« Residue », la résonance politique de la gentrification au cinéma

Alors que surgissent à nouveau les vieux démons d’une Amérique brisée, Residue, le premier long-métrage du cinéaste américain Merawi Gerima, assume l’héritage d’une époque rythmée par l’indignation et la révolte. Indubitable écho au mouvement Black Lives Matter, ce portrait du quartier nouvellement gentrifié d’Eckington, où a grandi le réalisateur né à Washington, se veut à la fois humblement autobiographique et porteur d’un propos qui dépasse largement le simple cadre spatio-temporel dans lequel il s’inscrit. Residue évoque la naissance onirique et vindicative d’un auteur, où se mêlent délicatement l’intimisme et l’ambition émancipatrice.

Présenté en 2020 lors des Venice days de la Mostra et au Festival Slamdance, Residue représente l’une des curiosités des Independent Spirit Awards 2021, au cours desquels l’auteur se voit décerner le Prix John Cassavetes. Très peu distribué en France, il cumule à peine plus de 2 000 entrées après trois semaines d’exploitation mais jouit d’un accueil critique assez unanimement positif.

Le synopsis de Residue se pose ainsi : en pleine écriture de son film, Jay, jeune artiste installé en Californie, revient dans le quartier qui l’a vu grandir, Eckington – désormais dénommé NoMa par les nouveaux habitants – et tente d’y puiser ce qui sera la moelle de son projet. Mais l’atmosphère a changé et il se sent désaxé devant la gentrification progressive de ces rues qu’il ne reconnaît plus et qui ne le reconnaissent plus. Alors que l’envahit peu à peu un incendiaire mélange de sentiments oscillant entre incompréhension et colère, ses anciens amis et ses parents ne parviennent pas à saisir cette terrible sensation qui l’empoigne et le déstabilise au point de le faire douter de lui-même : celle d’être un étranger chez lui…

Archétype du premier film à l’ambition formelle évidente et relevant de l’autobiographie, Residue est d’une audace créative rare. La puissance principielle de l’œuvre réside dans le choix de Merawi Gerima de se focaliser littéralement sur un lieu spécifique, représentatif de dynamiques sociales et urbaines omniprésentes dans les métropoles américaines. Essentiellement inspiré de segments de sa propre existence et de celle de son entourage, le premier long-métrage du cinéaste s’adresse avant tout, selon ses dires, à la communauté qu’il dépeint. Le film propose toutefois une seconde lecture, volontairement plus ambitieuse et ancrée plan après plan dans les images des manifestations qui ont secoué les Etats-Unis ces dernières années. Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Residue devient l’étendard de luttes sociales qui animent un pays en proie à de profondes fractures.

Ce caractère sous-jacent ne représente pourtant pas l’élément caractéristique de cette œuvre, qui atteint le sublime en capturant une dimension nouvelle et inexplorée de la révolte : l’après. Car c’est bien de cela dont il est question pendant près de quatre-vingt-dix minutes : de la sensation étrange qui saisit lorsque l’on regarde en arrière après un combat inachevé, une sensation située à mi-chemin entre l’apaisement et le désespoir. Jay, alter-ego du réalisateur Merawi Gerima, est un personnage torturé par son environnement. Le dehors transperce son intérieur, jusqu’à sa chair au contact de la mort de l’autre, mais qui se trouve impuissant : il ne peut rien face à un monde qui se dérobe sous ses yeux. Le réalisateur fait preuve ici d’une justesse rare, que l’on retrouve dans l’errance propre aux premiers films de Jim Jarmusch – et à l’excellent Paterson plus récemment – en y ajoutant le caractère actuel et vindicatif d’enjeux sociaux intenses. Cette filiation, peu évidente de prime abord, confirme le potentiel impressionnant du jeune cinéaste qui réussit, dès son premier film, à saisir le réel en le sublimant par l’audace d’une mise en scène et d’une direction d’acteur aussi singulière qu’authentique.

Les innovations visuelles que le long-métrage distille par intermittence transcendent un scénario faussement modeste et lui octroient une force latente d’une amplitude rare, jusqu’à un paroxysme où se réveillent la brutalité et la violence d’une Amérique qui, comme dépeinte dans le Blindspotting de Carlos Lopez Estrada – dans lequel ce dernier traite de problématiques similaires avec une véhémence plus marquée – a les nerfs à vif. La photographie, dans une teinte orangée qui donne sa dimension onirique au film, produit un effet notable sur le spectateur, l’éloignant d’une réalité des plus dures pour mieux l’y replonger, avec un contraste décuplé, le moment venu. Cette réalité, c’est celle d’une Amérique qui ne parvient pas à soigner ses blessures, qui ne chassera pas de sitôt les vieux démons qui reviennent sans cesse la tourmenter.

Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable, et toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée.

Œuvre hautement personnelle et véritable emblème d’une communauté en proie à des mutations profondes qui ne font que crisper des esprits déjà taraudés, Residue est un premier film important, en ce qu’il laisse entrevoir de belles promesses et raconte – avec une justesse unique – un monde qui change, peut-être à un rythme trop effréné, un monde qui n’attend pas et qui laisse bon nombre de ses habitants au bord de la route. Merawi Gerima rend hommage aux siens, et, sans nécessairement en avoir conscience, à des millions d’Américains qui luttent sans répit, avec une vigueur admirable et depuis très longtemps déjà, mais toujours accrochés à l’espoir de bâtir un jour une société plus juste et apaisée, où les démons du passé ne seront plus que de mauvais souvenirs.

« L’esclavage est anéanti en France » : 1794, la première abolition du monde occidental

« Égalité de couleurs. Courage. Égalité de rangs. Puissance » Nouvelles cartes de la République française © Cliché Bibliothèque Nationale de France

Les manifestations antiracistes de l’année passée ont réactivé les controverses autour des personnages dont les noms jalonnent l’espace public. De féroces débats touchant à la présence de collèges Jules Ferry ou de statues de Colbert ont saturé l’espace médiatique, que ce soit pour les condamner ou les défendre. De son côté, l’oubli mémoriel dans lequel sont tombées les principales figures de l’émancipation des Noirs durant la Révolution française n’a pas été évoqué au cours de ces controverses. Si on trouve en France hexagonale des rues Martin Luther King ou des collèges Rosa Parks, on aurait peine à croiser des lieux publics portant le nom de Jean-Baptiste Belley, Toussaint Louverture ou encore Louis Delgrès. Le gouffre entre l’importance de l’abolition de l’esclavage de 1794 – la première de l’ère contemporaine – et la faiblesse de sa commémoration ne peut qu’interpeller. Le sujet de l’esclavage et plus largement de l’égalité de couleurs dans la Révolution française ne tient qu’une faible place dans l’historiographie – à quelques exceptions près, comme le remarquable travail de Jean Jaurès. Pourtant, l’émancipation réussie des Noirs antillais, l’action anti-esclavagiste de la Révolution française et les liens tissés avec la révolution de Saint-Domingue ont eu un impact décisif sur l’histoire du siècle suivant.

« Vous, citoyens noirs qui avez partagé nos succès en combattant pour votre liberté, imitez vos frères les sans-culottes ; ils vous montreront toujours le chemin de la victoire, et consolideront avec vous votre liberté et celle de vos enfants » (1) : c’est ainsi que Victor Hugues, commissaire de la République française, s’adresse en 1795 aux esclaves de Guadeloupe en lutte contre leurs propriétaires. Envoyé par Paris, il a pour mission de fournir des armes aux insurgés contre les colons esclavagistes français. En guerre contre la République, alliés aux monarchies européennes, les colons regardent alors avec intérêt vers les États-Unis. Ceux-ci n’ont-ils pas effectué une sécession réussie avec la Grande-Bretagne, affirmé le pouvoir absolu des colons vis-à-vis de la métropole, institué un modèle esclavagiste pérenne ?

Afin de détruire le « préjugé de couleur », Victor Hugues favorise la création de bataillons métissés : « j’ai pris le parti de former trois bataillons dans lesquels j’ai amalgamé tous les sans-culottes », écrit-il, ajoutant que « ce mélange a produit le meilleur effet possible sur l’esprit des ci-devant esclaves ». L’alliance des « sans-culottes », noirs et blancs, contre les aristocraties, d’épiderme ou de naissance : ce rêve n’a duré que quelques mois. Mais il faut en mesurer la radicalité, tant il a laissé une empreinte profonde sur l’histoire globale du siècle suivant. L’abolition de l’esclavage de 1794 constitue une rupture brutale avec le paradigme politique dominant, tant l’institution esclavagiste était considérée comme intangible.

La société coloniale avant la Révolution : l’esclavage comme fondement inébranlable

L’historien Michel Devèze écrit de la Révolution française que celle-ci a « déchaîné tous les désirs de liberté, ceux des colons comme ceux des malheureux Noirs » (2). « Transgression inaugurale » (3), celle-ci a effectivement rompu l’ordre politique et permis l’éclosion et la diffusion de la révolution haïtienne à partir d’août 1791. De son côté, la révolte des esclaves haïtiens a mis la Révolution de la métropole face à ses contradictions et l’a modifiée en profondeur.

Dans sa bande-dessinée Les Passagers du Vent, le scénariste François Bourgeon fait dire à l’un des négriers – à propos des comptoirs africains – « Ici l’on est avant tout blanc ou noir… Riche ou pauvre… Libre ou esclave ! ». Cette description s’applique également aux colonies établies par les Européens aux Antilles et dont fait partie Saint-Domingue. Située au cœur des Caraïbes, cette île est divisée en deux quand la France en obtient la partie ouest (Haïti actuelle) en 1697.

Pour exploiter les ressources des colonies antillaises, les monarchies européennes utilisent massivement les esclaves qu’elles arrachent à l’Afrique via leurs comptoirs. Les opportunités commerciales sont si lucratives que les colons européens décident d’intensifier la traite négrière en décuplant le nombre d’esclaves. La population captive de Saint-Domingue passe ainsi de 15 000 personnes en 1715 à 450 000 à la veille de la Révolution. Société à part, le système colonial est structuré autour d’une division sociale entre libres et esclaves. Au sommet de la hiérarchie, on retrouve les grands blancs qui forment la classe propriétaire des planteurs. Parmi les libres, six fois moins nombreux que les esclaves, on compte aussi des affranchis et des mulâtres, enfants métis libres de naissance. Enfin, en bas de l’échelle, arrivent les esclaves principalement affectés à l’exténuant travail de la terre.

Esclaves « bossales » aux champs, illustration de l’exposition «Périssent les colonies plutôt qu’un principe » sous la direction de Florence Gauthier à l’université Paris-Diderot, 2010
©Florence Gauthier-Revolution Française.net, 2010

Au sein de la société coloniale, il n’y a donc pas d’esclave blanc. Il existe en revanche des libres de couleur. À l’origine égaux aux blancs, et possédant eux-mêmes des esclaves, ils sont peu à peu exclus de la société coloniale. Les colons blancs, inquiets de l’essor démographique des mulâtres, s’attachent progressivement à leur refuser l’égalité : c’est le préjugé de couleur qui marque une ségrégation inédite dans l’ordre social.

L’effervescence du siècle des Lumières touche de nombreux sujets et la nature de l’esclavage comme celle du système colonial sont également interrogées. La réflexion sur ces thèmes n’est pas nouvelle dans les sociétés occidentales mais l’ampleur des critiques au XVIIIème siècle est inédite. Ainsi, Diderot écrit que jamais un esclave ne peut être « la propriété d’un colon » (4) et Rousseau le suit. Ces réflexions abolitionnistes sont monnaie courante au sein des « lumières » françaises, même si elles sont loin de faire l’unanimité parmi les « philosophes ». Certains, comme Voltaire, acceptent le principe de l’esclavage par fatalisme tandis que Véron de Forbonnais va jusqu’à défendre celui-ci dans l’article « colonies » de L’Encyclopédie.

L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires

Olivier Grenouilleau, dans L’abolitionnisme, la révolution, la loi

De fait, le système colonial esclavagiste est alors en plein essor et la prospérité qu’il engendre le rend pratiquement intouchable. Face à lui, l’abolitionnisme très minoritaire, n’offre pas de réelle perspective de réalisation pratique. Il est à cet égard significatif qu’une grande partie des textes défendant l’abolition de l’esclavage soient écrits sur le mode de l’utopie ; moralement souhaitable, elle est politiquement impossible à mettre en œuvre dans une société fondée sur le travail des esclaves (5). À tel point que même les défenseurs des esclaves les plus avancés, comme ceux de la Société des Amis des Noirs, fondée en 1788, ne réclament pas l’abolition de l’esclavage en tant que tel mais seulement celle de la traite, c’est-à-dire du commerce d’esclaves.

C’est la Révolution française qui a permis au mouvement abolitionniste d’aller au-delà de la condamnation morale, et de devenir une réelle menace pour l’ordre esclavagiste.

Le dilemme des « libres de couleur » et le sécessionnisme des colons

Dans ce contexte de bouillonnement politique, les colons de Saint-Domingue accueillent favorablement la convocation des États généraux par Louis XVI (mai-juin 1789). Ils entendent en profiter pour défendre leurs intérêts économiques et accroître leur autonomie. Dans le même temps, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen provoque des remous. Le gouverneur de la Martinique écrit : « Depuis que l’on connaît ici les principes de la Déclaration des Droits de l’Homme […] il n’est pas un Blanc qui ne frémisse à l’idée qu’un nègre peut dire je suis homme aussi, donc j’ai des droits, et ces droits sont les mêmes pour tous » (6).

Rapidement, les colons s’organisent. Ils fondent le Club Massiac à Paris pour exercer un lobbying en métropole à la fois au Club des Jacobins et à l’Assemblée. Ils profitent de la méconnaissance de la situation coloniale pour s’afficher comme le mouvement révolutionnaire des Antilles, alors même qu’ils y forment une aristocratie privilégiée.

Face aux colons, les Amis des Noirs tentent d’interférer avec difficulté car ils ne sont pas aussi influents. De leur côté, les mulâtres libres de Saint-Domingue s’investissent également dans la Révolution pour réclamer l’égalité politique avec les Blancs. Ils se rapprochent d’abord du Club Massiac, envisageant ainsi une alliance des maîtres qui préserverait l’esclavage mais leur assurerait l’égalité de l’épiderme. En butte au refus des colons, certains mulâtres comme Julien Raimond prennent acte que le système esclavagiste se double désormais d’une ségrégation au sein des libres. Le colon Moreau de Saint-Méry la théorise ainsi : « Il n’est pas indigne de l’œil du Philosophe de contempler une Terre où la différence de couleur décide seule de la Liberté ou de l’Esclavage, de l’élévation ou de l’abjection dans l’Ordre civil… » (7). Ailleurs, il ajoute que les « préjugés de couleur » sont « les ressorts cachés de toute la machine coloniale » (8). Face à cette racialisation de l’ordre colonial, Raimond opte donc pour le renversement des hiérarchies sociales par l’abolition de l’esclavage lui-même.

Les premières discussions sur les colonies interviennent en octobre 1789, au moment où l’Assemblée introduit la distinction entre citoyens actifs (assez riches pour voter) et passifs (trop pauvres) malgré les protestations de Robespierre. Aussi, les colons se servent de cette distinction pour justifier celle qu’ils font entre les libres blancs et de couleur. Aux Antilles, certains planteurs se radicalisent avec la création de l’Assemblée de Saint-Marc. Cette dernière regroupe des colons extrémistes opposés au pouvoir colonial du Cap. Sécessionnistes, les membres de la nouvelle assemblée éditent leur propre Constitution en mai 1790, ouvrent leurs ports au commerce étranger, refusent la participation des Noirs aux élections des assemblées et proposent l’île aux Anglais en échange de leur assistance face à la Révolution. Les colons indépendantistes envisagent une sécession sur le modèle de la Révolution américaine car celle-ci présente à leurs yeux l’avantage de concilier la nouveauté du libéralisme économique et la pérennité de l’ordre esclavagiste (9).

Poursuivis par l’Assemblée du Cap, ils se réfugient en métropole où ils sont désavoués par la Constituante à la mi-octobre, y compris par Barnave qui refuse la perte de l’île. Ce dernier cherche à concilier les aspirations des colons et celles de la bourgeoisie portuaire française. Yves Bénot relève la dimension de lutte des classes dans ce conflit où colons « loyalistes » et négriers métropolitains s’allient pour préserver leurs intérêts contre la concurrence économique des mulâtres et la perspective d’abolition de la traite (10).

Dès le moment où vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution

Maximilien Robespierre à la Constituante en mai 1791

La coopération entre la métropole et la colonie est ainsi provisoirement sauvée, mais les tensions ne font que croître. Une initiative visant à défendre l’égalité de couleurs, soutenue dans la Constituante par l’abbé Grégoire en avril 1791, impulse le premier débat parlementaire d’ampleur sur le sujet. Il est l’occasion pour une partie du côté gauche de s’affirmer sur cette question. L’intransigeance des colons et l’opposition du côté droit à cette universalisation de la citoyenneté masculine l’empêche d’être votée. Cependant l’Assemblée, qui vient de constitutionnaliser l’esclavage, propose un compromis accordant l’égalité politique aux mulâtres de deuxième génération seulement.

Portrait de l’abbé Grégoire par Pierre-Joseph-Célestin François (1759-1851) © Musée Lorrain, Nancy – G. Mangin

Robespierre ne s’en accommode pas et réclame l’égalité inconditionnelle. Il déclare « puisqu’il faut raisonner dans votre triste système, les hommes libres de couleur n’auront-ils pas les mêmes intérêts que vous ? » (11). Robespierre, en plus de s’opposer à la ségrégation des mulâtres, s’en prend à la traite et condamne l’esclavage : « Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution ». Il ajoute : « Périssent les colonies, si vous les conservez à ce prix ». Propos enflammés, mais qui ont une portée politique quasiment nulle dans le rapport de forces d’alors. L’Assemblée s’oppose à l’« exagération » robespierriste consistant à demander l’égalité entre Blancs et Noirs. Elle vote le compromis le 15 mai, accordant droit de cité aux seuls mulâtres de deuxième génération.

Aussi timide soit-elle, cette concession inédite déclenche la fureur des colons qui boycottent l’Assemblée pendant un mois. Au cours de cet été 1791, Barnave entraîne la majorité modérée des députés dans une scission des Jacobins pour créer le monarchiste Club des Feuillants et la plupart des colons le suivent. Le lien entre statu quo colonial et contre-révolution s’impose avec une évidence croissante aux yeux des Jacobins.

La révolution haïtienne et la « guerre de l’information »

Après les colons et les mulâtres, ce sont désormais les esclaves qui rejoignent l’élan révolutionnaire en 1791. La grande insurrection de la nuit du 22 au 23 août déclenche la révolution haïtienne, rapidement menée par l’affranchi Toussaint Louverture. Confrontés à des colons ségrégationnistes qui s’autoproclament révolutionnaires, les esclaves prennent d’abord le parti de la monarchie. Cette alliance est surprenante car, les administrateurs royaux de l’île, bien que certains d’entre eux défendent l’égalité des mulâtres, demeurent nombreux à partager « les pires préjugés des colons » (12) à l’égard des Noirs. Pendant ce temps à Paris, la Constituante est revenue sur le décret du 15 mai à un moment où elle achève la nouvelle Constitution monarchiste. Elle n’est alors pas encore informée de la révolte sur l’île.

Bitwa na San Domingo, Bataille de Saint-Domingue par Janvier Suchodolski (1797-1875) © Muzeum Wojska Polskiego

Au cours des années 1792-1793, la Révolution se radicalise face aux menaces militaires qui pèsent sur elle. Parmi les Jacobins, un nombre croissant de révolutionnaires se rapproche des mulâtres. Certains vont même jusqu’à se solidariser des esclaves face à la répression coloniale qu’ils subissent. Ainsi, dès la fin 1791, on lit dans Les Révolutions de Paris – sous la plume de Chaumette – « périssent 30 000 Blancs gorgés d’or, de vices et de préjugés plutôt que nos 30 000 mulâtres… plutôt que 500 000 nègres tout disposés à devenir des hommes ! » (13) [« hommes » devant être ici compris comme le contraire d’esclaves ] tandis que Merlin de Thionville compare la révolution des esclaves à la prise de la Bastille (14). Certains articles de presse témoignent d’échanges entre les mulâtres et les révolutionnaires métropolitains. Prenant acte de la rupture historique que constitue la révolution de Saint-Domingue, les plus radicaux proposent l’abolition immédiate et inconditionnelle. C’est notamment le cas de Marat, qui abandonne son abolitionnisme graduel et modéré en proposant désormais l’expropriation des colons. À l’Assemblée, le chef de file des Girondins Brissot se démarque en plaidant pour la cause des esclaves.

Tandis que les esclaves révoltés multiplient les références aux principes révolutionnaires, c’est aux Jacobins – devenus essentiellement montagnards à la fin 1792 – que s’engage le rapprochement concret entre les deux Révolutions. Le 4 juin 1793, une délégation mulâtre, menée par Jeanne Odo, une ancienne esclave centenaire, est introduite aux Jacobins pour demander l’abolition de l’esclavage. Celle-ci défile sous la bannière du drapeau de « l’égalité de l’épiderme », un étendard tricolore et orné de trois hommes portant le bonnet phrygien sur chacune des couleurs du drapeau : un Noir sur le fond bleu, un Blanc sur le fond blanc, et un métis sur le fond rouge (15). Elle fait d’abord jurer aux Jacobins rassemblés de ne pas se séparer avant d’avoir aboli l’esclavage. La délégation rejoint ensuite la Commune de Paris où Chaumette a symboliquement fait adopter un fils d’esclave par la ville. Elle se rend enfin à la Convention, où les députés l’acclament.

Les ennemis des citoyens de couleur vont les calomnier auprès du peuple français. [Ces ennemis] sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté

Louis Pierre Dufay, discours à la Convention lors de la séance du 4 février 1794

Labuissonière, mulâtre martiniquais appartenant à la délégation salue les « justes » de « la Sainte Montagne » (16) Grégoire et Robespierre, qui soutiennent la démarche abolitionniste. Mais si celle-ci rencontre un écho important, elle ne parvient pas encore à ses fins. En effet, minés par leurs divisions internes, les Jacobins ne sont pas unanimes sur le sujet. Comme une partie des abolitionnistes et des mulâtres sont ou ont été liés aux Girondins, certains considèrent l’abolition comme partie prenante d’une conspiration pour affaiblir la France.

D’aucuns se laissent aussi manipuler par la « guerre de l’information » en cours en métropole. Il faut en effet compter au moins quatre semaines pour rallier Saint-Domingue depuis les ports français. Ce délai s’étend même à trois mois pour que les événements de l’île soient connus à Paris et que la réponse parvienne ensuite aux Antilles. Les deux révolutions sont donc incapables de connaître la situation précise de l’autre. De plus, les informations qui parviennent aux révolutionnaires sont surtout diffusées par les colons qui déforment celles-ci. L’ampleur de la désinformation est telle que le député abolitionniste Dufay commence, lors de la séance de l’abolition à l’Assemblée, par s’écrier « les ennemis des citoyens de couleur et des noirs vont les calomnier auprès du peuple français » (17). Il rappelle qui organise ces attaques : « ce sont des colons contre-révolutionnaires qui font la guerre à la liberté ».

Ces différents éléments expliquent les positions ambiguës voire pro-colons de certains jacobins en 1793 (18). Pour autant, dans sa trajectoire globale, le mouvement jacobin se trouve aux côtés du mouvement abolitionniste et lui permet finalement d’obtenir gain de cause, début 1794.

Les deux révolutions

Entre-temps sur l’île, la situation est restée explosive. Face à la révolte, les colons de Saint-Domingue poursuivent les lynchages des mulâtres tandis que ceux de Martinique et de Guadeloupe entrent en sécession royaliste. Dans ce contexte, les nouveaux commissaires civils Sonthonax et Polverel atteignent l’île en septembre 1792 pour y faire appliquer l’égalité de couleurs. Ils dissolvent l’Assemblée coloniale, révoquent le gouverneur et forment des Légions de l’Egalité ouvertes aux mulâtres pour combattre les colons.

Début 1793, la situation devient critique pour la République. La Convention girondine a déclaré la guerre à l’Angleterre qui s’est alliée aux colons en promettant de rétablir leur domination. Elle déclare aussi la guerre à l’Espagne, esclavagiste mais qui s’est cependant alliée aux principaux commandants esclaves en leur promettant l’affranchissement. Confrontés à la perspective d’une victoire coloniale, les esclaves de la région se rallient alors aux commissaires français. Sonthonax tente ensuite de rallier l’ensemble des esclaves révoltés à la République. Pour ce faire, il promet d’abord l’affranchissement à tous ceux qui combattront à ses côtés, puis l’abolition générale de l’esclavage. Toussaint Louverture franchit le pas de l’alliance avec la République française au printemps 1794.

Vue de l’incendie de la ville du Cap Français. Arrivée le 21 juin 1793.
© Archives départementales de la Martinique

C’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté

Jean-Baptiste Belley, discours inaugural de la séance d’abolition de l’esclavage le 4 février 1794

Sur ces entrefaites, l’Assemblée reçoit des députés envoyés par les révolutionnaires haïtiens alliés aux commissaires. Ces derniers ont tenu à envoyer une délégation tricolore : un député blanc Dufay, un député métis Mills et un député noir Belley. Ceux-ci sont accueillis à la Convention le 3 février 1794. La séance de l’abolition de l’esclavage se tient le lendemain. Elle constitue un rare moment d’enthousiasme conventionnel alors que la Révolution est, selon les mots de Saint-Just, « glacée ». Le député Lacroix décrit cette séance : « les deux députés de couleur étaient à la tribune […] tous les députés s’élancent vers eux : ils passent rapidement dans les bras de tous leurs collègues » (19). De son côté, le député Levasseur écrit avoir alors « recueilli dans la séance […] le prix de [son] attachement à la cause de l’humanité » (20). Les députés haïtiens et métropolitains multiplient les appels réciproques à la fraternité, notamment sous l’impulsion de Danton qui voit venir le jour pour « décréter la liberté de nos frères » (21).

Belley prononce le discours inaugural, dans lequel il proclame l’alliance entre les révolutions. Une semaine plus tard, il déclare : « Je n’ai qu’un mot à vous dire : c’est le pavillon tricolore qui nous a appelé à la liberté. C’est sous ses auspices que nous avons recouvré cette liberté, notre patriotisme est le trésor de notre prospérité et tant qu’il restera dans nos veines une goutte de sang, je vous jure, au nom de mes frères, que ce pavillon flottera toujours sur nos rivages et dans nos montagnes ». Quelques jours plus tard, Chaumette participe à une fête de l’abolition et proclame « Apaisez-vous, mânes irritées de cent mille générations détruites par l’esclavage ; apaisez-vous, le jour de la justice a lui sur un coin du globe ; l’oracle de la vérité s’est fait entendre du sein d’une assemblée de sages, et l’esclavage est anéanti » (22).

Jean-Baptiste Belley, premier député noir de la Convention, représenté par Girodet de Roucy Trioson (1767-1824)
© Photo RMN-Grand Palais – G. Blot

Dès le mois de mars, ceux qui en métropole ont tenté de faire avorter l’abolition sont emprisonnés par les sections sans-culottes de Paris ; Jean-Daniel Piquet note : « les dossiers de police générale des colons indiquent qu’à la fin mars 1794, la Commune robespierriste relaya la politique entamée par Chaumette […] d’arrestations massives des membres d’assemblées coloniales, symboles vivants de l’aristocratie de la peau » (23). Dans le même temps, l’Assemblée envoie des navires faire appliquer l’abolition aux Antilles en luttant contre les colons et leurs alliés anglais. De son côté, Toussaint Louverture apprend l’abolition métropolitaine à l’été. Il redouble alors d’efforts dans sa lutte contre les Anglo-espagnols.

L’évènement est inédit et sans doute unique dans l’histoire : pour la première fois, une puissance coloniale, devenue républicaine, a finalement pris le parti des esclaves et mulâtres révoltés contre ses propres colons. Il ne s’agit pas, au sens strict, de la première abolition de l’esclavage de l’histoire moderne. Nombreuses étaient les métropoles à l’avoir interdit sur leur propre sol, ou dans certaines de leurs colonies (24). Mais en aucun cas l’institution esclavagiste elle-même n’était en cause. La décision française de 1794 constitue la première abolition intégrale, inconditionnelle, et à vocation universelle.

L’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 pluviôse an II/ 4 février 1794, représentée par Nicolas André Monsiau (1754-1837). À la droite de la tribune, assise, on reconnaît Jeanne Odo. À la gauche de la tribune, ce sont certainement les conventionnels Dufay et Belley qui ont été représentés, s’élançant vers le président de l’Assemblée © Photo RMN-Grand Palais – Bulloz

En cela, l’abolition de 1794 diffère de celle de 1848. Cette dernière a en effet été effectuée avec l’aval d’une partie importante des colons esclavagistes, qui ont été largement indemnisés. Elle visait à éviter une nouvelle révolution sociale. C’est pourtant l’abolition de 1848, encore aujourd’hui, que les programmes scolaires mettent en avant.

« L’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti » : une abolition « pour l’univers »

Ce n’est pas une liberté de circonstance concédée à nous seuls que nous voulons, c’est l’adoption absolue du principe que tout homme né rouge, noir ou blanc ne peut être la propriété de son semblable.

Toussaint Louverture, général haïtien à Napoléon Bonaparte en juin 1800

Si l’abolition de 1794 est inédite, c’est aussi parce que – comme Toussaint Louverture le rappelle à Napoléon Bonaparte en juin 1800 – celle-ci n’est pas « une liberté de circonstance concédée [aux esclaves haïtiens] seuls» (25) et donc destinée à un cadre spatio-temporel restreint. Au contraire, cette abolition est « l’adoption absolue d’un principe », elle est donc universelle, sans limite d’espace ni de temps. Elle est adressée au monde entier comme en témoigne le député Lacroix qui la qualifie de « grand exemple à l’univers » (26).

La révolution franco-haïtienne secoue le mouvement antiesclavagiste en y insufflant une radicalité nouvelle. Elle fait sortir l’abolition de l’esclavage de la sphère des utopies pour la transformer en possibilité tangible et immédiate. Jusque là, l’abolitionnisme international, notamment anglais, était resté progressif et réformiste. Aussi, en proclamant une abolition immédiate fondée sur des principes égalitaires, les révolutions franco-haïtiennes rompent avec ces stratégies « réformistes » et ouvrent une brèche « révolutionnaire » contre l’esclavage.

Elles influencent particulièrement l’Amérique caraïbe qui cherche à se libérer de la tutelle espagnole au début du XIXème siècle. Nourrie par les idées libérales, les élites créoles (blanches) rêvent d’abord d’une révolution inspirée par les États-Unis. Elles craignent qu’une abolition de l’esclavage déclenche un mouvement plus large de remise en cause de toutes les hiérarchies sociales. Cette crainte est aussi partagée du côté des royalistes espagnols. À cet égard, l’abolition française de 1794 plane comme un spectre menaçant ; le gouverneur de Portobelo va jusqu’à écrire : « les Noirs français [Haïti n’est pas encore indépendante] ne doivent être mêlés sous aucun prétexte à la population […] pour éviter que leur pernicieux exemple […] ne portent [les esclaves] à fomenter troubles et séditions contre leurs maîtres dans le but d’acquérir la liberté » (27).

Rapidement, les mouvements indépendantistes d’Amérique latine changent alors de stratégie sous l’influence des révolutions haïtienne et française. Ils considèrent désormais que leur soulèvement, pour réussir, doit inaugurer une conscience nationale hispano-américaine qui leur permette d’unir la société, par-delà les catégories socio-raciales face à la métropole espagnole. Il leur faut créer une nouvelle identité « ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique » (Clément Thibaud) en utilisant pour cela la « définition abstraite du citoyen » (28) issue de la Révolution française. C’est ainsi que Simon Bolivar définit l’identité latino-américaine comme le produit « de l’histoire des hilotes, de Spartacus et de Haïti ».

Plus pratiquement, il leur faut rompre avec le modèle réformiste de leur révolution de départ qui ne visait qu’à une union des élites créoles. Il leur faut désormais embrasser une logique radicale de « révolution ouverte » (Simon Bolivar) et de « guerre à mort aux Espagnols ». Cette nouvelle stratégie place les mouvements révolutionnaires de ce continent dans la trajectoire des révolutions française et haïtienne. L’influence est revendiquée par Bolivar quand, au moment de l’indépendance de la Bolivie en 1825, il voit en Haïti « la république la plus démocratique du monde ». Cette influence franco-haïtienne a favorisé l’introduction d’une pratique révolutionnaire, plus radicale et des principes davantage égalitaires dans l’Amérique caraïbe.

Pourquoi cette abolition de l’esclavage, la première qui soit intégrale et inconditionnelle dans le monde occidental, à l’impact considérable sur le siècle suivant, est-elle la grande oubliée de l’historiographie dominante ? À l’heure où les polémiques mémorielles enflamment l’espace médiatique, l’absence de mention de l’abolition de 1794, qui visait à « détruire l’esclavage » dans le monde entier, ne peut qu’interroger. Le rêve d’une citoyenneté « abstraite, ni raciale, ni locale, ni culturelle mais politique », pensée par les Jacobins, n’est-il pas plus actuel que jamais ?

« Moi égale à toi, moi libre aussi », gravure de Louis Simon Boizot (1743-1809), © Musée du Nouveau Monde, La Rochelle

Notes :

1 : Frédéric Régent, « Armement des hommes de couleur et liberté aux Antilles : le cas de la Guadeloupe pendant l’Ancien régime et la Révolution », Annales historiques de la révolution française, 348, 2007, p. 21.

2 : Michel Devèze, Conclusions « La Révolution française et ses conséquences outre-mer » p.607.

3 : Marcel Gauchet Robespierre, l’homme qui nous divise le plus éd. Gallimard, 2018, p.25

4 : Denis Diderot cité par Yves Bénot La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 éd. La Découverte, p.31

5 : Olivier Grenouilleau L’abolitionnisme, la Révolution, la loi in Frédéric Régent, Jean-François Niort et Pierre Serna Les colonies, la Révolution française, la loi [l’auteur insiste sur « l’apogée d’un système colonial esclavagiste extrêmement puissant » et sur la « radicalité » du projet abolitionniste au moment où l’esclavage est quasi-unanimement accepté comme un mal nécessaire du point de vue économique. « L’idée même d’abolition est, à la fin du XVIIIème siècle, d’une nouveauté et d’une radicalité révolutionnaires », écrit-il]

6 : Silyane Larcher, L’autre citoyen éd. Armand Colin, 2014, p.98

7 : Médéric Louis Elie Moreau de Saint-Méry, extrait de l’introduction des Loix et constitutions des colonies françois de l’Amérique sous le vent

8 : Cité dans Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, CNRS édition, 2007, p. 145.

9 : Comme le note Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

10 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.47

11 : Maximilien Robespierre Œuvres tome 7 cité par Jean-Daniel Piquet L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) ; Ed. Karthala ; 2002 ; p.82.

12 : Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794 p.51

13 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.161

14 : Idem p.170

15 : Florence Gauthier, « La Société des Citoyens de Couleur élabore le projet de la Révolution de Saint-Domingue » in Les élections de la députation « de l’égalité de l’épiderme » publié sur le site « Le Canard Républicain » le 1er août 2018 

16 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.259-260

17 : Louis Pierre Dufay, dans son discours lors de la séance d’abolition de l’esclavage à la Convention nationale le 4 février 1794 in « Grands discours parlementaires » sur le site de l’Assemblée nationale 

18 : Cette ambiguïté avérée ou résultant d’une mauvaise interprétation des discours de certains Jacobins est étudiée par Jean-Daniel Piquet, dans son article Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois publié en janvier-mars 2001 dans les Annales historiques de la Révolution française. L’article souligne l’ampleur de la désinformation organisée par les colons et rappelle néanmoins le rôle des Jacobins et celui particulier de Robespierre pour la concrétisation de l’abolition de l’esclavage.

19 : La Feuille Villageoise n°20, 4ème année, tome 18, Bibliothèque de l’Arsenal cité par cité par Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

20 : René Levasseur,Mémoires, Paris, Messidor, 1989 cité par Jean-Daniel PIQUET L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.335

21 : Jean-Daniel Piquet, L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.337

22 : Olivier Douville, Présentation du Discours de Chaumette au sujet de l’esclavage dans les colonies françaises. Cahier des Anneaux de la Mémoire, Les Anneaux de la Mémoire, 2001, p.345 

23 : Jean-Daniel Piquet, « Robespierre et la liberté des Noirs en l’an II », op. cit.

24 : Domenico Losurdo (Contre-histoire du libéralisme) note une dialectique entre l’abolition de l’esclavage en métropole et sa radicalisation dans les colonies. L’arrêt Somerset, qui marque l’abolition de facto de l’esclavage sur le sol britannique, justifie cette décision par le fait que « notre air est trop pur pour être respiré par des esclaves » – légitimant sa pérennisation dans les colonies, où il en allait autrement.

25 : Florence Gauthier, « Toussaint Louverture mène une politique indépendante, 1796-1801 » in 1793-94 : la Révolution abolit l’esclavage ; 1802 : Bonaparte rétablit l’esclavage.

26 : Jean-Daniel Piquet,L’émancipation des Noirs dans la Révolution française (1789-1795) p.339

27 : Clément Thibaud, « COUPE TÊTES, BRÛLE CAZES Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar », Editions de l’EHESS « Annales, Histoire, Sciences Sociales » 

28 : Idem

« Clemenceau peut apparaître comme une figure unificatrice des Français » – Entretien avec Patrick Weil

Patrick Weil couv entretien Clemenceau
Patrick Weil © Ugo Padovani pour LVSL

En septembre 1865, Georges Clemenceau se rend pour quatre ans aux États-Unis et y devient correspondant pour le journal parisien Le Temps. Ses chroniques, qui portent sur des années charnières de l’histoire des États-Unis, constituent ainsi un témoignage éclairant sur la période qui suit l’assassinat du président Abraham Lincoln et que Clemenceau qualifie de « deuxième révolution américaine ». Les articles de ce jeune médecin de vingt-quatre ans avaient déjà été traduits et publiés en anglais, mais jamais en France ; c’est désormais chose faite grâce à cet ouvrage intitulé Lettres d’Amérique, présenté par Patrick Weil et Thomas Macé, avec une préface de Bruce Ackerman. Dans cet entretien, Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS et Visiting Professor au sein de la Yale Law School, nous présente un Clemenceau méconnu, dont les convictions radicales s’affirment encore davantage au contact de la démocratie américaine, pays avec lequel il entretiendra des relations jusqu’à la fin de sa vie. Mais surtout, il nous montre l’actualité brûlante de ces écrits, qui font aussi bien écho au mouvement Black Lives Matter qu’à la campagne présidentielle américaine opposant Donald Trump à Joe Biden. Entretien réalisé par Vincent Ortiz et Léo Rosell.


LVSL Le séjour de Clemenceau aux États-Unis est souvent méconnu, et semble pourtant jouer un rôle important dans la formation politique de celui qui deviendra plus tard le « Tigre », ou le « Père la Victoire ». Quelles sont, alors qu’il n’a que vingt-quatre ans et qu’il tient déjà de son père une sensibilité républicaine certaine, les motivations de ce jeune médecin de Province, à quitter la France du Second Empire pour les États-Unis ? 

Patrick Weil Ce ne sont toujours que des hypothèses, je n’ai pas fait de découverte originale sur ce point, mais Clemenceau a eu une peine d’amour et il a sans doute eu envie de changer d’air. Et puis, ce qui est plus décisif peut-être, il y a le contexte politique.

C’est en effet un républicain persécuté sous le régime de l’Empire, son père a été emprisonné, et ce voyage intervient après l’assassinat de Lincoln. Clemenceau s’est joint aux manifestations des étudiants parisiens, solidaires des républicains américains anti-esclavagistes ; influencé aussi par Tocqueville, il voulait aller respirer l’air de la démocratie en action.

Déjà, sur le bateau, il recueille les impressions d’Américains qui rentrent aux États-Unis, et l’article qu’il écrit en arrivant, pour lequel il n’est d’ailleurs pas payé, est publié trois semaines après. De fait, il a déjà cette fibre de journaliste. Il a envie d’écrire, même s’il ne sait pas vraiment pourquoi. Ce qui est très intéressant, c’est que lorsqu’il est battu aux élections, Clemenceau crée un journal. Il écrira toute sa vie des articles sur l’actualité ; il a quelque chose d’un journaliste dans l’âme.

Arrivé aux États-Unis, il séjourne à New-York puis fait des allers-retours à Washington où il découvre une vraie assemblée parlementaire, où les débats sont libres, où il va se former. Quand on est un jeune Français républicain, à l’époque, où peut-on observer une démocratie ? Soit en Angleterre, une monarchie avec des débats libres à la Chambre des Communes, soit aux États-Unis, une jeune république.

Clemenceau jeune Nadar
Clemenceau jeune, Atelier Nadar ©Gallica

LVSL Dans votre présentation de ces cent articles d’analyse de la vie politique et de la société américaine, vous insistez sur un parallèle intéressant avec les écrits d’un autre analyste du système politique américain, Tocqueville, qui précède Clemenceau de quelques décennies seulement. Dans quelle mesure les observations et réflexions proposées par Clemenceau viennent-elles contredire celles de son prédécesseur ? L’actualité mouvementée de la vie politique américaine  la guerre civile s’est terminée quelques mois plus tôt, Lincoln est assassiné peu après, et la procédure de destitution de Johnson aura lieu pendant ce séjour  suffit-elle à expliquer la différence de perception que ces deux observateurs français ont du système américain ?

P.W.  Si l’on se réfère à la préface de Bruce Ackerman, Tocqueville arrive dans une période relativement calme, chose plutôt remarquable puisque pendant vingt ans après l’adoption de la Constitution, il y aura des affrontements et quasiment une guerre civile au moment des élections américaines.

Ackerman justifie ainsi le titre qu’il donne à sa préface, « Clemenceau contre Tocqueville» : Clemenceau met en valeur la dimension d’affrontement national qui peut exister aux États-Unis sur les grandes questions politiques et sur les mobilisations de l’ensemble du corps politique à l’occasion des élections qu’il décrit comme un « carnaval de deux mois » où tout est permis.

Il y a donc cette dimension-là que Tocqueville n’a pas mise en valeur et qui ressort clairement dans les lettres de Clemenceau ; de ce fait, elles illustrent mieux ce qui se passe aujourd’hui, puisque surgissent à nouveau la question raciale, l’égalité vis-à-vis des droits de l’homme, ou les discriminations. En fait, les cent lettres de Clemenceau sont toujours d’actualité et éclairent parfaitement l’Amérique aujourd’hui.

LVSL Clemenceau apparaît ainsi comme un observateur attentif de la période nommée « Reconstruction » aux États-Unis, au cours de laquelle s’opère une « seconde révolution américaine », pour reprendre une expression qu’il forge et qui sera par la suite appelée à une grande postérité dans l’historiographie américaine. Selon lui, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis et l’intégration des Noirs dans le corps civique constituent en effet, à défaut d’un changement de régime, une transformation politique radicale. Quelles en sont les conséquences socio-politiques, et pourquoi cet aspect occupe-t-il une place si importante dans ses réflexions sur la société américaine ? Surtout, comment cette question structure-t-elle la vie politique américaine, marquée par l’opposition entre républicains et démocrates ?

P.W.  Ce n’est pas toujours facile à comprendre pour un Français. Le Nord a gagné, et pour ce faire, ils ont déclaré libres les esclaves, ce qui n’était pas prévu au départ. De fait, la constitution fédérale donne beaucoup de pouvoirs aux États.

Le premier projet de Lincoln n’était absolument pas un projet radical, il consistait à réintégrer les États du Sud avec leurs élites. Mais progressivement, – cela montre le caractère buté des élites du Sud comme le président Johnson et d’autres –, les modérés républicains vont se rallier aux radicaux pour imposer une reconstruction, du moins d’un point de vue juridique. Il s’agit de forcer les États du Sud à intégrer dans leurs droits le treizième et quatorzième amendements, qui déclarent l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits à la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis. Ils en font une condition de la réintégration, ce qui n’est pas forcément ce que Lincoln voulait au départ.

Le jeu juridico-institutionnel est donc extrêmement intéressant dans cette période, et c’est ce que décrit Clemenceau ; imaginez ce que ça représente pour un Français qui lit ça, c’est extraordinaire. Ce sont des articles extrêmement bien écrits qui analysent à la fois les mouvements d’opinion et les dynamiques politiques – celles des élections partielles et celles des élections d’États –, ainsi que leur impact sur les élections nationales.

C’est presque de la sociologie politique : Clemenceau étudie le rôle de la presse et la façon dont celle-ci rapporte des faits. Par exemple, il constate que la presse rapporte des incidents en présentant toujours les Noirs comme les agresseurs alors que ce sont souvent les seuls morts. Il propose ainsi une analyse très fine des mouvements socio-politiques au sein de la société américaine. Il ne se trompe pas quand il écrit ses articles, notamment lorsqu’il estime que « les républicains vont reprendre ce mouvement-là », ce qui contribue à leur victoire aux élections de 1868.

Patrick Weil
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL Pour autant, cette seconde révolution semble inachevée. Pour paraphraser WEB Du Bois : « Les esclaves sont devenus libres, se sont tenus un bref instant face au soleil, puis sont revenus à l’esclavage ». Clemenceau quitte les États-Unis huit ans avant les premières lois Jim Crow qui instituent la ségrégation, mais on sent déjà sous sa plume qu’il est relativement pessimiste quant à la possibilité d’une issue positive à la « question raciale » à court terme. En tout cas, le 29 novembre 1867, il écrit : « Tout ce qu’il est permis de dire, c’est que les nègres obtiendront tôt ou tard l’indépendance politique, comme ils ont obtenu l’indépendance civile, que la question noire subsistera tant qu’elle n’aura pas été réglée dans le sens de la justice. » Aujourd’hui, si les Noirs ont le droit de vote aux États-Unis …

P.W. Ils n’ont pas vraiment le droit de vote, on essaie même sans arrêt de le leur enlever. C’est quand même une caractéristique des États-Unis : il y a un parti officiel qui essaie de réduire leur droit de vote. Cela semblerait inimaginable en France qu’un parti ait comme programme d’empêcher les électeurs de voter.

LVSL – Même après la présidence Obama, ô combien symbolique sur cet aspect, comment expliquer que les inégalités raciales persistent de façon aussi criante dans ce pays, comme l’ont à nouveau rappelé les mobilisations récentes sous le slogan de « Black Lives Matter » ?

P.W.  En réalité, les Noirs ont été empêchés de voter pendant des décennies. Il y a eu d’abord des lois sur les ressources, mais le droit de vote a été ré-imposé dans les années soixante avec la loi intitulée « Voting Rights Act », qui a été précédée par la loi « Civil Rights Act » qu’a fait passer Lyndon Johnson, ce président qu’en France, on regarde avec horreur parce qu’il a accentué l’intervention au Vietnam, mais qui a en un sens été le second Roosevelt du XXème siècle au niveau des réformes sociales, pour l’égalité.

Ensuite, il reste quand même des inégalités structurelles fondamentales. Saviez-vous par exemple que dans quarante-quatre États sur cinquante, la valeur du budget affecté aux écoles publiques dépend de la valeur de la taxe sur les propriétés alentour ? En d’autres termes, plus vous êtes dans un quartier pauvre, moins l’école du quartier reçoit d’argent. Cela crée une inégalité structurelle qui n’est compensée que très légèrement par « l’Affirmative Action » [la politique de discrimination positive, NDLR] à la fin du processus, ce qui est bien sûr totalement insuffisant pour assurer le droit à l’instruction dont Clemenceau considère qu’il est fondamental pour assurer la liberté des Noirs.

Il y a également des inégalités fondamentales liées aux mécanismes de ségrégation de logement. À New-York, un système qu’on appelle les co-ops rend possible de sélectionner ses voisins et ainsi d’empêcher que des personnes de certaines couleurs ou de certaines religions vivent dans votre immeuble.

J’ajouterais une dernière chose : le second amendement consacre le droit de porter des armes, il s’agit d’un droit qui date d’une période où la population blanche avait peur des Indiens mais aussi des Noirs libres, des Noirs qui s’étaient échappés de leurs fers, ce qui constitue là encore un héritage institutionnel très puissant.

LVSL  Justement, alors que Clemenceau fustige une « guerre de races » qui sévit encore dans les États du Sud, quelle place tient son séjour aux États-Unis dans son opposition au colonialisme et à la hiérarchie des « races » d’une part, dans son engagement dans l’Affaire Dreyfus de l’autre ? Et considère-t-il que la France est aussi, à l’époque, le théâtre d’une « guerre des races » semblable à celle qui sévit outre-Atlantique ?

P.W.  Il fait plusieurs visites dans le Sud qui le traumatisent et qui vont déterminer à jamais sa position sur l’égalité devant la loi et le rejet de la colonisation. Dans l’introduction, je décris cette position qu’il gardera jusqu’à la fin. Au moment des négociations du traité de Versailles, il propose l’abolition de l’Empire : de ce fait, Clemenceau peut apparaître aujourd’hui comme une figure unificatrice des Français, précisément parce qu’il n’a jamais varié sur ce point.

Je dirais que le rôle qu’il a joué dans la défense de l’égalité et des libertés fondamentales, comme maire du XVIIIème, dans la Commune, comme partisan de l’amnistie pour les communards, comme défenseur de Dreyfus, comme partisan d’une laïcité respectueuse de la liberté de conscience, comme partisan aussi d’une liberté d’opinion et de la presse absolue, comme opposant au délit d’offense au Président de la République institué en 1881 – et qui ne sera finalement aboli que sous Hollande –, plaide en sa faveur.

Il se forge ainsi, sans que cela se sache parmi ses collègues, une identité et des valeurs républicaines qu’il va diffuser auprès du groupe de parlementaires qui les institueront dans de grandes lois. De fait, alors que chacun reconnaît les influences réciproques rapprochant la Révolution française de la Révolution américaine, on peut se demander pourquoi il n’y en a aucune entre deux pays en reconstruction républicaine, les États-Unis après une guerre civile et la France après la chute de l’Empire. De ce point de vue, Clemenceau permet de résoudre cette énigme, en faisant la liaison.

L’un des bâtisseur de la République, il en est l’incarnation, et il conserve ses valeurs même quand il change de camp dans l’hémisphère des assemblées, c’est-à-dire lorsqu’il passe de l’extrême-gauche à la droite. Il reste profondément anti-colonialiste et défend toute sa vie ses combats pour Dreyfus, contre le racisme ou pour la liberté de la presse. En ce sens, il montre que les valeurs républicaines ne varient pas selon qu’on soit de gauche ou de droite, et qu’elles ne sont pas liées exclusivement à une conception socialiste de la République par rapport à une conception conservatrice.

Patrick Weil enthousiaste
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL  Justement, Clemenceau a mauvaise presse à gauche. On retient souvent sa passe d’arme avec Jaurès en 1906, au cours de laquelle il l’accuse de professer une « doctrine de l’individualisme absolu », puis « une doctrine du fatalisme » en s’opposant à des réformes ouvrières ambitieuses. Dans ces Lettres d’Amérique, on est frappé par le peu de considération qu’accorde Clemenceau à la question sociale aux États-Unis, qu’il aborde surtout par le biais des relations entre Blancs et Noirs. Pourtant, il dit aspirer à une « République totale ». Pour Clemenceau, la République peut-elle être totale sans reconnaître des droits sociaux à l’ensemble des concitoyens ? La question sociale et la question ouvrière sont-elles les tâches aveugles de Clemenceau ?

P.W. Il est très clair là-dessus, d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie, il estime par exemple qu’il y a trop de fonctionnaires, que ce système n’est pas suffisamment efficace. Pour autant, il soutient le droit à l’instruction, sujet très important aux États-Unis où ce droit n’est pas reconnu.

Il croit effectivement que l’instruction est décisive dans la libération de l’individu, de sa créativité et de son potentiel, et que cette libération passe nécessairement par la reconnaissance et la garantie de ce droit. Il dit de Jaurès que ce dernier n’aime pas les êtres humains mais seulement les « êtres humains en masse », les « foules ».

LVSL Il déclare aussi que l’on reconnaît un discours de Jaurès au fait que « tous ses verbes sont conjugués au futur » …

P.W.  Oui, il n’aime vraiment pas Jaurès. Pour répondre à la question sociale, à ce moment-là en France, Clemenceau rencontre Auguste Blanqui et se pose avant tout la question des institutions qui permettraient de penser la République sociale tout en respectant le caractère individualiste de la personne humaine, ce qu’on pourrait appeler la « République totale ».

Ainsi, il essaye de penser une République qui garantirait à tous les même droits et les mêmes possibilités de développement, avec le droit de nourrir différentes visions de la République. C’est ça, selon lui, la République totale. Ce n’est en rien synonyme de République totalitaire !

LVSL  On constate à la lecture de ses articles que Clemenceau est un observateur attentif des relations entre les États-Unis et le reste du continent américain. Il mentionne notamment les velléités expansionnistes d’une partie de la classe politique américaine, à l’égard de la République dominicaine, qui préfigurent le tournant « expansionniste » de 1898. Ces observations semblent l’avoir orienté vers un certain réalisme dans sa conception des relations internationales. Il écrit notamment, dans son dernier article : « Il semble que le continent américain soit le champ clos où doivent se heurter toutes les races humaines, dans la suprême bataille de cette fatale lutte pour l’existence qui est la condition même de la vie. En vain chaque race réclame sa part de champ et de soleil. Le droit théorique n’y fait rien ; et cette part est à qui peut la prendre. Il faut ou disparaître, ou la conquérir par la puissance du muscle et du cerveau »…

P.W.  Il y a une inspiration darwiniste qui est manifeste dans sa pensée. Il est très impressionné par Darwin, mais cela ne l’empêche pas de rester attaché au droit. C’est un homme de contradictions mais, plus important, qui les assume.

Je trouve très agréable sa liberté de ton dans ses articles, on a l’impression qu’ils ne sont pas censurés, et s’il ne dit pas exactement la même chose à quelques semaines d’intervalle, il reste toujours fidèle à l’égalité devant la loi.

LVSL Dans quelle mesure son analyse de la géopolitique américaine peut-elle expliquer le réalisme géopolitique dont il fera preuve lors de sa carrière politique ultérieure, et notamment à l’issue de la Première Guerre mondiale, qui fait apparaître selon lui la priorité de la lutte contre l’impérialisme et la question allemande, pour garantir la « paix permanente » à laquelle il dit aspirer ?

P.W.  Il était très réaliste, c’est d’ailleurs pourquoi il s’est opposé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à l’idée de diviser l’Allemagne et de créer un État allemand tampon.

En effet, l’Allemagne restait la principale puissance de l’Europe, il avait tout de même fallu une coalition de nombreux États pour la vaincre, et Clemenceau pensait qu’il fallait conserver cet instrument de sécurité que constituait le traité de garantie de 1919, et qui n’est finalement pas rentré en vigueur du fait de la non-ratification par les États-Unis de l’ensemble de ses dispositions.

Il avait donc une conception des relations internationales empreinte d’un certain réalisme, mais qui ne l’empêchait pas de penser qu’un dialogue était encore possible avec l’Allemagne et même d’aspirer à la possibilité de vivre en paix à côté de l’Allemagne. Il disait à ce propos : « Il faudra cinquante ans d’imprégnation des droits de l’homme pour que les Allemands puissent sortir de cet arrêt démocratique, il faudra la mort de la génération qui a fait la guerre. »

Patrick Weil portrait
Patrick Weil ©Ugo Padovani pour LVSL

LVSL  Votre avant-propos suggère l’existence d’importants liens transatlantiques entre républicains français et américains, dont Clemenceau est la manifestation la plus évidente. Dans quelle mesure la sympathie politique que Clemenceau éprouve à l’égard du système américain explique-t-elle son attachement à une alliance transatlantique (une idée qu’il défendra durant de nombreuses décennies) ? 

P.W. Je pense que vous allez être sensibles à cette idée : il croyait en un espace public transatlantique. Il ne se sent pas proche de l’État américain, il se sent proche des radicaux républicains. Tout bon Français qu’il soit, il partage les mêmes valeurs que certains d’entre eux, tel Thaddeus Stevens, dont il se sent le frère – ou le petit-frère, ou du moins le disciple –, celui-ci ayant été le chef des radicaux républicains qui s’est battu jusqu’à sa mort pour faire triompher l’abolition de l’esclavage.

Il symbolise à l’époque ce qui peut-être renaît aujourd’hui autour de débats transatlantiques très vifs, par exemple le Green New Deal, notamment porté par Alexandria Ocasio-Cortez, c’est-à-dire l’idée d’une possibilité de mobilisation et d’identité collective transatlantique sur des projets internationaux. Clemenceau représente ainsi un espace public commun aux démocraties, propice au partage et à la diffusion d’idées. Quand il débarque, à New York, en 1922, contre la volonté du gouvernement français qui ne veut pas qu’il s’y rende, il rassemble les foules, et apparaît comme le seul homme politique français qui peut regrouper autant d’Américains sans intermédiaire depuis Lafayette.

« Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique ”The Tiger”. »

En 1919, le sénateur Cabot Lodge, leader de la majorité républicaine au Sénat, remarque que dans les cinémas américains, au moment des actualités, les apparitions de Wilson et de Lloyd George sont accueillies par des applaudissements polis, tandis que celles de Clemenceau « provoquaient une explosion d’enthousiasme ».

Pourquoi ? Parce qu’au printemps 1918, quand les soldats américains sont arrivés au front après que l’Amérique s’est engagée dans la guerre en avril 1917, Clemenceau était Président du Conseil depuis novembre 1917 et dès les premières semaines, on l’avait vu au front, où il passait le tiers de ses semaines avec les soldats. Les actualités avaient filmé ce vieil homme qui prenait tous les risques, chose qu’adorent les Américains. Pendant ce temps-là, leur propre Président ne va même pas voir les soldats américains à peine de retour, alors que la paix est signée. Les Américains trouvaient Clemenceau formidable, il apparaissait comme le leader de la coalition, se faisant même surnommer outre-Atlantique « The Tiger ». Voilà la preuve que l’on pouvait aimer un vieil homme politique à l’époque, comme on peut aujourd’hui élire Biden. L’âge n’est pas rédhibitoire.

On en retient que Clemenceau pratique activement l’espace public et politique commun entre les deux rives de l’Atlantique. Par ailleurs, il parle un anglais parfait. En ce sens, cet espace politique commun n’est pas véritablement un espace politique de débats d’États, d’alliances géopolitiques. Clemenceau croit en l’alliance atlantique parce qu’il croit avant tout en l’alliance des peuples. Il croit aussi en la convergence des valeurs qui sont celles du radicalisme, qui s’inscrivent dans l’histoire de la gauche.

Georges Clemenceau
Georges Clemenceau en 1929, ©Creative Commons

LVSL – Au commencement de la IIIème République, Clemenceau se démarque par sa défense d’une liberté absolue d’opinion et d’expression, et d’un système davantage démocratique, qui passerait notamment par l’institution d’un mandat impératif. À la lecture des lettres de Clemenceau, on constate qu’il admirait la vitalité démocratique qu’il observait (ou croyait observer) aux États-Unis, où même « l’homme le plus indifférent (…) est véritablement détenteur d’une portion de l’autorité souveraine ». Dans quelle mesure peut-on penser que son séjour aux États-Unis a constitué une source d’inspiration dans sa défense d’une République plus démocratique pour la France ? Sa conception de la république évolue-t-elle d’ailleurs, entre son arrivée et son départ des États-Unis ?

P.W. Il apprend surtout là-bas l’art de la joute parlementaire. Stevens l’inspire ; il décrit son art oratoire en insistant sur le fait qu’il ne parlait que quand il avait quelque chose à dire. Après un discours de Clemenceau, les ministres incriminés démissionnaient, c’est d’ailleurs pour cela qu’on l’appelait le Tigre : il les mangeait !

Pourtant, personne ne se disait qu’il avait appris cet art oratoire auprès de Thaddeus Stevens, c’était un peu sa formation secrète, étant donné que ses articles n’étaient pas signés de son nom et qu’il n’était pas connu. Néanmoins, il avait lui-même ce talent d’écriture précoce, dans sa plume, il y a de la verve, de la prestance, de l’humour.

Mais l’art oratoire n’est bien sûr pas la seule chose qu’il rapporte des États-Unis. Il s’y forme aussi aux libertés d’expression, d’opinion et de la presse, qu’il pratiquera à outrance jusque pendant les trois premières années de la guerre, et qui lui permettent justement de mettre en pratique cet art oratoire si particulier.

LVSL À l’approche des élections américaines, les passages que Clemenceau consacre à celles qu’il commente en 1868 attirent nécessairement notre attention. Il y décrit de façon amusée, comme vous l’avez dit, un « carnaval », reposant aussi bien sur des attaques personnelles entre les candidats, que sur les manifestations d’enthousiasme démesuré dont font preuve leurs partisans, lors des meetings notamment. Finalement, n’assistait-il pas déjà aux prémices de la « politique spectacle » ? 

P.W.  Ce qui est le plus intéressant, je pense, dans ce qu’il décrit, c’est que finalement, la violence et les attaques personnelles sont tout à fait permises à l’époque dans le contexte d’une campagne présidentielle. Dans son article du 23 septembre 1867, il décrit notamment les élections comme un « carnaval américain [qui] revient tous les quatre ans » ou comme un « dévergondage général des esprits ».

« Ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation. »

Plus loin, il précise : « Ce n’est pas que chacun ne prenne la chose au sérieux. On y attache au contraire un si grand intérêt que la fête se termine bien rarement sans émeutes et sans des batailles. Mais le jeu consiste précisément à donner une forme grotesque à un acte sérieux et réfléchi. Il faut avouer d’ailleurs que l’occasion est tentante. » De son point de vue, les manifestations partisanes, si elles peuvent paraître grotesques, n’en révèlent pas moins l’importance que les Américains accordent à ces élections.

Couv Lettres d'Amérique Clemenceau
Georges Clemenceau, Lettres d’Amérique, présentées par Patrick Weil et Thomas Macé, préface de Bruce Ackerman, Passés composés, 2020.

Par rapport à cette question de la politique spectacle, il est vrai que l’on entend souvent un refrain qui voudrait que « tout s’est dégradé ». Pour ce qui est en tout cas de l’exemple américain, on découvre à la lecture de Clemenceau que c’était déjà comme ça à l’époque, mais ce que je crois différent avec Trump, c’est le caractère permanent de cette situation.  Clemenceau parle d’un « moment », après lequel la vie reprend son cours. Mais aujourd’hui le carnaval est immuable, il ne s’arrête jamais.