 2016 fit naître les espoirs d’une justice plus accomplie, avec la création de la Juridiction Spéciale pour la Paix (JEP). Aux origines, l’institution était compétente non seulement sur les crimes commis par les FARC mais aussi pour instruire tous crimes commis dans le contexte du conflit interne, incluant les entreprises privées ayant bénéficié des réseaux et des agissements criminels des acteurs armés. La lutte féroce des partis de droite et d’extrême-droite contre cette nouvelle juridiction eut raison de son impertinence : non sans ironie, une loi prévit que les hommes d’affaires ne seraient jugés par la JEP que s’ils se soumettaient volontairement à sa compétence. L’espoir éphémère d’une justice démocratique gisait là.

Bien qu’il marque un tournant dans l’histoire de la Colombie, les faiblesses de l’accord de La Havane étaient décelables dès sa conclusion. Particulièrement sur la question agraire, que les FARC avaient hissée en priorité, l’accord put s’établir non pas par consensus politique des différentes parties, mais grâce à l’ambiguïté de ses énoncés. Lors de l’arrivée au pouvoir, en 2018, d’un gouvernement hostile aux négociations avec les FARC, les mesures mises en place par l’accord afin d’appuyer un agenda redistributif purent sans difficultés être privées de cet esprit. Le recul des ambitions se notait déjà en fin de mandat de l’administration Santos (centre-droit), trop affaiblie politiquement pour obtenir le vote de lois à la hauteur des engagements pris à La Havane.

Par exemple, alors qu’une réserve foncière devait être créée et alimentée par des terres du domaine de l’État et des terres expropriées (propriétés des criminels de guerre, acquisitions frauduleuses) afin d’être redistribuées, le « Fond Foncier » fût transformé en simple plateforme de transit dans le processus de formalisation de la propriété. Les terres en cours de régularisation étaient transférées à cette réserve jusqu’à ce que la procédure de formalisation du titre de propriété soit achevée. Il ne s’agissait donc en rien d’allouer une terre à de nouveaux occupants, mais de sécuriser des droits de propriétés en formalisant une situation de fait déjà existante.

De la même manière, la réforme du cadastre introduite par l’accord de paix devait fournir une analyse territoriale des droits de propriétés et des usages du sol, accompagnant en parallèle des mesures de régularisation ou de redistribution pour résoudre les conflits fonciers. L’orientation techniciste soutenue par le nouveau gouvernement et les institutions internationales qui financent le programme (Banque mondiale et Banque interaméricaine de développement), conduisit à une dépolitisation des enjeux et à l’effacement de sa dimension intégrale. Loin de remettre en question les inégalités foncières, la réforme du cadastre – toujours en cours – est en fait une actualisation des registres de propriétés grâces aux outils modernes : une simple cartographie de l’état de fait. 

Selon les dernières enquêtes, à peine 0,2 % des producteurs possèdent des domaines de plus de 1 000 hectares, couvrant au total 32,8 % des terres agricoles du pays. À l’inverse, 69,5 % des producteurs cultivent des parcelles de 5 hectares ou moins, des propriétés qui ne couvrent que 5,2 % des terres agricoles disponibles.

L’immobilisme vis-à-vis des transformations agraires est à l’image des autres points de l’accord. Une fois l’objectif de démobilisation des guérilleros atteint, les dirigeants n’ont pas respecté leur part du marché. Autre contradiction avec les négociations de La Havane, la substitution volontaire à la culture de coca prévue par l’accord fût remplacée par son éradication obligatoire sous le nouveau gouvernement. De plus, les garanties de sécurité pour les ex-guérilleros font défaut : depuis la signature, au moins 271 combattants démobilisés ont été assassinés [2].

En 2018, beaucoup craignaient que l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite ne fasse voler en éclat l’accord de paix. Plutôt qu’un coup d’arrêt brutal, les cinq dernières années montrent – selon les mots de Jacobo Grajales – que « si le gouvernement actuel n’a pas tué l’accord, il l’a laissé mourir ».

Notes :

[1] Commission des droits de l’Homme de l’ONU, 2020

[2] Chiffres d’avril 2021 par le Parti des Communs, parti politique des FARC issu de l’accord de paix.

Les causes structurelles des soulèvements en Colombie

Loma de la Cruz (Cali), 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Depuis plusieurs mois, la Colombie est secouée par des manifestations qui ont conduit le gouvernement à faire preuve d’une féroce répression. Des dizaines de Colombiens ont ainsi péri des mains de la police, mais le gouvernement a momentanément repoussé les réformes qui ont mené à cette explosion sociale. Il est cependant peu probable que cette manœuvre conduise à une accalmie durable, tant les causes structurelles des protestations sociales demeurent. Tête de pont des réformes libérales du sous-continent, la Colombie, un des pays les plus inégalitaires au monde, semble mûre pour de nouveaux conflits sociaux.

La huitième réforme fiscale du gouvernement d’Ivan Duque laissera sans doute une marque dans l’histoire de la Colombie. La mesure la plus controversée de ce qui avait été présenté comme le projet de « loi de solidarité durable » était l’assujettissement à l’impôt sur le revenu des personnes physiques gagnant plus de 2,4 millions de pesos par mois [1], soit 663 dollars. Cela revenait à rendre imposables les revenus du travail de la classe moyenne inférieure. L’autre mesure très contestée était le passage à 19% du taux de l’impôt sur la consommation (IVA) [2] sur plusieurs produits, notamment certains aliments, les services publics comme l’eau, l’électricité, le gaz et l’internet (pour les estratos 4, 5 et 6 – l’estrato 3 aussi concernant l’internet) [3], mais aussi l’essence, les services funéraires, les services postaux et certains objets électroniques comme les ordinateurs et les téléphones portables.

En voulant rafraîchir un budget étatique mis à mal par la crise sanitaire, le gouvernement du septième pays le plus inégalitaire au monde[4] s’est heurté à un mur en invitant sa classe moyenne à peine émergente à contribuer au pot commun.

Il a suffi de quatre jours de manifestations dans tout le pays pour que le Président soit contraint d’annoncer le retrait de sa réforme de 330 pages dans l’attente d’une nouvelle réécriture. Les filets du système bicaméral colombien n’ont même pas eu à intervenir. Quelques semaines plus tard, face au solide maintien des mobilisations, c’est au tour de la réforme de la santé d’être rangée dans un tiroir par un gouvernement aux abois.

Bulevar del Rio (Cali), 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Il est intéressant de revenir sur cette mobilisation d’une profonde intensité ayant débuté le 28 avril dernier, notamment dans la plus grande ville du sud-ouest colombien parfois qualifiée de bastion de la gauche [5], Cali.

Cali, la « ville de la résistance »

Alors que la Colombie est le premier pays au monde en nombre de déplacés internes [6], Cali est la capitale du Valle del Cauca, le département colombien le plus concerné par ce phénomène [7] (en raison de sa proximité géographique avec les zones les plus affectées par le conflit armé [8]). Elle jouit de fait d’une sociologie singulière : cosmopolite, métissée, jeune, appauvrie et ayant une certaine expérience de la mobilisation sociale.

Surnommée la « ville de la résistance » depuis le début des évènements, Cali ne cesse de faire la une de la presse colombienne. Pas une journée ne passe sans que des manifestations, des blocages, des attaques de banques et de locaux commerciaux ou des affrontements meurtriers n’aient lieu et ne soient rapportés par les médias classiques ou les réseaux sociaux.

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si la majorité des évènements violents se concentrent dans certaines parties de la ville comme Siloé, la Luna [9] ou Puerto Resistencia [10] et en particulier la nuit, la ville tout entière vit au rythme d’un environnement visuel et sonore assiégeant : biens endommagés, incendies, sons d’hélicoptères, sirènes de police, bruits de tirs, etc. La ville toute entière subit également des pénuries d’aliments et une flambée des prix (en raison des barrages), ce qui nuit considérablement aux petits commerçants, aux restaurateurs modestes mais aussi à une partie des consommateurs.

Alors que les unités de soins intensives dépassent les 90% de taux d’occupation, la troisième vague épidémique de Covid-19 apparaît à présent comme un épiphénomène tant la politisation est intense. Elle dépasse largement les manifestants : les enquêtes d’opinion indiquent que la grande majorité de la population les soutient [11]. Sur les écrans, les images circulent et parlent plus fort que la parole publique. La nette détérioration de la vie quotidienne semble momentanément tolérée.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si une telle vigueur protestataire peut surprendre par son caractère exceptionnel, elle s’explique aussi sans mal. Le niveau de pauvreté et d’inégalités dans le pays atteint des sommets et la situation sociale s’est évidemment aggravée avec la pandémie (le taux de pauvreté est passé de 35,7 % en 2019 à 46,1 % en 2020 selon le DANE [12]).

Loma de la Cruz, 30 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Avant la pandémie, déjà, un large mouvement qui n’attendait que de ressurgir avait mobilisé l’ensemble des secteurs sociaux face à la politique du gouvernement (contre la privatisation des caisses de retraite, la réforme du droit du travail, le sabotage des accords de paix, etc.) [13], notamment à Bogotá où l’explosion sociale dans divers quartiers populaires avait causé le décès d’un étudiant en droit.

Des manifestations majoritairement pacifiques

L’ambiance des manifestations à Cali est principalement joyeuse et festive, tout comme à Bogotá où, au huitième jour de la mobilisation, on chantait sur la place Bolivar « Duque Ciao » sur le rythme de la chanson révolutionnaire italienne Bella Ciao. À l’initiative du Comité national de grève (rassemblant les principales centrales syndicales), les étudiants, les syndicalistes, les camionneurs, les conducteurs de taxi, la « minga » (nom que les indigènes donnent à leurs actions collectives) [14], les paysans et des citoyens mécontents de toutes sortes, se sont réunis pour dénoncer ensemble la politique économique et sociale d’un Président éminemment impopulaire. Ce dernier et ses soutiens sont fréquemment assimilés par la foule à des « paracos » [15] (paramilitaire) comme en témoignent les paroles chantées en boucle Uribe, paraco, el pueblo esta verraco (Uribe, paraco, le peuple est en colère) ou encore Qué lo vengan a ver, qué lo vengan a ver, eso no es un govierno, son los paracos al poder (Venez voir, venez voir, ce n’est pas un gouvernement, ce sont les paracos au pouvoir).

Bulevar del Rio, 28 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Les Cacerolazos, les concerts généralisés de casseroles aux fenêtres de la ville à 20 heures, illustrent également la volonté de la majorité des citoyens d’exprimer pacifiquement leur solidarité à la cause. Afin que le paro (la grève) ne se limite pas à une simple marche, les manifestants ont adopté la stratégie des points de résistance multiples [16] (il en existe au moins 13, parmi lesquels on peut citer Puerto Resistencia, Apocalipso, Puente de las Mil Luchas ou encore Paso del Comercio). Ces derniers s’accompagnent de nombreux barrages sur les routes, tant à l’intérieur de la ville qu’à ses sorties. L’épicentre culturel et artistique de la mobilisation à Cali, situé dans le centre, s’appelle la Loma de la Cruz. Rebaptisée la Loma de la dignidad (la colline de la dignité), c’est un lieu symbolique où les manifestants, notamment les plus jeunes, viennent pour passer du temps ensemble, boire un verre, chanter et scander « Resistencia ».

Loma de la Cruz, fin mai © David Zana pour LVSL

En marge des manifestations pacifiques ou après celles-ci, il existe une autre réalité : celle du vandalisme et des affrontements meurtriers. Même si elle est marginale à côté de la mobilisation sociale d’une ampleur historique, elle est extrêmement présente dans les médias locaux et nationaux et dans les esprits des habitants. Les Caleños (habitants de Cali) appréhendent chaque matin la prochaine horrible noche [17] et n’ont pu rester insensibles aux attaques répétées subies par le MIO [18], leur système public de transport urbain (16 bus brûlés, 36 vandalisés, 13 stations incinérées et 48 endommagées [19]).

La violente répression de la part de la police : une réalité documentée

Fer de lance de la mobilisation, la jeunesse est déterminée à ne pas laisser passer l’opportunité présente de défendre les droits fondamentaux qu’elle n’a jamais eus. Alors que l’accès à l’enseignement supérieur en Colombie est réservé aux catégories de la population les plus aisées en raison d’un système universitaire majoritairement privé et extrêmement coûteux, la plupart d’entre eux sont en effet contraints d’enchaîner les « petits boulots ». Ceux qui en viennent à cautionner les violences commises contre certains biens pendant les manifestations ne sont pas rares. Carolina est serveuse dans un bar à bières et n’a pas manqué une seule journée de manifestation depuis le début des évènements. Elle proteste toujours pacifiquement, en gardant scrupuleusement son masque. Elle nous a cependant confié : « Certains ont détruit des banques et des supermarchés, je ne l’aurais pas fait. Mais franchement, je ne vais pas non plus pleurer pour eux avec tout l’argent qu’ils ont ».

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Si Cali est rapidement apparu comme l’épicentre de la mobilisation, c’est aussi la ville où la répression s’est abattue le plus violemment. Les violences sur les personnes ont choqué une population urbaine qui n’y avait plus été confrontée depuis longtemps. La police colombienne a davantage été formée pour chasser l’ennemi interne communiste (en vertu de la doctrine de sécurité nationale [20]) que pour gérer démocratiquement une protestation sociale. Dès le début des protestations, les autorités ont renforcé la sécurité en envoyant plus de 1 000 hommes supplémentaires, près de 700 policiers et 300 militaires [21]. Alors que la situation échappait de plus en plus au maire de la ville, Jorge Iván Ospina, la police et l’Escadron mobile antiémeutes (ESMAD) ont allègrement fait usage de gaz lacrymogènes dans des situations où l’atteinte à l’ordre public n’était pas manifeste et n’ont pas hésité à tirer à balles réelles dans la foule dans certaines circonstances. De nombreuses arrestations de manifestants ont également été rapportées.

Santiago a 21 ans. Alors qu’il participait avec son épouse à une journée de commémoration pacifique des personnes décédées et disparues depuis le début des mobilisations, il a été arrêté puis détenu par la police. Il témoigne :

« De nombreuses voitures et motos de police sont arrivées et ont commencé à tirer dans le tas. Avec mon épouse et des amis nous avons été arrêtés puis transportés dans un fourgon. Ils ont pris les téléphones de mes amis qu’ils n’ont jamais rendu. Dans le fourgon, ils ont commencé à me frapper aux côtes et à la tête, sous les yeux de mon épouse. Ils ont fermé la porte à plusieurs reprises sur ma main qui a été fracturée. Pendant le trajet, ils touchaient les seins et les fesses de mon épouse de façon ostentatoire et ils lui ont dit que si elle continuait à pleurer, ils allaient me frapper plus fort. Au poste de police, ils ont continué à me frapper, à plusieurs. Ils m’ont gardé pendant 48 heures et m’ont obligé à signer un papier disant que l’arrestation avait été légale et sans violence. Ma copine n’a été gardée que quelques heures mais ils lui ont fait croire pendant le temps de ma détention qu’ils m’avaient fait disparaitre ».

L’expérience vécue par Santiago et son épouse n’est malheureusement pas un cas isolé. Plusieurs organisations de protection des droits humains ont rapporté de façon précise et documentée de nombreux cas de détentions arbitraires et de violences de la part des autorités publiques, qu’il s’agisse de séquestrations, d’agressions sexuelles au sein de commissariats, de tortures ou d’homicides [22]. Selon Santiago, les autorités publiques mènent volontairement une politique de la mano dura (main ferme) pour faire peur et dissuader de retourner dans les manifestations.

Les abus policiers dans l’usage de la force ne constituent cependant pas la seule forme de violence. Dans un pays profondément marqué par la délinquance de droit commun et la délinquance organisée, une fois la brèche allumée, la violence prend vite une forme généralisée [23]. Le professeur Jorge Hernandez Lara de l’Université El Valle distingue la violence policière, la violence collective (celle des manifestants), la violence opportuniste (celle des délinquants), la violence vindicative (celle des habitants des quartiers aisés, lésés par les blocages) et la violence militaire qui forment ensemble un « cercle de la violence » [24]. Dans les discours des uns et des autres, la désignation du bouc émissaire domine, les responsables sont tantôt les policiers, tantôt la guérilla, tantôt les Vénézuéliens, tantôt des délinquants profitant de la situation. Le chaos ne se manifeste pas seulement dans les événements mais aussi dans les discours, tellement éloignés les uns des autres.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

Une mobilisation qui perdure, un chaos qui s’installe

« El paro no para » (la grève n’est pas finie) peut-on lire sur de nombreuses pancartes de manifestants et de personnes organisant les barrages.

Force est néanmoins de constater que la situation générale a considérablement évolué depuis la ferveur stimulante des premiers jours de la mobilisation. Felipe, chauffeur de taxi à Cali, en est témoin : « La protestation sociale saine des premiers jours a laissé la place à la violence et au vandalisme. Il y a de nombreux barrages et dans certaines zones comme c’est le cas du District d’Aguablanca, il faut payer quelque chose pour passer. Trois collègues ont été assassinés à Cali car ils ont refusé de payer ce qu’on leur demandait ».

Cali est en effet une ville qui concentre, même en temps normal, une très forte pauvreté, des indices d’homicides résolument élevés et une pluralité de groupes armés illégaux. Selon un classement effectué par l’ONG mexicaine Seguridad, Justicia y Paz pour l’année 2019, Cali occupait par exemple la position de la 26ème ville la plus dangereuse au monde [25]. Felipe n’avait néanmoins jamais vu sa ville confrontée à de pareilles circonstances : « J’ai vu des gens disparaître, des gens par terre, des personnes blessées, des personnes violentées par la police, etc. ».

Dans le même temps, les citoyens sont souvent contraints de patienter pour la moindre démarche. La plupart des guichets de banque ayant été vandalisés, quelques guichets concentrent toutes les files d’attente. Les chauffeurs de taxi doivent patienter au moins cinq heures avant d’avoir de l’essence. Le temps passé dans la voiture a également été dupliqué en raison des embouteillages provoqués par les nombreux barrages dans la ville et la suspension fréquente des services du MIO.

Des divisions au sein de la population semblent se faire de plus en plus ressentir. Certains commerçants lésés par les vols à répétition tentent de faire concurrence au célèbre SOS Nos están matando (ils nous assassinent) avec l’hashtag Nos están robando (ils nous dévalisent). Les nombreux barrages dans la ville commencent aussi à rendre impopulaire la mobilisation auprès d’une partie des habitants – pour le plus grand bonheur des médias oligarchiques. On peut lire ainsi en première page du journal El Pais : « Les blocages affectent plus l’économie que la pandémie ». La politique économique du gouvernement semble ne plus être le sujet premier et les violences policières sont moins dans les esprits : il y a les pro et les anti-blocages.

La calle 5 con la carrera 13 (Cali), fin mai © David Zana pour LVSL

Nous arrivons vers la fin du mois de mai et cela fait près d’un mois maintenant que dure la mobilisation. Les choses s’étaient en apparence calmées. Les vidéos montrant des vols, des agressions, des coups de feu, des affrontements circulaient moins, les taxis ne faisaient plus cinq heures de queue pour avoir de l’essence, les poubelles avaient cessé de pourrir au soleil, les carottes réapparaissaient dans les magasins, les sirènes de police se faisaient plus rares, on entendait moins les hélicoptères, l’ambiance générale était plus détendue. La majorité des tensions semblaient s’être déplacées vers d’autres municipalités proches, notamment Jamundi, Yumbo, Buenaventura et Popayán.

La dure répression policière et la suppression rapide des vidéos qui les exposent sur les réseaux sociaux ont en réalité grandement contribué à calmer artificiellement l’atmosphère. Les témoignages de censure abondent de la part des usagers des plateformes [26]. On a vu circuler le hashtag « En Colombia nos están censurando» (En Colombie ils nous censurent). Si la société Facebook nie toute politique volontaire de censure, elle reconnaît que son algorithme est programmé pour effacer les contenus violents [27]. Depuis son épisode avec les forces de l’ordre, Santiago publie fréquemment des vidéos de violences policières sur Facebook et en a fait l’expérience : « Les vidéos restent quelques jours seulement sur la plateforme et les plus virales d’entre elles ne dépassent pas 24 heures ».

La journée et la nuit du 28 mai, un mois jour pour jour après la première manifestation, ont confirmé que la situation était toujours la même, sinon pire. En marge des mobilisations festives et pacifiques toujours vigoureuses et hétéroclites, 13 décès ont été enregistrés ce jour-là dans la seule ville de Cali, conduisant le Président à augmenter les effectifs de l’armée.

Le climat social actuel : une conséquence des politiques menées depuis les années 1990

Si le climat social actuel est attisé par l’image et la politique d’un président extrêmement impopulaire, il est surtout le produit des politiques économiques et sociales menées en Colombie depuis le début des années 1990.

Malgré l’instauration en 1991 d’une constitution nationale progressive consacrant de nombreux droits sociaux fondamentaux et affirmant le caractère pluriculturel et pluriethnique de la société, les textes législatifs et réglementaires des années 1990 ont été dans le sens d’une flexibilisation et d’une libéralisation à tout va de l’économie. Qu’il s’agisse de la loi 50 de 1990 qui flexibilise le marché du travail, de la loi 100 de 1993 qui privatise le secteur de la santé, de la privatisation de plusieurs entreprises colombiennes entre 1991 et 1997 ou encore d’une politique ne visant qu’à faciliter les investissements étrangers, la Colombie s’est engagée depuis les années 1990 sur un modèle économique profondément libéral, produisant toujours plus de laissés-pour-compte.

La mesure fiscale récemment entreprise par le gouvernement ne s’inscrit pas seulement dans le cadre d’un agenda de rigueur budgétaire visant à récupérer entre 2022 et 2031 les 6,3 milliards de dollars perdus pendant la crise sanitaire. Elle constitue à elle seule une réforme structurelle de l’impôt sur le revenu, visant à en faire un impôt ciblant davantage les personnes physiques et moins les personnes morales (seulement 4% des citoyens paient l’impôt sur le revenu) [28]. La Colombie, qui a un secteur informel représentant la moitié de son économie, cherche en effet à élargir son assiette fiscale étroite ainsi qu’à s’aligner sur le taux moyen de l’impôt sur les sociétés des pays de l’OCDE qui est de 22% alors que le sien est de 32%. En optant pour l’imposition de la classe moyenne inférieure et des plus modestes au lieu d’imposer davantage les personnes les plus riches (comme l’a même suggéré Gustavo Cote, l’ancien directeur de la Direction nationale des impôts et des douanes – DIAN), la réforme avortée s’inscrit sans difficulté dans la droite ligne des politiques menées dans le pays depuis trois décennies.

Sur le plan de la communication, le Président n’a pas hésité à justifier la nécessité de sa réforme par le financement des programmes sociaux : « La réforme n’est pas un caprice. C’est une nécessité. La retirer ou pas n’est pas l’objet du débat. La vraie condition est de pouvoir garantir la continuité des programmes sociaux » [29]. La rhétorique présidentielle, sur le ton du célèbre slogan There is no alternative, n’a cependant pas eu d’effet sur une jeunesse colombienne en pleine ébullition, ne voyant également de son côté aucune alternative à la mobilisation.

Loma de la Cruz, 29 avril 2021 © David Zana pour LVSL

À l’instar de l’expression de « terrorisme urbain » employée par le procureur général de la Nation Francisco Barbosa [30] ou de celle de « révolution moléculaire dissipée » utilisée par l’ex-Président Alvaro Uribe [31], la stratégie non nouvelle des autorités colombiennes consistant à diaboliser et délégitimer la protestation sociale et semer des divisions dans le pays portera-t-elle ses fruits une fois de plus ? Le retrait de la réforme fiscale puis de celle de la santé constituent quoi qu’il en soit une victoire pour les manifestants. Il leur reste encore, après avoir évité un recul de leurs droits, à obtenir des avancées politiques concrètes.

Alors que tous les yeux sont rivés vers les élections présidentielles de 2022, la Colombie vit en ce moment une rencontre que l’on pouvait présager, entre des dynamiques nouvelles qu’inspire une jeunesse urbaine et connectée et des dynamiques anciennes certes métamorphosées mais toujours en place. L’impression de chaos généralisé qui en ressort est inquiétante mais constitue aussi, un prélude pensable pour un véritable processus de paix, celui du bas vers le haut.

Notes :

[1] En Colombie, le salaire minimum est de 908.526 pesos (240 dollars) et le salaire moyen de 1,3 millions de pesos (310 dollars). Selon les chiffres du Département national des statistiques (DANE) pour les dix premiers mois de l’année 2020, moins de 40% des travailleurs touchent plus que le salaire minimum. URL: https://forbes.co/2020/12/07/economia-y-finanzas/en-colombia-el-638-de-las-personas-no-ganan-mas-de-un-minimo/

[2] Impuesto al valor agregado (la taxe sur la valeur ajoutée – TVA)

[3] En Colombie, la loi découpe la population en six strates socio-économiques en fonction du lieu d’habitation. L’estrato 1 est le plus bas et l’estrato 6 le plus haut. L’estrato détermine, entre autres, le niveau d’impôts que doit payer un citoyen.

[4] La Banque mondiale classe la Colombie comme le deuxième pays le plus inégalitaire d’Amérique latine et le septième le plus inégalitaire au monde : https://www.larepublica.co/economia/segun-el-banco-mundial-colombia-es-el-segundo-pais-mas-desigual-de-america-latina-2570469

[5] «Cali, bastión de la izquierda», Caliscribe.com, 12 octobre 2019. URL: https://caliescribe.com/es/12102019-2100/cali-ciudad-y-ciudadanos/17811-cali-ciudad-y-ciudadanos/cali-bastion-de-la-izquierda

[6] «Colombia primera en desplazamiento interno por cuarta vez», El tiempo, 20 juin 2019. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/conflicto-y-narcotrafico/colombia-es-el-pais-con-mas-desplazados-internos-informe-acnur-378716

[7] «Más de 27.000 desplazados en Colombia en el primer trimestre», dw, 27 avril 2021. URL: https://www.dw.com/es/m%C3%A1s-de-27000-desplazados-en-colombia-en-el-primer-trimestre/a-57346131

[8] La ville de Cali est proche des départements du Chocó, du Cauca et de Nariño et se trouve à trois heures de route de la côte Pacifique, notamment de la ville portuaire de Buenaventura qui est particulièrement abandonnée par l’Etat.

[9] Le quartier de la Luna aurait abrité la nuit la plus violente avec l’incendie de l’hôtel la Luna qui hébergeait des membres de l’ESMAD (l’Escadron mobile antiémeutes).

[10] Avant 2019, Puerto Resistencia s’appelait Puerto Rellena. Le changement de nom s’est opéré suite aux mobilisations de novembre 2019. «Puerto Resistencia en Cali: el microcosmos del paro de 2021», La silla vacia, 2 mai 2021. URL: https://lasillavacia.com/puerto-resistencia-cali-microcosmos-del-paro-2021-81316

[11] Avant même le premier jour des mobilisations, on pouvait lire dans la revue Forbes que 57,5% des Colombiens ne pensaient pas sortir manifester mais qu’en revanche, ils étaient 73% à soutenir le Paro nacional. URL: https://forbes.co/2021/04/27/actualidad/el-73-de-los-colombianos-esta-de-acuerdo-con-el-paro-encuesta/

[12] Le département administratif national des statistiques. URL: https://www.dane.gov.co/index.php/estadisticas-por-tema/pobreza-y-condiciones-de-vida/pobreza-monetaria

[13] LEMOINE, Maurice. « Guerre totale contre le mouvement social », Mouvement des luttes, 22 mai 2021.

[14] La minga est à l’origine un concept quechua signifiant « travail collectif en vue d’un objectif commun ».

[15] Terme populaire pour désigner les membres des organisations paramilitaires en Colombie.

[16] «Las causas de la crisis en Cali», Universidad del Valle, 14 mai 2021. URL : https://www.univalle.edu.co/lo-que-pasa-en-la-u/las-causas-de-la-crisis-en-cali

[17] Ainsi ont été qualifiées les nuits les plus meurtrières depuis le début des évènements.

[18] Masivo Integrado de Occidente (MIO).

[19] «Cinco estaciones y un terminal de MIO vandalizadas, en jornada de protestas de este 28 de mayo», Aquí Today, 29 mai 2021. URL:  https://aqui.today/cinco-estaciones-y-una-terminal-del-mio-vandalizadas-este-viernes/?fbclid=IwAR3uF8rdbBmU3enNo3sveJEjn3aihpqwdsjyDsaVEoHGK5r5VNILKstCpXI

[20] Ce concept renvoie à la lutte menée par les Etats-Unis contre le communisme dans les pays sud-américains.

[21] https://www.semana.com/nacion/articulo/en-video-asi-se-vive-la-tercera-noche-de-disturbios-en-cali/202121/

[22] On peut citer par exemple le communiqué conjoint des ONG Temblores et Indepaz en date du 9 mai 2021 : http://www.indepaz.org.co/cifras-de-violencia-policial-en-el-paro-nacional/

[23] La terminologie « généralisée » mérite d’être mise en lien avec l’expression de « violence généralisée » utilisée par le sociologue Daniel Pécaut pour décrire la violence en Colombie. URL : https://www.philomag.com/articles/daniel-pecaut-lordre-et-la-violence-sont-toujours-allees-de-pair-en-colombie

[24] LARA, Jorge Hernandez. «Nuevas formas de protestas en Cali, la ciudad de la resistencia », Universidad Nacional de Colombia, 16 mai 2021. URL: ieu.unal.edu.co/medios/noticias-del-ieu/item/nuevas-formas-de-protesta-en-cali-la-capital-de-la-resistencia

[25] «Metodología del ranking (2019) de las 50 ciudades más violentas del mundo», Site de l’ONG Seguridad, Justicia y Paz, 1er juin 2020. URL: http://www.seguridadjusticiaypaz.org.mx/sala-de-prensa/1589-metodologia-del-ranking-2019-de-las-50-ciudades-mas-violentas-del-mundo

[26] «Colombianos denuncian qué el gobierno censura publicaciones en redes sociales», La Nacion, 6 mai 2021. URL: https://www.lanacion.com.ar/el-mundo/colombianos-denuncian-que-el-gobierno-censura-publicaciones-en-redes-sociales-nid06052021/

[27] «Qué paso con las publicaciones en Instagram durante el paro nacional?», El Espectador, 6 mai 2021. URL: https://www.elespectador.com/tecnologia/que-paso-con-las-publicaciones-en-instagram-durante-el-paro-nacional/

[38] «Conozca si tiene que declarar el impuesto de renta desde el próximo año, según sus ingresos mensuales», LR Republica, 16 avril 2021. (larepublica.co)

[29] «Reforma tributaria en Colombia: Iván Duque pide al Congreso retirar el polémico proyecto qué desato fuertes protestas», bbc news, 2 mai 2021. URL: https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-56966451

[30] «14 capturados por “actos de terrorismo urbano” en marchas», El Tiempo, 28 avril 2021. URL: https://www.eltiempo.com/justicia/delitos/fiscal-barbosa-anuncia-capturas-por-actos-de-terrorismo-urbano-584584

[31] «La revolución molecular disipada: la última estratégica de Álvaro Uribe», El País, 6 mai 2021. URL: https://elpais.com/internacional/2021-05-07/la-revolucion-molecular-disipada-la-ultima-estrategia-de-alvaro-uribe.html

Réintégration des tribunaux d’arbitrage : la nouvelle victoire des multinationales en Équateur

L’un des principaux tribunaux d’arbitrage, le CIRDI, appartient au groupe de la Banque mondiale.

Les multinationales confrontées à des gouvernements soucieux de leur imposer des régulations sociales ou environnementales disposent de leviers juridiques décisifs pour les faire plier : les mécanismes d’arbitrage. Ceux-ci leur permettent d’attaquer un État en justice auprès d’un tribunal international, dont l’un des plus importants, le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), appartient au groupe de la Banque mondiale. L’Équateur a longtemps été à la pointe de la lutte contre ces mécanismes sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017). Aujourd’hui, ce pays réintègre les tribunaux d’arbitrage et accepte de payer des sommes astronomiques aux entreprises qui l’ont attaqué en justice. La dernière en date : Perenco, multinationale française possédant des filiales aux Bahamas, qui a infligé a l’Équateur une amende de 412 millions de dollars. Par Guillaume Long, ex-ministre des Affaires étrangères équatoriennes et Andrés Arauz, candidat à l’élection présidentielle équatorienne de 2021.

Depuis son investiture il y a deux mois, le président Guillermo Lasso multiplie les démarches visant à réintégrer les mécanismes d’arbitrage que l’Équateur dénonçait auparavant [NDLR : Investor-State Dispute Settlement Mechanisms en anglais, connus sous le sigle ISDS]. Le 21 juin, l’ambassadeur d’Équateur à Washington a acté le retour du pays dans le CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, tribunal de la Banque mondiale), que le pays avait récusé en 2009. Incroyable mais sans doute peu surprenant : la Cour constitutionnelle équatorienne a affirmé que cette décision ne requerrait aucune ratification législative. À présent, le gouvernement fait pression pour une réinterprétation de la Constitution qui autoriserait le retour de l’Équateur dans les Traités bilatéraux d’investissements (TBI).

NDLR : Pour une analyse de la fonction géopolitique des TBI, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Les traités bilatéraux d’investissement, entraves à la souveraineté des États – le cas équatorien »

Quand l’Équateur rejetait les TBI et dénonçait les mécanismes d’arbitrage

Le retrait de l’Équateur du CIRDI était partie intégrante d’un processus plus vaste qui a abouti à la dénonciation de l’ensemble des TBI. L’article 422 de la Constitution équatorienne adoptée par référendum en 2008 dispose : « L’État équatorien n’intégrera pas des traités ou des organisations internationales qui ont pour effet de déposséder l’État équatorien de sa juridiction souveraine au profit d’entités d’arbitrage internationales dans des disputes contractuelles ou commerciales entre l’État et des personnes physiques ou des entités juridiques. »

Le consensus autour des mécanismes d’arbitrage semblait ébranlé. Avec l’aval du parlement et la décision antérieure de la Cour constitutionnelle, l’Équateur a finalement récusé les 16 TBI auxquels il était encore lié en mai 2017

En conséquence, le gouvernement de Rafael Correa (2007-2017) s’est retiré d’un premier groupe de TBI en 2008. Quelques mois plus tard, il quittait le CIRDI. En 2013, le gouvernement équatorien faisait appel à un groupe d’experts afin de soumettre arbitrages et TBI à un audit, incluant l’analyse de la légalité de leur ratification et leurs répercussions sur le pays. La commission d’audit, constituée d’universitaires, d’avocats, de responsables gouvernementaux et de représentants de la société civile, a conclu que bien des TBI n’avaient pas été ratifiés de manière adéquate. Ils ont également découvert que ces traités avaient échoué à attirer davantage d’investissements internationaux en Équateur.

Le rapport de la commission identifiait également les problèmes habituels que soulevaient les mécanismes d’arbitrage : des avocats aux liens étroits avec les firmes, recrutés au cas par cas et payés de manière informelle pour faire office d’arbitres de ces mécanismes ; la défaite fréquente des pays du Sud lors des arbitrages contre les entreprises transnationales. Le rapport confirmait que les investissements étrangers affluaient vers les pays dotés d’une croissance économique soutenue, d’institutions solides et d’un système politique et social stable. Il mettait à mal, une fois encore, le mythe en vertu duquel dérégulation forcenée et cessions de souveraineté conduisent magiquement sur la voie des investissements. Il démontrait enfin que les TBI constituaient une garantie d’impunité pour les entreprises transnationales coupables de dommages environnementaux ou d’évasion fiscale.

L’Équateur capitalisait alors sur un consensus global croissant quant aux effets négatifs des mécanismes d’arbitrage – que bien des pays avaient accepté de la fin des années 1980 au début de la décennie 2000, au zénith de la dérégulation et du nivellement par le bas visant à attirer les investissements.

NDLR : Pour une mise en perspective des mécanismes d’arbitrage et des frictions qu’ils génèrent avec les États, lire sur LVLS l’article de Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de l’ouvrage Despotisme sans frontières : « Les ravages du nouveau libre-échange »

Plusieurs pays émergents, non des moindres, avaient pavé la voie à l’Équateur : l’Afrique du Sud avait mis fin à ses engagements auprès des TBI en 2012, l’Indonésie en 2014 et l’Inde en 2017. Parmi les pays d’Amérique latine, le Brésil n’avait jamais ratifié aucun traité incluant des mécanismes d’arbitrage, et la Bolivie avait quitté ses TBI en 2008.

L’Union européenne elle-même formulait des doutes, plusieurs de ses États-membres ayant été sanctionnés par des cours d’arbitrages pour avoir respecté la loi du continent. C’est ainsi que Jean-Claude Juncker a été jusqu’à écrire : « Je n’accepterai pas que la juridiction des cours des États-membres soit limitée par des régimes spéciaux relatifs aux conflits avec les investisseurs. »

Puis ce fut le tour de Donald Trump d’annoncer qu’il se livrerait à une révision des clauses relatives aux mécanismes d’arbitrage contenues dans l’ALENA, quand Démocrates et Républicains voulaient mettre fin à ces clauses dans le nouveau traité (USMCA) entre les États-Unis, le Canada et le Mexique qui allait remplacer celui-là.

Le consensus autour des mécanismes d’arbitrage semblait ébranlé. Avec l’aval du parlement et la décision antérieure de la Cour constitutionnelle, l’Équateur a finalement récusé les 16 TBI auxquels il était encore lié en mai 2017 – signés avec plusieurs poids lourds : États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Chine, Pays-Bas, etc.

Garantie d’impunité pour les multinationales : le cas Perenco

Le successeur de Rafael Correa, Lenín Moreno (2017-2021), ne partageait pas cette opposition aux mécanismes d’arbitrage. Pressé de revenir aux politiques néolibérales des années 1990, et sous l’effet du lobbying intense des entreprises transnationales, le gouvernement Moreno a demandé à la Cour constitutionnelle de réinterpréter l’article 422, arguant qu’il ne s’appliquait qu’aux différends commerciaux. Une démarche qui ne manquait pas d’audace : cet article, qui mentionne le terme générique de contrat, a indubitablement pour fonction de prohiber les mécanismes d’arbitrage.

Le CIRDI a donné raison à l’entreprise pétrolière franco-anglaise Perenco dans son procès contre l’Équateur. La multinationale s’est vue gratifiée de 412 millions de dollars, que l’État équatorien a été condamné à lui payer ; en cause : le viol par le pays d’un TBI signé avec la France

Il ne revient plus à la Cour constitutionnelle de se prononcer sur cet article, mais le nouveau gouvernement de l’intégriste néolibéral Guillermo Lasso, qui souhaite accélérer le retour dans les mécanismes d’arbitrage, fait à présent pression sur elle – qui, du reste, n’oppose pas une résistance farouche. Afin de statuer sur la constitutionnalité du retour de l’Équateur dans le CIRDI, la Cour a fait appel à Teresa Nuques, que son curriculum – ancienne directrice du centre d’arbitrage de la Chambre de commerce de Guayaquil, et fervent soutien des mécanismes d’arbitrage – aurait dû disqualifier.

Deux juges ont finalement fait valoir que la Constitution requerrait l’aval législatif pour l’approbation de n’importe quel traité impliquant l’abandon de prérogatives judiciaires nationales au profit d’un organisme supranational. Mais ils sont demeurés minoritaires. Le 30 juin, la Cour tranchait : l’approbation législative de l’appartenance de l’Équateur au CIRDI n’était pas requise.

Le contexte de ce retour dans le CIRDI ne peut laisser indifférent. Tout juste trois semaines plus tôt, ce même CIRDI donnait raison à l’entreprise pétrolière franco-anglaise Perenco dans son procès contre l’Équateur. L’entreprise s’est vue gratifiée de 412 millions de dollars, que l’État équatorien a été condamné à lui payer ; en cause : le viol par le pays d’un TBI signé avec la France, dont l’une des clauses prohibait « l’expropriation indirecte » des entreprises françaises.

NDLR : Pour une synthèse sur le cas Perenco, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet et Vincent Ortiz : « Quand la loi française permet à une entreprise des Bahamas d’extorquer 400 millions de dollars à l’Équateur »

En quoi cette « expropriation indirecte » consistait-elle ? En 2006, l’Assemblée équatorienne avait voté à l’unanimité en faveur d’une loi qui imposait le partage des revenus exceptionnels des entreprises générés par l’explosion du cours des matières premières [NDLR : qui dure jusqu’en 2014 pour le pétrole].

En 2007, le gouvernement avait modifié plus avant la régulation afin de maximiser les revenus de l’État [portant finalement à 80% la taxe sur les bénéfices exceptionnels NDLR]. Alors que la plupart des entreprises présentes en Équateur acceptaient le nouveau cadre, Perenco se refusait à payer la somme requise. Et lorsque les autorités fiscales l’ont réclamée en se saisissant d’une quantité équivalente de pétrole, Perenco a quitté le pays. Si le CIRDI a reconnu que la taxe sur les bénéfices exceptionnels ne pouvait être assimilée à une « expropriation », elle a bel et bien déclaré que la poursuite des opérations de Perenco par l’État équatorien – qui faisait suite au départ de l’entreprise du pays – pouvait l’être.

Le cas Perenco est un condensé des problèmes que soulèvent les mécanismes arbitrages. La filiale équatorienne de Perenco ne siège pas en France ou en Angleterre ; elle se trouve aux Bahamas, qui étaient reconnus comme un paradis fiscal par l’Équateur comme par la France au moment des faits. Elle possède qui plus est quatre entités basées aux Bahamas dans sa chaîne de sociétés-écrans, avant que l’on puisse identifier qui que ce soit comme détenteurs de capitaux. Bien sûr, il n’existe aucun traité entre l’Équateur et les Bahamas. C’est donc à un véritable abus de traité (treaty shopping) que s’est livré Perenco, dirigé par la riche famille Perrodo (dix-neuvième fortune française). Une pratique courante chez les entreprises établies dans les paradis fiscaux, qui leur permet de bénéficier des TBI signés par d’autres pays, et d’avoir accès au meilleur des deux mondes : la protection et l’impunité.

Le président Guillermo Lasso a émis un décret promouvant la privatisation graduelle de l’industrie pétrolière, précisant que les mécanismes d’arbitrage constitueront la pierre angulaire de cette politique

La France pourrait se saisir de cette opportunité pour brider ses entreprises et leur interdire le beurre et l’argent du beurre – la protection des traités signés par la France et l’évasion fiscale. Le président Emmanuel Macron a critiqué à plusieurs reprises l’évasion fiscale. Son ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire a quant à lui déclaré : « L’évasion fiscale, ça n’est pas seulement une attaque contre le Trésor fiscal. C’est une attaque contre la démocratie ». Le cas Perenco offre l’occasion idoine pour jauger du sérieux de la France en la matière – qui pourrait défendre une interprétation strictement bilatérale des TBI.

Derrière les mécanismes d’arbitrage : retour au consensus néolibéral

Le ministre équatorien de la Communication a récemment annoncé que le gouvernement paierait l’amende à Perenco. L’Équateur pourrait bien sûr activer plusieurs leviers pour éviter le paiement – ou du moins le délayer de manière significative, dans un contexte d’une crise économique aigüe (l’Équateur possède l’un des plus hauts taux de mortalité provoqué par le Covid-19, et l’économie s’est effondrée de 9% en 2020).

Le gouvernement pourrait requérir l’annulation du jugement sur la base des activités de Peter Tomka, l’arbitre principal du cas Perenco, qui officiait simultanément comme juge à plein temps auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), qui interdit à ses juges de percevoir des revenus complémentaires dans une autre institution. Il pourrait également effectuer une requête en exequatur, un procédé par lequel les cours nationales décident si elles appliquent – ou non – les décisions d’une juridiction étrangère.

Le cas Perenco est atypique, dans la mesure où l’arbitrage a été rendu après que l’un des États a quitté le CIRDI et récusé les TBI, qui en sont pourtant le fondement. Perenco devrait donc avoir recours à une cour étrangère, puis faire reconnaître l’arbitrage par les cours équatoriennes, en vertu de la Convention de New York, un traité international qui pose les fondements des réquisits pour la validité des décisions juridiques étrangères. Mais le gouvernement de Guillermo Lasso a déjà fait comprendre en rejoignant le CIRDI que son gouvernement n’escomptait pas contester le paiement de l’amende à l’entreprise.

La Cour constitutionnelle laissera-t-elle les mains libres au gouvernement lorsqu’il cherchera à revenir dans les TBI signés avec les autres pays ? Il lui sera plus difficile d’arguer que de telles décisions peuvent faire l’impasse sur un vote parlementaire – comme ce fut le cas lorsque l’Équateur est revenu dans le giron du CIRDI. Mais les puissances économiques en faveur des mécanismes d’arbitrage sont considérables, et le lobbying visant à contourner le parlement intense. Des firmes intimement liées au pouvoir politique sont d’ores et déjà impatientes de profiter des privatisations qui découleraient de la signature de nouveaux traités d’investissements contenant des clauses d’arbitrage. Le gouvernement Lasso, de son côté, est enthousiaste à l’idée de vendre les biens étatiques à perte. Nulle coïncidence, donc, dans le fait qu’une semaine après l’aval de la Cour constitutionnelle pour le retour de l’Équateur dans le CIRDI, Lasso émette un décret promouvant la privatisation graduelle de l’industrie pétrolière, précisant que les mécanismes d’arbitrage constitueront la pierre angulaire de cette politique.

Les opposants à ces mécanismes d’arbitrage, qui infligent des saignées aux pays du Sud au bénéfice du capital, devraient considérer l’Équateur comme un cas paradigmatique de la lutte contre les privilèges des multinationales et leur mépris absolu pour la protection de l’environnement, les droits des travailleurs et des peuples.