« Avoir de la pub est une décision politique » – Entretien avec Eric Piolle

Eric Piolle, maire de Grenoble. © Ville de Grenoble

Depuis 2014, Grenoble, jusqu’alors bastion du Parti socialiste, est dirigée par une majorité EELV-PG qui compte plusieurs militants des mouvements sociaux. Malgré cette victoire, la ville fait toujours face à une situation budgétaire difficile et les leviers du pouvoir municipal ont de nombreuses limites. Alors qu’arrivent bientôt les prochaines élections municipales, nous avons interrogé Eric Piolle, le maire de Grenoble, sur certains enjeux marquants de son mandat afin de mieux comprendre le potentiel d’une gestion municipale progressiste.


LVSL – Commençons par les élections municipales de 2014 : qu’une liste du courant municipaliste portée par les citoyens qui se revendique de la gauche et de l’écologie politique, parvienne à gouverner une des plus grandes villes de France, c’était exceptionnel. Comment avez-vous vécu les choses à l’époque et pourquoi n’était-ce pas le cas ailleurs?

Eric Piolle – Je pense qu’à Grenoble, comme ailleurs, l’écologie politique est ancrée dans la citoyenneté locale et avait démontré sa capacité à porter l’intérêt général, sa capacité de travail, d’ouverture et d’exigence. D’abord, cela était porté par des listes d’une écologie politique locale, « Ecologie et solidarité » de manière autonome depuis 1977, sauf en 1983, qui reste un mauvais souvenir pour la gauche et les écologistes à Grenoble avec l’élection du maire corrompu [Alain Carignon devient maire RPR de Grenoble, jusqu’alors bastion de la gauche, et sera condamné à de la prison ferme en 1996, il prépare son retour pour 2020, ndlr]. La reconquête de la remunicipalisation de l’eau à la fin des années 1990 est devenue emblématique, après sa privatisation liée à la corruption de Carignon et de ses équipes, puis l’atermoiement du PS lors de la victoire de 1995. Une eau pure et non traitée, des investissements triplés, une baisse du prix pour l’usager, un comité d’usagers… cette vraie exigence de bonne gestion du bien commun a marqué le territoire. Évidemment, il y a eu la rupture de 2008 quand les sociaux-démocrates ont préféré s’allier avec des anciens adjoints de Carignon, avec le président des amis de Nicolas Sarkozy pour l’Isère en 2007, tout ça pour ensuite se débarrasser de ces partenaires exigeants en 2008. On avait également le succès de la caserne de Bonne, premier écoquartier de France qui avait été porté par l’adjoint de l’urbanisme qui était la tête de liste de 2001. Des succès concrets qui parlent au quotidien, une exigence autour de l’intérêt général qui parlent aux gens donc. Ça existe ici, mais aussi sans doute dans bien d’autres endroits , parce que ces mouvements écologistes et citoyens ont cette caractéristique d’un travail des dossiers, d’un engagement etc.

Là où nous avons porté une vision politique nouvelle, c’est qu’au lieu de voir ces différents contre-pouvoirs comme des victoires particulières ou une corde de rappel sur un pouvoir social-démocrate déviant, notre parti pris a été le suivant : nous étions potentiellement en capacité de proposer un projet qui corresponde à une majorité culturelle et nous permettant, nous, de devenir les leaders de cette majorité pour la mettre en acte. Je crois que c’est ça le gros travail qui a été fait. Bien sûr, nous étions beaucoup à faire depuis longtemps le diagnostic d’un effondrement du bipartisme. Avec Macron, il s’est trouvé un avatar supplémentaire, mais qui est la fusion d’un bipartisme qui s’effondre parce qu’il n’y a plus de différences idéologiques et de capacité à apporter un progrès sur à peu près tout… Ce sont devenus des syndicats d’élus, de simples gestionnaires, incapables de saisir les défis de la société d’aujourd’hui. On a aussi un pôle de repli sur soi autour de l’extrême-droite qui a une stratégie de prise du pouvoir par les élections et qui l’a déjà fait dans l’histoire, et de l’autre côté un champ potentiellement important mais qui n’arrivait pas à accéder au pouvoir parce qu’il se vivait comme contre-pouvoir, comme une constellation de petits contre-pouvoirs et n’était pas capable de se mettre au service d’un projet qui dépasse les formations politiques.

C’est ça notre aventure. De fait, ce pari a été couronné de succès. Ça a changé notre structure mentale de devoir proposer un projet de majorité et non pas un projet de négociations à la marge entre les deux tours. Nous avons pensé une façon d’aborder l’exercice du mandat, de rassembler en amont et ça a rencontré un souffle parmi les citoyennes et les citoyens, d’abord pendant la campagne, puis après les élections. Pour moi ce n’est pas une surprise, j’ai travaillé à cela pendant trois ans quand même. Le plus compliqué, le plus long, c’est ce changement culturel au préalable, mais on s’inscrit dans une histoire. Et cette histoire elle existe différemment ailleurs. Ceux qui me disent « Oui, mais à Grenoble c’est très spécifique… », je leur rappelle que les écolos ont fait 15% à l’élection de 2008. Or, il y a d’autres grandes villes où les écolos font autour de 15% et où il y a eu des grandes victoires symboliques. Donc il y avait ces conditions ici mais elles existent aussi ailleurs.

L’écoquartier de la Caserne de Bonne © Alain FISCHER 2013, Ville de Grenoble.

LVSL – Au moment où vous récupérez la gestion de la ville, Grenoble est confronté à des difficultés financières graves. La dette de la ville la met sous la menace de la tutelle de l’État, les impôts locaux sont d’ores-et-déjà assez élevés, et en plus les dotations de l’État diminuent. Comment maintenir une gestion budgétaire correcte dans cette situation ? Quels arbitrages avez-vous fait ?

EP – D’abord on peut se battre politiquement contre le choix qui a été fait par les présidents successifs, et encore plus par l’actuel, de se soumettre à l’emprise de la finance. Il faut rappeler qu’en l’espace de moins de 5 ans, 3 000 milliards d’euros ont été créés dans la zone euro et que personne n’a vu la couleur de cet argent, ni les États pour leurs politiques publiques, ni l’Europe pour la transition énergétique et sociale, ni les collectivités qui ont vu leurs ressources baisser. Cet argent est parti dans la spéculation et prépare une bulle qui va finir par éclater. Il y aura une nouvelle crise financière, sauf que celle de 2008 a été contenue par les pouvoirs publics via une hausse de 20 points de l’endettement dans tous les États, cette fois-ci ils auront moins d’outils pour lutter contre. Donc on est plus exposé et c’est plus dangereux.

Après, une fois que ce choix-là est fait au niveau national, nous, en tant que collectivité, on a des règles d’or à respecter. Or, il était clair qu’il y avait un ressentiment face à notre succès de 2014, comme si c’était un jeu de ping-pong entre la droite et la gauche et qu’on leur avait piqué la balle. Il y avait vraiment une union sacrée pour venir nous taper dessus et pour nous faire rendre la balle. Dans ce cadre-là, il était clair de notre point de vue qu’ils ne nous feraient aucun cadeau. Nous avons donc fait le choix délibéré de garder le contrôle politique de la situation. Dans les derniers comptes administratifs disponibles, ceux de 2012, on découvre une épargne nette négative et deux éléments qu’on connaissait : nous avons les impôts les locaux les plus hauts des villes de plus de 5000 habitants et nous sommes dans le top 5 de la dette par habitant des villes de plus de 5000 habitants, plus de 50% au-dessus de la moyenne.

« Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! »

Nous nous sommes fixés le prérequis suivant : « On garde le contrôle de la situation, on ne s’expose pas à une mise sous tutelle ou un pilotage de l’extérieur ». Deux semaines après notre élection, Valls annonce la baisse de dotations de l’État et nous perdons 20 millions d’euros sur un budget de fonctionnement de 240, un mois de budget ! Donc il nous faut à la fois retrouver une épargne nette positive pour respecter les deux règles des collectivités locales qui empêchent la mise sous tutelle et absorber cette baisse de 20 millions.

Les premières mesures sont des mesures de sobriété dans le train de vie de la mairie, qui conviennent finalement à tout le monde ou presque, ça allait très bien avec le fait qu’on voulait casser le mur entre les citoyens et les élus, donc on baisse nos indemnités. Il faut rappeler qu’en 2008, la réaction du PS face à la crise, c’était de se voter une hausse d’indemnité de 25% en 2008 et d’augmenter les impôts de 9% ! Nous, on baisse les indemnités, on rend les voitures de fonction, de toute façon on se déplace à vélo, à pied ou en transports en communs et on applique aussi une sobriété dans les notes de restaurants, qui ont été divisé par trois c’est quand même notable. D’ailleurs les restaurateurs ont senti passer la pilule, mais ces genres de restaurant ont retrouvé une clientèle.

Sobriété et efficacité aussi dans les modes de gestion : on peut souligner la régie du téléphérique qui perdait de l’argent et qui, sous l’impulsion de son président Pierre Mériaux, en regagne. On peut citer Alpexpo qui était un gouffre financier à plusieurs millions d’euros par an et qui est revenu à l’équilibre sous l’impulsion de son président Claus Habfast. On peut citer le palais des sports qui coûtait 1,7 millions d’euros d’argent public pour une gestion par une association privée qui organisait à peu près 10 événements publics par an. Maintenant, ils nous coûtent 700 000 €, on a économisé 1 million d’euros, et on l’a ouvert en termes de nombre et de diversité d’évènements, ce lieu emblématique des Jeux olympiques de 1968 est redevenu un endroit fréquenté par toute sorte de Grenoblois et de Grenobloises. Pour les 50 ans des JO, on a mis en place une patinoire gratuite pendant plusieurs semaines, on a fait des galas, des entreprises privés le loue, il y a des concerts de 7000-8000 spectateurs, il y a de tout.

Tout ça nous a permis de survivre, de passer le cap des premières baisses de dotations. Et puis derrière, nous avons lancé une réflexion autour du périmètre de l’action publique pour avaler les deux autres tiers de baisses des dotations. On l’a fait dans un format original, pas dans un pouvoir hiérarchique concentré au niveau du maire et ensuite descendant dans les services via le directeur général des services, mais dans un système de réseau où les élus et les directeurs travaillent ensemble pour questionner le périmètre d’action de la ville au regard de trois axes :

D’abord, un axe d’efficacité de bonne gestion autour du patrimoine, des tarifs, etc. Ensuite un axe autour des compétences, sur ce qu’on fait alors que ce ne sont pas nos compétences ou comme opérateur des autres, mais avec des écarts de financement colossaux entre ce qu’on nous donne et ce qu’on dépense. Enfin, un troisième axe autour de la culture urbaine est de repenser la ville. On est la troisième ville-centre la plus dense de France, il faut repenser les questions de coutures urbaines pour éviter cette fermeture latente qui s’est fait avec les années. Autour de chaque quartier, il doit y avoir tout, comme c’est un petit monde. Il faut une école primaire tout près de chez soi où l’on va à pied, avec les enfants, mais un collège ou une piscine ça peut être un peu plus loin. Par exemple, quand vous faites votre passeport une fois tous les cinq ans, si c’est dans trois lieux au lieu de sept, c’est possible. C’est un plan qui se déploie depuis mai 2016 et qui est train de se terminer. Ça ne nous permet pas de retrouver une situation financière très réjouissante, mais de rester à flot, de garder le contrôle politique et d’avoir quand même des moyens d’action.

LVSL – Grenoble est parfois dépeint comme le « Chicago français » en raison de l’insécurité. Récemment, des violences urbaines ont eu lieu suite à la mort tragique de deux jeunes sur un scooter volé. Cette question de la sécurité en pose beaucoup d’autres : la légalisation du cannabis que vous portez mais qui n’avance pas dans le débat politique en France, la question de la Police de sécurité du quotidien dont l’expérimentation vous a été refusée par Gérard Collomb, la vidéo-surveillance… Comment répondez-vous à cette demande de sécurité légitime qu’ont les citoyens, même si elle est parfois utilisée à mauvais escient à des fins politiques ?

EP – Dans ce débat sur la sécurité, il me semble d’abord important de ne pas se faire enfermer uniquement sur la question de la sécurité physique qui s’est tendanciellement quand même largement améliorée en France et partout en Europe : les homicides ont fortement baissé et désormais la catégorie majeure dans les chiffres de la criminalité, ce sont les vols de voitures et les vols d’objets dans les voitures, qui ont aussi fortement baissé. Même les cambriolages de commerces sont en forte chute, parce qu’il y a moins d’argent liquide qui circule. Et en parallèle, on a une montée générale de la violence dans la société, on le voit évidemment dans les mouvements sociaux: la parole disparaît et on se retrouve coincé entre une violence d’État et une violence sociale pour s’exprimer. La sécurité, c’est donc un champ assez large. Nous, notre objectif est de garantir des sécurités en matière de biens communs, de liberté de contribuer, de garantir la sécurité du logement, de l’alimentation, de l’accès à la mobilité… Si l’on oublie cela, on masque des enjeux relatifs à la sécurité. Nous avons donc une vue globale sur la sécurité.

« Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal. »

Maintenant, évidemment la sécurité physique à Grenoble est une question latente et réelle depuis des décennies. Nous sommes à la fois là pour assurer la tranquillité des publics via notre police municipale, l’une des plus importantes de France numériquement, et en coopérant avec l’État dans ses missions régaliennes. Dans le cadre de cette coopération, nous disons : notre politique de lutte contre la drogue est en échec total, en matière de santé publique, en matière de sécurité avec la violence entre trafiquants et de violence de ceux qui sont sous l’emprise de la drogue. Mais c’est aussi un échec dans la capacité de la République à avoir des pouvoirs régaliens en situation acceptable : il y a une violence pour les policiers dans leur travail à être exposés à des trafiquants au vu et au su des habitants sans pouvoir y répondre. C’est extrêmement violent pour les policiers de passer devant des dealers qui sont assis dans des canapés à 100 mètres du commissariat et ne pas avoir, objectivement, les moyens humains et techniques, les outils législatifs pour lutter contre cela. Donc ils sont interpellés par les habitants qui leur disent: « Regardez, vous voyez bien ! Et vous ne faîtes rien ? ». Au lieu d’avoir une police au milieu des habitants, qui est là pour les protéger, on a surtout une police d’intervention, qui est en plus mise en accusation par les habitants. Sous Sarkozy, on a perdu 120 policiers, c’est colossal.

Face à cet échec, la légalisation du cannabis est une solution, on le voit maintenant : plus de dix États américains l’ont légalisé, le Canada depuis l’automne, le Portugal il y a fort longtemps. Je suis convaincu qu’on le fera, parce que tous ceux qui ont mené des politiques ultra-répressives se sont cassé les dents sur leur propres échecs. Au-delà de la drogue, notre volonté est d’avoir une police municipale qui est connue et reconnue des habitants, qui connaît le territoire et qui coopère avec d’autres acteurs en matière de sécurité. C’est ce travail que l’on fait tous les mois lorsque l’on fait des conseils de quartiers, des conseils de prévention de la délinquance dans chaque secteur de la ville. On étudie des cas très concrets de jeunes qui sont en train de basculer et on voit comment on peut les récupérer. C’est un travail de vigilance de terrain qui est porté par des élus tous les mois, avec différents acteurs, un travail de fond sur l’éducation. C’est aussi un travail sur la parole : dans le cadre de la Biennale des villes en transition, il y avait pour la deuxième fois un concours d’éloquence avec des entraînements pour des jeunes issus de quartiers populaires qui n’ont pas forcément les codes de la parole publique ou en tout cas pas de celle qui est acceptée par les institutions. Pour nous, faire émerger la parole c’est lutter contre les inégalités sociales, c’est aller chercher des compétences, des talents qui ne peuvent pas s’exprimer, mais aussi une forme de lutte contre la violence. C’est dans la disparition de la parole que naît la violence.

Après, on a pris des mesures très concrètes: on a rajouté une équipe de nuit au printemps dernier, on a équipé nos équipes de nuits de pistolet à impulsion électrique, adaptés à réguler la vie nocturne et à répondre au développement de cette violence au couteau. C’était important pour les conditions de travail des policiers et l’exercice de leurs missions. Nous avons acheté des caméras piétons pour clarifier l’interface entre notre police municipale et les citoyens. Là encore, c’est amusant : l’État nous dit : « Vous ne faîtes rien », alors qu’en fait on attendait le décret d’application depuis presque un an, il vient de sortir. On a aussi donné des moyens d’entraînement solides avec un nouveau dojo.

Nous faisons donc ce travail là, mais sans oublier les dimensions de prévention, d’une police au milieu des citoyens. Maintenant, c’est frappant mais c’est symptomatique, la présence policière ne rassure pas : aujourd’hui, quand vous voyez des policiers, vous vous dites « Je suis au mauvais endroit, c’est dangereux ! Il se passe un truc grave, il faut que je me cache ». C’est sidérant. Je le vois même avec les enfants : les parents avec des poussettes, s’ils voient un camion de police, ils pourraient se dire « Je suis en sécurité, il y a la police », or c’est l’inverse. On a totalement retourné la logique d’avoir une police parmi les habitants, qui est là pour la protéger, on a seulement une police d’intervention. Evidemment, ça amène des limites au dialogue.

C’est aussi ce qu’on voit dans les quartiers à la suite du drame de la mort de Fathi et Adam, il y a une colère qui s’exprime. Ce qui ressurgit à ce moment-là, c’est la discrimination reçue, réelle et perçue. Pourtant, l’ensemble des acteurs de terrains, des salariés, des associations, des bénévoles ont été à l’écoute. Les parents ont été extrêmement forts et dignes, ils sont sortis de leur deuil pour faire un appel au calme et demander à ce qu’il n’y ait pas de drame rajouté au drame. Nous avons été, moi y compris, à l’écoute et déterminés à continuer de tisser des liens dans ce quartier et dans les autres quartiers pour éviter cette propagation fondée sur le sentiment de l’injustice. Le procureur de la République a lancé une enquête pour connaître exactement les faits, c’est important parce que l’aspiration à la justice est grande. En définitive, je crois qu’il faut donc élargir cette thématique de la violence, on le voit avec le mouvement des gilets jaunes, c’est du jamais vu, une telle violence dans les manifestations. C’est important de le dire, ce n’est pas cantonné à des jeunes de quartiers relégués, loin de là. Il y a une sur-angoisse dans la société et peu d’espace de dialogue.

LVSL – Pour rebondir là-dessus justement : À la mairie, pour développer la démocratie participative, vous avez mis en place un budget participatif comme d’autres villes en France, mais aussi essayé quelque chose qui s’apparente au Référendum d’initiative citoyenne revendiqué par les gilets jaunes, mais celui-ci a été retoqué il y a quelque temps. Que mettez-vous en place au niveau de la démocratie directe ou participative à Grenoble et plus précisément via ce Référendum d’initiative citoyenne ?

EP – Pour nous, il faut s’entraîner à la démocratie, ça s’apprend. Pour les budgets participatifs, plus de 1000 personnes ont participé au dépôt des projets, donc ça mobilise, et c’est le cas dans tous les quartiers de la ville, à tous les âges. On l’a ouvert à l’ensemble des résidents, mais également aux mineurs et on voit que ça se diversifie. C’est réjouissant comme exercice de la démocratie, mais ça transforme aussi complètement notre ville, ça évite d’avoir des villes aseptisées où tout est partout pareil. Par définition, ce sont des projets spécifiques qui sont portés par les habitants, jamais vous retrouverez la Dragonne de la place Saint Bruno dans une autre ville. Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public: on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. Sur l’idée d’Antoine Back, un des élus de secteurs, on a lancé il y a un an des chantiers « ouverts au public », comme pendant des chantiers interdits au public, ça marche extrêmement bien, beaucoup de gens viennent, portent des idées d’aménagement d’espaces publics délaissés ou en friche, et les transforment avec des agents à nous qui ont plaisir à transmettre et partager leurs savoirs. C’est un entraînement qui passe évidemment par les phases d’aménagement urbain que nous avons lancées nous, avec des diagnostics partagés et de la co-construction en amont, des phases d’informations, de concertation sur des projets déjà très cadrés. Nous avons cette volonté d’expliciter quel est l’enjeu. On a lancé des conseils citoyens indépendants qui reçoivent aussi une formation certifiée par Sciences Po. Les conseils citoyens sont indépendants, ils sont en capacité de poser des questions orales, des questions d’actualités au début des conseils municipaux, ce qu’ils font assez largement. On a aussi lancé des formations pour les citoyens sur le budget municipal organisées par nos services financiers, qui ont attiré beaucoup de monde initialement. C’est la première fois qu’un service finance va au contact des citoyens, c’est très intéressant pour eux : ils mettent en valeur leur métier, se questionnent sur le sens de leur métier, sur comment on l’explique à l’extérieur, aux citoyens. Maîtriser comment fonctionne un budget municipal, c’est de l’éducation populaire.

« Dans les budgets participatifs il y a aussi ce changement de rapport entre les citoyens et le service public : on n’est plus dans une consommation. C’est important autant pour les agents de la ville que pour les citoyens. »

Sur le référendum, dans notre cas c’était une votation citoyenne, on avait deux objectifs : d’abord pouvoir, par un droit de pétition, amener un sujet de débat au conseil municipal qui n’est pas dans le radar des élus et ou qui est connu mais remis à plus tard alors que l’enjeu est en fait immédiat. La deuxième chose, c’était la votation citoyenne comme droit de veto par rapport à une équipe : durant les élections, les citoyens choisissent un maire et une équipe avec un projet, un style, une méthode mais il se peut que sur telle ou telle propositions, les citoyens ne soient pas d’accord. Nous, on avait 120 propositions et si les citoyens veulent faire différemment, on se plie à cette décision. Effectivement, ça a été attaqué en première instance, où nous avons perdu, nous sommes maintenant en appel… On a été attaqué à la fois parce que l’État gouvernant, Macron en l’occurrence, continue les attaques lancées par Valls, à qui cela posait problème de déléguer la décision aux habitants et parce que c’était interdit de faire voter les mineurs et les résidents qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. C’est totalement anachronique quand on voit maintenant les thèmes du Grand débat et le besoin d’expression dans le mouvement des gilets jaunes… Il y a une surdité. C’est assez marrant parce que pleins de gens sont venus nous voir pour ces expériences, pour mener des missions parlementaires, et dans le même temps on se fait attaquer, casser par le gouvernement Macron. Mais je pense que le débat va forcément revenir sur la table grâce à la mobilisation des gilets jaunes.

LVSL – Sur votre politique de transport : vous avez limité la place de l’automobile en ville en limitant la vitesse, en instaurant la piétonisation dans certaines rues et avec une politique différente sur les parkings. Se pose alors la question du niveau de développement des transports en communs, parce qu’il faut bien proposer des alternatives. Parmi les 120 propositions sur lesquelles vous avez été élu, l’une était la gratuité des transports publics pour les jeunes de moins de 25 ans. Aujourd’hui la gratuité des services publics progresse comme idée, en France on a l’exemple de Dunkerque pour les transports en commun. Quel regard avez-vous sur cette question de la gratuité des transports public ? Rappelons qu’il y a une enquête préliminaire sur le sujet lancée par le SMTC.

Avec Strasbourg, Grenoble est la ville où la part du vélo dans les déplacements est la plus forte en France: plus de 15% en 2017 © Sylvain Frappat – Ville de Grenoble 2017

EP – Il y a effectivement une étude lancée par le SMTC. Tout à l’heure, nous parlions de garantir des sécurités : nous, ce qui nous intéressait dans la gratuité pour les 18-25 ans, c’est que les dépenses de la mobilité sont une des contraintes de revenu les plus importantes pour cette catégorie d’âge, donc c’était pertinent. Deuxièmement, c’est le moment où le jeune on prend son indépendance, donc il ne faut pas que son imaginaire par rapport à la mobilité soit « J’ai besoin d’une voiture », mais plutôt « J’ai des solutions de mobilités qui s’offrent à moi : les transports en commun et l’autopartage par exemple, donc mon objectif premier n’est pas d’avoir une voiture ». On a donc divisé par deux les tarifs, puis on s’est retrouvé coincés parce que c’est un vote administratif des transports en communs, où il y a 17 membres, et il n’y a plus eu de majorité pour aller plus loin. Bien qu’une étude du SMTC ait montré que c’est bien sur cette catégorie-là que porte la dépense contrainte en matière de mobilité. Sur la mobilité en générale, cette étude est lancée : la question c’est le financement et le développement de l’offre.

Par rapport à Dunkerque, je connais bien Patrice Vergriete, j’ai eu l’occasion d’en parler avec lui, les ressources usagers c’était 4 millions d’euros, et en pratique il n’y avait presque pas de réseau de transports et il était peu utilisé. Les enjeux sont différents dans une métropole où on a 90 millions de voyages, donc plus de 200 voyages par habitants par an, et un réseau qui est problématique. Aujourd’hui il faut rajouter des transports urbains et essayer de désengorger les lignes actuelles en proposant des alternatives de cheminement. Il y a toute une section, dans le centre-ville notamment, où les trams sont blindés, ils sont à la queue leu leu. Donc la question de la gratuité est aussi celle de l’impact du report modal : quand c’est voiture versus transport en commun c’est super, si c’est piéton versus transports en communs, il faut faire attention. A Dunkerque, ça a coûté 4 millions, la gratuité des 18-25 c’était 3 millions et quelques, mais toutes les recettes passagers c’est plus de 30 millions. Dont une partie très significative est financée par les entreprises parce que les abonnements de ces passagers sont pris en charge, au moins à moitié, par les entreprises. Donc en pratique, avant de faire une croix sur cette recette de plus de 30 millions financée en partie par les entreprises, il faut identifier quel est l’autre modèle économique que l’on propose. Donc les études, et notamment celles sur la gratuité ciblée et ce qu’elle permettrait comme bascule, nous donneront des éléments d’indication.

LVSL – Pour l’instant vous préférez donc continuer à avancer vers une gratuité ciblée pour des question de faisabilité ?

EP – Oui.

LVSL – Un projet est problématique pour de nombreux Grenoblois : celui de l’élargissement de l’A480 [autoroute périphérique de Grenoble, qui va être élargie de 2 à 3 voies dans chaque sens, ndlr]. Bien que la mairie ne soit pas entièrement compétente et entièrement responsable de cet aménagement, comment voyez-vous les choses par rapport à ce genre de projet ?

EP – D’abord, ce projet fait partie du plan de relance des autoroutes de Valls, qu’il faut combattre, et qui est d’ailleurs combattu au tribunal sur sa légalité…

LVSL – Oui, c’est un cadeau aux sociétés d’autoroute qui augmentent les prix des péages…

EP – Exactement. C’est une gabegie totale en terme d’argent public et en termes de vision. Ce plan, nous continuons donc de le combattre au plan national. Nous disons que ce projet ne peut se faire qu’à condition qu’il soit un pas vers la mobilité de demain, qu’il soit connecté à notre plan de déplacement urbain et c’est pour ça que nous demandons une voie de covoiturage qui serait une première en France. Nous avons demandé et obtenu le passage à 70km/h. On demande aussi une voie réservée aux transports en commun depuis l’axe Sud, on avait été le premier territoire à le faire il y a une dizaine d’année pour l’axe Nord-Ouest. Deuxièmement, il faut que cela améliore les conditions des riverains, d’où le 70km/h pour le bruit, des murs anti-bruit, des mesures autour de la pollution sur la nature des revêtements pour agir sur le bruit etc. Et puis il y a un troisième volet autour de la préservation de la nature, donc on coupe des arbres parce que c’est nécessaire, mais on en replante deux pour un sur site etc. Enfin, je pense qu’il y a une demande tout à fait légitime qui monte pour évaluer l’impact en matière de circulation puisqu’on a gardé les verrous Nord et Sud, parce que nous avons aussi demandé à abandonner le projet de l’A51, ce qui a été fait. Le département a clairement énoncé qu’il ne soutenait plus l’A51 [autoroute non-terminée devant relier Grenoble à Marseille en passant par Gap, ndlr]. Sinon on était en train de faire une deuxième vallée du Rhône en fait, c’est une victoire. Et le fait de garder les verrous Nord et Sud évite d’aspirer plus de voiture depuis l’extérieur et de continuer cette folie humaine dans laquelle nous sommes engagés depuis des décennies.

Il faut garder cette exigence pour que le projet amène quelque chose. De même, nous avions affirmé la nécessité de faire des travaux autour du Rondeau et de passer ce contournement à 2 fois 2 voies contre 2 fois 1 voie aujourd’hui, où les deux autoroutes se connectent dans un entonnoir, un goulot d’étranglement géant, et cela également fait partie du projet. Il faut garder une exigence extrêmement forte pour que ce projet à 300 millions, s’il doit se faire, se fasse pour améliorer les choses dans ces trois domaines, surtout qu’on ne va pas y revenir avant longtemps. C’est pour ça qu’on bataille beaucoup, on a obtenu les 70km/h mais on continue de se battre pour le covoiturage et la voie réservée parce que c’est un impératif.

LVSL – Donc si le projet se fait, autant qu’il soit fait correctement ?

EP – Il faut retourner la question: il ne peut pas se faire si toutes ces conditions ne sont pas remplies, sinon c’est vraiment de la gabegie, un non-sens de la part de l’État, et pour le territoire ça n’a aucun intérêt non plus.

LVSL – Quelque chose de très différent dont on entend jamais parler dans le débat public en France c’est la question de la publicité. Aujourd’hui, à Grenoble, à l’exception des vitrines de magasins et des abris-bus, il n’y a plus de publicité. Pourquoi avoir pris cette décision ?

EP – D’abord réduire la place de la publicité, c’était dans nos engagements. Il y a eu l’opportunité pour faire très vite puisque la concession de JCDecaux arrivait à son terme en 2014 et on ne l’a pas renouvelée. On a leur quand même laissé 6 mois pour enlever leurs panneaux, ce qui n’est pas prévu dans le contrat, normalement ils devraient les enlever dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. Ça montre à quel point ces contrats sont faits pour ne jamais être rompus. C’est intéressant à pleins de titres. D’abord parce que le premier retour qu’on a eu c’est « Ah mais c’est possible ! », parce que c’est une décision politique d’avoir de la pub. Je trouve que c’est important parce que ça redonne du pouvoir et de la légitimité au politique, qui n’est pas seulement là pour organiser la disposition des chaises sur le pont du Titanic en quelque sorte. En réalité, nous sommes une communauté, nous avons des moyens de décider comment nous voulons vivre, même s’il y a des contraintes et qu’on ne peut pas tout faire. Donc cette symbolique autour de la décision politique était très forte.

« Ça satisfait l’imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… »

Ensuite c’est intéressant parce que c’est le genre de mesures qui appartiennent à pleins d’imaginaires différents : ça satisfait aussi bien l’imaginaire de grands-parents qui amènent leurs petits enfants à l’école et que ça ulcère de passer devant des panneaux de pub pour des bagnoles, de la lingerie féminine et de l’alcool. L’image de la femme véhiculée est d’ailleurs assez marquée. Ça satisfait donc cet imaginaire des grands-parents qui n’ont pas envie de voir ça quand ils amènent leur petits-enfants à l’école, mais aussi l’anticapitaliste qui lutte contre la surconsommation, l’environnementaliste pur et dur qui veut mettre des arbres à la place des panneaux, le commerçant de proximité qui de toute façon ne pouvait se permettre de faire de la publicité sur ces affichages vu le prix… Si on avait dû se mettre d’accord avant sur les raisons pour lesquelles on prend chaque décision, jamais on y arrive. On s’engueule sur les raisons, que ne partageons pas tous, alors que l’action nous réunit tous.

On a quand même enlevé plus de 320 panneaux, plus de 2 000 mètres carrés de publicité ! Nous sommes maintenant en train de revoir le règlement local des publicités, qui est intercommunal désormais. Il y a également le renouvellement de la concession pour les transports en commun qui arrive, où je pense que nous allons enlever à nouveau à peu près le même nombre de panneaux [depuis l’interview, une forte réduction de la pub a été prévue sur ces deux terrains, voir ici et ici, ndlr]. Il n’y aura pas de suppression totale mais on va continuer la trajectoire de forte baisse de la pub. C’est important, puisqu’on dit avec raison qu’on est une société de la surconsommation, que notre espace public soit un espace public de projets, où l’on fait de l’agriculture, où l’on plante des arbres… L’espace public peut amener des conflits d’usage mais c’est aussi un espace de rencontre, un espace social. Pour une ville qui n’a été construite qu’avec des rues, qui ne sont pas des rues mais des routes, des axes de circulation, avec de la surexcitation de consommation un peu partout, c’est un enjeu majeur. Ce changement de pied est donc central.

LVSL – Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de 2020 et des enjeux de l’élection municipale à venir.

EP – Je pense que la dernière fois, l’enjeu finalement c’était : il y a des propriétaires du système, est-ce qu’on a une alternance à proposer à cela ? Pour 2020, est-ce que tout cet appétit de transition sociale et environnementale, par exemple le fait qu’on ait mis tous nos tarifs en tarifications solidaire, même pour l’eau etc., sera encore là ? Notre démarche a été de dire : « Non, on n’est pas obligé de faire comme d’habitude juste parce que c’est comme ça, nous sommes une majorité à avoir des aspirations qui sont autres ». Et cette majorité, si elle change de stratégie, peut gagner et conduire les affaires publiques.

Je pense que les électeurs ont confirmé leur vote en faveur de cette expérience, on l’a vu aux cantonales, aux régionales, aux législatives, aux présidentielles, même s’il n’y a pas eu de scrutin depuis maintenant deux ans. Nous exerçons le pouvoir dans l’intérêt commun autour d’un projet de démocratie, de boucliers sociaux, environnementaux, d’une ville à taille humaine. Plein de décisions que nous prenons viennent heurter des changements, sont mal comprises, ou sont parfois des erreurs, évidemment on en fait aussi. Ça peut donc créer un petit questionnement, « Oh oui, mais ça va m’embêter en bas de chez moi ça, c’est plus compliqué ainsi » ou « Telle décision je ne la comprends pas » etc. Donc est-ce qu’on tient ce cap déterminé, exigeant, cohérent, courageux, plutôt que d’être face au mur du dérèglement climatique et des enjeux sociaux et de se dire en permanence: « Bon, c’est pire que l’année dernière, ça veut dire qu’il faudra qu’on fasse plus dans l’avenir » ?

Nous, on a changé de pied, on agit partout, on va s’entraîner pour cette transition et on y prend plaisir : en termes de déplacements, en fait c’est agréable, un centre-ville plus piéton, avec plus de vélos. Aller au boulot en vélo, même sous la pluie, c’est agréable. Le plan que nous avons mis en place pour couvrir les besoins en électricité des Grenoblois en 2022 avec une énergie 100% verte, c’est-à-dire ni nucléaire ni fossile, n’est possible que parce qu’on a une entreprise publique locale, GEG, qui est en capacité d’investir pour cela. Nous allons réaliser la transition énergétique, qui est aussi une transition sociale : il y avait 1000 personnes qui bénéficiaient des tarifs sociaux quand on est arrivé, il y en a maintenant 7000, parce qu’on a poussé l’accès au droits. On a lutté contre la précarité énergétique, mais on travaille aussi sur la santé, sur l’alimentation etc.

Au final, on gagne en confiance dans notre capacité à être collectivement à la hauteur des enjeux qui nous font face plutôt que de se dire qu’on va dans le mur et qu’on y va de plus en plus vite. Même s’il y a des choses qui ne plaisent pas à tel ou tel et qu’il y a des problèmes de communication, la question est : est-ce que l’on fait le pari de continuer ce changement-là ? Pour nous, ce cap là est pertinent, on veut continuer à porter cette cogestion. Sinon il y aura En marche !, voilà. Et on voit la traduction concrète des politiques En marche ! sur le terrain, que ce soit sur les contrats aidés, sur le logement et le logement social, sur la politique de la ville, sur le prix de l’énergie, sur l’accès au soin, énormément de choses…

 

Marisa Matias : “Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé”

©Sergio Hernandez

Marisa Matias est sociologue de formation et a réalisé une thèse sur le système de santé portugais. Elle a été candidate à l’élection présidentielle portugaise pour le Bloco de Esquerda et est députée européenne depuis 2009. Elle sera tête de liste à l’occasion des prochaines élections européennes, au sein de la coalition Maintenant le peuple. Nous avons avons pu aborder avec elle son regard sur l’évolution du projet européen et sur les difficultés rencontrées par la coalition portugaise actuellement au pouvoir. Réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara, retranscrit par Théo George.

LVSL – C’est la 3ème fois que vous menez la liste du Bloco de Esquerda aux élections européennes, Rétrospectivement, quel bilan faites-vous de vos mandats successifs ?

Marisa Matias – Ce n’est pas vraiment la 3ème fois, parce que la 1ère fois je n’étais pas tête de liste, j’étais à la deuxième place, mais c’est la 3ème fois que je suis sur la liste. Les choses ont vraiment changé ces dernières années, surtout au niveau politique. Je suis arrivée au moment de la réponse qui était donnée à la crise financière. Celle-ci a été défaillante et insuffisante. Désormais, les défis sont différents : nous assistons à la montée de l’extrême droite et à la mise en danger du projet européen. En ce qui concerne les sujets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai pu constater qu’il était toujours possible de faire la différence. Même dans un cadre très difficile comme le cadre européen, avec des règles très dures, notamment pour les pays périphériques et les pays qui ont un déficit très élevé, il y a toujours des petites marges de manœuvre. J’ai travaillé sur des dossiers très différents et je crois qu’on a fait un travail important, même si nous n’étions pas seuls, dans les domaines de la politique fiscale, avec les commissions spéciales et les commissions d’enquêtes sur les affaires LuxLeaks, SwissLeaks, Paradise Papers, etc. Ce sont des commissions qui ont produit des résultats très importants, qui ont montré la réalité des politiques fiscales et l’inégalité fiscale de l’Union européenne. Le travail de ces commissions n’a cependant pas eu de conséquence politique. Dans un autre domaine, celui de la santé publique, j’ai travaillé directement sur les médicaments falsifiés, sur les stratégies de lutte contre les cancers, et sur le changement climatique. Nous avons été capables d’agir pour que les choses aillent dans la bonne direction.

Dans l’ensemble, c’est toujours un champ de bataille, surtout en ce qui concerne la politique économique. Aux inégalités qui n’ont jamais été réglées, s’ajoutent désormais la question des migrations et des réfugiés. Nous sommes dans un contexte politique très difficile, parce que tous les jours on entend ce récit selon lequel il y aurait une invasion vers l’Union européenne, alors que ce n’est pas la vérité. Cela restreint les possibilités pour agir. Je pense qu’en général nous avons été capables de créer des espaces politiques alternatifs plus progressistes mais on doit aussi garder à l’esprit que les rapports de force ne nous permettent pas d’avancer dans cette direction. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut continuer ce travail, cette lutte, et essayer de contrer les forces qui sont en train de détruire le projet européen lui-même et qui ne répondent pas aux difficultés réelles des peuples, des gens, qui ont toujours des difficultés, et pour lesquelles il n’y a pas eu de vraie réponse.

LVSL – Vous avez mentionné la montée de l’extrême droite et son importance politique et médiatique que vous liez à l’affaiblissement du projet européen et donc à une difficulté politique supplémentaire. Mais le Portugal est un des rares pays où il n’y a pas d’extrême droite puissante. Pourquoi est-ce que, selon vous, elle n’est pas apparue au Portugal ? Quelles en sont les raisons profondes ?

MM – Ce n’est pas encore le cas , mais attention, parce que nous avons des mouvements et des partis d’extrême droite qui sont apparus. C’est une nouveauté pour les portugais et les portugaises, parce qu’après la révolution, et surtout avec une Constitution de la République qui est très claire dans le domaine politique et qui ne permet pas des mouvements et des partis politiques d’extrême droite, nous étions dans un contexte où nous étions protégés, mais je ne crois pas que ça soit durable malheureusement. Nous aurons l’opportunité de voir ce qu’il va se passer aux élections européennes, car pour la première fois des partis d’extrême droite se présentent. Nous allons voir, parce que même en Espagne, et surtout en Andalousie, je n’aurais jamais pensé que Vox serait capable d’avoir un résultat aussi élevé alors que nous pensions que la péninsule ibérique était protégée. Je crois que, d’une certaine façon, les institutions européennes sont responsables de ça. Tous les partis, toutes les personnalités politiques sont responsables, et j’inclus dans cette responsabilité, la gauche et les partis de gauche. Nous n’avons pas été capables de remplir des espaces qui ont été laissés vacants par les politiques d’exclusion, et l’extrême droite a été capable d’exploiter ces espaces.

LVSL – À quels espaces pensez-vous en particulier ?

MM – Au fait que les gens ne se sentent pas représentés, qu’ils ne se sentent pas écoutés, et qu’ils vivent toujours dans la difficulté. Quand ces gens regardent vers le projet européen, vers les politiques européennes, vers les politiques nationales, il n’y a pas de solutions directes, concrètes, pour leur situation économique et sociale. Les exclus, toujours plus nombreux, ne croient pas en la politique, ne croient pas au système. Je crois que dans ce domaine la gauche n’a pas été capable de fournir une réponse et de remplir ces espaces vides. La droite a toujours un discours très facile, très simple : si tu n’as pas d’emploi, c’est parce qu’il y a des migrants, ce n’est pas une question de politique économique, c’est parce que des migrants volent ton travail. C’est plus facile de faire passer ce message, mais nous savons que ce n’est pas la vérité. La différence c’est que tu as besoin de 30 min pour expliquer toutes les causes du chômage et des inégalités. C’est toujours plus facile de dire que le problème vient des migrants, des réfugiés, des autres qui arrivent chez nous, et non qu’il est le résultat d’une politique qui produit toujours plus d’exclusion.

Il faut aussi pointer la responsabilité des institutions européennes parce qu’il y a 2 ou 3 ans nous avons eu un moment d’espoir avec la montée des mouvements progressistes qui a commencé en Grèce, mais aussi en Espagne et au Portugal avec la forme de gouvernement que nous avons trouvé. Du côté des institutions européennes, nous n’avons obtenu que des critiques et du chantage, comme dans le cas de la Grèce. Je pense que si on regarde toutes les déclarations des institutions européennes, elles sont toujours très faibles pour répondre à la menace de l’extrême-droite et très fortes pour attaquer les alternatives politiques économiques et sociales qui ne s’inscrivent pas dans la doxa dominante. Au Portugal, nous avons été menacés quand nous avons trouvé une formule qui n’était pas dans le cadre normal et accepté par les institutions européennes. Nous avons eu toutes sortes de menaces : de ne pas faire passer le budget, de ne pas permettre l’augmentation du salaire minimum, d’avoir des sanctions économiques pour déficit excessif alors qu’au même moment il y avait d’autres pays, comme la France et d’autres, qui avaient un déficit très élevé et qui n’ont pas été menacés de sanctions économiques. Nous avons pu assister au « deux poids, deux mesures » des institutions européennes. Elles ont été très dures avec les mouvements progressistes, et ont progressivement laissé des positions d’extrême droite apparaître dans les politiques européennes, comme on a pu le voir avec la réunion du Conseil de juin 2018, où tous les gouvernements de l’Union, à l’unanimité, ont approuvé les camps de détention pour les migrants. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir dans un contexte démocratique. Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé, alors qu’attaquer les migrants l’est.

En ce qui concerne la solution que nous avons trouvée au Portugal, elle est limitée dans sa capacité à changer la société portugaise en profondeur. Nous menons une politique de relance des salaires et des pensions, de réduction des inégalités, afin de stimuler l’économie portugaise. Nous n’avons pas la possibilité d’augmenter les investissements publics, alors que nous en avons cruellement besoin. Nous essayons donc de jouer sur d’autres variables. Cela n’a pas plu aux institutions. Pourtant, après deux ou trois ans, les résultats sont au rendez-vous et il est impossible de dire que c’est une politique qui a tout détruit. Au contraire, les résultats sont plus positifs que la moyenne européenne.

LVSL – Les prochaines élections européennes, nous devrions assister à un reflux de toutes les forces de gauche progressistes, sauf peut-être de la France Insoumise et du Bloco. Selon vous, que devraient proposer ces forces pour essayer de ne pas reculer et de reprendre la main ?

MM – Je ne sais pas vraiment, on attend de voir, parce qu’il y a de nouvelles forces progressistes dans certains pays qui n’ont pas encore de représentation parlementaire. Je ne sais pas vraiment quel sera le résultat, peut-être que l’ensemble de ces forces en sortira plus renforcé que ce qu’elles sont actuellement. Je crois que nous avons besoin de clarté. On ne peut pas partir pour des élections avec des positions de compromis. Il y a une confrontation politique dans toute une série de domaines. Il faut être très clairs et maintenir des identités politiques très fortes pour que les gens puissent voir les différences qu’on leur propose. C’est la démocratie, c’est d’avoir des projets politiques très différents et de pouvoir choisir ensuite.

Quand je dis ça, je le dis aussi parce que je pense qu’il n’y a jamais eu de contradiction entre avoir une identité politique affirmée et œuvrer pour des convergences. Aujourd’hui plus qu’hier, nous avons besoin de convergences politiques, car les lignes de division ont changé. On ne peut pas faire des compromis dans les domaines où les questions ne sont pas négociables, par exemple les droits des femmes, le changement climatique, les questions du racisme, de la xénophobie. Je crois que ce sont des demandes sociales pour lesquelles il n’est pas possible de faire des compromis. Il s’agit de luttes pour la dignité, les droits sociaux et les droits humains.

Il me semble difficile d’imaginer quel sera le contexte politique le lendemain des élections. Il y a déjà des changements importants au niveau du Conseil, parce que nous avons eu des élections partout. Tout a changé : nous avons la moitié des gouvernements européens qui sont d’extrême droite ou avec une influence d’extrême droite. Nous avons d’autres pays où les forces d’extrême-droite ne sont pas au gouvernement mais sont très importantes dans la construction des agendas internes aux sociétés. Après les élections européennes, nous aurons une nouvelle Commission européenne avec un commissaire nommé par ces nouveaux gouvernements, ainsi qu’un nouveau Parlement européen. Ce ne sera pas la même composition qu’aujourd’hui. Nous savons que ce ne seront pas des jours très positifs pour la social-démocratie. Ajoutons à cela que je ne sais pas ce qu’il va se passer avec le PPE qui a un choix très difficile à faire, mais nécessaire. Est-ce qu’il continue avec des forces comme celle de Viktor Orbán et alors c’est la porte ouverte ainsi qu’une légitimée accrue à la politique d’extrême droite de manière plus systémique dans l’Union européenne ? ou est-ce qu’il a la capacité de faire la différence entre des valeurs démocratiques et des valeurs non-démocratiques, et dans ce cas-là c’est aussi un contexte de défaite pour le PPE. Ce sera un contexte plus fragmenté, plus divergent et avec des significations différentes pour les rapports de force. Dans ce cadre-là, je crois que la gauche peut jouer un rôle très important, quelle que soit la taille de son groupe parlementaire.

LVSL – On aimerait mieux comprendre l’identité du Bloco dans le paysage portugais. Comment est-ce que vous vous différenciez du parti socialiste portugais ? Quelles sont les différences entre le PS, le Bloco et la coalition PCP-Verts ?

MM – Nous avons pu faire un accord, je crois, sur les 15 à 20% que nous avons en commun, pas plus que ça. Mais ce sont des points communs suffisants et nécessaires afin d’avoir une majorité et de faire approuver le budget et les politiques économiques dans un contexte plus global. Ce programme est plus marqué par le PS que par les autres forces, du fait des rapports de force. Il y a des différences très fortes entre les différents partis. Le PS est un parti qui ne veut pas remettre en cause, voire défier les institutions européennes et les traités. Les socialistes défendent l’idée qu’on peut continuer à tout faire dans le cadre des traités européens. La vérité est que ce que nous avons fait pendant les dernières années au Portugal est précisément le contraire. Si nous avions accepté les recommandations de Bruxelles, nous n’aurions rien pu faire dans le contexte de la coalition parlementaire.

En même temps, le Bloco a une vision de la politique internationale qui se rapproche plus de celle du PS que de celle du PCP. C’est une des différences majeures que nous avons avec le PCP : nous ne soutenons pas le régime au Vénézuela, nous ne soutenons pas l’ancien régime de l’Angola (République populaire d’Angola), nous n’avons pas de connexion politique avec la Chine ou Cuba. Nous avons une ligne de démarcation entre régime démocratique et régime non-démocratique, peu importe qu’ils soient de gauche ou de droite. Si ce sont des régimes totalitaires, ce sont des régimes totalitaires, point. Dans ce domaine là nous avons donc une différence très profonde avec le PCP. Sur la question de la politique monétaire aussi, le PCP est en faveur de la sortie de l’euro et de l’UE, alors que nous, bien que nous n’ayons aucun espoir dans le cadre européen actuel, nous menons une bataille pour changer la politique monétaire et la politique européenne. et nous croyons que ces traités ne sont pas la solution pour l’ensemble de l’UE.

LVSL – Justement, après la crise grecque on a entendu Catarina Martins, la coordinatrice du Bloco, ou des économistes du Bloco tenir des positions assez proches du PCP sur les questions de l’euro et du scénario d’une éventuelle sortie. Qu’en est-il aujourd’hui et quel est le positionnement de votre parti ? Les slogans tels que «  plus un seul sacrifice pour l’euro » sont-ils encore d’actualité ?

Notre position n’a pas changé. Il y a une différence entre dire « nous devons sortir » et « nous ne voulons pas accepter des sacrifices additionnels à cause de l’euro ». Il y a une différence très importante, politiquement, sur ce sujet. Ce que les institutions européennes ont fait à la Grèce, c’était presque une sortie forcée de l’euro et de l’UE avec une facture entièrement payée par les citoyens grecs et aucune contribution des institutions européennes. Dans ce cadre de confrontation directe, il faut rappeler que pour le Portugal et les économies périphériques, l’euro a été synonyme de divergences macroéconomiques profondes. L’année passée c’était la première année de convergence de l’économie portugaise avec l’économie européenne dans le cadre de l’euro, mais c’était le cas grâce aux politiques sociales et aux politiques salariales, pas grâce à l’intégration de la politique monétaire. Tout le monde, même des économistes de droite, sait que l’euro est un désastre. Certains économistes, même de droite, considèrent que la monnaie unique ne peut pas survivre longtemps dans son architecture actuelle. Même ceux qui défendent l’euro considèrent que sa survie après 20 ans de déséquilibres est un miracle. Dès lors, la question est la suivante : est-ce qu’il y a une volonté politique pour changer la politique monétaire de l’UE ? Nous ne serons jamais capables d’être en condition d’avoir la politique monétaire de l’Allemagne, ce n’est pas possible pour les pays hors de la sphère germanique.

L’euro a aidé l’Allemagne, surtout dans le cadre de la réunification du pays. C’était un instrument fondamental, notamment pour une économie d’exportation. Il s’agit vraiment d’une monnaie conçue et adaptée à l’économie allemande. Cela a été utile à la France pour les accords avec l’Allemagne. Cela a aidé le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui y ont gagné des taux d’intérêt bas. Concernant des pays avec des salaires très bas, il s’agissait de la seule façon pour que les gens obtiennent une maison propre et puissent se fournir en biens d’équipement. Entrer dans l’euro, c’était entrer dans un club où les taux d’intérêts étaient suffisamment bas pour permettre que les classes moyennes s’endettent. Pour l’Italie la raison est différente, c’était la seule façon de contrôler l’inflation. La vérité est donc que c’est pour des raisons vraiment différentes, qui étaient au cœur des difficultés majeures des économies européennes, que tous ces pays ont adopté l’euro. Tout le monde a décidé de payer un prix très élevé pour régler un problème dans un moment très concret. Ce moment est passé et l’économie et la politique monétaire n’ont pas changé pour s’adapter à la réalité des équilibres macroéconomiques. C’est la raison pour laquelle 20 ans avec l’euro comme monnaie unique ont produit une divergence majeure entre les économies européennes et non une convergence. Cette question est toujours un champ de bataille et on ne peut pas ignorer qu’il y a des difficultés énormes à sortir de l’union monétaire. Cependant, il faut bien qu’on travaille dans la bonne direction pour faire de l’euro et de la politique monétaire une politique de convergence. Ou alors on peut mener le débat pour savoir si on est pour ou contre. Il est clair que la monnaie unique ne va pas survivre a un contexte de divergence permanent, ce n’est pas possible.

LVSL – On observe une reprise au Portugal, mais malgré tout la dette publique reste extrêmement élevée. Dans quelle mesure il y a des marges de manœuvre aujourd’hui pour améliorer cette situation et desserrer l’étau de la dette au Portugal ?

MM – La dette portugaise est passée de 58% en 1994 à 130 % en 2012. Elle est maintenant d’environ 119 %. Elle a baissé de 10 points ces 3 dernières années, mais c’est grâce à la reprise économique et grâce à l’augmentation des salaires. Malgré cela, la dette reste insoutenable, pour le Portugal et une grande majorité de pays périphériques. Je crois qu’il faut non pas une solution unilatérale de renégociation de la dette, mais plutôt une solution partagée par tous les pays qui sont dans cette situation. C’est une solution européenne, ce n’est pas une solution nationale. Il est impossible de payer la dette, le montant des intérêts qu’on paie chaque année est plus élevé que le budget de la santé publique au Portugal. C’est le premier poste de dépense de notre budget. Si on fait la comparaison avec le budget de notre école publique, c’est presque le double. Nous sommes forcés à avoir des excédents primaires de 3 %, dont le coût pour l’économie portugaise est élevé. Il est irréaliste de maintenir les investissements publics à un niveau historiquement bas. Il n’y a pas besoin d’être économiste pour comprendre que c’est une équation qui ne pourra jamais fonctionner et qui hypothèque notre futur.

LVSL – Le président du Portugal a défendu depuis le début que la stabilité politique de son pays était une sorte d’antidote contre le populisme. Vous avez vous-même déclaré dans une interview cette semaine que vous ne considériez pas le Bloco comme une force populiste. Comment est-ce que vous définissez votre parti ?

MM – Une force de gauche qui essaie d’être populaire, pas une force populiste. Il est vrai que la formule que nous avons trouvée au Portugal a fonctionné jusqu’à maintenant pour maintenir à distance l’extrême droite. Cependant, «  la crise », même si ce n’est pas une crise, mais le récit de la « crise migratoire » a déjà produit des effets au Portugal. Pourtant, nous n’avons pas de problème migratoire, nous avons besoin de migrants, mais ça c’est une autre question. Nous sommes un parti de gauche avec une politique de gauche, attaché à l’État et à son rôle. Nous défendons des causes sociales, environnementales, des droits humains. Je sais que parmi nos amis, certains ont un rapport au populisme différent.

LVSL – À propos de la situation au Vénézuéla que vous avez mentionnée quand vous évoquiez les différences entre le Bloco et le PCP, le Bloco a voté contre la reconnaissance de l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela (au Parlement européen et au parlement national). Ceci dit, le gouvernement portugais fait partie des pays qui ont appelé à soutenir Guaidó et à le reconnaître. Comment est-ce que vous voyez la situation au Vénézuela ? Puisque vous semblez avoir une position assez médiane en la matière…

J’ai voté contre et si je pouvais voter deux fois, trois fois, je voterais toujours contre, parce qu’on ne peut pas régler une tragédie avec un accord de cette nature. Le Parlement européen n’a aucune légitimité pour soutenir un président autoproclamé. Le Parlement européen doit apporter une contribution forte pour une solution politique pacifique, pour le dialogues. Son rôle n’est pas de prendre position pour une des parties, ce n’est pas possible. Je peux comprendre que Bolsonaro, que Trump, ou que d’autres leaders mondiaux, aient cette position et pensent qu’ils peuvent tout décider à la place du peuple du Vénézuela. Je pense que c’est une erreur majeure faite par le Parlement européen et les gouvernements concernés, dont le gouvernement portugais. Dans cette situation, je soutiens la position des Nations Unies. Je ne me range pas avec Bolsonaro et Trump. On doit respecter la démocratie, c’est la seule façon de maintenir le respect envers le Parlement européen. Il faut respecter la démocratie dans tous les cadres et tous les pays du monde. Ce n’est pas à nous de décider qui est le président du Venezuela, c’est au peuple vénézuélien d’en décider. Personnellement, je n’ai jamais soutenu Maduro, mais on ne peut pas répondre à une tragédie sociale, économique et des droits humains avec une telle erreur qui peut aggraver le conflit déjà existant.

LVSL – Est-ce que cela a eu des conséquences dans la « geringonça », la coalition formée au Portugal ?

MM – Non, parce que nous avons un accord sur des questions très concrètes. Pour tout le reste on continue à s’affronter politiquement. Par exemple, nous avons eu un débat sur l’euthanasie au Portugal, c’était un débat très intéressant, assez engagé. Le PCP était contre, le PS et le Bloco étaient pour. Sur de nombreux sujets, nous continuons à débattre politiquement. Le succès de la geringonça est surtout fondé sur l’acceptation des désaccords, c’est la règle. Nous savons déjà que nous ne sommes pas d’accord sur la majorité des questions. Néanmoins, nous sommes là avec une responsabilité forte pour respecter les accords que nous avons signés, et la lutte continue.

 

Retour du FMI en Argentine : Le fossoyeur à la rescousse

Lien
Rencontre entre Mauricio Macri et Christine Lagarde le 16 mars 2018. ©Casa Rosada

17 ans après la pire crise économique de son histoire et l’intervention du Fonds Monétaire International, l’Argentine fait de nouveau appel au FMI. Si pendant les années Kirchner toute nouvelle mission du FMI avait été refusée, leur successeur de droite Mauricio Macri a annoncé le 8 mai dernier vouloir entamer des discussions pour un soutien financier face à la dépréciation brutale du peso argentin. Un retour de l’institution financière que les Argentins ne voient pas de bon augure.


Appel à l’aide

« De manière préventive, j’ai décidé d’entamer des discussions avec le FMI pour qu’il nous accorde une ligne de soutien financier » annonce Mauricio Macri le 8 mai, en réagissant à la chute du peso et à l’appréciation du dollar. Le peso a perdu 18 % de sa valeur depuis le début de l’année et a chuté brutalement début mai malgré des injections massives de la Banque centrale et le relèvement à 40 % de son taux d’intérêt. Le pays fait face à une inflation élevée et l’appréciation du dollar (25% en deux semaines) affecte particulièrement les Argentins, détenant principalement leur épargne dans cette devise. De même, la dette argentine étant contractée en dollars, son appréciation ne fait que renchérir le coût de la dette. Ayant pour objectif de calmer les marchés, le Président Macri cherche à rectifier le tir en obtenant un crédit du FMI d’une valeur de 30 milliards de dollars.

Une décision que les Etats-Unis n’ont pas tardé à féliciter : “Les Etats-Unis approuvent le programme de réforme économique du président Mauricio Macri, qui est orienté vers les marchés, centré sur la croissance et devrait améliorer l’avenir de l’Argentine. Le président Macri possède une vision juste pour l’économie argentine et a réalisé d’importantes avancées pour la modernisation de la politique économique du pays” a annoncé Sarah Huckabee Sanders, la porte-parole de la maison blanche. La déclaration en dit long sur la vision dite « juste » de l’économie du gouvernement Macri.

Toute crise a ses causes

En effet, l’appel à l’aide ne vient pas de nulle part. Si la dimension conjoncturelle de la crise, dans un contexte de méfiance envers les devises émergentes, y a bien sûr sa part, la « modernisation de la politique économique du pays » mise en place par le nouveau gouvernement depuis 2015 n’est pas pour rien dans la situation actuelle.

Tout juste arrivé au pouvoir, Mauricio Macri a laissé de côté la méthode Kirchner de financement de la dette par l’émission de pesos et la planche à billet. A ce moment-là, il est l’heure de la libéralisation financière et de l’ouverture sur le marché international du refinancement. L’objectif : rassurer et attirer les investisseurs étrangers et redonner à l’Argentine sa place sur les marchés financiers internationaux. Pour cela, Macri supprime le contrôle des capitaux instauré par sa prédecesseure Kirchner en 2011 et paie les fameux fonds vautours qui réclament toujours leur part de dette de 2001.

Si l’ouverture du marché des capitaux peut permettre une entrée rapide de capitaux elle facilite également sa fuite, ce qui explique aujourd’hui le manque de devises en Argentine, d’où le recours au FMI. A la question de savoir si Macri avait une alternative possible au FMI pour résoudre la situation, le sociologue Gabriel Roca répond : « Bien sûr qu’il existe d’autres manières de faire face à cette crise mais cela impliquerait de récupérer un certain nombre d’outils et de régulations que le gouvernement à démonter une par une ».

Une relation tumultueuse entre les Argentins et le Fonds

« Dans ce pays polarisé on s’unit par l’amour de la sélection nationale et la haine de l’institution multilatérale » résume Catalina Oquendo, journaliste à El Tiempo. L’intervention du FMI dans les années 90 et pendant la crise de 2001 a profondément marqué les esprits. Entre 1998 et 2001, sept plans d’austérité en échange d’aides financières ont été imposés par le FMI en Argentine dans la lignée du Consensus de Washington. Au lieu de résoudre la récession en cours, les mesures voulues par le FMI ne font alors que l’amplifier et ont conduit à une situation sociale plus que douloureuse. Celle-ci reste dans la mémoire des Argentins.

Le 25 mai dernier, jour de la patrie en Argentine et symbole de la révolution indépendantiste de 1810 face au Royaume d’Espagne, la rancœur de 2001 encore présente des argentins s’est matérialisée dans la rue. Avec des slogans tels que « Non au FMI », « La Patrie est en danger » des milliers de personnes ont exprimé leur rejet de l’aide financière. Organisée par différents syndicats et groupes politiques sociaux opposés au gouvernement de Macri, la manifestation s’est terminée par la lecture d’un document commun à la tribune : « Nous savons de quoi il s’agit, le colonialisme néolibéral offre seulement la misère ». En bref, pour les argentins, FMI est égal à crise. Tant bien que mal, Mauricio Macri tente de rassurer : « Le FMI a changé, ce n’est plus le même que celui des années 90 ».

Quelles contreparties ?

Il reste que faire appel au FMI revient presque systématiquement à obtenir une aide financière en échange de contreparties en termes de politique économique. Une relation que les Kirchner avaient pris soin de rompre en remboursant en une seule fois la dette de 9,6 milliards de dollars en 2006 et en refusant toute mission du FMI sur le territoire.

L’objectif de Mauricio Macri est d’arriver à un Stand-By Agreement qui permet selon le FMI de « répondre rapidement aux besoins de financement extérieur des pays et d’accompagner les politiques destinées à sortir des situations de crise et à rétablir une croissance durable ». L’accord, prévu pour le 20 juin sera finalement de 50 milliards de dollars.  Pour motiver l’obtention du prêt, une lettre d’intention et un mémorandum sur les politiques économiques ont été remis. Les négociations avec le FMI pour obtenir le crédit continuent et les contreparties possibles apparaissent. Bien plus qu’un simple financement, l’aide s’annonce une nouvelle fois comme un programme de « bonne conduite » économique. Le ministre des finances Nicolas Dujovne a déjà annoncé des coupes dans les travaux publics et une réduction de 15% des fonds aux entreprises publiques. Le FMI a également demandé une dévaluation du peso argentin pour financer le déficit extérieur. La directrice de l’institution s’en réjouit déjà : le programme « établit d’ambitieux objectifs budgétaires à moyen terme et des objectifs d’inflation réalistes ». Il y a de grandes chances qu’on connaisse la suite : un programme austéritaire qui n’annonce rien de bon dans un pays où les conditions sociales se dégradent déjà depuis plusieurs années. Les marchés sont rassurés, les Argentins peut-être un peu moins.

Auteur : Malo Jan

Crédits photos : ©Casa Rosada

Le PSOE au pouvoir : un puzzle aux pièces incompatibles

Après sept ans de politiques d’austérité, de combat féroce contre les nationalismes, de scandales de corruption et de récupération d’un monarchisme conservateur avec la Loi-bâillon, l’ère du gouvernement Rajoy s’est close. C’est le PSOE, avec l’appui de 21 partis, qui a donné le coup de grâce à un Parti Populaire qui se présentait comme le seul capable de gouverner efficacement l’Espagne après la crise. Aurait-il raison? Quelles sont les possibilités pour ce nouveau gouvernement Sánchez qui se met en place ?


Pour la première fois, l’Espagne a un Président qui parle anglais, ainsi que français. Pour la première fois, son gouvernement est composé majoritairement par des femmes. Mais pour la première fois aussi, le Président n’est pas député : il est issu d’une motion de censure et n’a pas “gagné” les élections. Le PSOE a obtenu en 2015 et 2016 les pires résultats de son histoire avec 84 députés à l’issu de la dernière élection (52 de moins que le PP).

Pedro Sánchez, après être revenu de son exil politique, a effectué une mise à jour doctrinale afin de mettre en valeur la plurinationalité de l’Espagne et érigé Podemos comme principal partenaire politique, abandonnant ainsi l’affrontement avec la formation violette. Aura-t-on enfin ce qu’Iñigo Errejón appelle une compétition vertueuse entre les gauches espagnoles, moteur de changement dans le pays?

L’affaire est plus compliquée que cela. Ce gouvernement est d’une fragilité sans précédent. Pour s’installer au pouvoir, le PSOE a du s’accorder avec 21 formations politiques dont le principal dénominateur commun était d’en finir avec la corruption. Cela n’est pas surprenant sachant qu’elle est, après le chômage, la deuxième préoccupation majeure des espagnols[1]. La déclaration de l’Audience Nationale sur l’affaire Gürtel, élément déclencheur de la motion, a révélé un réseau d’influence et de financement illégal entre le secteur privé et plusieurs politiciens du Parti Populaire. Même Ciudadanos, allié du gouvernement Rajoy, désirait en finir avec le Parti Populaire, mais en convoquant tout de suite des élections parlementaires.

Une fois éliminé l’adversaire commun, Sánchez doit essayer de maintenir sa légitimité à la tête d’un gouvernement que PP et Ciudadanos ne cessent de comparer au Frankenstein de Mary Shelley. Un parti qui avant prônait l’unité de l’Espagne et appuyait l’application de l’article 155 de la Constitution contre les catalans, doit maintenant s’entendre avec les 17 députés indépendantistes du Parlement. Unidos Podemos, qui reste en dehors du gouvernement, demeure la troisième force politique avec 71 députés au Congrès. Pablo Iglesias a insisté dans l’hémicycle sur l’importance pour le PSOE de ne pas devenir une social-démocratie décaféinée comme celles de Schröder ou de Blair. Il souhaite un gouvernement qui prenne exemple des projets de Sanders et Corbyn afin de redonner une crédibilité à la gauche et mettre en place un vrai changement. De cette manière, lors des prochaines élections qui devraient avoir lieu en 2020, la gauche aura donné aux citoyens la confiance leur permettant de prolonger son projet politique.

Une convergence limitée avec Podemos

Sánchez est d’accord sur la fin, mais diffère sur les moyens. Alors qu’il souhaite “se retrouver” avec Podemos dans les politiques climatiques, de genre, de réversion des privatisations et de régénération démocratique, il sait qu’il le fera avec les mains liées. La principale contradiction de ce gouvernement social-démocrate est qu’il va appliquer un Budget Général de l’État que ne lui appartient pas. C’est celui voté le 23 mai par PP, Ciudadanos et le PNV – parti nationaliste basque. Lors de sa discussion dans le Congrès, Sánchez qualifiait ce budget comme “profondément antisocial”[2]. Il pointait alors un manque d’implication dans l’éducation, qui est pourtant le moteur d’évolution du système productif espagnol vers plus de qualité et moins de compétitivité-prix. De la même manière, il critiquait la baisse des dépenses de l’allocation chômage grâce à la création d’emplois au rabais (salaires réduits et flexibilité du travail). Néanmoins, le PSOE a décidé d’appliquer ce Budget tout au long de sa première année de mandat pour gagner l’appui du PNV lors de la motion de censure. Sans le parti basque celle-ci n’aurait pas pu aboutir et Rajoy serait encore Président.

Dans son cabinet ministériel, se démarque la nouvelle ministre de l’Économie Nadia Calviño. Elle était auparavant Directrice Générale du Budget de la Commission Européenne. Son rôle sera désormais d’assurer la stabilité économique du pays et d’arriver au seuil de déficit de 2,2% accordé par l’Union européenne. Ainsi, le gouvernement Sánchez envoie un message de tranquillité à Bruxelles. Ce signal est déjà salué par les banques et les grandes entreprises. Mais, quel message envoie-t-il aux secteurs de la population affectés par l’austérité et la rigueur budgétaire ?

Finalement, le PSOE paraît adopter un modèle plus proche de la Troisième Voie social-libérale que de celle d’une récupération radicale de l’Etat-Providence. La fragilité de la situation pousse Sánchez à être très prudent. Pour satisfaire à droite : il prône la rigueur budgétaire et l’unité de l’Espagne – avec la nomination de l’anti-indépendantiste Josep Borrell pour les Affaires Étrangères. Pour séduire à gauche : il met en avant le féminisme, un début de dialogue avec les catalans, l’écologie et la liberté d’expression. L’agenda social restera dans ce début de mandat très modeste par rapport aux attentes initiales.

De quel côté le PSOE basculera-t-il ?

En pleine guerre interne du PP après la démission de Rajoy à la tête du parti et face au ralentissement de Podemos suite à des polémiques internes récurrentes, le PSOE a la possibilité de s’ériger en option fiable. Ciudadanos, propulsé dans les sondages grâce à son positionnement tranché sur le conflit catalan, est pour le moment la figure visible de l’opposition. Mais ces nouveaux rôles pourront se matérialiser dans d’éventuelles nouvelles élections. Pour le moment, nous avons un Congrès qui représente encore une réalité dépassée, celle de l’année 2016.

Vu que tous les partis paraissent ne pas s’accommoder de leur pouvoir actuel dans l’hémicycle (soit par excès, soit par défaut) de multiples questions se posent : est-ce que le “gouvernement frankenstein” de Sánchez va vraiment tenir jusqu’aux élections de 2020 ? Possible, même si cela semble très difficile. Lors de ces prochaines élections, de quel côté le gouvernement cherchera-t-il du soutien ? Cela dépendra des résultats électoraux. S’il vire à gauche, il enterrera le cycle de l’austérité pour entreprendre un nouveau chemin politique en faveur de la majorité de la population, et absorbera Podemos sur le plan politique. S’il vire à droite, il prolongera encore un peu cette post-hégémonie libérale démasquant pour longtemps son parti. A ce moment-là, Podemos devrait être réarmé pour reprendre sa place comme unique option du changement en Espagne.

[1] http://www.cis.es/cis/export/sites/default/-Archivos/Indicadores/documentos_html/TresProblemas.html

[2] http://www.lavanguardia.com/vida/20180420/442780080163/el-psoe-pide-devolver-los-presupuestos-por-ser-profundamente-antisociales.html

Crédit photo: © RTVE

“La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises” – entretien avec Dany Lang

©Vincent Plagniol pour LVSL

Dany Lang est maître de conférences à l’Université Paris 13 et professeur à l’Université de Saint Louis (Belgique). Il enseigne actuellement la macroéconomie, l’économie européenne, la modélisation macroéconomique, les politiques économiques, et co-anime parallèlement l’axe « Dynamiques du capitalisme et analyses postkeynésiennes » du Centre d’Economie de Paris Nord (UMR CNRS). Membre actif des Economistes atterrés depuis leur création, il a participé à de nombreux ouvrages dont Changer l’Europe, L’Europe mal traitée, ou encore le Nouveau manifeste des économistes atterrés.

LVSL – Vous faites partie d’un courant hétérodoxe de la pensée économique qu’on appelle les « post-keynésiens ». Quels sont les grands positionnements des économistes post-keynésiens au regard des économistes dominants ou des autres courants hétérodoxes (théorie de la régulation, économie des conventions, etc.) ?

Aujourd’hui les Post keynesiens sont un courant majeur au sein de l’hétérodoxie, en particulier aux Etats-Unis et en France. Le plus grand post keynésien, le canadien Marc Lavoie, est aujourd’hui enseignant chercheur à Paris 13. L’objectif principal est de continuer les travaux menés par Keynes et ses principaux disciples : Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Michal Kalecki et Hyman Minsky.

Pour résumer leurs principaux apports, les post-keynésiens considèrent que les inégalités jouent un rôle central. Elles ne sont pas neutres, leur influence sur la croissance et sur l’emploi est non négligeable. D’autres thèmes majeurs sont mis en avant, comme la répartition de la valeur ajoutée entre profits et salaires, et son impact sur la croissance, le rôle délétère de la finance… Généralement, les post-keynésiens ne croient pas en l’efficience des marchés. Le capitalisme nécessite d’être mieux encadré, car ce système va de lui-même à sa destruction. Leurs apports théoriques insistent d’ailleurs sur la prise en considération de la dette privée, absente des théories dominantes actuelles et pourtant indispensable pour penser le capitalisme contemporain.

Les post keynésiens sont donc assez critiques vis-à-vis d’un courant dominant qui souhaite limiter la régulation pour ne pas entraver les mécanismes de marchés. Le marché peut être efficace dans certains domaines, mais lorsqu’il s’agit de santé, d’éducation et de sécurité sociale : l’intervention de l’Etat est requise. La puissance étatique est l’instrument pour limiter les crises, pour que ne se reproduise pas ce que l’on a connu en 1929 et depuis 2007-8.

Entre les post keynésiens et les autres courants de l’hétérodoxie, il y a des interactions certaines. Nous partageons les mêmes bases, le refus de se conformer au mouvement dominant et à cette vision du marché efficient. Les régulationistes ont formé de nombreux post-keynésiens et utilisent parfois leurs mêmes outils. De nombreux post-keynésiens s’appuient sur des concepts issus de la pensée des Régulationnistes. Nous approuvons, et reprenons, par exemple, l’idée que nous sommes passés d’un régime d’accumulation fordiste à un régime d’accumulation financiarisé.

©Vincent Plagniol pour LVSL

Il y a une filiation et peu de différences sur le fond de pensée. La distinction réside peut-être dans un mode de raisonnement plus littéraire chez les Régulationnistes, quand les post-keynésiens mettent leurs intuitions sous forme de modèles et d’équations. Mais un travail commun est tout à fait possible ! L’ouvrage L’entreprise liquidée : La finance contre l’investissement en est un bon exemple. Il a été co-écrit par Tristan Auvray, héritier à la fois du post-keynésianisme et du régulationnisme, Thomas Dallery, post kéynésien, et Sandra Rigot, héritière intellectuelle de Michel Aglietta, une figure de l’Ecole de la régulation.

Vis-à-vis des courants marxistes, des rapprochements sont possibles. Les post-keynésiens considèrent le conflit entre le capital et le travail comme absolument central pour comprendre la répartition de la valeur ajoutée ou les dynamiques d’inflation. Mais nous ne croyons pas, comme certains marxistes orthodoxes, à la baisse tendancielle du taux de profit. Quant à l’Economie des conventions, nous considérons leurs contributions comme essentielles. Notamment sur le principe de détermination des cours [des prix des actifs, ndlr] sur les marchés financiers, domaine dans lequel l’approche de l’économie des conventions est bien plus pertinente que le modèle proposé par la théorie néoclassique basé sur l’offre et la demande.

Ce qui nous différencie des autres modèles hétérodoxes est notre attachement à produire des modèles alternatifs, formalisés, mathématiques. Ce que ne font pas forcément les autres courants. Notre but est réellement de fournir des outils pour les institutions. L’Agence française pour le développement en France utilise des modèles post-keynésiens pour penser sa politique, les résultats sont très intéressants. Les Banques centrales comme la Bank of England ou la banque centrale hongroise sont en train de mettre en place des modèles stock-flux cohérents d’inspiration keynésienne.

LVSL – Certains de vos travaux des années 2000 portent sur l’économie danoise, qu’on cite souvent en exemple d’économie scandinave vertueuse. Quelles sont selon vous les principales leçons de ce modèle ? Peut-on « importer » les modèles scandinaves en France et cela est-il souhaitable ?

Sur l’économie danoise, j’ai produit des travaux plus institutionnels au moment où l’on essayait d’importer le modèle de « flexisécurité » en France. Certes, les réformes danoises des années 90 avaient pour but une plus grande flexibilité, qui s’accompagnait effectivement d’une facilitation des licenciements. Toutefois, ces mesures ne se sont pas faites « à l’américaine », mais plus progressivement et avec de réelles contreparties pour les salariés : prise en compte de l’ancienneté, etc. Surtout, ces réformes ont été accompagnées simultanément d’une vraie politique de relance budgétaire.

Ces réformes ont pu être tenues au Danemark grâce à la tradition de négociation entre le patronat et les syndicats. Les syndicats sont extrêmement puissants et donc, de fait, représentatifs. Par exemple, pour toucher les allocations chômage, être syndiqué est un prérequis. Cette force a construit une véritable culture du dialogue au sein des entreprises depuis une centaine d’année. A contrario, en France, on s’attend à ce que l’Etat s’interpose entre syndicat set patronat. Ce dernier, à travers le MEDEF, n’est pas dans une logique de dialogue mais de véritable lutte des classes.

De manière plus générale, la transposition de réformes est une erreur fondamentale. On peut envisager de mener une politique conjoncturelle de relance budgétaire dans des pays structurellement différents, mais lorsqu’on touche à des politiques plus structurelles comme le marché du travail, il faut tenir compte des structures institutionnelles, et donc de l’histoire et de l’état des relations sociales. En France, nos relations sociales ne permettent simplement pas d’importer le modèle danois, le modèle suédois ou même le modèle allemand. Qu’on essaie de donner le même pouvoir aux syndicats que dans les entreprises allemandes, on nous traiterait de bolcheviks révolutionnaires !

LVSL – L’un de vos thèmes de recherche est le marché du travail. Selon vous, quels sont aujourd’hui les problèmes sur le marché du travail français ? Les ordonnances Macron répondent-ils à ces problèmes ou les aggravent-ils ?

Selon moi, le problème du chômage est un problème macroéconomique. Je suis en cela resté fidèle à Keynes et au message des postkeynésiens. Pour le courant dominant, le chômage est un problème d’incitations au plan microéconomique. Il aurait pour origine un état social trop fort, versant des allocations chômages trop généreuses ou fixant un SMIC trop élevé. Ces théories sont justes fausses : ce n’est pas parce que nous avons eu un pic de feinéantise en 2007-2008 que le chômage a augmenté !

©Vincent Plagniol pour LVSL

Donc avant tout, le chômage est un problème d’ordre macroéconomique qu’on ne résoudra pas en facilitant les licenciements. Pourquoi ne pas favoriser la flexibilité interne dans certains cas en modulant le nombre d’heures travaillées ? Mais globalement la flexibilité numérique externe (la facilité de licencier) n’est pas une solution. Les réformes structurelles du marché du travail ne constituent pas, pour moi, la priorité. Je n’ai jamais cru à l’existence de ce taux de chômage naturel qui obsède le courant dominant et dont on parle depuis les années 1970 sans avoir pu l’évaluer sérieusement. Lors de la campagne présidentielle, Henry Sterdyniak et moi-même avons eu une controverse avec les économistes de Macron sur ce sujet, dont le point de départ est notre note Emmanuel Macron, l’économie en marche arrière. La réponse à cette note de Marc Ferracci démontre clairement qu’ils sont convaincus de l’existence, qui n’a jamais pu être prouvée, de ce taux de chômage naturel à 7%.

Le chômage n’est pas une question de réformes structurelles mais de politiques macroéconomiques. Lorsqu’on baisse les dépenses publiques en période difficile, lorsqu’on augmente les impôts pour les ménages les plus pauvres et les classes moyennes, on ne fait qu’aggraver le problème. Le contre-exemple est très clair : le Portugal. Ce pays a arrêté les politiques d’austérité et est passé sous la barre des 10% de chômeurs en approchant les 3% de taux de croissance. Ils ont rétabli un salaire minimum, passé aux 35 heures, réhabilité les services publics qui avaient été particulièrement atteints par les coupes budgétaires. Bien sûr, tout ne va pas bien au Portugal et le pays continue la politique du gouvernement précédé en matière de défiscalisations. Mais le cadre européen pousse au dumping fiscal et le cours de l’euro est inadapté à la situation de l’économie portugaise.

Les réformes structurelles du marché du travail ne sont pas la solution pour faire baisser le chômage. Je crois beaucoup plus à la combinaison d’une politique budgétaire de relance et d’une véritable politique industrielle. Mais mener une politique industrielle ciblée est extrêmement difficile dans l’Union européenne actuelle.

LVSL – Vous avez, à ce sujet, participé à la rédaction de plusieurs ouvrages des Économistes atterrés sur l’Union européenne et enseignez par ailleurs l’’intégration européenne à l’université Paris 13 et à l’Université catholique de Louvain. C’est un débat particulièrement fort parmi les progressistes sur la sortie de l’Union européenne, de l’euro, ou la réforme d’une « Europe sociale ». Quelle est votre position ?

La question de l’euro est une question complexe, que j’aimerais – pour une fois – penser en termes d’équilibres économiques. Les économistes aiment penser les dynamiques économiques en termes d’équilibres vers lesquels convergent les systèmes. Ces équilibres peuvent être stables ou instables. Par rapport à la question de l’euro, il y a aujourd’hui trois équilibres, deux stables et un instable. L’équilibre actuel est intenable – et cette idée fait consensus au sein des économistes atterrés. Nous sommes dans une situation que Michel Dévoluy et moi avons appelée « fédéralisme tutélaire ». Dans cette situation, les institutions européennes imposent, en se fondant sur les traités, des contraintes extrêmement fortes aux Etats. Un des exemples les plus flagrants aujourd’hui est le semestre européen [prévu par la réforme du pacte de stabilité et de croissance en 2011 dans le but de synchroniser les politiques nationales en matière de budget, de croissance et d’emploi, ndlr], qui permet notamment un regard et des demandes de correction de Bruxelles sur les budgets nationaux. L’existence même de cette possibilité est délirante du point de vue de la souveraineté, et donc du point de vue démocratique – car il n’y a point de démocratie sans respect de la souveraineté populaire. Cette situation n’est pas tenable car on ne peut durablement imposer l’Europe par la contrainte et le déni des instances démocratiques.

Face à ce constat, deux solutions sont envisageables et elles correspondent à deux équilibres. D’abord celui d’une Europe vraiment fédérale, y compris au niveau démocratique. Cela implique de donner beaucoup plus de pouvoir au Parlement européen, la fin du monopole d’initiative pour la Commission, et surtout une réelle réflexion sur un gouvernement européen. Si l’on fait ce choix, il faut mettre fin au système intergouvernemental représenté par Conseil européen. Cet organe qui réunit les chefs d’Etats et de gouvernement, a l’initiative des politiques menées et donne les grands orientations européens. Il est clairement utilisé par les chefs d’Etat pour faire passer des réformes impopulaires vis-à-vis de leurs populations pour dire ensuite que c’est de la faute de l’Europe. La situation actuelle est intenable, ne serait-ce que parce que l’on partage une monnaie commune, une politique de change commune, et que la politique budgétaire, dernier levier des états, est fortement sous le contrôle des institutions européennes. Ce dispositif est clairement délirant et inadapté au regard des situations très différentes des économies européennes.

Les partisans de la monnaie unique étaient conscients depuis le départ, depuis le rapport Wermer de 1971, de la nécessité d’un budget à 10% ou 15% du PIB, soit un réel budget européen suffisant pour être en cohérence au sein de la zone et permettre des transferts budgétaires entre les régions qui vont bien et celles qui vont mal. Dans l’état actuel des choses, cette solution me semble souhiatble mais hélas guère envisageable car les rapports de force permettant cela ne sont pas réunis. J’ai longtemps pensé qu’on pouvait obtenir plus de fédéralisme démocratique. Mais en 2015 les choix anti-austérité du peuple grec ont été foulés aux pieds et le gouvernement humilié ; ce traitement ne donne pas beaucoup d’espoir pour cette construction européenne-là.

L’alternative est donc la sortie de l’euro, le retour à une monnaie nationale, en construisant une monnaie commune et non pas une monnaie unique, comme le préconise, entre autres, Frederic Lordon. Cette monnaie serait utilisée pour les échanges extérieurs. Avec l’euro, on nous a vendu l’idée de la fin de la spéculation sur les monnaies. C’est vrai, mais cette spéculation s’est déplacée sur la dette publique. Il nous faut revenir à un système de change interne qui ressemblerait au Système monétaire européen, avec des changes fixes mais ajustables. Ce mécanisme existe toujours dans les Traités, il s’agit du mécanisme de change européen II (MCE II). La dévaluation est possible mais soumise à l’accord des autres pays de la zone. Cette solution risque bien sûr de déplaire aux libéraux puisqu’elle impliquerait que les pays mettent en place des restrictions aux mouvements de capitaux et remet ainsi en cause l’hypothèse d’efficience des marchés.

©Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Avec les politiques non conventionnelles, la BCE a calmé la spéculation sur la dette publique. Le danger principal ne serait pas plutôt la faiblesse de l’inflation et le risque d’une spirale déflationniste, d’une spirale à la Fisher, par exemple dans les pays du sud comme l’Italie ?

Certains intervenants dans le débat public sont obsédés par l’inflation, ce qui est délirant. Entre les deux tours de la Présidentielle, j’ai débattu sur la Chaîne parlementaire avec Agnès Verdier-Molinier [directrice depuis 2007 de la Fondation IFRAP, laboratoire d’idées libéral, ndlr] qui craignait que les politiques de la BCE ne créent de l’inflation !

Le principal risque est pourtant bien la déflation. Elle est causée en grande partie par le niveau élevé et extrêmement préoccupant de la dette privée. Le réflexe premier de désendettement chez les ménages et les entreprises endettés limite la consommation et l’investissement. Le rôle de l’Etat dans ces conditions est de prendre le relais de cet investissement et de cette consommation qui font défaut, par la dépense publique. Pour autant, Macron, Merkel et les autres continuent de baisser la dépense publique, à tel point que la déflation est aujourd’hui une hypothèse qu’on ne peut plus exclure. Le risque de déflation est, selon moi, autant lié à la déflation par la dette expliquée par Fisher en 1933 qu’aux politiques d’austérité. L’Etat ne fait qu’aggraver ces problèmes, avec des politiques qui n’ont aucun sens en période difficile.

LVSL – Vous être l’un des auteurs d’un article de recherche qui a pour titre « Le marché est-il vraiment un bon enseignant ? », qui devrait sera publié en 2018 dans le Journal of evolutionary economics. Quelle est votre réponse à cette question ? Dans quels cadres le marché est-il une institution bénéfique, et dans quelles situations faut-il s’en passer ?

Cet article de recherche est motivé par des travaux de l’économiste Alchian dans les années 1950s. Son interprétation évolutionniste des mécanismes de marchés s’est scindée en deux branches. La première, incarnée par M. Friedman, correspond à une certaine confiance dans le marché qui va finir par « retomber sur ses pattes ». La deuxième, dont nous sommes proches, est l’économie évolutionniste développée par Nelson et Winter [An Evolutionary Theory of Economic Change en 1982 ndlr].

Sur la base des idées d’Alchian, On a souhaité s’appuyer sur ces travaux pour reprendre et modéliser les mécanismes de marché. Dans notre modèle qui est à la fois évolutionniste et post-keynésien, les mécanismes de marché conduisent les entreprises à adapter leurs stratégies d’endettement en réaction à l’environnement macroéconomique. Elles doivent répondre à la fois à un impératif de croissance mais aussi à un impératif de sécurité, qui est contradictoire avec le premier car les entreprises doivent prendre des risques quand elles investissent. Dans cette estimation, Isabelle Salle, Pascal Seppecher et moi faisons référence à l’auteur post-keynésien Hyman Minsky pour distinguer trois types d’entreprises : les entreprises au comportement financier sain, les entreprises spéculatives qui prennent des risques importants, et enfin les entreprises Ponzi, qui menacent le marché dans son ensemble.

Les comportements d’endettement des entreprises évoluent avec l’environnement macroéconomique que ces comportements contribuent à créer. Le résultat est un système où, comme dans la réalité, le système est fortement et violemment cyclique en raison des cycles d’endettement. Donc, dans les systèmes complexes en évolution, on constate que le marché ne permet pas toujours de sélectionner les comportements les plus efficaces au vu de la situation. La définton même des comportements efficients change avec le cycle économique. Nous en tirons une caractérisation évolutionniste des crises comme étant le point où l’évolution du système dans son ensemble dépasse en vitesse la capacité d’adaptation des agents qui le composent.

Le rôle de l’Etat est alors de réguler ces fluctuations. Dans le détail, les modalités de régulation dépendent du marché considéré. Sur le marché du crédit, cela pourrait se traduire par exemple par la limitation de la titrisation à un degré (on ne titrise pas des actifs déjà titrisés) ; les banques resteraient ainsi responsables des risques qu’elles prennent.

Entretien réalisé par Antoine Pyra et Lenny Benbara

L’Allemagne est le pays le plus souverainiste d’Europe – Entretien avec Coralie Delaume

Crédits photo
Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue.

Coralie Delaume est essayiste, co-auteur de La fin de l’Union européenne (Michalon, 2017) et animatrice du site L’arène nue où elle aborde régulièrement les problématiques liées à l’Allemagne.

 

Commençons par le fait marquant de l’élection. La CDU réalise son pire score depuis 1949. Le SPD tombe à 20%. Comment expliquer que leur « modèle », si parfait nous dit-on, déplaise tant aux Allemands ?

Je ne sais pas si c’est le « modèle » qui leur déplaît, ou la crainte que celui-ci ne finisse par être détruit qui les a mobilisés. Je pense qu’il y a des deux et que c’est difficile à démêler.

Le « modèle » ne convient sans doute plus à l’électorat de gauche, celui qui aurait dû voter SPD. On le sait, le pays est très inégalitaire. Il compte un nombre record de travailleurs pauvres, de personnes contraintes de cumuler plusieurs emplois, de salariés – surtout des femmes – contraints au temps partiel subi, etc. Par ailleurs, l’Allemagne souffre de sous-investissement chronique en raison d’une préférence marquée pour l’austérité budgétaire, et certaines infrastructures (routes, ponts) sont en piteux état. De nombreux articles sont récemment parus dans la presse française sur ces questions et c’est une très bonne chose. Il est temps qu’on atterisse et que l’on sorte de la fascination longtemps exercée par le « modèle allemand ». Le Monde lui même a fini par se réveiller avec un papier sur « L’envers du miracle allemand » paru au lendemain du scrutin.

Une partie de l’électorat social-démocrate s’est donc détournée du SPD, qui gouvernait main dans la main avec la droite depuis quatre ans, et n’a absolument rien fait pour infléchir la trajectoire. Ayant appartenu à la « Grande coalition » dirigée par Angela Merkel, le parti social-démocrate n’apparaît plus comme une alternative. D’où son score piteux et son choix d’aller se refaire une santé dans l’opposition, non sans avoir pris soin de placer à la tête de son groupe au Bundestag une représentante de l’aile gauche du parti, Andrea Nahles, ce qui semble indiquer une prise de conscience quant aux raisons de l’échec.

Mais si les électeurs de gauche ont jugé le SPD insuffisamment à gauche, les électeurs de droite ont vraisemblablement jugé, eux aussi, le bilan de la CDU insuffisamment à droite. Eux sont satisfaits du « modèle allemand » excédentaire, austéritaire, idéal pour préserver l’épargne d’une population qui vieillit.  Ils ne veulent en aucun cas partager les fruits de la politique actuelle avec les autres pays européens, souvent jugés dispendieux. D’où une dimension « souverainiste » marquée dans le vote de droite, qu’il s’agisse du vote AfD, ou du vote FDP. Les libéraux allemands du FDP, avec lesquels Merkel va devoir négocier (ainsi qu’avec les Verts) pour former une coalition, sont en effets devenus des souverainistes ombrageux. Ils ne veulent en aucun cas que l’Europe se transforme en « union de transferts », et militent pour que les pays déficitaires soient mis au ban de la zone euro.

L’autre fait majeur de cette élection, c’est la percée de l’AfD qui se situe à 13%. Elle a repris un million d’électeurs à la CDU. Pourtant, l’AfD reste un parti libéral. Pourquoi cette percée dans une Allemagne fracturée par les inégalités ?

Pour la même raison que je viens de donner concernant le FDP : c’est un vote de droite qui juge la CDU insuffisamment à droite. Je pense d’ailleurs qu’il faut regarder le phénomène AfD et FDP avec les mêmes lunettes. Car le second est la version fréquentable et propre sur elle de la première. En Allemagne, les partis les plus souverainistes sont extrêmement libéraux. C’est une particularité logique. Elle tient à la position de pays excédentaire de la République fédérale, à sa situation de créancier des autres pays européens.

L’autre raison pour laquelle l’AfD a fait un très bon score est évidemment l’importance prise par la question migratoire pendant la campagne. Et pour cause ! L’Allemagne, dont le solde migratoire était négatif jusqu’en 2010, a accueilli près de trois millions et demi de personnes en cinq ans (2011-2016), dont plus d’un million sur la seule année 2015, celle de la « crise des migrants ».

Ces immigrés ont d’abord été des Européens, dont l’installation en Allemagne a été favorisée par le principe de la libre circulation des personnes dans le Marché unique et qui, pour les ressortissants des pays d’Europe du Sud, se sont décidés à quitter leur pays en raison du chômage. La République fédérale, qui investit peu dans son propre avenir, aime en effet à ponctionner la main d’œuvre qualifiée disponible chez ses voisins.

Aux flux intra-européens se sont ensuite ajoutés les « migrants », auxquels Angela Merkel a ouvert les bras sans restriction en 2015 pour des raisons ambivalentes, que le sociologue Wolfgang Streeck décrit dans Le Débat comme nées d’un désir conjoint d’expier la « crise grecque » et de fournir des travailleurs bon marché au patronat du pays : « il appartiendra aux historiens d’expliquer les mobiles qui se cachent derrière l’ouverture des frontières allemandes à la fin de l’été 2015. Il semble y a voir eu un désir de détourner l’attention du massacre du gouvernement grec Syriza inspiré par l’Allemagne et de regagner une certaine hauteur morale (…) [En même temps] l’économie allemande souffrait d’une pénurie chronique de main d’œuvre avec la crainte, au sein du patronat, que des goulets d’étranglement ne fassent monter les salaires ». Les motivations d’Angela Merkel furent donc probablement multiples. En tout état de cause, une société ne peut absorber un tel choc démographique en un temps aussi court sans en être profondément secouée.

Die Linke peine à dépasser la barre des 10%. Le parti est divisé entre la ligne de Sarah Wagenknecht et celle de son aile modérée. Die Linke est marginalisé par une sociale-démocratie et des Verts alignés sur la CDU, et semble dans une impasse stratégique. Comment expliquer l’échec du Front de Gauche allemand ?

D’abord, dans le contexte allemand, je pense que le vieillissement de la population joue un rôle. Il n’est pas illogique que le « dégagisme » d’une population âgée se traduise par un vote protestataire de droite, davantage que par un vote révolutionnaire de gauche. En plus, les Linke n’apparaissent pas forcément toujours comme une force nouvelle, puisqu’ils exercent actuellement le pouvoir en Thuringe (où il dirigent une coalition « rouge-rouge-verte »), et dans le Brandebourg (au sein d’une coalition dirigée par le SPD).

Ensuite, je pense que Die Linke partage les mêmes difficultés que d’autres partis de gauche en Europe. D’une part, nombre de formations de gauche « radicale » investissent la seule question sociale, ce qui ne fait souvent que les positionner à la gauche de la social-démocratie et ne suffit pas à leur conférer un vrai statut de force alternative. Leur logiciel peut apparaître comme insuffisant au regard des questions soulevées par la mondialisation. Les électeurs potentiels des « gauches alternatives » attendent probablement un discours protecteur plus global que celui – même s’il est juste – sur les inégalités. Même leur vision de l’économie – pourtant leur point fort – relève parfois plus d’une dénonciation de l’ordre établi que de la formulation de véritable propositions. Comme le dit ici Aurélien Bernier, « la gauche radicale passe trop de temps à contrecarrer [le] modèle actuel et pas assez à promouvoir le sien (…) Quel est le modèle alternatif ? Leur contre-projet est un nouveau keynésianisme mais est-ce suffisant ? Peut-on revenir à un système de régulation de la mondialisation sans passer par des nationalisations massives, ni un protectionnisme assumé ? ». Bref, il reste à Die Linke comme à d’autres (de la France insoumise à Podemos) à formuler un projet global, qui soit à la hauteur des enjeux du moment.

Une alliance de la CDU d’Angela Merkel avec le FDP, de retour au Parlement, semble se profiler. Est-ce que cela ne condamne pas les velléités fédéralistes d’E.Macron et toute idée de réconciliation entre l’Allemagne et les pays du Sud ? Un autre résultat aurait-il changé la donné de ce point de vue ?

La coalition future (si elle voit le jour) sera une coalition tripartite, avec le FDP certes, mais également avec les Verts. Elle sera difficile à former, et rien que cela contrarie les plans d’Emmanuel Macron. Tant qu’il n’y a pas de gouvernement définitif en Allemagne, on ne peut pas faire grand chose en Europe. Or ce sera long tant sont grandes les divergences de vues entre les partis concernés.

Pour répondre à votre question, il est évident que la présence du FDP dans la coalition va jouer à plein. Le chef de ce parti, Christian Lindner, a d’ailleurs déclaré que les projets d’union de transfert portés par le Président français étaient pour lui une « ligne rouge ». «Un budget de la zone euro – M. Macron parle de plusieurs points de PIB et cela représenterait plus de 60 milliards d’euros pour l’Allemagne – où l’argent atterrirait en France pour les dépenses publiques ou en Italie pour réparer les erreurs de Berlusconi, serait impensable pour nous et représenterait une ligne rouge», a-t-il dit en substance. Les choses pourraient même aller plus loin qu’un simple refus des propositions d’Emmanuel Macron, et l’on pourrait s’orienter vers l’expression d’une volonté de « rigidifier » la gestion actuelle de la zone euro. Lindner a en effet invité Mario Draghi à « corriger » la politique monétaire de la Banque centrale européenne, jugée elle aussi trop souple, trop généreuse. Notons que les Libéraux briguent actuellement le ministère allemand des Finances. Or celui-ci se libère puisque Wolfgang Schäuble va diriger le Bundestag.

Il faut ajouter que le statut de premier parti d’opposition conquis de l’AfD va contribuer à droitiser le paysage politique du pays. L’AfD est un parti anti-immigration, libéral et eurosceptique. Si son discours porte principalement, désormais, sur les questions identitaires, cette formation s’est originellement constituée autour de l’économiste Bernd Lucke, et en tant que parti anti-euro. Or la CSU bavaroise et une partie de la CDU sont furieuses de s’être laissées dépasser à droite. Elles vont se raidir, que ce soit sur les sujets identitaires ou sur la question de l’euro.

En Europe de l’Est, on constate une montée des discours hostiles à l’UE et à l’Allemagne. C’est le cas en Pologne, en Hongrie et en Slovaquie. Peut-on assister à des changements géopolitiques dans une zone jusque-là cantonnée à un rôle d’Hinterland allemand ?

Les discours hostiles à l’UE, l’eurodivergence, les tensions centrifuges, sont à l’œuvre dans tous les États membres. Ce mélange d’identitarisme et de souverainisme que l’on appelle « populisme » par commodité progresse partout, y compris chez les gagnants de l’intégration européenne comme l’Allemagne. Les Pays d’Europe centrale et orientale sont spécialement touchés, et les gouvernements polonais ou hongrois semblent plus frondeurs que la moyenne. Mais il est possible aussi que ce soit une façon pour eux de gérer une souveraineté limitée, qui l’a d’ailleurs presque toujours été. Comme vous le dites, ils forment « l’Hinterland » de la République fédérale. Leurs économies sont des bases arrières de l’espace productif allemand, et ils ne peuvent pas tout se permettre.

Pour autant, sans doute faut-il commencer à questionner la manière dont on ont été « réunies» les deux Europe après la chute du mur de Berlin. Quand on analyse le scrutin législatif allemand du 24 septembre et qu’on voit comment a voté l’ancienne Allemagne de l’Est (où l’AfD est désormais le second parti), quand on voit ce qui se passe dans les « pays de l’Est », on  s’interroge. Dans son livre intitulé Le second Anschluss, le sociologue italien Vladimiro Giacché qualifie « d’annexion » la manière dont l’ex-RDA a été incluse dans « la famille occidentale », et décrit un processus particulièrement brutal, tant économiquement que politiquement. Quant à Emmanuel Todd, il note dans son tout dernier livre : « le système médiatique européen s’inquiète de la montée des forces conservatrices et xénophobes en Pologne et en Hongrie, de la persistance de la corruption en Roumanie et en Bulgarie, mais il se refuse à analyser, jour après jour, le processus de destruction sociale et humaine qu’a amorcé pour ces nations l’intégration à l’Union (…). La cruelle réalité est que loin d’être de nouveaux eldorados, la Pologne, la Hongrie et les autres pays sont les lieux d’une angoisse fondamentale face à l’avenir ». Nous en sommes là.

 

Crédits photo : Margot l’hermite

Portugal : une fin de l’austérité en trompe-l’oeil – Entretien avec Cristina Semblano

Crédits photo
Bairro do Aleixo (Porto)

Cristina Semblano est Docteur ès Sciences de Gestion par l’Université de Paris I, Panthéon-Sorbonne et membre du Bureau National du Bloco de Esquerda, un des partis de la gauche radicale portugaise. Elle est chef du Service Etudes et Planification à la succursale de France de la Caixa Geral de Depósitos, banque publique portugaise. Elle a enseigné l’économie portugaise à l’Université de Paris IV- Sorbonne.

Depuis un an et demi environ, le Bloco de Esquerda, parti de gauche radicale dont vous êtes membre, et le Parti Communiste Portugais, qui ont totalisé près de 20% des voix aux dernières élections législatives, soutiennent de façon critique le gouvernement d’António Costa, issu du PS Portugais. Quel bilan faites-vous de cette année de soutien sans participation au gouvernement ?

C’est, en effet, depuis environ dix huit mois qu’un gouvernement minoritaire socialiste soutenu, au  Parlement, par les partis à sa gauche, Bloco de Esquerda, Parti Communiste et Verts, gouverne le Portugal et ceci contre la volonté du président de la République d’alors, la droite en général et une bonne partie du parti socialiste lui-même qui aurait préféré avoir donné son soutien à un gouvernement de droite. Acteur essentiel du processus qui a mené à la situation actuelle, le Bloco de Esquerda ne peut que se réjouir du bilan de cette longue d’année de « coopération critique », moins par l’ampleur des conquêtes que celle-ci a permis d’obtenir que par les catastrophes supplémentaires qu’elle a su éviter. En effet, la poursuite au gouvernement de la coalition de droite qui pendant quatre années avait  appliqué au pays un programme de destruction massive, allant au-delà du dur mémorandum de la Troïka, signifierait la poursuite de la destruction du pays, de sa vente aux enchères, de l’appauvrissement de sa population qui est déjà l’une des plus pauvres de l’UE et de la zone euro. Cela aurait aussi conduit à la poursuite de la dérégulation du droit du travail, déjà fortement déréglementé par les quatre années de gouvernance de la droite radicale et au creusement des inégalités…

En nous proposant de soutenir le gouvernement, moyennant un accord de principe préalable portant sur certains thèmes qui nous tenaient à cœur –  et des négociations au coup par coup –   nous avons pu faire en sorte que soient rétablis les salaires des fonctionnaires amputés par la Troïka, les 35 heures dans la fonction publique, les  quatre jours fériés qui avaient été supprimés. Cela a également permis l’augmentation graduelle du salaire minimum – lequel, de 505 euros alors, est monté à 557 euros depuis le 1er janvier  et doit poursuivre son augmentation pour atteindre 600 euros à la fin de la législature. Nous avons pu revaloriser certaines pensions, élargir les critères d’attribution des minima sociaux et des allocations familiales et de chômage, ce qui a touché des milliers de personnes que le gouvernement de droite avait fait sortir du périmètre des bénéficiaires. Nous avons, par ailleurs, pu contribuer à faire marche arrière sur certaines privatisations (comme les concessions au privé des transports collectifs de Lisbonne et Porto) ou à réduire leur ampleur (avec, par exemple, l’accroissement à 50%  de la part détenue par  l’Etat dans la Compagnie nationale aérienne, qui venait d’être privatisée en catimini par le gouvernement de gestion de la droite). Des milliers de familles ont pu bénéficier du tarif social de l’énergie et une taxe a été instaurée sur l’énergie et les banques. En ce moment, nous nous battons pour que les travailleurs qui exercent une activité permanente pour l’Etat soient intégrés dans la fonction publique.

Enfin, du point de vue sociétal, nous avons pu rétablir le statut quo en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse que la droite avait remis en cause en instituant un ticket modérateur et l’obligation pour la femme qui désirait avorter  de suivre un parcours psychologique. Nous avons légalisé l’adoption pleine pour les couples homosexuels et fait voter la loi sur la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes, indépendamment de leur état civil ou de leur orientation sexuelle.

Le chemin parcouru est bien timide eu égard à ce que nous aurions souhaité, mais il faut tenir compte du fait qu’en barrant le chemin à la droite radicale, nous l’avons empêché de poursuivre sa politique de paupérisation/destruction, menée de concert avec les institutions européennes et le FMI,  tout en inversant certaines dispositions relatives aux revenus et en permettant l’adoption d’autres mesures au bénéfice de la population et du pays. Cette situation n’a été possible que grâce au score des partis de la gauche de la gauche aux élections législatives, lesquels, forts de 20%, ont pu proposer au parti socialiste, sorti minoritaire des élections face à la droite, un soutien parlementaire moyennant l’acceptation par ce dernier d’accords a minima. On ne peut, en effet, comprendre la possibilité de la naissance de la « geringonça »[1] au Portugal qu’à la lumière du  contexte spécifique dans lequel  elle a vu le jour :   celui, d’une part, d’un parti socialiste sorti minoritaire des élections, après quatre années d’austérité, et qu’un soutien à la coalition minoritaire, mais gagnante, de la droite, n’aurait pu que pasokifier ; et celui, d’autre part, de l’important score obtenu par la gauche de la gauche. En effet, si le parti socialiste avait eu la majorité absolue aux élections, il gouvernerait avec le programme le plus néolibéral de son histoire ; mais, en l’occurrence, les rapports de force n’étaient pas en sa faveur et il jouait sa survie s’il n’acceptait pas de répondre à l’offre de sa gauche qui a saisi là une occasion historique pour barrer le chemin à la droite et contraindre le parti socialiste à des mesures qu’il n’était pas prêt d’embrasser.

Cela dit, la « geringonça »1 n’est pas un gouvernement d’union de la gauche, mais un gouvernement du parti socialiste soutenu par les partis à sa gauche. Ce soutien est critique et le Bloco de Esquerda a déjà pu le refuser en votant contre des propositions du gouvernement. Pour pouvoir intégrer un gouvernement du PS – ce que ce dernier avait initialement proposé aux partis à sa gauche, mais que ces derniers n’ont pas accepté  – il aurait fallu négocier  des mesures bien plus audacieuses que celles qu’il a été possible de négocier. Ces mesures impliqueraient, au niveau du Bloco,  une remise en cause des traités européens et l’exigence de renégociation de la dette, toutes choses difficilement envisageables pour un parti qui a fait du respect des traités européens et de ses règles, la condition préalable à l’ouverture de négociations avec les partis à sa gauche.

Crédits photo

Le Portugal a été menacé de sanctions pour déficit excessif par la Commission Européenne il y a un an environ. Malgré l’abandon des sanctions, le gouvernement portugais a du annuler certains investissements publics pour être dans les clous fixés par Bruxelles. Peut-on se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes ?

Au-delà du principe aberrant des sanctions qui consiste à fragiliser davantage un pays qui est déjà en situation financière fragile, au-delà de la géométrie variable qui préside aux décisions d’appliquer ces  sanctions – laquelle aboutit à épargner  un pays comme la  France, par exemple, « parce que c’est la France » (dixit Junker), au détriment d’un pays périphérique au déficit somme toute inférieur – il y a dans cette menace de sanctions qui a pesé, de façon humiliante,  sur le Portugal un aspect très curieux. En effet, la période visée par les sanctions concernait les années  2014 et 2015, soit une période où le Portugal, bon élève, a appliqué avec zèle les politiques de la Troïka et ses recommandations – notamment dans le cadre du programme d’ajustement (2011-2014). C’est dire qu’en sanctionnant le Portugal comme elle menaçait de le faire, la Commission Européenne s’apprêtait en fait à sanctionner le résultat des politiques d’austérité qu’elle avait préconisées,  et ce faisant, à se sanctionner elle-même. La volonté d’appliquer des sanctions au Portugal ne peut cependant être comprise si l’on ne se réfère pas au contexte  politique nouveau  qui la sous-tend, à savoir celui d’un parti socialiste minoritaire porté au pouvoir par la gauche de la gauche et bénéficiant de son soutien.  Or, c’est bien cette alliance jugée contre nature du  parti socialiste qu’il s’agissait de sanctionner. Comment admettre en effet que des partis qui mettent en cause les Traités européens puissent influencer un gouvernement, quand bien même celui-ci se dit être leur garant ? Surtout si ce dernier a pu, même dans le cadre strict de ces traités montrer qu’il était possible, malgré tout, de revenir sur les salaires coupés, la baisse de la durée du temps de travail, qu’il était possible d’augmenter le salaire minimum et instituer, finalement, des mesures en faveur des plus démunis ?  En effet, il faut avoir présent à l’esprit que si la droite était restée au pouvoir, il y aurait eu un approfondissement des mesures d’austérité dans la droite ligne des desiderata de la CE et du FMI…

Cela étant, une fois précisé  le contexte politique des sanctions et pour répondre  maintenant de façon directe à votre question, je dirai très fermement  non, on ne peut pas se débarrasser de l’austérité en agissant dans le cadre des institutions européennes, car les traités européens – Traité de Maastricht, Pacte de Stabilité et à un degré supérieur dans l’escalade, le TSCG –, en  soumettant les politiques publiques des pays à l’atteinte d’objectifs financiers de déficit et de dette, ont figé l’austérité en lui donnant un caractère perpétuel. Si un Etat veut procéder à des investissements et que leur financement met en cause le respect du  ratio dette publique/PIB, il ne pourra le faire sans enfreindre les traités et s’exposer à des sanctions. De même, la décision d’embauche de nouveaux fonctionnaires, en pesant sur les dépenses publiques, se heurte sans cesse à l’obligation de respecter la barrière des 3% de déficit public et ce d’autant plus que l’on sera en période de crise ou de faible croissance, caractérisées par la chute des  recettes fiscales…

Vous pouvez trouver contradictoire – et je vous l’accorde volontiers- que ce que je viens de dire – à savoir que l’on ne peut se débarrasser de l’austérité dans le cadre des institutions européennes – n’est pas en phase  avec ce que j’ai soutenu par ailleurs, à savoir que le nouveau gouvernement portugais, soutenu par la gauche de la gauche,  a pu, malgré tout, prendre des mesures en faveur de la population, sans mettre en cause les engagements européens. Il faut dire, à ce propos, que  le travail accompli a été essentiellement de rétablir des revenus qui avaient été coupés. Mais il reste presque tout à faire. Les inégalités très importantes qui préexistaient à l’application du mémorandum et qui se sont creusées  avec ce dernier persistent, la pauvreté et l’extrême pauvreté sont parmi les  plus importantes des pays de l’OCDE, le chômage, même s’il a décru  de façon significative, est encore important (+ de 10%) et le travail est de plus en plus précaire. L’émigration se poursuit, alors qu’elle a atteint les dernières années des flux semblables  à ceux observés pendant  la dictature  et de la guerre coloniale. Il reste à  « détroikiser » le Code du travail des mesures ayant facilité les licenciements et changé les règles de leur indemnisation, à revenir sur les règles de rémunération des heures supplémentaires et à faire rentrer des milliers de salariés dans le cadre de conventions collectives du travail desquelles ils ont été exclus…

C’est pourquoi si l’atteinte en 2016 du plus petit déficit public de l’histoire de la démocratie portugaise (2.0%)[2] constitue un motif d’orgueil pour le gouvernement socialiste portugais, il n’en va pas de même pour le Bloco de Esquerda.  Au-delà des facteurs conjoncturels, l’histoire de ce faible déficit est davantage un motif de tristesse pour notre mouvement : car, c’est l’histoire d’un pays qui – même s’il a pu redynamiser quelque peu la consommation intérieure –  n’investit pas, d’écoles qui s’écroulent, d’universités qui sont au bord de la faillite, d’hôpitaux qui manquent cruellement de personnel… C’est l’histoire d’un pays où la qualification de la main d’œuvre est très faible,  les salaires sont très bas et les écarts de salaires, de revenus et de fortune obscènes.

Mais c’est surtout l’histoire d’un pays qui reste amarré à un modèle de développement qui ne peut que le pousser inexorablement vers le fond : un modèle basé sur des productions à faible valeur ajoutée et bas salaires, qui dans le cadre de la division internationale du travail voulue par la mondialisation et de la dépossession de la politique monétaire découlant de son appartenance à la zone euro, le lancent dans une course poursuite prix-salaires sans merci. Revoir ce modèle de développement, notamment en améliorant la formation de sa population, est indispensable pour le Portugal. Cela ne peut se faire néanmoins en l’absence de gros investissements publics rendus impossibles dans le cadre des traités européens et d’une renégociation de la dette. Absorbant des sommes équivalentes au budget de l’éducation et supérieures à celles du budget de la santé,  le seul service de la dette consomme des ressources qui étranglent le pays et l’empêchent de se restructurer. Notons, pour conclure,  qu’il ne s’agit pas de la dette d’un peuple qui aurait vécu au-dessus de ses moyens, car – rappelons-nous –  il s’agit d’un des peuples les plus pauvres de l’UE, mais d’une dette à l’augmentation de laquelle le processus même de construction européenne n’est pas étranger et qui a explosé lors de la crise financière et du sauvetage des banques par l’Etat voulue par l’Union Européenne…

Crédits Photo :
Des petits porteurs du BES
manifestent à l’entrée du Ministère des Finances (27/08/2015), un an
après l’effondrement de la deuxième banque privée du Portugal

En Italie, l’État met actuellement en place un plan de sauvetage des banques italiennes, et notamment de Monte Dei Paschi di Siena, la plus vieille banque européenne, du fait d’un excès de titres pourris dans leur bilan après cinq an de crise économique. On sait que les banques portugaises sont elles aussi très fragiles et que les épargnants portugais sont exposés à une faillite de ces banques. Craignez-vous un effondrement du système bancaire ? L’État portugais peut-il encore sauver les banques portugaises ?

Pour comprendre la situation actuelle des banques portugaises, nous devons faire un bref retour en arrière, aux années 1990 : en premier lieu, la libéralisation des marchés financiers et leur déréglementation se sont traduites par un essor vertigineux du crédit distribué par les banques au Portugal ; deuxièmement, ce crédit s’est dirigé majoritairement vers les secteurs protégés de l’économie et, au premier chef, le bâtiment  et l’immobilier qui bénéficiaient de perspectives de rentabilité plus importantes dans le cadre du processus de déflation asymétrique induit par les critères de Maastricht ;  troisièmement, le Portugal a connu depuis le début du siècle une quasi-stagnation économique, conséquence de son haut niveau  d’endettement mais aussi  de son adhésion à  l’euro, avec la perte de compétitivité qui en a été le corollaire. C’est dans ce contexte d’une économie stagnante coexistant avec un  secteur financier omniprésent où les bilans des banques portugaises regorgeaient de crédits financés par leurs congénères françaises, allemandes, italiennes, que survient la crise qui a fini par déboucher sur  l’intervention de la Troïka. Les politiques pro-cycliques [NDLR : qui renforcent le cycle, à la baisse ou à la hausse] imposées par le mémorandum, en faisant peser une austérité brutale sur une économie déjà à bout de souffle, ont aggravé la situation des agents économiques  et fait exploser  les créances douteuses dans les bilans des banques[3].

Cela étant, les banques portugaises ont bénéficié d’importantes aides publiques[4] : ces dernières représentaient déjà- sans compter les garanties accordées par l’Etat – plus de 10% du PIB fin 2015 et expliquaient près de 20% de l’accroissement de la dette publique dans la seule période 2008-2014.

Est-ce à dire, pour répondre directement à votre question,  qu’avec toutes les  aides dont elles ont  bénéficié, les banques ne représentent  plus un danger pour le système financier et donc les contribuables et les épargnants ? On ne saurait l’affirmer, les fragilités des banques portugaises tenant essentiellement à deux  facteurs : un niveau encore très élevé de créances douteuses (les NPL représentent environ  20%  des encours de crédit, notre pays n’étant dépassé à ce titre que par la Grèce et l’Italie au sein des PIIGS)  et un niveau d’endettement extérieur  très important. Dans ces circonstances et, compte tenu des transferts très substantiels  déjà réalisés  vers le  secteur bancaire d’une part (auxquels il faut ajouter  un nouveau renforcement de capitaux propres dans la banque publique en 2017) et des responsabilités qui pèsent sur l’Etat dans ce domaine (garanties, participation au Fonds de résolution des banques) il n’est pas exclu que l’Etat ait encore à intervenir.  Cela poserait de véritables problèmes, compte tenu de la dette  publique qui, à plus de 130% du PIB, est déjà l’une des plus élevées de la zone (la troisième  après la Grèce et l’Italie) et dans un contexte où la dette privée et la dette extérieure sont parmi les plus élevées au monde. Ceci en dehors du fait que l’on voit mal comment on pourrait encore faire peser de nouvelles mesures d’austérité, sur un peuple qui a déjà été saigné à blanc….

Pour conclure, je dois dire que le gouvernement de la droite qui a exécuté le mémorandum n’a pas pris les mesures qu’il fallait, ayant laissé au nouveau gouvernement la résolution des problèmes de certaines banques qu’il avait dissimulés, en ayant compté, à cet égard, sur la  complicité de la Banque du Portugal, ceci pour pouvoir faire, en mai 2014, une  sortie sèche du programme du mémorandum, en honorant sa réputation de bon élève de la Troïka. Cependant et, malgré les problèmes bancaires hérités, nous considérons que le  gouvernement actuel n’a pas pris les bonnes décisions, ayant obtempéré,  sans sourciller, à la volonté de la BCE et de la Commission européenne (DGComp) qui a imposé à notre pays des solutions qu’elle n’a pas imposées ailleurs et dont certaines ont d’ailleurs été testées pour la première fois au Portugal (comme c’est le cas de la mesure de résolution appliquée à la deuxième banque privée du pays qui s’est effondrée en août 2014). En fait les banques portugaises ont servi la stratégie de renforcement des grands groupes bancaires privés européens (cas du Banif vendue sur injonction de la DGCom à Santander Totta ou de la BPI passé sous le drapeau du catalan La Caixa[5]),  ou du capital international (comme c’est le cas récent du Novo Banco[6] en cours de vente, à hauteur de 75%, à un fonds immobilier spéculatif étasunien et où l’Etat conserve 25% du capital par le biais du fonds de résolution).

Depuis la crise, le Portugal n’a cessé de nationaliser les pertes des banques pour ensuite les renflouer et les vendre enfin en solde ou même les offrir (voire payer pour les offrir) au privé. Et, dans cette nouvelle configuration, on peut de moins en moins parler de banques portugaises, le secteur bancaire étant, dorénavant,  à 60% dans les mains du capital étranger.  A ce jour,  il ne reste seulement en effet que trois banques portugaises : le groupe public, Caixa Geral de Depósitos, et deux petites banques mutualistes, le Montepio Geral et la Caixa Agrícola[7]. Ce qui reste de  la banque portugaise des PME est actuellement sous le coup d’un processus de vente à un  hedge funds immobilier américain. C’est lui qui va décider du crédit des PME portugaises. Selon quels critères cette décision sera-t-elle prise ?  De même, comment seront traités, et selon quel ordre de préférence, les besoins des clients des anciennes banques portugaises appartenant maintenant à des grands groupes bancaires privés espagnols dont les centres de décision se trouvent à Madrid  ou à Barcelone ?

Pour le Bloco de Esquerda, il ne fait  aucun doute : le secteur financier doit être nationalisé. Seul un secteur bancaire public peut être le garant de la sauvegarde de la souveraineté nationale et de l’intérêt collectif. Les décisions concernant les banques ne peuvent être laissées dans les mains de la BCE et de la CE.

 

Des élections locales vont avoir lieu le 1er octobre  2017. Les positions politiques respectives du PCP et du Bloco de Esquerda semblent s’être rapprochées depuis la crise grecque, notamment sur la critique des institutions européennes. Assisterons-nous à un front des gauches au cours de ces élections ?

Notre critique des  institutions européennes ne date pas de la crise grecque, elle a pu, tout au plus, monter en puissance après cette crise. Une chose est sûre : s’il devait être confronté à une situation semblable à ce qui fut celle du gouvernement grec à l’été 2015, le Bloco de Esquerda ne capitulerait pas : plutôt que de céder au chantage de l’Europe, il quitterait l’Europe. Notre mot d’ordre est d’ailleurs « plus aucun sacrifice pour l’euro ». Mais la vérité est que nous n’en sommes pas là, nous ne sommes pas (pas encore !) au pouvoir, nous limitant à soutenir de façon critique un gouvernement socialiste minoritaire qui, tout en ne voulant pas affronter l’Europe,  est lui-même la cible d’attaques des institutions européennes qui auraient préféré la poursuite de la politique de destruction de notre Etat social menée par le gouvernement qui a exécuté le mémorandum.

Cela étant et, pour répondre maintenant à votre question concernant les élections locales du 1er octobre prochain au Portugal : il  n’y a pas de listes d’union de la gauche.  Le Bloco participera  à ces élections, soit en présentant ses propres candidats, soit en soutenant des candidatures de la société civile. Une fois les élections réalisées, le Bloco pourra faire des alliances avec d’autres partis, à l’exclusion, bien entendu des partis de la droite et à condition qu’il n’y ait pas d’incompatibilité avec les principes fondamentaux de son agenda politique au niveau local.

Notre participation à ces élections prétend, en effet, contribuer, de façon décisive,  à l’ouverture d’un nouveau cycle politique au niveau local, en projetant les villes vers un nouveau rôle social et écologique, une capacité à garantir des droits essentiels à tous, à promouvoir l’inclusion, la participation citoyenne et la démocratie.

Le succès de la gouvernance locale ne doit pas, dès lors – et contrairement à ce qui se passe jusqu’ici –  être mesuré par la quantité de commandes de béton passées, mais par la satisfaction des droits des citoyens, les indicateurs d’égalité et de cohésion sociale, le développement écologique, et la participation citoyenne aux  décisions et à la vie des communautés humaines.

[1] Dans son sens original, geringonça désigne une invention « mal foutue », peu solide et destinée à se désagréger ; utilisée par un ex-député social-démocrate (PSD), pour désigner la solution de gouvernement du PS soutenu par les partis à sa gauche – jugée précaire et artificielle – la « geringonça » a été rapidement adoptée par tous, ayant été sacrée mot de l’année 2016 au Portugal. Dans la dimension politique qu’elle a acquise, la « geringonça » contredit son sens étymologique, résistant déjà depuis environ dix-huit mois à la désagrégation promise aux inventions brinquebalantes qu’elle désigne

[2] En  mai 2017, la Commission Européenne a décidé la sortie du Portugal de la Procédure pour Déficit Excessif , dans laquelle  le pays se trouvait depuis huit ans

[3] A ces facteurs, il faut ajouter un autre, spécifique, à savoir la gestion abusive  des banques  qui trouve sa  source dans les défaillances de la supervision bancaire.

[4] Et ceci même si, seule une faible partie (eu égard aux besoins)  des prêts internationaux (UE et FMI), soit 12/78 milliards d’euros  a été réservée à la capitalisation des banques privées portugaises dans le cadre du mémorandum  (à noter que la banque publique était exclue de la possibilité d’utilisation de cette ligne de crédit –entièrement dédiée aux banques privées –devant, en cas de besoin,  se capitaliser par ses propres moyens)

[5] Ici, la main de la BCE – en exigeant à la BPI d’abandonner le gros de la participation qu’elle détenait dans sa  filiale  angolaise, d’où provenaient  80%  de ses résultats –  a forcé à la recomposition de l’actionnariat de la banque qui a abouti en fin de compte à la prise de contrôle total de son capital par La Caixa

[6] Banque de transition regroupant les actifs jugés sains du BES (deuxième banque privée du pays, ayant fait l’objet d’une mesure de résolution en août 2014).

[7] En effet, la première banque privée du pays (BCP), est dominée par les capitaux chinois et angolais, même si son siège est au Portugal.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photos :

Paulo Pimenta, in Portugal é isto, Público.

Daniel Rocha,  in  Público.

Tiago Petinga,  Lusa

“La gauche a abandonné les ouvriers” – Entretien avec Florian Lecoultre

Florian Lecoultre est le maire de Nouzonville, petite ville des Ardennes à l’entrée de la vallée de la Meuse. La commune qui sert d’exemple à Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot dans les premières pages de La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale a subi de plein fouet la disparition des Ateliers Thomé-Guéno en 2007. La commune qui affiche un taux de pauvreté de 25% fait partie des espaces jugés « en déclin » ou « en marge ».

Au-delà de ces tableaux sombres, rencontre avec Florian Lecoultre, jeune maire de 25 ans et homme de gauche qui tâche par son action de maintenir un lien social.

Peux-tu nous présenter ton parcours, tes premiers engagements, les thèmes qui te sont les plus chers, ceux qui servent de fil conducteur à ton action ?

Je suis issu d’une famille ouvrière et j’ai toujours vécu à Nouzonville. Dans ma ville, on a été élevés avec le bruit des marteaux pilons ! Je suis venu à la politique après avoir été syndicaliste lycéen. Avant ça, j’ai évidemment été marqué par les luttes ouvrières dans mon département. Je me suis d’abord engagé contre la création du CPE en 2006.

Par la suite, j’ai été élu président de l’UNL, le syndicat lycéen, en 2008. Je conçois mon engagement politique comme le prolongement naturel de mon militantisme “de jeunesse”, pour concrétiser des combats et des principes. Je n’ai pas réellement de thème qui m’est plus cher que d’autres mais, localement, je veille très particulièrement aux questions éducatives parce que je crois qu’on doit donner la priorité à la génération qui vient.

Qu’est-ce qu’être maire d’une commune qui a subi, subit encore la désindustrialisation et qui voit sa population décroître?

C’est faire quelque chose de difficile mais de passionnant ! Ma mission, c’est de tout donner pour cette ville. C’est en ce sens que je me bats pour la réhabilitation de nos friches industrielles, que je me bats contre une société de stations-services qui laisse pourrir sa propriété sur place alors qu’elle est dangereuse, que je m’oppose à un ferrailleur qui rend la vie impossible à des centaines de personnes, etc. Mais ma mission est aussi de valoriser nos atouts qui sont nombreux, de créer de nouveaux espaces pour les habitants, de nouvelles animations pour la ville et de continuer notre formidable tissu associatif qui fait tant au quotidien.

Comment maintenir un lien fort avec la population alors même que ce qui constituait le tissu, l’activité de la région est en voie de totalement disparaître ?

L’activité industrielle n’a pas totalement disparu de la ville mais les usines qui ont rythmé la vie des familles de Nouzonville sur plusieurs générations, oui. Je constate surtout la désagrégation du lien social : je sens les gens de plus en plus nerveux, plus méfiants… On sent que quelque chose se casse dans la société et, comme maire, j’ai l’impression d’être aux premières loges de tout cela. Face à ça, il faut créer de la vie et redonner envie aux gens d’être ensemble. Être maire, c’est aussi être parfois le dernier soutien pour des habitants en difficulté, dans leurs démarches, être l’intermédiaire nécessaire lorsqu’il y a un conflit avec une administration ou un privé, j’en passe…

Les dotations publiques sont-elles suffisantes au regard des besoins locaux ? Comment parvenez-vous avec le conseil municipal ou les élus des communes à proximité à mettre en place une politique sociale avec un budget limité ?

Depuis 2014, Nouzonville a perdu près de 200 000 euros de dotations. Nous sommes contraints de nous adapter, à limiter notre fonctionnement. Cela veut dire qu’on ne peut plus compenser systématiquement les départs en retraite – alors que c’est pourtant nécessaire – qu’on a recours aux contrats aidés qui sont des contrats plus précaires… Mais nous n’avons pas le choix, nous sommes obligés de composer avec. Je suis doublement en colère contre la logique de la baisse des dotations : d’abord parce qu’elle impacte plus fortement les territoires les plus précaires et aussi parce qu’elle nous contraint à de plus en plus de gestion et donc de moins à envisager de nouveaux projets.

De plus, il y a l’idée de faire peser l’austérité sur les collectivités territoriales qui, dans l’ensemble, sont plutôt saines, elles. Et évidemment, elle pèse encore plus sur les villes les plus modestes. Au final, c’est toute l’action municipale qui est impactée par ces baisses de dotations qui est pourtant l’échelon le plus proche des citoyens !

Pourrais-tu nous décrire une initiative ou un projet que tu as mis en œuvre ou qui te tient à cœur ? 

La réforme des rythmes scolaires. Un sujet pas forcément populaire mais, malgré des insuffisances, cette réforme et le projet éducatif local ont permis de créer une dynamique formidable : nos écoliers accèdent aujourd’hui à des activités sportives, culturelles et artistiques qu’ils n’auraient jamais pu connaître autrement que grâce à l’école. Couplées à d’autres initiatives, je crois qu’on arme bien les jeunes pour leur avenir.

Nous avons également créé un conseil des droits et des devoirs des familles. Le nom est ronflant et peut susciter de la méfiance mais c’est clairement une avancée. Cette instance permet de voir le petit où la famille avec qui il y a un souci. Il nous permet d’envisager des mesures d’accompagnement pour ces derniers si ça ne va vraiment pas. Ça colle à une manière humaine de prévenir des situations qui peuvent dégénérer. J’ai aussi souhaité qu’on accueille des réfugiés dans notre ville. C’est une décision impopulaire mais que j’assume. Il n’y a pas d’action politique sans convictions. Ce sont quelques unes des initiatives prises, j’ai la faiblesse de croire qu’elles ont du sens.

Comment la population de la commune a-t-elle voté aux élections présidentielles et législatives ? A-t-elle suivie le mouvement des villes ardennaises (le département avait placé Marine Le Pen en tête du premier tour en avril avec 32,41% des suffrages exprimés) ?

Le Front national est arrivé largement en tête du 1er tour de la présidentielle et Marine Le Pen fait 53,5% au second. C’est la traduction électorale de ce que je décris plus haut ! Comme d’autres, je pense que l’extrême-droite s’est nourrie des reniements de la gauche. Faute de réponse à la mondialisation et d’alternative à l’austérité ainsi qu’au modèle libéral, notre électorat est parti. La gauche a quitté les ouvriers, il était donc logique qu’ils la quittent aussi. Le sentiment de relégation sociale, d’abandon et l’absence de perspectives qui nous mène à ces résultats.

Le plus inquiétant, c’est que ce vote s’enracine et qu’il n’est plus un simple vote de rejet mais une vraie adhésion à un programme de repli et xénophobe. J’en discute souvent avec des “anciens” qui ont milité à la JOC, au PCF, à la CGT ou au PS : ils voient un inversement des valeurs chez les enfants et petits-enfants de leurs compagnons de route.

En tant que membre du PS depuis une dizaine d’années, quels reproches pourrais-tu adresser à ton parti, et plus largement à la gauche ? Quel regard portes-tu sur les scores de la gauche aux scrutins récents ? 

Il y en a tellement à faire ! Le plus évident, c’est qu’ils ont oublié d’être socialistes. Ils se sont alignés sur la doxa libérale et ils paient aujourd’hui le fait d’avoir abandonné ceux qu’ils sont censés défendre. Pour la gauche en général, je ne suis guère plus conciliant. Les intérêts de boutiques et les égos l’emportent sur la nécessité de rassembler ceux qui ont pourtant bien des idées et des principes en commun ! Pourtant, je pense que la gauche à un avenir. Le socialisme reste une idée neuve ! Je suis enthousiasmé par le retour à la solidarité porté par la jeunesse, notamment en Grande-Bretagne avec Corbyn et même aux Etats-Unis avec Sanders. La gauche doit assumer de défendre ceux qui ont besoin d’elle et de porter un projet de société alternatif.

Propos recueillis par Marion Beauvalet pour LVSL

Crédits Photo : Capture d’écran issu d’un reportage de France 3 : La trésorerie de Nouzonville va fermer ses portes
A partir du 1er janvier 2018, le centre des finances publiques de Nouzonville baissera ses rideaux. Après la fermeture de plusieurs entreprises ces dernières années, c’est un nouveau coup dur pour la commune. – France 3 Champagne-Ardenne – ©Sébastien Valente / Philippe Mercier / Carlos Gil Silveira

Ismaël Omarjee : «On assiste à une évolution préoccupante des instruments juridiques européens».

©Open-Clipart-Vectors. Licence : CC0 Creative Commons
Le droit communautaire est assez mal connu. Il est pourtant très important, au sein d’une Europe conçue avant tout comme un ensemble économico-juridique. L’intégration s’est faite d’abord par le droit, comme le rappelle ci-dessous Ismaël Omarjee, maître de conférence à l’université de Nanterre, co-directeur de M2 “juriste européen” et spécialiste de ces questions. Ce dernier revient ci-dessous sur la primauté du droit communautaire, sur les implications de l’appartenance européenne sur l’identité constitutionnelle de la France, sur les entorses à la charte des droits fondamentaux dans certains pays au nom de l’austérité, et sur bien d’autres points encore. 

***

 

Deux arrêts fondateurs de la Cour de Justice des communautés européennes de 1963 et 1964 ont posé, en droit européen des principes essentiels que sont « l’effet direct » et la primauté du droit européen sur les droits nationaux. Pouvez-vous expliquer en quoi ces jurisprudences, très peu connues du grand public, sont fondamentales à connaître ?

Par ses arrêts rendus le 5 février 1963 (Van Gen en Loos) et le 15 juillet 1964 (Costa Enel), la Cour de justice a en effet consacré ces deux principes fondamentaux que sont l’effet direct et la primauté. L’importance de ces principes tient à ce qu’ils sont constitutifs de l’ordre juridique communautaire c’est à-dire qu’ils confèrent à la Communauté européenne (aujourd’hui Union européenne) d’une part, sa spécificité au regard des autres organisations internationales d’autre part, son autonomie à l’égard des Etats membres. Leur compréhension est indispensable si l’on veut saisir le fonctionnement de l’Union européenne notamment dans ses rapports avec les Etats membres.

Evoquons d’abord le principe de primauté. Ce principe a été consacré par l’arrêt Costa Enel du 15 juillet 1964 alors même qu’il n’était pas inscrit dans le Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne ! Au terme d’une lecture particulièrement audacieuse de ce traité, s’appuyant davantage sur son esprit que sur sa lettre, la Cour de justice a considéré que les Etats « ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux mêmes ». Elle en a tiré comme conséquence que « le droit du Traité ne pourrait (…) se voir judiciairement opposé un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire, et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle même ». Autrement dit, le droit communautaire prime le droit interne des Etats. En cas de conflit, le juge national doit nécessairement écarter la règle nationale au profit de la règle interne.

L’importance de ce principe a par la suite été redoublée par l’extension progressive des compétences de la Communauté et par son application non plus aux seules dispositions du Traité mais également aux dispositions prises pour leur application : règlements et directives notamment.

L’effectivité de ce principe repose sur les sanctions dont sont passibles les Etats s’ils manquent à son respect. En particulier, le recours en manquement permet à la Commission de saisir la Cour de justice contre un Etat récalcitrant.

Il est vraiment important de comprendre que ce principe de primauté, sur lequel l’Europe s’est construite – construction essentiellement par le droit – a été imposé par le juge européen alors que les pères fondateurs, en dépit de leur engagement supra national, n’avaient pas osé l’inscrire dans les traités. D’un point de vue démocratique, cela n’est pas sans poser problème car il s’agit d’une mise sous tutelle des droits nationaux.

Aujourd’hui, le principe de primauté ne figure toujours dans les Traités. Une déclaration annexée au Traité de Lisbonne (Déclaration n°17) en rappelle la substance « Les Traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des Etats membres …».

Le principe de l’effet direct a, pour sa part, été consacré par l’arrêt Van Gend en Loos du 5 février 1963. Il désigne l’aptitude qu’à la règle européenne à créer directement des droits ou des obligations dans le chef des particuliers et la possibilité pour ces derniers de les invoquer devant le juge national. Pour cette raison, le juge national est considéré comme le garant de l’application du droit de l’Union.

Le principe de l’effet direct est important car il permet au particulier de se prévaloir contre son Etat l’application d’une règle européenne devant le juge s’il estime que cette règle n’a pas été respectée. L’effet direct est alors vertical.

Le principe peut aussi être invoqué dans des litiges entre particuliers. Par exemple, entre un employeur et son salarié. L’effet direct est alors horizontal. Cet effet horizontal ne concerne cependant pas les directives.

Pour qu’une norme soit reconnue d’effet direct, elle doit cependant remplir certaines conditions : être suffisamment précise et inconditionnelle. Suffisamment précise, en ce sens qu’elle doit énoncer un droit ou une obligation dans des termes non équivoques ; inconditionnelle en ce sens qu’elle n’est pas assortie de conditions et ne requiert pas une mesure ou un acte complémentaire.

 

Les juridictions nationales françaises ont longtemps résisté à l’idée d’entériner la primauté du droit communautaire. Mais la Cour de cassation l’a fait en 1975, et le Conseil d’État en 1989 avec l’arrêt Nicolo. Ce dernier est un « grand arrêt » très connu, qui fait disparaître le principe de la « loi écran ». Qu’est-ce que cela signifie ? Contourner ainsi le législateur national au nom de l’Europe ne pose-t-il pas un problème démocratique ?

La reconnaissance de la primauté en France a été, en effet, tardive pour des raisons tenant à la tradition juridique française, plutôt réticente à accepter la supériorité des normes internationales, et au silence de la version initiale de Constitution de 1958 sur le phénomène communautaire.

L’article 55 de la constitution qui, faut-il le rappeler, affirme la supériorité des traités internationaux sur la loi française sous réserve de réciprocité aurait pu fonder, dès l’origine, la reconnaissance du principe de primauté. Mais pendant longtemps, les juridictions françaises ont privilégié une application a minima de l’article 55 de la Constitution, considérant que cette disposition ne s’imposait qu’au législateur. Si elles reconnaissaient la supériorité d’un Traité sur une loi antérieure contraire, elles considéraient que le Traité devait s’incliner devant une loi postérieure contraire compte tenu de la volonté souveraine du législateur.

L’évolution est venue d’abord de la Cour de Cassation à l’occasion d’un arrêt Société des cafés Jacques Vabre rendu le 24 mai 1975. Appelée à se prononcer sur la compatibilité d’une loi française avec certaines dispositions du Traité de Rome, la Cour de Cassation reconnaît la primauté du droit communautaire en se fondant tant sur la spécificité de l’ordre juridique communautaire que sur l’article 55 de la Constitution. S’agissant de cette dernière disposition, elle estime que la condition de réciprocité qu’elle contient doit être écartée pour l’application des Traités de l’Union.

Le Conseil d’Etat a mis davantage de temps à reconnaître le principe de primauté arguant dans un premier temps de la souveraineté du législateur français et de l’inopposabilité de l’article 55 de la Constitution au juge national. Comme vous le soulignez, la rupture est venue de l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989. Etait en cause la compatibilité d’une loi française organisant les élections au Parlement européen avec les dispositions du Traité de Rome relatives à son champ d’application, notamment outre-mer. Opérant un revirement complet, donnant effet à l’article 55 de la Constitution, le Conseil d’Etat reconnaît la primauté des dispositions du Traité de Rome sur la loi française y compris lorsque celle-ci est postérieure au Traité. C’est en ce sens que le principe dit de la « loi écran » a disparu puisqu’aucune loi, qu’elle soit antérieure ou postérieure au Traité, ne peut plus s’opposer à l’application des traités.

On peut y voir une restriction au pouvoir du législateur mais cela n’est pas propre aux Traités européens. Les décisions du Conseil d’Etat se réclament moins de la spécificité de l’ordre juridique européen que d’une application bien comprise de l’article 55 de la Constitution. La primauté vaut ainsi pour tous les Traités et pas seulement pour les Traités européens.

Il est vrai cependant que pour les autres Traités, la primauté reste soumise à une condition de réciprocité alors qu’elle est inopposable aux Traités européens.

La reconnaissance de la primauté par la Cour de Cassation et le Conseil d’Etat est complète : elle s’étend aux règlements, aux directives et aux arrêts de la Cour de justice.

 

A l’occasion de son arrêt « Lisbonne » de 2009, qui étudiait le traité du même nom, la Cour constitutionnelle allemande a renforcé les pouvoirs du Bundestag. Désormais, celui-ci est davantage consulté sur la question de l’Europe. De son côté, le Conseil constitutionnel français a posé pour la toute première fois une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union en 2013, semblant valider de fait la supériorité du droit de l’Union sur la loi fondamentale française. Il semble que selon les pays, le principe de la primauté du droit européen soit vécu différemment, et que certaines Cours constitutionnelles préservent mieux que d’autres la souveraineté de leur pays. Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas se méprendre sur la position des juges français quant aux rapports entre la Constitution française et le droit de l’Union européenne.

Il faut distinguer l’attitude du juge et celle du Constituant. Rappelons d’abord les termes de l’article 54 de la Constitution : « Si le Conseil constitutionnel, saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l’une ou l’autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de ratifier ou d’approuver l’engagement international en cause ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution ». De cette disposition, il résulte qu’un Traité contraire à la Constitution ne peut être ratifié qu’après une révision de la Constitution. En l’absence d’une telle révision, il convient soit de renoncer à la ratification soit de renégocier le Traité afin de l’expurger des termes inconciliables avec la Constitution. Cette disposition pose, à sa manière, la supériorité de la Constitution au Traité puisque la contrariété de ce dernier à la Constitution est un obstacle à sa ratification.

L’application de ce principe aux Traités européens devrait empêcher la ratification de Traités dont les dispositions heurtent les dispositions constitutionnelles. Or, à chaque fois que la question s’est posée, le Constituant français s’est résolu à modifier la Constitution pour permettre la ratification des traités européens. Ce fut le cas en 1992, en 1999 en 2008 pour la ratification des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Lisbonne. Ces modifications successives de la Constitution – texte fondamental s’il en est – contribuent à sa banalisation et trahissent une attitude du Constituant peu respectueuse de l’identité constitutionnelle de la France.

La position des juges est nettement plus nuancée. Le Conseil d’Etat comme la Cour de Cassation dénient toute primauté de la règle européenne face aux normes constitutionnelles. En cas de conflit, ces juridictions appliquent les normes constitutionnelles. Ainsi en a-t-il été dans les affaires Sarran (CE, 30 octobre 1998) et Fraisse (Cass. A.P, 2 juin 2000) relatifs à la mise en œuvre des accords de Nouméa. De même, le Conseil constitutionnel a jugé que la primauté du droit dérivé de l’Union – règlements, directives – cédait devant une disposition contraire de la Constitution (Décisions du 10 juin et du 1er juillet 2004).

Il est vrai cependant que pour tenir compte de la participation de la République à l’Union européenne, le Conseil constitutionnel refuse de contrôler la constitutionnalité des lois de transposition d’une directive, estimant que « la transposition en droit interne d’une directive résulte d’une exigence constitutionnelle ». Ce signe d’ouverture vers le droit de l’Union européenne résulte directement de l’article 88-1 de la Constitution selon lequel « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Faut-il pour autant conclure à l’immunité constitutionnelle des lois de transposition d’une directive ? La situation est plus complexe qu’elle n’y parait car le Conseil constitutionnel considère que la transposition d’une directive « ne saurait aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (Cons. Const 27 juillet 2006 ; 30 novembre 2006). Cette référence à l’identité constitutionnelle nationale n’est pas propre au Conseil Constitutionnel français. On la retrouve aussi chez le juge constitutionnel allemand et traduit l’idée, exprimée par nombre de Cours constitutionnelles (allemande, polonaise, espagnole, italienne) que le droit de l’Union européenne n’a pas la primauté sur les exigences constitutionnelles définissant une identité nationale.

A la lumière de ces observations, on ne peut conclure que le Conseil Constitutionnel français préserve moins bien que ses homologues étrangers la souveraineté du pays. Ce constat n’est pas remis en cause par la saisine de la Cour de justice à titre préjudiciel : celle-ci ne peut être perçue comme un acte de soumission de la Loi fondamentale au droit de l’Union européenne. Si elle traduit certes, incontestablement, une plus grande ouverture du vers le droit de l’Union européenne, elle ne signe pas le renoncement à assurer la suprématie de la Constitution française.

Il n’en demeure pas moins – et je vous suis sur ce point – que cette plus grande ouverture du Conseil constitutionnel vers le droit européen tranche avec la position plus hésitante de la Cour constitutionnelle allemande compte tenu de l’importance que ce pays accorde à la protection des droits fondamentaux. Longtemps méfiante vis à vis du droit communautaire, la Cour de Karlsruhe a semblé plus ouverte à partir des années quatre-vingt prenant acte de la volonté croissante des institutions communautaires, notamment de la Cour de justice, d’assurer protection des droits fondamentaux. Toutefois, la période récente, initiée en 1992 semble marquer le retour sinon d’une méfiance du moins d’une certaine vigilance. La jurisprudence récente met en avant une « clause d’éternité », noyau identitaire auquel le droit de l’Union ne saurait porter atteinte. Par ailleurs, la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 juin 2009 sur la ratification du Traité de Lisbonne a renforcé le contrôle démocratique de la Cour sur les Traités inaugurant à bien des égards une nouvelle ère dans les relations entre l’Union et les Etats. Cette décision peut être résumée en quelques points :

– comme « organisation internationale », l’Union ne peut se prévaloir d’une souveraineté comparable à celle des Etats qui la composent. Aussi, le Parlement national doit se voir reconnaître des pouvoirs suffisants dans la participation à la procédure législative et à la procédure d’amendement des traités.

– il appartient au juge constitutionnel de faire obstacle à l’application en Allemagne de dispositions européennes incompatibles avec la Constitution.

– Il n’existe pas de « peuple européen » souverain, par conséquent la souveraineté primordiale demeure aux mains des peuples et il s’ensuit que le Parlement européen n’a pas la même légitimité que les Parlements nationaux.

 

La Constitution française a été réformée plusieurs fois pour y intégrer les traités européens. Elle possède désormais un titre XV intitulé « de l’Union européenne ». Dans ce cadre et si la France devait un jour sortir de l’Union européenne à l’instar de la Grande-Bretagne, n’y aurait-il pas un laps de temps où le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle ? Comment réagiraient les différentes juridictions nationales ?

C’est une question difficile. La probabilité d’une sortie de la France de l’Union européenne me paraît assez faible surtout depuis le résultat des dernières élections françaises.

En se plaçant dans cette hypothèse, je ne perçois pas ce laps de temps ou le gouvernement devrait agir de manière inconstitutionnelle. Le titre XV de la Constitution ne fait que tirer les conséquences de la participation de la République à l’Union européenne. Il n’impose nullement cette participation. Il va de soi cependant que l’officialisation d’une éventuelle sortie de l’Union s’accompagnerait nécessairement de la suppression du titre XV de la Constitution. De même, elle serait nécessairement accompagnée d’un acte transitoire pour le règlement des situations en cours. C’est l’usage en matière d’adhésion ou de sortie d’une organisation. Les solutions restent à imaginer et le Brexit pourrait valoir d’exemple. Il faudra suivre attentivement les modalités de sa concrétisation.

 

Récemment, le président de la Commission Jean-Claude Juncker a expliqué que le traitement économique actuellement infligé à la Grèce n’était certes pas conforme à la Charte des droits fondamentaux de l’Europe, mais que ce n’était pas si grave puisque la Troïka est une structure ad hoc qui agit hors cadre juridique. N’est-ce pas là, précisément, la définition de l’arbitraire et du droit du plus fort ?

Oui, je partage votre sentiment sur la brutalité et le caractère arbitraire d’une telle déclaration qui n’est, cependant, ni le fruit du hasard ni le signe d’une maladresse. La position défendue par Jean-Claude Juncker fait écho à la gouvernance économique et en particulier au schéma imaginé lors de l’adoption du Mécanisme européen de stabilité qui, à dessein, a été conçu en dehors du droit de l’Union européenne et donc de la Charte des droits fondamentaux.

A plusieurs reprises, la Cour de justice a été saisie de la conformité à la Charte des mesures nationales d’austérité exigées par l’Union ou contenues dans les accords de facilité d’assistance financière conçus dans le cadre du Mécanisme européen de stabilité. Qu’il s’agisse des mesures adoptées en Grèce, au Portugal, à Chypre, en Roumanie ou en Irlande, la Cour a constamment jugé que ces mesures ne pouvaient être soumises au contrôle de la Charte car elles ne relevaient pas du droit de l’Union.

On assiste là à une évolution assez préoccupante consistant à créer des instruments en dehors du cadre juridique de l’Union pour ensuite les soustraire au contrôle juridictionnel ou aux textes fondamentaux. Encore récemment, le tribunal de l’Union s’est déclaré incompétent pour connaître des recours de demandeurs d’asile à l’encontre de la déclaration UE-Turquie tendant à résoudre la crise migratoire au prétexte que cet acte n’a pas été adopté par l’une des institutions de l’Union européenne.

©Open-Clipart-Vectors. Licence : CC0 Creative Commons

Les dépenses scandaleuses de l’austère couple Fillon

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Francois_Fillon_IMG_3361.jpg
©Rama

Double face. François Fillon représente le bon père de famille, cinq enfants, catholique, intègre. La droite droite dans ses bottes. On peut même imaginer qu’il a, au moins en partie, gagné la Primaire de son camp parce que ses adversaires les plus dangereux, Sarko et Juppé, ont payé le prix de leurs mises en examen ou condamnations passées. Et pourtant…

Pourtant, l’ancien Premier Ministre croule sous les casseroles, accumulées notamment pendant ses cinq années à Matignon. M. Fillon  s’est servi des deniers publics pour son confort personnel, dans des proportions absolument inadmissibles. Ça la fout mal pour quelqu’un qui a parlé “d’Etat en faillite” et prône pour l’avenir une austérité thatchérienne, trente ans après la Dame de Fer. Revue de détails d’une imposture moderne, devenue médiatique par l’entremise du #PenelopeGate.

L’agrandissement de l’appartement de Matignon

De 2007 à 2012, François Fillon a résidé avec sa famille à l’Hôtel Matignon dans le 7e arrondissement de Paris. Il s’agit là d’un joyau du patrimoine français, construit en 1722 par Courtonne pour le prince de Tingry. Il a appartenu successivement aux Grimaldi, à Talleyrand, à Napoléon Ier et à Louis XVIII, qui l’échangea en 1816 contre l’Elysée à Bathilde d’Orléans, duchesse de Bourbon. Suivirent encore, notamment, le Comte de Paris et l’empereur d’Autriche-Hongrie, François-Joseph. Les bâtiments et le parc privé attenant (le plus grand de Paris), sont définitivement achetés par la France en 1922, qui en fait la résidence du chef du gouvernement en 1935.

Jusqu’en 2007 et le passage de Dominique de Villepin, l’appartement du Premier Ministre compte 78 m2. Sous le mandat Fillon, ce logement a subi un sacré lifting  en passant à 309 m2 (!), dont 213 pour la partie privative, afin d’accueillir sa femme et trois de ses enfants. L’argument serait recevable s’il était le premier Premier Ministre avec une famille.

Les non-factures de personnel de Matignon

Le “tour de force” aura été de créer l’illusion d’une baisse des dépenses de Matignon par un subtil jeu contractuel, repoussant en fait certains frais toujours en cours vers d’autres administrations. Mi-2008, seuls 21 des 70 membres du cabinet du Premier Ministre étaient payés par Matignon. Les autres étaient salariés par le Sénat, le Conseil d’Etat et tout un tas d’administrations annexes. Même constat pour 230 fonctionnaires en service rue de Varenne.

Le tout agrémenté d’un budget présenté comme “de rigueur en temps de crise”. Aucune honte…

depenses-matfdcc-e1fc5

Les voyages non facturés

Encore un tour de passe-passe. Les déplacements du chef du gouvernement sont facturés au Ministère des Affaires Etrangères. On ne peut pas, sur ce point, en tenir rigueur au Sarthois, puisque la pratique est historique. Cependant, dans le même temps, Nicolas Sarkozy met fin à cette hypocrisie de son côté et rapatrie toutes les dépenses de la Présidence vers le budget de l’Elysée, dans un souci de transparence. Ce que n’a pas jugé bon de faire Matignon. Ce faisant, le budget élyséen explose de 30 à 100 millions d’euros entre 2007 et 2008.

Séjour à Marrakech aux frais de l’Etat

En mai 2009, François Fillon s’est accordé un weekend privé au Maroc, qu’il a rejoint à bord d’un Falcon 50 de l’Etat. A l’époque, la communication de Matignon annonce qu’un remboursement sur ses deniers propres aura lieu. Le tarif du vol et de l’immobilisation d’un tel avion avec son aéropage d’employés a coûté 182 272 euros pour 3 jours. On attend toujours la preuve dudit remboursement.

fillon-marrakech-canard-enchaine

L’inauguration du TGV en jet privé

En 2007, la France inaugure à grand renfort de communication le TGV-Est. On fait une fausse annonce aux journalistes, à Montparnasse, disant que le PM est déjà dans le train pour une séance de travail et qu’il les rejoindra à l’arrivée. Pourtant, le convoi doit faire une pause non prévue de 26 minutes en gare de Nancy-Metz pour… faire monter à bord François Fillon. En effet, le premier des ministres, accompagné d’Alain Juppé, celui de l’Ecologie (sic), a décidé de parcourir une partie du trajet à bord d’un Falcon de l’Etat. Encore. La supercherie aurait du passer comme une lettre à la Poste, mais c’était sans compter sur Anne-Marie Idrac, présidente de la SNCF. Échaudée par certaines critiques de M. Fillon à l’encontre de sa société, Mme Idrac a tout révélé aux journalistes en ironisant sur son “voyage multimodal”.

canard-enchaine-fillon

 Weekends à nos frais dans son château de la Sarthe

On peut comprendre que quiconque possède un château apprécie d’y passer son temps libre en famille. Normal. Mais quand on est Premier Ministre et que ledit château se trouve à Solesmes (Sarthe), à 230 kilomètres de Paris, n’y a t-il pas d’autres moyens pour s’y rendre que d’utiliser encore et toujours un Falcon de l’Etat ? C’est le magazine Capital (n°243 – décembre 2011) qui révèle cette nouvelle preuve de l’inconséquence du candidat Les Républicains en période de crise financière.

à lire sur le sujet : “La crise est un scandale, car l’argent coule à flots”

Chacun des weekends du clan Fillon dans son fief a ainsi coûté plus de 30 000 euros au contribuable. A titre de comparaison, le billet de train Paris-Le Mans est approximativement de 70 euros, pour un trajet… plus rapide. Au total, la facture s’est élevée à 1,3 million d’euros par an ! La crise, on vous dit.

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/928063-fillon-son-chateau-son-tracteur-son-cheval-comment-ruiner-son-image-dans-paris-match.html
Capture ©Paris Match

Réveillon avec le Raïs

Michèle Alliot-Marie en difficulté. Devant l’Assemblée, la Ministre de la Défense tente piteusement d’expliquer une escapade en Tunisie en 2010, payée par l’Etat, auprès de proches de Ben Ali. François Fillon fait profil bas. En effet, le Premier Ministre a exactement la même casserole sur le dos, mais en Egypte. La version officielle veut qu’il soit allé visiter la cathédrale d’Assouan pour “exprimer sa solidarité à l’égard de la communauté copte”.

Problème, M. Fillon est resté sur place du 26 décembre 2010 au 2 janvier 2011, pour un réveillon pas comme les autres. Logé avec sa famille aux frais du gouvernement égyptien dans une dépendance privée du luxueux hôtel Movenpick, sur l’Ile Eléphantine, il se voit offrir un jet privé du Raïs Hosni Moubarak (chassé du pouvoir depuis), pour visiter le temple d’Abou-Simbel, trésor de l’Egypte ancienne. Immobilisé dix jours avec son équipage, logé dans l’hôtel 5* Pyramisa, le désormais célèbre Falcon de la République aura encore coûté une petite fortune à l’Etat, difficile à chiffrer précisément sur ce coup là. Mais pas de panique, cette fois le vol (9 400 euros de l’heure pour un avion de ce type) a été facturé à la famille Fillon… au prix d’un avion de ligne.

fillon-en-goguette-dans-le

En 2017, l’Etat paye encore son plein d’essence

L’Etat français, comme l’a révélé Mediapart, dépense chaque année des sommes faramineuses pour assurer le train de vie de ses ex, présidents et premiers ministres. Pour l’année examinée, 2014, l’Etat a pris à sa charge pour le compte du “collaborateur de Nicolas Sarkozy” la rémunération d’un assistant (54 717 euros), d’un chauffeur (12 167 euros), les frais d’entretien de la voiture (4 452 euros), l’essence (14 263 euros) et même l’assurance du véhicule (541 euros) ! Total de la facture : plus de 86 000 euros de fonds publics. C’est beau quand même ces hommes politiques qui montrent l’exemple.

Sa femme aussi voyage aux frais du contribuable

Pénélope Fillon, l’épouse galloise du candidat de la droite à l’élection présidentielle, s’est rendue le 7 mai 2009 à Roscoff, en Bretagne, pour le baptême d’un navire de la Brittany Ferries. Il semblerait que Mme Fillon, et c’est tout à son honneur, avait décidé d’effectuer le trajet en train (Paris-Morlaix), puis en bus, à ses frais. Son Premier Ministre de mari aurait alors insisté en apprenant son choix pour qu’elle utilise l’éternel Falcon de la République, ce qu’elle aurait fini par accepter à contre-cœur.

Le traitement médiatique qui en fut fait par L’Express vaut le détour. L’hebdo a changé de version sans publier d’erratum, pour finalement coller à celle de Mediapart.

La mystérieuse entreprise 2F

Un seul employé et plus d’un million d’euros de chiffre d’affaire depuis 2012. L’entreprise de conseil 2F (les initiales de François Fillon), semble être un exemple à suivre. Pourtant, il n’en parle jamais. Pourquoi ?

La loi interdit à un parlementaire de travailler en tant que consultant sauf à avoir débuté cette activité avant son mandat. FF a opportunément déposé les statuts de sa boîte dix jours avant d’être élu député de la deuxième circo de Paris. Bien vu.

Mais comment a t-il pu générer de quoi se verser, tout de même, 18 000 euros de salaire mensuel, en plus de ses revenus de député (5 357 euros nets), auxquels s’ajoutent les frais cités plus haut ? L’essentiel de l’activité provient de conférences répond l’équipe du Manceau. Par contre, pour savoir où et quand, tabou général. Le Canard Enchaîné affirme que l’une d’elles a eu lieu au Kazakhstan en 2013, une autre en Russie la même année, une dernière en Iran en 2016. Du côté de Fillon on nie pour les deux dernières. Encore une fois, beaucoup d’argent et quasiment aucune transparence. Vilaine habitude. Il semblerait que ce point soit le prochain sur lequel le Canard s’apprête à sortir une bombe (tout ça au conditionnel pour l’instant).

[Edit ] #PenelopeGate

C’est un hasard complet si cet article sort au même moment que les révélations sur le “travail” de Madame Fillon auprès de son mari et de la confidentielle Revue des Deux Mondes. L’on a donc appris que l’épouse galloise de l’ancien premier ministre a passé 8 ans avec le statut d’attachée parlementaire de son mari puis de son suppléant, avec – tout de même – 500 000 euros à la clé. Sans que personne ne l’ai jamais vue à l’Assemblée ni nulle part ailleurs. Elle a durant la même période rédigé deux toutes petites notes de lecture pour la Revue des Deux Mondes , son embauche faisant suite à un coup de fil d’un ami de la famille, Marc Ladreit de Lacharrière, à Michel Crépu, Directeur de la Publication. Facture ? 100 000 euros. Il est assez jouissif de ressortir du placard les rares déclarations médiatiques de Pénélope Fillon sur la période, qui déclare se lasser de la vie au foyer et “vouloir reprendre le travail”, ou encore “se tenir la plus éloignée possible de la vie professionnelle de son époux”. Magique.

 

Voir aussi, #PenelopeGate, le Best Of du web

 

Embourbé dans ce scandale, qui fait d’ailleurs paniquer les parlementaires dans la même situation, François Fillon s’est invité au 20h de TF1 pour tenter de se justifier. Il a ramé, le pauvre. Pauvre, façon de parler. Se plaçant sur le registre de l’émotion et de l’indignation, M. Fillon a surtout tenté maladroitement d’esquiver le fond. Il a tout de même placé quelques phrases importantes. D’abord, il a assuré qu’il se retirerait de la course présidentielle en cas de mise en examen. On peut en douter tant le temps judiciaire diffère du temps médiatique. Ensuite, il a déclaré qu’il donnerait “toutes les preuves” à la justice. Il faudra donc le croire sur parole d’ici là, communication de crise plutôt maladroite. Enfin, et ça devient presque cocasse, le Manceau a voulu prendre les devants en déclarant sans qu’on lui pose la question qu’il avait employé deux de ses enfants comme avocats lors de son passage au Sénat entre 2007 et 2009. Malheureusement pour lui, sa fille n’est au barreau que depuis novembre 2009, son fils depuis 2011. Aïe.

Pour sa défense, François Fillon a embauché Antonin Levy, avocat réputé mais également fils de l’inénarrable Bernard-Henri. Un “fils de” pour plaider dans une affaire de “femme de”, quelle bonne idée.

Ultra-favori, voire désigné vainqueur à l’avance pour 2017, François Fillon risque bien de tout perdre dans cette affaire, loin d’être terminée. Depuis, internet s’en donne à coeur joie et préfère en rire. Une question majeure commence tout de même à poindre : s’il est contraint d’abandonner, qui va y aller à sa place ?

 

 

 Austérité bien ordonnée commence par soi-même, M. Fillon

Candidat de la droite et du centre pour 2017, pour l’instant, François Fillon annonce du sang et des larmes aux Français. Son programme est clairement réactionnaire sur les valeurs et ultralibéral économiquement. Son projet pour le pays pourrait se résumer en un seul mot : austérité. Quand lui-même se permet de dilapider l’argent public. Honte à lui pour cette duplicité.

Cet article s’adresse surtout à ceux qui envisagent encore de glisser le nom de l’ancien maire de Sablé-sur-Sarthe dans l’urne le 23 avril prochain. N’oubliez pas au moment fatidique que M. Fillon, depuis son château, se moque ouvertement de vous.

Matthieu Le Crom

Sur Facebook, suivez la page Perspicace

Crédits photo :

Capture ©Paris Match

Capture ©Le Canard enchaîné

©Rama