Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

Les armes de la transition. L’agronome : Marc Dufumier

Jean-Marc Ligny

Marc Dufumier est agronome, professeur émérite à l’AgroParisTech. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le thème de l’agroécologie et préside par ailleurs l’ONG Commerce Équitable France. Il nous éclaire sur le rôle de l’agriculture, et plus précisément de l’agronomie dans la transition écologique.

Les Armes de la Transition est une émission présentée par Pierre Gilbert et produite par Le Vent Se Lève en 2019. 

Cette émission a été enregistrée par Vincent Plagniol et mixée par Thomas Binetruy. 

Le « Tournant anthropologique » de la pensée française – Entretien avec Jacob Collins

© Hugo Baisez pour LVSL

Jacob Collins, historien américain, enseignant au City College de New York et rédacteur pour la New Left Review revient avec nous sur son ouvrage intitulé The Anthropological Turn : French Political Thought After 1968, paru en 2020 aux Presses universitaires de Pennsylvanie. Malgré la spécialisation accrue du champ universitaire, cet ouvrage parvient à identifier, à la suite des années 1968, une nouvelle façon de mener une réflexion critique sur la société. D’Emmanuel Todd à Régis Debray, la plupart des auteurs convoqués par Jacob Collins sont, aujourd’hui encore, sur le devant de la scène intellectuelle. Comprendre ce dont ils sont le nom, ce qui constitue leur cohérence commune, nous permet également de mieux appréhender la manière dont s’énonce une pensée critique face à l’émergence du néo-libéralisme. Entretien mené par Simon et Victor Woillet.

LVSL – D’où vous est venu votre intérêt pour l’histoire intellectuelle de la pensée française d’après-guerre ?

Jacob Collins – Mon intérêt pour la politique et la théorie politique française est venu dans ma jeunesse par la lecture de La Nausée de Sartre, ce qui a suscité chez moi un intérêt pour l’existentialisme, la littérature et la philosophie de cette époque. Quand je suis arrivé à UCLA (NDLR : l’Université de Californie à Los Angeles), j’ai voulu étudier sur un mode historique ces objets, et je me suis formé à l’histoire et à la politique française. Mon premier projet, au milieu des années 2000 était d’écrire un mémoire sur l’extrême droite, la nouvelle droite plus précisément. C’est à ce moment que je suis arrivé en France pour faire des recherches. Je ne pensais pas qu’écrire un livre sur la nouvelle droite serait un travail aussi fascinant à ce moment là. Puis la crise de 2008 est arrivée, et ce fut la révélation pour moi, qu’on allait entrer dans une crise également politique et que le paysage idéologique et social allait être bouleversé. Les mouvements de résistance à l’ordre établi allaient prendre une importance centrale et cela a transformé la façon dont j’allais concevoir l’historiographie, la méthodologie de l’histoire intellectuelle que je voulais faire. J’ai donc décidé à partir de ce moment d’ouvrir ma problématique et de généraliser mes recherches au-delà de la seule extrême droite, pour étudier l’ensemble du spectre politique. Il m’apparaissait alors qu’énormément de bons travaux avaient déjà été faits sur l’histoire intellectuelle française des années 1940, 1950 et 1960, mais qu’il manquait – dans les productions américaines tout du moins – des recherches sur la période post-68, qui ouvre les prémices du projet néo-libéral. J’ai commencé à lire les penseurs proéminents des années 1970, 1980 et 1990 : Gauchet, Rosanvallon, Kriegel, Todd et bien d’autres, puis j’ai commencé à identifier des points communs entre leurs pensées. Cela m’a donné l’idée de les rassembler sous la forme d’un paradigme cohérent, constitué d’un ensemble identifiable de valeurs et de thèses communes, en dépit des parcours politiques très variés des auteurs que j’étudie dans ce livre. En effet, quoi de commun politiquement entre Régis Debray et Alain De Benoist ? Mais je pense qu’il y a une forme de communauté d’idées et d’analyses dans leurs conceptions de l’histoire, de la société et de la politique en dépit de ces différences radicales. En définitive, j’ai choisi de limiter mon travail à quatre penseurs issus de traditions politiques différentes : Alain de Benoist, Marcel Gauchet, Emmanuel Todd et Régis Debray. Mon livre retrace la façon dont chacun d’entre-eux en est venu à développer des thèses anthropologiques et comment chacun les a utilisées pour interpréter les controverses politiques des années 1970 et au-delà.

LVSL – Pouvez-vous nous expliquer votre concept de « Tournant anthropologique de la pensée Française » ? En quoi distingue-t-il les penseurs que vous étudiez de la tradition liée à la discipline anthropologique française ?

J.C. – Ce que je veux dire avec cette analyse, c’est qu’elle ne concerne pas la discipline académique qu’est l’anthropologie française comme objet historique spécifique. Il s’agit pour moi de désigner plutôt ce que les penseurs politiques de cette époque ont utilisé, par récupération de concepts ou de théories directement issues des évolutions de l’anthropologie qui leur était contemporaine, ou par construction d’une philosophie de style anthropologique, comme arguments de nature anthropologique pour désigner les fondements du politique. Il s’agit d’une certaine manière de penser, après les bouleversements de Mai 68, les fondements du politique, en retravaillant les concepts de base de la théorie politique tels que la citoyenneté, la communauté, etc. Je pense que le prestige historique de l’anthropologie comme corpus théorique et comme discipline, très valorisée socialement à cette période, a joué un rôle majeur dans ce tournant. Que l’on songe seulement aux travaux primordiaux de Lévi-Strauss dans la formation intellectuelle de ces théoriciens. Ils ont tous, à un moment ou un autre, mentionné dans leurs entretiens médiatiques l’influence déterminante que ses écrits ont eu sur eux. Cela vaut non seulement pour Lévi-Strauss mais pour l’anthropologie structuraliste de manière générale. Des personnalités comme André Leroi-Gourhan, qui renouvelait la pensée matérialiste par son regard dialectique sur la fonction anthropologique des technologies depuis la préhistoire jusqu’à la période contemporaine, ont été cruciales dans la construction intellectuelle de Régis Debray par exemple, notamment à partir des années 1970. Ce que je voulais également désigner à travers le tournant anthropologique, c’est l’émergence de tentatives de réponses théoriques à l’apparition de la pensée de la post-modernité qui apparaît avec Jean-François Lyotard ou Fredric Jameson. La fin, annoncée par ces philosophes, des méta-récits historiques, notamment des Lumières ou du mouvement révolutionnaire, et les méthodologies de déconstruction des illusions historiques qu’ils ont élaborées ont bouleversé le climat intellectuel dans lequel s’élaborait jusqu’alors la pensée politique. Je constatais systématiquement chez les penseurs que j’étudie, Rosanvallon, Debray, Gauchet par exemple, qu’ils ont tous porté leurs efforts du côté de la réplique à ce mouvement. Ils se sont attelés à reconstruire des théories systématiques du social et du politique face au mouvement d’analyse postmoderne. En remontant parfois jusqu’au néolithique ou à l’empire romain pour expliquer la contemporanéité socio-politique, ils affirmaient tous leur conviction que les théories systématiques, les grands récits interprétatifs appuyés sur l’identification de longues trajectoires historiques étaient toujours possibles et nécessaires à la compréhension des phénomènes collectifs. Dans La Condition Politique, Gauchet a cette phrase dans son introduction de 2005 : « Quand je regarde ce que je faisais dans les années 1970, je regardais les sociétés primitives et il me semblait qu’elles détenaient les clefs de nos propres difficultés politiques. » Pour le meilleur ou pour le pire, il n’existe pratiquement rien en anglais sur cette partie importante de la théorie politique après 68, qui possède encore pourtant une influence décisive sur la sphère médiatique contemporaine. Si vous regardez la page Wikipedia de Gauchet en anglais, vous ne trouvez pas plus de deux ou trois phrases. La page française au contraire fait plus de vingt paragraphes. Il y avait selon moi un grave manque de productions anglophones sur un sujet aussi important.

LVSL – Votre étude du « tournant anthropologique » de la pensée française post-68 montre bien l’influence déterminante de Gramsci sur l’ensemble du spectre politique de cette période, de Debray à De Benoist. Comment interprétez-vous ce succès et pensez-vous qu’il indique la capacité de la théorie gramscienne à dépasser à la fois les impasses de la tradition marxiste classique et de la tradition libérale par l’analyse anthropologique du politique ?

J.C. – Je crois que l’ironie de la nouvelle droite quant à leur revendication de constituer un gramscisme de droite révèle la finesse politique de De Benoist. Il a cette capacité à voler des idées de gauches qui peuvent être remodelées en concepts réactionnaires. Ce motif historique sur la nouvelle droite est déjà très connu et étudié y compris en langue anglaise. J’ai essayé d’apporter quelque chose d’un peu différent dans mes réflexions sur De Benoist en centrant mon étude sur son idéologie identitaire. En dépit des changements de paradigme intellectuels, qui interviennent chez lui tous les 10 ou 20 ans, la grande continuité de sa pensée est la thématique identitaire. Le principe central de sa pensée est de définir un concept de l’identité blanche française et européenne. Cette problématique est née chez lui au cours de la guerre d’Algérie et s’est transformée en obsession anthropologique autour des travaux de Georges Dumézil sur les civilisations indo-européennes. J’adhère à la lecture que Carlo Ginzburg produit de Dumézil à ce sujet, et des colorations fascistes de sa pensée, qui permettent de comprendre le recours de De Benoist à cette dernière. La stratégie métapolitique de la Nouvelle droite était, à la base, un mécanisme de production de réalités alternatives, fondé sur une conception culturaliste et identitaire de la nature humaine. Dans un livre des années 1980, De Benoist traitait les Français de « natifs » dont les traditions culturelles étaient menacées par l’immigration et le capitalisme mondial. Sur ce fondement, il pourrait soutenir que l’Europe et le Tiers-Monde menaient le même genre de lutte pour la libération culturelle. Après l’effondrement de l’Union soviétique et la ratification du traité de Maastricht, il conçoit un cadre alternatif de l’Union européenne : une fédération de souverainetés sous la houlette de la Russie, la grande puissance de l’Est. La fondation de cette union était une identité eurasienne commune. Toutes ces constellations idéologiques dénotent d’une conception racialiste ou ethniciste de l’identité politique, qui constitue le fond de sa pensée. En ce qui concerne Debray, l’influence de Gramsci se fait sentir, en dehors des écrits qu’il a produit sur ses carnets de prison, au niveau de son intérêt pour la culture et la religion comme matrices historiques profondes de la vie politique. Mais cette influence n’est pas toujours explicitement écrite. Pour Debray, la tradition latine, européenne et sud-américaine de pensée politique joue un rôle structurant dans son interprétation de l’histoire.

https://www.upenn.edu/pennpress/book/16063.html
The Anthropological Turn, University of Pennsylvania Press, 2020

LVSL – Comment décririez-vous la façon avec laquelle le « tournant anthropologique », qui selon vous tente de réintroduire un méta-récit historique face aux penseurs de la postmodernité comme Lyotard, perçoit le nouveau paradigme de la gauche radicale américaine des identity politics importée de la réception américaine de la French theory ? Plus précisément, pensez-vous que ces deux nouvelles traditions de la pensée contemporaine peuvent être perçues comme des réponses distinctes à la crise épistémologique du post-structuralisme dans les sciences humaines ?

J.C. – Je pense qu’il y a une crise des conceptions de la culture qui émerge dès les années 1970. Elle puise selon moi ses racines dans les dynamiques sociales issues de 1968 et l’émergence de nouveaux acteurs historiques. Les travaux de Foucault sur la signification sociale et historique des systèmes d’internement psychiatrique et carcéraux, les mouvements féministes, les mouvements de lutte homosexuels, prenant place à une époque de contraction économique majeure (le krach pétrolier par exemple, et la mise en place des politiques néo-libérales, la fin du système monétaire international de Bretton-Woods, etc.) sont autant de manifestations parmi d’autres de la recomposition sociologique en cours. La classe ouvrière est considérablement affaiblie par la désindustrialisation initiée dans les années 70. Les acteurs historiques précédents sont relayés au second plan tandis que les nouveaux prennent progressivement place sur l’arène médiatico-politique. C’était au début des années 1980 qu’André Gorz écrit Adieux au prolétariat… Ces bouleversements produisent beaucoup de nouveaux affects, et le tournant anthropologique tout comme les diverses formes d’obsessions nouvelles pour les politiques de l’identité, sont autant de réponses possibles à cette crise socio-culturelle et économique dont nous subissons encore aujourd’hui les effets. Les auteurs que j’étudie dans le livre ont cependant des problématiques distinctes des identity politics actuelles. Notamment le peu d’attention qu’il accordent comparativement à ce courant de pensée, aux questions liées à la sexualité. Je viens de lire la traduction anglaise du livre de Bruno Amable et Stefano Palombarini1, je crois qu’ils ont parfaitement saisi le paradigme qui se développe dans la fin des années 70. Ils décrivent avec une grande finesse le changement brutal de vision du monde auquel ont été confrontés les témoins des Trente Glorieuses. Je pense que si on prend on considération cette focale historique un peu élargie, on peut en effet considérer que le tournant anthropologique et les identity politics sont des tentatives de réponse culturelle à la recomposition sociologique et économique majeure dont nous sommes les héritiers et dont nous continuons à percevoir les effets déstabilisants.

LVSL – Pensez-vous que le retour de la question religieuse en France est un élément de confirmation de la pertinence de certaines des thèses des penseurs du « tournant anthropologique » ?

J. C. – Je pense en effet que les questions de religion et d’immigration sont centrales dans leurs pensées. À ce titre, la comparaison entre Gauchet et Debray est très riche d’enseignements. Dans les années 1990, ils ont échangés leurs vues dans la revue Le Débat, et leurs oppositions théoriques sur l’analyse du rôle de la religion dans la structure sociale contemporaine et dans les sociétés en général, semblent en réalité les faire parvenir par endroits aux mêmes conclusions. Pour Gauchet, le christianisme contenait déjà en lui les germes de la sécularisation de la société, du fait de son rapport spécial à l’individualité psychologique. En dépit des épisodes ponctuels de réaction au début du XXe siècle, la tendance générale du mouvement historique est à la sécularisation, ce qui selon lui n’est pas sans poser certaines difficultés politiques spécifiques dans le modèle républicain et sa quête de légitimité propre en démocratie. Debray au contraire, soutient que nous devenons de plus en plus religieux à mesure du développement d’une culture capitaliste postmoderne, balancée entre l’ultra-modernité technique et financière et l’ultra-fondamentalisme qui est son envers mécanique. Ce sont pour lui autant de formes de croyances imaginaires témoignant du besoin inconditionnel de sacré dans toute société, indépendamment de son niveau de développement économique et donc d’une forme de « revanche du religieux » en dépit du mythe du progrès techno-scientifique. Il pense aussi bien au fondamentalisme salafiste au Moyen-Orient et en Europe qu’au fondamentalisme chrétien aux États-Unis. Dans une optique wéberienne, il va même jusqu’à interpréter la mentalité de Macron sous le prisme de l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. La référence au concept de mentalité est centrale dans les deux cas et je la tiens pour un élément central du tournant anthropologique en général. Elle s’appuie comme ils le font sur le besoin de redéployer de grands arcs historiques à partir d’objets continus tels que les croyances et pratiques religieuses pour y retrouver les fondements du social qu’ils cherchent pour expliquer le présent. Chez Todd également, on retrouve le même geste tourné vers l’analyse des mentalités, à travers par exemple son concept de « catholique zombie », désignant la population des régions anciennement fermement catholiques, qui a aujourd’hui besoin d’un bouc émissaire pour contrebalancer sa propre sécularisation morale. On le voit, le thème de la religion et de ses effets socio-culturels contemporains est central dans la pensée de ces auteurs qui y voient une de leurs voies d’accès privilégiées aux structures fondatrices du lien social actuel.

LVSL – Comme vous le savez, Le Vent Se Lève revendique l’influence de la pensée d’Ernesto Laclau et du populisme de gauche dans sa ligne éditoriale. Rosanvallon, que vous mentionnez dans votre travail a récemment écrit un livre sur le populisme, mais il ne semble pas réellement maîtriser le corpus théorique de Laclau et Mouffe qu’il paraît balayer d’un revers de la main sans prendre la peine de relever leurs arguments conceptuels et anthropologiques, notamment sur les liens entre le psychisme, les affects, le langage et la perception de la réalité organisée par la politique. En dehors de Rosanvallon, comment expliquez-vous ce manque d’intérêt apparent pour cette tradition de pensée qui partage pourtant le même constat sociologique sur le déclin de la société industrielle et sa logique de classe, ainsi que la volonté de rebâtir une théorie politique sur des fondements anthropologiques ?

J.C. – Je pense que ce désintérêt apparent est lié au caractère rival de ces deux traditions qui décrivent les mêmes réalités à partir de coordonnées théoriques distinctes. Pour le marxisme, le moment antitotalitaire a été déterminant, conduisant notamment à la désagrégation des assises du PCF ainsi que l’a analysé Michael Scott Christofferson dans son livre, Les Intellectuels contre la gauche. Ce coup majeur a imposé à toute une génération d’intellectuels de trouver une alternative critique qui soit à la mesure du choc. Todd par exemple dit dans une interview en ligne qu’il cherchait une alternative au marxisme dans les années 1970. Debray est la seule exception, mais dans Critique de la Raison politique, il décrit lui-même la dimension religieuse et désynchronisée du marxisme de son temps avec la réalité sociale qu’il perçoit. De fait, en dépit du caractère résolument post-marxiste de la théorie de Laclau et Mouffe, leur choix de s’insérer tout de même dans une réarticulation de la problématique révolutionnaire socialiste adaptée aux sociétés tertiarisées, les oppose et les rend étranger aux réactions idéologiques propres aux penseurs du tournant anthropologique. Debray a pourtant essayé de se confronter à la question populiste, tant par son attachement au chavisme, que par ses écrits sur Victor Hugo, mais sans y consacrer l’effort systématique des théoriciens du populisme de gauche. Les fondations du tournant anthropologique ayant été conçues dans les années 1970, le contexte socio-économique et la démarche d’inspiration historiciste et structuraliste les distingue de facto de la vision populiste de Laclau et Mouffe qui appartient quant à elle à un horizon radicalement étranger à leurs préoccupations et leurs vocabulaires intellectuels. Ces derniers appartenant plus à la critique de l’ère néo-libérale tardive et se référant de façon centrale aux concepts lacaniens et à la philosophie analytique du langage de tradition anglo-américaine pour récuser toute forme de fixisme conceptuel au profit d’une anthropologie constructiviste. En somme d’une croyance dans la capacité des acteurs politiques à reformater au présent les imaginaires politiques en dépit des tendances culturelles historiques lourdes chères aux penseurs français que j’étudie.

1L’Illusion du bloc bourgeois, Paris, Raisons d’Agir, 2017.

Une idéalisation des sociétés sans État ? Retour sur « Zomia ou l’art de ne pas être gouverné »

Le Rêve (1910), Henri Rousseau

Comment s’est déroulé le processus de formation des États au cours des deux derniers millénaires ? Quel a été son effet sur le mode de vie des populations des montagnes d’Asie du Sud-Est ? À rebours de l’histoire civilisationnelle classique, l’anthropologue James C. Scott montre au travers d’une ethnographie comment les formes étatiques se sont imposées par la violence et l’assujettissement dans cette région. Et ce, au prix d’une détérioration des conditions matérielles et psychologiques des habitants qui, pour certains, ont préféré la fuite et le nomadisme dans les hautes terres à la réduction à l’esclavagisme. En filigrane de cette ethnographie, Scott dresse un portrait rousseauiste de ces sociétés sans État, présumées plus prospères, égalitaires et pacifiques que les sociétés étatiques, au mépris parfois de quelques faits historiques sur les conditions de vie objectives de ces populations.

Un contre-récit de l’histoire civilisationnelle classique

Zomia est un terme issu de plusieurs langues tibéto-birmanes qui signifie « gens de la montagne », et qui, géographiquement, désigne un ensemble de territoires situés à plus de trois cents mètres d’altitude qui s’étend des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, traversant ainsi six pays d’Asie du Sud-Est : le Vietnam, le Cambodge, le Laos, la Thaïlande, la Chine et la Birmanie. Au total, cette zone s’étend sur 2,5 millions de kilomètres carré et est peuplée par près de 100 millions de personnes issues d’une centaine d’ethnies différentes et pratiquant des langues empruntées à cinq grandes familles linguistiques distinctes. À défaut d’une unité ethnique, politique ou géographique, la Zomia rassemble des populations qui partagent de nombreuses caractéristiques, ce qui en fait une entité politique et donc un objet d’étude à part entière.

© Southeast Asian Hill Tribes and the Opium Trade – The Historical and Social-Economic Background of the Marginalisation of Minorities Using the Example of Thailand, de Lukas Husa

C’est l’histoire de ces peuples que Scott relate dans son ouvrage, une histoire intimement mêlée à celle des États d’Asie du Sud-Est. Si certains des habitants de la Zomia n’ont jamais connu l’État, beaucoup y ont été confrontés et ont choisi la fuite plutôt que l’assimilation et la servitude. À rebours de l’histoire civilisationnelle et évolutive traditionnelle, Scott montre d’une part que l’État n’est pas la forme achevée de civilisation – rappelant les piètres conditions de vie d’une grande majorité de la population étatique asservie – et d’autre part que les peuples des collines ne sont pas de lointains ancêtres qui n’auraient pas évolué. Ils sont au contraire un « effet d’État » : leur mode de production comme leurs structures sociales – nomadisme, égalitarisme, oralité – peuvent être vus comme des stratégies qui facilitent la dispersion et l’exode, mais surtout, adaptés pour empêcher toute institution étatique d’accéder à l’existence. Les peuples des collines sont, écrit-il, « barbares à dessein » : ils ont abandonné l’agriculture sédentaire pour d’autres formes d’organisation souples et propices à la fuite. La Zomia constitue en cela une zone refuge idéale, montagneuse, difficile d’accès, à l’ultra-périphérie des centres étatiques.

Scott entend également renouveler l’épistémologie anthropologique et historique. Tout d’abord, peuples des collines et des vallées n’ont cessé de se mélanger au travers de mouvements de population incessants et réciproques, de commercer, et de coévoluer, les États définissant sans cesse leur identité en opposition avec les « barbares », et qui n’auraient pu voir le jour sans les ressources alimentaires et humaines des collines. En ce sens, Scott s’inscrit, dans la lignée de Pierre Clastres, dans le courant anthropologique constructiviste, rendant ainsi inopérante toute tentative d’essentialisation des deux peuples. C’est enfin l’histoire de l’État que Scott entend renouveler afin de mettre à distance une histoire centrée sur les élites et les centres monarchiques selon laquelle la construction de l’État est un processus stable et inéluctable. À l’inverse, l’auteur dresse une contre-histoire des populations et dépeint le processus d’étatisation comme un épiphénomène à l’échelle de l’humanité, instable par nature et mouvant, se restructurant en permanence autour d’unités politiques élémentaires. Le sous-titre du livre, « Une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est » prend alors tout son sens.

Les conditions d’émergence de l’État : plaine, densité de population et assujettissement

Scott commence par décrire le processus de construction des États. D’abord, l’émergence de l’État coïncide avec celle de l’agriculture sédentaire : les ressources, souvent obtenues sous la forme de revenu fiscal ou de rente agricole, sont une condition nécessaire au bon fonctionnement de l’État pour alimenter une bureaucratie ou une cour monarchique. Le foyer étatique doit donc se trouver près d’un terrain à la fois fertile et propice à l’appropriation des richesses, autrement dit être aisément accessible afin de permettre aux percepteurs de lever l’impôt.

L’autre ressource cruciale pour la puissance étatique est la main-d’œuvre, nécessaire pour cultiver les terres mais également pour combattre ou défendre les ressources en cas d’attaque. La formation de l’État est donc fortement contrainte géographiquement : le terrain doit permettre une concentration des ressources et des sujets. En Asie du Sud-Est, ce sont les plaines alluviales propices à la riziculture irriguée qui répondent à ce double impératif. L’absence de relief autour de ces plaines rend possible la circulation des marchandises et le prélèvement de l’impôt. Le rendement par unité de terrain y est élevé et les ressources peuvent donc être concentrées sur un territoire restreint.

Enfin, l’espace étatique est contraint par les frictions de terrain que sont les collines, par les intempéries, les cours d’eau. Il n’est donc jamais, contrairement aux conceptions actuelles de l’État-nation, un territoire nettement délimité. Il s’étend près des cours d’eau et le long des plaines, mais est absent au-delà d’une certaine altitude. Ces territoires difficiles d’accès sont donc une ressource stratégique pour ceux qui souhaitent se tenir à distance de l’État.

Pour s’assurer d’avoir à portée de main une population corvéable et mobilisable en cas de guerre, les bâtisseurs d’État ont le plus souvent utilisé la contrainte, la guerre et l’esclavage, comme en témoignent de nombreuses archives historiques : marquage au fer rouge des esclaves, mention du nombre de prisonniers après chaque bataille, guerres dans l’ensemble peu meurtrières dans la mesure où les perdants étaient capturés et asservis. La contrainte s’applique également aux individus intégrés à l’espace étatique puisque l’État doit faire face à une double difficulté : éviter l’exode de sa population en la fixant, et taxer les rendements agricoles le plus possible – ce que Scott appelle « réduire l’écart entre le PIB sur un territoire et la production recouvrable par l’État ». Pour ce faire, l’une des priorités de l’État est de rendre lisibles et imposables tous les biens marchands et humains. Monoculture et agriculture sédentaires répondent à cette nécessité pour la puissance étatique d’inventorier la production, en dépit de son manque d’efficacité. L’agriculture sur brûlis fut ainsi largement interdite et, jusqu’à nos jours, les États du Sud-Est asiatique continuent de pourchasser les nomades et d’en mépriser la culture.

« Un peuple était considéré comme civilisé dés lors qu’il était soumis à une administration étatique »

Ce dernier point, le mépris de la vie en altitude et du nomadisme, est crucial car il soulève un paradoxe : alors même que les peuples des collines et ceux des vallées étaient des partenaires économiques et qu’il a toujours existé une forte mobilité géographique entre l’une et l’autre région, ceux des collines sont systématiquement essentialisés et considérés comme sauvages. Cette distinction établie par les élites des basses terres entre barbares et civilisés, sauvages et apprivoisés, cru et cuit, relève vraisemblablement d’une volonté des bâtisseurs d’État de discréditer les alternatives à la vie au sein de l’État. Cette séparation des mondes atteint son paroxysme avec la naissance de l’hindouisme et du bouddhisme dans les sociétés birmanes d’Asie du Sud-Est. Ceux qui pratiquent ces religions étant considérés comme raffinés et cultivés, les autres, comme de sauvages païens.

C’est à ce moment d’émergence des États et des religions institutionnelles que se sont construits les récits généalogiques des peuples des hautes terres, considérés comme de lointains ancêtres auxquels il faudrait apporter la culture civilisatrice et qu’il est possible de civiliser étant donné le socle génétique commun. Dans les faits, un peuple était considéré comme civilisé dès lors qu’il était soumis à une administration étatique ou, pour reprendre les termes de l’administration Qing au XVIIIe siècle pour qualifier les habitants des hautes terres du Hainan, dès lors qu’ils « figuraient sur la carte ».

La distinction entre barbares et civilisés tient donc moins à une véritable différence de pratiques culturelles, mais davantage à l’incorporation ou non à un État, et semble servir aux bâtisseurs d’État à discréditer la culture d’une population qui lui échappe. Ces entrepreneurs de morale sont, en d’autres termes, des entrepreneurs d’État.

La Zomia, une zone refuge

La Zomia serait une zone refuge pour les populations souhaitant échapper à la servitude, mais également aux piètres conditions de vie associées à la monoculture : risques de famine causée par la faible diversité agricole, épidémies dues à la plus forte densité de population.

L’ensemble de leurs pratiques culturelles doit ainsi se lire comme des adaptations à la fois pour résister aux invasions étatiques extérieures, et pour empêcher l’étatisation d’advenir au sein de la société. Installation dans les collines difficiles d’accès (dans le Yunnan par exemple), culture sur brûlis et cueillette toutes deux compatibles avec le nomadisme sont adoptées car elles offrent la possibilité de se disperser et empêchent toute forme de taxation. Les structures sociales des peuples des collines sont également calibrées pour résister à la captation et à l’assujettissement. La dissolvabilité de l’organisation tribale et son égalitarisme empêchent d’une part aux États d’entrer en négociation avec les peuples des collines – faute d’identifier ce peuple et d’en trouver l’interlocuteur – et d’autre part l’émergence de chefs au sein du groupe. Les Wa du Nord de la Birmanie refusent par exemple aux plus riches d’organiser des offrandes festives, de peur qu’ils n’aspirent au statut de chef. Les peuples des collines ont par ailleurs un large répertoire de modèles politiques, allant de l’égalitarisme strict des Wa à l’existence de sociétés munies d’un chef héréditaire, comme les Gumsa de Birmanie étudiés par Edmund Leach. Loin d’être figée, leur structure sociale oscille entre ces différentes options politiques, elle est par nature plastique et polymorphe pour faciliter la dispersion et l’adaptation que nécessitent l’évitement de la captation étatique.

De même, l’oralité est une transformation récente de la culture collinéenne à la suite des exodes et relève d’un choix délibéré des tribus qui maintiennent l’illettrisme afin de rendre souples les récits généalogiques. Ainsi, les Akha, les Wa et les Karènes sont dotés d’un récit expliquant l’abandon de l’écriture, toujours lié à un bouleversement écologique ou politique et suggérant alors que ces populations ont délibérément abandonné l’écriture qu’ils maitrisaient autrefois. Sans État, l’écriture perd d’abord fortement son utilité : nul besoin de lire ou rédiger des documents administratifs dans une tribu. L’oralité présente par ailleurs l’avantage d’être plus démocratique, partagée par tous et plus modelable au gré de ce que les individus souhaitent se rappeler en fonction de leurs intérêts. Leur histoire est donc flexible, laissant ainsi la possibilité à un groupe de se scinder et de modifier son récit généalogique en conséquence. Plus radicalement, l’oralité offre la possibilité de se passer de généalogie afin d’éviter à toute institution gouvernante d’émerger au nom d’une légitimité historique.

L’auteur aborde enfin la question de la religion des populations des hautes terres, avec un accent particulier mis sur le millénarisme des Hmong, Karènes et Lahu, populations dotées d’un passé révolutionnaire fort. Le millénarisme s’accompagne en effet d’une croyance dans l’inversion soudaine du monde, des statuts et des fortunes, portant ainsi en germe des révoltes sociales. En tant qu’initiateur de mouvement et d’exode, les croyances millénaristes peuvent elles aussi être comprises comme un atout de plus dans la panoplie des structures sociales fugitives destinées à tenir à distance les États.

L’art de ne pas être gouverné consiste à établir une distance culturelle avec les peuples étatisés et à affirmer le refus de constituer un État. Les Akha d’Asie du Sud-Est ont même bâti leur identité sur ce refus de l’État : un des personnages de leur récit généalogique est un roi du XIIe qui aurait été massacré par son peuple après avoir institué un recensement. Ce récit fait office d’avertissement contre les hiérarchies et la formation d’un État.

Ces exemples montrent donc que, contrairement à ce que voudrait la doxa, ces populations ne sont pas les vestiges des premiers humains. Elles ont elles-mêmes eu des velléités étatistes jusqu’à ce que la menace d’être assujetties par un autre État les pousse à changer d’organisation sociale et à s’exiler dans les collines. Le peuple Tai autrefois étatisé a été repoussé vers l’est et le sud-ouest, comme en témoignent ses pratiques culturelles caractéristiques : religion séculaire, pratique de la riziculture irriguée, autant d’indices qui permettent d’affirmer que ce peuple fut un bâtisseur d’État. De même, la culture sur brûlis ou le nomadisme pratiqué au cours des siècles passés ne précèdent pas la riziculture sur la très contestable échelle de l’évolution sociale : ces pratiques sont, au contraire, des « adaptations secondaires » qui relèvent d’un choix essentiellement politique.

La mosaïque d’identités comme stratégie d’évitement de l’État

Au grand désarroi des administrateurs et des colons, les peuples des collines sont fortement hétérogènes et présentent peu d’unité identitaire interne (linguistique ou culturelle). Sans trait partagé par le groupe, il est donc délicat de définir les contours d’une « tribu », et Scott réfute ainsi la pertinence du terme d’ethnie. Les peuples des collines pratiquent une variété d’agriculture et de culture, et pour cause : ces groupes des collines n’ont cessé d’incorporer d’autres groupes avec qui ils interagissaient en permanence. Tout comme Clastres avait montré que les populations amérindiennes étaient d’anciens agriculteurs sédentaires contraints d’abandonner l’agriculture en raison des conquêtes et de l’effondrement démographique, Scott montre que l’histoire du peuple des hautes terres est intimement liée à celle des basses terres, que ces régions ont été marquées par des échanges symboliques, économiques et humains. L’unité de ces peuples est donc par nature instable et chaotique, ce qui empêche toute classification.

Si le concept d’ethnie est utilisé par les acteurs, ce n’est pas pour mimer la dynamique identitaire des États mais pour défendre leur autonomie et donc pour y résister. Les États eux-mêmes sont fondés sur la combinaison d’une multitude d’ethnies et n’auraient pas, comme le laisserait penser l’histoire nationaliste moderne, une base ethnique mais bien cosmopolite. Pour accréditer leur récit historique, les nations ont gommé les différences antérieures par la coercition et l’uniformisation. C’est donc un « constructivisme radical » qu’adopte ici Scott, postulant que les identités sont par nature multiples et mobiles, artificiellement délimitées par l’État dans le but de contrôler sa population mais également à des fins de catégorisation des territoires voisins.

L’idée développée dans cette partie est radicale et assumée comme telle par Scott : les tribus, au sens d’unités sociales distinctes, sont une pure invention des administrateurs pour classifier et recenser les populations. Les peuples des collines possèdent plusieurs modèles politiques et identitaires qu’ils adaptent stratégiquement en fonction de leur relation avec les États. Ainsi, certains Lahu de Chine ont choisi de s’établir dans les montagnes et de pratiquer la cueillette dans certaines circonstances, et, dans d’autres, d’adopter un mode de vie sédentaire au sein de villages agricoles. En 1973, plusieurs d’entre eux quittèrent les basses terres de la Birmanie après qu’une révolte contre l’État birman eut échoué pour se réfugier dans les collines.

L’auteur déplore enfin la disparition progressive de la Zomia dans cette dernière phase de construction de l’État qui voit l’espace administré se confondre avec pratiquement toute la surface du globe. Cette dernière phase de l’expansion de l’État s’explique par les nouvelles technologies à la disposition des États pour absorber les périphéries et parachever le processus de formation des États-nations.

Scott, entre constructivisme anarchiste et essentialisation de l’État

En filigrane de son œuvre, Scott brosse un portrait de l’État peu reluisant qui, en plus d’être asservissant pour sa population, en dégrade les conditions de vie en raison de l’adoption de la monoculture et des taxes. L’État serait donc par nature et invariablement coercitif, imposant à une majorité les décisions d’une minorité. Or, les premiers États d’Asie décrits par Scott sont tout sauf semblables aux États contemporains, moins meurtriers (du moins pour les populations internes) et plus protecteurs. L’État-providence en est l’exemple le plus récent et le plus frappant puisqu’il assure une protection sociale et une redistribution des richesses à grande échelle.

Partant de ce constat que l’État serait, de tout temps et en tous lieux, contraire aux intérêts des individus, Scott développe l’idée selon laquelle l’organisation sociale et économique des habitants de la Zomia serait pensée pour conserver leur autonomie. Or, on peut se demander si ces structures adoptées par les populations des collines ne découlent pas simplement des contraintes géographiques et environnementales des espaces dans lesquels ils vivent, plutôt que d’être un choix politique d’anarchisme. Leur mode de production pourrait en fait être une simple adaptation à la vie dans les montagnes, de même que leurs structures sociales pourraient être la conséquence de l’organisation que nécessite un certain mode de production. Il a par exemple été montré que la culture du blé requiert moins de coordination que la culture du riz qui demande davantage d’interdépendance entre les individus1. Cette différence entre culture du blé et culture du riz peut expliquer les différences culturelles entre Chine du Sud, davantage holiste et valorisant la hiérarchie, le népotisme et la loyauté, et Chine du Nord, plus individualiste. Scott semble donc privilégier l’explication des caractéristiques sociales en termes de stratégies individuelles, sans aborder les déterminants structurels (environnementaux et sociaux) de ces caractéristiques.

En lien avec cette idée que les peuples des collines ne sont pas si averses à l’État que Scott le laisse entendre, Brass2 souligne que les Karènes se sont battus pour exiger un État karène ethniquement constitué en 1940, avec l’aide des conservateurs britanniques voulant affaiblir l’État birman. On peut alors se demander si l’absence d’État dans les collines est véritablement un choix politique ou une simple résignation.

Une romanticisation des sociétés sans État ?

Enfin, Scott souligne à plusieurs reprises le contraste de qualité de vie entre collines et vallées. La vie dans les collines prémunirait des famines et des épidémies récurrentes dans l’État en raison de l’agriculture diversifiée et de la faible densité de population, une idée présentée par Richard B. Lee au symposium « Man the Hunter » en 1966. S’appuyant sur ses ethnographies des !Kung du désert de Kalahari en Namibie, Lee avait montré que contrairement aux croyances communes, l’espérance de vie des !Kung après 60 ans était largement comparable à celle des populations industrialisées3.

Toutefois, de nombreuses données suggèrent que le mode de vie de ces chasseurs-cueilleurs est loin d’être idéal. Nancy Howell notait que « les !Kung sont très maigres et se plaignent souvent de la faim, à tout moment de l’année. »4 L’espérance de vie n’était guère plus reluisante, avec une moyenne à trente-six ans chez les !Kung5, l’hypothèse principale avancée étant que le nomadisme empêche les organismes de développer des anticorps prémunissant des maladies locales. Si les populations sédentaires, comme le souligne Scott, encourent le risque de maladies infectieuses et d’épidémies, les chasseurs-cueilleurs sont donc confrontés à d’autres risques sanitaires autrement importants.

Plus largement, la forte mortalité des populations de chasseurs-cueilleurs ne s’expliquerait-elle pas par un niveau extrêmement élevé d’homicides et de violences intergroupes ? C’est ce que suggère Peter Turchin dans Ultrasociety6, qui défend l’idée que le lot commun des sociétés pré-étatiques est un état constant de guerre. Les fouilles archéologiques révèlent par exemple que parmi 264 cadavres d’Indiens de l’Illinois vivant à la fin du Moyen Âge, 16% sont morts suite à des violences infligées par des armes (haches en pierre, flèche). Sur un échantillon de quinze sociétés de petite-échelle, onze ont un taux d’homicide supérieur à celui des nations modernes7.

Si l’on comprend les intentions d’un tel discours d’inspiration rousseauiste – renverser le discours progressiste dominant jusqu’en 1960 selon lequel la marginalité rurale était sous-développée et constituait donc un problème à résoudre – il est toutefois regrettable que James C. Scott ne rende pas précisément compte des conditions de vie de ces populations.

Notes :

[1] Talhelm, T., Zhang, X., Oishi, S., Shimin, C., Duan, D., Lan, X., & Kitayama, S. (2014). Large-Scale Psychological Differences Within China Explained by Rice Versus Wheat Agriculture. Science, 344(6184), 603–608. https://doi.org/10.1126/science.1246850

[2] Brass, T. (2012). Scott’s “Zomia,” or a Populist Post-modern History of Nowhere. Journal of Contemporary Asia, 42(1), 123–133. https://doi.org/10.1080/00472336.2012.634646

[3] Lee, R. B. (1968). What hunters do for a living, or, how to make out on scarce resources. In Man the Hunter (pp. 30–48). Aldine Publishing Company. https://hraf.yale.edu/ehc/documents/743

[4] Citation originale: “The Kung are very thin and complain often of hunger, at all times of the year.”

[5] Gurven, M., & Kaplan, H. (2007). Longevity Among Hunter- Gatherers: A Cross-Cultural Examination. Population and Development Review, 33(2), 321–365. https://doi.org/10.1111/j.1728-4457.2007.00171.

[6] Turchin, P. (2015). Ultrasociety: How 10,000 Years of War Made Humans the Greatest Cooperators on Earth. Beresta Books.

[7] Fry, D. P. (2013). War, Peace, and Human Nature: The Convergence of Evolutionary and Cultural Views. OUP USA.

« La séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains » – Entretien avec Damien Deville

Photo © Clément Molinier pour Le Vent Se Lève

Damien Deville est géographe et anthropologue de la nature. Il est l’auteur, avec Pierre Spelewoy, du récent Toutes les couleurs de la Terre – Ces liens qui peuvent sauver le monde paru aux éditions Tana. Il y développe plusieurs concepts, parmi lesquels celui “d’écologie relationnelle”, qui s’oppose notamment à l’uniformisation du monde par le néolibéralisme. Dans ce riche entretien, nous avons demandé à ce jeune héritier de Philippe Descola comment il analysait les processus de destruction écologique, sociale et culturelle que nous traversons, et comment construire concrètement une autre approche de la relation, compatible avec la préservation de nos biens communs, a fortiori environnementaux. Réalisé par Clément Molinier et Pierre Gilbert, retranscrit par Manon Milcent.


LVSL : L’introduction de votre livre formule un paradoxe : les dernières générations du XXe siècle sont à la fois les générations les plus connectées à la diversité du monde, mais elles sont également celles qui vivent le plus intensément sa destruction en cours. Que voulez-vous dire par là ? Doit-on se battre pour préserver toutes les diversités, ou bien se battre pour conserver la possibilité d’en inventer de nouvelles ?

Damien Deville : Il y a effectivement une hypothèse forte qui m’habite et qui traverse l’intégralité du livre : et si les crises sociales et environnementales pouvaient s’expliquer par une crise de l’un ? Autrement dit, à force de mettre l’unité politique, mais aussi sociale, culturelle et historique au centre l’action, n’en a-t-on pas oublié toutes ces diversités territoriales qui sont pourtant sources de résilience et d’émancipation pour celles et ceux qui les pratiquent ? Uniformisation et précarité semblent alors les deux temps d’un même processus. Nous les avons observés dans l’intégralité des lieux que nous avons pu traverser, dans l’hémisphère Nord comme dans l’hémisphère Sud.

À ce titre, l’une des expériences les plus troublantes pour moi s’est passée en Australie, il y a quelques années déjà. J’étais parti 6 mois travailler pour le ministère de l’Environnement du Queensland, dans une équipe de rangers, sur la protection des populations de koalas.  Pour les protéger, les politiques publiques d’alors consistaient à les parquer dans des zones dédiées à la protection. Grillagées dans des forêts de protection, loin des activités humaines, le koala s’en porterait mieux. J’étais moi-même bercé par cette idéologie et la jugeais somme toute pertinente. Néanmoins au fil des semaines passées là-bas, j’ai remis en cause mes acquis, car ce système de protection se confrontait à plusieurs biais. Un biais écologique d’abord, au sens scientifique du terme, dans le sens où parquer des koalas dans des zones spécifiques participait, sur du long terme, à limiter l’expression de la diversité génétique de la population. Une diversité pourtant nécessaire au renouvellement de l’espèce. Deuxième biais : on observait que certains koalas préféraient s’établir en zone péri-urbaine. Il y a également un libre arbitre chez les animaux, et les individus choisissent de s’établir en arbitrant sur les intérêts et les inconvénients de chaque lieu. En zone périurbaine, les koalas ont notamment comme avantage d’avoir peu de concurrence territoriale avec d’autres espèces animales et un accès facile à certaines ressources alimentaires. Ils ont par contre des inconvénients de taille : les attaques de chiens domestiques, les accidents de voiture ou encore les pollutions sonores qui stressent l’animal et lui font développer une maladie mortelle : la chlamydiose. Mais alors que des réflexions pour changer les démarches d’aménagement du territoire pourraient rendre possible la coexistence, les populations humaines préféraient voir les koalas partir vers des zones lointaines, plutôt que de changer la pratique. Je voyais cela comme un refus de coexistence qui était légitimé au nom de la protection de la nature. Éthiquement ça me posait question. Enfin un dernier biais, davantage culturel, m’est apparu : les koalas sont énormément représentés dans les symboles australiens alors que la coexistence est refusée. C’était pour moi une instrumentalisation du vivant doublée d’une hypocrisie anthropologique. Cette expérience m’a dynamité l’esprit. D’ailleurs, je le découvrirai plus tard, la violence infligée aux koalas n’était que le miroir d’une pluralité de violences qui émergent des mondes occidentaux et qui fait de nombreuses victimes : les populations autochtones qui décident de vivre autrement, dont les aborigènes d’Australie – les violences faites aux koalas et les violences faites aux humains sont les deux faces d’une même médaille – mais aussi les territoires oubliés de l’économie monde, les violences faites aux femmes, aux Tsiganes, aux roms, les DOM-TOM marginalisés dans les démarches républicaines… Bref, par notre incapacité à penser la diversité, nous avons laissé sur le carreau nombre d’individus, de collectifs et de territoires.

De ce fait, contourner l’uniformisation des mondes demande, je crois, une réponse citoyenne et politique forte: remettre la diversité, qu’elle soit humaine ou non humaine, au cœur des modèles sociaux. Cette démarche peut offrir des dynamiques d’innovation majeures aux crises que nous connaissons tout en nous permettant de remettre de la poésie dans nos vies. En puisant dans la singularité de chaque être,  de chaque imaginaire, de chaque territoire, des voies citoyennes et politiques se dégagent pour emmener le social et l’environnement dans un seul et même horizon.

LVSL : Après Claude Lévi-Strauss, et plus récemment, Philippe Descola, vous dénoncez dans votre livre la pensée unique qui sépare nos deux catégories de nature et de culture pour composer des mondes. Ce mode de construction intellectuel, qui tend à triompher partout sur la planète, nous mène vers un phénomène processuel que vous appelez « l’uniformisation du monde ». Par ailleurs, vous écrivez également que les inégalités spatiales et sociales limitent grandement l’expression de la diversité. Pouvez-vous nous dire comment vous articulez la question des inégalités, spatiales et sociales, à celle de l’appauvrissement de la diversité, exprimé également par le phénomène d’uniformisation du monde ?

D. D. : Critiquer l’uniformisation demandait également d’essayer d’expliquer ce qui la sous-tend. Contrairement à ce qu’on pense c’est un processus. Si une pluralité de facteurs peuvent l’expliquer, nous avons choisi d’en mettre trois en exergue qui ont profondément et particulièrement modifié le vivre ensemble.

La guerre des territoires d’abord. Depuis la fin du 19e siècle, la compétitivité des territoires est devenue la norme des politiques de développement. Elle a pris plusieurs phases : le développement des avantages comparatifs d’abord, puis l’émergence des pôles de compétences ensuite, et enfin l’apogée de la métropolisation. Dans ce jeu de David contre Goliath,  nombre de territoires se retrouvent en difficulté : trop enclavés, trop loin d’une grande métropole, anciennement spécialisés dans un fleuron industriel aujourd’hui obsolète, ces territoires sont perforés par des taux de pauvreté et de chômage importants. De plus, le modèle métropolitain est loin d’être le plus performant. Dans les rues des grandes villes, les inégalités n’ont jamais été aussi prégnantes. Cette guerre spatiale se double d’une guerre également spirituelle ! Car si l’on parle beaucoup de l’urbanisation des espaces, une autre forme d’étalement urbain me semble bien plus performative : l’urbanisation des esprits. Aujourd’hui on a beau habiter à la campagne, on a le regard tourné vers la ville. C’est une dynamique ancienne, mais qui a été entérinée par l’ère du tout métropolitain. Cette hégémonie de l’urbain s’observe facilement dans la culture et dans les imaginaires : les métropoles sont souvent les centres dans lesquels on place le progrès et les horizons d’émancipation. Il suffit d’aller au cinéma pour s’en rendre compte : la plupart des films se passent en ville, et comme la France reste un pays très centralisé, le scénario prend pour théâtre Paris. Cette dynamique du tout urbain entraîne une privation des imaginaires pour ceux et celles qui veulent vivre ailleurs et autrement.

Deuxième facteur d’uniformisation, l’émergence du capitalisme qui est avant tout un impérialisme ! Il réincorpore chaque différence à sa solde au mieux quand cette dernière n’est pas tout simplement détruite. Bien des peuples, bien des communautés, bien des individus ont vu leurs valeurs être réinjectées dans les lois du marché. Or le marché fait perdre la relation symbolique aux choses. Goethe disait déjà en son temps que “les symboles sont des portes ouvertes vers des mondes innommables ». C’est-à-dire que les symboles structurent de bien des manières les solidarités, la projection dans un avenir voulu, l’émancipation. Le capitalisme a déterritorialisé les gens, mettant en invisibilité toutes les relations qu’ils avaient su construire avec l’autre et avec leurs milieux.

Enfin, troisième facteur, l’histoire de la protection de la nature. D’une certaine manière, elle a été elle-même un outil d’uniformisation et de mise en précarité. Elle s’est inventée autour d’une représentation duale du monde: la nature contre la culture. Pourtant ces dernières ont toujours été étroitement liées. Si les humains projettent sur leurs environnements leurs visions du monde, les éléments naturels demandent aux sociétés d’adapter leurs techniques et parfois même leurs croyances. Tout en se modifiant au contact de l’environnement, les paradigmes humains modifient ce dernier en retour. L’histoire de la protection de la nature a donc détruit des relations d’équilibre aux détriments bien souvent des humains autant que des non humains.

Ces trois facteurs se sont percutés au fil de l’histoire pour avancer ensemble. D’ailleurs c’est souvent leurs rencontres qui a accentué les processus d’uniformisation. Les métropoles sont l’apogée des lois du capitalisme à l’échelle des territoires au même titre que la séparation entre nature et culture a favorisé l’hégémonie des imaginaires urbains. L’un dans l’autre, ils ont participé à la déterritorialisation des individus. Or, lorsque les territoires voient leurs expériences partagées érodées, ils perdent également leurs capacités à porter politiquement cette expérience partagée. Ils deviennent donc des “territoires d’oublis” des services publics, de la culture dominante, des opportunités sociales et économiques, des imaginaires…  Les gilets jaunes l’ont bien montré et je crois que la crise sanitaire que l’on vit aujourd’hui en est également l’un des avatars. Les zoologues sont en train de démontrer que c’est parce que nous détruisons en masse l’habitat des non-humains que ces derniers deviennent porteurs d’une charge virale importante. Également, puisqu’on a déraciné les territoires d’un réseau social et économique diversifié, on se retrouve dans l’impossibilité d’apporter des solutions adaptées à la réalité de chaque lieu. Les solutions politiques deviennent donc des impasses et les populations se retrouvent à devoir accepter des réponses politiques qu’on pensait d’un autre temps : des mesures liberticides et le confinement pour tous. La crise du coronavirus cache, je crois, une véritable incapacité démocratique : la possibilité de s’adapter rapidement en fonction des réalités locales. Nous n’avons pas encore toutes les armes pour comprendre réellement ce qui se passe, mais j’ai dans l’hypothèse que si chaque territoire était résilient, le virus aurait pu être endigué beaucoup plus rapidement, sans confinement. Face aux enjeux contemporains, réapprendre à vivre en relation devient salutaire : j’ai la conviction que c’est le seul moyen qui permettra de protéger le vivre ensemble et de construire les sociétés écologiques de demain.

LVSL : Dans votre livre, vous nous donnez donc différents types d’exemples du phénomène d’uniformisation du monde. Notamment, ces phénomènes sont présents dans ce que vous appelez « l’écologie-monde », où les réponses apportées aux crises environnementales favorisent à leur tour l’uniformisation du monde et la colonisation des esprits. Pouvez-vous expliciter ce concept et nous donner des exemples ?

D. D. : La dualité entre nature et culture émerge d’un contexte particulier : celui de la pensée des Lumières. Descartes disait à l’époque « que toute l’essence de l’humain est de penser, et qu’il n’a besoin pour ça d’aucune chose matérielle ni immatérielle ». Cette pensée a plus de deux siècles, mais c’est pourtant celle qui conditionne toujours l’agencement du monde. Elle a infusé la représentation que l’on se fait des états d’une part et la presque totalité des politiques publiques d’autre part, y compris les politiques environnementales. De plus, cette pensée a été imposée à des sociétés qui ne pensent pas comme nous, les coupant complètement de leurs socles de valeurs.

Au  Congo, par exemple, les pygmées ont été chassés des grandes forêts dans lesquelles ils vivaient. Le tout, pour protéger le gorille des montagnes, qu’ils ne chassaient pas ou peu, et pour valoriser un milieu qu’ils avaient su préserver au fil du temps puisqu’on en reconnaissait la valeur. Exclus de leurs habitats, les populations pygmées se retrouvent maintenant dans les bidonvilles des grandes villes où elles sont marginalisées par la culture dominante, la culture bantoue. On les a coupés de leurs lieux de cultes, leurs lieux communautaires, de leurs savoirs. Autant de trésors qui auraient pu créer des trajectoires d’innovation pour le territoire. Comble du paradoxe, nombre de forêts du Congo sont aujourd’hui en danger face au braconnage massif, à l’orpaillage illégal et  à la corruption des autorités locales, ne venant pas tout le temps des peuples pygmées… L’histoire aurait pu être différente si les forêts étaient habitées par ceux et celles qui la connaissent le mieux, les communautés forestières dont les populations pygmées font partie.

L’Occident a vu également des précarités émerger de cette dualité entre nature et culture. En Cévennes, la biodiversité exceptionnelle du territoire était entretenue en grande partie par des pratiques culturelles et paysannes situées. Les montagnes cévenoles, confrontées à la fois aux politiques de protection de la nature et au capitalisme qui a rendu l’agriculture locale très peu rentable, ont vu cette diversité disparaître. Les chiffres font froid dans le dos : 95% des châtaigneraies sont aujourd’hui à l’abandon, et nombre d’espèces sont en péril.

Tous ces paradoxes demandent de changer de philosophie en proposant de répondre aux crises par la relation à l’autre et par le vivre ensemble à l’échelle des territoires.

LVSL : Vous en appelez donc à « une pensée systémique et globale », affrontant la dualité nature et culture, qui serait capable de barrer la route à l’uniformisation du monde. Cette nouvelle voie, vous la nommez « l’écologie relationnelle ». Vous écrivez que cette écologie relationnelle « mise » sur la différence des individus et des territoires pour répondre aux crises sociales et écologiques de notre temps. Qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?

D. D. : L’écologie relationnelle formule un horizon et invite à en emprunter les chemins. Elle positionne au premier plan de la pensée et de l’action politique la relation à l’autre, entre humains d’abord et avec le non humain ensuite. Il n’y a donc pas de recette miracle, car on ne fait pas relation de la même manière à Paris qu’en Cévennes. L’idée c’est de puiser dans la singularité de chaque expérience partagée pour répondre aux questions de notre temps. D’ailleurs à partir du moment où l’on pense par la relation, on inverse complètement la gymnique : « penser global, agir local ». La relation c’est tout le contraire ! L’écologie relationnelle fait de son de théâtre de réflexion le local ! Elle offre donc une pluralité de positionnements face aux crises, mais qui néanmoins peuvent traduire un nouvel agir commun ! J’aime le définir comme une fierté retrouvée : celle de la diversité !

Fort de ce constat, avec mon co-auteur Pierre Spielewoy, on s’est attaché dans le livre à ne pas développer une position normative. C’est une maladie que de dire aux gens quoi faire, surtout quand cela vient de très loin ou de très haut. Le livre offre plutôt des outils scientifiques, politiques et poétiques pour que chacun puisse répondre par lui-même aux grandes questions le traversant. Je pense que ce positionnement éthique est également l’une des clés de l’éducation de demain : ne plus dire aux gens quoi faire, mais les armer conceptuellement pour qu’ils puissent déployer une trajectoire de vie qui leur correspond.

Coexister dans la diversité demande également de porter un nouvel enjeu politique : celui de la rencontre ! En Cévennes par exemple, il y a beaucoup de conflits entre les néoruraux et les archéos cévenols. Chacun se balance son identité au visage : les archéos cévenols reprochent aux néoruraux d’avoir une autre manière de travailler et de déstabiliser les codes communautaires. De leur côté, les néoruraux reprochent aux archéos cévenols d’être trop attachés à leurs communautés protestantes, aux vieilles pierres, etc.  Pourtant il existe des voies de dialogue. Lorsqu’on discute avec ces deux catégories de la population, on réalise qu’il existe deux symboles communs. La culture de la résistance d’une part, et l’amour des montagnes d’autre part ! Deux symboles sur lesquels construire de l’inclusivité. Le lien au paysage comme projet territorial a également pour avantage de ne pas être anthropocentré. Il emmène anciens comme nouveaux, humains comme non humains dans un seul et même bateau. J’ai tendance à militer actuellement pour des politiques du symbole, au sens littéral du terme. Ça me fait penser à cette fameuse phrase de l’anthropologue Jean Malaurie : « sans symbole nous ne sommes rien, qu’un peuple de fourmis manipulées par le verbe, l’information et l’image ».

Photo © Clément Molinier pour LVSL

LVSL : Comment articulez-vous cette nécessité de cultiver une diversité capable de relever de défi climatique avec la notion d’universalisme ?

D. D. : C’est une question vraiment intéressante, sur laquelle j’avoue me sentir encore précaire. Je vois néanmoins deux pistes de réponses. La première, c’est qu’il y a une tension très forte dans les milieux écolos, entre l’urgence climatique et sociale et les manières de cultiver des réponses qui demandent nécessairement du temps. Ce conflit, nous y sommes tous confrontés. Néanmoins, il reste impératif de cultiver le sens ! Lorsque le sens est là, les actions suivent toujours. A contrario porter des actions en étant bancales sur le sens qu’on leur donne peut avoir un effet boomerang et nous revenir sous forme de précarités multiples. Un exemple concret : se développent à Paris des fermes verticales, sans eau, sans sol. Elles sont très subventionnées au nom de l’autonomie alimentaire des villes. Elles entrent alors en concurrence avec l’agriculture des campagnes où les paysans cultivent pourtant les valeurs de la terre et n’arrivent plus à vivre de leurs métiers. Autrement dit, au nom de l’écologie à Paris, on détruit ce dont l’écologie est censée être la gardienne : la diversité des mondes.

Une deuxième clé de réponse se situe dans le dialogue entre la valorisation de la diversité à l’échelle locale et le sentiment d’appartenance à l’humanité.  Il y a un imaginaire auquel j’aime me relier, même si en l’état il peut paraître de l’ordre de l’utopie. Le géographe Augustin Berque, qui a été très influent pour moi, propose dans ses travaux de penser la diversité via trois échelles à partir desquelles on pourrait déployer de nouvelles compétences politiques. La première est l’échelle de l’atmosphère, le matériau physico-chimique de la Terre. Cela correspondrait à des politiques internationales relevant d’un sens commun de l’humanité telle que la lutte contre le réchauffement climatique.  Ajouter la vie sur terre permet de déployer une deuxième échelle : l’échelle écosystémique. C’est une échelle biorégionale en somme à partir desquelles se pensent et se préservent les grands équilibres de la vie. Il y a enfin l’échelle de l’habité, celle des symboles et de l’expérience partagée. Augustin Berque l’appelle « l’écoumène ». C’est une échelle beaucoup plus fine qui construit pourtant le vivre ensemble au quotidien. Un universel par-delà l’humain, se situe peut être dans un dialogue pertinent entre ces trois nouvelles échelles politiques et citoyennes.

LVSL : Selon vous, l’État français centralisateur, dans sa forme actuelle du moins, est incompatible avec la société de la relation, car cette dernière ne peut se déployer « dans la diversité qu’à partir du moment où elle est mobilisée à l’échelle de l’expérience partagée ». Quelle est donc cette échelle qui permet de mobiliser l’expérience partagée? Doit-on donner plus de souveraineté aux régions qui clament une identité propre par exemple, admettons la Bretagne, la Corse ou le Pays basque?

D. D. : Je pense effectivement que les questions écologiques et sociales mettent en crise le fonctionnement des états nations, surtout quand ces derniers sont très centralisateurs. D’ailleurs, la construction historique des états a participé à cette même uniformisation des mondes. En inventant des ancêtres communs, en imposant une langue unitaire à des langues locales qui étaient pourtant vectrices de liens et de relations, en cultivant des symboles nationaux qui sont soit virtuels, soit non inclusifs comme ceux du calendrier chrétien, les récits nationaux mettent en invisibilité les diversités qui nous composent. Dans le Béarn, par exemple, l’ours se disait « Mosso », « Monsieur » en béarnais. C’était un animal très respecté et mis en valeur dans les codes locaux. Si cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de conflit, ça affirme néanmoins que la coexistence était acceptée et valorisée. Tout le contraire de ce qu’on vit aujourd’hui avec la réintroduction de l’ours dans les Pyrénées. De manière générale la centralisation des compétences, qu’elles soient à l’échelle nationale ou à l’échelle des grandes régions françaises, fait toujours beaucoup de perdants.

Porter la relation revient nécessairement à mettre les territoires au centre des propositions politiques et au centre des imaginaires. La crise du coronavirus montre à quel point nous avons besoin de relation et que l’expérience territoriale est tout ce qui compte face au présent. Y compris pour lutter contre la solitude qui est une bien grande maladie. Toute relation n’est pas physique, il y a également des espaces symboliques dans lesquels nous pouvons trouver des voies d’émancipation malgré le confinement qui a été mis en place. La crise sanitaire invite également à orienter des politiques décentralisées qui donnent les moyens à chaque lieu de faire face aux réalités qu’il traverse. Les relations entre individus laissent place ici à des relations de coopération entre territoires. Pendant des décennies nous les avons opposés. Peut-être arriverons-nous maintenant à les faire dialoguer ! Il y a une bataille culturelle à mener autour de cette égalité territoriale. Je crois même que cette bataille culturelle est mère de toutes les batailles, car, lorsque notre projection au monde change, tout change, à commencer par la vision politique d’une nation. Le coronavirus place l’humanité devant un tel choc qu’il permet ce pas de côté dans l’opinion.

LVSL : Ce que l’on pourrait répondre, c’est que cela peut être un horizon, mais, à court terme, nous avons également besoin de la puissance publique pour affronter le changement climatique. Un état fort permettrait de déployer rapidement un Green New Deal, conforter les services publics comme la santé et permettre la nationalisation de secteurs stratégiques. Par ailleurs, beaucoup de gens restent attacher à ce cadre national, notamment chez les classes populaires étant donné que c’est l’État qui protège avec la sécurité sociale et les prestations sociales. Cela ramène à un imaginaire protecteur, ce que l’on observe d’ailleurs avec le surcroît de participation aux élections présidentielles. Il y a déterritorialisation, mais aussi une reterritorialisation. En effet, la symbolique de l’État-nation ramène également à une symbolique sociale, qui a pu se voir notamment au moment des Gilets Jaunes, qui ont brandi certains symboles liés à la Nation et à la République.

D. D. : C’est une remarque très juste qui pose la question des appartenances multiples des individus. Le problème c’est que là encore, on demande souvent aux personnes de choisir une identité parmi d’autres, au lieu de leur laisser exprimer la totalité des diversités qu’elles incarnent. Porter les territoires néanmoins n’est pas contradictoire avec des compétences à l’échelle nationale. Cela demanderait néanmoins de réformer complètement le mille-feuille administratif. Un habile dialogue entre le régionalisme et le fédéralisme m’apparaît comme une porte de sortie intéressante. En France, la crise sanitaire a amené un retour puissant de l’état régulateur et providence, mais ce n’est pas sans risque. Il serait intéressant, après la crise, de voir comment des états fédéraux ou des régions autonomes ont fait face. On aurait alors un outil de comparaison pour voir quelles sont les formes de gouvernance qui permettent des adaptations pertinentes. Il faudra néanmoins garder en tête que le débat est biaisé dans tous les cas, puisque la crise sanitaire est en grande partie le résultat d’un monde régulé depuis de plusieurs décennies par l’autorité des états nations et du marché capitaliste.

Néanmoins, j’imaginerais bien une feuille de route gouvernementale en deux temps : une rapide transition vers une économie décarbonée sur du court terme, demandant des arbitrages politiques nationaux assez forts tout en amorçant un retour aux territoires sur du moyen terme. Pour qu’il soit pertinent, le vivre ensemble ne peut pas être du ressort des états nations : il demande de placer au cœur des décisions des échelles d’action facilement appropriable par le tout citoyen, c’est-à-dire des échelles plutôt locales. L’un dans l’autre, face à l’uniformisation des mondes et aux précarités qui en émerge, il me semble inévitable de questionner non pas simplement le rôle de l’état, mais bien la place qu’il occupe dans les régimes démocratiques. Sur du long terme, je pense qu’il devra nécessairement s’effacer en partie pour laisser place à de nouvelles modalités d’interventions citoyennes et politiques. Expérimentons.

LVSL : Selon vous, la relation requiert de nous que nous soyons perméables à la trajectoire individuelle des autres. Vous écrivez encore que la relation, pour « être réellement vécue », a besoin d’ « interfaces quotidiennes, de compréhension mutuelle, de termes et de codes nouveaux aptes à nous relier et à nous permettre de dialoguer pleinement avec la différence. » À quels types d’interfaces pensez-vous ?

D. D. : Dans le livre, nous proposons un logiciel conceptuel pour s’ouvrir à la diversité des humains comme des non humains. Cela demande un réapprentissage à travers trois étapes. La première, c’est réassumer notre propre vulnérabilité. Chaque être vivant a en commun d’être vulnérable, et pour s’adapter à cette condition, il a besoin des autres. Humains comme non humains sont interdépendants. Nous avons besoin des autres, et ce sont bien ces liens d’interdépendances qui doivent mobiliser l’action citoyenne. La deuxième, c’est la rencontre avec l’autre. La rencontre positionne les relations dans une dynamique créatrice. Un plus un, en géographie, ça n’a jamais fait deux. Lorsqu’on réussit à comprendre l’autre pour ce qu’il est vraiment, la rencontre ouvre des trajectoires d’innovations majeures.

Je me permets de préciser que rencontrer l’autre ce n’est pas nécessairement l’apprécier. Vivre la relation revient à accepter également les antagonismes, la différence, le refus. Enfin, puisque qu’on peut rencontrer l’autre en le dominant voir en le détruisant, il convient d’ajouter une troisième étape à cette société de la relation : la justice. Pour que les relations soient émancipatrices pour les deux parties prenantes, il est important d’exercer justice dans la coexistence. Ces trois thèmes sont suffisamment larges pour être mobilisés de manière extrêmement plurielle en fonction des réalités de chaque espace, de chaque communauté voir de chaque individu.

LVSL : En termes de politiques publiques, comme Philippe Descola dans un entretien vidéo qu’il a accordé précédemment au Vent Se Lève, vous semblez militer pour une éducation où la compréhension des raisons de la diversité du monde serait approfondie. Notamment, vous écrivez quelques pages où vous appelez, non seulement à vivre avec la diversité, mais plus encore à la percevoir dans ses manifestations les plus quotidiennes. Pour apprendre à percevoir la richesse de la diversité aussi loin et aussi proche de soi, que faudrait-il enseigner aux jeunes ?

D. D. : J’ai eu la chance de beaucoup voyager, et en revenant en France, une chose essentielle m’a sauté aux yeux : la diversité que je projetais ailleurs est également présente ici, dans les moindres recoins de l’espace. Nous n’arrivons néanmoins plus à la voir et encore moins à la mettre au cœur de nos vies. Je crois que c’est lié en grande partie à nos modèles éducatifs qui ne valorisent pas assez les territoires. À la lumière de la relation, l’éducation devient également un objet de réforme. Philippe Descola milite effectivement pour davantage d’anthropologie à l’école. J’ajouterais pour ma part davantage de géographie et d’éthologie ! L’éthologie est une discipline très peu valorisée dans les budgets de la recherche, alors qu’elle est pourtant une voie majeure dans la compréhension de l’altérité. Enfin je pense qu’il faut construire davantage de liens entre ce que l’on pense et ce que l’on fait de ses mains. Il n’y a presque plus d’activités manuelles dans les programmes pédagogiques et universitaires. Pourtant expérimenter un territoire passe également par le mouvement du corps et par les sens. Au fond, les modèles éducatifs sont à la lumière de ce qu’a été la politique pendant longtemps : la gauche autant que l’écologie politique n’a jamais réellement agi avec les territoires. Or je crois que, dans les moments de bonheurs comme de malheurs, tout ce qui compte au final, c’est le vivre ensemble. La crise du coronavirus le confirme. Remettre ce vivre ensemble, par-delà l’humain, par-delà l’Occident et par-delà le visible, au cœur de l’action me semble être un beau chemin à suivre.

 

12. L’anthropologue : Philippe Descola | Les Armes de la Transition

Philippe Descola est anthropologue, Professeur au Collège de France et titulaire de la chaire « Anthropologie de la Nature ». Il succède ainsi à Claude Lévi-Strauss. Il est notamment connu pour ses travaux sur la non-universalité du distinguo nature/culture. Nous avons donc pensé qu’il serait intéressant de l’interroger sur ce que pourrait être une nouvelle ontologie, une nouvelle philosophie de notre rapport à la nature, conciliable avec la préservation de l’environnement.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi peut servir un anthropologue dans la lutte contre le changement climatique ? Et pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre ?

Philippe Descola : Je n’ai pas choisi la voie du climat stricto sensu, j’ai choisi la voie de ce que j’appelais « l’environnement ». Quand j’ai commencé ma carrière d’anthropologue, je l’ai commencée comme le font la plupart des anthropologues, en faisant du terrain comme ethnographe. J’avais choisi un sujet qui m’intéressait tout particulièrement à l’époque, parce que c’était une question qui commençait à poindre dans le débat public : le rapport entre les sociétés et le milieu au sein duquel elles se développent. J’avais choisi d’étudier cette question en Amazonie, parce qu’il me semblait que l’Amazonie présentait différents traits intéressants pour approfondir cette question, notamment le fait que les Européens, depuis le 16e siècle, c’est-à-dire depuis le début de la connaissance que l’on avait, en Europe, des populations amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud, n’avaient cessé d’insister sur le fait que les Amérindiens étaient quasiment des « appendices de la nature ». C’est une question que j’avais trouvée intéressante, et qui se prolongeait tardivement puisque jusque dans les années 1960, l’Amazonie c’était « l’enfer vert », le monde des brutes cannibales, etc. Un cliché qui a été remplacé par d’autres clichés eurocentriques un peu plus tard, à partir des années 1970, l’Amazonie devenant alors au contraire un monde de complexité écologique, de diversité biologique et culturelle, avec des Amérindiens considérés comme de fins connaisseurs de la nature. Ce qui est vrai, bien sûr, et c’est ce qui m’intéressait !

Mais ce couplage entre les sociétés amérindiennes des basses terres d’Amérique du Sud et la question de la nature est très ancien. C’est une des choses que j’avais souhaité étudier, et j’avais souhaité le faire comme le fait un ethnographe, c’est-à-dire en allant sur le terrain, en passant plusieurs années à étudier la façon dont une population qui vivait à la frontière de l’Équateur et du Pérou, dans les basses terres de l’Amazonie Equatorienne, s’adaptait à son environnement, établissait des liens avec les non-humains.

Le climat est évidemment une question qui est intervenue, mais beaucoup plus tard. Je me suis en revanche intéressé très tôt à cette question de la nature.

L’un des résultats de l’enquête ethnographique que j’ai menée a été de me montrer que les idées que j’avais amenées avec moi, l’approche avec laquelle j’arrivais sur le terrain, qui était d’étudier la façon dont une société s’adapte à son environnement, n’avaient guère de sens, parce que cet environnement avait en réalité été en partie façonné, sur plusieurs millénaires, par la population à laquelle je m’intéressais. En effet, mes travaux et ceux de collègues qui ont travaillé à peu près dans la même génération que moi sur ces questions, ont pu mettre en évidence que la forêt amazonienne est, en partie, le produit de transformations de très grande ampleur, mais qui sont peu visibles pour un œil non averti, et qui sont liées aux techniques culturales : l’agriculture sur brûlis, la domestication des plantes, d’abord sous couvert forestier puis par transplantation et ensuite domestication. Le résultat est que la composition floristique de la forêt amazonienne a beaucoup évolué au cours des 10.000 dernières années. Par conséquent, l’Amazonie n’est pas un grand morceau de forêt vierge occupé par des gens qui seraient descendus du ciel pour s’adapter à un environnement; c’est le produit d’une co-évolution entre des populations humaines, animales, végétales, au fil des millénaires.

C’est un premier aspect : l’idée d’étudier la façon dont une société s’adapte matériellement et idéalement à son environnement n’avait guère de sens, puisqu’il ne s’agit pas d’une adaptation, mais d’une co-construction.

D’autre part, le deuxième aspect, c’est que les Achuars entretenaient avec les plantes et les animaux, et avec les esprits associés à ces derniers, des rapports de personne à personne, de sorte qu’il était difficile de parler de « nature » dans un tel cas, puisque c’étaient, au fond, des interlocuteurs, dotés de qualités équivalentes à celles des humains…

J’ai donc été complètement perturbé par cette expérience ethnographique. C’est la règle :  c’est à ça, aussi, que sert l’ethnographie. J’ai été perturbé de telle façon que j’ai consacré toute ma carrière à essayer d’aller au-delà des concepts et des catégories classiques que nous employons, en Europe et dans une partie du reste du monde, pour penser le rapport entre humain et non-humain, qui consiste à envisager les sociétés humaines d’un côté et une nature extérieure de l’autre.

Et donc, le climat est venu tardivement, puisque la prise de conscience du dérèglement climatique est relativement récente. Moi, j’ai commencé ces travaux il y a 40 ans… Le climat est venu confirmer des intuitions, et même plus, des propositions que j’avais commencé à faire sur le fait que notre façon – c’est-à-dire la façon que nous avons en Europe, en Occident, depuis quelques siècles – de concevoir et de “performer”, si l’on peut dire, le rapport au non-humain, relève d’une conception assez singulière, et que cette conception n’est pas partagée par le reste du monde ou par d’autres civilisations. L’une des particularités de cette conception est de considérer les non-humains comme un système de ressources extérieur aux humains dans lequel on peut puiser… sans retenue. Avec les conséquences que l’on a commencé, peu à peu, à mesurer, notamment le réchauffement climatique.

Voilà ce que l’anthropologue que je suis peut dire, non pas sur le climat, puisque ce n’est pas mon sujet principal, mais sur la façon dont j’ai découvert, peu à peu, qu’il était nécessaire de dépasser la conception occidentale du rapport entre les humains et les non-humains, pour s’intéresser à quelque chose de plus vaste, une théorie générale des formes de perception, de continuité, de discontinuité, dont la nôtre, c’est-à-dire celle qui s’est développée en Occident, n’est qu’une variété parmi d’autres.

Philippe Descola, photo © Clément Tissot

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité d’anthropologue ? Pourriez-vous nous définir une de vos journées-type, et quelle est votre méthodologie ? On peut évoquer une journée où vous êtes sur le terrain, et une journée où vous êtes ici, par exemple.

Philippe Descola : C’est assez difficile à définir, parce qu’au fond l’anthropologie c’est, au moins, autant un art qu’une science… Sur le terrain, à vrai dire, il y a des choses qu’il faut faire lorsqu’on s’intéresse aux questions que j’ai évoquées tout à l’heure. Il y a des choses qu’il faut faire, et des choses que j’ai faites. Par exemple, il faut faire une collecte des végétaux pour savoir quelles sont les plantes qui sont utilisées par une population, les identifier, ce que j’ai fait aussi ; il faut mesurer les jardins, mesurer leur fertilité en faisant des carottages… Des choses très techniques, de ce type-là, mais il faut aussi écouter ce que les gens disent, une fois qu’on a appris leur langue, ce qui peut prendre pas mal de temps, et que l’on comprend ce qu’ils disent. En fait, on les écoute, et la recommandation que je fais à mes étudiants, parce que je pense que c’est la meilleure, c’est qu’au bout d’un certain temps, quand ils pensent qu’ils sont suffisamment à l’aise et qu’ils connaissent les éléments essentiels d’une société, c’est de ne plus poser de questions, mais d’écouter ce que les gens disent. Parce que lorsqu’on pose une question, on va pré-former la nature de la réponse qui va vous être apportée.

Donc, méthodologiquement, en dehors de ces opérations que j’évoquais tout à l’heure : quand quelqu’un arrivait dans une maisonnée Achuar, de retour de la pêche, je pesais ce qu’ils avaient ramené, par exemple, pour savoir quelle était la quantité de protéines, de calories, etc. qu’on consommait, mais surtout, j’allais à la pêche moi-même, et puis je discutais avec les gens, j’écoutais leur interprétation des rêves le matin, très tôt avant le lever du jour, etc.

C’est une vieille méthodologie – enfin, « vieille », qui a un peu plus d’un siècle – qui est celle de l’ethnographie, qu’on appelle « l’observation participante ». Tout simplement, ça veut dire partager la vie des gens.

Donc, une journée type, il n’y en a pas. Personne n’a véritablement de journée type, surtout dans une société de ce type-là.

Et ça continue, j’ai été sur le terrain – je suis allé chez les Achuars il y a un an – là, j’arrive du Viêt-nam où j’ai été faire des conférences, mais en même temps, j’ai saisi l’occasion de passer quelques jours avec une population, une minorité tribale qu’on appelle « les Montagnards » (ils sont une cinquantaine de minorités tribales au Viet Nam dans le nord, près de la frontière chinoise, des Thaïs), et j’y ai passé quelques jours avec de jeunes collègues, pour regarder la façon dont ils « gèrent » le massif forestier.

C’est un micro-terrain qui vient confirmer les choses que j’avais lues, parce qu’une grande partie du travail de l’anthropologue consiste aussi à lire de l’ethnographie, pas simplement celle qu’il a menée, mais celle que d’autres ont menée, à la fois sur les populations dont il est familier, pour moi c’est l’Amazonie, mais aussi sur d’autres (je suis très intéressé par ce qui s’écrit sur l’Asie du sud-est, par exemple). Cela consiste aussi à lire d’autres choses, écrire, diriger des thèses, faire des conférences, etc. C’est le travail d’un universitaire absolument classique, c’est-à-dire à la fois se tenir au courant des dernières avancées dans sa discipline et puis, en même temps, former de jeunes chercheurs et contribuer au développement de sa discipline en encadrant des recherches et des travaux de thèses.

Voilà, grosso modo… Mais je pense que tout universitaire vous répondra la même chose.

LVSL : Quel est votre but ?

Philippe Descola : Apporter un peu d’intelligibilité à la diversité du monde et de ses usages, peut-être… Nous, les anthropologues, sommes un peu des badauds professionnels, et si on fait ce métier, c’est qu’on aime la diversité des choses. On aime observer cette diversité. Rien ne nous attriste plus que de voir cette diversité se perdre, précisément.

Mais, en même temps, nous ne sommes pas des conservateurs de musée, c’est-à-dire que notre rôle n’est pas de patrimonialiser la diversité, mais d’essayer de comprendre ses raisons. Et les raisons de la diversité ne sont pas simples, parce que les milliers d’expériences du monde que les sociétés contemporaines nous offrent – et le nombre est encore démultiplié si on revient en arrière dans le temps – présentent, à première vue, l’apparence d’un chaos indescriptible.

Et le rôle de l’anthropologie, depuis un peu plus d’un siècle qu’elle existe, c’est d’essayer de réduire ce chaos, non pas dans un point de vue surplombant pour apporter des critères de définition, des pratiques, ou de faire des typologies abstraites, mais pour essayer de comprendre les ressorts de cette diversité.

L’une des choses que j’ai essayé de faire ces trente ou quarante dernières années, c’est d’apporter une perspective nouvelle, qui était de décentrer l’approche anthropologique, en y faisant mieux apparaître le rôle des non-humains – dans un premier temps, des plantes, des animaux, des esprits, puis des machines, des institutions, etc. – de façon à rendre plus complexe le tissu des interactions entre les êtres qui composent le monde.

Et également, comme la plupart des anthropologues, je me suis efforcé de « dés-eurocentrer », si on peut se permettre cette terminologie un peu lourde, de déplacer le regard par rapport à l’eurocentrisme très caractéristique de l’approche des sciences sociales en général.

Pourquoi ? Parce que les sciences sociales sont nées dans un contexte historique tout à fait singulier, qui est celui des effets de la philosophie des Lumières et de la Révolution Française, dans lequel la notion de société est apparue comme l’élément émancipateur, et la base pour construire un régime nouveau par rapport à l’ancien régime soumis aux hiérarchies statutaires, à l’influence divine, au rôle des églises, etc. Et cette notion de société est apparue comme un instrument conceptuel et politique important, pour situer une nouvelle trajectoire historique, celle des sociétés européennes. Notamment dans leur rapport à la nature, envisagée précisément comme un domaine qui permettait la production de richesse et de bien-être. Et cette façon de voir le monde que nous avons forgée au 19e siècle, et qui a alimenté les sciences humaines et les sciences sociales jusqu’à présent, n’est pas du tout partagée.

De sorte que, lorsque nous analysons, avec ces concepts que nous avons forgés pour comprendre notre propre trajectoire historique, des civilisations qui ne sont pas du tout passées par les mêmes expériences historiques, nous transformons, nous gauchissons complètement l’analyse que nous en rendons.

C’est pour cette raison qu’il m’apparaît absolument indispensable – et l’anthropologie a un rôle fondamental à jouer – que cette diversité du monde que j’évoquais tout à l’heure ne soit pas rabattue sur des concepts et des façons de voir qui sont spécifiquement européens.

Voilà les deux choses qui m’occupent principalement, à savoir « désanthropocentriser » et « déseurocentriser » les sciences sociales, en pourvoyant des concepts qui soient, pour autant que faire se peut, débarrassés de la carapace d’anthropocentrisme et d’eurocentrisme qu’ils ont nécessairement acquis au cours du 19e siècle.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois concepts, ou plutôt trois certitudes, que vous avez élaborées au long de votre carrière ?

Philippe Descola : Je ne sais pas si vous aurez beaucoup de savants, ou de scientifiques, qui vous diront qu’ils ont des certitudes… Des concepts, alors. Les certitudes, par définition, sont infiniment révisables. Si on a des certitudes, c’est qu’on a de la foi, et qu’on ne fait pas de la science.

Alors ce sont des concepts que j’essaie de forger, précisément. Je ne sais pas s’il y en a un, trois ou mille…

Mais c’est cette idée que je développais tout à l’heure : si l’on veut progresser dans la compréhension de la diversité du monde, il faut essayer de remplacer les concepts au moyen desquels nous pensons cette diversité, et qui naissent d’une expérience historique singulière, par d’autres concepts.

Philippe Descola, photo © Vincent Plagniol

C’est notamment le cas, par exemple, du dualisme nature /culture selon lequel il y aurait la nature d’un côté et la société de l’autre – j’ai écrit un livre en partie consacré à cette question1 .Cette idée, selon laquelle les humains auraient une histoire parce qu’ils transforment la nature et recueillent les fruits de sa mise en valeur, est tout à fait singulière, parce que les idées de nature et de société sont elles-mêmes très singulièrement attachées à une trajectoire historique.

Alors, remplacer ça par quoi ? Eh bien, par des formes différentes dont il faut pouvoir faire l’inventaire, et ça c’est le rôle de l’anthropologue, mais aussi de l’historien, de penser la continuité et la discontinuité entre les humains et les non-humains. Alors ce sont des concepts qui ne sont pas du tout adéquats – « humain » et « non-humain », c’est purement descriptif – et je pense qu’on est dans une période très intéressante de ce point de vue là, de reformulation conceptuelle de grande envergure, de grande ampleur. La plupart des concepts qu’on utilisait de façon machinale jusqu’à présent doivent être mis au rebut et remplacés par d’autres.

« Mis au rebut », ça ne veut pas dire qu’ils n’ont pas de valeur en soi, la notion de société et la notion de nature peuvent être extrêmement intéressantes, mais à l’intérieur d’un contexte historique, sociologique, anthropologique, économique, singulier, et non comme des clefs qui ouvriraient toutes les portes.

Et parmi ces certitudes que vous me demandiez de manifester, il y a celle-là : il faut entretenir un doute méthodique vis-à-vis des instruments d’analyse que nous avons forgés, et s’efforcer de proposer d’autres instruments.

Une autre certitude, morale et personnelle, celle-là : que la voie que nous avons empruntée, nous les européens, les modernes, depuis le 18e siècle et même le début du 17e, qui est celle de la mise en valeur de la nature par une exploitation systématique de ce que l’on considérait comme étant des ressources données par Dieu ou la Providence pour que les humains les exploitent, cette voie d’exploitation effrénée est une voie qui aboutit non seulement à des conséquences dramatiques (je crois qu’on a commencé à le mesurer depuis quelque temps) sur l’équilibre de la vie, et même sur la possibilité, à terme, de survie de l’espèce humaine, mais aussi, plus généralement, et c’est peut-être plus important, sur l’équilibre de la vie en général, c’est à dire même indépendamment des humains. Je suis assez biophile, ou écophile, c’est-à-dire qu’au fond, je suis plus affecté par la possibilité que la diversité de la vie disparaisse, plutôt que l’espèce humaine en tant que telle… L’espèce humaine est une espèce parmi d’autres, elle va disparaître. Si, au terme de sa disparition, elle aura contribué à transformer les conditions de vie sur la Terre de telle façon qu’elle aura considérablement appauvri la richesse de la vie sur la Terre, j’en serai fort attristé.

Voilà, ceci est plus une conviction personnelle qu’une conviction scientifique. C’est une conviction philosophique, si vous voulez…

LVSL : Ces concepts que vous venez d’évoquer, comment pourriez-vous les traduire, concrètement, en politique publique ?

Philippe Descola : C’est, au fond, un grave problème, parce que rien que de parler de politique publique suppose une certaine forme de la puissance publique, de l’organisation politique, de l’organisation de l’État, qui ne représente que le prolongement de ce qui s’est passé au cours des derniers siècles.

La « transition écologique » par exemple, qui est effectivement un objectif que nombre de politiques maintenant se fixent, est une formulation que j’ai toujours trouvée un peu bizarre, dans la mesure où une transition, on ne sait ce que c’est qu’une fois qu’elle est accomplie… J’évoquais l’importance de la Révolution Française : ce n’est qu’au terme de la Révolution qu’on a su ce qu’était l’Ancien Régime, parce que le Nouveau Régime précisément permettait de définir, par contraste, ce qu’était l’ancien. Donc, une transition écologique, on ne saura ce que c’est qu’une fois qu’elle sera accomplie. Quel est son terme ? On ne sait pas. Donc, la planifier comme ça n’a guère de sens, si ce n’est dans un langage technocratique, dans lequel on pense que proposer certaines mesures comme c’est le cas (et ce qu’il faut faire, d’ailleurs, c’est utile de supprimer progressivement les moteurs thermiques, d’isoler l’habitat, même dans mes moments de générosité intense, il me semble qu’un marché du carbone n’est pas complètement inutile…). Mais pour que les choses changent vraiment, et c’est le défi de votre génération, il faut penser des formes de collectif complètement différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés, des philosophies ou des doctrines politiques complètement différentes de celles du libéralisme au sens général, c’est-à-dire pas au sens où on l’entend trop souvent en France, comme étant une politique du « laisser-faire » économique, qui associe la liberté et l’abondance des biens. Ce qui, au fond, est la grande promesse du libéralisme politique né en Angleterre au 18e siècle, que la Révolution Française a accomplie d’une certaine façon, que les socialistes au 19e siècle ont essayé d’accomplir d’une autre façon, en rognant un peu, il faut le dire, sur les libertés politiques, dans leur manifestation concrète, comme en Union Soviétique et en Chine, après.

Je n’ai aucun conseil à donner, mais la seule chose que je peux essayer de faire, en tant qu’anthropologue, en tant que quelqu’un dont la responsabilité est de penser, précisément, la diversité du monde et d’en comprendre les raisons, c’est d’essayer de suggérer à la fois que notre système est un système qui a eu son temps, probablement, mais qui ne permet plus le couplage de la production de richesse et de la production d’autonomie ou de liberté, qui était le sien au 18e siècle et qu’il faut, sans abandonner l’idée de l’émancipation et de l’autonomie, essayer de trouver une autre façon de s’accommoder avec le monde physique, qui ne soit plus celle du pillage invétéré. Pour cela, je pense qu’il faut être attentif aux expériences, politiques, sociales, qui sont menées un peu partout dans le monde, qui ne sont pas nécessairement transposables immédiatement, mais qui fournissent matière à l’imagination pour essayer de penser des formes politiques différentes de celles dans lesquelles nous sommes, à l’heure actuelle, engagés.

Je ne suis pas un réformiste de ce point de vue là, et l’idée de pouvoir formuler des recommandations autres que celles que j’ai évoquées tout à l’heure, et qui tombent sous le sens, ce n’est pas véritablement ce que j’ambitionne de faire. Ce que je peux faire, c’est suggérer de regarder des expériences qui ont été faites et qui continuent à être faites, qui sont intéressantes. Elles n’ont pas d’effets sur les politiques publiques, elles ont des effets éventuels dans une perspective conflictuelle sur la transformation profonde du système capitaliste dans lequel nous sommes engagés, et qui a donné les effets que nous évoquions.

LVSL : Selon vous, quelle devrait être la place de votre discipline, l’anthropologie, dans l’élaboration de cette transition écologique ? Je sais que le terme ne vous convient pas, mais on doit aussi s’y tenir… Par rapport à la décision politique, à quel moment l’anthropologie devrait-elle intervenir, et avez-vous déjà imaginé une structure qui pourrait faciliter cela ?

Philippe Descola : Il m’est arrivé, à l’occasion, de parler avec des hommes politiques de haut niveau de responsabilité de ce que je faisais… Cela dit, ce que je peux en dire est très loin des politiques publiques, comme vous dites, c’est-à-dire que cela n’a pas d’implication immédiate dans ces politiques. Il m’est même arrivé, dans des essais d’implémentation, de voir si on pouvait faire quelque chose dans ce domaine. Par exemple, l’UNESCO m’a demandé, il y a quelques années, de réfléchir avec eux sur une transformation de la politique des réserves naturelles. Et j’avais simplement développé l’idée qu’au-delà des arguments qui relèvent d’un régime ontologique que j’appelle le « naturalisme » – en particulier la protection de la biodiversité – on pouvait très bien envisager des réserves naturelles qui répondent à certains critères d’autres régimes ontologiques, notamment ceux des populations au sein desquelles ces réserves avaient été créées. Il pouvait donc y avoir des réserves animistes, par exemple, c’est-à-dire des réserves dans lesquelles les humains et les non-humains entretiennent des rapports de personne à personne, donc tout à fait singulières par rapport à celles qui nous sont familières. J’ai été poliment écouté, mais j’ai bien compris que cela n’avait guère de pertinence à l’échelle de l’UNESCO, parce que la définition des réserves naturelles est faite essentiellement du fait des intérêts des États, qui ont intérêt à ce qu’on les constitue, ou pas. Et lorsqu’ils ont intérêt à ce qu’on les constitue, c’est assez souvent pour des raisons soit de prestige, soit de développement du tourisme…

Donc, le genre de choses que je peux dire est tellement éloigné des intérêts propres aux États qu’il est difficile de les transformer en politiques publiques.

En revanche, les populations locales ont commencé à exprimer ces demandes. Et là c’est plus intéressant, parce qu’elles ont les moyens de se faire entendre de façon plus efficace qu’un malheureux anthropologue. Et là, on commence à les écouter. Ce n’est pas pour autant qu’on va faire droit à leurs demandes, mais on va les écouter.

Et lorsque beaucoup de populations locales demanderont des choses qui semblent aller à côté de la logique des politiques publiques, précisément, probablement que les choses vont commencer à changer. Voilà ce qu’on peut dire sur ces questions de médiation.

Sur le rôle de l’anthropologie, il y en a un, néanmoins, qui à mon sens n’est pas assez développé. J’interviens beaucoup dans l’espace public, je réponds à votre entretien, je parle dans des lycées, je fais des conférences partout, je passe beaucoup de temps à faire ces choses-là. Mais il me paraît très important que l’anthropologie soit enseignée à l’échelle du primaire et du secondaire. Les deux grandes sciences de la diversité, qui sont l’écologie et l’anthropologie, ne sont pas enseignées. Au lieu d’enseigner des choses qui ne sont peut-être pas absolument indispensables – encore que tout est probablement indispensable – il me semble important que, très tôt, les collégiens soient exposés non seulement au spectacle de la diversité, parce que c’est le cas assez régulièrement, mais aux raisons pour lesquelles cette diversité se produit, et en quoi cette diversité est un atout pour maintenir la complexité du monde. Or, ni l’anthropologie, ni l’écologie, qui apportent des réponses à ces questions, ne sont, jusqu’à présent, enseignées comme cela, et c’est très dommageable.

Donc, si j’avais un souhait à formuler, et je le formule depuis longtemps d’ailleurs, c’est celui-là.

Philippe Descola, photo © Clément Tissot

LVSL : Justement… Admettons qu’un candidat à la Présidentielle vienne vous voir, et vous donne carte blanche pour des propositions quant à son programme en matière d’écologie ou autre, que pourriez-vous lui susurrer à l’oreille ?

Philippe Descola : C’est que le programme n’est pas un programme d’écologie, c’est le programme général ! Et je ne sais pas s’il pourrait être élu par un programme général…

Encore une fois, je ne pense pas qu’un individu, ou même un groupe politique, même très décidé, même bénéficiant d’un large support de l’opinion, pourrait parvenir à mettre en action des transformations qui sont le produit de l’action de collectifs qui, ça et là, vont progressivement transformer les choses en montrant qu’une certaine forme de rapport au territoire, certaines formes d’agrégation entre humains et non-humains, certaines solutions de représentation politique qui diffèrent de celles auxquelles nous sommes accoutumés, sont des solutions qui fonctionnent plutôt bien, en tout cas à des échelles locales.

Ça, oui, c’est quelque chose qui a un effet d’exemple et d’entraînement, mais je vois mal comment je pourrais conseiller un candidat à la Présidentielle. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de déjeuner avec un candidat à la Présidentielle, qui est devenu notre président à l’heure actuelle : il m’avait écouté fort poliment et j’avais eu une discussion extrêmement intéressante avec lui, mais je me rendais bien compte que le genre de propos que je tenais n’avait guère de place dans un agenda politique traditionnel… Je vois mal comment les conseillers du Prince peuvent intervenir pour transformer profondément un système, si ce n’est pour le faire bouger à la marge. Oui, c’est important, et je le disais tout à l’heure – « Oui, pourquoi pas », « la transition écologique, oui » – mais on n’a pas besoin d’un anthropologue pour ça.

LVSL : Travaillez-vous avec des spécialistes d’autres discipline au quotidien, et si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

Philippe Descola : J’ai la chance d’appartenir à une institution qui est exceptionnelle, en France, puisqu’elle est collégiale, et qu’elle regroupe des chercheurs de très nombreuses disciplines. Ceux avec lesquels je travaille le plus régulièrement, pour ceux qui sont les plus proches de moi, sont par exemple des linguistes, des historiens, et pour les plus lointains, des biologistes, des psychologues, des gens comme ça… Ce travail prend la forme d’échanges sur des expériences partagées, parce qu’on ne construit bien une interdisciplinarité que sur des objets communs. Pour cela il faut un minimum de connaissances des attendus scientifiques de la discipline de l’autre, et donc l’interdisciplinarité ça ne se décrète pas, on ne prend pas un sac pour mélanger les disciplines, il faut savoir ce que font les autres et éventuellement voir quels sont les bénéfices réciproques que l’on peut tirer, à propos d’un objet singulier, de nos échanges.

J’ai longtemps présidé le Conseil Scientifique de la fondation Fyssen, qui est une fondation très originale en France, puisque c’est une des rares fondations privées qui, très généreusement, accorde des bourses post-doctorales, dans le domaine assez général de la cognition, humaine et non-humaine, dans des domaines aussi différents que les neurosciences, l’anthropologie, l’archéologie, la linguistique et l’éthologie, bien sûr, puisqu’elle s’intéresse aussi à la cognition animale. Là, j’ai mesuré l’importance de l’interdisciplinarité, mais toujours fondée sur des objets partagés : qu’est-ce que l’apprentissage, chez les humains, chez les primates supérieurs non-humains, etc? Qu’est-ce que l’inférence ? Quels sont les moyens pour étudier l’inférence, en linguistique, en anthropologie, en psychologie, etc. ? Ce sont des objets singuliers qui comptent.

Tant qu’on n’a pas établi une expérience partagée de travail sur ces objets communs, l’interdisciplinarité reste une abstraction.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste, quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

Philippe Descola : Pour vous répondre franchement, j’oscille entre le désespoir et l’espoir, et ce n’est pas tellement surprenant, je crois ne pas être le seul dans ce cas…

Il y a cette fameuse formule de Gramsci, très classique et que je répète souvent : « il faut savoir combiner le pessimisme de la lucidité et l’optimisme de la volonté ».

Je pense que c’est la seule façon d’avancer, à condition que cette combinaison ait pour résultat d’essayer de penser précisément des façons, non pas de freiner la course à l’abîme, mais de ré-orienter le chemin qui mène à l’abîme afin que l’abîme ait un autre visage.

 

  1. Par-delà nature et culture, Philippe Descola, Gallimard, 2005.

Retranscription : Hélène Pinet

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