Chili : vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ?

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Plus d’un million de personne rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. © Susana Hidalgo

Derrière la Cordillère des Andes, une brèche politique inédite s’est ouverte. Des manifestations d’une ampleur historique secouent le Chili, gouverné par un système néolibéral depuis le coup d’État d’Augusto Pinochet mené en 1973, qui n’a jamais été remis en cause à la chute de la dictature. Retour sur un mouvement qui plonge ses racines dans les quatre dernières décennies – et sur les alternatives qui s’offrent à lui.


Dans le ciel de Santiago et Valparaíso, les hélicoptères qui survolent les quartiers sont les mêmes Pumas des escadrons de la mort sous Pinochet. L’armée plane, et avec elle les douloureux souvenirs de la dictature. En remettant la sécurité intérieure à l’armée et en déclarant que « le Chili est en guerre » contre les manifestants, le président Sebastián Piñera a ouvert une plaie béante. Les images du coup d’État du 11 septembre 1973 surgissent brusquement dans la nuit du 19 octobre 2019. Mais 46 ans plus tard, la peur ne tombe plus comme une chape de plomb. En dépit de six jours d’état d’exception, de couvre-feu et d’une armée qui opère une féroce répression, l’état-major ne sait plus quoi faire pour mater les manifestants qui battent le pavé à toute heure, soutenus par les cacerolazos, ces milliers de casseroles frappées depuis les balcons.

Depuis, les militaires sont rentrés dans les casernes mais le Chili reste paralysé. Manifestations et rassemblements se sont répandus comme une traînée de poudre le long de la Cordillère. Les journées de grèves générales s’accompagnent de marches dans les centres-villes et quartiers périphériques. Le 26 octobre, la « marche la plus grande du Chili » est convoquée à Santiago. Plus d’un million de manifestants se rassemblent1, une première depuis la fin de la dictature en 1989. Les annonces présidentielles n’y font rien.

Entre le coup d’État de septembre 1973 et le soulèvement d’octobre 2019, la population a constamment été tenue à l’écart des processus décisionnels. Dans cette ébullition, le slogan « Chile despierta », « Le Chili se réveille », illustre le retour fracassant du peuple comme acteur central de la vie politique chilienne.

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Les « cacerolazos » sont devenus le symbole du soulèvement à travers le Chili. © Equipo Rival

Une imbrication historique entre néolibéralisme et force armée

Les institutions militaro-policières sont parties intégrantes, au Chili, du système néolibéral. Régimes de retraites et de santé, éducation, salaires, impunité : leurs privilèges s’imbriquent dans l’accaparement des richesses. Un processus entamé dans les années 70 où l’élite économique a confondu ses intérêts avec ceux du secteur militaire et policier.

Dès les années 60 un groupe d’économistes chiliens, les Chicago Boys, tente de faire passer des réformes libérales ; en vain. Ils sont issus de l’Université catholique de Santiago, établissement privé de la bourgeoisie, où l’Ambassade des États-Unis a élaboré plusieurs conventions avec Chicago et Harvard. Dans le contexte de l’élection du président socialiste Salvador Allende en 1970, Les Chicago Boys nouent rapidement des liens étroits entre les milieux d’affaires, la droite, et l’armée pour cimenter une contestation. Le plus important journal de la capitale, El Mercurio, devient leur outil de croisade médiatique contre les politiques d’Allende ; il se fait le chantre d’un néolibéralisme qui, jusqu’alors, avait été refusé par les gouvernements chiliens successifs.

Le 11 septembre 1973, alors que le général Augusto Pinochet fait bombarder le Palais présidentiel de la Moneda, les Chicago Boys concluent un programme économique qu’ils déposent sur son bureau. La rencontre entre l’économiste américain Milton Friedman et Pinochet scelle la relation intime du néolibéralisme avec la dictature qui enfantent la « thérapie de choc », selon les mots de l’économiste, qui sera infligée au Chili2.

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Rencontre entre Pinochet et Friedman à Santiago en juin 1975. © Chicago Boys, documentaire

Réduction de la dette et des dépenses publiques, gel des salaires, privatisations : ces recettes sont appliquées à la lettre. Dans les années 80, la désindustrialisation a totalement déstabilisé l’économie chilienne qui la compense par des exportations agricoles et de matières premières – soit le retour à une configuration coloniale qui fait du Chili le fournisseur de matières premières des pays du Nord. Les économistes privatisent ensuite le service public. Education, santé, retraite, eau, tout y passe. Avec un taux de croissance qui dépasse les 5%, le Chili est qualifié de « miracle »3, fruit du libre-échange dont bénéficient les grandes entreprises. Le reste de l’économie est dévasté.

Le coup d’État correspond donc à deux outils, militaire avec son arsenal répressif pour renverser un gouvernement démocratiquement élu et mater toute velléité populaire ou organisation sociale, et politique pour imposer un modèle économique et insérer le pays dans un système international chapeauté par les États-Unis. En 1989 Pinochet perd son plébiscite, la victoire du « non » clôt 17 ans de terreur. Avant de partir l’élite s’assure de garder main-mise sur les fondements du pays en imposant la continuité de la Constitution de 1980, et freinant tout processus historique et mémoriel.

Anesthésie du jeu politique chilien

Au départ de Pinochet, une large alliance nommée Concertation, qui rassemble la démocratie chrétienne, le centre-gauche et le Parti socialiste, forme un pacte pour assurer la transition démocratique. Au pouvoir de 1989 à 2010, cette coalition empêche l’émergence de toute alternative politique politique. La Concertation se donne pour mission d’assurer le fonctionnement institutionnel sans mettre en cause le néolibéralisme. Après le premier mandat de la socialiste Michelle Bachelet en 2010, l’alliance perd le pouvoir pour la première fois face à Sebastián Piñera, élu sous l’étiquette de la droite.

La famille Piñera incarne cette collusion entre milieux d’affaires, économistes libéraux et armée. Classé 5ème milliardaire du pays, le Président a fait fortune dans les banques et les compagnies aériennes. José Piñera, son frère, fait partie des Chicago Boys4. Ministre de Pinochet, il a mis en place l’AFP, système de retraites privées du Chili. Bien que sa famille ait été liée à la dictature, Piñera a toujours affirmé avoir voté contre Pinochet, incarnant ainsi une droite qui avait pris ses distances avec la junte.

En 2013 la Concertation est enterrée par la création de la Nouvelle Majorité, alliance impulsée par le Parti socialiste et le Parti communiste, qui porte Michelle Bachelet une seconde fois au pouvoir en 2014. Si sa campagne remet en cause les réformes de droite et défend un service public de l’éducation, ses critiques restent sans lendemain. Bien que les dernières élections en 2017 aient permis le retour de Piñera, avec moins de 50% de participation, elles ont marqué l’arrivée d’un nouvel acteur. Beatriz Sánchez, candidate du Frente Amplio, nouvelle force populaire critique du néolibéralisme, crée la surprise en arrivant troisième avec 20% des voix, contre 23% pour le candidat du Parti socialiste, et 36% pour Piñera.

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Sebastián Piñera déclare “Estamos en guerra”, 20 octobre 2019. © Mendoza Post

Piñera, le président pyromane

Au soir du 19 octobre, après trois journées de mobilisation tendues, le président fait un choix inattendu. En déclarant l’état d’exception qui a placé pendant six jours la sécurité intérieure dans les mains de l’armée, Piñera a rouvert la plaie de la dictature. Pendant que le pouvoir se réclame de l’ordre public, un centre de torture est improvisé dans une station du métro à Santiago. Mutilations et viols ont lieu dans des commissariats5. Après avoir relayé un discours de peur et des images de saccages, l’appareil médiatique diffuse des images de militaires jouant au ballon avec des enfants. Quelques jours plus tard, on apprendra que la ligne éditoriale a été fixée à la Moneda, entre le gouvernement et les patrons des chaînes télévisées. Dans la rue la réponse est immédiate, des pancartes ironisent : « Si les militaires sont si gentils qu’ils disent où sont nos disparus ! ».

Arrivée à Santiago le 29 octobre, l’observatrice d’Amnesty international Pilar Sanmartín a fait part de sa stupeur face à la gravité de la situation. En seulement 15 jours de répression, le bilan est glaçant. Au 31 octobre l’Institut national des Droits de l’Homme comptabilisait6 120 actions en justice pour tortures et 18 pour violences sexuelles ; 4 271 personnes détenues dont 471 mineurs ;1 305 personnes hospitalisées dont 38 par balle et 128 énuclées. A cela s’ajoute officiellement 22 personnes tuées par balle – certaines enquêtes en comptabilisent une cinquantaine.

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Un carabinero tire à bout portant sur un manifestant, Viña del Mar, 30 octobre 2019.
 

Une crise multidimensionnelle longtemps maintenue en soupape

Le caractère transversal de la mobilisation est inédit dans la mesure où il constitue un carrefour des convergences entre les revendications de crises multiples.

La conséquence de 40 ans de libéralisme est celle d’une vie à crédit. Peu à peu la crise sociale a englouti le pays. En effet, au Chili 1% des plus riches détient 26,5% des richesses, alors que les 50% les plus pauvres n’en rassemblent que 2%7. Avec un coût de la vie semblable à celui de l’Europe occidentale, le salaire minimum équivalent à 370€ paraît dérisoire8. La responsabilisation individuelle est le corollaire de la privatisation : tout se paye – il faut compter en moyenne 5000€ pour une année dans une Université publique9. Le système a tout prévu, notamment des banques qui accordent des prêts avec l’assurance d’être remboursées par prélèvement automatique dès la première embauche. Les premières générations de Chiliens ont touché leurs pensions, fruits du système de retraites par capitalisation AFP, instauré en 1980. Les Chiliens ne touchent pas le quart de leur cotisation, les contraignant à l’emprunt ou au travail. De quoi alimenter la colère, des jeunes aux plus âgés, alors que les parlementaires touchent 18 000€ mensuels, 30 fois le salaire moyen. Cet état de siège social alimente une crise sanitaire alarmante. L’austérité mine le service public hospitalier. Bon nombre d’établissements n’ont pas entièrement perçu le budget 2019, et ne sont plus en mesure de rémunérer les soignants ou d’assurer les soins10.

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Marcha la más grande de Chile, Santiago, 26 octobre 2019. © Revolución democrática

Le Chili est également traversé par une crise environnementale, qui se cristallise autour du droit à l’eau. La zone industrielle et portuaire de Quintero est connue comme « zone de sacrifice » (zona de sacrificio) au bon vouloir des multinationales. Gazs et produits chimiques intoxiquent la ville : eau contaminée, taux d’infections pulmonaires qui explose, bétail agonisant11... Face à la connivence de État avec les industriels, la mobilisation s’est massifiée. Alors que Piñera envoyait les forces spéciales réprimer les habitants, le syndicaliste et pêcheur Alejandro Castro a été retrouvé mort, officiellement par suicide (de deux balles dans la tête) en octobre 201812. Bien que le montage ait été dénoncé, aucune poursuite n’a eu lieu. Raison supplémentaire pour Piñera de refuser l’Accord d’Escazú, garantissant le droit de vivre dans un environnement sain.

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« La violence c’est qu’un avocat ait plus accès à l’eau qu’une famille de Petorca » ©[email protected]

L’agriculture intensive incarne également une part du problème. La région de Petorca est celle de l’or vert : l’avocat. Plusieurs propriétaires ont détourné les rivières pour alimenter leurs exploitations, gourmandes en eau, provoquant un important stress hydrique. Les nappes phréatiques taries, les habitants n’ont eu d’autre choix que de partir, laissant dans leurs sillages des villes désertes. Dès le 17 octobre, les revendications des locaux contre les exploitants ont pris de l’ampleur. Alors que le gouvernement inculpait la sécheresse, l’eau s’est brusquement écoulée dans des lits asséchés. Des vidéos témoignent de fleuves qui reprennent vie dans la vallée de l’Aconcagua. La peur aura eu raison des entrepreneurs.
Ce sont autant de situations où le Ministre de l’Agriculture Walker a brillé par son absence. Et pour cause, l’homme d’affaire est lui-même propriétaire de « 29 000 litres d’eau par minute » au Chili.13

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« Halte aux zones de sacrifices. Dehors les multinationales qui portent atteinte à la vie » Limache, novembre 2019. © Equipo Rival

Enfin la crise est démocratique, et s’illustre avec la négation des droits d’une partie de la population. Présents dans la moitié sud du pays, les Mapuches sont un des peuples originaires du Chili, constamment réprimés par le gouvernement pour étouffer ses revendications, à savoir une reconnaissance territoriale et culturelle. En octobre 2018, Camilo Catrillanca, paysan mapuche, a été assassiné par un carabinier. Le Ministre de l’Intérieur Chadwick a menti publiquement pour couvrir les faits, créant un scandale d’État. Bien que le carabinier ait été reconnu coupable, aucune suite n’y a été donnée.14

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Marche des peuples originaires. Valparaíso, novembre 2019. © Equipo Rival

L’insurrection d’octobre

Les soulèvements actuels sont l’occasion d’une confluence de revendications et d’identités politiques. Les manifestations font appel à des symboles historiques, le drapeau de la République côtoie le Wenufoye, drapeau mapuche, rappelant qu’il est temps pour l’État de reconnaître l’existence de ses peuples ancestraux. Les slogans marqués par les années Allende sont repris, le fameux El pueblo unido jamás sera vencido de Quilapayun, et surtout El derecho de vivir en paz du poète Victor Jara. L’enlisement du pouvoir a contribué à radicaliser et élargir la contestation, à transformer ce mouvement social en insurrection populaire de masse.

Dans ce rapport de force, la bataille se déroule aussi sur les réseaux sociaux, devenus les lieux d’une contre-information en ébullition où les montages politico-médiatiques éclatent en morceaux, tandis que les grands médias sont pris pour cible. Le 19 octobre, l’incendie des locaux de El Mercurio révèle la teneur des tensions. L’attaque portée contre le « journal le plus ancien du pays » est déploré sur les écrans, dénonçant un mouvement animé par le chaos. En septembre dernier, El Mercurio avait fait scandale en affirmant qu’« en renversant Allende, Pinochet a sauvé le Chili de ce qu’est Cuba aujourd’hui »15. Un réseau de médias communautaires locaux s’est organisé pour assurer la diffusion efficace de l’information et des initiatives d’auto-organisation, comme Radio Placeres à Valparaíso. A l’échelle nationale El Mostrador, El Desconcierto ou Chileokulto, des médias indépendants, opèrent un travail de synthèses et d’enquêtes sur les manœuvres gouvernementales, la répression, et les réponses politiques du mouvement. Ces médias alternatifs sont des leviers centraux pour coordonner la mobilisation sur l’ensemble du territoire.

http://www.jujuydice.com.ar/noticias/actualidad-9/chile-desperto-se-realiza-la-marcha-mas-grande-46916
Plus d’un million de personnes rassemblées à Santiago, 26 octobre 2019. ©JujuyDice

La dynamique du mouvement échappe à toute organisation. Si le soutien apporté dès les premiers jours par des partis, associations et centrales syndicales, a permis à la mobilisation de s’enraciner plus fermement dans la société, elles restent débordées par les événements.

Cette séquence constitue un moment charnière notamment pour les composantes du Frente amplio, qui décloisonnent leur stratégie de bataille institutionnelle et électorale pour établir une porosité avec le mouvement. Une articulation étroite entre la théorie portée par les députés amplistas qui ont présenté une feuille de route pour un agenda démocratique, et la pratique avec la municipalité de Valparaíso, dirigée par le maire municipaliste Jorge Sharp, qui tente de transformer l’essai16. Il s’agit pour le jeune mouvement de s’affirmer comme force politique capable de gouverner.

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« Nous ne reviendrons pas à la normale car la normale était le problème», Santiago, octobre 2019. © Yasna Mussa

Un processus constituant déjà en cours ?

Le 26 octobre, Piñera annonçait quelques timides réformes. Plusieurs organisations ont alors appelé à soutenir des assemblées citoyennes, appelées cabildos abiertos. En effet, de nombreux quartiers ont impulsé ces espaces pour échanger sur leurs préoccupations et élaborer des solutions collectives. Une géographe a réalisé une carte des cabildos, matérialisant leur densité et variété : droits, santé, logements, environnement, revendications féministes, lgbt+, etc. L’enthousiasme quant à la participation politique17 montre que le processus constituant a, de facto, été initié par la population en court-circuitant les institutions. Les relais politiques tentent alors d’articuler volonté populaire et leviers institutionnels – tâche des plus complexes.

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Aperçu des cabildos abiertos sur Santiago et Valparaíso, 30 octobre 2019. ©Catalina Zambrano

Les revendications convergent sur un référendum pour convoquer une Assemblée constituante, processus impossible à cause d’un vide juridique. Plusieurs projets de réformes constitutionnelles ont été écrits sur ce point, tous sont restés lettre morte. La majorité a annoncé qu’une réforme pour changer la structure juridique sera sur pied fin novembre.

Définir le processus constituant est un enjeu important, qui peut être une sortie de secours pour le gouvernement. L’opposition plaide en faveur d’un référendum qui permette aux Chiliens de définir eux-mêmes les mécanismes. Il s’agit pour eux de s’assurer que le pouvoir n’impose pas un processus qui écarterait le peuple pour conforter la classe dominante. Une Assemblée constituante souveraine, représentative et démocratiquement élue, permettrait selon eux aux aspirations populaires de s’exprimer, en lien étroit avec les espaces de délibérations auto-organisés18.

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Plus de 400 habitants lors d’un cabildo à Valparaíso, soutenu par le maire municipaliste Jorge Sharp, octobre 2019. © Municipalidad Valparaíso

Par leur ampleur et leurs conséquences, les événements débutés en octobre ont déjà marqué l’histoire récente du Chili. Le 29 octobre, un collectif de Chiliens s’est réuni avec le juge Baltasar Garzón, qui avait ordonné l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998. Ces derniers ont exposé l’ampleur des violations des Droits de l’Homme enregistrées au Chili depuis le 17 octobre, en rappelant la nécessité d’une pression internationale, afin que les exactions ne restent pas impunies.

 

1 La impactante vista aérea que da cuenta de la masividad de la “marcha más grande de la historia”, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/25/el-impactante-registro-aereo-que-da-cuenta-de-la-masividad-de-la-marcha-mas-grande-de-la-historia/

2 Milton Friedman y sus recomendaciones a Chile, https://www.elcato.org/milton-friedman-y-sus-recomendaciones-chile

3 L’ouvrage La mondialisation des guerres de palais: la restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boys » , d’Yves Dezalay et Bryant G. Garth, reveient dans le détail sur ces processus.

4 Voir l’enquête de Sergio Jara, Piñera y los leones de Sanhattan Crónica del auge de la elite financiera chilena, https://www.planetadelibros.cl/libro-pinera-y-los-leones-de-sanhattan/282089

5 Evidencias de torturas en subterraneo de estacion baquedano moviliza INDH a presentar acciones legales, https://www.elmostrador.cl/noticias/pais/2019/10/23/evidencias-de-torturas-en-subterraneo-de-estacion-baquedano-moviliza-indh-a-presentar-acciones-legales/

6 Bilan de l’INDH du 31 octobre 2019, https://twitter.com/inddhh/status/1189760010823327744

10 Los problemas financieros de los hospitales públicos que tienen a Mañalich al borde de una crisis sanitaria
https://www.elmostrador.cl/destacado/2019/08/12/los-problemas-financieros-de-los-hospitales-publicos-que-tienen-a-manalich-al-borde-de-una-crisis-sanitaria/

11 Crisis ambiental en Quintero y Puchuncaví: Veraneando en una zona de sacrificio, https://www.theclinic.cl/2019/01/31/crisis-ambiental-en-quintero-y-puchuncavi-veraneando-en-una-zona-de-sacrificio/

13 Diputada Rojas interpela a ministro de Agricultura tras declararse pro medioambiente y poseer derechos de agua, https://www.eldesconcierto.cl/2019/10/03/diputada-rojas-interpela-a-ministro-de-agricultura-tras-declararse-pro-medioambiente-y-poseer-derechos-de-agua/

14 Caso Catrillanca: Informe final de comisión investigadora establece responsabilidad política de Chadwick y Ubilla https://www.eldesconcierto.cl/2019/09/12/caso-catrillanca-informe-final-de-comision-investigadora-establece-responsabilidad-politica-de-chadwick-y-ubilla/

15 Sí, es verdad: El polémico inserto de hoy en El Mercurio que afirma que en el 73 “Chile se salvó de ser como Venezuela”, https://www.theclinic.cl/2019/09/11/si-es-verdad-el-polemico-inserto-de-hoy-en-el-mercurio-que-afirma-que-en-el-73-chile-se-salvo-de-ser-como-venezuela/

17 (Ici le cas emblématique du cabildo organisé par le club de foot de Santiago) Cabildo abierto organizado por Colo Colo congregó más de 1.500 personas, https://www.cnnchile.com/pais/cabildo-abierto-colo-colo-estadio-monumental_20191031/

18 Las disímiles fórmulas para salir de la crisis social de los diputados Brito (RD) y Longton (RN), http://www.mercuriovalpo.cl/impresa/2019/11/06/full/cuerpo-principal/16/

Álvaro García Linera : « Les processus historiques se manifestent par vagues »

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©Matthew Straubmuller

Álvaro García Linera est l’actuel vice-président de Bolivie. Homme clé d’Evo Morales et architecte de la stratégie socialiste du gouvernement, nous avons souhaité l’interroger à la veille d’élections générales qui ont lieu après 13 ans au pouvoir. Réalisé par Iago Moreno et Denis Rogatyuk, traduit par Marie Miqueu et Rachel Rudloff.


LVSL – Nous souhaiterions débuter cet entretien avec une analyse du panorama politique actuel en Bolivie. Quel est le bilan du gouvernement par rapport aux promesses électorales des élections présidentielles de 2014 [triomphalement remportées par l’actuel président Evo Morales et son vice-président Álvaro García Linera ndlr] ? Pensez-vous que le terrain politique du MAS [Movimiento al socialismo, le parti au pouvoir depuis 2006] s’est réduit du fait de la progression de figures d’opposition comme Carlos Mesa ou Oscar Ortiz ?

Álvaro García Linera – Chaque élection a ses particularités et il n’est pas possible que les mêmes scénarios se répètent. Aujourd’hui, les opposants ont des visages différents de ceux d’il y a 5 ans ou 10 ans. Cependant, le point commun entre ces forces d’opposition reste l’absence d’un projet étatique, économique et social alternatif ; c’est là où réside leur principale faiblesse. Au-delà de la nouveauté ou de l’ancienneté des visages, des sigles et de la rhétorique, la grande limite des forces conservatrices réside dans le fait qu’elles n’ont pu dépasser l’horizon qui prévaut aujourd’hui : celui de l’État plurinational [depuis la réforme constitutionnelle de 2009 menée par le MAS, la Bolivie est un État plurinational ndlr]. Elles n’ont pas de projet alternatif à celui d’un État qui articule classes populaires et classes dirigeantes. Elles n’ont pas de projet alternatif sur le plan de l’économie, qui permettrait le dépassement de l’État comme acteur clef de l’économie et de la redistribution des richesses. Elles n’ont pas non plus de propositions alternatives, à l’émancipation et à la responsabilisation des peuples indigènes dans la construction de l’État.

La politique et l’économie de cette dernière décennie reposent sur ces trois piliers ; ils n’ont pas de contrepartie aujourd’hui, et il n’existe pas de projet alternatif. En ce sens, nous sommes plus ou moins dans la même situation qu’il y a cinq ans. Il reste à voir comment s’exprime le soutien populaire en termes électoraux, mais nous avons confiance dans le fait que les bases fondamentales du projet et de la structure hégémonique de la plurinationalité vont se maintenir.

LVSL – Pendant des années, une offensive idéologique et médiatique a été menée, ayant pour finalité le retour de l’Amérique latine dans la « longue nuit néolibérale » de laquelle elle était progressivement sortie dans les années 2000. Cependant, la victoire sans précédent d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, et le surprenant avantage obtenu par le Frente de Todos [le mouvement mené par Alberto Fernandez et Cristina Kirchner contre le président Mauricio Macri], à l’issue des primaires en Argentine, ont l’air de démontrer que cet inévitable retour au passé n’était rien de plus qu’une chimère. Comment voyez-vous le rôle de la Bolivie dans les nouvelles alliances régionales et la possibilité de reconstruire un nouveau bloc de pouvoir continental alternatif au néolibéralisme ?  

AGL – On assiste curieusement à une sorte de coïncidence philosophique entre le discours de la fin de l’histoire, mis en avant par les courants libéraux des années 1980, et certains courants progressistes, qui évoquent la fin d’un « cycle » progressiste. Je parle de coïncidence car ces deux courants portent un regard téléologique sur l’histoire, comme si elle était fondée sur des lois qui se situent au-delà de l’action humaine. Les discours néolibéraux et ceux qui évoquent la « fin d’un cycle » ont malheureusement coïncidé ; mais l’histoire a montré qu’elle n’évolue pas en fonction de lois, qu’il n’est aucune téléologie à l’œuvre. En réalité, c’est dans l’histoire même que réside la contingence, le renouveau, l’imprévisible et les probabilités.

Ainsi, au moment même où certains criaient à la fin du cycle des gauches et annonçaient une nouvelle ère conservatrice, on assistait aux victoires électorales du Mexique. Ceux-là ont alors répondu qu’il s’agissait d’un dernier sursaut avant la fin du cycle des gauches. Puis s’est produit la victoire des progressistes lors des primaires en Argentine. Nous souhaitons que cela se passe aussi en Bolivie et en Uruguay.

Ce que ces approches fantaisistes de la réalité ne prennent pas en compte, c’est que les processus historiques ne suivent pas des cycles ni des « lois » indépendantes de l’action humaine. Les processus historiques se manifestent par vagues. Face au concept de « fin de cycle », je propose celui de « vagues ». Les actions collectives et les luttes sociales se manifestent sous la forme de vague. Elles se mettent en marche, avancent, triomphent, arrivent au sommet, puis s’arrêtent, reculent, mais elles peuvent ensuite se remettre en marche avec une autre vague, et encore une troisième vague, etc.

Je pense donc que nous sommes en train d’assister – nous allons pouvoir le vérifier à la fin de ce mois d’octobre – à une nouvelle vague de processus progressistes dans un monde et une Amérique latine à la recherche de solutions, d’alternatives à l’inégalité, à la misère et à l’exploitation. C’est la raison pour laquelle je propose cette logique de « vagues », où le moteur de l’action se situe chez les personnes, et non dans des processus basés sur des « lois » que personne ne comprend.

Le deuxième problème de cette lecture en termes de « fin de cycle » est qu’elle conçoit les victoires conservatrices et le retour du néolibéralisme comme le début d’un long cycle qui pourrait durer une ou deux décennies. Les choses ne sont pas ainsi. Le grand problème de ce néolibéralisme 2.0, c’est qu’il n’accouche d’aucun projet de société. Il consiste avant tout en une action de vengeance, une manifestation de dégoût [à l’égard des processus progressistes] et une volonté de règlement de comptes. Ce n’est pas un projet qui provoque de l’enthousiasme : il interpelle seulement des émotions négatives dans le but de trouver des coupables aux problèmes et de les régler par des réponses démagogiques. Cela ne peut fonctionner qu’à court terme. On ne peut pas construire une hégémonie de longue durée, une acceptation morale des gouvernés par les gouvernants, avec pour seules bases la haine et la rancune. C’est pour cette raison que ce néolibéralisme 2.0 n’a pas d’avenir sur le long terme. Ses possibilités sont très limitées parce qu’il n’a pas réussi à créer une nouvelle proposition alternative de mode de vie et de société.

Il a été capable de le faire dans les années 1980, ce fut là sa force. Tandis que leurs adversaires cherchaient à conserver ce qui existait, les néolibéraux ont dit : « nous allons changer le monde de cette façon : libres entreprises, globalisation et économie de libre-échange ». C’était une proposition de mode de vie et de société qui a su provoquer l’enthousiasme, l’adhésion, et le consensus actif des secteurs subalternes des classes populaires. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas.

De plus, ce néolibéralisme 2.0 survient à un moment où le monde entier constate l’effondrement de la croyance en la fin de l’histoire basée sur des préceptes néolibéraux. L’Angleterre et les États-Unis, porte-drapeaux du libre-marché il y a trente ans, sont aujourd’hui devenus protectionnistes. L’économie planifiée de la Chine, avec un parti unique, est aujourd’hui le porte-drapeau du libre-échange. Les communistes sont devenus les libre-échangistes, et les partisans du libre-échange et de la démocratie libérale sont en train de devenir protectionnistes : c’est le monde à l’envers.

Ainsi, la proposition néolibérale n’est plus attractive, et ses modèles ne sont plus idéaux : l’Angleterre et les États-Unis, qui étaient vus comme un horizon à conquérir, se situent aujourd’hui à contre-courant. Dans ce scénario de chaos généralisé, d’effondrement du récit globalisateur néolibéral, les projets libéraux mis en place dans quelques pays ne possèdent plus l’éclat, la force, la conviction et l’intégrité d’antan. Ils n’arrivent plus à capter l’enthousiasme des gens.

Les classes aisées peuvent mettre des années à se venger des classes moyennes et populaires et à régler leurs comptes, mais elles ne pourront jamais emporter l’esprit collectif de la société sur le long terme. C’est pour cette raison que ce sont des projets de court terme, et qu’ils finissent par être confrontés à de nouvelles vagues de mal-être populaire, car ces projets génèrent une pauvreté généralisée.

LVSL – Le projet du MAS a combiné plusieurs dimensions de la politique révolutionnaire : la gestion de l’État, la lutte politique contre l’opposition, la prise en compte et la réponse aux demandes des mouvements sociaux. D’après vous, quels sont les principaux centres de gravité du pouvoir politique au sein du MAS, et quels sont les enjeux clefs qui se présentent au gouvernement d’Evo Morales ?

AGL – Un des divers enseignements que l’on peut tirer de l’expérience bolivienne repose sur le fait qu’on ne construit pas un gouvernement ni une stabilité sociale et politique en se fondant uniquement sur la force parlementaire. Le gouvernement et la stabilité sociale et politique se construisent par l’action collective, la présence dans la rue. Il s’agit d’un point décisif.

Les deux piliers de la forme de gouvernement que nous avons construite sont les suivants : une majorité parlementaire doublée d’une majorité sociale dans la rue. L’action collective dans la rue est un élément clef pour comprendre les nouvelles formes de démocratisation. Le second pilier consiste dans l’articulation complexe et flexible des organisations sociales au sein des structures de pouvoir et de décision. Les syndicats, corporations, confédérations, mouvements paysans, indigènes, juntes d’action communale, forment une structure de pouvoir dans l’État.

Cette articulation est flexible : parfois ces organisations se retirent, puis décident de se réincorporer au sein de l’État. La structure du gouvernement bolivien consiste dans une confédération flexible d’organisations sociales. Le MAS n’est pas vraiment un parti, mais plutôt une organisation fluide et souple, fruit de la négociation entre organisations sociales. C’est aussi quelque chose de nouveau dans les formes d’organisations collectives : les organisations sociales se font État, se font gouvernement, et donnent une autre dynamique au processus politique bolivien.

Quant aux défis, il y en a plusieurs. Le fait que le monde plébéien ait maintenant accès aux postes de pouvoir et de décision dans les parlements, les ministères, les mairies et les collectivités territoriales desquels il était en permanence exclu a créé un appétit pour la participation politique et la volonté de réaliser une forme de carrière : « je suis dirigeant ouvrier, et la prochaine étape est de devenir conseiller municipal, député, vice-ministre, ou ministre ». Je ne critique pas cette attitude, après 500 ans de marginalisation et de gestion publique aux mains d’une oligarchie d’à peine quelques familles, il s’agit d’un élargissement du droit d’être reconnu et de prendre des décisions.

Mais cela provoque un problème dans l’organisation sociale, car ce sont des militants, syndicalistes, paysans, ouvriers, indigènes, qui passent subitement d’une carrière syndicale ou sociale à la gestion de la politique étatique, délaissant ainsi leur domaine antérieur sans cadre politique. Cela se traduit par une dépolitisation lente et graduelle des structures sociales du pays. À moyen terme, ceci peut devenir compliqué.

Nous avons besoin d’une repolitisation permanente des secteurs sociaux. En Bolivie, tous les cinq ans, les députés, sénateurs, maires, conseillers municipaux et élus départementaux changent à 98%. Autrement dit, tous les cinq ans il y a un renouvellement de 98% des cadres politiques en moyenne. Cela se produit très rapidement, et l’on voit arriver de nouveaux visages au niveau des directions intermédiaires, encore et encore : cela produit des dirigeants avec moins de formation et moins d’expérience, une trajectoire moins importante, ce qui, avec le temps, pourrait fragiliser la structure organisationnelle des syndicats.

C’est pour moi l’un des risques qui nous impose, dans les cinq prochaines années, de soutenir les processus de repolitisation de la vie syndicale, de qualification des cadres dirigeants des syndicats, corporations et des communautés paysannes et indigènes. Ce serait un premier défi à relever.

LVSL – Vous avez confessé en 2017 l’envie de pouvoir libérer plus de temps pour vous dédier à « l’objectif de former de nouveaux cadres socialistes ». Entre-temps, les circonstances ont exigé un nouveau mandat de votre part en tant que vice-président. On sait que cela reste néanmoins une des grandes orientations que vous avez en tête, et par la même occasion l’un des défis fondamentaux pour la survie à long terme du processus de changement. Quels seraient, d’après vous, les limites de cette tâche, et quel rôle peuvent tenir les organisations de jeunesse autour du Movimiento del Socialismo (comme La Resistencia, Generación Evo, Siglo XXI ou Columna Sur) dans ce processus et leurs branches internationales, leurs initiatives de jeunesse à l’échelle mondiale ? 

Alvaro García Linera – Ces organisations de jeunesse sont une de nos grandes réussites. Elles sont une force vitale qui enrichit et renouvelle sans cesse les idées et les leaders, il faut les encourager. Cependant, il est aussi nécessaire de renforcer la formation politique, idéologique et collective dans les constructions de direction, de formations d’opinions dans les syndicats ouvriers, dans les communautés rurales, dans le leadership de quartiers.

Comme le MÁS est fondamentalement une structure prolétarienne où ceux qui prennent les décisions appartiennent à ces secteurs sociaux, c’est principalement là qu’il manque une organisation de formation de cadres. J’ai l’intention de créer une grande école de formation au cours des cinq prochaines années, avec autant de jeunes de ces différents secteurs, mais aussi des syndicalistes, des voisins, des travailleurs manuels et intellectuels. Ils recevront des cours intensifs et durables.

Il ne faut pas oublier que la première génération qui est entrée dans la structure de gouvernement du MÁS venait de deux versants. D’une part, de la vieille école de la gauche : ceux qui ont fondé les partis socialiste, communiste et la gauche partisane. D’autre part, de l’ancienne formation de cadres de la lutte syndicale : des manifestations, des blocages, des arrestations et des détentions du monde syndical. Ces deux versants ont été la pépinière qui a alimenté la première génération du gouvernement du MÁS.

Mais ce n’est plus le cas. Il n’y a plus de grandes manifestations et de blocages, et plus d’école pour former les cadres. La formation que donnait la gauche à ses cadres politiques au fil des décennies s’est aussi beaucoup affaiblie, c’est comme si le MÁS les avait absorbés, et ce militantisme, petit mais solide, n’a pas duré. Aujourd’hui, ce sont d’autres circonstances qui obligent à travailler sur ces deux aspects. D’abord avec la jeunesse, mais aussi avec les organisations sociales, dans une perspective de construction de nouveaux leaderships, idéologiquement réformés et politiquement bien préparés à la nouvelle bataille qui approche.

LVSL Aujourd’hui en Bolivie, après des années d’intrusion nord-américaine dans le processus de changement, les nouveaux « plans Condor » paraissent indiquer l’orchestration d’une sorte de « révolutions de couleur » financée et encouragée depuis l’extérieur. La privatisation de certaines universités par l’opposition, les campagnes de désinformation autour de la Chiquitania, le retour de la violence adverse et les grèves ont mis en évidence cette tendance. Quels sont les mécanismes d’autodéfense démocratique dont peut se servir le peuple face à ce type de harcèlement idéologique et culturel ?

Alvaro García Linera – En politique, les adversaires font tout leur possible pour nous affaiblir, sinon ils ne seraient pas des adversaires. Même si on ne les voit pas, ils le font.

De plus, je suis d’avis que quand quelqu’un lance un objet dur et solide sur un vase de verre, celui qui casse le vase de verre ne le fait pas grâce à la solidité de l’objet, mais grâce à la faiblesse du vase. Il faut construire un vase qui est durable, et qui résiste quand on lance un objet solide. C’est ainsi que j’imagine les processus révolutionnaires : il y aura toujours des attaques de part et d’autre. Des pays étrangers, des logiques impérialistes, il y en aura toujours. Je serais naïf si je n’anticipais pas toutes ces actions. Ainsi, il faut construire quelque chose qui sera en mesure de résister.

C’est ce que l’on a essayé de faire ces 13 dernières années, se débrouiller pour que le vase ne se casse pas, construire un vase qui n’est pas fragile face aux coups qu’il reçoit de l’extérieur. Il est évident que ces derniers temps, les forces conservatrices et l’intelligentsia planétaire – conservatrice elle aussi -, ont peaufiné leur stratégie. Ils utilisent aussi la culture et le sens commun pour construire un appui et une adhésion durables. C’est ce que faisait aussi la gauche qui tout au long de sa vie a été marginale, mais qui s’est employée à construire des idées-forces pour convertir les petites idées en horizons qui capturent des parties de l’imaginaire collectif. Dîtes-moi quelle influence vous avez sur le sens commun, et je vous dirai de quelle force politique vous disposez. La gauche s’est éloignée de ce travail. Nos débats théoriques, nos cours de formation, notre capacité à analyser la situation concrète visaient à figer les idées-forces qui peuvent irradier et capturer l’imaginaire des gens, l’ordre moral et la logique du monde. La droite le sait aussi, et c’est ce qu’elle essaie de faire, c’est pourquoi elle a changé. À la place des coups d’états, des dictatures, elle a compris que la bataille politique est une bataille pour des idées-forces, à travers le sens commun, pour l’ordre logique, moral, procédural et instrumental de la vie quotidienne des gens.

Ainsi, ils sont aujourd’hui plus sophistiqués, ce qui rend la bataille de la gauche d’autant plus compliquée, mais peu importe. Si je n’avais pas un adversaire intelligent en face, je deviendrais quelqu’un avec des limites évidentes. Ce sont les points forts de ton adversaire, ses stratégies, qui t’obligent à avoir des capacités pour pouvoir l’affronter et le vaincre.

Ces nouvelles tactiques de l’opposition ne me surprennent pas, on les attendait, elles étaient prévisibles, mais on doit les affronter avec de nouvelles stratégies et de nouvelles tactiques nous aussi, capables de de contrecarrer l’assaut, et ramener du côté progressiste le regard général sur le monde et sur le futur. Ce que nous sommes en train de vivre est nouveau, mais ce n’est pas surprenant, cela fait partie du monde infini mais limité des possibilités qui peuvent arriver dans la lutte politique.

LVSLEn parlant précisément des stratégies futures et de comment répondre aux nouvelles manœuvres de l’adversaire, nous voulions vous poser une question en lien avec les nouveaux défis liés aux réseaux sociaux et à l’émergence du cyberespace et de la domination d’internet. Les dernières élections brésiliennes ont démontré le tournant dangereux qui se joue dans cette nouvelle configuration. Après des années d’utopies optimistes, cet espace, que beaucoup décrivent comme paré d’une aura démocratique, s’est avéré être un terrain placé sous le contrôle d’une minorité d’entreprises multinationales et de pouvoirs globaux. Concrètement, aujourd’hui, ce sont les réseaux comme Facebook et Whatsapp qui utilisent massivement les bots, les appels téléphoniques, et qui sont le point de départ des campagnes d’intoxication massive de la sphère publique. Pour beaucoup de critiques, le manque de protection sur les réseaux de Bolivie s’est d’abord reflété dans la défaite du 21 février, puis dans la facilité avec laquelle les adversaires de l’Estado Plurinacional de Bolivia ont réussi à engager sur les réseaux sociaux une campagne de désinformation sur la Chiquitania. Est-ce que la période 2020-2025 sera aussi une période de domination des réseaux sociaux ? Le processus peut-il aussi rassembler des millions de personnes grâce aux réseaux sociaux ?

AGL – Il est certain que les réseaux sociaux ont introduit une nouvelle plateforme dans l’espace politique, un nouveau support technique de construction de l’opinion publique. En matière de construction de l’opinion publique, il y a d’abord eu le face à face et les joutes oratoires qui remontent à des milliers d’années, puis est apparue l’imprimerie, jusqu’aux journaux, ensuite la radio, puis la télévision et enfin les réseaux sociaux.

Il y a donc cinq supports technologiques fondamentaux de communication et chacun possède sa complexité, ses caractéristiques, ses vertus, ses limites et ses formes de manipulation. C’est un élément nouveau qu’il est important de comprendre. Je ne fais pas partie de ceux qui croient que les réseaux sociaux peuvent réinventer le monde, ce n’est pas vrai. Évidemment, ils peuvent créer des imaginaires, comme le faisait la radio à son époque ou la télévision. Ils peuvent déformer la réalité comme le faisaient les journaux, la radio et la télévision. Ils peuvent renforcer certains préjugés sociaux comme l’ont fait les autres plateformes et supports technologiques. De même que pour tous ces médias, qui a le plus d’argent a le plus de pouvoir.

Ceux qui peuvent contrôler l’intelligence artificielle pour repérer vos couleurs préférées, votre film préféré et vous envoyer des messages avec vos couleurs préférées à l’heure à laquelle vous êtes disponible et vous passez le plus de temps sur le portable pour regarder vos messages, aura le plus de marges de manœuvre. Le cas de l’entreprise Cambridge Analytica a démontré qu’il est facile de manipuler les réseaux avec un peu d’argent et un peu d’intelligence artificielle aux mains d’un certain nombre de personnes intelligentes qui savent construire ces mécanismes d’orientation de l’information.

Cependant, les réseaux ont besoin de s’appuyer un minimum sur la réalité pour rendre les choses crédibles, vraisemblable, ou au moins pour qu’elles génèrent des doutes. Elles ne peuvent pas inventer des choses extraordinaires, et l’intelligence artificielle ne peut pas manipuler les cerveaux de telle sorte qu’elle ferait changer d’avis radicalement quelqu’un d’un instant à l’autre. Ce n’est pas vrai. On disait la même chose de la télévision, « la boîte idiote ». Les gens ne sont pas stupides, nous ne sommes pas non plus des éponges sur lesquelles n’importe qui pourrait venir et laisser la marque qu’il veut. Les êtres humains ont toujours été des êtres de croyances, donc bien évidemment les réseaux sociaux sont un espace fantastique pour manipuler et réorienter ces dernières, mais elles doivent se fonder un minimum sur le terrain et sur la réalité pour être efficace. Elles nécessitent un encadrement matériel fondé sur la réalité qui permet que la manipulation et l’information soient efficaces.

Les réseaux sociaux jouent un rôle d’informateurs, et surtout un grand rôle de désinformateurs. Mais ils ne peuvent pas non plus créer un monde complètement manipulable et différent de celui que le citoyen vit tous les jours. Car ce dernier compare l’information qu’il vient de voir sur les réseaux sociaux avec ce qu’il vit quand il va acheter du pain, quand il monte dans le bus, quand il parle avec ses collègues de travail. En définitive, il ne retient que l’essentiel et ce qui correspond le plus à sa propre expérience.

Combien de personnes utilisent les réseaux sociaux ? 90% des gens. Quels sont les médias crédibles ? La Télévision, la radio et les journaux. Les réseaux sociaux apparaissent en dernier. Donc, ne cédons pas à l’image d’êtres humains uniquement constitués d’os et de muscles, avec une tête creuse remplie par les réseaux sociaux. Ce n’est pas le cas, les êtres humains n’ont jamais été et ne seront jamais des êtres sans capacités de discernement ou d’esprit critique. Bien sûr que les réseaux aident et peuvent approfondir à diffuser un mensonge. Ils peuvent déformer les choses mais ils ne sont pas tout puissants : ils ne peuvent pas créer un monde virtuel éloigné du monde réel. Sont-ils efficaces ? Oui, en partie car ils sont liés à la réalité des gens, mais s’ils s’en éloignent ils ne servent à rien.

C’est ce que nous avons appris. Pour nous, c’est un média technologique comme a pu l’être l’imprimerie, la télévision ou la radio. Désormais, nous disposons d’un nouveau média avec de nouvelles règles et technologies, de nouvelles formes de construction de la volonté collective et de l’information, plus sophistiquées, plus compliquées, plus difficiles, mais cela fait partie du système que l’humanité a créé petit à petit depuis cinq mille ans.  Ils jouent un rôle important, nous en sommes conscients et nous essayons d’y apparaître de plus en plus.

En ce qui concerne les manipulations de l’intelligence artificielle réalisées par certains gouvernements étrangers, entreprises ou partis ayant trop d’argent, il faut les contrecarrer avec l’utilisation de cette même intelligence artificielle pour y opposer une information plus véridique et vérifiable. Il faut lutter, car un nouveau monde s’est ouvert avec les réseaux sociaux, mais c’est un monde dont les règles du jeu et les tactiques d’occupation et d’affrontement ne sont pas si différentes de celles auxquelles Sun Tzu a fait face il y a 3 500 ans.

LVSL – Nous aimerions vous poser une question plus personnelle. Qui est Álvaro García Linera ? Vous avez été syndicaliste, soldat dans l’armée Túpac Katari, professeur et vice-président. Comment a évolué votre trajectoire politique ? Quelles références intellectuelles d’Europe et d’Amérique Latine se cachent derrière Álvaro García Linera ?

AGL – Depuis l’adolescence je suis socialiste et communiste. Je suis un homme qui sait qu’il vaut la peine de vivre en essayant de transformer les conditions de vie des personnes en vue d’améliorer l’égalité, la justice et la liberté. Tout le reste n’est qu’éléments, outils temporaires et contingents servant ces objectifs qui définissent le communisme et le socialisme.

De mon point de vue, le socialisme et le communisme n’impliquent pas de militer pour un parti mais de militer pour la société. Dans le cas bolivien, on ne peut pas être socialiste, on ne peut pas être communiste si on ne comprend pas la réalité, la justice, les rapports, les luttes, le mouvement ouvrier, le mouvement indigène et l’indianisme. En d’autres termes, on ne peut pas être communiste en Bolivie sans être en même temps indianiste.

Je suis quelqu’un qui essaie de constamment mélanger le débat contemporain, les luttes idéologiques et les avancées en sciences sociales. J’aime m’imprégner de savoir, mais il est clair qu’en même temps je ne peux pas comprendre, je ne peux pas rendre utile ce savoir comme dans un simple exercice de réflexion logique, de mots et d’idées. Cet exercice me semble trop simple. Je peux comprendre cet exercice d’idées, de concepts, d’auteurs afin d’enrichir ma compréhension de ce qui se passe en Bolivie, sur le continent, dans le monde, et ce qui se passe dans la Bolivie indigène, non indigène, ouvrière, pauvre, des élites, des interventions, du colonialisme…

J’ai donc toujours été quelqu’un qui a mêlé ces idées et cherché à les articuler avec d’autres expériences du monde. Je crois que cette articulation idéologique et spirituelle prend son origine dans mon militantisme au collège. Je n’ai pas changé depuis. À certains moments il y a des auteurs qui m’ont davantage influencé, certaines actions politiques me semblant plus marquantes. Puis le temps passe et d’autres auteurs m’ont davantage attiré : leurs politiques me surprennent et m’enthousiasment. Cependant, il y a un fil conducteur qui est celui du militantisme socialiste, communiste et indianiste. Je crois qu’à ce niveau-là je n’ai pas changé et je ne changerai pas. Mais nous verrons bien ce que nous réserve le futur.

Adriana Salvatierra : « Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr »

Adriana Salvatierra, présidente du Sénat bolivien. ©MAS-IPSP

Adriana Salvatierra est la plus jeune présidente du Sénat de l’histoire de la Bolivie. Figure émergente, elle fait partie de cette génération de militants qui ont éclos dans le sillage d’Evo Morales et du processus de transformation radicale de la Bolivie par le MAS (movimento al socialismo). Le 20 octobre auront lieu des élections générales importantes pour la pérennité du pouvoir, nous avons voulu l’interroger sur les défis de la Bolivie contemporaine après 13 années de présidence d’Evo Morales. Réalisé par Denis Rogatyuk, traduit par Alexandra Pichard.


LVSL – De toute la période contemporaine, cette élection sera celle qui comptera la plus forte participation de millenials (moins de trente ans) et de centenaires. On voit apparaître une nouvelle génération d’électeurs : ceux qui sont nés après 2000 et qui n’ont quasiment connu que la Bolivie d’Evo Morales, sans avoir expérimenté la précédente période néolibérale. De quelle manière le MAS (Mouvement vers le socialisme) cherche à convaincre ces jeunes électeurs de voter pour Evo Morales plutôt que pour l’opposition dans un acte de rébellion contre l’État ou le statu quo ? 

Adriana Salvatierra – Cet électorat nous informe tout d’abord d’un phénomène démographique : une grande partie de la population est jeune, 43% des électeurs ont entre 18 et 34 ans. Cela signifie que beaucoup d’entre eux sont primo-votants, qu’il s’agit de leur première élection, ou de leur deuxième tout au plus. Cela représente évidemment un défi important, notre agenda doit pouvoir mettre en valeur les réussites de ces treize années de présidence d’Evo Morales. Mais c’est aussi un défi du point de vue des nouvelles formes d’organisation de la société : les « millenials » n’ont pas de dette envers le passé, ils sont moins attachés aux grandes revendications et ne conçoivent pas de la même manière l’organisation sociale, syndicale et corporative. Avec le président Evo Morales et le projet politique qu’il porte, nous sommes arrivés au gouvernement en 2006, quand 60% de la population bolivienne était encore en situation de pauvreté, et que 38% était extrêmement pauvre et vivait avec moins d’un dollar par jour. Nous avons réussi à réduire ces chiffres de moitié et plus encore. Le taux de pauvreté modérée a baissé de 60% à 33%, la pauvreté extrême de 38% à 15%. Le PIB a quadruplé et dépassera les 40 milliards en 2019. Nous avons engagé une transition vers un modèle d’économie complètement différent, qui met l’accent sur la souveraineté, et aussi sur le renforcement de l’industrialisation de notre appareil productif. Mais un processus important de redistribution de la richesse a également été enclenché, ce qui reflète notre vision de la démocratie.

Nous devons par ailleurs faire face à un autre immense défi : sous l’effet des nouvelles technologies notamment, les processus de mobilité vers les zones urbaines ou de concentration de la population urbaine brisent les liens associatifs qui existaient dans les communautés. Mais nous avons la ferme conviction que ces jeunes qui ont connu une Bolivie dans laquelle de nombreuses familles devaient choisir quel enfant allait faire des études, dans laquelle 36% des enfants souffraient de malnutrition chronique, chiffre que nous avons réussi à réduire de moitié, ces jeunes-là sont également conscients qu’ils vivent dans une nouvelle Bolivie et savent que le processus de stabilité économique leur a donné l’opportunité de faire des études. Aujourd’hui, il y a dans le pays des milliers de bacheliers qui sont les premiers diplômés de leur famille, des milliers de jeunes professionnels qui viennent de familles paysannes et qui sont la fierté familiale parce qu’ils sont les premiers à avoir eu accès à l’enseignement universitaire. Il y a aussi des jeunes qui, par exemple, souscrivent à un crédit à la production pour réunir un capital de départ en vue d’ouvrir un petit commerce ou une petite entreprise. Ils savent qu’Evo Morales représente la certitude d’un futur économique stable, mais aussi soucieux de l’augmentation des droits de chacun, dans le cadre de la démocratisation de la richesse, d’un pari sur un appareil productif solide qui garantisse des conditions d’emploi dignes.

LVSL – Vous avez récemment ouvert la marche « Hagamos un pacto » (Faisons un pacte), en Bolivie, contre les féminicides, et en vue d’éradiquer les violences faites aux femmes. Que prévoit le gouvernement bolivien pour résoudre ce problème endémique que d’autres pays aux gouvernements néolibéraux comme le Brésil, le Chili ou – du moins pour l’instant – l’Argentine n’arrivent pas à surmonter ?

AS – Précisons tout d’abord que la violence n’est pas seulement physique. La violence était économique quand les femmes ne pouvaient pas accéder à la propriété de la terre. Quand on est arrivés à la tête du gouvernement, seulement 15% des titres exécutoires agraires étaient au nom d’une femme, et aujourd’hui, nous avons stabilisé ce chiffre à 46,5%. Nous pensons également que la violence a une autre dimension : la limitation de la participation des femmes dans les syndicats, les comités de voisinage et plus généralement la participation politique dans les espaces de représentation. C’est pour cela que lors de l’Assemblée constituante nous parlions d’égalité, de la possibilité pour les femmes d’être effectivement représentées à égalité avec les hommes, alors que la construction, la conquête et la production du pouvoir sont traversées par des logiques masculine.

La construction du patriarcat, en tant que système qui reproduit des privilèges en fonction du genre, a organisé une société où l’exercice de la violence n’est pas seulement physique, mais aussi économique, politique, symbolique et communicationnel. Et je crois que comprendre l’exercice de la violence dans toutes ses dimensions permet de mener une lutte efficace contre cette violence. Nous sommes devenus le deuxième ou le troisième pays comptant la plus grande représentation féminine au sein de l’assemblée législative. En effet, 51% de nos parlementaires sont des femmes, des femmes paysannes, indigènes, travailleuses, des maires de villages, des jeunes, des expertes, qui représentent le tissu social du pays. Et nous sommes vraiment fiers de ces transformations structurelles que nous avons menées à bien.

Mais nous savons aussi que ce sont, évidemment, des droits conquis qui ne sont pas irréversibles, lorsque l’on regarde ce qui peut se passer dans le reste de la région. Ce sont des droits pour lesquels nous ne devons pas cesser de lutter. Les niveaux de féminicides et de violences faites aux femmes sont préoccupants et pour y faire face, nous avons proposé la loi intégrale contre la violence faite aux femmes, la hausse du budget destiné à la sécurité urbaine, au renforcement des services d’aide juridique, à l’augmentation des places en maisons d’accueil pour les femmes victimes de violence. Nous souhaitons aussi garantir des mécanismes institutionnels pour que ces cas soient visibles aux yeux de la justice, qu’il existe une protection efficace des victimes et que ces situations ne puissent pas se reproduire.

 

LVSL – La Bolivie est devenue un moteur de la croissance économique d’Amérique du Sud et un des pays les plus stables du continent politiquement. Comment concevez-vous le futur rôle de la Bolivie sur la scène internationale, notamment au niveau de l’intégration latino-américaine ?

 

AS – Pendant 6 ans, nous avons été le pays d’Amérique latine qui a connu la plus forte croissance, dont 5 ans consécutifs, les cinq dernières années justement. Tout cela à une époque où les prix des matières premières brutes telles que les minéraux ou les hydrocarbures sont en baisse. La Bolivie a continué de rythmer la croissance sud-américaine, et cela s’est fait en grande partie grâce à une politique souveraine quant à l’exploitation et l’industrialisation de nos ressources naturelles. La croissance a aussi été accentuée par le renforcement du marché interne, principal moteur de la dynamisation de l’économie. L’industrialisation a vocation à favoriser la substitution des importations, notamment pour des produits en lien direct avec notre propre industrie.

C’est ce modèle économique, social, communautaire et productif, qui nous a permis de façonner avec succès la forte présence et la participation de l’État dans l’économie, mais aussi de mener à bien un processus de démocratisation de la richesse qui a contribué à élever trois millions de boliviens au-dessus du seuil de pauvreté. La démocratie ne se limite pas à voter tous les cinq ans, elle passe aussi par une santé gratuite, l’accès aux services de base, à un logement digne, une éducation de qualité, et c’est cela qui doit régir les politiques publiques, en mettant l’être humain au centre du programme.

LVSL – Ces dernières années, on a vu émerger de nouveaux leaderships féminins à la tête de mouvements, de partis et de gouvernements de gauche dans le monde entier. Aux États-Unis par exemple, avec des femmes de premier plan telles qu’Alexandra Ocasio Cortez, Illhan Omar ou Tulsi Gabbard. Avez-vous des relations avec ces jeunes progressistes ou suivez-vous de près leurs différentes carrières politiques ?

AS – Dans le cas d’Alexandra Ocasio Cortez, oui. On ne peut qu’être touchée par des parcours comme le sien, comme celui de Camila Vallejo (députée Chilienne), de Gabriela Rivadeneira (politique équatorienne), ou bien de Manuela D’Ávila, candidate à la vice-présidence du Brésil, mais aussi des parlementaires qui exercent le pouvoir en Argentine, en Uruguay… bien sûr que toutes représentent un immense espoir. Cela démontre par ailleurs que la gauche continue de disputer le contrôle du pouvoir d’État, afin de garantir de meilleures conditions de vies pour les citoyens.

Quand on parle de politique, on ne parle pas seulement de lutte et du contrôle du pouvoir, on parle fondamentalement de la contribution ou non à une vie digne pour l’être humain. Nous l’avons bien remarqué quand, durant la première année du gouvernement Michel Temer, après le Coup d’État contre Dilma Rousseff, plus de 5 ou 6 millions de Brésiliens sont repassés sous le seuil de pauvreté. Et cela se passe ainsi à chaque fois que l’on gèle les budgets et que l’on considère l’éducation et la santé comme des services payants accessibles seulement à ceux qui ont les moyens de payer.

De même, quand on réduit la participation de l’État dans la définition des politiques publiques, on réduit le contrôle de l’État sur les bénéfices, les droits et les conquêtes des travailleurs. C’est devant ce panorama qu’émerge une nouvelle génération de jeunes leaders. Bien sûr, c’est assez motivant et cela met en évidence le fait qu’en Amérique latine les projets de gauche autour de la souveraineté, de la dignité, de la redistribution de la richesse, de la croissance économique, qui pensent l’État comme le centre des politiques économiques, sont toujours d’actualité. Beaucoup disaient que nous étions entrés dans une fin de cycle, produit des déroutes électorales des dernières années. En réalité, l’Amérique latine est entrée dans un scénario de lutte régionale avec des projets politiques qui disparaissent et renaissent sans cesse. On espère que dans la décennie qui vient, nos projets se consolideront.

LVSL – Le 17 juillet dernier, vous êtes entrée dans l’histoire en devenant Présidente en charge (par intérim), lorsque le président Morales et le vice-président Álvaro García Linera ont voyagé à l’étranger. Qu’avez-vous ressenti en devenant la plus jeune présidente de l’histoire du pays ?

AS – J’ai ressenti une grande responsabilité et, bien sûr, un peu d’appréhension. Je n’ai pas perçu cette mission à des fins personnelles. Davantage que le prestige, il s’agit pour moi d’assumer cet exercice en tant que femme jeune et militante, et c’est un immense défi dans le sens où cela peut ouvrir ou fermer des portes aux générations futures. Je veux qu’à la fin de mon mandat à la chambre des sénateurs, on retienne que les jeunes ont la capacité absolue d’assumer des responsabilités, la formation nécessaire et suffisante pour être aux commandes du service public. Je veux ouvrir les portes aux plus jeunes, qu’ils soient mieux formés que nous le sommes, qu’ils aient une meilleure capacité d’articulation, une meilleure capacité de représentation. Je veux qu’ils soient de meilleures personnes, de meilleurs professionnels, de meilleurs êtres humains et de meilleurs militants pour la chose publique.

LVSL – Avez-vous songé à occuper ce poste de présidente à nouveau, en vous présentant aux prochaines élections présidentielles ?

AS – Non, pas pour le moment. En réalité, il est difficile de penser à ce poste et à tout ce qui en découle. Evo Morales est en réunion tous les jours dès 5h du matin, il termine sa journée à minuit, il travaille dans toutes les régions du pays. C’est très difficile de suivre ce rythme que nous avons tenu pendant les treize années de gouvernement, la barre est plutôt haute.

LVSL – Pour les élections générales à venir, vous serez candidate au Congrès plurinational pour votre région natale, Santa Cruz. Ces dernières années, Santa Cruz est devenue une des bases les plus importantes de l’opposition au gouvernement Morales. La région connait une tradition de groupes violents sécessionnistes et d’ultra-droite. Selon vous, quelle est la meilleure stratégie pour neutraliser les forces de droites, extrémistes et néolibérales et leurs discours racistes, sexistes, homophobes et anti-travailleurs ?

AS – Évidemment, le sens commun des habitants de la région est parfois conservateur, mais quand on va dans les provinces, les quartiers populaires, quand on rencontre les militants des collectifs LGBT, des jeunes, des collectifs de femmes féministes, on s’aperçoit qu’une société plus inclusive est en germe et qu’elle différente de ce qu’on a connu il y a treize ans.

Je crois que Santa Cruz, à l’image de la Bolivie, n’est plus la même en 2019 qu’en 2005. La croissance économique et la gestion d’Evo Morales se sont accompagnées d’opportunités de travail, de projets stratégiques tels que l’aéroport Viru Viru, le pôle de développement qui amènera à la construction du site sidérurgique du Mutun, la construction du terminal de bus qui assurera une nouvelle route pour les exportations. Pour nous évidemment, Santa Cruz est un enjeu central, et un esprit nouveau y est en gestation. Je le vois en discutant avec mes camarades qui proviennent de différents espaces culturels : des artistes, des jeunes, des femmes, des paysans, des indigènes, etc.

La société est traversée par des logiques qui peuvent à un moment donné amener une appréciation différente de la situation. Je crois que le temps des affrontements de 2006 à 2008 est derrière nous, ce moment où les projets politiques opposaient la région à l’État, les autonomies à l’État plurinational. L’État plurinational comprend aujourd’hui les autonomies et les autonomies font partie de l’État plurinational. De même, l’agenda de l’État plurinational a universalisé les possibilités d’inclusion et d’exercice des droits, et cela est aussi vrai à Santa Cruz.

LVSL – À l’occasion de ces élections, Evo Morales doit faire face à une longue liste d’adversaires : Carlos Mesa, le mouvement 21F, les menaces de l’administration Trump, ou encore les forces politiques de droite au Brésil et au Chili, sans oublier la tension et la fatigue engendrées par treize années de gouvernement du pays. Quelles raisons vous portent à croire qu’il l’emportera à nouveau ?

AS – Evo Morales est synonyme d’un avenir sûr. Il n’y a pas besoin de revenir vingt ans en arrière : quand je suis sortie du lycée – et je suis encore jeune aujourd’hui – les gisements pétrolifères fiscaux boliviens n’étaient pas des entreprises d’État. Ceux qui étudiaient les hydrocarbures et les processus industriels n’avaient pas la certitude de trouver un emploi, car nous ne disposions pas d’un État solide à même de garantir à travers les entreprises publiques une sûreté de l’emploi pour les jeunes.

Il y a 13 ans, être une femme et faire de la politique était un chemin sinueux. Nous évoluons aujourd’hui dans de meilleures conditions. Il y a 13 ans, il était impensable qu’une femme de trente ans puisse être présidente du Sénat. Auparavant, selon la Constitution précédente, il fallait avoir trente ou trente-cinq ans pour être sénatrice. Désormais, de nouvelles opportunités se sont ouvertes pour les jeunes générations. Nous continuerons dans cette voie.

Nous avons nationalisé les hydrocarbures dans l’exercice de notre souveraineté, mais nous avons aussi initié l’ère de l’industrialisation, pour la production de fertilisants comme le chlorure de potassium par exemple. Nous avons des réserves de lithium à Potosi, d’urée et d’ammoniac à Cochabamba, nous sommes en train d’industrialiser le fer avec le domaine sidérurgique du Mutun, etc. Nous ouvrons la voie à la poursuite de la croissance économique de notre pays, pour offrir des opportunités de travail aux plus jeunes, à qui nous garantissons également une éducation de qualité. La Bolivie ne sera pas la même avant et après Evo Morales. Nous allons continuer le processus de transformation pour que l’extrême pauvreté demeure sous les 5% et nous entendons assurer des services élémentaires pour tous : le logement, l’éducation, la santé, qui sont des droits fondamentaux et constituent nos principaux apports au service des générations futures.

« Le féminisme doit se réapproprier l’État » – Entretien avec Luciana Cadahia

Luciana Cadahia est une des philosophes latino-américaines les plus en vue. Ses travaux sur le féminisme, le républicanisme et le populisme ont fini par lui attirer les foudres de l’Université Pontifica Javeriana de Bogotá à l’occasion du retour au pouvoir de l’extrême droite. Nos partenaires de La Trivial l’ont rencontrée et se sont longuement entretenus avec elle. Traduction réalisée par Marie Miqueu.


 

Q – En mai dernier, la Pontificia Universidad Javeriana de Bogotá vous a licenciée, sans raison académique apparente, malgré un parcours extraordinaire de recherches et de publications. Comment cette situation s’est-elle produite et pour quelles raisons ? Selon vous, est-ce l’Université Javeriana qui a pris cette décision ?

Luciana Cadahia – J’ai été renvoyée de l’Université sans motif valable. Malgré des lettres de soutien nationales et internationales, je n’ai jamais reçu de réponse de l’institution. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’entreprendre une tutela – une procédure légale qui existe en Colombie – où j’ai démontré qu’ils étaient en train de violer les droits fondamentaux de liberté académique, de liberté de penser et d’égalité entre les sexes. Mes positions politiques et mes positions critiques face à l’inégalité entre les sexes – 80% des professeurs de ma faculté sont des hommes – ont mis les autorités de la faculté mal à l’aise et ont décidé de me renvoyer sans plus attendre. Jusqu’à présent, ma demande de tutela a été accueillie favorablement et l’Université a été contrainte de me réintégrer. Toutefois, il reste à voir ce que le juge de deuxième instance et la Cour constitutionnelle décidera.

Q – En ce qui concerne la masculinisation de l’université, s’agit-il d’une dynamique structurelle des centres de production académique ?

L.C. – Oui, grâce à ce qui m’est arrivé, j’ai eu connaissance de nombreux cas qui n’ont pas été révélés et d’autres qui ont été très bien accueillis, comme celui de Carolina Sanín, écrivaine et essayiste très importante en Colombie, avec une notoriété publique et très critique sur le rôle de la droite et la misogynie structurelle en Colombie, et elle a été licenciée dans des circonstances très similaires aux miennes.

Q – Ce qui semble être une sorte de subordination politique de l’Université Javeriana. Est-ce exceptionnel ou, au contraire, peut-on l’extrapoler à l’ensemble de la Colombie et de l’Amérique latine ? Sommes-nous confrontés à une attaque conservatrice contre les espaces de production intellectuelle progressistes ?

L.C. – Nous assistons à une tension très aiguë entre le courant progressiste et l’extrême droite en Amérique latine. Dans des pays comme la Colombie ou le Brésil, les triomphes de l’uribisme et de Bolsonaro mettent en péril la vie universitaire et politique du pays. Ce sont des formes fascistes et réactionnaires de gouvernement, soutenues par Trump aux États-Unis.

Q – C’est une situation paradoxale qu’avec une telle montée du féminisme dans le monde, les universités reproduisent des logiques machistes : comment transférer l’impulsion féministe à l’université ?

L.C. – Je pense qu’en ce moment, il y a une tension très étrange. Le retour de l’extrême droite en Colombie signifie un renversement de l’ensemble des programmes de genre qui ont été établis dans les universités. Mais il est également vrai qu’il s’agit d’un problème académique mondial, du moins dans les facultés de philosophie. Sans aller plus loin, en Espagne, il y a aussi une grande prédominance des hommes. Je crois qu’en dépit de tous les efforts, il s’agit d’une question structurelle qui reste très difficile à transformer.

P. – Pour changer de thème, il est dit traditionnellement que tout grand intellectuel a été élevé sur des épaules de géants pour se former intellectuellement. En ce sens, qui sont les auteurs qui marquent votre façon de penser la politique ?

L.C. – En tant qu’étudiante de philosophie, j’appartiens à une génération qui, pour une raison ou une autre, avait stigmatisé la modernité et croyait que la lecture des auteurs contemporains était la clé pour repenser la transformation sociale. Je me suis donc réfugiée dans ce qu’on appelle le post-structuralisme français : Foucault, Derrida, Deleuze, Butler… Mais à un certain moment, dans un enchaînement de circonstances, j’ai suivi un cours avec Felix Duque où nous avons vu Hegel et c’est en ayant l’opportunité de travailler Hegel d’une manière rigoureuse que j’ai réalisé que la modernité a beaucoup à dire. J’avais reproduit un schéma de pensée sans réfléchir, car on disait que la modernité avait généré les conditions de l’oppression actuelle de la société. J’avais rejeté la pensée moderne et l’avais considérée comme une pensée totalitaire, patriarcale, etc. Quand je commence à lire Hegel, quand je vois les possibilités qu’il y a dans la dialectique et quand je découvre toute cette atmosphère intellectuelle de la modernité, surtout de l’idéalisme allemand, cela devient un casse-tête parce que dans la modernité il y a des projets tronqués, des façons de penser qui nous donnent de nombreux outils pour continuer à exiger la transformation au niveau esthétique et politique.

Dernièrement, je me suis intéressée à des auteurs latino-américains et italiens des années 1930, comme Mariátegui, Gramsci, Benjamin, De Martino. J’essaie de croiser leurs pensées car elles permettent de réfléchir à ce qui est populaire face à une menace fasciste. Je suis aussi obnubilée par l’idée du féminin et il y a des auteures, et des auteurs, qui me semblent être des acteurs clés comme Malabou, Derrida, Butler, Mouffe, Lacan et Laclau pour réfléchir à la question de la figure féminine, et au rôle du désir et de la pensée dans le féminin.

P. – En parlant de Hegel, à l’époque il générait des controverses amères entre Laclau et Žižek, motivées par le débat autour de la négativité dialectique, mais à partir de coordonnées contemporaines. Pourquoi considérez-vous cet élément central et quelles conséquences pensez-vous qu’il a pour penser le populisme comme une manière d’articuler la politique ?

L.C. – Dans le livre collectif A contracorriente : materiales para una teoría renovada del populismo (Université Javeriana, 2019), je reprends ce débat entre Žižek et Laclau, en citant de manière critique les deux auteurs. Žižek, à travers la logique hégélienne du maître et de l’esclave, critique la manière dont Laclau construit l’idée d’antagonisme, en établissant une distinction entre nous (ceux d’en bas) et ceux d’en haut. Et il le fait parce qu’il considère que ce dehors (eux) fonctionne comme une projection du désir de l’esclave qui ne veut pas prendre en charge son blocage. Il me semble que cette conception peut être critiquée avec les mêmes armes que Žižek propose. Ce mouvement vers l’auto-négativité de Žižek court le risque d’un repli qui, selon les mots de Hegel, « se satisfait soi-même dans son activité ». De plus, si nous continuons dans la lignée du maître et de l’esclave, après la découverte du sujet dans la solitude (cette malheureuse conscience à laquelle parvient Žižek), apparaissent la vie éthique, le monde. C’est-à-dire que le sujet qui se satisfait est aussi un masque de plus qui tombe dans la phénoménologie de l’esprit. En ce sens, je me distancie de Žižek parce que je crois que le mécanisme par lequel un nous et un eux sont produits, suivant le chemin de Laclau, est opérationnel. Cependant, il me semble que Laclau rejette très vite la dialectique pour penser cette opération, pour penser ce nous et ce eux. Et je crois sincèrement que d’un point de vue dialectique, cela devient beaucoup plus riche. Et là, je reprends Žižek et la dialectique, pour radicaliser cette relation entre nous et eux.

P. – D’ailleurs, dans le livre vous débattez avec Laclau de la récupération de la négativité dialectique…

L.C. – Je valorise positivement le fait que Laclau s’inscrive dans cette tradition qui consiste à réactiver l’antagonisme, à raviver le problème de la négativité. Le problème c’est que Laclau refuse l’idée de médiations et préfère le terme d’articulations. Et il le fait parce qu’il croit que la médiation favorise un enfermement totalitaire postérieur, dans le sens que la médiation serait un dépassement de cet antagonisme constitutif, une positivité supérieure et c’est pour cela que Laclau préfère le terme articulation. Laclau se trompe dans sa manière d’interpréter la médiation, elle correspond à la notion conventionnelle de la dialectique et non pas à celle en jeu dans la science de la logique. Chez Hegel il n’y a pas de positivité supérieure. Tout dépend de la manière de penser le terme aughebung. Ici je suis dans la continuité de mon maître Duque qui m’a appris à toujours voir dans ce terme quelque chose qui se conserve et qui s’annule en même temps. C’est pour cela qu’il me semblait que la notion d’articulation, le terme alternatif par lequel Laclau essaie de s’éloigner de la médiation, ressemble au terme de médiation au sens rigoureux hégélien. Il permet à la fois d’explorer mieux le problème du jeu de la contingence et de la nécessité, à partir des sédimentations historiques.

P. – Dans la conférence de présentation de El circulo mágico del Estado (Lengua de Trapo, 2019), qui vient d’être publié, vous commentiez combien il était problématique d’abandonner l’avant-gardisme. Pourquoi vous semble-t-il important de sauver de manière critique cette catégorie ? Est-ce que cela a quelque chose à voir avec les débats que vous soulignez dans votre livre entre Mariátegui, Gramsci y De Martino?

L.C. – De Martino permet, de même que Gramsci et Mariátegui, de réfléchir au problème de l’archaïque comme une impossibilité constitutive du populaire, du féminin, etc. D’un autre côté, il est intéressant de repenser l’idée de l’avant-gardisme. Je joue entre l’archaïque et l’avant-gardisme, où je problématise l’idée qu’il s’agirait de deux choses opposées : dans le sens où l’archaïque serait la tradition, ce qui reste, et l’avant-gardisme serait la rupture constante. Ainsi, le problème n’est pas tant l’avant-gardisme mais comment nous avons fini par interpréter l’avant-gardisme. Nous avons une lecture trop jacobine, pour reprendre Mouffe et Laclau, dans le sens où nous considérons l’avant-gardisme comme une rupture totale et constante des choses. C’est une lecture qui s’est imposée en Europe mais qui a toujours été davantage problématisée en Amérique latine.

En Amérique latine, un travail plus rigoureux a été fait et il nous permet de comprendre l’avant-gardisme comme une forme de travailler ce que l’on appelle l’archaïque. Ici, des avant-gardistes du début du vingtième siècle comme Gamaliel Churata, Mariátegui, Arguedas, De la Cuadra, Borges, Palacio sont des auteurs clefs pour essayer de comprendre ce que j’essaie d’expliquer ici très rapidement. C’est vraiment dommage que l’on soit encore dans ce colonialisme épistémologique où ces auteurs ne sont utilisés que pour travailler au niveau local et non pas reconnus comme des auteurs classiques comme les autres. Ce serait une grande contribution. Il y a même des auteurs européens comme Hugo Ball, dans La fuite hors du temps qui aide à penser l’avant-gardisme dans ce sens.

C’est pour cela que je m’éloigne de Rancière (qui rejette rapidement l’avant-gardisme) et je m’appuie sur la tradition latino-américaine pour penser que l’avant-gardisme n’est pas ce qui a des longueurs d’avance mais, comme le dit Jorge Alemán, ce qui est excentrique, qui crée des centres dans d’autres lieux, grâce à cette capacité à réinventer le passé et de le travailler de cette manière.

P. – Diriez-vous que la révolution haïtienne et les Jacobins noirs seraient la représentation dans l’inconscient collectif de ce républicanisme plébéien ?

L.C. – Bien sûr, c’est pourquoi il me semble que parfois le discours décolonial de récupération de la culture noire d’un point de vue ancestral fait abstraction de toute l’expérience républicaine qu’elle a eue, à partir de la révolution en Haïti, qui s’est ensuite répandue dans les Caraïbes et en Amérique latine. Des auteurs comme James Sanders, Valeria Coronel ou José Figueroa travaillent très bien ce sujet car c’est un aspect plus historique. En effet, il y a toute une expérience de républicanisme noir, opérant dans les Caraïbes et en Amérique latine que nous avons pratiquement oublié.

P. – Cela nous rappelle le livre d’Antoni Domènech, El eclipse de la fraternidad (Akal, 2019), dans lequel il consacre une partie au républicanisme américain dont même les éléments les plus démocratiques ne cessent de penser à construire un peuple de propriétaires. Et cette tradition née aux États-Unis semble avoir beaucoup plus d’influence dans le reste de l’Amérique que le républicanisme plébéien n’a pu avoir autour de la révolution haïtienne.

L.C. – D’une part, en me référant à la revue que vous avez faite, vous expliquez très clairement ce que Domènech souligne. C’est précisément l’idée que les citoyens deviennent citoyens de la res publica afin de pouvoir être propriétaire dans la sphère privée et continuer à reproduire la logique féodale : les femmes, les enfants, les employés et la nature comme propriétés. Et cette propriété implique une idée de domination, c’est pourquoi, bien que nous vivions dans des républiques, ou dans des monarchies démocratiques, la domination est encore très présente, car l’idée de propriété est celle qui garantit cette forme féodale de domination avec la chose.

Toutes les philosophies, en particulier les féministes, sont chargées de démontrer comment cette forme de domination persiste dans la sphère domestique, où la logique de la propriété entre en jeu dans les relations entre hommes et femmes, au travers du rôle de reproduction des femmes, de l’invisibilité de la force de travail des femmes à cause de la reproduction et du travail domestique. Pour ce qui est de l’autre aspect de la question, j’aimerais faire une distinction entre l’historiographie en Amérique latine et les sciences politiques, car ces deux disciplines abordent différemment le républicanisme. C’est-à-dire que c’est surtout dans les sciences politiques que cette version libérale du républicanisme est diffusée, bien qu’il y ait des auteurs comme Rinesi, parmi d’autres politologues hétérodoxes, qui sont conscients des problèmes que pose cette conception libérale du républicanisme.

En ce qui concerne l’historiographie, en revanche, il y a beaucoup d’historiens latino-américains qui ne travaillent pas sur le républicanisme dans son aspect anglo-saxon, mais plutôt sur le républicanisme basé sur une révision rigoureuse du passé, le passé controversé de l’Amérique latine : indépendance, les expériences républicaines des communautés noires, etc.

P. – Vu que nous nous sommes penchés sur la question du républicanisme, étant donné qu’on l’associe de plus en plus au populisme, quels sont selon-vous les points communs avec la tradition populiste ?

L.C. – Ce qu’il y a en commun entre le populisme et le républicanisme réellement existant, c’est 1. l’importance du conflit dans la vie institutionnelle ; 2. une forme d’institutionnalisme populaire (et non élitiste libéral) ; 3. l’importance du recours populaire au droit ; 4. un moyen de construire l’égalité dans des lieux aussi inégaux que l’Amérique latine et les Caraïbes.

P. – En ce qui concerne l’institutionnel, chez un Laclau plus orthodoxe l’institutionnalisation est présentée comme la mort du politique et la fin de la sympathie, alors que dans l’article que vous avez écrit avec Valeria Coronel (Populismo republicano: más allá de Estado versus pueblo ». Nueva Sociedad, nº 273, pp. 72-82) vous avez problématisé cette approche autour de la possibilité d’une institutionnalisation populiste.

L.C. – D’une part, essayer d’énoncer une institutionnalisation populiste est un geste provocateur, car actuellement la forme de l’institutionnalisation est lue et pensée à partir d’un point de vue libéral, il y a un certain langage associé à la forme dans laquelle l’institutionnalisation fonctionne : le citoyen est un individu et en tant qu’individu il possède une liberté déterminée pour pouvoir exercer librement ces propriétés. Il s’agit d’une tentative de rupture avec l’idée d’institutionnalisation libérale. D’autre part, c’est le fruit d’un projet de recherche sur lequel nous avons passé plusieurs années à essayer de comprendre avec quel discours elle se construit à partir des expériences d’institutionnalisation populiste en Équateur et en Argentine dans lesquelles l’élément de conflit ne disparaît pas lorsque les débats entrent dans les institutions, l’élément conflictuel est toujours présent. De plus, l’institution devient un mécanisme pour faire face au néolibéralisme. Et cela se voit dans les droits qui se construisent, ce sont des droits qui sont conscients que l’État doit avoir une figure réparatrice, l’État n’est garant de rien, il ne fait que réparer.

Par exemple, dans les débats parlementaires au cours desquels l’allocation universelle pour enfant* a été examinée, dans le cas de l’Argentine, il ne s’agit pas d’un simple discours libéral, mais d’un discours selon lequel l’État, l’allocation universelle pour enfant n’est pas la solution définitive, mais un moyen pour l’État de réduire les inégalités générées par le néolibéralisme, un moyen pour l’État de se charger de garantir les droits des enfants, dans la mesure où il leur garantit le droit à l’éducation et à la santé. On a même parlé de sujets politiques, et ce n’était pas que des appréciations et opinions individuelles.

Il y a cela d’un côté, mais d’un autre côté, c’est parce qu’il existe une synergie entre le mouvement social et la configuration d’un droit, un droit qui devient loi, et cela génère une dynamique politique différente de celle du libéralisme, qui répond à cette expérience singulière du républicanisme plébéien qui fait référence aux tentatives en Haïti de construire l’institutionnalité après la révolution haïtienne.

*Revenu de base donné aux familles avec enfants qui ne travaillent pas, dont les parents ne travaillent pas.

P. – Dans votre livre, vous commentez les débats qui ont eu lieu dans les années 1980 entre le populisme et le socialisme autour de la notion d’État, puis vous l’appliquez à la position qu’a l’autonomie actuelle. Ainsi, en Colombie ou au Mexique, dans une société totalement brisée et dans laquelle l’État brille par sa non-existence, il en résulte que cet espace n’est pas occupé par les mouvements organisés de la société civile qui n’ont pas d’organisations mais des mafias ou dans le pire des cas des guérillas organisées qui jouent ce rôle d’institutionnalisation de l’État. En ce qui concerne ces lignes d’action de politique contre l’État qui propose cette autonomie, quelle opinion avez-vous concernant le cas d’Amérique latine ?

C : Dans le débat intellectuel des années 1980 et le débat actuel, il y a une tension entre ceux qui considèrent que l’État trahit toujours le populaire et ceux d’entre nous qui pensent que l’État peut être un outil d’émancipation de la volonté populaire. Les mouvements sociaux d’Amérique latine n’ont rien fait d’autre que de demander une plus grande présence de l’État : santé, éducation, droits environnementaux, etc. Il ne s’agit donc pas de détruire l’État, mais de détruire un type particulier d’État oligarchique qui nous renvoie sans cesse à la dépossession, la violence structurelle et l’exclusion. D’autre part, nous devons radicaliser un État plébéien, comme le fait le populisme.

P. – Depuis 1994, avec l’apparition des zapatistes et leur diffusion en Europe pendant le mouvement anti-mondialisation, il y a eu une réception politique et intellectuelle de l’autonomie, pour le cas européen il consiste à s’opposer à l’État. De la même façon Negri et Hardt ne proposent pas l’État comme une relation sociale mais comme une sorte de bloc monolithique. Cela est aussi illustré dans le cas mexicain par l’attitude des zapatistes envers López Obrador. René Zavaleta Mercado, père intellectuel de García Linera mais auteur bolivien inconnu en Europe, a esquissé une conception différente de l’État comme une idée forte. Que pensez-vous que l’on pourrait mettre en avant de Zavaleta pour une éventuelle réception de ses idées en Europe ?

L.C. – Zavaleta Mercado a une façon très originale de s’approprier les archives de la pensée européenne. Par exemple, en s’appropriant Hegel, il s’approprie un problème classique mentionné ci-dessus : la logique du maître et de l’esclave. Mais il fait une opération très intelligente : il montre qu’en Amérique latine la dialectique du maître et de l’esclave devient un paradoxe noble. Le maître dans la dialectique de Zavaleta est le seigneur et ses particularités répondent non seulement aux formes de pouvoir en Amérique latine mais aussi en Espagne. Il l’assume comme une forme de relation sociale qui ne veut pas être et fait de l’État une utilisation privée du surplus (ce qui est en plus et qui à son tour donne de la valeur). Et, d’autre part, elle crée un désir plébéien qui aspire à être comme le maître, un désir immobile dans lequel chacun sent qu’il est dans la mesure où il ne permet pas à l’autre d’être. C’est le cœur du gamonalisme qui nous a piégés pendant des siècles. Cela peut faire la lumière, et je pense que Villacañas partagerait cette opinion avec moi, pour penser le cas espagnol.

Un autre concept est celui du mélange hétéroclite parce qu’il nous permet de réfléchir à ces différentes sédimentations historiques fonctionnant en même temps. En Europe, il y a la fiction de l’après-guerre selon laquelle le peuple européen est un peuple à qui on a garanti un certain état de bien-être, donc tous sont des citoyens jouissant de leurs droits sans aucun problème. Mais la crise de 2008 a fait exploser ce récit, mettant en lumière une série de blessures ou de sédimentations historiques non résolues et vivant au cœur de notre présent.

P. – En parlant de populisme, vous avez touché un sommet peu exploré dans la théorie postmarxiste : le régime esthétique du populisme. Alors, comment diriez-vous que l’esthétique influence la construction d’une identité ?

L.C. – Je pense qu’il est très important de travailler sur la dimension de l’esthétique dans le sens de la dimension du sensible. Quand nous parlons de la sensibilité, nous parlons des formes de perception et de nos rapports avec les choses et les autres. L’esthétique est la clé pour court-circuiter ce lien de propriété comme domination et dépossession, et elle ouvre la possibilité d’une autre relation de propriété autour de l’usage et de l’attention portée au commun à construire. En temps de crise environnementale et de retour de la misogynie structurelle, il est urgent d’accorder plus d’attention à une nouvelle conception de la propriété, et non pas tant à sa destruction, comme le proposait Marx.

P. – D’ailleurs, ce lien sensible, vous le soulignez en rapport au féminin et au masculin. Dans le livre, vous abordez cette relation en soulignant que le patriarcat qui reproduit le paradoxe seigneurial y sert d’intermédiaire : comment surmonter cette médiation seigneuriale entre le féminin et le masculin ?

L.C. – Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel pense à un lien entre frère et sœur où l’égalité rend possible le mouvement. Je vois chez Hegel deux opérations : d’une part, il y a une opération par laquelle il y a un moment d’égalité dans le lien de frère et sœur parce que c’est un lien d’égal à égal, mais alors Hegel défait rapidement ce lien et continue à considérer que la sœur est reléguée au royaume du domestique et le frère, qui va passer à l’individualité, à la vie de citoyen comme propriétaire. Même en tant que critique de cette tournure des événements, je m’intéresse à cet autre moment qui parle de la possibilité de l’égalité.

P. – Vous avez dit à l’université d’été de Lengua de Trapo que le populisme et le féminisme étaient pour vous deux des expériences collectives les plus importantes pour comprendre notre condition actuelle et repenser la condition humaine. Comment pourrait-on réaliser cette synthèse que vous avez annoncée entre le populaire et le féminin ? Serait-ce une hypothèse politique commune ?

L.C. – Je crois que ce sont deux expériences politiques plébéiennes qui doivent être mieux articulées. Dans le cas du féminisme, je partage avec Nancy Fraser de la nécessité de distinguer un féminisme émancipateur d’un féminisme libéral. Le féminisme émancipateur vient d’expériences comme le 8M ici en Espagne ou le Ni Una Menos qui est né en Argentine et a ensuite connu un boom dans différents pays d’Amérique latine. Concernant le populisme, d’autre part, je crois qu’il est important qu’il soit une expérience d’institutionnalisation plébéienne. Le féminisme et le populisme sont donc deux formes de politique qui imaginent une idée d’alternative future au néolibéralisme et qui sont actuellement capables d’articuler le camp populaire.

P. – En fait, en Espagne, il semblerait que le féminisme ait adopté une sorte de logique populiste à tel point qu’il semble avoir effectivement produit un peuple féministe…

L.C. – En effet, dans la logique de Chantal Mouffe et de Laclau, on peut considérer le féminisme comme un signifiant vide qui implique non seulement des revendications de femmes, mais aussi la possibilité d’une nouvelle relation sociale.

P. – En ce qui concerne les soins, dans le livre vous soulignez qu’ils courent le risque d’être pensés d’une manière qui privilégie le domestique. Vous considérez que la politisation de la sphère domestique est un exercice problématique ? Pourquoi ? Deuxièmement, dans une société brisée par le néolibéralisme, vous diriez que les soins peuvent jouer un rôle dans la reconstruction du lien social ?

L.C. – La politisation du domestique est extrêmement importante, je ne la considère pas du tout comme quelque chose de dangereux, je pense que c’est absolument nécessaire. Ma critique porte sur deux points : d’une part, croire que c’est ce qui va remplacer d’autres instances politiques comme les institutions, la démocratie représentative, l’État. Ce que je vois c’est un danger autonomiste en croyant que dans la politisation de la sphère privée il serait possible de trouver l’émancipation. Il est nécessaire de politiser les affaires domestiques, mais ce n’est pas une raison pour supprimer l’État, les institutions, la démocratie représentative. Même la politisation de la vie domestique, l’explication que dans la reproduction de la vie il y a une force de travail féminine et que cette dernière a été historiquement effacée afin de soutenir le capitalisme, dans tout cela il peut y avoir, non pas une destruction de l’État et des institutions, non pas une destruction du droit, mais une transformation radicale de la nature du droit, des institutions et de l’État. Du point de vue du féminisme, nous devons nous réapproprier toutes ces instances et les radicaliser davantage. Le féminisme doit se réapproprier l’État.

D’un autre côté, la reconstruction du lien social à partir du care est extrêmement importante, mais elle risque de vouloir supprimer la dissidence et le leadership comme si l’antagonisme, le conflit et le leadership étaient quelque chose de masculin et patriarcal à détruire. Mais je ne suis pas d’accord, l’histoire de l’humanité a eu des formes de leadership féminin, le conflit, la dissidence, la possibilité de ne pas être d’accord sont importants.

L’idée qu’il existe de nombreuses formes du féminin est également extrêmement importante. Parce qu’on dit souvent que certaines formes du féminin sont une reproduction de la logique masculine. Il y a beaucoup de débats à ce sujet et nous devons nous permettre de réfléchir à la dissidence et au problème du leadership.

P. – Quelles sont donc les pratiques en vigueur en politique pour que la forme qui donne naissance à des styles de leadership comme celui de Merkel réussisse à se présenter comme une figure classique de l’homme d’État ? Cela semble similaire au style de Le Pen en tant que politique dure.

L.C. – Je ne dirais pas qu’elles deviennent masculines, mais que leurs leaderships se désexualisent. Souvent, les sociétés ne soutiennent pas l’érotisme féminin en politique, elles doivent donc désérotiser leur image et se faire passer pour des hommes d’État. Et c’est ce qui s’est passé avec Merkel. Cristina Kichner, par exemple, me semble être une dirigeante plus hybride parce qu’elle érotise et en même temps elle semble très masculine, les deux choses en même temps. Peut-être tout le secret, tout le problème du travail passe-t-il par des sociétés qui soutiennent l’érotisme du féminin sans tomber dans la logique de la horde primordiale qui cherche sa destruction. Et cela, bien sûr, doit commencer en philosophie, pourtant si effrayée par le désir du féminin.

En Colombie, le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire

https://www.youtube.com/watch?v=tGFVuxpV9EI&t=1s
Ivan Marquez annonce son réarmement © Capture d’écran de la vidéo de son discours

Alors que la communauté internationale était persuadée que la Colombie entrait dans une ère de paix, un groupe de dirigeants parmi les plus iconiques de l’ancienne guérilla des FARC annonce son réarmement. Cette branche dissidente déplore l’incapacité de l’État colombien à respecter ses engagements et à s’attaquer aux causes structurelles de ce conflit à l’origine de centaines de milliers de victimes : l’extrême inégalité de la répartition des terres. Face aux FARC, on trouve des groupes paramilitaires d’extrême droite qui ne souhaitent ni déposer les armes, ni faire face à la justice colombienne pour les crimes commis durant le conflit. Le soulèvement de la guérilla constitue à leurs yeux une occasion rêvée pour enterrer définitivement les accords de paix ; il donne également du grain à moudre au discours belliciste du président Iván Duque, qui n’a jamais été un partisan du compromis avec les FARC.


Iván Márquez, le numéro deux de l’ancien groupe armé FARC a annoncé la reprise de la lutte armée « en réponse à la trahison des accords de La Havane par l’État colombien ». Bien que Márquez ait joué un rôle clef dans les négociations de paix avec le gouvernement, cette annonce n’a rien de très surprenant. Cette déclaration fait suite aux nombreux obstacles législatifs que le gouvernement actuel a délibérément mis en travers de l’application des accords de paix avec la guérilla.

La reprise des affrontements

Dans une vidéo de 32 minutes, filmée avec le slogan « partout où il y a la volonté de se battre, il y a l’espoir de gagner » en toile de fond, Márquez annonce une « nouvelle étape de la lutte », placée sous le signe du « droit universel des peuples à s’armer contre l’oppression ».

Avec un discours qui remonte à l’indépendance et la post-indépendance de la Colombie, marqué par une forte consonance écologique, le dissident de la guérilla se veut plus conciliant. Cherchant à récupérer l’approbation populaire perdue depuis des décennies – et indispensable dans un contexte d’infériorité militaire flagrante face à l’État, il déclare que le mouvement abandonnera les enlèvements de civils et les attaques contre les militaires au profit d’un agenda exclusivement dirigé contre « l’oligarchie » et les entreprises transnationales. Il conclut son message par un appel à la mobilisation civile et affirme : « Notre objectif stratégique est la paix de la Colombie dans la justice sociale, la démocratie et la souveraineté ».

Face à la déclaration de Márquez, les réactions des différents secteurs politiques ne se sont pas fait attendre. L’ancien président Álvaro Uribe, proche des secteurs de l’extrême droite colombienne et principal opposant aux accords de paix, n’a pas tardé à se prononcer : « Nous devons retirer les accords de paix de la Constitution et capturer les narco-terroristes ». Dans le même ordre d’idées, son élève, le président Iván Duque a fait appel au président autoproclamé du Venezuela, Juan Guaidó, pour capturer les guérilleros qui se trouveraient en territoire vénézuélien.

Gustavo Petro, principale figure de la gauche colombienne [lire ici son entretien avec LVSL], a réagi en ces termes : « Iván Márquez réagit comme si nous étions au XXe siècle. Márquez tombe dans le piège qu’Álvaro Uribe a tendu aux accords de paix ». Pour sa part, l’ancien président Juan Manuel Santos, architecte des accords de paix, a déclaré que « 90% des FARC sont encore impliqués dans le processus de paix et nous devons continuer à les respecter ».

De même, l’ONU a assuré dans une déclaration que « la grande majorité des combattants démobilisés continuent à respecter l’accord » et a exhorté le gouvernement à redoubler d’efforts pour l’appliquer. Mais la réaction la plus attendue a été celle de Rodrigo Londoño, ex-numéro 1 des FARC et actuellement membre du Congrès colombien et chef du parti politique formé par les rebelles après la signature de la paix : « Nous avons honte, et je m’excuse auprès du peuple colombien et de la communauté internationale ».

La grande majorité des ex-guérilleros semble attachée aux accords signés en 2016. Ils déplorent cependant leur non-application. Quelques heures avant cette annonce, Londoño a lancé un appel public au Congrès Colombie, au président Duque et à la Mission de vérification de l’ONU, faisant remarquer que le décret officialisant les Espaces de formation et de réinsertion des anciens guérilleros a expiré et que le Parlement n’a rien fait pour assurer sa continuation. Le chef du parti FARC avertit : « Le temps presse et l’incertitude s’installe parmi les démobilisés. Une situation interne difficile à gérer sera générée ».

Les causes structurelles de la dissidence

De nombreuses difficultés ont été rencontrées dans la mise en œuvre des accords trois ans après leur signature. Le président Iván Duque a déclaré peu après son investiture qu’il n’était tenu par aucune obligation issue des accords signés par l’ex-président Juan Manuel Santos. Le président Duque ne voit pas le moindre inconvénient à rejeter une obligation d’État élevée au rang de norme constitutionnelle et qui constitue aujourd’hui un document officiel du Conseil de sécurité de l’ONU. Ayant déposé leurs armes, les FARC disposent de peu de moyens pour s’assurer que le gouvernement respecte les accords.

Outre l’absence de sécurité juridique qui garantit les outils de réinsertion des ex-combattants, ils assistent à des tentatives constantes de rendre inopérante la Juridiction spéciale pour la paix (Jurisdicción Especial para la Paz). Ce tribunal spécial, qui est au cœur des accords de paix, a été considéré comme un exemple mondial en matière de désarmement ; il y a quelques mois, le Président Duque s’est opposé devant le Congrès à la loi portant sur la création de ce tribunal.

Les raisons de cette opposition sont multiples. D’une part, si ce tribunal ne voit pas le jour, les ex-guérilleros ne pourront pas être entendus par la justice, ce qui entraverait leur réintégration ; cela donnerait raison aux opposants à l’accord de paix qui, pour provoquer l’indignation publique ont affirmé que la négociation ne visait qu’à obtenir une grâce totale pour la guérilla. Mais d’autre part, une volonté de protéger les militaires est à l’œuvre : ceux-ci, ayant commis des crimes dans le cadre du conflit, seraient également jugés par ce tribunal et non par la justice militaire, connue pour son manque d’impartialité.

Plus grave encore : les entraves à la création de ce tribunal impliquent que les tiers impliqués dans le conflit entre les guérilleros et l’État colombien, tels que les groupes paramilitaires d’extrême droite (souvent alliés clandestinement à l’armée nationale), restent impunis. En clair, c’est le droit des victimes à la vérité qui est menacé. L’État colombien et les médias ont toujours essayé de minimiser le poids des groupes paramilitaires dans la guerre, même s’ils sont à l’origine de bien davantage de victimes que les guérilleros ; la comparution de ces groupes devant la justice permettrait, en fait, de réécrire l’histoire du conflit armé en Colombie.

Mais au-delà même de la modification unilatérale du texte des accords et du non-respect des engagements de la part de l’État, ce qui a peut-être causé plus d’incertitude parmi les ex-combattants est l’accroissement exponentiel d’assassinats de représentants de mouvements sociaux depuis que le gouvernement d’Iván Duque a pris le pouvoir. En 2 ans, 613 d’entre eux et 137 ex-guérilleros signataires de l’accord de paix ont été assassinés dans l’indifférence totale de l’État, qui les qualifie de « crimes isolés ».

Il suffit pourtant de jeter un bref regard sur l’histoire de la Colombie pour comprendre l’inquiétude des ex-guérilleros qui ont abandonné les armes pour fonder des mouvements politiques légaux. Dans les années 1980, le mouvement politique Union patriotique, issu du premier accord de paix entre le gouvernement et les FARC, a été décimé ; plus de 5.000 militants et dirigeants de l’UP, dont 2 candidats à la présidence, ont été assassinés. C’est tout un parti politique légalement constitué qui a été massacré par des groupes paramilitaires d’extrême droite, avec la complicité de l’État colombien – qui a reconnu en 2016 sa responsabilité dans ce massacre. Un tel cycle semble aujourd’hui recommencer : une guérilla désarmée, un État qui ne respecte pas ses engagements et une nouvelle guerre qui commence.

Derrière ces affrontements, on trouve des déterminants sociaux structurants depuis des décennies, dont la déclaration d’Iván Márquez se fait l’écho. Il reproche au lauréat du prix Nobel de la paix Juan Manuel Santos de ne pas avoir eu la volonté, pendant sa présidence, de mener à bien une réforme agraire. Il déplore que des points clefs des accords de paix comme l’attribution de terres aux paysans pauvres, la substitution volontaire des cultures illicites et une série de projets visant l’amélioration des conditions de vie dans les campagnes, aient été « perdus dans le labyrinthe de l’oubli ». Car c’est bien le problème de la terre qui est à l’origine de la guerre en Colombie, le pays caractérisé par les inégalités de revenu les plus élevées d’Amérique du Sud.

La question de l’accaparement des terres et de l’extrême inégalité dans leur répartition constitue un problème structurel pour la Colombie depuis des siècles. La thésaurisation par l’appropriation illégitime de terres publiques et le déplacement forcé des populations autochtones et paysannes ont conduit, au début des années 1960, à l’émergence de mouvements de résistance indigène et paysanne, inspirés par le triomphe de la Révolution cubaine. En réponse aux guérillas révolutionnaires de plus en plus organisées, des groupes paramilitaires sont apparus dans les années 1980 : des armées privées d’extrême droite au service de grands propriétaires terriens.  Les soulèvements armés des FARC et des nombreuses autres guérillas que la Colombie a connues ont toujours eu pour carburant l’accaparement des terres. L’histoire de la réforme agraire en Colombie est celle d’un rêve perpétuellement brisé. Depuis sa première tentative en 1936, les intérêts économiques des élites ont toujours prévalu. Aujourd’hui, 1% des propriétaires colombiens possèdent 80% des terres, à en croire une étude d’Oxfam.

La droite après la signature des accords de paix

La Colombie est le seul pays de l’Amérique du Sud qui n’ait jamais été dirigé par un gouvernement de gauche. La fin de l’affrontement entre l’armée nationale et les FARC a néanmoins apporté l’espoir d’un changement. Le silence des fusils a permis, au moins pour un temps, de faire ressortir de manière criante le bruit de la corruption. Jusqu’ici, le cœur du débat public avait toujours été monopolisé par le conflit armé. Les regards ont commencé à se tourner davantage vers la classe politique dans le même temps qu’il se détournait des protagonistes armés. Cet état de fait a mis les partis politiques traditionnels en difficulté ; ces derniers mois, ils ont dû faire face à de nombreux scandales et acquis une impopularité historique.

L’un des plus touchés a été le parti du Centre démocratique et son chef, l’ancien président et maintenant sénateur Álvaro Uribe. En l’espace de quelques mois, il a dû faire face à plusieurs accusations. Son ancien ministre de l’Agriculture a été extradé des États-Unis vers la Colombie, où il était en fuite après avoir été condamné à 17 ans de prison pour avoir détourné des subventions destinées à des paysans pauvres.

Un scandale de corruption au sein de l’armée nationale a permis de remettre au premier plan du débat national le cas des « faux positifs » ; cette pratique perpétrée par les militaires pendant la période de la Politique de sécurité démocratique – un programme vedette de l’ancien président Álvaro Uribe (2002-2010) – consistait à tuer des civils qui étaient par la suite présentés comme des guérilleros tués au combat, afin de montrer les progrès effectués dans la guerre contre les rebelles ; cette pratique était renforcée par les récompenses offertes pour ces guérillas tués. Le nombre de ces exécutions extrajudiciaires est estimé entre 1 500 et 3 000 personnes selon les sources, et plusieurs généraux et hauts commandants de l’armée purgent déjà des peines pour ces exécutions.

Mais le coup le plus dur que l’ancien président Uribe a peut-être reçu récemment est la convocation par la Cour suprême de justice pour une enquête le 8 octobre : il est visé par des accusations de corruption, de fraude procédurale et de manipulation de témoins dans le cadre d’une bataille judiciaire qu’il mène actuellement contre le sénateur Ivan Cepeda – l’un des principaux dirigeants de la gauche, qui a officiellement accusé Uribe d’avoir participé à la création de groupes paramilitaires illégaux responsables de crimes contre l’humanité. Cet appel à une enquête a rencontré l’approbation d’une bonne partie de la population, qui voit dans la comparution d’Uribe la possibilité de clarifier plusieurs épisodes du conflit et de clore un chapitre douloureux de l’histoire colombienne.

Perspective

Avec l’annonce de son réarmement, Iván Márquez vient de donner l’oxygène dont Uribe, le Centre démocratique et le président Iván Duque avaient urgemment besoin – la popularité du président colombien est en chute libre depuis le début de son mandat.

Álvaro Uribe avait été élu président à une époque où les FARC exerçaient un contrôle territorial significatif et disposaient d’une structure militaire puissante. Il est arrivé au pouvoir avec le slogan « main ferme », et son soutien populaire écrasant reposait sur la promesse de vaincre les guérillas par des moyens militaires. Si Uribe s’oppose aussi fortement aux accords de paix, c’est que la seule perspective qui lui permettrait de regagner en popularité serait la reprise du conflit armé, qui donnerait une réalité à son discours visant les ex-guérilleros.

La dissidence de Márquez, un mois seulement avant les prochaines élections régionales, représente une opportunité en or pour l’uribisme et les autres partis de droite traditionnelle.

Les possibilités pour le parti politique formé par les FARC après la signature de la paix d’émerger sur le plan national et d’obtenir une plus grande représentation à travers ses candidats dans les régions sont par là-même pratiquement éteintes. L’ombre d’une guérilla armée affectera non seulement les FARC, mais aussi tous les partis politiques d’opposition. Pour tenter de contenir les dégâts causés par Márquez, l’ex-numéro 1 des FARC Rodrigo Londoño a exhorté avec insistance le gouvernement à travailler main dans la main avec lui pour sauver les accords de paix. Iván Duque fait face à deux possibilités : prendre ses distances avec son mentor Álvaro Uribe et mettre en œuvre les accords de paix ou bien suivre la voie tracée par Uribe, achever de mettre fin aux accords et de trahir ceux qui ont rendu leurs armes pour les signer.

Si le président ne prend pas une position claire rapidement et publiquement, la dissidence peut rapidement s’accroître et se renforcer du fait de l’incertitude. Il est cependant très difficile pour les FARC de revenir militairement à ce qu’ils étaient autrefois. Ce n’est pas ici que réside la menace, mais dans l’impulsion qu’ils peuvent donner aux partis d’extrême droite et à la perspective d’un retour à la politique de Sécurité démocratique qui a prévalu sous le mandat d’Uribe et a teinté la campagne colombienne d’une couleur rouge sang pendant près d’une décennie. Dans un pays qui a investi 4,7 % de son PIB dans l’armée, renouer avec la guerre signifie renouer avec une spirale sans fin, dans laquelle le manque d’investissements sociaux continue de pousser les jeunes à s’enrôler dans des groupes armés…

Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

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©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”

En Équateur, ces persécutions de journalistes qui n’inquiètent pas la presse française

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Sous la présidence de Rafael Correa, la presse française ne fut jamais avare d’articles dénonçant « l’autoritarisme » du président équatorien. Ce dernier aurait mené, aux côtés de ses alliés Nicolas Maduro ou Evo Morales, une politique féroce de répression de la liberté d’expression et des journalistes d’opposition. Depuis l’élection de Lenín Moreno à la présidence de l’Équateur en 2016 – qui, bien qu’élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa, a renié l’héritage de celui-ci et effectué un virage politique à 180° – le pays semble être redevenu un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression, à en croire la presse française. Lenín Moreno a pourtant lancé une chasse aux sorcières massive contre son opposition, dont les premières victimes sont bel et bien les journalistes. Elle constitue l’attaque la plus significative contre le pluralisme en Équateur depuis plusieurs décennies. Par Denis Rogatyuk. Traduit par Loïc Dufaud-Berchon et Stéphane Pick.


Pour la première fois depuis bien longtemps, un gouvernement a autorisé une police étrangère à pénétrer sur son territoire souverain, l’ambassade d’Équateur à Londres, et à procéder à l’arrestation d’un journaliste dont le statut de réfugié a été reconnu par de nombreuses organisations internationales dont les Nations unies, la Commission inter-Amériques des droits de l’Homme ou encore Amnesty International. Quelles motivations ont poussé Lenín Moreno à livrer Julian Assange à la police anglaise, et probablement bientôt à la justice américaine ? L’octroi d’un prêt de 4,2 milliard de dollars du FMI à l’Équateur y est-il pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la partie émergée d’une campagne de répression contre les opposants au gouvernement Moreno, conduite activement depuis deux ans. Ola Bini, développeur de logiciel suédois, activiste Internet et défenseur de longue date de la vie privée sur la toile, a été arrêté et détenu pendant presque 30 heures sans audition le 11 avril à Quito, capitale de l’Équateur, pour une prétendue collaboration avec Julian Assange et des tentatives illégales de hacking informatique. Une fois l’audition commencée, aucune charge contre lui n’a été présentée, les autorités préférant demander une détention préventive de 90 jours.

Les allégations selon lesquelles il collaborait depuis l’Équateur avec des hackers russes sont étayées par la relation amicale qu’il entretient avec Julian Assange, ses visites à l’ambassade équatorienne à Londres et son soutien au travail de Wikileaks. Le 2 mai, la Cour de la province de Pichincha lui a interdit de faire appel et l’a renvoyé en détention dans le centre El Inca, sous le prétexte de nombreux livres sur l’hacktivisme informatique qui sont en sa possession.

Bini lui-même, ainsi que ses parents, ses conseils juridiques et de nombreuses personnalités politiques de premier plan considèrent que sa détention fait de lui un prisonnier politique du gouvernement Moreno, sa persécution étant motivée par la volonté de criminaliser Julian Assange, et de faire oublier les scandales de corruption qui accablent Moreno. Dans une lettre publiée le 6 mai, Bini expose son expérience du système carcéral équatorien, le décrivant comme « un mélange malsain de longues périodes d’isolement et d’ennui parsemées de menaces diverses et d’actes de violence ». Sous la pression des organisations internationales, la Cour de Pichincha a fini par proclamer sa libération au bout de 70 jours de détention.

de nombreux journalistes et Conseillers en communication sous le gouvernement Correa ont également subi des pressions de la part du gouvernement moreno. 

Cette campagne contre l’opposition a également pris la forme de censures incessantes de stations de radio d’opposition, de sites Internet d’information critique – ou publiant tout simplement des informations sur le scandale INA papers qui éclabousse le gouvernement Moreno.

Les journaux et sites web Ecuadorenmediato, Ruta Kritica, Radio Pichincha Universal et Hechos Ecuador ont été ou bien censurés, ou bien victimes de cyberattaques, ou bien purement et simplement arrêtés sur ordre du Ministère de la Communication de l’Équateur. De plus, de nombreux journalistes et conseillers en communication sous le gouvernement Correa, dont Fernando Alvarado, Marco Antonio Bravo, Carlos Bravo, Patricio Pacheco, Carlos Ochoa et Richard Macias, ont également subi des pressions et des harcèlements de la part du gouvernement Moreno.

Correa Chavez
Rafael Correa, ex-président d’Équateur, aux côtés de Hugo Chavez. Il est actuellement réfugié en Belgique. Ses proches sont victimes de procès politiques incessants en Équateur. ©Bernardo Londoy

Le régime Moreno ne montre par ailleurs aucun signe de ralentissement de la persécution des responsables de la Révolution citoyenne [nom donné au processus politique mené par Rafael Correa en Équateur de 2007 à 2017]. Un mandat d’arrêt préalable à tout procès a notamment été émis contre Ricardo Patiño, l’ancien ministre de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, sur des charges d’incitation à la violence – fondées sur un discours qu’il a donné en octobre 2018 dans une réunion interne de son parti dans lequel il appelait à une « résistance combative » impliquant une « saisie des institutions publiques » comme outil d’opposition au gouvernement de Moreno.

Patiño comptait parmi les figures les plus importantes du gouvernement Correa. Il a joué un rôle crucial dans la construction de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’organisation de l’asile de Julian Assange, puis dans l’engagement du Mouvement de la révolution citoyenne (MRC, mouvement dirigé par Rafael Correa) dans les organisations d’opposition au gouvernement de Moreno et à son tournant néolibéral. Patiño a d’ailleurs quitté l’Équateur le 17 avril, et réside temporairement au Mexique.

Enfin, la guerre politique et psychologique contre Rafael Correa et Jorge Glas, ancien vice-président de Rafael Correa, semble atteindre de nouveaux sommets. Rafael Correa, cible de nombreux procès en Équateur, vit exilé en Belgique depuis deux ans. Jorge Glas, quant à lui, est toujours incarcéré dans la prison de Latacunga à Quito sous prétexte de corruption dans l’affaire Odebrecht. Son procès, présentant un certain nombre d’irrégularités et marqué par l’absence effective de preuves matérielles, n’est pas sans rappeler celui de Lula au Brésil. Jorge Glas, en plus de son rôle de vice-président, est également considéré comme l’une des figures majeures de la Révolution citoyenne, responsable en particulier de la mise en place et de la construction de plusieurs gigantesques projets énergétiques, comme celui de l’usine hydroélectrique Coca Codo Sinclair.

Deux autres conseillères de Rafael Correa ont été condamnées à des peines de prison, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu.

Dans sa tentative de décrédibiliser la légitimité du mandat de Correa et de Glas entre 2013 et 2017, le gouvernement Moreno et son avocat général ont tenté d’établir que l’entreprise brésilienne Odebrecht a été impliquée dans le financement illégal de la campagne de 2013 d’Alianza País, l’ancien mouvement politique de Rafael Correa, dans les élections présidentielles et législatives de cette année. Néanmoins, aucune preuve concluante ne semble être venue étayer ces accusations.

Deux autres conseillères de Rafael Correa à cette époque, Pamela Martinez et Laura Terán, ont été elles aussi détenues le 5 mai après la découverte de courriels présentant un transfert potentiel de près de 11,6 millions de dollars provenant de géants de la construction brésilienne vers le compte bancaire d’Alianza País pendant la période 2013-2014 – dans une affaire connue sous le nom d’Arroz Verde. Elles ont été condamnées à des peines de prison préventives, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu, alors que pèsent de sérieux doutes sur la solidité de ces accusations.

Dans le même temps, l’avocat général doit agir sur d’autres affaires de corruption, celles-ci davantage établies, comme celle des INA papers, qui ternissent la présidence de Lenín Moreno et mettent à mal son récit anti-corruption. Pour autant, il va sans dire que tant que Lenín Moreno occupera la présidence de la République équatorienne, ces affaires ne pourront faire l’objet d’aucune mise en accusation judiciaire.

La lutte pour l’héritage du chavisme : une possible crise d’hégémonie

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©Valter Campanato/ABr

Six ans après la mort d’Hugo Chávez, la Révolution Bolivarienne vit une de ses crises les plus profondes. Celle-ci se traduit très concrètement au niveau économique et social : dérégulation absolue du marché et hyperinflation, corruption généralisée, impuissance institutionnelle à garantir les droits fondamentaux, exode économique de millions d’habitants et une grande pauvreté. Cette crise du chavisme se répercute également au niveau géopolitique global du fait des intérêts qui touchent les ressources naturelles vénézuéliennes. Par Lorena Fréitez Mendoza (traduit par Marie Miqueu-Barneche), ancienne ministre de l’Agriculture Urbaine du gouvernement de Nicolas Maduro. 


Du point de vue historique, la crise en cours au Venezuela est surtout d’ordre politico-idéologique. Ce qui est en jeu est le chavisme même en tant que subjectivité populaire, soutien et levier du projet bolivarien à long terme.

Sur le front extérieur, les pressions actuelles sur le gouvernement du Venezuela mettent à l’épreuve l’influence idéologique du socialisme bolivarien dans un monde où le néolibéralisme est en crise et où les démocraties commencent à être menacées par des populismes de droite. En interne, cela remet en question l’actuelle orientation politique du processus comme affaiblissement ou renforcement de l’hégémonie du chavisme au Venezuela.

La sortie de crise rendra intelligible la lutte sanglante entre classes, que la crise a elle-même révélée, ainsi que le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur du pouvoir et garant ou non de l’intérêt général. Les gagnants seront ceux qui auront réussi à convaincre les classes populaires de l’orientation de l’État en ce qui concerne les contradictions que la crise concentre. Ceux-ci gagneront la conduite de l’État pendant au moins les dix prochaines années.

La capacité du chavisme à se défendre pendant ces six années sans Chávez a montré que, malgré ces bases de soutien relativement affaiblies, il continue à être le projet politique avec le plus de ressources politiques, sociales et idéologiques du Venezuela. C’est pourquoi tous se disputent le sens de l’héritage de Chávez, autant du côté des opposants que des diverses tendances qui articulent le bloc chaviste.

Les déclarations d’Elliott Abrams [NDLR : envoyé spécial des États-Unis au Venezuela] le 24 avril 2019, après l’échec de l’Opération Liberté menée par Juan Guaidó et Leopoldo López, confirment cette idée : « Le PSUV [NDLR : Parti socialiste unifié du Venezuela, qui regroupe les soutiens au chavisme] devrait jouer un rôle dans la reconstruction du Venezuela », « j’ai un message pour le PSUV et tous les adeptes du président Chávez : vous êtes en train de voir le régime de Maduro détruire son héritage. En réalité, ça ne m’inquiète pas (…) mais le PSUV et les chavistes devraient s’en inquiéter ».

Ce contexte explique pourquoi, aujourd’hui, les désaccords symboliques sur l’essence même du chavisme structurent la crise politique : qui représente le chavisme ? que reste-t-il du chavisme ? et en fonction de ce qu’il en reste : comment cela transformera-t-il la société vénézuélienne ?

L’hétérogénéité du chavisme

La crise révèle l’hétérogénéité du chavisme. De multiples tendances luttent avec véhémence pour imposer leur orientation politique au processus. Parmi ces tendances, il y a des secteurs qui, malgré leur auto-définition comme fervents défenseurs de Chávez, défendent des politiques néolibérales qui se fondent sur la flexibilité économique et commerciale, remettant en question les expropriations que Chávez avait réalisées à partir de sa réforme agricole de même que les nationalisations des entreprises stratégiques, ou qui souhaitent impulser des zones économiques spéciales avec des facilités douanières pour attirer les investissements étrangers.

D’autres tendances misent sur un capitalisme d’État hautement centralisé qui, dans le cadre d’une économie mixte, favoriserait certains secteurs entrepreneuriaux proches du gouvernement mais sans que l’État perde le contrôle des secteurs stratégiques. A partir de là, ils espèrent construire un État social nostalgique des social-démocraties fonctionnelles à l’attention des demandes individuelles dans le cadre d’une intégration sociale subordonnée.

Il existe un troisième secteur, le plus faible, qui mise sur un approfondissement de la démocratie économique où la démocratisation des moyens et secteurs productifs parmi les classes populaires s’imposerait sous différentes formes de propriété, pour le développement d’enclaves productives locales et décentralisées. Pour cette tendance, plus qu’une politique de protection sociale propre au bienestarismo [NDLR : welfarisme], le pari chaviste est d’approfondir une politique de participation sociale centrée sur des auto-gouvernements territoriaux qui renforceraient l’autonomie et la mobilisation permanentes du pouvoir populaire.

Le chavisme et la refonte de l’Etat

La stratégie bolivarienne cherchait à transformer l’économie politique d’État dont elle avait héritée en travaillant à la construction de nouveaux contrepoids politiques. L’État fonctionnait au travers d’accords entre élites et était géré par deux partis politiques qui faisaient une redistribution clientéliste et inégale de la richesse publique (les revenus du pétrole). Pour le chavisme, le changement voulait dire travailler intensément à la construction d’un nouveau bloc au pouvoir.

Le secteur militaire et un nouveau sujet politique, le pouvoir populaire, seraient les deux facteurs déterminants de ce nouveau bloc. Si le secteur militaire était la ressource la plus immédiate qui permettrait à Chávez d’obtenir un pouvoir réel au sein de l’État, c’est le pouvoir populaire qui représentait le centre de sa stratégie démocratique, la base d’un nouveau rapport de forces qui pourrait transformer les logiques de l’État.
En ce sens, les premiers besoins politiques du projet furent : d’abord traduire l’écrasante majorité électorale de 1998 (56,2%) en un tissu social et politique qui pousserait les transformations souhaitées ; ensuite compter sur une identité politique qui permettrait l’unification symbolique de l’hétérogénéité sociale et politique qui s’est rassemblée autour de la figure d’Hugo Chávez ; enfin promouvoir une base sociale ayant la capacité de se transformer en la nouvelle classe productive du pays.

Pour atteindre ces objectifs, accompagnés d’une profonde contestation culturelle qui revendiquait des phénotypes, des jargons, des goûts et des habitudes des classes populaires comme étant l’expression authentique de la culture nationale, ils ont construit un cadre stratégique : la démocratie participative et protagoniste. Une forme démocratique radicale qui concrétise la grande réforme politique grâce à laquelle de nouveaux équilibres sociaux et économiques pourraient se produire.

Dans ce cadre, la participation protagoniste de la population (directe, sans intermédiaire partisan) serait le processus qui générerait la construction du modèle de développement du socialisme bolivarien. Dans un premier temps, cela signifiait inviter les masses à occuper l’État, à être les acteurs de la définition et de l’exécution des politiques qui, en même temps qu’elles réglaient leurs problèmes les plus urgents, leur permettaient de devenir les sujets de la transformation et de se politiser comme les principaux mobilisateurs d’une bureaucratie sclérosée au service des élites. Dans un deuxième temps, cela s’est transformé en une invitation à construire des organisations territoriales (auto-gouvernements) qui assumeraient le développement des processus productifs. Ces organisations populaires territoriales créeraient de nouvelles classes productives nationales régies par des logiques d’autogestion et de contrôle social.

Afin d’aller plus loin dans l’exposé des critiques des erreurs d’un chavisme qui prétendait construire une révolution par le haut, il est nécessaire de comprendre que dans un pays comme le Venezuela, avec la faiblesse des tissus de solidarité sociale au début du siècle et la centralité économique et politique de l’État, une force politique de caractère populaire avait besoin de contrôler l’État pour rassembler les secteurs subalternes qui avaient tendance à se fragmenter ; utiliser les symboles du pouvoir de l’Etat pour consolider les positions de leadership, dans un pays où le pouvoir est représenté par qui a les capacités d’administrer les revenus ; et réorganiser la distribution de la richesse pétrolière vénézuélienne pour pouvoir réduire les inégalités colossales et gouverner en faveur de la majorité.

Ce qui est important dans la révolution bolivarienne est qu’au milieu des difficultés que suppose la construction d’un nouveau sujet populaire depuis l’État, ses acteurs ont articulé une doctrine et une méthode pour concrétiser l’inquiétude récurrente de la réflexion d’Hugo Chávez sur une administration juste du pouvoir : seule la force d’un peuple organisé et conscient du rôle qu’il endosse dans un projet de transformation profonde de la société est capable de changer les inerties historiques d’un État qui gouverne pour les élites. Si c’est le cas, comment transférer le pouvoir au peuple ?

Le pouvoir du peuple est une construction symbolique populaire et nationale qui renforce le rôle des secteurs populaires dans l’imaginaire politique du pays, mais constitue également un ensemble de décisions politiques qui cherchent à ouvrir des espaces au sein même de l’État afin de le concrétiser. D’abord installer une Assemblée Nationale Constituante pour créer un nouveau cadre constitutionnel qui favoriserait la participation sociale et la démocratisation économique. Ensuite le développement de politiques publiques ancrées dans des processus massifs de mobilisation sociale (Missions Sociales). Aussi une réforme agricole pour démocratiser les moyens de production et une politique de nationalisations qui permettraient le contrôle public de ressources stratégiques (communications, alimentations, minéraux). Enfin une législation spécifique (les lois du pouvoir populaire) pour garantir la construction d’auto-gouvernements territoriaux (communes) avec des compétences pour administrer directement les ressources venant de l’Etat.

Ces décisions n’ont pas seulement été confrontées à des conflits violents, comme des tentatives de coups d’Etat, de la part des forces politiques rattachées aux oligarchies nationales historiques, mais aussi à des conflits internes au chavisme quant au choix entre modération ou radicalisation démocratique. Durant sa mise en place, il y a eu diverses tensions liées à l’institutionnalisation subordonnée d’un pouvoir populaire administré par des chavistes d’avant-garde, ou au sujet de la construction de canaux institutionnels qui protégeaient et renforçaient le poids et l’autonomie du pouvoir populaire pour la transformation du fonctionnement du pouvoir.

Ces tensions sont directement en lien avec la composition finale du bloc chaviste à la tête de l’État. Le nouveau bloc de pouvoir nécessaire pour modifier l’économie politique de l’État n’a pas pu se construire seul avec uniquement des organisations populaires. En plus de la place importante des militaires dans le gouvernement, les alliances interclassistes et la construction d’un lourd parti de masses ont rendu complexe cette dynamique.
Pour rester au pouvoir, le chavisme a dû créer des alliances avec des secteurs économiques qui, comme c’était la tradition, avaient profité d’un accès direct aux revenus du pétrole grâce à leurs alliances avec le bipartisme du vingtième siècle. Ces secteurs se sont infiltrés dans différents services de l’administration chaviste, consolidant d’importants lieux de pouvoir spécifiques et construisant de nouvelles élites économiques, la bolibourgeoisie, qui sont aujourd’hui les responsables des plus importantes pratiques de corruption du chavisme. Par ailleurs, parallèlement à la construction du pouvoir populaire, un puissant parti politique, le PSUV, s’est construit en regroupant les petits partis qui avaient accompagné Chávez dans son ascension vers le pouvoir, se transformant en une puissante machinerie électorale qui a intégré des milliers d’activistes du pouvoir populaire.

La construction simultanée d’un parti hautement hiérarchique et d’un tissu social populaire recherchant une plus grande autonomie génère inévitablement des contradictions entre le pouvoir constitué et le pouvoir constituant qui ont marqué jusqu’à aujourd’hui le chemin pris par la révolution bolivarienne.

L’ère de Nicolás Maduro

En plus de maintenir sa position et sa propre légitimité en tant que leader de la révolution bolivarienne, la problématique omniprésente pour Nicolas Máduro est de savoir comment maintenir les compromis chavistes et en même temps mener la lutte contre une bolibourgeoisie de plus en plus puissante au sein du parti, des élites nationales traditionnelles qui n’arrêtent pas de réclamer les revenus pétroliers, des capitaux internationaux qui ne renoncent pas à leur ambition de contrôle des ressources naturelles vénézuéliennes et un pouvoir populaire qui, affaibli, est conscient du rôle qu’il doit jouer dans ce projet.

Au-delà du fait que l’Opération liberté ait permis à Maduro de repousser certaines contradictions, d’exiger certaines loyautés et d’obtenir une cohésion sociale et politique autour de lui-même, alors que le contexte habituel ne l’aurait pas permis, la question la plus complexe de sa conduite politique reste la gestion de l’économie politique. Comment distribuer des revenus en baisse par rapport aux ressources disponibles il y a une dizaine d’années ?

Il n’y a pas assez d’argent pour satisfaire tous les secteurs alliés, de sorte qu’il est obligé de choisir. En conséquence, il garde des ressources pour développer une politique sociale qui s’éloigne du discours de la participation protagoniste et se rapproche du discours traditionnel de la protection sociale subordonnée qui s’occupe des demandes individuelles des secteurs les plus vulnérables à qui il offre des revenus minimums palliatifs. Il centralise la politique d’importation des aliments pour garantir le contrôle de la distribution des aliments subventionnés aux secteurs les plus vulnérables, touchant environ 30% de la population. Il organise des alliances avec les classes entrepreneuriales, du secteur agroalimentaire principalement, proches de la bolibourgeoisie, à qui il alloue des devises afin de réactiver l’agro-industrie. Il investit dans les appareils répressifs de l’Etat dans la perspective d’assurer le contrôle interne, investissant dans les forces armées et dans les corps spéciaux de sécurité.

Ces décisions montrent bien les alliances qu’il priorise, de même que la logique politique qui mène la conduite du processus. Au sujet des alliances, les liens avec les banques et le secteur entrepreneurial sont clairs : il cherche à assurer un certain contrôle économique du pays, même si cela ne se traduit pas par une possible amélioration de la situation économique. Par rapport à la gestion politique des bases du chavisme, il impose une logique corporative qui donne au parti un rôle excessif dans les décisions politiques et dans le contrôle de toute la politique sociale, spécialement celle qui se consacre à la distribution d’aliments subventionnés dans un contexte d’hyperinflation.

Cette logique corporative limite le pouvoir populaire au secteur social que soutient le gouvernement, le définissant comme l’unité de base d’un modèle de développement. La politique de service social individualisé pulvérise le tissu social et affaiblit les logiques de mobilisation collective qui ont marqué le chavisme comme sujet populaire. Cela, ajouté aux alliances avec les secteurs entrepreneuriaux, aux tentatives de suppression des nationalisations et aux arrêts d’investissement dans certains secteurs publics et en faveur des initiatives productives du pouvoir populaire, frappe en plein cœur les piliers centraux du chavisme : protection étatique du contrôle des secteurs stratégiques et renforcement de l’autonomie du pouvoir populaire, le pouvoir du peuple.

En termes politico-idéologiques, cette situation révèle que, malgré la capacité de mobilisation politique que garantit le PSUV, l’affaiblissement du rôle du pouvoir populaire dans la gestion de crise a ouvert une faille structurelle à la base du modèle. Sans un pouvoir populaire qui occupe un rôle central et important, la démocratie participative et protagoniste se transforme en des jeux rhétoriques qui détruisent la légitimité de l’actuelle classe dirigeante, mais également l’hégémonie politique du chavisme à long terme.

Malgré cela, le harcèlement externe permet actuellement de repousser ces profondes contradictions internes du chavisme, de sorte que les perspectives immédiates de sortie de crise conduiront probablement à une victoire à court terme des secteurs chavistes néolibéraux aux côtés des secteurs bienestaristes de contrôle clientéliste. Cependant, peut-être que le sujet populaire construit pendant les premières années de la révolution bolivarienne constitue un tissu social suffisamment solide pour réclamer sa place dans le cadre d’une proposition de renouveau politique du chavisme.

Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Lenín Moreno et Mike Pence © Ignacio Rodrigues

À l’image des politiques mises en place par les gouvernements Macri en Argentine, Duque en Colombie ou Bolsonaro au Brésil, Lenín Moreno impulse un virage néolibéral conservateur depuis son élection à la présidence de l’Équateur en 2017. Il favorise en effet le retour du pouvoir des marchés et un alignement géopolitique sur les gouvernements conservateurs du continent latino-américain, rompant ainsi avec le processus de Révolution citoyenne engagé par Rafael Correa, bien qu’il ait été élu sur un programme de continuité avec son prédécesseur. L’irruption du pouvoir judiciaire dans la sphère politique permet notamment à Moreno de justifier ce virage à 180 degrés.


Le 20 février 2019, Lenín Moreno, président de l’Équateur, annonce avoir obtenu 10,2 milliards de dollars de crédits de la part d’organismes internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, entre autres. « Nous allons recevoir plus de 10 milliards de dollars à des taux inférieurs à 5% en moyenne et sur des durées jusqu’à 30 ans », précise-t-il. Moreno justifie cet accord par la mauvaise gestion des dépenses publiques dans le cadre des politiques publiques mises en place par son prédécesseur, Rafael Correa. Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur, explique ainsi que cet accord vient encourager les principaux objectifs du gouvernement équatorien, à savoir créer une économie « plus dynamique », par le biais de mesures visant à favoriser la compétitivité entre les entreprises, assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée.

En d’autres termes, l’octroi de ces prêts est conditionné à un approfondissement du tournant néolibéral impulsé par Moreno. Suite à son élection, ce dernier a rapidement pris le contrepied des politiques étatistes engagées par le gouvernement de Correa. La loi de développement productif, votée au mois d’août 2018, contient notamment un volet fiscal qui prévoit d’amnistier les mauvais payeurs. Elle inclut également un ensemble de réductions fiscales en faveur des entreprises. Par ailleurs, ce texte limite l’augmentation des dépenses publiques à 3% par an, bridant ainsi les possibilités d’investissement public.

Cela s’inscrit dans la continuité des premières décisions prises par Moreno, à savoir la suppression de 25 000 postes considérés comme restés vacants dans la fonction publique et la réduction de 5% de la rémunération des fonctionnaires. Moreno rompt donc radicalement avec l’héritage à la fois économique et politique de Correa, dont il a pourtant été le vice-président.

Les débats autour des modalités d’industrialisation à l’origine de la scission Correa / Moreno

Tout débute autour du constat, suite à l’arrivée de Correa à la présidence de l’Équateur en 2007, de la nécessité de développer une politique industrielle de grande ampleur dans un pays jusqu’alors spécialisé dans l’extraction et l’exportation de matières premières. Tous les acteurs de la Révolution citoyenne engagée par Correa s’accordent autour de l’idée que l’industrialisation est une condition essentielle de la diversification de la structure productive équatorienne, en vue d’atteindre l’objectif d’indépendance économique nationale. Cela s’inscrit dans la volonté de sortir l’Équateur d’une position de dépendance à l’égard de grandes puissances économiques, dans lesquelles ses matières premières sont exportées.

Or, au cours du mandat de Rafael Correa, deux conceptions différentes du processus d’industrialisation émergent progressivement. Dans une étude consacrée à l’importante étatisation impulsée par le gouvernement de la Révolution citoyenne, Pablo Andrade et Esteban Nicholls, chercheurs à l’Université Andine Simon Bolivar à Quito, observent que l’impulsion du processus d’industrialisation s’appuie notamment sur la création de nouvelles institutions étatiques. L’on peut citer le Secrétariat national de planification et développement (SENPLADES), le Ministère coordinateur de la politique économique (MCPE), ou encore le Ministère de coordination de la production, emploi et compétitivité (MCPEC). Or, dans ce contexte de division autour des modalités d’industrialisation, les responsables de chacune de ces institutions se positionnent pour l’une ou l’autre des deux conceptions.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Presidente,_Rafael_Correa,_y_Canciller_Fander_Falcon%C3%AD,_ofrecen_rueda_de_prensa_en_la_embajada_ecuatoriana_en_Washington_sobre_tema_Honduras_(3694390248).jpg
Secrétaire national de la planification, puis Ministre des Affaires étrangères entre 2008 et 2010, Fander Falconi est l’un des principaux partisans de la conception du “socialisme du XXIe siècle” © Cancilleria Ecuador

D’une part, la SENPLADES défend, avec notamment l’appui de Fander Falconi, alors ministre des relations extérieures, la conception du « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’État doit s’impliquer entièrement dans le processus d’industrialisation, en vue de parvenir à développer et diversifier la structure productive nationale.

D’autre part, des institutions telles que le MCPEC sont favorables à des politiques d’industrialisation sélectives et commerciales (ISC). Celles-ci reposent sur l’idée que la diversification productive doit s’appuyer sur une intervention réduite et simplement temporaire de l’État dans certains secteurs en particulier. Il se trouve que Lenín Moreno, alors vice-président de la République d’Équateur, se range du côté du courant « ISC ».

C’est donc avec l’appui d’institutions telles que le MCPEC que les conceptions de Lenín Moreno gagnent de l’influence au sein du gouvernement, et au sein du mouvement Alianza País, qui avait porté Correa au pouvoir. Cette division autour du processus d’industrialisation se propage progressivement à tous les autres secteurs économiques. C’est dans la perspective du rapport de force entre institutions étatiques que l’appareil d’Alianza País se détache progressivement de la conception d’une rupture économique radicale avec les politiques néolibérales et que Moreno parvient à s’imposer comme le plus à même de prendre la suite de Correa.

Alianza País se fracture sur la question extractiviste

L’affaiblissement du corréisme à l’intérieur d’Alianza País s’explique également par la défiance des courants « culturalistes » et « écologistes » à l’égard de la politique économique mise en place par le gouvernement de la Révolution Citoyenne. Ceux-ci se voulant porteurs de la défense de l’identité des communautés indigènes et de l’intégrité de leurs territoires, ils reprochent à Correa de ne pas avoir radicalement rompu avec le modèle extractiviste, fondé sur l’extraction de ressources minières ou d’hydrocarbures, destinés à l’exportation. Or, ces activités se déploient notamment au sein de territoires dans lesquels résident les communautés indigènes. Celles-ci sont donc particulièrement touchées par les conséquences sanitaires et environnementales de ces activités, telles que la libération de particules nocives ou la déforestation, d’où l’émergence de critiques culturalistes du processus extractiviste.

C’est dans la perspective des tensions internes liées à la question extractiviste, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme est affaibli au sein de son propre mouvement

Face à ses détracteurs, Rafael Correa explique que sa priorité est de développer d’importantes politiques de redistribution et d’investir massivement dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, afin de réduire la pauvreté et les importantes inégalités sociales et territoriales, résultant des mesures néolibérales appliquées au cours de la décennie précédente. Or, dans un pays dont l’activité économique repose en grande partie sur l’extraction de ressources primaires, les revenus tirés de ces activités représentent la principale source de revenus pour l’État. Le gouvernement de Correa estime donc qu’il est nécessaire de s’appuyer dans un premier temps sur l’extractivisme, en vue d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, afin de créer les conditions optimales de sortie de la dépendance.

Il opère ainsi une importante étatisation des activités extractives, afin de faire bénéficier à l’État de la majorité des revenus tirés des ressources primaires et de mieux encadrer ces activités, en vue d’en limiter au minimumles conséquences environnementales et sanitaires. Cependant, cette conception passe mal auprès d’une partie des militants d’Alianza País.

C’est donc dans la perspective de ces tensions internes, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme perd en influence au sein de son propre mouvement.

L’inéligibilité, instrument de marginalisation du corréisme

Peu de temps après l’élection de Moreno à la présidence de l’Équateur, Correa quitte le parti, accompagné par plusieurs de ses soutiens, et entre dans l’opposition. Cependant, ils ne disposent d’aucun parti politique légalement reconnu. En effet, le Conseil national électoral invalide à trois reprises consécutives la création d’un mouvement intitulé « Révolution Citoyenne », en référence au processus engagé par Correa en 2007. Cette institution met en avant le caractère inconstitutionnel de cette dénomination, ou la présence parmi les fondateurs de Rafael Correa, inéligible pour deux raisons principales.

Cette inéligibilité s’explique d’une part par le résultat du référendum organisé à la demande de Lenín Moreno au mois de février 2018. Le gouvernement appelle les équatoriens à se prononcer sur sept questions, parmi lesquelles figure notamment l’interdiction de la réélection présidentielle indéfinie.

La proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux est la moins plébiscitée. Ce référendum ne peut donc pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral

La plupart des médias équatoriens et internationaux interprètent ce scrutin comme un camouflet pour Correa dans la mesure où 64% des électeurs se prononcent en faveur de la limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, enlevant de fait la possibilité à l’ancien président de se représenter à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Ce résultat est massivement relayé comme le principal enseignement de ce scrutin. El Comercio, l’un des principaux médias équatoriens, titre, le 5 février 2018 : « Moreno sort vainqueur du référendum et Correa ne redeviendra pas président ».

Or, il apparaît que le traitement médiatique des résultats de ce scrutin est biaisé. Si la limitation du nombre de mandats présidentiels est incontestablement adoptée, d’autres propositions obtiennent plus d’opinions favorables. Un amendement visant à supprimer la prescription pour les crimes sexuels commis contre des mineurs est notamment adopté à une très large majorité par 73% des votants. A l’inverse, la proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux et d’abroger l’impôt sur les plus-values n’obtient que 63% d’opinions favorables. Le fait que cette mesure soit la moins plébiscitée démontre que ce référendum ne peut pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral.

Par ailleurs, une accusation portée par la justice équatorienne à l’égard de Correa le rend inéligible à toute fonction électorale. Que lui est-il exactement reproché ? Au mois de septembre 2018, le procureur général Paul Pérez accuse Correa d’être impliqué dans l’affaire de l’enlèvement de Fernando Balda, opposant au gouvernement, en 2012, comme l’explique l’Agence France Presse, dans un article tranchant vis-à-vis de l’ancien président équatorien, publié le 4 février 2018 et intitulé : « Équateur : l’ex-président Correa, de la défaite à la justice ». Ces accusations se fondent sur les témoignages de deux anciens policiers équatoriens arrêtés. Cependant, aucun élément supplémentaire ne permet de prouver, à l’heure actuelle, la culpabilité ou l’innocence de Correa dans cette affaire.

Ce dernier refuse alors de se présenter devant la justice équatorienne, dénonçant une « mascarade » et un « complot » montés de toutes pièces par Moreno. Il n’en faut pas plus pour que le quotidien équatorien El Universo compare Rafael Correa à Abdalá Bucaram, destitué en 1997 pour « incapacité morale à exercer le pouvoir », et surnommé « El Loco », expliquant que tous deux ont échappé à la justice en résidant à l’étranger, et présumant ainsi de la culpabilité du premier. Cela contribue indéniablement à diaboliser l’image de Rafael Correa.

Le tournant néolibéral s’appuie sur une judiciarisation de la sphère politique équatorienne

Au-delà des questions autour de l’innocence ou de la culpabilité de Correa, cette affaire démontre que le phénomène de judiciarisation de la vie politique, déjà observé au Brésil par le biais de la destitution de Dilma Rousseff et l’emprisonnement de Lula sur la base d’accusations invérifiées, se met en place en Équateur.

Les gouvernements appliquant des mesures néolibérales après avoir été élus sur des programmes diamétralement opposés compensent leur manque de légitimité démocratique par l’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires, corrélée à des campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires auprès de l’opinion publique

Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires en vue d’écarter du pouvoir certains responsables politiques. C’est une instrumentalisation politique d’affaires judiciaires en cours. Sur la base de simples suspicions, les partisans de Rafael Correa sont ainsi interdits de fonder un mouvement politique. Au nom de la lutte contre la corruption, érigée en impératif politique de premier plan, le corréisme, principal mouvement d’opposition au néolibéralisme en Équateur, est discrédité et non reconnu légalement dans la sphère politique. Toute opposition au néolibéralisme est même systématiquement renvoyée à ces affaires de corruption ou à une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques. La judiciarisation de la politique équatorienne vise donc, à l’instar du Brésil, à marginaliser les forces progressistes.

L’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires est l’un des deux piliers sur lesquels se fonde le « néolibéralisme par surprise ». Susan Stokes utilise cette expression pour désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Le développement de campagnes médiatiques à charge, second pilier du « néolibéralisme par surprise »

Sans verser dans le complotisme anti-médiatique, il existe des choix éditoriaux très marqués au sein des médias équatoriens.

Le cas équatorien démontre que la prise en compte des sources de financement des médias est nécessaire à la compréhension des choix de hiérarchisation de l’information

Là où les principaux quotidiens diffusent largement les affaires judiciaires éclaboussant le camp corréiste, le récent scandale de corruption impliquant Lenín Moreno (lire « Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenín Moreno s’effondre », publié par Le Vent se lève, le 23 mars 2019) reçoit bien moins d’écho. Le média TeleSur est l’un des seuls à relayer cette affaire. C’est également l’un des seuls médias équatoriens d’ampleur nationale à refléter le point de vue des partisans de Rafael Correa et à dénoncer les tentatives de répression dont ils font l’objet. La raison en est simple. La chaîne est financée par les gouvernements vénézuélien et cubain, anciens alliés géopolitiques du gouvernement de la Révolution citoyenne.

A l’inverse, les autres grands quotidiens équatoriens sont, pour beaucoup, financés par le biais d’entreprises multinationales bien plus hostiles à l’égard du bilan de Rafael Correa. Parmi elles, l’on peut notamment citer l’entreprise étasunienne Chevron, responsable, dans le cadre de ses activités d’extraction d’hydrocarbures, de dégâts environnementaux et sanitaires colossaux dans l’Amazonie équatorienne, largement dénoncés par Correa. Le cas équatorien démontre donc que la prise en compte des sources de financement des médias est indispensable à la compréhension des choix de hiérarchisation et de traitement de l’information.

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Correa dénonçant les dégâts environnementaux causés par Chevron dans le cadre de la campagne “La main sale de Chevron” © Cancilleria Ecuador

L’hostilité d’une grande partie de la presse équatorienne à l’égard de Correa trouve également ses origines dans la loi sur les médias, adoptée au mois de juin 2013. Celle-ci vise à sanctionner la diffusion de fausses informations destinées à influencer politiquement l’opinion publique équatorienne et à déstabiliser le gouvernement équatorien. Ce texte est adopté dans un contexte où plusieurs médias privés diffusent des accusations infondées de corruption, formulées à l’encontre du gouvernement de Correa. De ce point de vue, les prises de position des médias Mil Hojas, Plan V et Fundamientos sont flagrantes. Là encore, la question des sources de financement permet de mieux comprendre les choix éditoriaux. Ces médias vivent en effet grâce à des capitaux de l’agence étasunienne NED (National endowment for democracy), qui, selon le quotidien El Comercio, finance une dizaine de médias équatoriens, au total. Par ailleurs, l’un des co-fondateurs de Plan V est Juan Carlos Calderón qui, selon Wikileaks, a entretenu des liens étroits avec l’Ambassade des États-Unis en Equateur, au cours de la présidence de Rafael Correa. Ces exemples témoignent donc du fait que certains médias privés équatoriens servent de relais pour les élites anti-corréistes, avec l’appui de financements étasuniens, entre autres.

Leur intérêt est de soutenir le tournant néolibéral impulsé par Moreno, ainsi que l’alignement progressif de l’Équateur sur des positions géopolitiques proches de celles des États-Unis et de leurs alliés en Amérique latine, comme en témoigne la récente sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines), au profit de la création du PROSUR, réunissant les gouvernements latino-américains conservateurs autour de l’objectif de renforcer la libéralisation des échanges économiques mutuels.

Le corréisme, courant marginalisé de la scène politique équatorienne ?

Qu’en est-il actuellement de la place du corréisme dans la politique équatorienne ? Est-il si marginalisé et discrédité que le laisseraient penser les constats précédents ? Les élections municipales et régionales qui se sont tenues le 24 mars 2019, premiers scrutins depuis la scission Correa / Moreno, ont démontré le contraire.

La Révolution citoyenne n’a pas seulement permis d’engager un retour de l’état dans l’économie et la mise en place de politiques publiques de grande ampleur. Rafael Correa a également remporté une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant dans les années 1990

Sans parti politique légalement reconnu et sans relais médiatique à l’échelle équatorienne, des candidats corréistes se sont malgré tout présentés sous la bannière Compromiso social. Les résultats sont sans équivoque. Les candidats soutenus par Rafael Correa remportent des scores élevés dans la majorité des provinces, terminant notamment majoritaires dans les provinces stratégiques de Pichincha et Manabi. À Quito, Luisa Maldonado, candidate corréiste, termine à la deuxième place avec 18,34% des suffrages, devant Paco Moncayo, candidat soutenu par le gouvernement, crédité de 17,55% des suffrages. Le maire élu, Jorge Yunda, candidat du parti centriste Unión Ecuatoriana, est un ancien allié de Correa. Les résultats des élections municipales dans la capitale équatorienne sont ainsi représentatifs de la défaite du camp anti-corréiste.

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Paola Pabón devient préfète de la province de Pichincha © Conseil National Électoral

Ce succès électoral est d’autant plus notable que cette campagne a été le théâtre d’une énième tentative de diffusion d’accusations envers Rafael Correa. En effet, Iván Granda, secrétaire anti-corruption, a accusé l’ancien président d’avoir obtenu des fonds du Venezuela, en vue d’influer sur les résultats du scrutin. Or, dans un communiqué officiel du 27 mars 2019, le Procureur général de l’État a annoncé qu’il n’enquêtera pas sur ces accusations, considérant que « cela ne représente pas une information criminelle susceptible d’initier une enquête pénale ». Le récit anti-corruption érigé par le gouvernement est donc de fait discrédité par ce type d’accusations abusives et infondées à l’égard du camp Correa, ainsi que par le récent scandale dans lequel Moreno semble être directement impliqué.

Moreno peut se satisfaire de l’élection de Cynthia Viteri, son alliée chrétienne-démocrate, à la mairie de Guayaquil, mais il se retrouve stratégiquement affaibli, dans la mesure où son assise politique dépend désormais de sa capacité à nouer des alliances avec des partis néolibéraux et conservateurs, ainsi qu’avec les élites anti-corréistes.

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Évolution du taux de pauvreté en Équateur entre 2007 et 2018 © Banque Mondiale

Ces élections démontrent à l’inverse que les principes de la Révolution citoyenne bénéficient toujours d’une forte adhésion au sein de la population. Le sens commun est imprégné de ces conceptions. La Révolution citoyenne n’a donc pas seulement permis d’engager un retour de l’Etat dans l’économie et la mise en place de politiques publiques ambitieuses et de grande ampleur en Équateur. Rafael Correa a également gagné une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant au cours des années 1990, une bataille culturelle qui s’appuie sur un bilan ayant conduit à l’amélioration des conditions matérielles d’une partie significative de la population.

21,5% de la population est en situation de pauvreté à la fin de son mandat, contre 37,8% à son arrivée au pouvoir. Le taux de pauvreté semble de nouveau augmenter avec le retour de politiques néolibérales puisqu’il correspond à 23,2% de la population en 2018. Ces chiffres permettent de nuancer le procès d’une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques par le gouvernement de Rafael Correa – et de comprendre pourquoi celui-ci bénéficie encore d’un important appui au sein de la population équatorienne.

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.