Réforme des retraites : Macron face au pays

Si la mobilisation dans la rue et l’opposition à la réforme des retraites grandit, le gouvernement reste pour l’instant inflexible. Une opposition frontale qui risque de durer : la détermination des manifestants s’explique par la dureté des conditions de travail et la certitude que cette bataille sera déterminante pour bloquer l’agenda néolibéral d’Emmanuel Macron. Une analyse partagée par la majorité, ce qui explique qu’elle n’entende rien lâcher. Alors que la bataille se déroule désormais sur deux fronts, le Parlement d’un côté, la rue et les entreprises de l’autre, une défaite des syndicats offrirait un boulevard vers le pouvoir pour l’extrême-droite. Seule une grande vague de grèves peut entraver ce scénario.

Plus le temps passe et plus l’opposition à la réforme des retraites s’étend. Après une première journée très réussie le 19 janvier, le gouvernement a passé les deux dernières semaines à se prendre les pieds dans le tapis. Arguments contradictoires, refus de toute modification du cœur du projet, tentative de manipulation de l’opinion par un dîner entre Macron et 10 éditorialistes, humiliation du Ministre du travail Olivier Dussopt durant des débats télévisés… Le plan de bataille concocté par les cabinets de conseil et les technocrates a lamentablement échoué. Comme lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, plus les élites font de la « pédagogie », plus les Français s’informent et leur opposition s’étend. Résultat : le 31 janvier, le nombre de manifestants a augmenté de 40% et atteint des niveaux historiques depuis 30 ans avec 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats. En parallèle, les sondages successifs indiquent tous une hausse du soutien à la contestation et une colère croissante contre la réforme et le gouvernement.

Pourquoi la réforme passe si mal

Si l’issue de la réforme est encore incertaine, la bataille de l’opinion aura donc été gagnée rapidement. Outre les couacs et la suffisance des ministres et des députés macronistes, cette victoire écrasante des opposants s’explique par trois facteurs : l’absence de justification de la réforme, un changement de perception du travail et un contexte de colère sociale latente depuis des mois.

D’abord, la réforme elle-même. A mesure qu’elle est étudiée sous tous les angles, chacun découvre une nouvelle injustice. On pense notamment aux femmes, pénalisées par leurs carrières souvent incomplètes de l’aveu même du ministre Stanislas Guérini ou au minimum vieillesse à 1200 euros rendu incertain par des « difficultés techniques » (sic). Surtout, la grande majorité des Français a compris que le régime actuel de retraites n’est pas en péril et que cette réforme n’a rien d’inéluctable, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Les arguments de la gauche, qui propose d’autres méthodes pour équilibrer le système et ramener l’âge de départ à 60 ans, ont aussi réussi à percer : l’augmentation des salaires, la suppression des innombrables exonérations de cotisations, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, la taxation des patrimoines et dividendes, voire la hausse des cotisations sont d’autres possibilités, bien plus justes que de forcer les Français à travailler deux ans de plus. A force de miser sur le caractère technique de la réforme pour la faire passer, le gouvernement aura finalement réussi à intéresser les citoyens au fond de son projet. Le mépris permanent des macronistes a fait le reste. Comme l’a résumé Richard Ramos, député MODEM (parti membre de la majorité), « la pédagogie c’est dire “j’ai raison, vous êtes des cons” ».

Si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire.

Outre le caractère injustifié de la réforme, celle-ci se heurte aussi à un changement de regard sur le travail. Rester deux ans de plus dans l’emploi est d’autant plus impopulaire que cela paraît impossible pour beaucoup. D’abord, il y a ceux qui craignent de mourir avant la retraite. Pour les autres, il faut conserver son poste dans un pays où le taux d’emploi des seniors est particulièrement bas (35,5% chez les 60-64 ans). Un problème sérieux auquel le gouvernement entend répondre par un index, un dispositif qui a déjà montré son inutilité totale contre les inégalités de salaires entre hommes et femmes. En outre, le travail devient plus dur pour beaucoup : le nombre de travailleurs cumulant au moins trois critères de pénibilité physique a triplé depuis les années 80 en raison de l’intensification du travail. La souffrance psychique et les burn-outs ont eux aussi explosé. S’ajoute aussi la crise de sens du travail, un phénomène d’autant plus important (60% des actifs sont concernés) qu’il peut s’expliquer par des facteurs très divers (sentiment d’exercer un « bullshit job », manque de moyens pour bien faire son travail, contradiction avec ses valeurs…). Enfin, ce panorama est complété par une instabilité croissante de l’emploi avec la multiplication des CDD, intérim et autres régimes précaires. Ainsi, si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire. Dans ces conditions, on comprend que 93% des actifs rejettent la perspective de se voir confisquer deux années de repos mérité.

Enfin, cette contre-réforme arrive dans une période de grande tension sociale dans le pays. Alors que les salaires sont rognés par une inflation inédite depuis des décennies, le sentiment de déclin et d’appauvrissement se généralise. Les petits chèques, la remise à la pompe ou le bouclier tarifaire n’ont en effet pas suffi à contenir la baisse de pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pendant ce temps, les multinationales de certains secteurs (énergie, transport maritime, négoce de céréales…) ont réalisé des superprofits colossaux que le gouvernement se refuse à taxer. Un deux poids deux mesures qui a de plus en plus de mal à passer. L’inaction face à la dégradation de plus en plus visible des services publics (santé, éducation, justice) et au changement climatique après un été caniculaire et une sécheresse historique inquiète aussi une grande part de la population, qui craint de laisser un pays « tiers-mondisé » à ses enfants. Ajoutons enfin que les élections de 2022 dont se prévaut le Président de la République pour justifier sa réforme ne lui ont pas donné une grande légitimité : il a en effet été réélu en grande partie par défaut et a perdu sa majorité absolue au Parlement. Dans un tel contexte, l’écrasante majorité de la population ne comprend pas pourquoi cette réforme non nécessaire est une priorité politique.

Une bataille parlementaire compliquée

La réponse à cette interrogation est double. D’une part, Macron ne digère toujours pas de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de sa tentative d’attaque du système de retraites en 2020. Son électorat attend d’ailleurs de lui qu’il renoue avec l’ardeur néolibérale dont il faisait preuve jusqu’à la crise sanitaire. Affaibli par les dernières élections, le chef de l’Etat compte sur cette réforme pour indiquer à ses soutiens qu’il ne compte pas se « chiraquiser », c’est-à-dire être un Président plutôt absent et sans cap pour son second mandat. D’autre part, Emmanuel Macron veut achever ce qui reste des Républicains, en les forçant à le soutenir ou à rejoindre Marine Le Pen. Or, la réforme des retraites est depuis longtemps une revendication majeure des élus LR. Macron espère donc leur tendre un piège : soit ils la votent et devront finir par assumer que le locataire de l’Elysée applique leur programme, et donc le soutenir; soit ils ne la votent pas et leur retournement de veste les pulvérisera à la prochaine élection.

Initialement, ce calcul politique semblait habile. Mais l’ampleur de la contestation inquiète jusque dans les rangs de la Macronie et des LR. Or, 23 défections dans le camp présidentiel ou chez les Républicains suffisent à faire échouer l’adoption du texte à l’Assemblée Nationale. Un scénario possible selon les derniers décomptes menés par Libération et France Inter, qui indiquent un vote très serré. Pour trouver une majorité, le gouvernement n’a donc plus d’autre choix que de menacer les parlementaires : sans majorité, il dégainera l’article 49.3 et envisagera sérieusement de dissoudre la chambre basse. Or, nombre de députés ont été élus par une très fine majorité en juin dernier et craignent de voir leur siège leur échapper. Cette perspective peut les conduire à réfléchir à deux fois avant de rompre la discipline de vote.

Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque.

Pour les deux autres blocs politiques, la NUPES et le Rassemblement National, cette séquence paraît plus simple à aborder : leur opposition au texte les place du côté de la majorité des citoyens. A gauche de l’hémicycle, on se prend à espérer une première victoire majeure contre Macron. Un succès dont l’alliance bâtie hâtivement à la suite des présidentielles aurait bien besoin pour survivre : l’affaire Quatennens, le congrès du PS, les petites polémiques successives et la perspective des élections européennes fragilisent fortement l’union. Une attaque sur un symbole aussi fort dans l’imaginaire du « modèle social » français – ou du moins ce qu’il en reste – offre donc une occasion de tourner la page des derniers mois. Toutes les armes sont donc sorties : réunions publiques en pagaille, participation aux manifestations, tournée des plateaux, tsunami d’amendements…

Du côté du Rassemblement National, on jubile. Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque. Le RN doit en effet faire oublier qu’il a voté contre l’augmentation du SMIC et proposé de supprimer des cotisations patronales, ce qui revient à fragiliser la Sécurité sociale dont le système de retraites fait partie. Heureusement pour la dynastie Le Pen, le gouvernement lui a offert une belle opportunité de marquer des points. Ainsi en est-il de la demande de référendum sur la réforme des retraites, une proposition initiée par les communistes, reprise ensuite par la NUPES et le RN : au terme d’une procédure contestable, la défense de cette motion référendaire a été confiée à l’extrême-droite. D’ores-et-déjà, le PS et EELV annoncent qu’ils ne la voteront pas afin de ne pas légitimer le RN. Avant même le vote le 6 février prochain, Marine Le Pen a donc déjà gagné : si cette motion est soutenue par la FI et le PCF, elle pourra affirmer qu’elle est rassembleuse; si les députés de gauche la rejettent, elle pourra les accuser de sectarisme et de malhonnêteté.

L’urgence d’une grève générale

Pour chacun des trois blocs politiques majeurs, la bataille des retraites est donc décisive. Du côté de la Macronie, arriver à passer en force contre les syndicats et la majorité de la population sur un sujet aussi essentiel serait une victoire comparable à celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques en 1984. Le pouvoir espère qu’une telle démonstration de force permettra de réinstaurer un climat de résignation et de nihilisme pour un moment, lui permettant de terminer son œuvre de destruction du pays. Dans le cas où ce scénario deviendrait hors de portée, Macron a cependant élaboré un plan B : la dissolution de l’Assemblée. « Au mieux, ce serait l’occasion de retrouver une majorité absolue dans l’hémicycle. Au pire, le Rassemblement national (RN) remporterait une majorité de sièges » estime le camp présidentiel. Macron ne paraît pas très inquiet par cette seconde éventualité : si Marine Le Pen accepte Matignon, il espère que cela l’affaiblira; si elle refuse, il pourra affirmer qu’elle ne veut pas le pouvoir ou n’est pas capable de l’exercer.

Si ce scénario est évidemment risqué, le chef de l’Etat sait que son camp a tout intérêt à affronter l’extrême-droite au second tour. Il espère donc la renforcer juste assez pour qu’elle passe devant la gauche au premier tour, puis la battre au second. Ce calcul cynique convient très bien à Marine Le Pen, puisqu’il la renforce sans qu’elle n’ait besoin de faire de grands efforts. La cheffe des députés RN a également un discours bien rodé en cas de passage de la réforme : comme avec la NUPES dans l’hémicycle, elle n’hésitera pas à accuser les syndicats d’incompétence et d’hypocrisie, en arguant que ceux-ci ont appelé à la faire battre au second tour. La combinaison de cette délégitimation du mouvement syndical et de la gauche avec la colère de Français exaspérés par la dégradation de leur niveau de vie lui offrirait alors un boulevard vers l’Elysée.

Le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays.

Ainsi, au-delà de la protection d’une conquête sociale majeure, la bataille actuelle risque de peser lourd dans la prochaine élection présidentielle. Casser la relation vicieuse de dépendance mutuelle entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite nécessite une victoire du mouvement social contre cette réforme. Si la mobilisation des députés dans l’hémicycle et des manifestants dans la rue constitue deux points d’appui importants, ils risquent cependant de ne pas suffire. Au Parlement, le temps contraint du débat, le probable retour à la discipline de vote chez Renaissance et LR et la possibilité d’un 49.3 laissent peu d’espoirs. Dans la rue, la mobilisation considérable est encourageante, mais elle risque de s’étioler au fil des semaines et la répression – pour l’instant très faible – peut faire rentrer les manifestants chez eux. 

Seules de grandes grèves peuvent faire plier le gouvernement : si les salariés ne vont plus travailler ou que l’approvisionnement des entreprises est remis en cause, le patronat se retournera contre le gouvernement, qui n’aura d’autre choix que de reculer. Pour l’instant, les syndicats se montrent plutôt timides, préférant des « grèves perlées » environ un jour par semaine à des grèves reconductibles. Bien sûr, l’inflation et l’affaiblissement du mouvement ouvrier rendent l’organisation de grèves massives plus difficile que par le passé. Mais le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. Selon un récent sondage, 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays. Un tel chiffre étant particulièrement rare, les syndicats ont tout intérêt à s’en saisir. En outre, des actions comme le rétablissement de l’électricité à des personnes qui en ont été coupé pour impayés ou sa gratuité pour les services publics conforte l’appui des Français à la lutte des salariés. Après la victoire de la bataille de l’opinion et du nombre dans la rue, il est donc temps de passer à l’étape supérieure : la grève dure. Face aux tactiques immorales du gouvernement et de l’extrême-droite, cette stratégie apparaît désormais comme la seule capable de les faire battre en retraite.

Pourquoi certaines femmes relaient-elles la domination masculine ?

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Marche contre les violences sexistes et sexuelles à Paris. ©Christine Garbage

Le mois de mars 2020 a été marqué par de nombreuses victoires pour la cause féministe : la journée internationale pour les droits des femmes a donné lieu à de puissantes manifestations partout dans le monde, tandis que le réalisateur Harvey Weistein, reconnu coupable de multiples viols et agressions sexuelles, a été condamné à 23 ans de prison. Pourtant, en France, le bilan est loin d’être aussi positif. Alors que la cérémonie des Césars a distingué Roman Polanski “Meilleur réalisateur”, de nombreuses voix se sont élevées dans l’espace public pour prendre la défense du cinéaste accusé de viol par douze femmes différentes. Parmi ces voix, l’on peut s’étonner que des femmes aient aussi choisi de se désolidariser de la cause féministe pour prendre parti en faveur du réalisateur. Ainsi, comment expliquer que certaines femmes relaient la domination masculine ?


Le sexisme, la posture dominante

Si le sexisme est autant ancré, c’est qu’il reflète une posture dominante : il est avant tout un ciment social pour les hommes. Isabelle Clair, sociologue et chargée de recherche au CNRS, l’explique ainsi : “Le sexisme créé de la sociabilité, du plaisir et le discours sexiste créé de l’appartenance.” Cette sociabilité commence très tôt, avec des oppositions entre les activités catégorisées comme féminines ou masculines, avec des manières de parler ou des hexis corporels différenciées. L’enfant et l’adolescent vont se construire autour de ces normes. Cette différenciation devient par la suite partie intégrante des rapports sociaux. Dans un contexte de sociabilité, le sexisme s’exerce avec ou sans la présence de femmes et, si des femmes sont présentes, elles sont fréquemment touchées par des formes de mises à distance du groupe. Les rapports de domination vis-à-vis des femmes, mais aussi entre hommes, s’exercent parfois de manière violente.

Le sexisme est donc un enjeu structurel et systémique, il est omniprésent. Les violences qu’il engendre peuvent être physiques, verbales mais aussi virtuelles. Sur les réseaux sociaux, pouvoir s’exprimer sans risque de représailles permet aux discours violents d’être encore plus présents. Ils permettent ainsi de perpétuer des postures ayant été légitimées pendant très longtemps sur la question du rapport à la femme, à ses vêtements, à son attitude. Selon Isabelle Clair, l’une des idées ancrées dans l’image de la féminité, est que la femme devrait être dans la réserve, dans la retenue. Si dénoncer le sexisme entraîne un rappel à l’ordre, la femme, elle, risque d’être rattrapée par le stigmate en voulant le révéler. On peut donner à titre d’exemple certains cas de décrédibilisation de la parole des femmes lors du mouvement MeToo : les femmes qui dénonçaient des violences subies étaient alors accusées de vouloir se mettre en valeur, de faire cela pour que l’on parle d’elle. Pourtant, comme le rappelle la chercheuse, le fait d’être prise pour une “fille facile”, pour une “salope”, est un éminent catalyseur de violence sexiste.

Les femmes ne sont pas un groupe social homogène

Avant d’expliciter les différents mécanismes relayant le sexisme, il convient de s’intéresser aux femmes en tant que groupe social. Pour reprendre Simone de Beauvoir dans son ouvrage fondateur Le Deuxième Sexe : “Les prolétaires disent « nous ». Les noirs aussi. Se posant comme sujets ils changent en « autres », les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet”. À l’image de la société toute entière, les femmes constituent un groupe social hétérogène, traversé par des rapports de domination propre à tout ensemble social. Toujours selon Isabelle Clair : “Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau.”

“Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau”.

En s’inspirant du terrain de ses recherches, l’universitaire constate que “les filles les plus insultées, qui subissent l’opprobre publique, sont des filles qui n’ont pas de père, de petit-ami attitré, de frère. Il n’y a pas d’homme qui consolide leur statut social.” C’est ce qu’elle appelle la “ressource de genre”.

Cette nécessité de posséder des ressources de genre renvoie à l’imaginaire diffus qui définit le statut même de la femme et sa place au sein de la société. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin fait émerger la notion d’appropriation. Selon cette dernière, le corps des femmes doit toujours subir une forme d’appropriation, notamment par le biais d’un nom de famille, ou la présence d’un homme à ses côtés. Isabelle Clair approfondit cette idée, en expliquant qu’une fille “non appropriée”, ou “privatisée”, est perçue par la société comme une “fille publique”, une “pute”. Selon la chercheuse, il est nécessaire de relier cette idée d’appropriation à la croyance selon laquelle “les femmes sont le sexe et sont dévorées par celui-ci”. Ce préjugé millénaire rend nécessaire le contrôle des corps des femmes dans les sociétés patriarcales.

Les femmes ne sont pas toutes égales devant le sexisme et les violences sexuelles. Isabelle Clair observe notamment que les femmes jeunes sont plus susceptibles d’être agressées dans l’espace public et privé. Le sexisme peut également revêtir des formes diverses en fonction de l’appartenance sociale ou de la couleur de peau de la personne ciblée. En effet, le sexisme touche différemment les femmes suivant les ressources en leur possession, mais il n’en épargne aucune. Les formes d’oppression et l’identité des personnes touchées par le sexisme sont plurielles. Toutefois, cette hétérogénéité se retrouve aussi chez les femmes relayant ce sexisme, de manière plus ou moins conscientisée.

Un sexisme invisibilisé, ou simplement mis à distance

Comme le rappelle Isabelle Clair : “Certaines femmes n’ont parfois pas conscience d’appartenir à un groupe social en tant que tel. Celles-ci n’ont pas conscience de la domination qui s’exerce sur elles ou même parfois du sexisme.” Toujours selon la chercheuse, l’intériorisation du sexisme entraîne l’exercice de cette violence sur autrui. Résister au sexisme appelle forcément une autre forme de violence, ou un rappel à l’ordre. A l’inverse, en rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant. On se met donc à l’abri, et à distance, du groupe social auquel on appartient de fait.

En rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant.

Par-delà le fait de relayer cette forme de violence, on observe que certaines femmes peuvent nier cette violence en “invisibilisant” c’est-à-dire en niant les logiques sociales qui sous-tendent les violences sexistes. Le sexisme est alors nié en tant que fait social. Ainsi, suivant Isabelle Clair, beaucoup d’individus pensent que “les individus sexistes se limitent aux seules personnes qui se comportent mal, et ne voient les violences sexistes que comme des actions individuelles nécessitant un rappel à l’ordre”. Cette propension à individualiser les comportements empêche de relier des formes de violence plus diffuses, et de comprendre le sexisme comme un fait social.

Reconnaître une violence comme sexiste est aussi parfois quelque chose de brutal. Décrire une situation et la définir comme violente peut entraîner une prise de conscience difficile. Si le sexisme est aujourd’hui dénoncé et traité comme un véritable phénomène de société, cela n’a évidemment pas toujours été le cas, et peut entraîner une levée de bouclier de la part de certains groupes sociaux et de générations précédentes. Par exemple, lorsque le mouvement MeToo battait son plein, une centaine de femmes avec Catherine Deneuve à leur tête, ont publié une tribune défendant “la liberté d’importuner” des hommes. Il est à noter qu’il est toujours plus facile de juger d’un groupe social qui n’est pas le sien. On met à distance les personnes jugées, et on les juge d’autant mieux qu’elles représentent une forme d’altérité. Isabelle Clair évoque ainsi l’exemple des journalistes à la télévision qui “voient le sexisme dans le 93 mais pas dans leur quartier “, quand il n’est pas simplement invisibilisé. Dénoncer une certaine forme de sexisme peut aussi être un moyen d’exercer une violence envers un autre groupe social.

Une révolution par toutes les femmes

Le sexisme est toujours intégré au discours politique, et les actes pour lutter contre ces violences sont peu nombreux. Il est aussi, pour certains, bien présent au coeur des institutions. À titre d’exemple, la député Danièle Obono a souligné les liens observés,  à l’Assemblée nationale, entre domination masculine et lieux de pouvoir. Elle remarque que la violence peut être perçue comme plus banale dans les lieux de pouvoirs à cause du caractère conservateur de l’institution et d’une norme indexée sur un modèle réactionnaire. Les lieux de pouvoir sont par excellence des lieux de reproduction de la domination, il est donc logique que ceux-ci servent de support à l’exercice d’une domination masculine. La députée observe aussi l’aspect social et hiérarchique des personnes touchées par les violences sexuelles au sein de l’Assemblée nationale. Elle évoque les assistantes parlementaires, mais aussi les agents d’entretien qui sont les premières victimes de harcèlement sexiste. Néanmoins, selon ses termes “la matière sociale, culturelle et politique n’est pas figée, de même que les rapports de force”. Ainsi, le Tumblr “Chair Collaboratrice” a été ouvert afin de permettre aux victimes de harcèlement sexiste ou sexuel de témoigner sur une page publique.

Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat.

Si les mobilisations peuvent faire évoluer les choses, les prises de conscience sont aussi nécessaires. Pour comprendre la profondeur du sexisme comme fait social, LVSL s’était auparavant entretenu avec Alice Debauche afin de questionner les violences sexuelles au sein des universités françaises. En admettant que les violences sexistes sont un fait social et que les femmes en tant que groupe social cristallisent ces violences, il sera alors enfin possible de faire tomber les derniers bastions de conservatisme internes à ce groupe. Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat, en révélant la profondeur des mécanismes de domination. C’est donc avant tout le signe qu’il nous faut continuer d’avancer vers une réelle révolution féministe, incluant toutes et tous.

Taxe GAFA : un coup de com pas à la hauteur

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© Economist / David Parkins probly www.davidparkins.com/

Jeudi 4 juillet, l’Assemblée nationale a voté définitivement le texte mettant en place une taxation de certains services numériques. Députés et sénateurs sont en effet parvenus à un accord. Si le Sénat n’a pas voulu s’opposer à ce texte, c’est notamment parce que les citoyens se sont maintenant emparés d’un sujet sur lequel ils ne pardonneraient pas l’inaction de leurs dirigeants politiques. Pourtant, ce texte, présenté en première lecture juste avant les européennes, a uniquement servi de coup de com’ en plein mouvement social réclamant plus de justice fiscale. Avec un rendement très faible de 500 millions d’euros, qui sera acquitté en grande partie par les utilisateurs, cette taxe n’est pas à la hauteur de l’enjeu.


Ce fait est bien connu et reconnu, y compris par les libéraux : les multinationales utilisent des techniques d’optimisation fiscale agressives afin d’échapper à l’impôt sur les sociétés français. Le système, appelé transfert de bénéfices est simple : afin que les filiales françaises déclarent très peu de bénéfices en France, ces multinationales mettent en place un système de redevances. Pour utiliser la marque de la maison-mère, une filiale française devra donc payer tellement de redevances que cela permettra en fait de sous-estimer le bénéfice réellement obtenu en France et de sur-estimer celui qu’elle réalise dans des paradis fiscaux, où le groupe est généralement implanté.

Pour les entreprises du numérique, il est même encore plus simple de déclarer les bénéfices réalisés dans des paradis fiscaux, puisqu’elles n’ont pas de magasins physiques implantés dans un pays en particulier. Ces entreprises, qui peuvent se payer une armée d’avocats fiscalistes, jouent donc avec les règles fiscales pour payer le moins d’impôt possible. Cela avait notamment été démontré dans les Paradise Papers, qui avaient permis de directement mettre en cause Google, Apple, Facebook ou encore Amazon : les fameux GAFA.

Loin d’être un moyen de lutte, le fonctionnement actuel de l’Union européenne facilite cette fraude généralisée. L’Union accepte en son sein les pires paradis fiscaux (Luxembourg, Irlande, etc.) alors que ses traités interdisent toute restriction aux mouvements de capitaux entre pays membres.

Selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne 23%, contre 9% pour les GAFA. Airbnb avait par exemple payé seulement 161 000 euros d’impôts en France en 2017. Soit 30 centimes par an et par logement proposé sur leur site.

L’ampleur de la fraude est gigantesque. Selon Bercy, les PME françaises sont taxées en moyenne 23%, contre 9% pour les GAFA. Airbnb avait par exemple payé seulement 161 000 euros d’impôts en France en 2017. Soit 30 centimes par an et par logement proposé sur leur site. Aucun des GAFA n’avait par ailleurs payé plus de 20 millions d’euros d’impôt en France en 2017 alors que leur chiffre d’affaires mondial se chiffre en dizaines de milliards d’euros. Amazon avait par exemple payé 8 millions d’euros d’impôt en France pour un chiffre d’affaires mondial de 151,9 milliards d’euros. Même si ces deux valeurs ne sont pas directement corrélées, la disproportion ne laisse ici pas de place au doute.

Cette perte de recettes colossale pour la France et la mise en lumière de ce problème public par les associations a obligé le gouvernement à réagir. Mais comme avec l’écologie, la communication a été préférée aux actes.

Le feuilleton de la taxe GAFA

Depuis son entrée en fonction, Bruno Le Maire n’a ainsi cessé de s’agiter pour montrer qu’il souhaitait faire aboutir des négociations européennes sur la taxation des géants du numérique. Pourtant, un accord européen paraît très difficilement envisageable à court terme, puisqu’il faudrait que la totalité des 27 pays de l’UE le signent, alors même que l’économie de certains de ces pays repose en grande partie sur leur moins-disant fiscal visant à attirer ces entreprises. Cette pseudo-négociation européenne permettait en fait à Bruno Le Maire de gagner du temps, pour faire croire qu’il s’occupait de ce problème mais sans réellement taxer ces multinationales.

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Bruno le Maire © Aron Urb (EU2017EE). Estonian Presidency. Licence : Creative Commons Attribution 2.0 Generic license.

Fin 2018, Bruno Le Maire n’avait réussi qu’à négocier un accord très minimal avec l’Allemagne. Mais l’Europe se fait à 27. Suite au refus de certains pays, Le Maire s’est résigné à faire avancer les négociations directement au niveau de l’OCDE – Organisation de coopération et de développement économiques  – , tout en proposant en décembre 2018 la mise en place dès 2019, de manière unilatérale au niveau français, de cette taxe minimaliste issue des premières négociations européennes. C’est ce que proposaient des groupes d’opposition depuis 2017 par le biais d’amendements. Mais il a fallu attendre la pression populaire des gilets jaunes pour que Le Maire accepte enfin de taxer les GAFA. Ou du moins de faire semblant de le faire.

Cet épisode symbolise l’échec de la stratégie européenne macroniste. On ne peut bâtir l’Union européenne sans harmonisation fiscale et sociale avec des paradis fiscaux en son sein. Le Maire a ici d’ailleurs assez ironiquement validé la stratégie Plan A / Plan B de la France insoumise, comme le faisait remarquer Adrien Quatennens. Le plan A (les négociations européennes) a échoué, Le Maire a fait le plan B (une taxe unilatérale au niveau français). Sauf que son plan B résulte de négociations européennes et est par conséquent très minimaliste. L’Union européenne nous aura ainsi fait perdre notre temps et nos ambitions concernant la taxation des géants du numérique, sans nous apporter aucune solution.

L’Union européenne nous aura ainsi fait perdre notre temps et nos ambitions concernant la taxation des géants du numérique, sans nous apporter aucune solution.

Une taxe GAFA assise sur un sous-bock en carton

L’ambition initiale de taxer les géants du numérique à hauteur des profits réalisés grâce aux utilisateurs français est en effet bien lointaine. Pour le comprendre, il faut s’intéresser en détail à l’assiette de cette taxe.

Celle-ci ne porte que sur deux types d’activités bien précises : les plateformes numériques qui touchent une commission pour mettre en relation des clients et des entreprises (Airbnb, Amazon pour leur marketplace qui met en lien des clients avec des vendeurs, etc.) et le ciblage publicitaire (Google, Facebook, entres autres). Dans l’exposé des motifs du projet de loi, il est expliqué que ce sont ces secteurs en particulier qui sont visés car ce sont ceux pour lesquels les entreprises peuvent le plus facilement délocaliser les profits et qu’ils concernent des entreprises ayant des positions hégémoniques dans leur secteur. Ce sont les services pour lesquels l’utilisateur crée la valeur. Mais cette explication ne tient pas, puisque c’est le cas également pour les autres types de services : quand un utilisateur français achète un livre sur Amazon, le site marchand fait du profit grâce à cet utilisateur français et devrait donc à ce titre être taxé en France. Or, il ne le sera toujours pas, contrairement à la petite librairie qui elle paiera un impôt sur ses bénéfices réalisés.

Si notre ministre de l’Economie voulait encourager Amazon dans son processus de destruction de toutes les petites librairies françaises, il ne s’y prendrait pas autrement.

En effet, tous les autres secteurs seront exclus du champ de la taxe. Cette exclusion concerne aussi bien la vente en ligne (Fnac.com, Amazon lorsqu’ils vendent directement leurs produits, etc.), la fourniture de contenus numériques, de moyens de communications ou de moyens de paiement s’inscrivant dans un modèle classique d’achat/revente (Netflix ou Microsoft, par exemple), mais aussi la fourniture de « services financiers réglementés », comme les plateformes d’échanges de titres, ainsi que tous les services fournis entre entreprises d’un même groupe. Ainsi, comme l’a subtilement résumé le secrétaire national du parti communiste Fabien Roussel lors des débats en Commission des finances à l’Assemblée : « votre assiette n’est pas très large et ressemble davantage à une soucoupe – que dis-je : un sous-bock en carton ! » D’après les calculs d’Attac, 64% du chiffre d’affaires cumulé des GAFA échapperait ainsi à la taxe puisqu’il concerne des services non visés par cette taxe.

Pourtant, nous retrouvons des champions de l’évasion fiscale dans ces secteurs exclus du champ de cette taxe. Mais cela ne gêne pas le ministre de l’Économie qui s’est opposé au Parlement à tous les amendements proposant d’élargir la portée du texte. Il a ainsi déclaré : « En aucun cas ce projet de loi vise à lutter contre l’évasion fiscale. »

C’est selon lui simplement un texte visant à plus de « justice fiscale » en taxant des services pour lesquels les utilisateurs sont les principaux créateurs de valeur, puisque ces services échappent habituellement à l’impôt. Mais alors qu’il ne cesse de déclarer que les GAFA payent 14 points d’impôt de moins que les autres entreprises implantées en France, il n’indique pas si son projet de loi permettra de résorber cet écart. Il ne préfère en fait pas avouer que ce ne sera pas le cas. Pire, un certain nombre d’entreprises et de services échapperont à cette taxe, alors même qu’ils échappent déjà actuellement à toute imposition. Ce texte ne rétablit donc en rien la « justice fiscale » dont se réclame Le Maire.

Le ministre n’a d’ailleurs jamais expliqué précisément pourquoi il refusait d’inclure ces services dans le champ de la taxe, à part en établissant une frontière floue entre les services pour lesquels « c’est l’utilisateur qui crée la valeur » qui mériteraient à ce titre d’être taxés, et les autres qui ne rentreraient pas dans le champ de la taxe. Or, cela est injustifiable.

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Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Amazon fait par exemple du profit en vendant à des acheteurs français des biens matériels, comme les livres. Amazon n’est presque pas taxé sur ces profits qui sont délocalisés dans des paradis fiscaux tels le Luxembourg ou le Delaware. Alors pourquoi ne pas inclure le chiffre d’affaires issu de ces ventes dans l’assiette de la taxe comme le proposaient des groupes d’opposition à l’Assemblée ? Cette justification autour de la création de valeur n’est qu’un pure enfumage pour justifier l’injustifiable : les GAFA ne seront taxés que sur une infime partie de leur activité. Une méthode qui peut faire penser au Fonds pour l’innovation. Ce dernier servait à justifier les privatisations effectuées par Le Maire dans la loi PACTE, mais personne, pas même la Cour des comptes, n’a compris son utilité.

Cette justification autour de la « création de valeur » n’est qu’un pure enfumage pour justifier l’injustifiable : les GAFA ne seront taxés que sur une infime partie de leur activité.

Une micro taxe pour des géants

Et le taux de cette taxe est à l’image de son assiette. Concrètement, le chiffre d’affaires issu des services visés sera taxé à un taux fixe de seulement 3%. Ainsi, en appliquant cette taxe, le taux réel d’imposition de ces géants du numérique restera largement inférieur à celui des PME françaises.

Mais surtout, cette taxe ne touchera qu’une poignée d’entreprises. Ainsi, elle ne visera que les entreprises dont le montant annuel des produits tirés des services taxés – qui nous avons vu sont très limités – est supérieur à 750 millions d’euros au niveau mondial et à 25 millions au niveau national. Seuls 30 groupes seront donc touchés par cette taxe, dont un seul français.

Seuls 30 groupes seront donc touchés par cette taxe, dont un seul français.

On aurait pu entendre la volonté de ne pas pénaliser des petites entreprises du numérique, mais un juste milieu aurait pu être trouvé. Si Le Maire fait mine d’opposer les gros et les petits, il oppose en fait seulement les géants (à qui il prend si peu que cela sera indolore pour eux) aux très gros (à qui il ne prend rien).

Sans surprise, les recettes attendues de cette taxe seront donc très faibles. Elles ne seront à terme que de 500 millions par an (et même de seulement 400 millions en 2019 d’après l’étude d’impact du projet de loi). Or, ce chiffre est très faible au vu des profits colossaux que réalisent ces entreprises en France. L’économiste Gabriel Zucman estime par exemple que, en prenant en compte seulement les multinationales, le contournement de l’impôt français dépasse les 5 milliards, soit 10 fois plus que ce que Le Maire ambitionne de récupérer.

Cette taxe est donc moins une taxe qu’une forme d’accord tacite : le Gouvernement français convient qu’il ne peut rien faire contre l’évasion fiscale et finit donc par accepter les pratiques des GAFA en échange d’une petite compensation financière (que ces GAFA doivent acquitter qu’ils aient ou non échappé à l’impôt français). Cela reviendrait à accepter le fait que les riches contribuables fraudent l’impôt et donc à leur demander quelques euros à la fin de l’année, qu’ils aient ou non fraudés, pour compenser cela.

Mais surtout, les GAFA eux-mêmes ont déclaré qu’ils répercuteraient la quasi-totalité du coût de cette taxe sur leurs utilisateurs, ne s’acquittant que de 25 millions d’euros sur les 500 millions réclamés. Ils promettent donc avec insolence de faire payer le consommateur français pour cette taxe qui leur est due.

Des GAFA qui défient avec insolence le législateur français

Une étude sur cette taxe GAFA a en effet été publiée par le cabinet d’avocats Taj, mandaté par le lobby des GAFA (l’Association de l’industrie numérique et informatique – CCIA). Elle montre que ces entreprises, du fait de leur position quasi-monopolistique, risquent de répercuter cette taxe sur le consommateur et sur les PME qui utilisent leurs services. Ainsi, l’étude de ce lobby montre que le coût de cette taxe sera répercuté à 55% sur les utilisateurs, à 40% sur les PME utilisant les services de ces GAFA et seulement à 5% sur les GAFA eux-mêmes.

L’indécence des GAFA n’a donc pas de limites : non content de ne pas payer leurs impôts, ils indiquent que si on les forçait à payer cette taxe, ils répercuteraient l’intégralité de son coût sur leurs utilisateurs. Sur les 500 millions récoltés, les GAFA en payeront seulement 25 millions, selon leurs propres dires.

L’indécence des GAFA n’a donc pas de limites : non content de ne pas payer leurs impôts, ils indiquent que si on les forçait à payer cette taxe, ils répercuteraient l’intégralité de son coût sur leurs utilisateurs.

L’insolence de ce lobby ne s’arrête pas là car cette étude conclue également que « personne ne sait vraiment comment Bercy va faire pour contrôler les rentrées fiscales associées à cette taxe » : en clair, les GAFA comptent bien frauder pour également échapper à cette nouvelle taxe et ils ne s’en cachent pas. Et quand on sait que le Gouvernement compte supprimer 2 313 postes supplémentaires rien qu’en 2019 au sein de la Direction Générale des Finances Publiques et de ses opérateurs, on se demande effectivement qui va contrôler les rentrées fiscales de cette nouvelle taxe.

Invités par la Commission des finances de l’Assemblée nationale, les responsables des relations publiques de ces grands groupés ont réitéré ces propos, annonçant même qu’elles allaient devoir revoir à la baisse leurs investissements en France si cette taxe était mise en place.

Il faut de toute urgence ré-inverser le rapport de force : il n’est pas acceptable que des entreprises qui ne payent déjà pas leurs impôts en France soient invitées à l’Assemblée pour faire ce type de déclarations. Il faudrait aussi leur rappeler qu’en échappant à l’impôt, les GAFA ne participent pas au financement de services publics dont elles bénéficient pourtant largement pour leur implantation en France. Elles mobilisent ainsi les réseaux routiers et les réseaux de télécoms à grande échelle : 80% de l’utilisation des bandes passantes des réseaux de télécoms est le fait des multinationales Google, Facebook et Netflix.

Cette taxe GAFA est un effet d’annonce mais ne réglera pas le problème

En plus d’être minimaliste, la taxe GAFA ne touchera que les entreprises du numérique, alors même que toutes les multinationales utilisent ces techniques de transfert de bénéfices, y compris celles qui possèdent des magasins physiques en France, à l’image de McDonald’s.

Bruno Le Maire indique qu’il s’agit d’une étape intermédiaire, avant d’arriver à un accord au niveau de l’OCDE. Mais cet accord mondial viserait uniquement une taxation minimale. Et il y a fort à parier que cette taxation minimale soit plus proche de celle de l’Irlande que de la France. Or, si cette taxation minimale mondiale reste largement inférieure à la française, les entreprises continueront de pratiquer l’évasion fiscale et cela ne réglera donc en rien le problème. Au contraire, cela pourrait être utilisé comme un argument pour baisser encore plus l’impôt sur les sociétés français. Ce n’est donc pas pour rien que le lobby des GAFA soutient ce projet de l’OCDE.

Cette taxe est donc l’un des symboles de l’impuissance volontaire de l’État libéral : comme sur les dossiers industriels, le Gouvernement fait semblant d’avoir un État fort, mais il se couche finalement face aux grands groupes. Pourtant, les GAFA deviennent de plus en plus puissants et sans État fort, leur position hégémonique et leur pouvoir ne feront que s’accroître. Alors que l’étude d’impact du projet de loi signale à juste titre que 95% des recherches en ligne en France se font via Google, le projet de loi semble en tirer comme conclusion qu’il ne faudrait pas trop durcir le ton face à cette entreprise dont le pays dépend. Mais au contraire, il faudrait rompre ce monopole en imposant a minima à ces multinationales les mêmes règles que l’on impose à nos PME et autres start-up du numérique.

Cette taxe est donc l’un des symboles de l’impuissance volontaire de l’État libéral

C’est donc sans surprise que les syndicats et associations concernés par le sujet ont fait part de leur déception. Solidaires Finances Publiques, le principal syndicat des agents des impôts, dénonce ainsi une taxe qui « ne répond pas aux enjeux ». Oxfam parle d’un projet « très décevant et extrêmement peu ambitieux au regard de l’ampleur de l’évasion fiscale en France ». Attac note que cette taxe GAFA  « ne  rétablit  en  rien  la  justice  fiscale  et  que  les  géants  du  numérique  vont  continuer à échapper à l’impôt ».

Des solutions existent

Ces associations proposent des solutions pour lutter contre ce fléau. Si elles ont leurs nuances, toutes cherchent à taxer les multinationales, et pas seulement celles du numérique, sur leurs bénéfices réellement réalisés en France. En effet, taxer le chiffre d’affaires comme le propose le gouvernement ne répond à aucune logique économique, puisque certaines entreprises font beaucoup de profits avec peu de chiffre d’affaires et inversement.

Mais comment déterminer le montant de ce bénéfice effectivement réalisé en France, que rechignent à nous livrer ces multinationales ? L’économiste Gabriel Zucman a proposé une solution, reprise par des amendements malheureusement rejetés à l’Assemblée nationale. Il s’agirait pour la France d’utiliser une clef de répartition pour que les entreprises payent leur impôt sur les sociétés au prorata du pourcentage de leur chiffre d’affaires mondial réalisé en France. Si, par exemple, une multinationale fait 10 milliards de bénéfices en tout dans le monde, et qu’elle réalise 10% de son chiffre d’affaires en France, alors elle devra déclarer 10% de ces 10 milliards comme bénéfices réalisés en France, qu’elle les ait ou non artificiellement transférés vers des pays à fiscalité nulle ou très faible.

Cette solution est techniquement possible. Il ne manque plus que la volonté politique pour l’appliquer.

Entretien avec Ugo Bernalicis : “Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ugo Bernalicis et Jacques Maire ont été chargés d’évaluer la lutte contre la délinquance financière. Dans un rapport de plus de 200 pages, ils ont formulé 25 propositions pour lutter contre cette forme de délinquance en constante augmentation qui puise notamment sa force dans l’inadéquation des moyens mis en place par l’Etat et dans la réalité complexe de ce phénomène. Ugo Bernalicis nous a présenté son analyse de la situation. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Hélène Pinet. 


 

LVSL – Pourriez-vous au préalable définir ce qu’est la « délinquance financière » ?

Ugo Bernalicis – Dans le pénal, on distingue théoriquement les délinquants des criminels, (comme par exemple le niveau de peine dans l’échelle des peines). Nous devrions donc davantage parler d’infractions financières, une infraction étant le terme générique quand la loi est enfreinte, tant au niveau des petites ou des grandes infractions. La définition la plus stable est page 48 du rapport : à cette page figurent les noms des escroqueries économiques et financières, par index. Lorsqu’un article du code pénal crée une infraction, vous avez, en face, un index, qui est un suivi statistique sur le nombre de plaintes, de procédures, etc.

Dans cette liste, vous avez deux sous-parties : les escroqueries et infractions assimilées et les « infractions économiques et financières. Cela va du faux en écriture publique et authentique à la fraude fiscale. Après, il y a les autres délits économiques et financiers. On ne sait pas à quoi ils correspondent. On retrouve également le travail clandestin, les escroqueries, abus de confiance, les achats et ventes sans facture… Il y a en plus un aspect particulier : le blanchiment est inclus dans l’index pour les services de police. Or, il n’est pas nécessairement traité par les services financiers, parce que le blanchiment est souvent lié à des affaires de stupéfiant. On se focalise donc davantage sur l’affaire de stup que sur l’affaire financière.

C’est à peu près tout. On a, de fait, essayé de se concentrer sur cette liste pour ce qui est du Ministère de l’Intérieur, parce qu’elle comprend les infractions financières.

Le terme générique d’infraction permet d’englober cela mais aussi ce qui n’est pas dans le Code Pénal, c’est-à-dire des infractions avec des amendes administratives. C’est tout ce qui va être fait, notamment, par la DGCCRF (la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes). C’est en recoupant ce que font le Ministère de l’Intérieur et le Ministère des Finances, qu’on obtient le spectre complet des infractions financières.

La difficulté, dans le rapport, c’est qu’on n’a pas de tableau compilé de toutes les infractions financières, on n’a pas de suivi global de toutes les infractions financières, que ce soit des douanes ou de la police. Cela nous permettrait d’avoir une idée de l’argent qui transite en dehors des circuits légaux. Il y a de fait des préconisations sur la gouvernance de cette lutte contre la délinquance financière, qui proposent 3 choses à mettre en œuvre dans le cadre d’une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. La première sous-partie, c’est un dispositif partagé de mesure et de suivi statistique.

Ce n’est pas avec 2 députés en 6 mois et 3 administrateurs qui les accompagnent qu’on peut mettre sur pied un suivi statistique détaillé, un croisement du fichier du Ministère de l’Intérieur avec celui du Ministère des Finances, et en plus, celui de la Justice. Le Ministère de la Justice n’a pas le même découpage que le Ministère de l’Intérieur. Il y a des choses qui sont considérées comme étant des infractions économiques et financières par le Ministère de l’Intérieur, qui sont mises dans d’autres sous-ensembles par le Ministère de la Justice. Donc, nous n’avons pas de suivi du début à la fin du sort qui est réservé à la délinquance financière et aux délinquants.

LVSL : Qu’est-ce qui a motivé la production de ce rapport d’information ?

Ugo Bernalicis : Il y a plusieurs éléments. Je vais d’abord vous expliquer comment fonctionne le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques. Les règles de fonctionnement de l’Assemblée ne permettent pas la production régulière de tels rapports.

“Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous”

Le Comité d’Évaluation et de Contrôle des Politiques Publiques a été mis en place après la révision constitutionnelle de 2008. Elle confère aux assemblées un rôle d’évaluation des politiques publiques. Il y avait déjà un rôle – historique – de contrôle, à quoi l’évaluation a été ajoutée, conséquence du new public management d’inspiration américaine, l’évaluation et la mesure des performances sur le modèle du privé.

De cela est né le Comité d’Évaluation et de Contrôle où sont représentés tous les groupes politiques, selon leur poids dans l’Assemblée. Il y a 32 membres au sein de l’organisme de contrôle, dont un seul issu de la France Insoumise : moi. Ce Comité d’Évaluation et de Contrôle propose, sur la durée de la mandature, que chaque groupe politique puisse faire une demande d’évaluation. Nous avions un droit de tirage sur toute la mandature.

Au regard du séquençage politique, nous nous sommes dit qu’il était intéressant de travailler sur cette thématique-là, qui a été une thématique majeure pendant la campagne des européennes pour nous. Nous nous sommes également dit qu’il s’agissait d’un sujet majeur en France et en Europe.

L’objectif de ce rapport, est également de demander où il fallait augmenter les moyens, à quelle hauteur ou encore si des moyens existent déjà pour faire cela. Comment mènera-t-on cette lutte quand nous exercerons le pouvoir ?

“Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne”

Le sujet n’est pas anodin – et vous avez bien fait de me poser la question sur le périmètre des infractions financières –, ce n’est pas un rapport sur l’évasion fiscale. L’évasion fiscale est une infraction financière importante. Elle n’est pas la seule.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

L’objectif, partagé avec le co-rapporteur, était d’essayer d’avoir déjà des premiers éléments sur la délinquance financière du quotidien ou en tout cas de basse intensité. Elle concerne des millions de personnes. Selon les enquêtes de l’INSEE, 1 foyer sur 10 dit avoir été victime d’une escroquerie en ligne. Cela concerne des millions de personnes qui vont déposer plainte – très peu, d’ailleurs – au commissariat, qui ne reverront jamais la couleur de leur argent. Pour l’essentiel, il n’y a même pas d’enquête sur le sujet.

On a donc voulu à la fois regarder ce qui se passait sur le haut du spectre, qui attire de plus en plus – et tant mieux – l’attention médiatique : l’évasion fiscale, avec les milliards à la clef ; mais aussi ce qui est sous le radar : les escroqueries de masse.

LVSL : Aujourd’hui, quels sont concrètement les moyens pour lutter contre la délinquance financière, et comment fait-on pour quantifier, déterminer, ce qui échappe à l’impôt, et contourne l’Etat ?

Ugo Bernalicis : Pour le haut du spectre, qui intéresse souvent en premier, et sans doute à juste titre, on ne pourra montrer l’exemple que si, tout en haut de la pyramide des délinquants, on agit fortement et fermement.

Cela s’intitule « Organisation complexe des services enquêteurs » dans le rapport. Pour résumer, cela se passe dans deux Ministères, pour la détection des infractions : le Ministère de l’Intérieur, et le Ministère de l’Économie et des Finances. Ensuite, sur l’aspect répressif et pénal, c’est le Ministère de la Justice.

Concernant la détection des infractions, on a, au sein du Ministère de l’Intérieur, trois endroits qui prennent en charge le haut du spectre de la délinquance financière, la DCPJ (Direction Centrale de la Police Judiciaire), avec les deux offices centraux : l’OCLCIFF (l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales, ceux qui ont fait la perquisition à la France Insoumise), et l’OCGRDF (Office central pour la répression de la grande délinquance financière).

L’OCLCIFF s’occupe davantage de l’infraction économique et financière. L’OCGRDF traite plutôt les questions de blanchiment et des escroqueries massives. On y trouve le blanchiment, l’escroquerie massive transnationale et les fraudes et les biens mal-acquis.

Du côté de l’OCLCIFF, on va avoir à la fois la BNRDF qui s’occupe de la fraude fiscale aggravée et du blanchiment de fraude fiscale, donc plutôt les personnes comme Balkany – concrètement, c’est eux qui ont mené l’enquête . La BNLCF s’occupe du reste : atteinte à la probité, corruption d’agent public étranger, droit pénal des affaires, financement de la vie politique…

En France, 90 personnes travaillent sur les plus gros délinquants financiers au niveau de l’OCLCIFF, dont 43 uniquement sur l’évasion et la fraude fiscale. 43 personnes pour aller chercher entre 80 et 100 milliards : cela nous explique peut-être pourquoi il y a toujours une telle fraude fiscale ! Ils récupèrent les enquêtes de ce qui a été détecté du côté de Bercy. C’est-à-dire que, du côté du contrôle fiscal ils détectent quelque chose, et pour faire l’enquête derrière, ils passent le relais à la BNRDF, parce qu’on rentre dans le champ pénal.

Depuis la fin de l’année 2018, avec la dernière loi sur la fraude fiscale, une police fiscale a été créée à Bercy. Ils ont exactement la même mission qu’à la BNRDF.

Ensuite, dans les services au sein du Ministère de l’Intérieur, la Préfecture de Police de Paris constitue ce qu’on appelle communément « l’Etat dans l’Etat », et les services de police de Paris ont aussi une Direction Régionale de la Police Judiciaire, qui est en concurrence directe avec la PJ Nationale, avec une sous-direction des affaires économiques et financières.

Il y a des affaires sensibles au niveau du haut du spectre qui sont traitées par la Préfecture de Police de Paris et non pas par les offices centraux. Ce sont des règles d’attribution internes qui se valent plus ou moins. Il ne faut pas oublier que dans le cadre des affaires pénales, c’est le Parquet ou le Juge d’Instruction qui désignent le service enquêteur.

Ils peuvent soit saisir la Préfecture de Police, le service d’enquêtes, soit saisir les offices centraux, soit saisir la DGGN (Direction Générale de la Gendarmerie Nationale) qui a aussi des cellules nationales d’enquêtes, sur des infractions financières, escroqueries en bandes-organisées, atteinte à la probité, blanchiment aggravé, faux et usage de faux. Eux ont plutôt une compétence, en théorie, territoriale, sur la délinquance des campagnes, mais il peut y avoir certains sujets où c’est la Gendarmerie qui va chapeauter, mettre en place une cellule d’enquête spécifique pour une enquête en particulier.

Du côté de Bercy, on a donc la nouvelle police fiscale, et le SNDJ (le Service National des Douanes Judiciaires). Dans le code des douanes, à partir d’un certain niveau d’infraction, on sort du champ administratif pour entrer dans le champ pénal. Des douaniers ont été formés aux compétences judiciaires (comment faire une perquisition, un procès-verbal, donc, respecter le code des procédures pénales). Ils sont devenus policiers, mais qui sont au sein de Bercy. Ensuite, cela arrive au tribunal. Eux, sont 272 au niveau national.

Ils ne sont pas assez nombreux, mais sans doute mieux armés que leurs collègues au sein du Ministère de l’Intérieur, parce qu’il y a un circuit court entre le renseignement administratif, et ce qui est ensuite judiciarisé. On ne voit là que la partie des gens qui travaillent à judiciariser le dossier. Le reste des douanes fait remonter les informations qui font partie de la détection plus globale. Ça, c’est pour le haut du spectre.

Il faut ajouter le service de renseignement TRACFIN rattaché à Bercy et qui semble le service le plus armé dans cette lutte contre la délinquance financière. Elle est tout de même à relativiser quand on voit le nombre gigantesque de signalements automatisés ou non qu’ils ont à traiter. C’est le service qui a été le plus renforcé en effectifs sur les dernières années, notamment dans le cadre de la lutte contre les actes terroristes pour déceler les circuits de financement.

Du côté de la magistrature, il y a le Parquet National Financier. Il y a encore quelques parquets spécialisées au niveau de certains tribunaux en matière économique et financière (Nanterre et Bastia). Ce sont les deux seuls tribunaux à avoir une spécialité économique et financière ce qui était avant le cas de 100 % des tribunaux. Dans chaque département, il y avait des magistrats spécialisés économiques et financiers. Depuis un certain nombre de réformes, où les spécialisations ont été retirées, pour la mutualisation par la polyvalence y compris chez les magistrats, les JIRS (Juridictions Inter Régionales Spécialisées) ont été créées.

Il y en a 8 en France. Celle du Nord s’étend de la Normandie jusqu’à Troyes, une étendue géographique conséquente. Personne ne s’ennuie dans ces services ! Une enquête peut prendre jusqu’à 15 ans. Un magistrat lillois nous expliquait qu’il avait un dossier que tous ses prédécesseurs n’avaient pas voulu traiter. Cela faisait 25 ans qu’il était dans un tiroir.

Ensuite, on a des autorités bâtardes :  des autorités indépendantes de supervision et prudentielles. Il y a l’ACPR (Agence de Contrôle Prudentielle et de Régulation), qui contrôle l’activité des banques et des assurances, dans leur activité traditionnelle bancaire.

C’est finalement un assez petit service, comparé à la masse de capitaux des banques. Ils ont été dans l’actualité récente avec l’affaire Dansk Bank (une banque estonienne rachetée par le Danemark, la banque des escrocs, qui servait au blanchiment). En théorie, les directives anti-blanchiment successives obligent les banques à agglomérer les capitaux et quand ils ont des filiales, ou quand les autres banques rachètent des filiales, à faire apparaître dans leurs bilans ce qu’ils ont mis en œuvre pour lutter contre la corruption, pour contrôler qui est la clientèle, etc…

Un dispositif anti-blanchiment et anti-corruption. Et ils ne l’ont pas fait ! Il y a eu une enquête de toutes les autorités de contrôle des banques et un rapport a démontré que la banque danoise avait contrevenu à toutes ses obligations en matière de lutte contre la corruption et le blanchiment. Le rapport a été mis sous le tapis, et ça continue. Ils ont fait jurer sur l’honneur la banque en question qu’ils allaient tout remettre en ordre.

“Le capitalisme est un vaste délit d’initié”

L’AMF (Autorité des Marchés Financiers), est quant à elle dédiée à l’activité boursière. Elle a pu mettre des amendes conséquentes (pour un total de 43 millions d’euros en 2017). Les sommes sont payées de suite parce que ça veut dire que pour 43 millions d’euros, le bénéfice ou la fraude est de plusieurs dizaines de millions.

Il s’agit d’un tout petit service de 470 personnes à mettre en face des milliers de personnes travaillant sur les marchés financiers. Un de ses membres expliquait faire des contrôles par échantillons : il y a trop de transactions effectuées pour pouvoir toutes les vérifier. De plus, le trading à haute fréquence est un outil de délinquance légalisé, le délit d’initié permanent. Le capitalisme est un vaste délit d’initié, mais si on veut lutter contre cette délinquance et cette fraude-là, il faut interdire le trading à haute fréquence.

On a, dans la galaxie du haut du spectre, des créations comme l’Agence Française Anti-Corruption, dans la foulée de la création du PNF, depuis l’affaire Cahuzac. En théorie, c’est l’Agence Française Anti-Corruption qui a pour mission de contrôler 100% des associations reconnues d’utilité publique, des EPCI, des administrations d’Etat, et des collectivités. C’est-à-dire qu’ils testent des dispositifs de fraude ou de corruption, ils font les contrôles sur place, comme dans une enquête, une inspection ou un contrôle du fisc. En théorie, l’AFA fait aussi de la prévention pour toute personne physique ou morale.

Ils font alors des préconisations pour améliorer la robustesse du système dans le cadre de la lutte contre la corruption, et éviter que des délits puissent être commis en interne dans l’entreprise. Ils ont ensuite une mission d’exécution d’une partie des peines, parce que quand il y a un jugement sur de la corruption, du blanchiment, au sein d’une administration ou d’une entreprise, le jugement peut comprendre une obligation de se mettre en conformité avec les directives anti-blanchiment évoquées précédemment, c’est à dire avoir un véritable département « conformité ».

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est l’Agence Française Anti-Corruption qui est chargée de vérifier la mise en œuvre de ces dispositifs prudentiels en interne de l’entreprise ou de l’administration qui aura été condamnée.

Concernant le haut du spectre, l’essentiel des moyens de détection des infractions et de lutte contre la délinquance financière est à l’intérieur des entreprises. Cela pose un problème majeur aux autorités d’analyse : on se repose sur les entreprises elles-mêmes, notamment sur les banques et les assurances elles-mêmes, pour faire du contrôle et nous faire remonter, à nous l’Etat, les problèmes ou les infractions… Dans le cas de BNP Paribas, c’est 660 millions d’euros qui sont utilisés par le département « conformité ».

Bien sûr, il n’y a pas que la détection de la fraude, la corruption ou la non-conformité, il y a aussi un processus certifié en interne, pour labelliser leurs bureaux. Ils ont 15 ou 20 fois plus de moyens de contrôle que l’organisme qui est chargé de les contrôler. Ils ont des obligations d’avoir des contrôles mais en interne. Ne pas mettre ces moyens en interne, c’est une infraction en soi. Et c’est ça, notamment, que va contrôler l’ACPR, et ils ont pu mettre des amendes à des banques, par exemple, parce qu’ils n’avaient pas mis suffisamment de moyens en interne.

Mais on pourrait se dire aussi que ces 660 millions d’euros soient taxés par l’Etat ou donnés à l’ACPR qui fasse exactement le même contrôle mais sous l’autorité de l’Etat. Quand on dit ça, on passe pour des bolcheviks !

On oblige quand même à séparer les départements « conformité » de la partie opérationnelle de la banque. Cela paraît tellement évident, même si on ne le fait même pas pour l’Etat en interne… A la fin, il n’y a qu’un seul P.D.-G., donc c’est l’information, la capacité de trancher appartient à une seule autorité hiérarchique. Là est la limite du système.

Et pour ce qui est du bas de spectre de la délinquance, vous avez les Directions Régionales de la Police Judiciaire, et le petit judiciaire qui est fait dans les Directions Départementales de Sécurité Publique ou à la Gendarmerie. Il y a très peu d’enquêteurs spécialisés sur la matière économique et financière. Localement, à Lille, il y a la DDSP du Nord (la plus grosse DDSP de France après celles de la région parisienne).

Si demain, vous vous faites voler 150 euros sur internet, vous déposez plainte à l’hôtel de police à Lille. Ils ont 16 enquêteurs plus spécialisés sur l’économique et financier (pour 9 000 plaintes par an !). Dans les tableaux de statistiques du Ministère de l’Intérieur, le taux d’élucidations est extrêmement faible, le taux de classement sans suite extrêmement élevé pour les escroqueries du bas du spectre.

Pour les cartes bleues, aujourd’hui il y a une plate-forme en ligne pour signaler une fraude à la carte bleue. C’est un dépôt de plainte uniquement en ligne qui concentre les données de manière croisée avec les banques. Et ça permet, même si c’est plein de petites infractions, de les recouper et d’aller démanteler un réseau. De fait, plein de petites infractions feront une grosse affaire, qui ensuite sera poursuivie. Et pour l’escroquerie du quotidien, même en ligne, on n’a pas cet équivalent, et c’est une des préconisations de notre rapport. Cela devait être mis en place, ce n’est toujours pas fait.

 LVSL – Comment travailler sur l’évaluation de la délinquance financière avec un élu issu de La République En Marche, quand on est un député Insoumis ? Le groupe de la France Insoumise a en effet publié une contribution au rapport d’information. Quels sont donc les éléments que vous avez dû laisser de côté ?

Ugo Bernalicis – C’est une forme d’aléa… Le rapport a été demandé par la France Insoumise. Je savais que j’allais être co-rapporteur pour le groupe, mais je ne savais pas avec qui j’allais devoir travailler. LREM a désigné Jacques Maire. Je ne suis pas mécontent d’avoir fait ce rapport avec Jacques Maire, non pas parce que c’est le fils d’Edmond Maire, ce qui fait du coup qu’il a une petite fibre syndicale. Il est énarque et a entre autres travaillé dans le privé chez AXA là où se passe une partie de la délinquance financière (AXA est un des opérateurs qui a été dans les paradis fiscaux). Nous étions tous deux intéressés par la dimension internationale du sujet.

Il a joué le jeu de tout ce pour quoi il était d’accord, et étrangement, il l’a fait avec une certaine forme de liberté (c’est-à-dire que je n’ai pas eu la voix du groupe LREM à mes côtés). Évidemment, cela a ses limites, puisqu’il demeure un élu LREM, avec ses convictions. Notamment, le fait de dire sans prendre de pincettes qu’on est en-dessous de tout au niveau des moyens, et qu’il faut augmenter drastiquement les moyens, c’est à dire embaucher des fonctionnaires. Ce n’est pas évident à faire dire cela à quelqu’un de LREM ! Et pourtant il l’a fait et continue de le faire.

Un deuxième point à traiter était celui des lanceurs d’alertes. Il ne faut pas oublier que les dispositions mises en place pour les lanceurs d’alertes suite à l’affaire Cahuzac, prévoyaient, par exemple, qu’il puisse y avoir un secours financier. Cette disposition a été censurée par le Conseil Constitutionnel qui validait certes le secours financier, mais sans accepter que ce rôle de la gestion de ce secours ne revienne au Défenseur des droits. Dont acte, la disposition a été censurée, mais personne n’a comblé le vide juridique pour permettre le versement de cette aide.

On souhaitait qu’il puisse y avoir une garantie pour le lanceur d’alerte d’avoir accès à un emploi public favorisé. Dans la plupart des cas, les lanceurs d’alerte ne retrouvent pas de travail dans leur secteur d’activité, voire dans les secteurs d’activité annexes. Il faut faire en sorte que ces gens, qui ont rendu service à l’intérêt général, puissent travailler. Il pourrait de plus être utile à l’intérieur de l’appareil d’Etat pour, justement, aider d’autres alertes à être lancées, ou avancer sur des secteurs sur lesquels ont n’est pas bon en termes de contrôle au sein de l’appareil d’Etat.

On a également parlé de la discussion qu’il y a eu au niveau européen sur le thème « faut-il parler ou pas à sa hiérarchie ? ». En effet, aujourd’hui, pour avoir le statut de lanceur d’alerte par le droit français, il faut d’abord avoir averti sa hiérarchie, et que la hiérarchie n’ait rien fait, pour ensuite lancer l’alerte à l’extérieur. C’est rarement ce qui se passe. Souvent, quand on lance l’alerte, on le fait sans prévenir la hiérarchie, parce que la hiérarchie participe souvent de l’infraction. Donc, les gens ne réclament pas le statut de lanceur d’alerte avant de lancer leur alerte.

“Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue”

Quand vous mettez un salaire de 1 à 20 dans les entreprises, quand vous mettez le taux d’imposition à 90% au maximum, quand vous mettez l’impôt universel, la capacité à se dire « Je vais frauder », ou « Il y a un intérêt à frauder » diminue…

L’interdiction du trading à haute fréquence, on ne l’a pas développée, mais ça fait partie des mesures qui sont dans L’Avenir en commun de manière classique et basique. On avait listé les points du programme, parce que c’est ça, l’objectif. Ce rapport était un parti pris, vraiment. Je me suis dit, dans le cadre des lois actuels, celles des libéraux, quels moyens concrets met-on en oeuvre pour attraper les délinquants économiques et financiers ? Sans même parler de considérer comme délinquant des gens qui aujourd’hui ne le sont pas. D’où le fait que le débat entre optimisation/évasion/fraude fiscale est été évacué.

Conséquence : il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le rapport. C’est donc un outil politique concret irréfutable pour pointer du doigt les responsabilités politiques des gouvernants qui n’agissent pas ou peu.

LVSL : Quelles sont, selon vous, les propositions les plus importantes du rapport ?

Ugo Bernalicis : La proposition n°3 peut paraître un peu technocratique, hors-sol et pas directement opératoire, mais elle est selon moi indispensable. Il s’agit de mettre en œuvre une politique interministérielle de lutte contre la délinquance économique et financière. Quand je réponds à cette question c’est toujours l’horizon de la prise et de l’exercice du pouvoir qui m’importe.

Pour l’instant, le Ministre de l’Economie et des Finances, Monsieur Darmanin, ainsi que la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, ont donné suite à ce rapport en nous recevant, avec Jacques Maire, pour voir comment on pouvait mettre en œuvre les propositions. A ce jour aucune nouvelles de Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur… No comment.

“Il n’y a pas de proposition politique qui peut paraître farfelue, pour un libéral, dans le corps du rapport”

Je vous explique un peu le sous-jacent, pour bien comprendre cette proposition de l’inter-ministérialité. Le dispositif de mesures partagées, vous l’avez compris parce que sinon on est dans le brouillard ; les documents de politique transversale, pour dire que quand on est sur la loi de finances, on discute par missions, puis par programmes. Et comme c’est inter-ministériel par nature, si on ne met pas un document de politique transversale, nous, législateurs à l’Assemblée, quand on vote les crédits et les moyens, on n’a pas d’outils pour suivre les moyens. Troisièmement, on crée une délégation inter-ministérielle.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Sur la police fiscale – j’y reviens, parce que ça va vous faire une démonstration de pourquoi cette question d’inter-ministériel est aussi importante que ça – aujourd’hui, à l’OCLCIFF, il y a la BNRDF (Brigade Nationale de Répression de la Délinquance Financière). C’est eux qui reçoivent les dossiers envoyés par la Direction Générale des Finances Publiques, ils ont des éléments et ils font leur enquête.

Au sein de la BNRDF, il y a depuis bientôt une dizaine d’années, une création qui sont les Officiers Fiscaux Judiciaires  . C’est comme les douanes judiciaires : ce sont des inspecteurs des finances qui font du contrôle fiscal, donc ceux qui détectent les infractions du côté de Bercy, à qui on a appris à devenir policiers, à faire des procès-verbaux, des perquisitions, à utiliser des techniques d’enquête, bref, à respecter le code de procédure pénale. Ils sont donc détachés au sein de l’OCLCIFF.

Vous avez des inspecteurs des finances qui ont appris à être policiers et travaillent avec des policiers classiques qui, eux, ont appris le domaine financier, pour lutter contre cette délinquance-là. Ils sont 21 inspecteurs des finances, à l’heure actuelle, au sein de la BNRDF, à avoir cette qualification-là.

Cela ne fonctionne pas trop mal, parce que le contrôle fiscal, c’est d’abord leur cœur de métier, ce sont avant tout des contrôleurs fiscaux. Ils sont donc beaucoup plus pointus, plus précis quand ils font une perquisition, pour ne pas prendre tous les documents qui passent par là mais bien ceux dont on a besoin, pour ne pas éplucher tous les comptes mais éplucher au bon endroit, pour gagner du temps, être plus efficaces, et savoir où chercher l’information.

Pendant le débat sur la loi sur la fraude fiscale, deux options s’offraient pour augmenter les moyens. Former davantage d’inspecteurs des finances au métier de policier, et les transfèrer dans l’OCLCIFF ou faire ce qui a été choisi par la majorité, créer une police fiscale. C’est à dire qu’on prend des inspecteurs des finances, on leur donne la capacité de devenir policiers, c’est à dire qu’on leur apprend à respecter le code des procédures pénales, mais on les laisse à Bercy.

J’ai beaucoup critiqué cette disposition, expliquant qu’on était en train de créer un service concurrent. Je comprends que Monsieur Darmanin soit volontaire sur le sujet. Mais on peut quand même se poser des questions sur le fait que, quand en interne, le contrôle fiscal transmettra l’information à leurs collègues, qui seront Officiers Fiscaux Judiciaires de la future police fiscale (puisqu’ils sont encore en formation, ils pourront faire leurs premières enquêtes d’ici quelques mois), ils sont dans le giron de Bercy, donc du Ministre.

Au moins, quand ça passait à l’Intérieur, ça donnait une petite garantie, et puis surtout, les policiers du côté de Bercy n’auront pas à leur disposition ce qu’il y a dans la maison Police au sens plus global.

Dans la maison Police, quand vous êtes dans la Direction Centrale de la Police Judiciaire, vous avez sous le coude les services-support, le SIAT, qui pose les balises pour vous, qui pose les micros, tout ce qui est autour et vous permet d’être efficace dans votre enquête et d’utiliser tous les moyens d’enquête possibles et imaginables qu’on utilise d’habitude pour celui qu’on croit être un terroriste, sans aucun scrupule, sans aucun état d’âme, et qu’on fait avec plus d’états d’âme et de scrupules quand il s’agit du domaine économique et financier…

En plus, ils n’auront pas tous les outils à leur disposition pour le faire, et finalement, quand ils trouveront des infractions connexes, ces Officiers Fiscaux Judiciaires s’arrêteront là et n’iront pas creuser plus loin.

Le PNF, pour la fraude fiscale aggravée a la compétence exclusive, donc c’est forcément au PNF. Le PNF aujourd’hui, travaille exclusivement sur ces dossiers-là avec l’OCLCIFF et la BNRDF. Demain, il pourra faire appel soit à la police fiscale de Bercy, soit continuer de faire appel à l’OCLCIFF.

Donc, ce sera au Parquet de voir, s’il y a une infraction connexe à un moment donné, de co-saisir l’OCLCIFF. La charge de travail poussant les uns et des autres à boucler rapidement des enquêtes, fera que, s’il y a des infractions connexes, on n’ira pas chercher. On fera au plus efficace, et on tapera au portefeuille, on fera une CJIP, etc.

Les syndicats avec lesquels on a bien travaillé sur les domaines fiscaux, comme Solidaires Finances Publiques sont favorables à la création de la police fiscale au sein de Bercy, et n’est pas d’accord avec moi sur ce point-là, alors même qu’on a une vue assez similaire sur le sujet, au global.

A Bercy on estime par ailleurs qu’il y avait très peu de fuites dans la presse dans les enquêtes fiscales, alors qu’il y a souvent côté Intérieur. On a préféré avoir une police fiscale, où au moins on sait que ce sera fait, c’est leur cœur de métier, ils ont le contrôle fiscal, il y a une synergie chez les agents, une émulation, donc on sait qu’ils iront chercher le pognon. Et que ce sera fait efficacement.

Mais je me dis que, pour moi qui ne suis ni Ministre de l’Intérieur, ni Ministre de l’Economie et des Finances, c’est quand même dommage d’avoir deux services pour faire la même chose. Donc, l’idée d’avoir une délégation inter-ministérielle qui mette tout le monde d’accord me paraît essentiel ! Sinon, on sera toujours dans ce rapport de forces entre ministères, qui va nuire à l’efficacité du dispositif au global. Ce n’est pas vrai qu’à Bercy, ils auront tous les éléments pour mener les enquêtes jusqu’au bout, parce qu’il y a des trucs qu’ils ont dans la police qu’ils ne vont pas mettre sur pied à Bercy.

Donc la question inter-ministérielle, que ce soit pour le suivi statistique, que ce soit pour les parlementaires et donc pour les citoyens par extension, puisque ces documents-là sont publics, suivre les moyens qu’on y met en œuvre, et, d’un point de vue opérationnel, c’est un truc qui est extrêmement important.

La proposition n°16 traite de l’augmentation des effectifs de police spécialisés. Il s’agit de services au sens large, pas uniquement de la police nationale. Cela comprend par exemple également la police administrative, la police au sens générique du terme. En troisième position, j’aimerais mettre la TVA.

La question du paiement scindé pour éviter les fraudes à la TVA et pas uniquement la fraude carrousel. L’estimation de la fraude à la TVA s’élève à 20 milliards d’euros. Cette somme est élevée et ce n’est pas une estimation contestée puisqu’elle émane de l’OCDE. En interne, la DGFIP chiffre la fraude à 7,5 milliards d’euros (estimation basse). On est donc entre 8 et 20 milliards, mais si ne récupérait que 2 milliards, cela serait déjà bien.

Qu’est-ce que le paiement scindé ? Il est déjà en vigueur en Bulgarie, en Roumanie et en Pologne (depuis 2018 pour les deux derniers). Pour la Bulgarie, cela servait de garanti concernant leur système fiscal lors de leur entrée dans l’Union Européenne en 2007. Concrètement, le paiement scindé correspond au moment où on paye avec la carte bleue. Deux circuits coexistent : le hors-taxe est versé sur le compte de l’entreprise et la partie TVA est versée directement à l’administration fiscale par le biais du circuit bancaire. Il n’y a plus de paiement TTC à l’entreprise qui doit ensuite restituer la TVA au fisc.

Avec le paiement scindé, il n’y a plus possibilité de frauder. Elle pourrait uniquement avoir lieu avec le paiement en liquide mais pour contrôler ça, il faut mettre en place des contrôles sur place et relever la comptabilité de caisse. Aujourd’hui, une entreprise doit avoir un logiciel qui applique des normes reconnues par l’Etat pour la comptabilité.

De même, la caisse enregistreuse doit respecter des normes en vigueur. Si on n’a pas la bonne caisse enregistreuse, c’est une infraction. Pour le vérifier, il faut aller sur place. M. Darmanin a été sensible à mon argument proposant (je ne dis pas que ça va être le cas) le fait que les gens qui effectuent le contrôle de la TVA puissent se concentrer exclusivement au contrôle sur place sur ce qui restera de la délinquance.

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

C’est une proposition très intéressante. C’est au niveau du terminal bancaire et du circuit informatique qu’il faut avancer. Cela correspond également à une simplification des démarches des entreprises. J’ai bon espoir que cela avance sur ce sujet. Dans certains pays comme par exemple l’Italie, le paiement scindé a été mis en place uniquement dans le cadre des marchés publics. Lorsqu’une entreprise répond à un appel d’offre d’un marché public, elle doit verser la TVA directement à l’administration fiscale. Ce sujet de TVA est bien. Il est technique, sans enjeu de brouille politique majeur et il permet de récupérer quelques milliards d’euros facilement.

Autre proposition importante. Je pensais également à l’assujettissement des plateformes de crypto-monnaie aux dispositifs de lutte contre le blanchiment conformément aux préconisations du GAFI. On assiste à une montée en puissance des crypto-monnaies. Nous avons voté contre la loi PACTE. Dedans, il a été autorisé le fait qu’on puisse créer des actifs dématérialisés, des levées de fonds pour créer une crypto-monnaie – sous le sigle ICO.

L’idée est la suivante : la crypto-monnaie est une monnaie parfaite dans la définition de la monnaie. La blockchain permet en effet de respecter la théorie de la monnaie sans en supporter les coûts, notamment d’émission. Demain -et c’est ce qui se développe- des supermarchés accepteront qu’on paye en bitcoin. C’est donc une monnaie parallèle qui apparaît.

C’est intéressant pour les délinquants : on peut acheter des crypto-actifs avec l’argent dans un paradis fiscal et les ressortir en euros voire acheter directement avec dans des entreprises qui acceptent ce mode de paiement. Les banques de crypto-monnaies ne sont pas assujettis aux mêmes règles qu’une banque normale. Une banque normale doit connaître son client, transmettre des informations à TRACFIN. Avec internet, comme on perd à un moment la traçabilité, c’est l’autoroute du blanchiment !

“Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué”

J’aimerais revenir sur la question de la détection. On utilise peu, voire pas les techniques d’infiltration. Dans les enquêtes de stup, on a des agents infiltrés qui se font passer pour des vendeurs et qui vont démanteler des réseaux, du moins mieux connaître la délinquance en question. On ne retrouve pas du tout ça dans le domaine économique et financier. Nous avons fait une proposition qui vise à élargir les enquêtes sous pseudonymes (quand des policiers se font passer pour quelqu’un d’autre sur les réseaux sociaux).

Concernant les infiltrations, Maxime Renahy a sorti un ouvrage : il était informateur de la DGSE pour Jersey, dans un cabinet qui crée des sociétés écrans pour les multinationales. On ne peut pas rêver mieux pour avoir les informations. Seulement son interlocuteur était la DGSE donc le Ministère de la Défense et pas Bercy. Il n’y a pas la culture de l’infiltrations, des indics. La loi sur la fraude fiscale a prévu des « aviseurs fiscaux » en matière de fiscalité. Il y en a moins de 10. Des moyens sont mis pour lutter contre la criminalité organisée, mais quand il s’agit du haut du panier, c’est considéré comme trop compliqué.

LVSL : Le rapport d’information explique que la prévention contre la fraude est notamment déléguée à des acteurs privés du fait de « considérations budgétaires » (à l’échelle du G7 ou de l’Union Européenne). Éminemment internationale, la question de la délinquance financière est en proie à des contraintes définies par des acteurs supranationaux. Comment articuler les deux échelles et coordonner des acteurs qui peuvent attribuer au problème de la délinquance financière des définitions variables ?

Ugo Bernalicis : Le fait que cela repose sur de l’auto-détection et des acteurs privés est une difficulté majeure. On ne dit pas qu’il ne faut pas de département conformité dans les entreprises mais ce n’est pas un sujet budgétaire. C’est ainsi que l’affichent les libéraux. Ils expliquent que cela coûte de l’argent mais c’est hypocrite !

Quand cela repose sur des entreprises qui vendent des services dont on ne peut pas se passer, on paye quand même en dernier recours. Tout le monde paye des frais bancaires. Quitte à les payer, il faudrait que cela passe par l’impôt et que le système de contrôle soit déconnecté du privé. Nous en avons parlé avec Jacques Maire et nous sommes en désaccord : la divergence est éminemment idéologique. Il pense que le secteur privé doit être libéré des contraintes, ce n’est ni plus ni moins que le libéralisme classique du bon vieux Smith.

“Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés”

L’exemple des banques en ligne est à cet égard intéressant : nous proposons tous les deux une identité numérique sécurisée par l’Etat. Il est très facile d’usurper l’identité de quelqu’un. Comment ? On met une annonce sur Le Bon Coin disant qu’un logement est à louer. Des particuliers répondent à l’annonce. La personne vous demande de constituer un dossier avec la pièce d’identité, la fiche de paye et l’avis d’imposition.

Ce sont les documents dont on a besoin pour ouvrir un compte en ligne. Ce sont également les documents dont on a besoin pour faire un prêt en ligne. L’argent sera versé ensuite sur un autre compte avec une carte bleue prépayée comme le service N26. Cela paraît facile et c’est facile. Il n’y a plus de contrôle physique avec internet. Les banques en ligne ne cherchent pas à sécuriser davantage les systèmes car même si certains fraudent, cela ramène énormément d’argent par rapport aux pertes de la faiblesse des contrôles.

On aperçoit bien la tension entre le fait de laisser les acteurs privés se réguler eux-mêmes et le fait de mettre en place des dispositifs étatiques qui viennent certifier, contrôler ou encadrer. Cette identité numérique demanderait aux banques en ligne à s’accorder un surcoût par rapport à ce qu’elles génèrent. C’est là où l’idéologie des libéraux l’emporte sur le pragmatisme de la lutte contre la délinquance financière. C’est ainsi que le système tient. Si on ne remet pas en cause le paradigme capitaliste dans lequel on se trouve on sera toujours coincé dans les mêmes difficultés.

LVSL : Les fraudes fiscales et sociales sont définies comme les principales atteintes aux finances publiques. La construction européenne a entraîné un appel d’air en 1993 qui fait que certains types de fraude comme le carrousel ont été rendus plus faciles pour les entreprises. Existe-t-il des dispositifs à l’échelle européenne pour lutter contre ces stratégies de contournement ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit du GAFI mais c’est à l’échelle mondiale. Les Etats européens en sont moteurs et c’est d’ailleurs la France qui en était à l’origine. Seulement, cela demeure crépusculaire. Chaque pays contrôle son plan d’action à tour de rôle : cette année c’est la France qui est évaluée par ses pairs. Ils vérifient que les recommandations précédentes ont été suivies de faits.

Il n’y a pas de mécanisme coercitif, seulement un mauvais classement. Les outils de coopération sont assez faibles. Les conventions fiscales bilatérales prévoient les contournements. Si on estime que l’harmonisation fiscale contrevient à la logique de la concurrence, cela pose problème : si on ne met pas au pas le Luxembourg et les Pays-Bas par exemple, cela ne fonctionne pas. Il y a également un problème de légitimité de l’existence du GAFI. De manière opérationnelle, la coopération judiciaire et policière est faible et limitée. Si vous ouvrez un compte en ligne en Allemagne, la France va faire une réquisition aux autorités allemandes.

Comme les Allemands n’ont pas de fichier centralisé comme le FICOBA en France, le temps que les autorités regardent dans chacune des banques, plusieurs mois se sont écoulés. Dans les conventions passées, les pays ne sont pas obligés de donner les informations. Israël ne donne les informations qu’une fois sur deux, or ils ont une filière de délinquance financière très active comme la fraude au président ou les faux virements : quelqu’un se fait passer pour quelqu’un connu par le président d’un grand groupe et demande de faire des virements. Un homme s’était fait passer pour Jean-Yves le Drian et avait demandé un virement de trois millions afin de libérer des otages. Nombre de patrons du CAC40 se sont fait avoir. Le contournement est permis par l’absence de sévérité des outils de détection.

Le fichier des coordonnées bancaires est un fichier constitué à partir des données des banques avec les noms et numéros de compte. Cela permet à la France d’avancer plus vite. Il n’y a pas cela en Allemagne. Quand on cherche un compte, il faut interroger toutes les banques, unes à unes. Il faudrait que les autres pays d’Europe se dotent des mêmes dispositifs et qu’on suspende les transactions financières tant que ce n’est pas le cas. Personne ne fera ça évidemment, mais le plus vite serait le mieux.

 LVSL : Quand le Peuple est devenu souverain, le collecteur de l’impôt est devenu agent public. Trois axes peuvent être distingués : l’importance du privé dans le processus de collecte ou de surveillance de l’impôt, le fait que des entités supranationales puissent imposer des normes sur l’imposition (réduction donc de notre souveraineté nationale), enfin que la fraude à l’impôt doit revêtir un caractère d’atteinte à la souveraineté nationale (par exemple Simon Bolivar qui considérait les fraudeurs comme des traitres à la patrie). Comment tenir cette notion de souveraineté avec des contraintes inhérentes au système libéral ?

Ugo Bernalicis : Il s’agit là d’une contradiction majeure du système. La TVA par exemple c’est une collecte par le privé avec 20 milliards de fraude. Il y a cependant quelques parades comme le paiement scindé. Le meilleur moyen serait de transférer une partie des taxes sur l’impôt sur le revenu. En France et en Europe, il y a un mouvement général de diminution de l’impôt sur le revenu et d’une augmentation des taxes. Il faut donner davantage de visibilité en diminuant les taxes et en augmentant les impôts. C’est possible dans le cadre du système actuel. Les acteurs supranationaux n’imposent pas de règles.

“On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, également de questions écologiques et sociales”

Ugo Bernalicis ©Léo Balg

Ce sont des incitations fortes qui se font par le dumping fiscal. Dans l’Avenir En Commun, on proposait de baisser l’impôt sur les sociétés de 33 à 25. Il ne s’agissait pas tant de s’aligner sur les autres. La norme de la petite entreprise est de 33%. Comme on prévoit d’augmenter le SMIC, pour les petites boites il faut un mécanisme de compensation a minima, par contre ceux qui sont à 8 (les grandes entreprises) et 16% (les entreprises de taille intermédiaire), ils augmentent et on met fin aux niches.

La République En Marche a également prévu de passer l’impôt sur les sociétés à 25% d’ici 2022. Sauf qu’ils ne touchent pas aux tranches basses. Ils le font en comparant avec les Etats voisins : « si on ne veut pas que nos entreprises partent ailleurs en Europe, il faut qu’on s’aligne sur la fiscalité des autres ». Voilà comment on nivelle tout par le bas. Cela se raccroche aux débats concernant l’harmonisation sociale et l’harmonisation fiscale. C’est donc la taxe qui est privilégiée mais qui est payée par les gens, d’où l’effet de vase communiquant : aujourd’hui la première recette de l’Etat c’est la TVA. C’est un problème car il s’agit de l’impôt le plus injuste.

On peut rééquilibrer la compétitivité en faisant le choix de politiques protectionnistes : il ne s’agit pas purement de questions de fiscalité, mais également de questions écologiques et sociales.

LVSL : Dans un autre volet du rapport d’information est évoquée la question de la formation et des vocations des officiers, gradés et gardiens. Le new public management a fait que le managérial a pris le pas sur le procédural, ce qui a une incidence très concrète sur la police financière. Au regard de l’injonction à avoir un turn over toujours plus important dans les services et une plus grande flexibilité au sein des carrières publiques, comment sortir de cette impasse qui touche aujourd’hui la fonction publique ?

Ugo Bernalicis : Il faut faire tout le contraire et redonner de la stabilité aux fonctionnaires. Dans un premier temps, en étant cynique, la réforme de la fonction publique pourrait avoir un effet bénéfique en permettant le recrutement de contractuels hors des circuits RH actuels. En effet peu de gens sont intéressés par les domaines économiques et financiers au sein de la police. Il y a un problème de recrutement, au-delà même du turn over. Dans l’OCLCIFF, ils étaient 70 avant septembre 2018. Mi-octobre, son responsable nous annonçait qu’il avait 20 personnes de plus.

Ils ont contourné leurs propres règles en recrutant des policiers novices dans un service d’élite. Ils n’avaient même pas une personne pour chaque poste. De manière pragmatique, le recours aux contractuels pourra permettre d’embaucher des personnes intéressées. Dans les faits, il y a un souci : dans toutes les administrations, la norme cardinale d’une belle carrière est la mobilité. Si on veut avancer dans sa carrière, il faut bouger. Cependant, dans ce genre d’offices, il faut de la stabilité. Il faut avoir trois à quatre années d’ancienneté pour commencer à être efficace. C’est cependant le moment où on commence à partir. On est donc moins efficace et moins productif.

Il y a également le fait que cela n’intéresse pas car les enquêtes sont décourageantes. Elles sont trop longues. Les policiers ne rentrent pas dans la police pour aller chercher les délinquants en col blanc. La solution est celle du recrutement fléché. Il s’agirait de dire que les candidats savent qu’ils vont entrer dans un service spécialisé.

C’est selon moi la solution la plus intéressante tout en mettant en place une formation interne et continue. Il serait également possible de mettre des augmentations en place si la personne ne part pas de son poste pour valoriser la stabilité. Oui, il y a des administrations où il faut un turn over. Il est important que les comptables publics bougent car des phénomènes de corruption peuvent effectivement se mettre en place.

Mais la mobilité n’est pas nécessaire partout. Si on veut des gens qualifiés, on s’est dit que dans le cas de l’OCLCIFF, la manière de recruter n’était pas la bonne. Quand les postes ont été ouverts en septembre pour recruter des officiers fiscaux-judiciaires (donc de proposer à des inspecteurs des finances de devenir policiers), il y avait plus de candidats que de postes ouverts.

Cela s’explique par le fait que les postes étaient dans le prolongement de leur activité professionnelle : d’abord ils chassent les délinquants fiscaux avec leur compétence administrative, pour se dire ensuite qu’ils aimeraient mettre le délinquant en prison eux-même. C’est un modèle où on part des compétences déjà acquises pour aller vers la qualification judiciaire qui vient compléter cela. On pourrait imaginer choisir des personnes qui travaillent à l’URSAFF pour les former au Code de procédure pénale et quand il y aura une infraction, le parquet pourra les solliciter.

J’entends l’argument de Gérald Darmanin qui explique que le Ministère de l’Intérieur a d’autres priorités, donc que la lutte contre la délinquance financière demeurera le parent pauvre. Cela ne serait pas le cas si j’étais ministre de l’Intérieur par parenthèse. Dans l’Avenir En Commun, nous proposons que des personnes aux qualifications judiciaires, les OPJ, puissent être détachées auprès des magistrats. Qui conduit l’enquête ? C’est le magistrat, pas le policier qui est sous contrôle de l’instruction. Cela éviterait les remontées d’informations au sein de l’Intérieur plus vite qu’au sein de la Justice et donc leur politisation. On aurait des groupes d’enquête dont on verrait les avancées. Encore une fois, plusieurs cases sont à cocher : la stabilité, le fait qu’on ait des services robustes et des sanctions au rendez-vous. C’est ce qui fait qu’on a un engouement pour le métier.

Une des autres possibilités serait de passer la formation du policier de un à deux ans. Cela permettrait une pré-affectation après la première année, le choix d’un service et une spécialisation avec des stages. Cela permet de créer des parcours. Je suis favorable à des académies de police avec des échelons à gravir. Sur une carrière militaire, on ne peut pas devenir directement général. Cela permet de connaître les techniques et également d’avoir du respect de ses subordonnés. Le new management public fait du mal à ces secteurs où on a besoin de spécialistes, il faut donc le proscrire en général et aussi en particulier.

Parlement européen, Assemblée nationale… La technocratie au pouvoir ?

Le mouvement des gilets jaunes a récemment affirmé une volonté de reprise en main populaire de la fabrique de la loi à travers le RIC (Référendum d’initiative citoyenne). Le parlementarisme représentatif est en effet vilipendé pour son inefficacité et ses privilèges. Qu’il s’agisse de l’Assemblée nationale ou du Parlement européen, les institutions législatives ont progressivement complexifié leur fonctionnement et alimenté une distance grandissante avec les citoyens. Cette bureaucratisation du travail législatif dans les deux hémicycles participe à renforcer le consensus libéral sur les prises de décisions.


Pour comprendre les évolutions du travail législatif moderne il faut notamment s’intéresser au rôle des fonctionnaires et des collaborateurs des élus. Car si les citoyens élisent les députés, ils ne choisissent pas leurs collaborateurs. Invisibles, ils sont en première ligne de la technicisation du travail politique. Le métier d’assistant parlementaire reste entouré d’opacité voire de méfiance après le scandale Pénélope Fillon en France et des assistants du Front National au Parlement européen. À l’approche des élections européennes, il faut se pencher sur les évolutions de la pratique législative en France et pour l’Union européenne.

La culture du consensus à l’européenne contre le règne de la majorité à la Française

Les cultures parlementaires française et européenne diffèrent largement. En France, la logique de la Ve République, l’inversion du calendrier électoral et le mode scrutin majoritaire favorisent le règne d’une majorité qui domine l’hémicycle. Il y a peu de marges de manœuvre en dehors. Le contenu des textes est donc globalement connu d’avance. L’opposition a peu de chances de faire adopter des amendements significatifs en commissions. Ce règne de la majorité n’a fait que croître avec le temps. La pratique parlementaire de La République En Marche est particulièrement décriée pour son manque de considération envers le travail de l’opposition.

Au Parlement européen, il n’y a pas de majorité stable. Les groupes politiques doivent former des alliances de circonstances pour être majoritaires. Celles-ci peuvent varier selon les sujets. Cela laisse donc bien plus de place à la négociation. Au delà de ce rapport de force politique on peut même parler de pratique consensualiste dans la rédaction des textes. Chaque groupe politique désigne un rapporteur fictif sur un texte. Ceux-ci se réunissent en réunions de compromis pour tenter, en principe, d’élaborer un texte qui dispose du plus large soutien possible. Ce n’est qu’ensuite que le texte est soumis au couperet des majorités des commissions et de la plénière.

Les philosophies sont donc bien différentes. En France, l’empire de la volonté générale ne peut souffrir d’inflexion, quitte à tomber dans l’excès et l’unanimisme majoritaire. Au Parlement européen, de petites avancées peuvent être conquises par la négociation, même par les partis minoritaires. Mais cela implique aussi le risque d’uniformiser l‘esprit des lois sous l’égide d’un consensus timoré.

Vers une technicisation bureaucratique du travail législatif

La question du cadre juridique des collaborateurs parlementaires est moins anodine qu’elle n’en a l’air : elle traduit la culture des institutions.

Le statut d’assistant parlementaire en France a longtemps été l’un des plus mal définis. Ce n’est qu’après le scandale Pénélope Fillon qu’un cadre a été un peu mieux établi pour notamment éviter qu’un député puisse employer son conjoint ou sa conjointe. La culture parlementaire française, historiquement, n’est pas familière avec la fonction d’assistant. Elle n’a en effet été importée que dans les années 1970 après qu’Edgar Faure ait visité le Congrès des États-Unis.

À l’inverse, le Parlement européen cadre bien plus strictement le statut des assistants. L’idée est que l’assistant n’est pas juste au service du député, mais de l’institution. C’est un statut à mi-chemin de celui de fonctionnaire, qui reprend certaines de leurs les obligations comme celle de « fidélité et de discrétion » envers l’institution. Cela dénote aussi une volonté de dépolitisation et d’euphémisation du caractère conflictuel de la politique. L’assistant semble prié d’être plus un technicien qu’un politique. Il n’est pas censé exercer des responsabilités politiques dans l’organigramme d’un parti par exemple.

Il en résulte que beaucoup de collaborateurs des grands groupes politiques sont peu politisés et conçoivent leur fonction comme un emploi plutôt que comme une vocation. Cela participe à faire émerger un groupe social homogène de techniciens du politique assez uniformes idéologiquement et interchangeables politiquement.

Inflation législative et diversification des tâches

Au sein d’une même institution, la réalité du travail de collaborateur parlementaire recoupe des réalités variées. Certains assistants peuvent être basés en circonscription; d’autres être des spécialistes des dossiers législatifs ou de la communication, et certains cumuler différents aspects. Libre à chaque député d’organiser son équipe comme il le souhaite.

Le Parlement européen est un mastodonte à plusieurs titres. Il produit chaque année des centaines de textes. Plus de 7000 personnes y travaillent à Bruxelles et Strasbourg. Il représente sur le plan budgétaire 1,95 milliard d’euros par an contre 567,35 millions d’euros pour le Palais Bourbon (auxquels il faut ajouter environ 323 millions pour le Sénat). Concrètement, un député européen dispose de deux fois et demi l’enveloppe allouée aux membres de l’Assemblée nationale pour faire fonctionner leurs équipes.

L’inflation législative, c’est-à-dire l’augmentation du volume de textes produits par les assemblées et l’accélération du calendrier, impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture, et c’est aussi le cas au Parlement européen qui a dû doubler le nombre de séances de vote avant les élections pour boucler le calendrier…

L’inflation législative impose aux équipes de fortes pressions. Cela est flagrant avec le rouleau compresseur LREM à l’Assemblée nationale qui a par exemple fait adopter la privatisation d’Aéroports de Paris à 6h du matin en première lecture.

Le spectre des activités couvertes par les bureaux des députés augmente par ailleurs avec l’apparition de nouveaux besoins numériques et de communication. Ceux-ci se chevauchent avec les activités plus traditionnelles de secrétariat, de conseil politique et de rédaction législative.

Une des « parades » courantes est malheureusement le suremploi de stagiaires précaires, parfois même pas indemnisés. La conséquence de ce système est que seuls les jeunes issus de milieux privilégiés peuvent supporter le coût d’un tel stage. Cela contribue à limiter l’accès aux institutions pour le reste de la population.

Une bureaucratisation au service du libéralisme

L’accélération des cadences de production législative va de paire avec la technicisation grandissante de la fonction parlementaire, qui s’accompagne d’une spécialisation toujours plus poussée des tâches. Cette logique de technicisation procède de l’idéologie néolibérale dominante.

Dans les institutions européennes, les fonctions sont très stratifiées, et le processus de production législatif fait intervenir de nombreux experts à différents stades. Il peut s’agir d’avis des services juridiques ou de comités d’experts, souvent en réalité des lobbyistes, qui interviennent dans les phases préliminaires de rédaction, à la Commission européenne en particulier…

Au contraire du mouvement de simplification administrative que vendent régulièrement les néolibéraux, on assiste à une multiplication de normes et de pratiques importées du privé qui complexifient considérablement l’action politique. Ce phénomène est très bien décrit par Béatrice Hibou dans La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (2012) pour un autre milieu, celui de l’hôpital, où l’on fait remplir des formulaires à longueur de journée aux infirmières, les empêchant de faire leur vrai travail.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif. Or, si la maîtrise technique est devenue indispensable, rien ne peut se faire sans une vision politique.

Il est assez ironique de constater que ceux qui pourfendent la technocratie, sous couvert de rationalisation néolibérale, sont souvent les mêmes qui font tout pour dépolitiser le travail législatif.

Techniciser le travail politique c’est aussi évidemment le rendre moins accessible du grand public. La réalité est donc à mille lieues du leitmotiv à la mode de transparence. Car quand les informations sont disponibles, elles sont rarement accessibles au commun des mortels sans apprentissage spécifique. L’opacité du site internet du Parlement européen est particulièrement symptomatique. À tel point que l’AFP s’est récemment trompée en confondant un texte rejeté et celui finalement adopté au sujet de l’interdiction des lanceurs de balles de défense; répandant à tort une fausse information reprise par toute la presse française.

Bruxelles : une bulle coupée du monde, siège d’un lobbying institutionnalisé

Le fonctionnement des institutions européennes se distingue par l’existence d’un lobbying institutionnalisé, alors qu’il se pratique de façon plus informelle en France. Il existe un registre de transparence au Parlement et à la Commission pour tracer l’action des lobbyistes, mais il est en réalité assez facilement contournable. La reconversion de Jose Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, désormais lobbyiste de Goldman Sachs, a fait couler beaucoup d’encre et illustre la consanguinité entre monde des affaires et institutions européennes. Les parcours de carrières passent couramment des institutions européennes aux groupes d’influence.

Le lobbying est en effet une activité économique très importante dans le quartier européen et on assiste souvent à des reconversions d’assistants dans ce milieu où ils vendent leur carnet d’adresse. Les lobbyistes servent parfois de prolongements directs au travail de certains parlementaires, en proposant des amendements ou des argumentaires clefs en main.

Mais il faut faire le tri derrière le terme fourre-tout de lobbyiste. Le registre de transparence du Parlement ne fait pas de différence de statut entre un représentant de la Ligue des droits de l’Homme ou de Monsanto. Les représentants d’intérêts privés ne sont pourtant pas sur un pied d’égalité avec les ONG. Ils disposent de fonds bien plus importants et capitalisent plus de rendez-vous avec les institutions (les statistiques du registre de transparence sont disponibles sur transparency watch).

Il faut ajouter que les institutions européennes vivent largement en vase clos. À Bruxelles, il est indéniable que beaucoup d’eurocrates sont coupés du reste de la société. Cet état de fait porte d’ailleurs un nom : l’Eurobubble (bulle européenne). Il est possible de vivre quasiment en totale autarcie dans le Parlement et le quartier européen. Il faut comprendre qu’on parle ici de dizaines de milliers de personnes et de quartiers entiers accaparés par les institutions européennes. L’entre-soi est pratiquement inévitable dans ce cadre. Les bruxellois et les eurocrates ne se fréquentent pratiquement pas. Leur enfants ne vont souvent pas aux mêmes écoles. Ils ne payent pas les mêmes impôts ( les fonctionnaires européens sont exonérés d’impôts nationaux sur leur salaire) et ne profitent pas du même système de santé.

Une montée de l’antiparlementarisme justifiée ?

La bureaucratisation et la technicisation du travail parlementaire que nous avons décrit, en renforçant la domination du dogme libéral sur les processus législatifs, alimentent un sentiment de dépossession populaire sur la fabrique de la loi.  Le mouvement des gilets jaunes a largement critiqué le coût et l’inefficacité du parlementarisme. On ne peut pas balayer ses accusations du revers de la main sans s’interroger sur ses fondements légitimes.

Il existe aussi depuis toujours à gauche une tentation de boycotter la pratique parlementaire. Il est indéniable que le parlementarisme est historiquement le pendant politique de l’essor de la bourgeoisie libérale. C’est un cadre politique qui favorise de nombreux biais au profit des classes dominantes. Ce débat n’est pas nouveau, il fut particulièrement virulent chez les communistes, et tranché par Lénine lui-même : « Ce n’est qu’en faisant partie du parlement que l’on peut, partant des conditions historiques données, lutter contre la société bourgeoise et le parlementarisme ». L’idée était alors de participer tant que nécessaire à ce système pour en obtenir ce qu’il était possible, sans perdre de vue une nécessaire transformation révolutionnaire de la société. C’est ainsi que les Bolcheviks ont siégé à la Douma bourgeoise pour y faire de l’agitation, tout en formant des assemblées de démocratie directe, les soviets, pour la renverser. Les marxistes étaient conscient que le parlementarisme constituait un mode de prise de décision certes imparfait mais toujours plus démocratique que l’autocratie. Pour eux c’était un levier à utiliser, voir à défendre dans certaines circonstances, comme face au péril fasciste.

L’antiparlementarisme a toujours été un credo de l’extrême droite en France qui a culminé le 6 février 1934 avec la tentative des ligues factieuses de s’emparer du Palais Bourbon. Le régime de Vichy s’est ensuite empressé de museler le Parlement, et ce courant de pensée se retrouve plus tard dans le mouvement poujadiste des années 1950. Derrière cet antiparlementarisme se cache évidemment un rejet de la démocratie au profit de l’idéalisation du modèle autoritaire.

Il est ironique de constater que la montée récente de l’antiparlementarisme en France est concomitante de l’inféodation grandissante du Parlement au gouvernement. Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif. En ce sens, leur critique du parlementarisme est fondamentalement à l’opposée d’une critique poujadiste.

On peut interpréter les critiques légitimes faites aux avantages des parlementaires comme le reflet de la perception de leur inaptitude à remplir leur rôle de législateurs. Si les parlementaires étaient perçus comme compétents, leurs avantages partait-ils aussi insupportables ? D’ailleurs, le Sénat semble récemment avoir été moins sous le feu des critiques. On peut l’expliquer par l’absence de majorité En Marche dans son hémicycle, ce qui amoindrit son degré de soumission à l’exécutif, malgré des prérogatives constitutionnelles très réduites. Il faudrait donc se poser la question du poids démesuré du pouvoir exécutif dans notre fonctionnement institutionnel.

Au fond, les gilets jaunes reprochent à l’Assemblée de ne pas faire son travail de législateur et d’être une chambre d’enregistrement de l’exécutif.

De la même façon, à l’échelle européenne, il est avant tout reproché au Parlement européen d’être inutile tant ses prérogatives sont réduites. On constate que le Parlement européen ne dispose pas des prérogatives essentielles à tout Parlement. Aujourd’hui, cet organe a un poids limité face au Conseil et à la Commission, il n’est que le co-législateur et ne décide pas du budget seul. Lorsqu’il lui arrive de s’opposer à la Commission ou au Conseil, il a rarement le dernier mot. On fait donc parfois de faux procès aux parlements pour masquer des décisions qui sont en réalité imposées par les gouvernements.

Le salut du système parlementaire se trouve certainement dans l’acceptation de la nature conflictuelle de son travail politique et dans l’émancipation de la tutelle étouffante de l’exécutif. Ce n’est qu’en rompant avec la conception technocratique de la fonction législative que les citoyens pourront se réapproprier leurs hémicycles.

Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent – François Ruffin

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

François Ruffin est député de la France insoumise depuis maintenant six mois. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui sur son parcours, sur la façon dont il conçoit son action, et sur les défis stratégiques de la France insoumise.


LVSL – Nous souhaitons dans un premier temps revenir sur votre parcours personnel et votre politisation. Quel est le rôle du journalisme et de Fakir dans votre engagement ?

J’ai lancé Fakir en 1999. J’étais un révolté individuel, assez rétif à toute organisation collective. Mon objectif était alors de détruire le journal municipal, Le Journal des Amiénois. Bon, je constate dix-huit ans plus tard que ça reste un échec… (rires). J’étais familier des écrits de Serge Halimi, et j’étais mentalement très structuré par la critique des médias.

Mais dès le premier numéro, je me suis dit que cela ne suffisait pas de critiquer les médias. Je voulais aussi montrer ce qui n’était pas montré, faire entrer dans les pages de Fakir la majorité du monde social qu’on ne voit jamais dans les médias. J’ai donc fait du reportage, par exemple sur les apprentis dans la restauration et le déroulement de leur stage, ce qui était très peu fait. J’ai aussi fait un reportage au zoo d’Amiens, pour savoir quelles étaient les conditions de vie des animaux. Le journal municipal disait qu’ils vivaient en totale liberté. Je me rappelle d’une photo « Sandrine l’éléphante tend sa trompe aux enfants en signe de bienvenue ». J’avais été rencontrer le soigneur qui m’avait expliqué qu’en réalité l’éléphante était complètement folle, qu’ils avaient dû installer des poteaux hydrauliques, pour éviter qu’elle détruise les barrières et qu’elle fonce sur les enfants ! Ils étaient obligés de la soigner de loin avec des seringues hypodermiques. En fait, l’éléphante avait des tics nerveux à cause de son enfermement. J’avais là la preuve incontestable d’un mensonge indigne ! J’ai donc mis la preuve sous le nez du rédacteur du journal des Amiénois, qui m’a dit « bah oui, ça on le savait bien ». Et moi, avec ma candeur de jeune journaliste – je n’avais pas de carte de presse ni rien – je trouvais ça scandaleux qu’on déforme ainsi la vérité.

Je me suis donc lancé dans une croisade qui dure toujours (rires). Ça, c’est le premier épisode d’une bagarre assez individuelle. Ensuite j’ai construit une équipe, aussi parce que j’ai eu plusieurs procès [avec la ville d’Amiens et le Courrier Picard, ndlr]. La presse locale, c’est quelque chose de très violent. Au niveau national, les gens sont plus habitués à recevoir des critiques. Avec les Guignols de l’info ou le Canard Enchaîné, ils encaissent mieux. Ce n’est pas le cas à l’échelle locale. Il y a donc des rapports de force qui se jouaient, j’ai trouvé des alliances dans des syndicats de journalistes. Mon parcours politique est donc très lié à Fakir. J’ai structuré mes actions autour de mes articles. Quand tu es à Fakir, tu ne peux pas te faire d’illusions sur le fait que quand tu publies un article, cela change les choses. Parce qu’on a trop peu de lecteurs, parce que ce n’est pas dans le cercle des élites qu’on va lire le journal. On a donc monté des actions pour qu’il y ait des effets derrière. Notamment autour du procès sur Hector Loubota, un jeune homme mort dans un accident du travail à Amiens, autour des gérants de petits casinos.

“Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde.”

On était en quelque sorte notre propre service après-vente : on fait l’info et on fait le nécessaire en termes d’action derrière pour que les choses changent. Je ne faisais pas du journalisme pour me faire plaisir mais pour changer la société. Il faut changer ce qu’il y a dans les têtes pour ensuite pouvoir changer le monde. Cela montrait aux gens qu’on était capables de changer quelques petites choses. Quand j’étais à Là-bas si j’y suis, j’avais moins le sentiment d’avoir besoin de ce service après information : j’avais 700 000 auditeurs, je me disais qu’il y avait des députés, des syndicats pour utiliser cette info comme outil de transformation. On est déjà sur le terrain de l’organisation collective : pendant les manifestations de fin 2010 contre Sarkozy, localement à Amiens nous avons été le point de convergence d’organisation d’une occupation de la zone industrielle. Il y avait les Goodyear, on a fait venir les cheminots au même endroit, et des tas de gens dans les manifestations qui voulaient faire plus. Nous étions faibles : nous n’avions pas la capacité de faire déborder la rivière, mais lorsqu’elle débordait, on pouvait la guider. C’est le rôle qu’on a joué en 2010 : je pédalais avec mon vélo pour aller d’une AG de cheminots à la zone industrielle, pour faire en sorte que Solidaires et la CGT s’entendent, etc. C’était mon rôle de petit facteur, on faisait signer aux gens des engagements pour qu’ils viennent à 4h du matin sur la zone industrielle. Cela n’avait aucune valeur, mais le mec qui signe prend quand même conscience.

J’étais donc toujours sur le terrain. En même temps, j’ai toujours voté. Dans les années 1990, après la chute du mur et le vide idéologique déjà patent au PS, le slogan « syndicat-caca, parti-pipi » était très récurrent. A cette époque, j’étais déjà plutôt libertaire d’instinct. Je crois que c’est aussi quelque chose que j’apporte au mouvement France Insoumise. C’est-à-dire que, sur la forme, dans ma manière de m’exprimer, je suis très libertaire, et sur le fond, je partage un socle avec les camarades.

Dans ma famille, personne n’est politisé. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des parents communistes ou socialistes. La discussion politique n’est pas quelque chose qui vient naturellement. J’ai découvert le Monde diplomatique et Pierre Bourdieu en entrant à la fac. J’ai essayé de lire La Distinction, je ne comprenais rien. Donc j’ai lu son livre Questions de sociologie, et c’est devenu un socle pour moi. Je suis d’une famille qui ne connaissait pas de difficultés financières, mais il n’y avait pas un apport culturel, ni de structuration politique ou syndicale, même si on m’a initié à la lecture très tôt.

LVSL : On ne le sait pas forcément mais vous êtes titulaire d’une maîtrise de lettres modernes. Tant et si bien qu’on aimerait vous demander si vous avez encore cette fibre littéraire. En France, les personnalités politiques ont longtemps cultivé un amour de la littérature, avant d’être remplacées par des profils plus technocratiques. Comment est-ce que la littérature irrigue l’action politique ? Est-ce qu’on a encore le temps de lire lorsqu’on est député à l’Assemblée nationale ?

Quand on lit un roman, on se demande ce qu’on en retient. Certains font des notes de lecture ou essaient d’en extraire des citations, moi je ne le fais pas. Je pense que ce qui reste d’un roman, c’est l’empathie : la capacité à se mettre à la place des autres. Et je pense avoir cette capacité-là, qui peut consister à se mettre à la place des souffrants, et aussi à comprendre le point de vue de la partie adverse. Quand on lit un roman, on cherche même à comprendre les salauds ! Même s’ils ne sont pas de ton univers social. Si on est attiré par la lecture, c’est pour creuser, comprendre pourquoi le personnage agit tel qu’il agit.

LVSL : Une opération de décentrement…

Oui, je n’ai jamais appelé ça comme ça, mais pourquoi pas ! Se mettre à la place de quelqu’un et essayer de comprendre quelles sont ses réactions. C’est aussi le sens de mon travail d’enquête et de député. Je ne conçois pas de changer l’agriculture, par exemple, sans avoir compris les producteurs, les agriculteurs, quand bien même ils seraient à la FNSEA ! Si tu veux transformer le modèle agricole, il faut comprendre pourquoi il fonctionne comme ça, pourquoi les mecs, affectivement s’orientent dans ce sens. C’est un gros apport en politique. Combien de militants sont au contraire butés dans leurs propres croyances ? Pour moi, c’est une forme de sectarisme. Pour prendre le pouvoir en France, il faut l’épouser, la France. Il faut comprendre comment les gens pensent, sentent, aiment et espèrent. Si on ne le fait pas, on est mort. Je pense que la littérature est le lieu où, sans le savoir, on acquière cette faculté. Malheureusement je fais de la politique, mais j’aurais bien aimé être écrivain !

La littérature apporte aussi le sens de la narration en politique. Quand je structure une prise de parole, y compris à l’Assemblée, j’essaie de raconter ou d’amorcer une histoire. J’essaie de faire éclore quelque chose qui vienne du réel.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

LVSL : Y’a-t-il un livre qui vous a marqué tout particulièrement ?

Pas qu’un ! J’ai grandi avec François Cavanna, j’ai beaucoup aimé les Raisins de la colère, de Steinbeck. Les classiques, on croit souvent qu’ils sont classiques parce qu’ils sont plats. Pour moi, à l’inverse, un livre devient classique parce qu’il a heurté son époque. La langue y est souvent très vivante, et pourtant quand on le place dans la catégorie des classiques on a tendance à s’en éloigner. Ce qui fait devenir un classique aujourd’hui, ce sont des aventuriers, des gens hors normes qui bousculent le système social. Même le personnage de Manon Lescaut, de l’Abbé Prévost, c’est un livre qui heurte son époque.  Je suis un grand lecteur de Balzac, de Dostoïevski… Mais ça fait un peu idiot de citer comme cela des noms, on croirait que je suis Sarkozy et qu’il faut que je démontre absolument que j’ai lu des livres (rires). Je suis un peu obsessionnel, je lis par période : j’ai lu tout Dostoïevski en six ou huit mois. Il y a chez lui une langue particulière et une compassion permanente pour ces personnages qui passent du calme à la folie d’une page à l’autre. Au début de Fakir, quand j’étais seul, les romanciers m’ont tenu compagnie

LVSL : Avez-vous le temps de lire encore aujourd’hui ?

Oui, je m’oblige à lire. Je lis Vernon Subutex en ce moment. J’essaie d’alterner un essai, un roman, un essai, un roman.

LVSL : Comment vivez-vous la présence dans les institutions, cette double-casquette de député-reporter ? Comment maintenir ce lien avec le dehors, avec les luttes ?

C’est très compliqué, parce que le pouvoir enferme – même le petit pouvoir qu’on a. J’imagine très bien comment, lorsqu’on devient ministre, on n’a plus autour de soi qu’un univers de papier. C’est compliqué car, si tu n’es pas à l’Assemblée nationale – et il y a de quoi s’occuper tous les jours – ça ne va pas, mais si tu passes ton temps à l’Assemblée, tu te coupes des gens. Je sais que ce qui me rendrait moins bon, c’est d’avoir moins de temps pour les gens.

Pour moi, l’Assemblée nationale n’est pas une rupture mais la continuité avec ce que je faisais avant. Mon objectif avec Fakir était d’avoir une parole publique la plus large possible. L’Assemblée nationale est un porte-voix pour une parole publique. Intervenir à une tribune officielle donne à la parole une légitimité supérieure à celle du rédacteur du journal Fakir.

Parfois les gens me demandent « est-ce que ce n’est pas décourageant de crier dans le vide à l’Assemblée ? » et je leur réponds que mon désert aujourd’hui est bien plus peuplé qu’auparavant.

“Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend.”

Dans cette nouvelle fonction, ma parole prend du poids, notamment quand je vais rencontrer des gens. La bonne sœur rouge qu’on voit dans Merci Patron, m’a expliqué que des gens à Amiens ont eu des problèmes avec SFR. Elle m’a dit : « j’ai contacté SFR et je leur ai dit que j’allais appeler François Ruffin », et le problème s’est réglé. Être un épouvantail à multinationales, ça s’apprend. Dans beaucoup de petits cas concrets, on peut changer la donne localement par notre présence.

J’ai toujours voulu faire un journal populaire, et mon rôle de député peut renforcer mon lien avec les gens. Pas forcément dans ma disponibilité en termes de temps, mais dans ma capacité à être à leurs côtés dans leurs difficultés. C’est agréable sur le plan du sentiment d’utilité et de la place que je veux occuper. Ensuite, je ne pourrais pas intervenir à l’Assemblée de manière aussi tonitruante si derrière je n’éprouvais pas l’assentiment des gens. La légitimation, c’est le jour de l’élection, mais c’est aussi les autres jours ! Si je me balade sur une raiderie et que les gens viennent me dire que je ne raconte que des conneries, je n’oserais plus intervenir à l’Assemblée de la même manière. C’est pas comme si je vivais en dehors de la société, je représente des gens et il faut que je trouve le chemin pour qu’ils m’accompagnent.

Et donc si à l’inverse je reçois des messages positifs, ça m’encourage, parce que les forces contraires sont nombreuses. Ceux qui nous disent que ce qu’on raconte est débile sont nombreux, qu’il faut mieux s’exprimer, qu’il faut rentrer sa chemise dans son pantalon ! C’est tous les jours qu’on a le droit à des rappels au règlement, que De Rugy n’est pas content après toi et qu’il te met un blâme. Sans parler des médias… Heureusement, on peut sentir que des gens approuvent ce qu’on fait.

LVSL – Il va y avoir un livre sur votre immersion dans l’hôpital psychiatrique d’Amiens. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pendant la campagne, il y a eu une grève à l’hôpital psychiatrique Philippe Pinel à Amiens, qui est situé en dehors de ma circonscription. J’y suis allé, j’ai rencontré les salariés et les syndicalistes, et je leur ai promis de revenir les voir une fois député. J’y suis donc retourné en octobre, pour 24h. La députation m’a permis d’ouvrir la porte de l’hôpital psychiatrique, j’ai même pu rencontrer le directeur, ce qui aurait été impossible si j’étais resté le rédacteur du petit journal Fakir ! On m’aurait proposé un créneau entre 7h30 et 8h du matin… Quand j’y suis allé en tant que député, non seulement le directeur était là, mais il avait convoqué tout son staff, ça dure 3 heures, c’est une espèce de match de boxe où tu arraches des informations. Et ensuite, tu peux aller rencontrer l’Agence régionale de santé, qui prend deux heures pour discuter avec toi.  C’est beaucoup plus compliqué en tant que journaliste. Donc être député offre des capacités de reportage.

Ensuite, je peux interpeller la Ministre de la Santé dans l’hémicycle sur la condition dans les hôpitaux psychiatriques. Agnès Buzyn me répond que c’est du flan, elle essaie de rassurer les députés : « le monde des hôpitaux psychiatriques n’est pas du tout comme le décrit François Ruffin ». Et si je n’avais pas été sur le terrain, si je n’avais pas cette réassurance, je ne pourrais pas reprendre la parole pour dire « Madame la ministre, c’est vous qui racontez des conneries ». Parce que moi j’ai rencontré les patients, les familles, les psychiatres, les infirmiers, et ils sont tous dans la mouise aujourd’hui. C’est donc la Ministre, enfermée dans son monde de papier, qui est sourde à cette douleur-là. Je ne pourrais pas lui rentrer dans le lard si je m’étais contenté de lire vaguement un rapport sur la question.

On a tiré la sonnette d’alarme, on espère que ça pourra faire bouger les lignes. J’apporte une proposition de loi sur le financement de la psychiatrie, je ne me fais pas d’illusion, elle ne passera pas. Mais ce n’est pas le problème, c’est un mode de publicisation : on rend tout cela public, et on peut espérer qu’il y aura une alerte suffisante au Ministère pour que ça change. Cela n’aurait pas été possible avec Fakir.

“Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante.”

LVSL – Où va Fakir maintenant que vous êtes député ? Quel doit être son rôle ?

Fakir me force à me poser, à réfléchir, parce que l’Assemblée est une machine décérébrante. On passe d’un sujet à l’autre toutes les 5 minutes. Hier, j’ai traité Alstom, Réseau transports électricité, la mission économie des collectivités locales. Tous les jours, je suis sur six ou sept sujets différents. C’est pas comme ça qu’on pense et qu’on réfléchit, c’est extrêmement superficiel. Heureusement que j’ai été élu à 42 ans et que j’ai dix-huit ans de Fakir derrière moi. Mon premier réflexe quand je dois traiter un sujet à l’Assemblée, c’est de regarder ce que j’ai publié dessus dans Fakir. C’est mon lieu d’existence intellectuelle. C’est un socle, j’ai toujours fait autre chose à côté de Fakir, mais je sais que si tout le reste disparaissait, il resterait Fakir.

Maintenant, la question qui se pose c’est : est-ce que les gens vont le lire alors qu’ils peuvent regarder mes vidéos sur Facebook ? C’est compliqué, mais je pense qu’il existe un lien affectif avec nos lecteurs, un sentiment d’appartenance collective. En fin de compte, quand j’écris, c’est comme si je donnais toujours à voir la cuisine, j’explique comment se fait l’enquête, etc. Expliquer cela, c’est aider les gens à grandir avec moi. Montrer les coulisses de mon travail, m’exprimer à la première personne, je pense que cela donne la sensation aux gens de m’accompagner.

Notre gauche part de très bas. Fakir est un outil pour avancer et faire avancer les gens avec nous. On a 15 000 abonnés, 30 000 lecteurs, sur 60 millions de Français ce n’est pas beaucoup, mais dans l’univers militant, c’est déjà pas mal. On a une petite influence. Je pense que j’ai contribué à faire entrer la question du protectionnisme, par exemple, au Parti de Gauche. Replacer la confrontation capital/travail au cœur du discours politique, on y a aussi participé. On a été parmi les veilleuses qui ont entretenu cela, la question de la guerre de classes, quand même le Parti Communiste n’en parlait plus. Comme disait Boris Vian, ce qui compte ce n’est pas la puissance de la bombe, c’est l’endroit où tu la poses. On n’est pas un mouvement de masse qui pénètre dans les foyers français, mais on a su parler de certains sujets au bon endroit.

 

“C’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre.”

 

LVSL – Votre victoire aux législatives n’aurait pas été possible sans votre capacité à rallier de larges secteurs de la population de la circonscription : des classes moyennes déclassées, des chômeurs, des ouvriers. Quand on regarde le détail, on voit clairement que vous avez empêché le FN de monter. Comment poursuivre cette reconquête, notamment dans cette France périphérique et déclassée ?

Tout d’abord, c’est très important de montrer la victoire est possible, que notre gauche n’est pas toujours condamnée à perdre. La base historique qu’on doit construire, c’est l’alliance des deux cœurs de la gauche : les classes populaires et la classe intermédiaire, les profs et les prolos, comme dirait Emmanuel Todd. Mais on doit aussi résoudre la fracture entre les classes populaires blanches des zones périurbaines et les fils d’immigrés des banlieues. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi. Dans ma circonscription, il n’est pas évident de faire prendre conscience aux habitants de Flixecourt et des quartiers Nord qu’ils partagent des intérêts communs.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

Pour réaliser la jonction, il ne faut pas les emmener sur le terrain culturel, ou cultuel. Le divorce apparait aussitôt. Il faut déplacer le débat là où leurs intérêts sont convergents, c’est-à-dire sur l’économique et le social.

Foncièrement, je pense que les gens sont moins racistes aujourd’hui que dans les années 1970. On me raconte comment à l’époque, à Amiens, tout le monde se traitait de bougnoules, de bicots, c’était la guerre d’Algérie qui trainait encore. Mais le débat n’était politiquement pas placé sur ce terrain. Il était situé sur le terrain de la lutte des classes, des petits contre les grands, des pauvres contre les riches, des ouvriers contre les patrons. Ça créait une convergence. Aujourd’hui, on a un parti, le Front National, qui s’est spécialisé dans cette question de la fracture culturelle, qui a donné une traduction politique et électorale à quelque chose qui existe dans la société, mais dans une moindre mesure qu’auparavant. Le thème central du FN, c’était l’immigration, l’insécurité, les noirs et les arabes. C’était concomitant à l’effacement du clivage capital/travail.

LVSL – Vous parliez de réunir les deux cœurs historiques de la gauche. Qu’est-ce qu’implique cette rencontre entre la petite-bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires ? Comment doit-elle s’opérer ?

Je ne pense pas que ce sera une union formidable. Mais des processus historiques comme la Révolution française sont tout de même marqués par la conjonction de ces deux classes. L’une qui est très puissante et très consciente de sa force, c’est la bourgeoisie qui se veut l’expression des classes populaires à l’Assemblée, bien qu’il s’agisse en réalité des avocats et des propriétaires. Et l’autre, le peuple, qui se mobilise dehors, dans les campagnes et dans les villes.

Toute la beauté de la Révolution, et ce qui en fait le moteur, c’est l’histoire de la jonction entre ces deux classes contre l’aristocratie. Dans son film La prise du pouvoir par Louis XIV, Roberto Rossellini explique la peur du retour de la fronde, à savoir la crainte de la jonction entre l’aristocratie et la bourgeoisie contre le roi. Louis XIV a tout fait pour éviter cela, c’est la raison pour laquelle il a créé Versailles : les aristocrates, au lieu d’être hébergés par les bourgeois parisiens, se retrouvent près du roi et dépendants de lui. Par ce biais-là, le roi a attaché l’aristocratie au royaume, il a cassé le lien possible avec la bourgeoisie. C’est pour cela qu’à la différence de la révolution anglaise, où la bourgeoisie et l’aristocratie s’étaient unies contre le roi, l’aristocratie française est restée proche du roi tandis que la bourgeoisie a du trouver un autre allié : le peuple. C’est ce qui fait l’originalité de la Révolution française, un processus extraordinaire qui dure pendant six ans.

“Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire.”

Avec le Front populaire, on assiste aussi à une alliance de classes : les intellectuels antifascistes, les ouvriers pour les 40h et les congés payés. En mai 68, on a vu la jonction s’opérer entre étudiants et ouvriers, même si on ne peut pas parler d’une communion. En 1981, on a eu une conjonction entre les deux groupes sociaux dans les urnes, mais pas dans la rue. Maintenant, il faut la rue et les urnes ! On n’obtiendra rien uniquement par les élections. Je ne pense pas forcément à une rencontre physique, mais il peut y avoir une rencontre autour d’hommes auxquels on se reconnaîtra, et autour d’un programme. Sur le plan économique et social, il existe un intérêt commun à se bagarrer contre la nouvelle aristocratie qu’est l’oligarchie. Comme le dirait Chantal Mouffe, ce qui fait le « nous », c’est le « eux » : il faut définir l’adversaire, cette nouvelle aristocratie. Il faut réussir à conjuguer tout cela et montrer que les multinationales, l’oligarchie politique et aristocratique qui dirige opprime les gens.

LVSL – Récemment, dans un débat avec Olivier Besancenot, vous avez défendu le protectionnisme pour protéger les salariés, et ramener le patron dans l’espace national. Comment faire en sorte que le protectionnisme soit un outil de progrès et non un simple repli sur soi ?

Le protectionnisme est une condition nécessaire mais non suffisante. Ce n’est pas parce qu’on fait du protectionnisme qu’il y a forcément derrière du progrès social. Le protectionnisme est un moyen et non une fin. Mais sans ce moyen, on est interdit de politique, car on vit sous la menace d’un chantage permanent : le départ des capitaux. Jusqu’aux années 1970, les salariés prenaient confiance en eux-mêmes, devenaient forts et gagnaient du terrain. C’est un peu comme si une équipe de football qui perdait tout le temps commençait à engranger des victoires, et à ce moment-là l’équipe d’en face décide de s’en aller pour jouer contre d’autres adversaires. C’est ce qui s’est passé.

“J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron »”

Il faut formuler le protectionnisme en relation avec les finalités que l’on poursuit : l’écologie, la justice sociale, le progrès fiscal. Car si le moyen est commun avec le Front national, la politique poursuivie derrière en est aux antipodes !

LVSL – D’une certaine façon, vous incarnez l’indignation et la colère face aux élites et à la mondialisation néolibérale. En d’autres termes, vous incarnez le dégagisme, le moment destituant. Comment conjuguer cela avec un projet alternatif et une rhétorique instituante afin d’aller plus loin ?

Dans mes dernières années à Fakir, c’est une question je me posais de façon récurrente sur chaque dossier : « qu’est-ce que nous on ferait ? ». Quand on élabore des propositions de loi, qu’on fait en sorte qu’elles soient crédibles et audibles par les gens, on est dans l’instituant. Par exemple, le 1er février, le groupe France Insoumise aura sa première niche parlementaire – journée consacrée aux textes présentés par un groupe d’opposition. J’ai tout de suite pensé qu’il était essentiel de bien structurer ce qu’on allait proposer à ce moment-là, pour être crédible et cesser d’être vus exclusivement comme les « anti ». J’en ai marre d’être l’ « anti-Macron », je ne veux pas qu’on me sorte du tiroir seulement quand il faut réagir à une déclaration d’Emmanuel Macron.

Il faut porter la colère des gens et susciter l’espoir. Colère et espoir, c’était le nom d’un mouvement communiste dans les années 2000 d’ailleurs, mais les deux termes sont justes. Piotr Kropotkine disait quelque chose comme « si la colère fait les émeutes, seul l’espoir fait les révolutions ». Il faut viser l’élévation du niveau de conscience collective. On part de très bas, les prochaines générations partiront de plus haut, auront quelques barreaux d’avance en matière d’idéologie. Aujourd’hui, on perd dans les grandes largeurs à chaque vote au Parlement. La guerre des classes a bien lieu mais elle se fait en notre défaveur : on voudrait un code du travail qui protège davantage les salariés et c’est tout l’inverse qui se profile. Tous les jours on perd, mais au moins nos questions sont posées dans le débat public, c’est déjà une avancée. Je repense à un propos de Victor Serge, qui parlait de Trotski : de génération en génération, la conscience collective des Russes n’a cessé de s’élever et si Trotski était au-dessus du lot, c’est qu’il était déjà porté par cette montée générale du niveau.

Aujourd’hui, on doit participer à la montée du niveau des eaux. J’essaie d’y prendre part. Est-on apte à prendre le pouvoir et à en faire quelque chose aujourd’hui ? Moi je pense qu’il faut se préparer. A l’Assemblée, techniquement on est moins bons que nos adversaires car ils sont habitués à jongler avec les signes. Les 17 députés, on se forme, on s’élève un peu, on comprend comment se fait un budget. On n’a pas l’élite à même d’occuper les ministères. C’est une inquiétude, si jamais demain on devait avoir le pouvoir, on a un défi colossal. Emmanuel Macron, lui, a une élite à son service et mène une politique voulue par les dominants, donc il ne rencontre pas d’obstacles majeurs. Nous, si nous arrivons au pouvoir, nous devrions avoir une élite formée et dans un moment de lutte intense où on devrait se bagarrer contre le Sénat, contre le Conseil constitutionnel, contre les médias, contre Bruxelles. Nous n’aurions pas une masse de gens suffisamment consciente des outils à leur disposition, et donc il va falloir aller les trouver.

“On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe.”

Là, on a des années devant nous pour faire monter ce niveau d’exigence. Cela commence par moi-même. Je pense être un bon contre-pouvoir, mais jusqu’ici le moment instituant ce n’est pas franchement mon truc. Maintenant, je me mets à faire des propositions de loi, j’ai des collaborateurs qui lisent le code de la santé, qui rencontrent les administrateurs, etc. De mon côté, je rencontre les médecins, les patients, les familles de patients, ou l’ARS pour déterminer ce qu’il faudrait faire. C’est pourquoi la niche du 1er février est importante : même si nos propositions ne passeront pas, on peut démontrer qu’on est capable d’en porter. On espère aussi que cela formera des gens autour de nous. J’ai fait sur ma page Facebook une défense de Nicolas Demorrand : on ne pourra pas gagner avec des gens qui sont juste haineux et atrabilaires. Je comprends qu’à force de perdre en permanence, lorsqu’on est démuni de toute arme et qu’on a la tête sous l’eau, on peut avoir de la rancœur. Mais on doit être plus digne. On ne peut pas dire journalopes et merdias en permanence, comme une espèce de réflexe. Quand je vais voir quelqu’un de la FNSEA je prends plein de critiques, mais j’essaie d’expliquer aux gens qu’on ne transformera pas, encore une fois, l’agriculture française sans discuter avec la FNSEA.

François Ruffin dans son bureau à l’Assemblée nationale ©Alexis Mangenot

On peut prendre l’exemple de la crise du poulet Doux, ces dernières années. Là où on voit notre médiocrité, c’est qu’on a été incapables de dire « voilà ce qu’il faut faire ». Et quand on appelle tous les nôtres, en Bretagne, personne n’est capable de te mettre en liaison avec un aviculteur. On ne peut pas changer l’aviculture sans avoir discuté avec les aviculteurs. Ce qui m’inquiète, c’est qu’on considère parfois détenir une vérité condensée dans un programme, qu’il suffirait de dérouler l’ensemble. Non, il faut aller voir les producteurs, comprendre l’agriculture sur le terrain. On doit apporter ce volet enquête, car on n’a pas la science infuse, il faut s’informer sur les conditions de vie des gens, déterminer l’élément à partir duquel ils vont penser qu’on peut changer les choses. C’est aussi ce que je retiens de Chantal Mouffe : faire de l’enquête, partir des gens, casser le sectarisme. A l’Assemblée nationale, je prends plaisir à faire des choses avec des gens du Modem sur l’agriculture, ou avec un député LR-constructif sur le football.

 

“Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. […] Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.”

 

Avec ces initiatives, c’est aux militants que je m’adresse, en leur disant que si on veut gagner et construire demain, il va falloir faire des alliances. Sur l’hôpital psychiatrique, j’ai repris le post de Barbara Pompili sur ma page Facebook pour dire qu’elle raconte la même chose que moi et qu’on allait pouvoir faire des actions communes. En commentaires les gens réagissaient en la traitant d’opportuniste, de vendue ou de pourrie. Opportuniste on ne peut pas le nier, compte tenu de son parcours politique. Mais ce n’est pas grave, on cherche les alliances qu’on peut, pour avancer. Croire qu’il ne faut pas bâtir une alliance, c’est estimer qu’on est le plus faible et qu’on croit qu’on ne pourra pas tirer avantage de cette alliance. Ce sont des questions qui doivent se poser : le Front populaire, c’était une alliance électorale. Les discours du type « la France Insoumise va incarner la gauche et prendre le pouvoir toute seul », je n’y crois pas. La question doit se poser dans une situation historique donnée. On ne peut pas tirer de conclusion pour l’éternité. Le Front populaire se déclenche car à l’intérieur de la coalition les radicaux de gauche sont déclinants, la SFIO devient le premier parti et le PCF monte. Ce n’est pas la même alliance que si les radicaux de gauche avaient été au gouvernement. Dire qu’il ne doit pas y avoir des alliances avec les socialistes et les communistes… moi je ne veux pas l’exclure pour l’avenir.

LVSL – En parlant de rhétorique instituante, de production d’un ordre alternatif et de nouvelles institutions, Nuit Debout, auquel vous avez abondamment participé, était marqué par sa volonté d’horizontalité pure. Un an et demi plus tard, quelle analyse faites-vous de l’échec du mouvement ? Les mouvements des places ont-ils un avenir ?

Je n’ai pas abondamment participé, j’ai été là au lancement de Nuit Debout surtout, mais le mouvement a vécu. Compte tenu de la sociologie parisienne, il devait sûrement être ce qu’il a été. Je ne crois pas à l’horizontalité, je préfère une verticalité qui s’assume et qui ne cherche pas à se cacher derrière l’horizontalité. J’ai un côté très pragmatique qui fait que je ne théorise pas les choses avant de les avoir faites. Le dogme de l’horizontalité avec des dizaines et des dizaines de commissions et de sous-commissions, ce n’est pas mon truc. J’étais allé à Flixecourt pour demander aux gens ce qu’ils pensaient de Nuit Debout, et ils ne savaient pas ce que c’était. On avait ensuite montré la vidéo sur la place de la République, et ça avait été mal pris, parce que les gens de Nuit Debout se voyaient un peu comme le centre du monde. Flixecourt n’était pas au diapason.

LVSL – Il y a une autre question qui est épineuse : l’Europe. Comment se dessine la question européenne à l’avenir ? Est-ce que le Plan A/Plan B  de l’Avenir en commun est une manière de réconcilier les deux classes dont nous parlions tout à l’heure ?

La manière dont la stratégie Plan A/Plan B est formulée me semble tout à fait pertinente. En 2005, le non a fait 55%. Si on refaisait le référendum aujourd’hui, on pourrait être à 65%. Je pense que des pans entiers des classes moyennes peuvent basculer sur cette question européenne. Non pas si on adopte une présentation frontale du type « Il faut sortir de l’Union européenne », je n’y crois pas. En revanche, sur l’idée d’un rapport de force construit avec l’Union européenne, la sortie de certains traités, la remise en cause de la libre circulation des capitaux et des marchandises, on peut avoir la masse critique avec nous. Ce n’est pas le cas si on dit « sortie de l’Union européenne », car c’est le saut dans l’inconnu. La métaphore de Chevènement n’est pas bête : « je ne voulais pas monter dans l’avion, mais maintenant qu’il a décollé, je ne vais pas vous demander de sauter sans parachute ». On a intérêt à construire le parachute.

Ceci dit, je ne pense pas que ce soit le seul point de tension entre classes moyennes et classes populaires. Les classes populaires se remettent à exister dans l’espace politique, elles n’en sont plus les grandes oubliées. Des symboles interdits des classes populaires – le camping, la pétanque, le football – sont remis en valeur : on joue à la pétanque le long du canal Saint Martin, tout le monde peut aller au camping. Bref, je suis assez optimiste sur la « réconciliation » des classes populaires et d’une partie des classes moyennes. C’est la fin du Grand bond en arrière de Serge Halimi. La mondialisation fonctionne un peu comme le combat des Horaces et des Curiaces décrit par Tite-Live : si elle avait attaqué en même temps les ouvriers, les fonctionnaires, les jeunes, cela aurait créé un front de résistance à cette mondialisation. Mais elle a pu s’imposer car elle a attaqué les ouvriers dans un premier temps, les jeunes dans un second temps, les fonctionnaires ensuite… ce sont des vagues d’attaques successives. On a des vaincus de la mondialisation qui s’accumulent. La solidarité n’est pas immédiate entre toutes ces classes, il faut en montrer le chemin, trouver ce qu’il y a de commun.

Sur le plan social il y a toujours des hauts et des bas, même si la mondialisation nous plonge dans un long cycle déclinant. Sur le terrain écologique, en revanche, on n’est pas sur un processus cyclique : ce qui est détruit ne pourra pas être reconstruit. On est dans un processus de destruction, et c’est une inquiétude majeure. Dans notre réflexion sur la jonction des classes populaires et des classes intermédiaires, il faut à mon avis intégrer la question écologique. Il suffit de lire Quand les riches détruisent la planète de Hervé Kempf. J’ai rencontré Jean-Luc Mélenchon pour la première fois juste avant la fondation du Parti de Gauche. Il m’a demandé ce qu’il devait lire : je lui ai conseillé l’Illusion économique et d’Emmanuel Todd, et ce livre de Kempf.

C’est la raison pour laquelle je suis en adéquation avec la France Insoumise, car le gros du programme additionne ces deux ouvrages : le protectionnisme de Todd, le souci environnemental lié à la question sociale chez Kempf. Le slogan de Hervé Kempf, c’est consommer moins pour répartir mieux. C’est une façon d’allier le vert et le rouge. Il repart de la théorie de Thorstein Veblen sur la rivalité ostentatoire : les riches détruisent la planète parce qu’ils surconsomment mais aussi parce qu’ils tirent toute l’échelle de la consommation vers le haut. Il y a un phénomène d’attraction : tu as le yacht de Bernard Arnault, tel patron qui a un yacht de 20 mètres de long, puis tel médecin qui va avoir son voilier à La Baule, et le retraité qui va vouloir faire sa croisière Costa, et en dessous un prolo de Picardie qui va s’acheter un scooter des mers pour le conduire sur la Somme. Ce que nous dit Kempf, c’est qu’il faut aplatir la pyramide : il faut commencer par le haut, pour éviter d’être tirés toujours vers plus de consommation. C’est d’abord l’oligarchie qu’on doit limiter.

“Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.”

LVSL – Quel est le rôle du patriotisme dans cette convergence ? On pense au retour des drapeaux tricolores lors de la campagne de Jean-Luc Mélenchon…

Il y a une phrase que j’aime bien, de Lao-Tseu : connaître sa honte et soutenir sa gloire. Intimement, il y a des souvenirs dont on a honte. Si on les rumine, on sombre dans la dépression, et on ne fait rien de bon à partir de cela. Soutenir sa gloire, c’est s’appuyer sur les pages qu’on estime les plus valorisantes de soi, et tout faire pour être à la hauteur de ces pages. Et je pense que ce qui est vrai sur le plan individuel l’est aussi sur le plan collectif. Si on ressasse toujours les pages noires de notre histoire, qu’il ne faut évidemment pas nier, on ne peut pas s’en sortir. Il s’agit de bousculer l’ordre du monde. Si on n’est pas fier de ce que l’on est, comment va-t-on y parvenir ? Maintenant, moi, je préfère toujours quand on associe le drapeau rouge et le drapeau tricolore, quand on chante la Marseillaise et l’Internationale.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara

Entretien avec Ugo Bernalicis : un député insoumis contre l’état d’urgence

Le 18 juin dernier, Ugo Bernalicis, 27 ans, a été élu à l’Assemblée Nationale avec 64,15 % des voix. Le député France Insoumise de la 2ème circonscription du Nord mène en ce moment la fronde contre l’inscription des mesures d’état d’urgence dans le droit commun. Avant d’être élu, Ugo Bernalicis était attaché d’administration au Ministère de l’Intérieur. C’est ce qui l’a amené à travailler sur le livret sécurité, complément du programme de la France Insoumise. Membre du Parti de Gauche depuis sa création fin 2008, il a été militant UNEF. Toujours syndiqué, il a aussi fait un passage express par le Mouvement des Jeunes Socialistes, “pas très fructueux parce que j’en suis parti pour aller fonder le Parti de Gauche” , explique-t-il. “Que dire de plus ? Que je regarde la dernière saison de Game of Thrones et que j’ai joué à Assassin Screed Unity même si c’est pas trop dans la ligne politique”. Avec lui, nous avons parlé du rôle du groupe parlementaire de la France Insoumise, de son expérience à l’Assemblée Nationale, et dans un deuxième temps de l’état d’urgence et du projet de loi anti-terroriste que cherche à faire adopter le gouvernement. 

LVSL – La France Insoumise (FI) a adopté une stratégie dite du “dedans/dehors” : un pied à l’assemblée, un autre dans la rue. Comment articuler la stratégie visant la construction d’une hégémonie culturelle dans ce champ politique en recomposition ? Quel doit être le rôle du groupe parlementaire de la FI ?

Ugo Bernalicis –  Le rôle du groupe et le rôle d’un parlementaire étaient définis dans la charte de la FI, ce n’est pas une nouveauté, pas plus que la stratégie un pied dedans et un pied dehors. Notre programme politique, dans tous les cas, demande l’implication populaire sur tout un tas de sujets parce qu‘il y a des rapports de force dans la société et que des votes à l’assemblée ne résolvent pas l’équation de ces rapports de force. Ce n’est pas parce que 308 députés En Marche votent comme un seul homme que la réforme est majoritairement acceptée et voulue par les Français. Sous la Vème République, l’Assemblée Nationale n’est pas forcément très représentative du peuple français, du fait de l’abstention et du système électoral.

La stratégie un pied dedans/un pied dehors était une double stratégie, qu’on gagne ou qu’on perde. Quand on est minoritaires, le travail parlementaire n’est pas inutile, mais factuellement l’impact de nos amendements est proche du néant. Le travail que nous faisons, nous le faisons pour la suite. Demain, quand nous arriverons au pouvoir, nous pourrons continuer ce travail législatif, nous aurons des propositions de lois prêtes pour la législature suivante. Nous disposerons d’un groupe politique homogène, qui aura réussi à travailler et à faire face aux aspects concrets du travail demandé à l’Assemblée Nationale. Nous pouvons déjà dire que nous avons des textes qui sont opérationnels. Par le travail d’amendements, on comprend que ce qu’on a proposé dans les livrets thématiques nécessite parfois une loi organique plutôt qu’une loi ordinaire, ou alors une révision constitutionnelle…

“Demain, quand nous arriverons au pouvoir, nous pourrons continuer ce travail législatif, nous aurons des propositions de lois prêtes pour la législature suivante.”

Le pied en dehors est possible parce qu’on est en 2017, qu’il y a YouTube, qu’il y a Facebook, que les séances sont filmées et qu’on peut les retransmettre. Il y a dix ans, les séances étaient déjà filmées à l’Assemblée Nationale, mais personne ne regardait, rien ne permettait d’extraire les vidéos… Aujourd’hui cela fonctionne grâce à l’axe de la campagne : s’il n’y avait pas eu la campagne présidentielle avec la chaîne YouTube de Jean-Luc Mélenchon, nous n’aurions pas cet impact. La preuve, c’est que les autres le font aussi, Les Républicains font des vidéos mais elles n’ont que 50 vues et tout le monde s’en fout, contrairement aux nôtres.

Pour l’instant, on parle essentiellement aux nôtres, aux insoumis qui ont fait la campagne, mais les algorithmes permettent de déborder cette audience à partir d’un seuil élevé de vues. Cela enclenche l’impact dans le réel et aide à la mobilisation. Quand je vais dans ma circonscription les gens me disent : “Ah j’ai vu votre intervention, c’est cool tout ça, c’est bien ce que vous faites, continuez, lâchez rien”. Voilà la stratégie du pied dedans et du pied dehors. Tous les amendements, toutes les interventions réalisées à l’Assemblée Nationale, ce n’est pas pour rien. Cela ne sert à rien dans le travail législatif parce que nos amendements sont retoqués, mais c’est utile dans la bataille politique.

LVSL – Vous ne vous adressez donc pas aux députés En Marche qui vous font face, mais pratiquez plutôt une stratégie de rupture ?

On s’adresse tout de même aux députés En Marche, notre objectif c’est de les faire imploser là où ça achoppe. Ce sont des gens qui n’ont pas de structuration politique pour la plupart et qui n’ont pas forcément de convictions solidement ancrées. Leurs convictions se résument au dénominateur commun de l’hégémonie culturelle actuelle. Durant tout le débat sur les ordonnances, les interventions des gens d’En Marche ont été une logorrhée de mots-valise, de mots qui ne veulent rien dire, utilisables pour renverser la dialectique. Notre avis, c’est que cela finira par imploser, cela ne peut pas tenir. Sur la question de la loi de moralisation de la vie publique, le groupe La République En Marche n’est pas si homogène que cela. Autant sur l’état d’urgence il n’y a pas trop de débat – on proroge ou on ne proroge pas – autant sur des textes comme celui-là on s’aperçoit que cela commence à se fracturer. Donc nous nous adressons à eux, et on s’adresse aussi à l’extérieur. Le discours de Jean-Luc Mélenchon pour clôturer le débat sur la loi sur les ordonnances les a surpris parce qu’il s’adressait aux gens : “Les gens, le 12 septembre il va falloir se mobiliser…”. Il y avait une sorte de flottement, de malaise chez eux, ils semblaient se demander “mais à qui il parle ?”. Je ne suis pas sûr qu’ils se rendent bien compte que nos interventions s’adressent autant à eux qu’à l’extérieur de l’hémicycle. 

LVSL – Le capital politique acquis sur les réseaux sociaux pendant la campagne trouve donc son prolongement à l’Assemblée Nationale ? On a vu que les vidéos de vos interventions étaient beaucoup relayées, visionnées des dizaines voire des centaines de milliers de fois…

C’est exactement ça. Une action hors-sol sans le travail de fond pour rationaliser la pratique n’a aucune chance d’aboutir. Il y a quelques vidéos d’En Marche qui ont tourné parce qu’elles ont été reprises par leurs comptes officiels, mais dès qu’on sort de la verticalité chez En Marche, il n’y a plus personne. Alors qu’au contraire, nous avons été très horizontaux dans notre mode d’organisation.

La consigne à la France Insoumise pendant la présidentielle était celle-ci : tous ceux qui veulent faire une vidéo, un détournement, un visuel, vous le faites, parfois cela sera retransmis par le canal officiel, mais sinon ce sont les insoumis qui relaient eux-mêmes par leurs propres moyens de communication. Quand je fais une vidéo, les insoumis la relaient et j’ai mes propres moyens de diffusion. Il n’est pas nécessaire que Jean-Luc Mélenchon relaie ma vidéo pour que des gens la regardent. Quand Adrien [Quatennens] fait son discours à la tribune sur les ordonnances et qu’il obtient 400 000 vues, cela a un impact colossal, alors que ce n’est pas Jean-Luc Mélenchon qui s’exprime.

LVSL – Vous tenez une chaîne YouTube, dont la principale émission s’intitule “Le Topo d’Ugo”, quel rôle lui accordez-vous ?

Au départ, j’avais eu l’idée bien avant la campagne des législatives. Cela faisait longtemps que je voulais faire des vidéos. C’est un outil qui nous permet d’aborder des thématiques qu’on n’aborde pas habituellement dans les tracts et d’atteindre des publics qu’on ne touche pas d’ordinaire. 

Depuis que je suis élu député, cela me sert de fil pour tenir au courant de mes activités à l’Assemblée, une sorte de compte-rendu régulier de mon activité parlementaire. Ma chaîne sera amenée à évoluer, je réfléchis au développement de nouveaux outils, j’aimerais sortir du face caméra, adopter une démarche visant à mettre en avant des initiatives, des gens qui sont sur des mobilisations, des luttes, plutôt sur le mode de l’interview. Tout en restant sur un format 4-5 minutes, qui diffère de celui que peut adopter Jean-Luc avec sa revue de la semaine, ou dans son émission “Pas vu à la télé” , qui prend la forme d’un entretien d’une heure. C’est un format qui ne touche pas le même public que les vidéos de 5 minutes. 

©Rivdumat. Licence : Creative Commons CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication.

 

[ETAT D’URGENCE] L’état d’urgence en vigueur en France depuis le 14 Novembre 2015 est le plus long de l’histoire de la Ve République, davantage que durant la guerre d’Algérie. De nombreuses voix, notamment de juristes, universitaires et chercheurs, d’associations, d’ONG, d’autorités administratives indépendantes, ainsi que le défenseur des droits Jacques Toubon, se sont élevées contre cet état de fait. La situation paraît perverse, les politiques semblent comprendre son inefficacité dans la durée, mais peu osent le critiquer et assumer une sortie de l’état d’urgence. Emmanuel Macron a quant à lui annoncé sa fin prochaine mais compte le remplacer par un projet de loi anti-terroriste qui fait entrer les dispositifs d’état d’urgence dans le droit commun. Ugo Bernalicis a été chargé par son groupe de dénoncer la prorogation de l’état d’urgence.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée d’inscrire dans le droit commun les mesures qui caractérisent l’état d’urgence ? Selon le gouvernement, elles devraient paradoxalement permettre de sortir de l’état d’urgence. Cette rhétorique vous parait-elle crédible ? 

C’est un sophisme, c’est un magnifique sophisme. Je m’en suis d’ailleurs amusé dès la loi prorogeant l’état d’urgence dans l’hémicycle. J’ai présenté la motion de rejet préalable, ce qui m’a permis de faire un discours qui avait à voir avec l’état d’urgence et la loi contre laquelle on va voter. J’ai fini mon discours en citant Emmanuel Macron au congrès de Versailles. A Versailles, Emmanuel Macron s’est livré à un magnifique argumentaire nous expliquant que l’état d’urgence permanent ne servait à rien, qu’il remettait en cause les libertés individuelles, et donc qu’il faudrait en sortir. Et surtout, il y a tout ce qu’il faut dans le code de procédure pénale, à partir du moment où on a les magistrats et les services qu’il faut, on peut – il le dit – “anéantir nos adversaires”, ni plus ni moins. C’est un sophisme, comme en a fait Emmanuel Macron durant toute la campagne : je suis d’accord avec la gauche, je suis d’accord avec la droite… 

“Nous n’avons pas assez de juges anti-terroristes, et nous avons misé sur le renseignement technologique sans accorder davantage de moyens au renseignement de terrain.”

Il existe sans doute un lobby de hauts fonctionnaires au sein du ministère de l’intérieur, qui a poussé pour qu’on inscrive l’état d’urgence dans le droit commun. Ils ont dû dire à Emmanuel Macron : comme vous avez promis de sortir de l’état d’urgence, on va le faire, factuellement. Mais il nous faut tout de même les moyens juridiques pour avoir des procédures rapides parce que nous n’avons pas les moyens humains pour assurer des procédures normales. C’est là le fond de l’affaire. Si vous ne faites pas la transcription de l’état d’urgence dans le droit commun, demain on ne sera pas en mesure de faire face à la menace. Parce que nous n’avons pas assez de juges anti-terroristes, parce que nous avons misé sur le renseignement technologique sans accorder davantage de moyens au renseignement de terrain. Ils ne font pas l’effort de mettre des moyens sur la table, mais débloquent des moyens juridiques pour court-circuiter la procédure judiciaire. On peut les croire de bonne foi, croire qu’ils ne feront pas comme le quinquennat précédent, qui a utilisé les dispositifs de l’état d’urgence contre les manifestants. Peut-être qu’ils ne le feront pas. Le problème, c’est que la loi le permettra quand même.

LVSL – On se rend compte que l’austérité est également dangereuse  pour les libertés individuelles, que les libéraux prétendent pourtant défendre…

Gérald Darmanin [Ministre de l’Action et des Comptes publics, ndlr] cherche 4 milliards. Il dit qu’il prend 526 millions d’euros sur le ministère de l’intérieur et 160 millions sur le ministère de la justice, au moment même où on explique qu’il faut plus de moyens, notamment pour lutter contre le terrorisme ! Ces coupes budgétaires porteraient essentiellement sur les dépenses de fonctionnement, parce qu’ils ne peuvent pas dire qu’ils vont réduire le nombre de fonctionnaires, sinon ils se feraient étrangler. Cela signifie malgré tout qu’on ne va pas en recruter, même pas des contractuels. Concrètement on aura des fonctionnaires qui n’auront pas les moyens de fonctionner. C’est une stupidité ! Surtout dans le cas du ministère de l’intérieur et des missions de sécurité. Moi qui travaillais dans ce domaine il y a un mois encore, je payais dans mon service les factures de police et de gendarmerie : chaque année, on utilise le dégel pour boucler les dernières factures, on n’a même pas assez de moyens pour payer les factures de l’année courante. Et quand je parle des factures, je veux parler du carburant, de l’électricité, de l’eau, du gaz, qui sont les principales dépenses, qu’on peut difficilement réduire. Ce qui va se passer, c’est qu’on n’arrivera pas à finir l’année, qu’on ne parviendra pas à payer toutes les factures. C’est bien beau de faire des textes pour donner de nouveaux droits aux préfets, aux policiers, etc. mais s’ils n’ont pas les moyens matériels pour les mettre en pratique sur le terrain, cela ne sert à rien, c’est un coup d’épée dans l’eau.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée du gouvernement de renommer les perquisitions en “visites” et les assignations à résidence en “mesures de surveillance individuelles” ?

Je garde ces éléments sous le coude pour me moquer d’eux à la rentrée. Que les communicants en viennent à passer un coup de rabot jusque sur les textes antiterroristes est assez hallucinant. Mais cela caractérise bien le malaise dans lequel ils se trouvent. Ils se sentent obligés de changer le terme de “perquisition administrative” en “visite” pour que l’idée ait l’air plus sympa… Je n’ai jamais vu de perquisition administrative qui se voulait sympa, ce n’est pas le but d’ailleurs… Cela prouve qu’ils n’assument pas leurs actes politiques. C’est la même chose pour la loi sur les ordonnances. Notre rôle consiste aussi à remettre les bons mots sur les bonnes choses afin que les gens prennent conscience de ce qui est en jeu. 

LVSL – La procédure d’adoption du texte est une procédure accélérée. Comment percevez-vous la prise en compte ou la non-prise en compte des enjeux démocratiques et du débat parlementaire ? La méthode d’En Marche sur ce projet de loi est-elle semblable à celle qui guide l’adoption de la loi habilitant le gouvernement à légiférer par ordonnances pour le code du travail ?

C’est la même chose. Ils veulent aller vite pour deux raisons. D’une part pour une raison qui peut être louable politiquement : aller vite pour obtenir des résultats et montrer que l’action politique sert à quelque-chose. Je ne dis pas qu’on aurait gouverné par ordonnances si on avait été élus, mais il y a un certain nombre d’actes politiques qu’on aurait posés très rapidement parce qu’ils sont du niveau du décret d’application, par exemple pour augmenter le SMIC. C’est un décret, ça va vite, c’est efficace. On aurait enclenché plein de choses.

Ils ont des députés qui sont novices, et l’exécutif ne souhaite pas qu’ils prennent conscience qu’il y a un enjeu. Il vaut mieux qu’ils restent dans le flou et dans les mots-valise, dans le gloubiboulga ambiant, de sorte qu’ils n’aient pas le temps de déceler le vrai du faux et qu’ils ne commencent pas à se dire “Ah, peut-être que je vote n’importe quoi, peut-être que ce n’est pas cela l’intérêt général”. C’est pour cela qu’on adopte cette stratégie qui consiste à toujours essayer de les convaincre. Je suis très étonné de voir les résultats qu’a pu avoir mon intervention de 30 minutes sur la motion de rejet, où plusieurs députés d’En Marche sont venus me voir, discuter, me féliciter en me disant que mes propos étaient pertinents, mes arguments intéressants… Ce qui ne les a pas empêché de voter tous comme un seul homme par la suite, mais ce type de situation augure de bonnes choses pour l’étape suivante. Surtout qu’il y a parmi eux beaucoup d’avocats, d’anciens magistrats, de juristes qui, je pense, s’ils n’avaient pas été élus En Marche, se seraient opposés comme toute leur corporation à l’introduction de l’état d’urgence dans le droit commun. Aujourd’hui, ils sont dans une autre posture, mais mon rôle consistera à leur rappeler tout cela, à leur dire que c’est sérieux, qu’on est à l’Assemblée Nationale et qu’on vote des lois qui s’appliquent à l’ensemble du pays.

La question n’est pas de savoir si le groupe En Marche restera ou non uni jusqu’à la fin. Non, on est sûrs qu’il ne le sera pas. Il s’agit de savoir quand le groupe commencera à se fissurer, et nous sommes là pour provoquer cela le plus rapidement possible. 

LVSL – Concernant le projet de loi anti-terroriste, pensez-vous que l’on rentre, avec cette volonté de normaliser l’exceptionnel, dans une logique de justice prédictive qui veut tendre au risque zéro et privilégier une intervention en amont plutôt que la répression pénale ?

On va s’avancer tout doucement vers du minority report. Ils veulent basculer du pénal à l’administratif d’abord et avant tout pour des raisons cyniques, c’est-à-dire budgétaires, économiques. Ils considèrent que la justice pénale coûte cher, parce qu’il y a des procédures, les droits de la défense, et que tout cela prend du temps… Voilà leur ambition court-termiste actuelle. Je ne suis même pas sûr qu’ils soient mus par une volonté philosophique de remettre en cause la philosophie pénale ; je pense même qu’ils sont globalement d’accord avec. Ce sont des pragmatiques cyniques. Ils ne sont pas si pragmatiques que cela d’ailleurs : leur projet est porteur de dérives, et en plus de cela, il ne fonctionne pas.

“L’une des raisons qui permet d’expliquer le départ des jeunes en Syrie et ailleurs, c’est le fait qu’il n’y ait plus d’objectif collectif qui donne envie d’être patriote, d’être républicain, le fait que ce soit le chacun pour soi, le marché, le démerdez-vous, qu’on ne réenchante plus la politique et le monde.”

LVSL – D’autant que le lien entre l’administratif et le pouvoir politique est plus évident que le lien entre pouvoir politique et autorité judiciaire. Ce qui ouvre la voie à l’arbitraire…

On voit toutes les dérives qui existent sur tout ce qui concerne le droit d’asile, le droit des étrangers, qui relèvent de l’administratif. Ces positions politiciennes ne garantissent pas la sûreté. Pire, on dérive vers des positions arbitraires, s’agissant de l’état d’urgence c’est l’arbitraire qui est en cause ! On peut bien dire qu’il y aura peu de dérives, d’accord, mais il y aura des dérives quand même. C’était la question que j’ai posée à Eric Ciotti sur les portes fracassées : premièrement est-ce qu’on est prêts à payer le prix de l’arbitraire pour empêcher les terroristes d’agir ? Et deuxièmement n’a-t-on vraiment aucune alternative, sommes-nous vraiment obligés d’en passer par là pour lutter contre le terrorisme ? Je réponds non aux deux questions.

LVSL – Justement, que propose la France Insoumise comme solutions alternatives en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme ?

Toutes nos réponses sont regroupées dans un très beau livret Sécurité : retour à la raison, que j’ai offert au Ministre de l’intérieur, j’espère qu’il le lira, peut-être qu’il lui donnera des idées étant donné qu’il en manque visiblement et qu’il se laisse porter par l’inertie des hauts fonctionnaires qui l’entourent.

Ce qui est au cœur de notre programme en matière de lutte anti-terorriste, c’est l’Humain d’abord. On a repris le slogan de la campagne de 2012, qui prend ici tout son sens, parce qu’en matière de renseignement, c’est aujourd’hui le tout technologique qui prévaut. Or les écoutes sur les lignes téléphoniques et sur les réseaux ont leurs limites : à la fin, il faut toujours quelqu’un pour les analyser, premièrement. Deuxièmement, c’est souvent utile a posteriori, après l’acte terroriste, mais pas a priori. Ce qui est utile a priori, c’est le renseignement humain de terrain qui permet de capter les “signaux faibles”, précisément car les terroristes sont un peu malins et savent parfaitement qu’il ne faut pas envoyer de SMS ou poster un message sur Facebook pour annoncer qu’ils vont commettre un attentat… Cela peut faire sourire, mais on se demande parfois si ce n’est pas ce que croit le gouvernement, au regard de ce qu’on vote et de la direction qu’on prend. Cela me rappelle l’affaire de Saint Etienne du Rouvray où le terroriste, pour préparer son attentat, a chatté avec ses complices sur Telegram, une application cryptée, de telle sorte que les services de renseignement n’ont pas intercepté les messages. C’est normal, c’est le principe d’une messagerie cryptée. Si on avait eu du renseignement de terrain, peut-être aurait-on pu éviter l’attentat.

Mais ce qu’il faut dire aussi, c’est qu’on ne pourra pas éviter tous les attentats, ce n’est pas possible. C’est ce que j’ai dit à mes collègues députés : vous ne pouvez pas dire qu’avec l’état d’urgence il n’y aura aucun attentat, tout comme vous ne pouvez pas défendre que sans l’état d’urgence il y aura des attentats partout. Ce n’est pas vrai.

On propose par ailleurs la création d’une réelle police de proximité, qui permettrait d’avoir un maillage fin et d’apporter une réponse de premier niveau : à la fois en termes de renseignement pour capter ces signaux faibles et les transmettre aux services concernés, et de réponse policière opérationnelle en cas d’agression et d’attaque.

Il faut le dire, l’objectif politique de Daech consiste à remettre en cause notre démocratie, notre République, notre état de droit. L’une des raisons qui permet d’expliquer le départ des jeunes en Syrie et ailleurs, c’est le fait qu’il n’y ait plus d’objectif collectif qui donne envie d’être patriote, d’être républicain, le fait que ce soit le chacun pour soi, le marché, le démerdez-vous, qu’on ne réenchante plus la politique et le monde. C’est ce qui explique certains de ces comportements, il n’y a pas que des barjots. Il faut en avoir conscience et, surtout, bien voir que la religion en elle-même n’a souvent pas grand chose à voir dans cette histoire. La religion, c’est un faire-valoir pour terroriste en herbe. Pour moi cela n’a aucun rapport. 

LVSL – Réenchanter la politique et le monde ?

C’est ce qu’on a essayé de faire avec le programme L’Avenir en Commun, nous donner un objectif politique qui nous dépasse. On va lutter contre le réchauffement climatique, mettre l’humanisme au plus haut point, éradiquer la misère… Des points qui représentent un défi humain et technique. La règle verte par exemple, c’est un défi technique. Tout cela permet de réenchanter le politique, de se dire qu’on fait sens tous ensemble. Alors que le marché et la compétition créent de l’anomie, à telle point que les gens finissent par se suicider ! Le suicide c’est un pendant de ce système, on a l’impression de ne servir à rien dans la société, ce qui crée de la détresse et des situations instables. Cela peut provoquer des burn-out, de l’anxiété… quand on voit qu’on a le plus fort taux de consommation de psychotropes en Europe, légaux et illégaux, cela me paraît essentiel. C’est aussi ce qui nous amène à proposer un service civique obligatoire, dans le but de créer du commun.

Entretien réalisé par Baptiste Peyrat et Antoine Cargoet pour LVSL.

Crédits photo : LVSL

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