Italie : La stratégie du chaos pour dissimuler l’incompétence

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Le gouvernement italien a finalement fait adopter son plan économique. L’alliance formée par l’extrême droite de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles a vu la première version de son budget rejetée par la Commission européenne. En fonction depuis six mois, les nouveaux élus n’ont pas encore trouvé les fonds pour réaliser leurs promesses de campagne, comme le revenu de citoyenneté. En revanche, s’il y a un domaine dans lequel le gouvernement s’est manifesté dès son arrivée, c’est au niveau du démantèlement du système d’accueil des migrants et de la diabolisation des étrangers. Par Florian Pietron.

La promesse de campagne du Mouvement cinq étoiles : un revenu de citoyenneté basé sur des erreurs mathématiques.

Le Mouvement cinq étoiles prétendait lutter contre les inégalités sociales en se revendiquant apolitique et proche des citoyens. Sa communication est basée sur la désillusion des italiens concernant les gouvernements précédents : la droite conservatrice de Silvio Berlusconi ou la social-démocratie de Matteo Renzi. Ainsi, en adoptant une posture « qualunquiste », le parti de Luigi Di Maio est parvenu à convaincre la majeure partie des citoyens qui considèrent que les hommes politiques, indépendamment de leur parti, sont des élites qui n’ont pas la préoccupation d’améliorer la vie des italiens. Malheureusement, en terme factuel, le Mouvement cinq étoiles perpétue la politique libérale du gouvernement précédent.

Durant la campagne électorale de 2018, Luigi Di Maio, dirigeant du Mouvement cinq étoiles, avait promis d’abolir la pauvreté une fois les élections remportées. Pour ce faire, ce parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo, affirmait être en mesure de débloquer 17 milliards d’euros afin de financer un revenu de citoyenneté. Le but était de permettre aux italiens percevant moins de 780 euros par mois, d’atteindre cette somme considérée en Italie comme le seuil de pauvreté. Cela concerne les chômeurs, les travailleurs précaires ou encore les retraités. Cependant, beaucoup d’incohérences ont émergé concernant le budget de cette mesure.

Tout d’abord, les ressources promises afin de financer le revenu de citoyenneté ont été revues à la baisse après l’élection du nouveau gouvernement. Les Ministres évoquent un budget annuel de 8 milliards d’euros, un montant bien inférieur aux 17 milliards initialement promis. D’autre part, Luigi Di Maio prétend pouvoir fournir une aide de 780 euros par mois à 6,5 millions de personnes. Or, un budget de 8 milliards d’euros annuels divisés par 6,5 millions de personnes équivaut à 1230 euros par an soit 102 euros par mois. Le compte n’y est pas. Ce nouveau revenu de citoyenneté serait même inférieur à l’aide sociale fondée par le gouvernement précédent, nommé revenu d’insertion, qui peut atteindre entre 190 et 485 euros par mois. Le projet du gouvernement pourrait donc avoir pour conséquence la diminution des aides sociales existantes, contrairement à une prétendue lutte contre la pauvreté.

L’autre grande erreur de calcul du gouvernement italien concerne le nombre de citoyens percevant moins de 780 euros par mois. Luigi Di Maio affirme qu’il s’agit de 6,5 millions de personnes. Ce chiffre est bien inférieur à la réalité. Il y a en Italie 14 millions de citoyens sous le seuil de pauvreté. En effet, les données des instituts de statistiques italiens (Istat et Inps) font état de 6 millions de sans-emploi, 4,5 millions de retraités sous le seuil des 780 euros par mois et 3 millions de travailleurs précaires. Ce revenu de citoyenneté devait être progressif, c’est-à-dire proportionnel aux revenus. Les chômeurs auraient perçu le montant maximal mais un travailleur précaire par exemple, s’il percevait un salaire de 500 euros par mois, aurait eu droit à une aide de 280 euros. Par conséquent, si le gouvernement souhaite effectivement que le revenu de citoyenneté concerne tous les citoyens sous le seuil de pauvreté, il doit prendre en compte 14 millions de personnes, dont 6 millions percevraient le montant maximum. C’est pourquoi, au regard des objectifs fixés, le budget du revenu de citoyenneté est insignifiant. Ces erreurs de calculs sont préoccupantes et dévoilent l’incompétence, si ce n’est la malhonnêteté des dirigeants du Mouvement cinq étoiles.

Manifestation des travailleurs « fantômes » contre le travail au noir à Naples.
PHOTO : ©DIEGO DENTALE

Enfin, le système prévu permettrait également de surveiller les achats contractés grâce au revenu de citoyenneté à l’aide d’une carte de paiement prévu à cet effet. Les « achats immoraux » seront sanctionnés via des peines allant jusqu’à six ans de prison, accentuant davantage la suspicion envers les plus démunis, qui seraient si on ne les surveille pas, tentés d’abuser de leurs privilèges. Aucune définition claire de ce que le gouvernement considère comme un « achat immoral » n’a été formulée. Un paquet de cigarette, une pilule abortive, un ordinateur, seront-t-ils considérés comme des achats immoraux ? Au regard des membres qui forment ce nouveau gouvernement très conservateur, on est en droit de se poser des questions.

Le paradoxe du Mouvement cinq étoile est donc de prétendre abolir la pauvreté alors qu’il maintien le système qui engendre les inégalités sociales. S’il voulait lutter de façon efficace contre la pauvreté, il serait pertinent d’instituer un salaire minimum. En effet, la péninsule n’a toujours pas légiféré dans ce domaine. À l’inverse, sous l’impulsion de Matteo Salvini, le gouvernement veut instaurer un impôt sur le revenu à taux unique, ou flat tax, ce qui favoriserait les revenus plus élevés. Il supprimerait donc le barème progressif qui a pour but de réduire les inégalités sociales en demandant une contribution plus importante de la part des plus fortunés. À cette incompétence sur le plan économique viennent s’ajouter des éléments inquiétants concernant les libertés individuelles.

Le Ministre de la famille qui combat l’avortement, le divorce et les lois contre la discrimination raciale.

À la tête du Ministère de la Famille et des handicaps a été nommé un membre de la Lega qui s’oppose aux libertés des homosexuels et des femmes. Il s’agit de Lorenzo Fontana, grand ami de Matteo Salvini. Le Ministre de la famille juge que les enfants conçus à l’étranger par des couples du même sexe ne doivent pas être reconnus par l’État italien. Son combat politique se focalise également contre l’avortement. Il est membre du « comité contre la loi 194 », qui instaurait en 1978 la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse jugée selon ce comité, un « holocauste oublié ». Dans un pays où les médecins ont la possibilité de refuser de pratiquer un avortement en se déclarant objecteurs de conscience, parvenir à trouver un chirurgien consentant relève du parcours du combattant. Dans certaines régions comme le Molise, seul un médecin accepte de pratiquer l’avortement.

Lorenzo Fontana affirme qu’interdire complètement les différents modes d’interruption de grossesse serait un moyen efficace de résoudre la crise démographique du pays. Pour ce faire, il souhaite instaurer une loi qui condamnerait les femmes ayant recours à l’avortement à des peines pouvant aller jusqu’à 12 ans de prison. À Vérone, fief de l’extrême droite, le Conseil municipal a récemment voté une motion anti-avortement, visant à mettre en place des actions afin de dissuader les femmes de ne pas donner naissance à leur enfant. La crainte des activistes qui luttent pour les droits des femmes est de voir arriver dans les centres de consultation et les hôpitaux de la région, des membres du mouvement catholique « ProVita », fervents détracteurs de l’avortement.

D’autre part, le Ministre de la Famille soutient Simone Pillon, sénateur du même parti, qui se consacre actuellement à la réalisation d’un décret de loi visant à rendre plus difficiles les séparations et les divorces. En effet, si ce décret était adopté, la procédure de séparation et l’organisation de la garde alternée seraient soumises à une médiation familiale obligatoire et onéreuse. Un médiateur serait en effet chargé de dissuader les couples de divorcer pendant une période de six mois, tout en obligeant les intéressés à financer cette procédure obligatoire.

Enfin, le Ministre de la Famille souhaite abroger la loi Mancino qui condamne les discriminations et les violences à caractère raciste, ethnique ou religieuse ainsi que la formation de groupes incitant à la haine raciale. C’est le combat de la Lega qui souhaite depuis quelques années supprimer cette loi contre l’idéologie raciale qu’elle juge liberticide. Bien qu’elle ne se déclare pas ouvertement fasciste, la Lega entretient des relations étroites avec des groupes politiques se réclamant de l’idéologie mussolinienne comme CasaPound, Forza Nuova ou encore Fratelli d’Italia, son allié dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et qui descend du Mouvement social italien, créé par les fascistes de l’après-guerre.

Les inquiétantes références à Mussolini :

L’utilisation de références au fascisme vient compléter ce tableau noir. Matteo Salvini, le jour de l’anniversaire de Benito Mussolini, avait cité le dictateur : « tanti nemici, molto onore » (« de nombreux ennemis, un grand honneur »). Les mises en scène fréquentes au balcon de la part du Ministre de l’intérieur et de Luigi Di Maio, chef du parti au gouvernement (dont le père était néofasciste) rappellent l’habitude qu’avait Benito Mussolini de faire ses discours depuis le balcon du Palais Venezia à Rome.

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Manifestation pour l’égalité des droits pour tous à Naples
Source: Potere al popolo

En face, l’opposition est inexistante. Au Parlement, le seul contre-pouvoir présent en nombre est le PD de Matteo Renzi, qui a fait preuve dans le passé d’une certaine inclination pour les politiques libérales et pour la répression envers les migrants à travers le décret Minniti. Son silence actuel sur la scène politique italienne est assourdissant, ce qui laisse le champ libre à l’alliance au pouvoir de faire ce que bon lui semble et la rend d’autant plus dangereuse.

La novlangue de Matteo Salvini.

Dans le domaine des politiques sociales en revanche, le gouvernement ne propose rien de convainquant. C’est à croire que sa propagande contre les plus démunis est trop chronophage pour lui permettre de se concentrer sur les questions de fond. À moins que ce ne soit une stratégie politique ? En martelant des messages contre les migrants et en leur faisant porter la responsabilité de la situation économique actuelle, Matteo Salvini cherche à faire diversion. À l’image de la novlangue conceptualisée par Georges Orwell, les slogans de Matteo Salvini ont une signification qui en réalité, se traduisent de façon concrète par leur opposé. Le Ministre de l’intérieur torture la sémantique afin de faire porter aux mots un sens qu’ils n’ont pas et créer une confusion linguistico-politique au sein de la population. Il sollicite les émotions primitives de son auditoire et l’affect des citoyens, à défaut de leur rationalité. Ses discours sont construits via un lexique très restreint visant à simplifier à l’extrême les problématiques de la péninsule. « Clandestin », « bulldozer », « tique communiste », sont des éléments récurrents du langage salvinien.

À titre d’exemple, le slogan de campagne de Salvini était « Les italiens d’abord ». Factuellement, les mesures du Ministre de l’intérieur ne se sont pas traduites par une amélioration de la situation des italiens. La conséquence directe a été la persécution des étrangers de la part du gouvernement et la destruction du système d’accueil des migrants. Cela a conduit à l’augmentation des clandestins et des sans-abris, qui auparavant étaient hébergés dans les centres publics pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. En aucun cas le gouvernement ne s’est attelé à aider les citoyens. Au contraire, l’augmentation des sans domicile fixe et la stigmatisation des personnes dans une situation de risque social élevé n’a fait qu’augmenter les tensions et la violence, ce qui est délétère pour l’ensemble du pays.

Une autre expression clé de l’argumentaire salvinien est « la fête est finie ». Dans le vocabulaire du Ministre de l’intérieur, cela signifie que les « profiteurs » du système, identifiés selon lui comme les étrangers, ne pourront plus parasiter l’économie italienne. En réalité, les migrants sont un facteur positif pour l’Italie puisqu’ils apportent jusqu’à 2,8 milliards dans les caisses de l’État selon le centre d’étude sur l’immigration (Idos).

À l’inverse, le parti de Matteo Salvini est impliqué dans le détournement de 49 millions d’euros de fonds publics. Le fondateur de la Lega Umberto Bossi et son ancien trésorier Francesco Belsito ont perçu ces sommes via des remboursements de frais électoraux indus. Évidemment, Matteo Salvini n’a pas condamné ces délits. En outre, cette affaire n’a eu que peu de conséquences pour le parti puisque la sentence a été très clémente. En effet, la magistrature a permis aux condamnés de restituer la totalité de la fraude à raison de 100 000 euros tous les deux mois, ce qui devrait prendre 81 ans à la justice italienne pour récupérer la totalité des sommes volées. S’il y a profiteur du système économique italien, ce ne sont donc pas les migrants.

Enfin, Matteo Salvini est lui aussi directement concerné par la tolérance de la justice envers les hommes politiques. Poursuivi par le procureur de Palerme pour arrestation illégale, abus de pouvoir et séquestration de personne dans le cadre de l’affaire du navire Diciotti, le Ministre de l’intérieur a vu son procès archivé et la procédure judiciaire abandonnée. Il avait empêché le navire des gardes côtes italiens de débarquer les 177 migrants secourus en mer comme le prévoit la loi. Ils furent donc contraints de rester séquestrés sur le bâtiment des gardes côtes pendant dix jours, suite à une traversée pour le moins éprouvante durant laquelle ils risquèrent leur vie.

Le mensonge de l’urgence migratoire en Italie.

Afin de défendre sa politique anti-migrants, le gouvernement prétend également que l’Italie est le pays qui accueille le plus d’immigrés et que ces derniers profitent du budget de l’État pour vivre luxueusement dans les centres d’accueil sans avoir besoin de travailler. Ces deux affirmations sont fausses. Elles viennent s’ajouter à la longue série de fake news propagées par le Mouvement cinq étoiles et la Lega au pouvoir.

En réalité, en 2016, l’Union européenne a conclu un accord controversé avec la Turquie pour contrôler les entrées depuis la Grèce. La surveillance dans les eaux territoriales turques a donc dissuadé les migrants de rejoindre l’Europe par cette voie. C’est pourquoi, l’Italie est devenue une des portes d’entrées principales. En réaction, le 2 février 2017, l’ancien Ministre de l’intérieur Marco Minniti, du Partito Democratico de Matteo Renzi, conclut un accord avec le gouvernement Libyen visant à intercepter les migrants en méditerranée. Ce texte prévoyait l’aide logistique de l’Italie, qui a fourni des navires et formé des garde-côtes, ainsi que la création de camps de détention en Libye pour les migrants interceptés. Selon Amnesty International, en 2017, 20 000 personnes ont été placées dans ces camps où des cas de tortures, d’arrestations arbitraires et d’extorsion sont quotidiennement rapportés. Par conséquent, depuis que le gouvernement italien a décidé de fermer ses frontières, c’est l’Espagne qui est devenu la principale voie d’entrée en Europe.

Arrivées et décès en Méditerranée en 2018. Source : IOM

D’autre part, la péninsule est très loin d’être le premier pays d’accueil des migrants. Selon Eurostat, en 2017, l’Allemagne a accepté 325 370 demandes d’asiles contre 35 130 en Italie. En ce qui concerne leur contribution à l’activité économique, les migrants travaillent et cotisent davantage qu’ils ne perçoivent d’aides sociales. C’est pourquoi, au lieu de mener sa guerre contre les migrants, le gouvernement pourrait développer des politiques d’intégration et faire naître de nouveaux équilibres vertueux, comme ce fut le cas à Riace, petite commune de Calabre devenue symbole d’accueil.

 

Riace, un exemple d’intégration menacé.

À Riace fut en effet mis en place par le Maire Domenico Lucano dit « Mimmo », un modèle qui devint un exemple au niveau international. Le village s’était massivement dépeuplé faute d’opportunités pour les jeunes générations et semblait voué à disparaître. Suite au naufrage d’un bateau de migrants kurdes sur la plage de la commune en 1998, Mimmo Lucano, alors Maire du village, avait décidé de mettre en place un système d’accueil, nonobstant l’absence d’aide financière de l’État. Chaque migrant du village parvint à participer à l’activité économique de la commune et à vivre en harmonie avec les habitants. Mimmo Lucano avait été jusqu’à contacter d’anciens habitants de Riace émigrés en Amérique latine afin de leur demander de concéder leurs maisons inoccupées aux nouveaux arrivants, ce qu’ils acceptèrent de bon cœur. Les migrants contribuèrent donc à la renaissance du village et grâce à cette politique, l’économie de Riace fit un bon spectaculaire.

Malheureusement, dans une Italie qui se replie sur elle-même, le modèle de Riace est violemment attaqué depuis octobre dernier. Une enquête a été ouverte contre Mimmo Lucano pour avoir « favorisé l’immigration clandestine ». En attendant le verdict, il est suspendu de ses fonctions de Maire et contraint de quitter Riace. Pourtant ce dernier n’avait fait que donner les moyens aux migrants arrivant dans sa commune de vivre dans des conditions dignes. Son travail avait été salué dans le monde entier et des prix internationaux lui avaient été décernés. Cette affaire a donc des allures de procès politique. Il est probable qu’un exemple aussi positif d’intégration ne devait pas exister aux yeux du Ministre de l’intérieur Matteo Salvini, qui a fait de la guerre aux migrants son cheval de bataille.

Mimmo Lucano et des personnes vivant à Riace

Pourtant, outre le devoir moral qui incombe les démocraties de permettre à des populations fuyant la détresse économique et la guerre de trouver refuge, il est important de noter l’impact positif des migrants sur l’économie italienne. En effet, ils soutiennent la production en apportant leur main d’œuvre et cotisent pour le financement des aides sociales et des services publics. En d’autres termes, ils sont une opportunité, pas un problème. L’exemple de Riace en témoigne. Sans eux, l’Italie ne parviendra bientôt plus à garantir son système des retraites, car la part des seniors est en augmentation et les jeunes actifs ont tendance à émigrer pour trouver du travail. D’ici 2040, le taux de retraités par rapport aux actifs cotisants devrait atteindre les 65% selon l’Istat (Institut National des Statistiques italien).

D’autre part, le nombre d’italiens qui émigrent à l’étrangers est aussi important qu’après la seconde Guerre mondiale. Selon l’Institut de statistiques sur les migrations (Idos) il y aurait eu en 2017 plus de 250 000 départs pour l’étrangers. Cela démontre l’absurdité de la distinction entre migrants « économiques » et demandeurs d’asiles. Cette dichotomie ne prend pas en compte les paramètres sociaux et les situations individuelles. Si un migrant est menacé par la guerre, il peut avoir une chance d’être régularisé. En revanche, s’il est menacé par sa condition économique, malgré tous les risques que cela comporte, il est contraint au rapatriement. Alors qu’en est-il des 5 millions d’italiens expatriés ? Nombre d’entre eux ont quitté le pays à cause de la situation économique.  Doivent-ils être rapatriés puisqu’ils sont eux aussi des migrants dits « économiques » ne justifiant pas leur présence par le droit d’asile ?

La discrimination raciale institutionalisée par Matteo Salvini

Malgré cela, le Ministre de l’intérieur Matteo Salvini mène une bataille sans relâche contre les étrangers. Les opérations de sauvetage des gardes côtes sont interrompues, les ports refusent l’entrée des navires des ONG et la propagande de son parti, vise à faire porter la responsabilité de la situation économique actuelle sur les nouveaux arrivants, alors qu’elle est liée à la mauvaise gestion de l’Italie depuis des décennies. À travers des slogans violents et démagogiques, Matteo Salvini a déclenché une guerre sanglante entre les plus démunis. Les agressions racistes se multiplient, l’aide aux migrants est criminalisée, les classes défavorisées se retournent contre ceux qui sont en détresse. Depuis le mois de janvier, plus de 1500 migrants sont morts en méditerranée à cause de la volonté du gouvernement de ne plus assurer la surveillance et le sauvetage en mer. Le « laisser mourir » s’est imposé comme le nouveau mode « made in Italy » de gestion des flux migratoires.

Dans le décret Salvini, des lois discriminantes contre les migrants ont vu le jour, telles que l’obligation de fermeture à 21h des magasins gérés par des étrangers, l’annulation de la protection humanitaire et la restriction des moyens alloués au système d’accueil des migrants, notamment au niveau financier. En outre, un couvre-feu a été imposé aux migrants vivants dans les centres d’accueil (CAS), ce qui accentue la ségrégation sociale et développe une inquiétante inégalité entre les citoyens en termes de droits civils, selon des critères culturels et sociaux. Récemment, le navire de sauvetage français de la mission SOS Méditerranée de Médecins sans frontières s’est vu retiré son pavillon par le Panama sous la pression des autorités italiennes. Bloqué depuis deux mois dans le port de Marseille, les dirigeants de la mission ont dû abandonner les opérations.

Une opération de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Le nouveau gouvernement italien n’apporte donc pour le moment aucune réponse concrète aux besoins des citoyens. Sur le plan économique, il met en place des mesures libérales avantageant les plus aisés, contrairement à ce qui était annoncé pendant sa campagne. La création de lois liberticides et l’apologie conservatrice d’une prétendue « famille traditionnelle » laissent présager une dérive autoritaire inquiétante. Enfin, l’espace médiatique est saturé par la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, qui masque les incohérences du gouvernement en matière de budget économique. Le Ministre de l’intérieur tire profit de cette situation de crise en désignant comme bouc émissaire les migrants, alors qu’ils sont en réalité les premières victimes de la précarité. De cette façon, il protège les intérêts des plus avantagés en empêchant la colère populaire de se retourner contre les vrais responsables.

Matteo Salvini, l’homme qui a précipité la fin du règne d’Angela Merkel

Matteo Salvini / Wikimedia Commons
Dans les chancelleries européennes, son nom est sur toutes les lèvres : Matteo Salvini. Emmanuel Macron le cible, sans jamais le nommer, comme une bigote qui parle du malin. Si le leader italien agite autant le président français, c’est qu’il a réussi un coup de force : faire trembler Angela Merkel, conduisant à l’isolement du candide Emmanuel Macron sur la scène européenne. 

 

Matteo Salvini impose ses thèmes à l’agenda politique européen

En refusant que l’Aquarius et ses 629 migrants n’accostent en Italie,  Matteo Salvini a provoqué un tollé. Cela a suscité une européanisation sans précédent du débat sur l’asile et l’immigration et une complète recomposition des alliances en Europe. Après avoir tergiversé, Luigi Di Maio, le leader du Mouvement 5 Étoiles, avait applaudi en publiant une note de blog intitulée : “Enfin, l’Italie est respectée en Europe et dans le monde.”

Jouant de l’arrogance que lui donne sa naïveté, le Président français a d’abord accusé le ministre de l’intérieur italien de cynisme. Celui-ci lui avait alors répondu du tac-au-tac en invitant le président français à accepter le bateau dans un port français. Emmanuel Macron restait sans voix, incapable ni de refuser ni d’accepter. Ce n’est qu’à la fin du mois d’août que l’Aquarius finira par accoster à Malte. Les migrants se répartiront entre plusieurs pays européens dont la France. Reste que, quand l’Italie retire son pavillon à l’Aquarius, le président français se replie dans l’attentisme.

Pour inhumaine qu’elle soit, la position du ministre de l’intérieur italien est un brillant coup politique. Alors que, sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, on ne faisait que discuter approfondissement de la zone euro et défense européenne, toutes les chancelleries européennes se sont mises à considérer le problème migratoire comme la question centrale du Conseil européen. Matteo Salvini est donc parvenu à son objectif : il a mis à l’agenda l’une des thématiques qui le préoccupe et a réussi à européaniser le débat sur l’immigration, arrachant au passage à la France et à l’Allemagne une concession de taille, ceux-ci ayant fini par reconnaître que l’Italie avait été laissée seule dans la gestion de la crise migratoire.

En Italie, il est le nouvel homme fort. Il incarne une forme de résistance italienne à l’arrogance franco-allemande et donne aux Italiens le sentiment que c’est de son fait si l’Italie est désormais écoutée en Europe. Alors qu’il n’a obtenu que 18% des suffrages (contre 32 % pour le Mouvement 5 étoiles), il a désormais l’ascendant sur le mouvement de Luigi Di Maio.

Le drame s’est enfin “dénoué” lors du sommet de Bruxelles : l’Italien a arraché l’idée de centres fermés pour trier les migrants sur tout le pourtour méditerranéen et le soutien de l’Union européenne aux garde-côtes libyens qui ne devront plus être empêchés dans leur mission par l’intervention des ONG humanitaires. En d’autres termes, lorsqu’ils seront dans les eaux libyennes, les migrants ne pourront plus être secourus par les ONG pour être ramenés en Italie : les Libyens se chargeront de les ramener sur leur propre territoire.

Jeux, set et match. L’extrême-droite a gagné. L’Europe se mure dans l’inhumanité et l’indifférence à l’égard des migrants. L’internationale réactionnaire s’avère nettement plus efficace que les coalitions libérales pour imposer son agenda à tout le continent. Salvini fait coup double. Il donne le sentiment aux Italiens de les défendre contre l’arrogance franco-allemande, impose son agenda au Mouvement 5 étoiles et oblige les Européens à s’aligner sur ses positions.

L’hypocrisie française mise à jour

De plus, le nouveau chef de l’extrême-droite européenne a réussi à mettre le doigt sur l’hypocrisie française. S’il a tenu un discours d’accueil et de générosité pendant la campagne, le Président de la République applique désormais une politique migratoire encore plus dure que celles de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.

Après les déclarations du Président Macron, l’ambassadeur français a été convoqué à Rome. La rencontre entre Giovanni Tria, le ministre italien de l’économie et Bruno Le Maire avait d’ailleurs été annulée. Matteo Salvini a provoqué un débat au parlement sur les relations franco-italiennes et s’est offert une tribune pour pointer la perfidie française qui consiste à faire la morale au gouvernement italien tout en refusant d’accueillir dignement de nouveaux réfugiés.

©US Embassy France.

La fronde italienne est le produit d’un égoïsme français qui dure depuis plusieurs années. Il débute en 2011 lorsque l’Italie octroie des permis de séjour à 20 000 Tunisiens qui arrivent sur les côtes européennes dans la foulée du Printemps arabe. Sarkozy est furieux. Il bloque les trains et réinstaure des contrôles aux frontières. Arrive ensuite le pic de la crise migratoire en 2015. L’Italie accueille des centaines de milliers de réfugiés. Paris verrouille alors sa frontière, ce qui lui permet de refouler 47 000 migrants. Lors du sommet de Tallinn en juillet 2017, Rome demande à Paris d’ouvrir ses ports aux bateaux des ONG humanitaires. La France refuse catégoriquement.

C’est alors que la vérité éclate : tandis que l’Italie a enregistré 600 000 arrivées sur ses côtes depuis 2014, Paris a installé un rideau de fer. Sur les 30 000 relocalisations promises à l’Italie par les Européens  dans le cadre des quotas, seuls 10 000 ont été réalisées. La France a pris une part négligeable de ces relocalisations puisqu’elle a accueilli … 635 réfugiés venus d’Italie. C’est un drame humanitaire dont la France est responsable : 500 000 sans papiers vivent en Italie dans la précarité, l’économie informelle et la peur. Pourtant, entre 2007 et 2016, 956 000 personnes ont obtenu la nationalité italienne !

“Neuf fois sur dix, nous dit Le Figaro, ils font l’objet d’une procédure de “non-admission” qui se solde par leur remise aux autorités italiennes à l’avant-poste du Pont-Saint-Louis, à Menton.” S’il se montre trop déplaisant à l’égard de l’Italie, le président français s’expose à la fin de cette coopération franco-italienne qui permet à la France de refouler les migrants en Italie.

Que ferait alors Paris ? Le Figaro répond en quelques lignes : “Mais il y a un plan B : comme la France redoute la constitution d’une nouvelle jungle à Calais si la frontière des Alpes-Maritimes cède (“avec cette fois au moins 20 000 migrants”, selon un haut fonctionnaire), elle s’est donnée les moyens de bloquer plus ou moins hermétiquement ses frontières. Les non-admissions seraient moins courtoises, puisqu’aucune remise ne se ferait de manière formelle, comme actuellement sur le point fixe du Pont-Saint-Louis”. Le Figaro manie l’art de la litote. En mots plus crus, cela signifie que la France est prête à construire un mur à la frontière avec l’Italie. Cela casserait le joli conte de la France terre d’accueil qu’Emmanuel Macron a essayé de construire.

L’Italien provoque un alignement des planètes pour isoler la France et rendre le pouvoir d’Angela Merkel chancelant

Mais c’est en Allemagne que le geste du trublion italien provoque le plus de remous. Déjà chancelante, l’assise d’Angela Merkel a vacillé. Son ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer avait menacé d’appliquer son plan pour l’immigration sans l’accord de la chancelière et provoqué une crise politique en juin dernier. Celui-ci prévoyait notamment le renvoi des migrants qui ont effectué leur demande d’asile dans un autre pays européen que l’Allemagne. En agissant ainsi, il n’aurait fait qu’appliquer strictement le règlement Dublin qui suscite l’ire du gouvernement italien. En effet, celui-ci prévoit que les migrants doivent effectuer leur demande d’asile dans le pays par lequel ils entrent dans l’espace Schengen. C’est la raison pour laquelle, le flux venant de l’Est s’étant tari depuis l’accord signé par l’Union européenne et la Turquie, l’Italie accueille la plus grande partie des migrants, venus notamment de Libye.

L’acte du ministre de l’intérieur italien a affaibli la coalition allemande. Angela Merkel doit désormais faire face à une fronde anti-immigration au sein de sa propre coalition. Celle-ci est menée par son ministre de l’Intérieur derrière lequel la CSU est unie comme un seul homme et par son ministre de la Santé Jens Spahn.

Pendant ce temps-là, Matteo Salvini tente de rebattre les cartes des alliances européennes. Il plaide pour un axe avec le chancelier autrichien Sébastian Kurz qui compte 6 ministres d’extrême droite dans son gouvernement et le ministre de l’intérieur allemand. Kurz s’y rallie immédiatement. Contrairement à la chancelière allemande qui souhaite une politique commune de l’asile avec une agence européenne chargée du contrôle aux frontières et de soutenir les collectivités qui accueillent des réfugiés, l’Autrichien promeut des “hot-spot”, sortes de centres de tri aux frontières de l’Europe pour traiter les demandes d’asile.

©European Union

En Allemagne, Angela Merkel a réussi à sauver sa tête en s’alignant sur les positions de l’extrême-droite de sa coalition. L’accord qu’elle a trouvé avec son ministre de l’Intérieur prévoit l’accélération de l’expulsion des migrants qui ont effectué leur demande d’asile dans un autre pays que l’Allemagne. Dans un premier temps, des centres de transit seront installés à la frontière allemande. Cela permettra, par la suite, de renvoyer des milliers de migrants, présents en Allemagne, mais ayant fait leur demande d’asile en Italie. Leur retour dans la péninsule remettrait sérieusement en cause l’alliance entre l’Italie de Salvini, qui refuserait ce transfert, et l’Autriche, qui l’appuierait sans hésiter.

Salvini défie la commission européenne

L’euro sera l’autre grand champ de bataille européen. Matteo Salvini a longtemps qualifié l’euro de « crime contre l’humanité ». La mise en place du nouveau gouvernement italien avait donné lieu à un drame d’une certaine ampleur. Le Président de la République italienne a en effet mis son veto sur la nomination de Paolo Savone au poste de ministre de l’économie. La raison ? Son positionnement eurosceptique. Savona fait partie de ces élites italiennes qui ont acquis la conviction que l’euro est un garrot allemand conçu pour que l’industrie italienne se décompose. Devant le scandale provoqué par ce coup de force et la montée en puissance de Salvini dans les sondages, le Président italien Mattarella a finalement accepté la nomination du gouvernement italien avec un déplacement de Paolo Savona au ministère des Affaires Européennes.

L’objectif du gouvernement italien est de renégocier le pacte budgétaire européen pour financer son programme économique. – il n’est pas totalement impossible qu’il s’agisse d’un leurre, visant à lui donner le temps de se préparer à une sortie de l’euro. Avec l’institution d’un revenu de citoyenneté et la mise en place d’une “flat tax”, le coût du contrat de gouvernement italien s’évalue entre 100 et 120 milliards d’euros. Dans ce rapport de forces, l’Italie est en bien meilleure position pour négocier avec l’Allemagne que la Grèce, qui avait échoué trois ans plus tôt à mettre en échec l’agenda austéritaire de la Commission européenne. Notre cousine transalpine est la troisième économie de la zone euro et la seconde industrie du continent. Malgré sa dette colossale  (130% du PIB italien), sa position internationale nette est faiblement négative (7% du PIB). Cela signifie que le solde entre les avoirs des Italiens à l’étranger et la dette des Italiens envers le reste du monde est nettement moins défavorable à l’Italie qu’à la Grèce. A titre de comparaison, la position internationale de l’Espagne est négative de -80% du PIB.

 La direction prise par le gouvernement italien est confirmée par la nomination de Claudio Borghi et d’Alberto Bagnai, protectionnistes, à la présidence de la Commission des affaires budgétaires de la chambre basse italienne et de la Commission des affaires financières au Sénat. Ce sont deux économistes de la Lega connus pour leur volonté affichée de sortir de l’euro. Claudio Borghi est un soutien des mini-bots, des titres financiers qui constitueront une étape intermédiaire entre l’abandon de l’euro et le retour à la Lire italienne.

Par ailleurs, l’Italie n’a pas d’attachement symbolique et sentimental à l’euro comme c’est le cas de la Grèce. Une grande partie des élites italiennes et de la Cofindustria (l’équivalent du Medef italien) est acquise à l’idée que la sortie de l’euro bénéficiera à l’économie italienne. Paolo Savona, le ministre des affaires européennes a d’ores et déjà élaboré un plan de sortie de l’euro. Il a d’ailleurs déclaré : l’Italie est “obligée de se préparer à la fin de l’euro, non pas pas parce qu’elle désire elle-même en sortir, mais parce que d’autres pays pourraient être amenés à en sortir à l’avenir“.

Le dernier épisode est, à ce titre, symbolique. L’Italie, a accru son déficit public (passant de 0,8 à 2,4%), ce qui a provoqué le rejet du budget italien par la commission européenne. Ce n’est pas la première fois qu’un Etat transgresse les règles européennes. Simplement, les autres pays faisaient profil bas et acceptaient de profondes “réformes structurelles” de libéralisation du marché du travail et de privatisation. La Commission Européenne faisait alors preuve d’indulgence. La nouveauté, ici, réside dans le fait que les Italiens se moquent fièrement des recommandations Bruxelloises. La Commission apparaît pour ce qu’elle est : une puissance fondée sur le droit, sans aucune possibilité d’imposer ses décisions.

Cette conversion progressive des élites italiennes à l’euroscepticisme n’est pas sans évoquer le débat qui a cours en Allemagne à ce sujet. Une partie des élites allemandes au sein de la CSU, de la CDU et du FDP sont convaincues qu’il faut se débarrasser de l’euro pour ne plus traîner le boulet des économies méditerranéennes. Ceux-ci peuvent parfaitement envisager un dé-tricotage ordonné de l’euro pour reconstituer une zone mark avec l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est.

Deutschland kommt am ersten ! semble être la nouvelle devise allemande

Résultat des courses : Angela Merkel n’a plus aucun pouvoir. Macron perd sa seule alliée sur la scène européenne. Déjà peu encline à accepter les propositions françaises, l’Allemagne refusera tout. A défaut, le gouvernement allemand tombera. Les extrêmes-droites européennes ont construit une alliance de circonstance, bien que fragile. Emmanuel Macron est seul, seul et impuissant.

En France, personne ne comprend ce qui se passe. Aveuglé par leur admiration pour leur président, les élites françaises croient encore en l’amitié franco-allemande et en l’influence de la France en Europe. La vérité est la suivante : l’Allemagne s’interroge sur son avenir et s’apprête à modifier fondamentalement sa stratégie géopolitique.

A court terme, Angela Merkel est faible. Elle ne cesse de subir les coups de boutoir de la CSU. Son leader Horst Seehofer avait déjà obtenu d’elle la limitation quantitative du nombre de migrants (200 000 par an) arrivant chaque année sur le sol allemand. Après avoir menacé de démissionner, il a obtenu un nouveau durcissement de la politique migratoire allemande et la perspective de renvoi de milliers de migrants vers le sud de l’Europe. Cette politique avait un objectif : en finir avec la progression de l’AfD. Résultat : à l’occasion des élections en Bavière, la CSU a perdu 10 points tandis que les Verts ont réalisé un formidable score de 18%, raptant les voix du SPD et les voix modérées de la CDU.

Angela Merkel subit également les contre-coups de “l’affaire Massen”, du nom du chef des services des renseignement intérieur allemands accusé de conseiller l’AfD et de relativiser les rixes anti-migrants perpétrées à Chemnitz. Massen a finalement été démis de ses fonctions pour être recasé en tant que conseiller spécial du ministre de l’intérieur. Pour terminer la série noire, Volker Kauder, homme de main d’Angela Merkel, a été renversé de sa fonction de président du groupe parlementaire après un vote en interne. Angela Merkel a complètement perdu pied. Elle a fini par annoncer qu’elle ne se représenterait pas à la fonction suprême.

A long terme, tous les fondamentaux allemands sont remis en cause. L’économie sociale de marché a cédé sous les coups de boutoir de la finance mondialisée et des réformes Hartz sur le marché du travail. Le fameux capitalisme rhénan n’est plus qu’une lointaine chimère. Les banques allemandes sont fragiles, comme en témoigne la situation de la DeutscheBank.

La bonne santé de l’économie allemande est l’arbre qui cache la forêt. En vérité, l’obsession pour l’équilibre budgétaire cause un grave déficit d’investissements publics. La natalité allemande est en berne. Les faits sont là : l’Allemagne est un pays en déclin.

La réunification allemande et l’extension de l’Union Européenne avaient joué en faveur de la domination allemande sur le continent. Depuis quelques mois, les fantômes d’une annexion qui n’a de réunification que le nom remontent à la surface. La poussée de l’AfD et les manifestations d’extrême-droite qui agitent l’Allemagne de l’Est démontrent que la réunification est un mythe et que l’Allemagne a bien du mal à en finir avec ses vieux démons.

L’entrée de plus d’un millions de migrants dans le pays a profondément déstabilisé les équilibres fragiles de la société allemande. Le communautarisme turque, d’ors et déjà très mal vécu par les Allemands, et l’arrivée massive de migrants syriens et afghans créent de graves troubles identitaires.

Enfin, c’est sans doute le plus grave pour l’Allemagne, les Etats-Unis sont loin d’être un partenaire fiable. Pourtant, ils avaient accompagné la remontée en puissance de l’Allemagne, depuis le chaos de 1945 jusqu’à la domination sur tout le vieux continent, répétition de la stratégie américaine mise en oeuvre dans l’entre-deux-guerres pour affaiblir la France. Au fond, la stratégie de Trump est de déstructurer l’Union Européenne pour imposer des deal bilatéraux à la France et à l’Allemagne.

En somme, toutes les composantes du modèle allemand sont remis en cause. Aussi, l’Allemagne doit redéfinir sa politique de puissance pour continuer à tenir l’Europe d’une main de fer. A en croire l’une des candidate à la succession d’Angela Merkel, Annegret Kramp-Karrenbauer, la stratégie allemande pourrait être plus nationaliste que jamais. L’Allemagne refusera les propositions française en faveur d’un plus grand fédéralisme budgétaire. Si elle donne le sentiment de voir favorablement les projets de Défense Européenne, on voit bien que l’objectif est de priver la France de son siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Du reste, l’Allemagne se tourne plus volontairement vers les technologies israéliennes et américains pour construire son indépendance militaire et stratégique. Sur le plan géopolitique enfin, la France ne fait pas partie des choix allemands. L’objectif de l’Allemagne est d’affaiblir la position internationale de la France, de renforcer son arsenal militaire et de solidifier ses relations commerciales avec la puissance chinoise, tout en s’appuyant sur le monde slave comme base arrière industrielle.

Les élites françaises ont toujours une guerre de retard. Elles rêvent toujours du couple franco-allemand. Emmanuel Macron croit sérieusement à la fumisterie de la défense européenne et au mythe du fédéralisme budgétaire. Il croit pouvoir infléchir les décisions allemandes. Le Président français aime à signaler que l’époque lui rappelle les années 1930. En le voyant agir, on ne peut s’empêcher de penser à Aristide Briand – grand artisan de l’unité européenne, du pacifisme et du rapprochement avec l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres – “modèle le plus achevé de parlementaire français de la IIIème République”, illustrant selon Max Gallo “l’incapacité de toute une classe politique à saisir la nouvelle donne qui change le jeu du monde”.

Le destin de l’Europe se joue en méditerranée – penser l’Europe à l’aide de l’essai d’Ivan Krastev

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Bateau de migrants qui traversent la méditerranée

Même si les chiffres soulignent que le pic de la crise migratoire est passé, dû principalement à des traités douteux avec des pays tiers combiné aux évolutions de la guerre en Syrie, les gouvernements de l’UE continuent à gesticuler sur la thématique des migrations. Les dernières conclusions du conseil européen en juin confirment les analyses de Ivan Krastev, dans son livre Apres l’Europe, que la prochaine étape pour l’intégration européenne se fera sur les dos de ceux qui cherchent un meilleur avenir en Europe. La migration est désormais une question existentielle pour l’Europe. Article d’Edouard Gaudot initialement publié le 2 juillet sur le Green european journal.


« Seuls les Etats membres sont en mesure de répondre à la crise migratoire avec efficacité. Le rôle de l’Union européenne est de fournir son plein soutien de toutes les façons possibles. » Avec cette déclaration en ouverture du dernier sommet d’une année 2017 déjà riche en passions politiques, le président du Conseil européen, Donald Tusk, avait déclenché une de ces petites tempêtes dont la bulle bruxelloise a le secret, sinon le monopole. Depuis plus de deux ans maintenant, la querelle sur les fameux « quotas obligatoires » pour la redistribution sur le territoire de l’UE de groupes de réfugiés arrivés ces dernières années sur le continent enflamme la conversation politique européenne. De nombreux partis politiques en ont fait leur fortune électorale, dénonçant l’autoritarisme de « Bruxelles » ou l’aveuglement aventurier d’Angela Merkel – et surfant sans vergogne sur les fantasmes d’un péril sanitaire ou terroriste charrié par ces flots de malheureux.

Ces derniers jours, la tragédie de l’errance de l’Aquarius en Méditerranée a encore permis aux gouvernements européens de briller dans la coupe du monde de l’inhumanité. Certes, dans cette compétition sordide, l’administration de Donald Trump est venue montrer que l’Europe n’a pas le monopole de la dégueulasserie, mais de ce côté-ci de l’Atlantique, la palme revient désormais au nouveau ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui n’a pas hésité à fermer ses ports pour empêcher le débarquement des 629 passagers de l’Aquarius dont 7 femmes enceintes et 11 très jeunes enfants.

Pendant ce temps, à Vienne, le chancelier autrichien annonce la forme un nouvel « axe » européen – contre « l’immigration illégale ». Les mots ont une histoire, et celle de l’Axe n’est ni belle ni enviable. Entre le gouvernement italien dominé par la Lega Nord et le gouvernement autrichien, où siège le FPÖ, on est en famille. Mais quand le ministre de l’Intérieur bavarois, s’affranchissant de la tutelle de Merkel, décide de les rejoindre, la décomposition morale de l’Europe s’aggrave.

Le grand remplacement

Le geste inique de Salvini souligne surtout le cynisme de la majorité de ses collègues européens. Quand l’absence totale de solidarité et les discours creux de dirigeants soi-disant pro-européens est mise à nue par l’audace odieuse d’un ministre d’extrême-droite, on ajoute de la tragédie politique à la tragédie humaine. C’est la victoire idéologique de Viktor Orban qui se dessine, à l’avant-garde depuis 2010 de ces nouvelles formes de démocratie réactionnaire. Dès 2015, alors que la gare de Keleti au centre de Budapest se transforme en vaste camp pour réfugiés syriens en exode, l’homme fort de l’Europe centrale fait dresser des barbelés aux frontières de la Hongrie avec la Croatie et la Serbie, justifie les violences policières à leur encontre et organise un référendum bidon pour montrer que les Hongrois ne veulent pas de migrants. Enfin, surtout, il convoque l’imaginaire de la chute de Rome pour dramatiser la pression migratoire en la rebaptisant Völkerwanderung – « migrations des peuples ». En français, l’historiographie classique appelle cela les « grandes invasions », expression née du tropisme revanchard antiallemand de la fin du XIXe combiné à la perspective très occidentale d’une Gaule romanisée effrayée par la multiplication des incursions de tribus germaniques « barbares ».

Il y a d’ailleurs une forme d’ironie à voir ce discours de forteresse assiégée ressurgir dans la bouche des derniers grands envahisseurs à s’être établis durablement, quand les cavaliers magyars troquèrent les grands espaces de l’Asie centrale pour faire souche aux marches de l’empire romain germanique au tournant du millénaire. Depuis, adossés aux frontières de la chrétienté, ce sont les Hongrois catholiques au centre – et les Serbes orthodoxes dans les Balkans – qui revendiquent l’honneur douteux d’être les huissiers tatillons d’une Europe toujours destination finale et pas encore point de départ.

Ce discours des « vrais européens » défenseurs de la civilisation contre les hordes barbares est le voile classique à peine transparent jeté sur un fantasme moderne raciste, cultivé par la sphère intellectuelle réactionnaire et ses relais complotistes : le « grand remplacement », soit la substitution progressive de la population européenne de souche blanche et de culture chrétienne, par des peuples d’Afrique et du Moyen-Orient, déguisant leurs sombres desseins colonisateurs sous le visage émouvant des réfugiés ou les hardes pathétiques des migrants de la misère.

Les propos d’Orban connaissent d’ailleurs un succès remarquable dans toutes les officines on– et offline où se distillent les vapeurs frelatées de la panique identitaire, entre déclin de la natalité et de l’économie, dynamiques de l’Islam, migrations, terrorisme, décadence morale de l’occident, etc., le tout organisé bien sûr par les élites libérales et cosmopolites du capitalisme financier mondialisé. Manifestation éclatante de cette détestation, la figure de George Soros érigée en ennemi public numéro un par le premier ministre hongrois dans un exercice de propagande digne des plus grands moments des régimes totalitaires – avec, pour compléter l’hommage, une petite touche d’antisémitisme à peine tacite.

La crise migratoire : la vraie crise existentielle

C’est sur cette vilaine toile de fond brune qu’Ivan Krastev projette ses réflexions sur le destin de l’Europe. Avec un fil rouge : ce n’est pas la gestion malheureuse de l’Eurozone ou le fameux déficit démocratique, encore moins Poutine ou le Brexit qui menacent l’existence même de l’Union européenne. La crise migratoire est d’une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’évaluer les chances de survies de l’Union européenne. Faisant un sort rapide d’ailleurs à la distinction légaliste entre migrants et réfugiés, Krastev assume de mélanger les deux, parce que dans l’imaginaire des Européens, et les discours politiques, populistes ou mainstream, il s’agit finalement de la même chose – au point d’ailleurs que même les migrations internes à l’UE s’y mêlent, du plombier polonais aux mendiants Roms : l’autre n’est jamais le même mais c’est un autre.

La problématique est posée. Dans le sillage des flux de migrants, c’est la triple crise du libéralisme, de la démocratie et donc de l’Europe qui se noue. Car ces trois concepts sont intiment liés, nous dit Krastev. Si le libéralisme est désormais aux yeux de tant de gens synonyme d’hypocrisie c’est en raison de l’incapacité et des réticences des élites libérales à débattre des vagues migratoires et à se confronter à leurs conséquences ainsi que de leur insistance à affirmer que les politiques existantes en la matière se ramènent toujours à un jeu à somme positive où il n’y aurait que des gagnants.

La crise des réfugiés est la dernière goutte d’eau d’un vase rempli à l’eau d’une angoisse identitaire profonde qui affecte les sociétés des États membres de l’UE, donc l’Europe tout entière. L’anxiété devant l’ampleur du phénomène dépasse la réalité des chiffres : si le nombre global rapporté à la population européenne est dérisoire, les concentrations ponctuelles sont spectaculaires, surtout aux premiers rivages européens que sont Lesbos, Lampedusa ou Harmanli. Et ce sont ces images, de la place Victoria à Athènes, de la jungle à Calais, des colonnes humaines dans les Alpes ou sur « la route des Balkans » qui marquent les imaginaires et nourrissent le sentiment d’envahissement. Cette crise a spectaculairement changé la nature de la politique démocratique au niveau national ; nous n’assistons pas simplement à une sédition contre l’establishment mais à une rébellion de l’électorat contre les élites méritocratiques; elle n’a pas seulement modifié l’équilibre gauche-droite et ébranlé le consensus libéral, elle a aussi provoqué une crise identitaire et mis à bas les arguments que l’UE avait avancés pour justifier son existence. C’est sur la démocratie et sa version historique libérale que l’UE a fondé sa légitimité et son projet politique : ce n’est pas seulement un projet de paix et prospérité partagées, mais bien celui d’une convergence des préoccupations, structures, procédés et perspectives de pays qui ont la démocratie libérale en commun.

Et c’est ce « commun » que la crise migratoire est en train de briser, réveillant un clivage Est-Ouest qu’on avait rêvé disparu. C’est le paradoxe centre-européen que ce décalage entre des populations peu soupçonnables d’être eurosceptiques, mais votant pourtant sans état d’âme pour des partis populistes qui font de Bruxelles le nouveau Moscou d’un empire qu’ils font semblant de n’avoir jamais choisi de rejoindre. La crise migratoire a démontré avec éclat que l’Europe de l’Est envisage les valeurs cosmopolites qui sont au fondement de l’Union européenne comme une menace. Aspirant à la stabilité et à la possibilité de l’ascension sociale dans une économie libre, les classes moyennes forment traditionnellement le socle sociologique des régimes démocratiques. Mais les classes moyennes de l’Europe centrale ont une particularité : elles sont nées d’une catastrophe historique – ce fut la destruction des Juifs et l’expulsion des Allemands qui entraîna l’apparition des classes moyennes nationales. Des Vosges à la Volga, la Mitteleuropa si bien décrite par Jacques Droz reposait en effet sur ces deux liants culturels devenus antagonistes au fil de la construction des États-nations au XIXe jusqu’à la déflagration infernale du nazisme. Aujourd’hui, ces classes moyennes ethniquement homogènes à plus de 90%, sans expérience historique commune autre que celle du totalitarisme communiste et de sa chute se retrouvent confrontées à l’angoisse du déclin, et à l’incapacité de se penser en dehors d’un cadre national strict puisque les éléments cosmopolites qui les liaient ont disparu. C’est ainsi que la crise des réfugiés recouvre bientôt une crise de la démocratie.

Démocraties illibérales

Car justement la démocratie a changé de nature, nous dit Krastev : elle n’est plus l’instrument d’inclusion et de protection de la minorité. Autrement dit, le pacte démocratique qui garantit aux perdants d’un rapport de force de ne pas se retrouver la tête au bout d’une pique, ou proscrits en exil pendant qu’on pille leurs biens et massacre leurs proches restés sur place est remis en question. Krastev le souligne : un élément clé de l’attrait exercé par les partis populistes est leur exigence d’une réelle victoire. Si ces mouvements sont réactionnaires, c’est justement par rapport à leur perception d’être une majorité brimée par la minorité. Quand par exemple le ministre polonais des affaires étrangères déclarait dans les premiers jours de sa prise de fonction qu’il était temps de rompre avec « un modèle de mixité culturelle, de cyclistes et de végétariens » on se demande sincèrement à quel gouvernement il fait référence. Les majorités menacées donnent de la voix, et portent ainsi les Trump, Kaczynski ou Strache au pouvoir. Elles ramènent la démocratie et le vote à son sens d’origine, du temps de la République romaine : une confrontation violente entre partis pris, où justement la victoire dans le rapport de force confère le droit d’écraser et de pourchasser l’ennemi. C’est une démocratie au sens schmittien du terme. Une démocratie dans laquelle la victoire politique justifie toutes les atteintes aux principes de la séparation des pouvoirs. Une démocratie dans laquelle tout est politisé et polarisé et aucune idée n’est légitime tant qu’elle est hors du champ de la majorité. Ainsi, par exemple, les droits des femmes polonaises à disposer de leur corps ne relèvent plus des droits fondamentaux, mais d’une opposition politique entre valeurs traditionnelles et valeurs libérales. Sans cadre de référence légitime et commun, seule compte l’expression de la majorité. Une démocratie illibérale.

Non, l’histoire n’a pas touché à sa fin [comme le déclarait Francis Fukuyama] car les migrants sont ces acteurs de l’histoire qui décideront du sort de la démocratie libérale européenne. Krastev se réfère, entre autres, à Gaspar Miklos Tamas, le philosophe et ancien dissident hongrois qui pointait un paradoxe indépassable pour le projet européen et son idéal de citoyenneté universelle : le décalage entre nos droits universels d’habitants de la planète et les disparités culturelles, économiques et sociales irréfragables qui continuent de diviser l’humanité. Nul besoin de convoquer le fantôme de Carl Schmitt pour penser le battement du monde et l’impuissance libérale face à la résurgence de la politique définie comme une frontière entre amis et ennemis. La démocratie repose sur un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs partagées. D’où son caractère national qui lui permettait de se construire en distinction, voire en opposition parfois violente, à une autre communauté. C’est ce sentiment d’être ensemble, de communauté de valeurs que prétendent défendre les mouvements populistes. Il s’agit de redonner sens et cohésion à un collectif baptisé « peuple », construit autour de codes partagés et de marqueurs communs, comme le rejet des effets dissolvants du pluralisme, qui se traduit par une révolte contre les principes et les institutions du libéralisme constitutionnel.

Renationaliser les élites

Or cette remise en cause, c’est justement celle de l’essence même du projet européen. La crise de l’UE c’est la crise de la démocratie libérale et réciproquement. C’est là que se dessine le clivage entre « Nous les Européens » et « Eux les gens ». Ce clivage autour de la construction européenne est de plus en plus significatif. Le clivage traditionnel entre progressiste et conservateurs se structurait autour du rôle de l’État et de l’amplitude des politiques de redistributions sociales. Cette opposition n’a pas disparu. Mais elle a vu se superposer depuis deux décennies un autre clivage qui tourne autour de l’identité et de l’acceptation d’une société ouverte. Les « gens du n’importe où » et les « gens du quelque part », distinction faite par David Goodhart et reprise par Krastev pour opposer praticiens et adeptes de la globalisation et praticiens et adeptes du nativisme. Mondialistes contre patriotes, comme aime résumer Marine Le Pen, figure emblématique de cette nouvelle génération de leaders populistes d’extrême-droite qui prospère depuis une décennie sur la dénonciation conjointe de l’Islam et de l’UE.

En fait, le clivage oppose plus généralement ceux qui se sentent libres de leurs mouvements et ceux qui se sentent justement prisonniers, ceux qui sont de quelque part et ceux qui peuvent être de partout. « It’s the sociology, stupid ! » aurait-on envie de dire. C’est d’ailleurs ce qu’illustre le paradoxe de Bruxelles comme l’appelle Krastev : la méritocratie n’a plus bonne presse. Le débat du Brexit a accouché d’une condamnation brutale et méprisante des « experts », les administrations nationales et surtout européennes sont ravalées au rang de technocraties illégitimes et la remise en cause des élites est devenue le sport favori de l’ensemble des classes politiques européennes, quitte à provoquer de spectaculaires contorsions pour accuser le miroir sans condamner le reflet.

Le politologue Gael Brustier l’avait souligné, le problème majeur du processus sociologique de la construction européenne se pose là : elle est devenue un processus d’autonomisation des élites, de plus en plus détachées de leur ancrage national et social et des solidarités que cet enracinement suppose et impose. Or comme le souligne Krastev ce que craignent « les gens » par-dessus tout, c’est que leurs élites, les méritocrates, en cas de grandes difficultés choisissent de partir plutôt que de rester et d’assumer les conséquences de certains choix. Ce n’est pas un hasard si la thématique de l’évasion fiscale a pris tant d’ampleur ces dernières années tant elle manifeste cette capacité détestables des puissants à user de leur liberté pour se soustraire à leurs responsabilités. Ce qu’exigent « les gens », ce que proposent les populistes, en quelque sorte, c’est de nationaliser leurs élites, et non les éliminer.

C’est le même sentiment d’éloignement que celui des ouvriers d’une usine promise à la fermeture pour cause de délocalisation ; le même sentiment du « pourquoi ne les prenez-vous pas chez vous ? » lancé en défi puéril aux responsables qui défendent les politiques migratoires généreuses.

Mais l’Europe est-elle condamnée à se désagréger ? Le pessimisme de l’intelligence, et l’auteur dispose abondamment des deux, incite à reconnaître que le train de la désintégration a quitté la gare de Bruxelles. Mais la destination reste inconnue.

Car même s’ils sont compréhensibles et nécessaires, l’Europe mérite plus, mérite mieux que nos doutes. Elle reste une page d’histoire à écrire. Elle représente un horizon encore lointain, un processus humain très dépendant de ceux qui font l’effort de le penser et de le mettre en œuvre. En réalité les diverses crises que traverse l’Union européenne ont contribué bien plus que n’importe laquelle desdites politiques de cohésion mises en œuvre par Bruxelles à consolider le sentiment que les Européens sont tous partie prenantes de la même communauté politique. Les signaux faibles de « la communauté de destin » de l’Europe sont peut être encore insuffisants pour masquer les signaux forts qui menacent sa survie. Mais survivre c’est un peu comme écrire un poème : même le poète ne sait comment se conclura sa page avant de finir. Il n’y a pas de plus belle définition de la politique que celle qui la réunit à sa dimension poétique, c’est-à-dire créatrice. Avec cette conclusion plus ouverte que jamais, Krastev fait la place à la seule chose qui puisse nous sauver : l’inconnu – et la poésie.