Conférence : Prenons le pouvoir sur nos retraites (Bernard Friot, Michaël Zemmour, Sylvie Durand)

Bernard Friot, professeur émérite à l’université Paris X Nanterre et à l’origine de l’association Réseau Salariat, publie un nouveau livre : Prenons le pouvoir sur nos retraites (la Dispute, paru le 10 février), qu’il nous présentait ici en avant-première. Il s’agit d’un plaidoyer pour les retraites, synonyme pour lui de la « libre activité ». L’auteur s’attaque à deux questions brûlantes qu’est-ce qui explique l’obstination des classes dominantes à mener depuis des décennies des contre-réformes sur les retraites malgré leur si forte impopularité ? Et pourquoi les mobilisations contre ces réformes ont-elles presque toujours échoué ? Il explique et met en débat une série de propositions politiques pour sortir de la défaite, prendre le pouvoir sur nos retraites et en faire un levier pour libérer le travail. Il a débattu avec la syndicaliste Sylvie Durand et l’économiste Michaël Zemmour. Cette conférence a été co-organisée par la maison d’édition La dispute, la librairie Libertalia et Le Vent Se Lève.

Faut-il défendre le revenu universel ?

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Manifestation en faveur du revenu universel à Berne en 2013 dans le cadre d’une campagne de votation nationale en Suisse. © Stefan Bohrer / Wikimedia

Parmi les nombreux débats agitant les formations politiques, celui sur le revenu universel est devenu incontournable ces dernières années, alors même que son caractère utopiste n’a cessé d’être mis en avant comme motif de rejet. L’idée a cependant fait son nid au sein de programmes politiques de droite et de gauche un peu partout dans le monde, alors que se multiplient les études à petite échelle organisées par les gouvernements en lien avec des think-tanks, des économistes et des scientifiques de toutes sortes. Ce regain d’intérêt pour une idée vieille de plusieurs siècles ne se comprend qu’au regard des défis socio-économiques titanesques que connaissent les pays dits développés depuis la crise de 2008 : accroissement constant des inégalités, développement du temps partiel, de l’intérim, des stages et de l’auto-entrepreneuriat, inquiétudes liées à la robotisation…


 

Popularisé en France par la campagne présidentielle de Benoît Hamon, le revenu universel prétend répondre à ces grandes questions tout en simplifiant le fonctionnement bureaucratique de la protection sociale. Il s’agit par exemple de remplacer le minimum vieillesse (débutant aujourd’hui à 634,66€ par mois), le RSA socle (545,48€ par mois sans enfant ni aide au logement), les bourses étudiantes, ou encore les allocations familiales – au travers du versement du revenu universel des enfants à leur parents jusqu’à l’atteinte de la majorité – par un revenu unique versé à tous les citoyens. Par ailleurs, le revenu universel supprimerait la nécessité d’une surveillance permanente, intrusive et coûteuse des bénéficiaires du RSA afin de vérifier qu’ils ne vivent pas en concubinage ou qu’ils ne disposent pas de revenu non déclaré.

« La question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale pour évaluer l’objectif réel les propositions politiques autour de cette question : s’agit-il de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun les moyens de mener une vie décente ? »

La transversalité du revenu universel l’a conduit à être récupéré par certains partisans du néolibéralisme, qui y voient une proposition populaire capable de simplifier la bureaucratie étatique et de protéger certaines libertés individuelles, tout en faisant des économies sur les aides sociales versées aux plus démunis, à rebours de la logique émancipatrice qui domine les propositions de revenu universel issues des mouvements critiques du capitalisme. En effet, la question du montant précis du revenu universel et des aides sociales supprimées en contrepartie est cruciale si l’on souhaite évaluer l’objectif réel des propositions politiques autour de cette question : s’agit-il avant tout de faire des économies dans le budget de la protection sociale et de forcer davantage d’individus à accepter des « bullshit jobs » ou de mieux répartir la richesse produite en offrant à chacun des moyens suffisants pour mener une vie décente ? Évidemment, toute question de revenu étant aussi une question fiscale, le revenu universel nous invite à nous interroger sur le fonctionnement et la justice du système d’imposition contemporain : au vu des inégalités actuelles et du fait que même les plus fortunés devraient recevoir un revenu universel, la combinaison de ce dernier avec un système fiscal progressif – ce qui passe par un nombre de tranches de revenu plus importantes – et une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale apparaît comme une condition sine qua non du véritable succès du revenu universel.

Sur le papier, un revenu universel d’un montant conséquent constituerait donc bien une véritable révolution du système étatique de redistribution. Il s’agirait ni plus ni moins que du premier pas vers une société libérée de la nécessité de travailler pour survivre, qui garantirait à chacun les moyens de base de son existence via cette source de revenu constante, tout en permettant aux individus de la cumuler avec d’autres et de gérer leur vie de manière plus libre. Quiconque souhaiterait refuser un emploi à temps plein pour se consacrer à d’autres activités ou menant une vie instable entre inactivité, bénévolat, stage ou auto-entrepreneuriat bénéficierait alors d’un filet de sécurité sans nécessité de passer par de longues démarches administratives. Les avantages théoriques du revenu universel par rapport au système actuel de protection sociale semblent donc être légion, si tant est qu’il soit d’un montant décent et ne renforce pas la trajectoire toujours plus inégalitaire de la distribution des ressources. Cependant, de considérables questions restent sans réponses précises, en particulier celle du financement, et invitent à relativiser l’intérêt réel du revenu universel dans la conduite d’une politique anti-libérale.

 

Où trouver le financement ?

Alors que le revenu universel se répand dans les programmes politiques et les études académiques, la question de son financement est encore largement sans réponse : si pratiquement tout le monde s’entend pour que les montants économisés dans la gestion d’un ensemble complexe de prestations sociales et que ceux des aides de base remplacées par le revenu de base y soient dédiés, tout le reste demeure en débat. L’amateurisme de Benoît Hamon sur les détails concrets de la mesure-phare de sa campagne présidentielle démontre la difficulté à trouver un schéma de financement complet pour un revenu véritablement universel d’un montant conséquent. La lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscale, tout comme la suppression de certaines niches fiscales se retrouve dans beaucoup de discours, mais à des degrés très variables de détermination et de sérieux suivant les hommes politiques. Une taxe Tobin sur les transactions financières ou la très floue “taxe sur les robots” du candidat PS permettraient peut-être de récolter quelques milliards d’euros mais les comptes n’y sont toujours pas. A titre d’exemple, selon un article de La Tribune, le “revenu universel d’existence” de Benoît Hamon aurait coûté environ 550 milliards d’euros, dont 100 milliards étaient financés ; le reste, correspondant à environ 20 points de PIB, restait à trouver. Que l’on considère l’utopie comme une bonne chose ou non, cette différence hallucinante entre les dépenses et les recettes prévues témoigne en réalité d’une quasi-impossibilité de réunir tant de financements sans couper dans les dépenses sociales de manière draconienne.

En effet, l’utilité réelle du revenu de base dans la lutte contre la pauvreté n’apparaît qu’à partir de montants suffisamment conséquents pour permettre de refuser un mauvais emploi procurant un complément de revenu. En dessous de tels montants – que l’on très schématiquement établir, pour la France, entre le seuil de pauvreté et le SMIC, c’est-à-dire entre 846 euros (lorsque évalué à 50% du revenu médian par simple convention comptable) et 1173 euros net mensuels – la nécessité d’un salaire, même plus faible qu’auparavant, pour survivre, demeure. Dans ces conditions, le revenu universel pourrait éventuellement réduire légèrement la pauvreté mais l’existence d’une “armée de réserve” de bras forcés de vendre leur force de travail contre rémunération n’est pas remise en cause. Or, tant qu’il y aura davantage de demande d’emploi que d’offre, les employeurs seront en position de force par rapport au salarié, et pourraient même forcer ces derniers à accepter des diminutions de leur rémunération au nom de la compétitivité puisque qu’elles seraient désormais compensées par le revenu universel…

Les estimations du think-tank britannique Compass disqualifient catégoriquement les propositions de revenu universel basées sur des montants faibles ou moyens : dans le cas d’un revenu de base mensuel de 292 livres (environ 330 euros) financé uniquement par la suppression de services sociaux sur conditions de revenu, la pauvreté infantile augmenterait de 10%, celle des retraités de 4% et celle de la population active, de 3%. Voilà pour les versions les plus libérales de revenu universel, démembrant l’État-providence pour offrir une  petite part du gâteau à tous au nom de la “flexi-sécurité” ou de quelque autre mensonge néolibéral. La mise en place d’un revenu universel d’un montant similaire (284 livres par mois – environ 320 euros) sans suppression de prestations sociales est évaluée, quant à elle, à 170 milliards de livres (192 milliards d’euros, 6.5% du PIB britannique environ), alors même que le revenu universel des mineurs serait plus faible et que le revenu de base serait comptabilisé dans les impôts ! Le rapport de la Fondation Jean-Jaurès, think-tank adossé au PS, est encore plus angoissant : trois hypothèses sont étudiées (500, 750 et 1000 euros par mois par personne) et le financement d’un revenu universel n’est atteint qu’au prix du démantèlement total de l’État-providence (démantèlement de l’assurance maladie et assurance chômage dans le premier cas, auxquelles s’ajoute les retraites dans le second cas et des prélèvements supplémentaires dans le dernier cas) !

Au terme de cette brève analyse comptable, deux éléments apparaissent indiscutables:

  • à moins de n’être d’un montant élevé, un revenu de base ne parviendra ni à réduire significativement la pauvreté, ni à assurer une plus grande liberté aux travailleurs pauvres et un rapport de force plus équilibré entre offreurs et demandeurs d’emploi ;
  • un revenu universel élevé ne peut être financé que par la destruction complète de notre État-providence ou par des niveaux de prélèvements astronomiquement hauts, que même le gouvernement anti-capitaliste le plus déterminé aurait peu de chances à faire accepter au pouvoir économique.

« Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. »

Dans un document synthétique sur le revenu universel et sa faisabilité, Luke Martinelli, chercheur à l’université de Bath, parvient ainsi à la conclusion suivante : “an affordable UBI is inadequate, and an adequate UBI is unaffordable” (un Revenu Universel de Base abordable est insuffisant, un RUB suffisant est inabordable). Le revenu universel, entendu dans son sens émancipateur et en complément des prestations existantes, est donc bien encore une utopie que les adversaires du néolibéralisme doivent crédibiliser en proposant des solutions de financements réalistes et concrètes si elle entend le défendre. Faute de quoi, les approximations comptables et les bricolages budgétaires seront autant d’atouts pour les partisans du système économique dominant, qui permettront de décrédibiliser leurs adversaires. N’importe qui connaissant vaguement les rapports de force actuels, en France comme à l’échelle mondiale, entre patronat et salariat ou entre riches et pauvres, comprendra aisément que le revenu universel est sans doute une proposition trop irréaliste et trop risquée à porter, tant il est loin d’être certain qu’elle puisse devenir hégémonique sans être récupérée par les néolibéraux. Soutenir des combats très concrets comme la hausse du SMIC, la fin du travail détaché ou encore l’accession au statut de fonctionnaires des prestataires de l’État semble être à la fois plus simple et plus sûr ; non pas en raison du caractère utopiste du revenu universel, mais en raison du manque de lisibilité de cette proposition.

 

Combien d’espoirs déçus ?

Admettons tout de même qu’il soit possible de financer un revenu de base conséquent sans couper dans les dépenses sociales. Quelles conséquences concrètes sur le travail et sur la société en général est-on capable d’envisager dans le monde d’aujourd’hui?

Indéniablement, le revenu universel offrirait un certain niveau de protection aux chômeurs, aujourd’hui criminalisés par les médias dominants et forcés de se soumettre à un contrôle des plus autoritaires et dégradants pour la dignité humaine. Cependant, il ne leur procurerait pas nécessairement un emploi. Or, nombre de chômeurs veulent travailler, non pas uniquement pour avoir un salaire ou à cause de la pression psychologique de la culpabilisation permanente de “l’assistanat”, mais parce qu’un emploi permet aussi de développer de nouvelles compétences, de faire des rencontres et de participer au bon fonctionnement et à l’amélioration de la société. Dans un contexte de division très avancée du travail, affirmer que le travail permet à chacun de trouver une place qui lui correspond dans la communauté ne relève pas du discours libéral forçant chacun à accepter un emploi au risque d’être exclu, mais bien de l’idéal de coopération et de solidarité humaine qui est censé être le propre des mouvements critiques du libéralisme.

Sans même évoquer la virulence assurément décuplée des critiques d’un “assistanat” généralisé en cas de mise en place d’un revenu universel qui permettrait à beaucoup de se mettre en retrait de l’emploi, les conséquences sur la solidarité de classe risquent également d’être bien moins positives qu’espérées. En facilitant les démissions de ceux qui ne trouvant pas suffisamment de valeur – en terme monétaire, mais aussi de satisfaction psychologique – à leur travail, un revenu universel d’un niveau décent offrirait certes davantage de liberté individuelle, mais cette conquête risque de se faire au détriment de la solidarité entre collègues, employés de la même branche ou même du salariat au sens large. En effet, combien seront ceux prêts à se mobiliser pour exiger de meilleurs conditions de travail ou de meilleures rémunérations quand il est beaucoup plus simple de démissionner? Comment espérer l’émergence d’une conscience de classe à grande échelle lorsqu’il sera si simple de pointer du doigt ceux ayant renoncé à l’emploi afin de diviser une population ayant pourtant tant de demandes communes? Au vu de la redoutable efficacité de la stratégie du “diviser pour mieux régner” ces dernières décennies, il s’agit là d’une perspective des plus terrifiantes.

« Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs” auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. »

En réalité, c’est bien la promesse centrale du revenu universel – résoudre la division de l’emploi, entre les jobs qui procurent de la satisfaction et du bonheur et la majorité qui n’en procurent aucune – qu’il nous faut questionner. Les soutiens du revenu universel considèrent qu’une division du travail parfaite, c’est-à-dire dans laquelle les “bullshit jobs auraient disparus et où le travail serait enfin épanouissant pour tous, peut être atteinte à court terme grâce à l’agrégation des désirs des individus enfin libérés de la contrainte du travail. En bref, chacun pourrait utiliser son temps et son énergie à ce qui lui plaît, et rien d’autre. C’est pourtant là oublier une leçon essentielle de la pensée keynésienne : le marché du travail n’existe pas. En raison des différences de qualification et d’expérience des individus, la flexibilité du facteur travail est très faible, puisqu’il est nécessaire de se reformer ou de reprendre des études avant d’accéder à un nouveau poste. Cela est d’autant plus vrai avec la segmentation du travail très poussée et les durées d’études de plus en plus longues qui caractérisent le monde contemporain. En outre, la reproduction sociale s’exerçant au sein du système éducatif “méritocratique”, qui conduit souvent les plus défavorisés à revoir leurs ambitions à la baisse, constitue un frein supplémentaire d’une puissance considérable.

Enfin, le revenu universel se veut une solution à la disparition annoncée du travail, menacé d’extinction par les progrès fulgurants de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Outre le caractère très contestable des études faisant de telles prédictions, le nombre de besoins non assurés en termes de services sociaux, la nécessité du développement des pays du Sud ainsi que la transition écologique rendent le travail plus nécessaire que jamais pour améliorer collectivement la société. Ajoutons également que les raisons premières des pertes d’emplois des dernières décennies, les délocalisations et les compressions de masse salariale pour effectuer le même volume de travail, résultent directement à l’obligation de fournir une rente croissante aux actionnaires au travers des dividendes. Ainsi, plus que la fin du travail, il nous faut peut-être davantage craindre que des emplois mal considérés et mal rémunérés difficilement automatisables ou délocalisables soient abandonnés en raison du revenu universel. Que se passera-t-il demain si la moitié des éboueurs et des agents d’entretien décide de démissionner ? Ferons-nous effectuer ces tâches immensément nécessaires à des immigrés illégaux de manière non déclarée ? A des travailleurs détachés n’ayant pas la chance d’avoir un revenu universel en place dans leur pays d’origine ? Il semble ici que l’amélioration des conditions de travail, des rémunérations et de la reconnaissance de l’utilité sociale de bon nombre d’emplois laborieux soit la seule solution viable, en attendant de pouvoir les automatiser.

 

Mieux que le revenu universel ? La garantie universelle à l’emploi

Affiche de 1935 promouvant le Civilian Conservation Corps.

Deux conclusions s’imposent donc :

  • la seule forme de revenu universel qui puisse avoir les effets recherchés par les adversaires du néolibéralisme est si coûteuse que pratiquement impossible à financer ;
  • le revenu universel, à lui seul, ne suffira pas à répartir le travail plus équitablement, entre chômeurs et victimes du burn-out, et à permettre à chacun d’occuper l’activité de son choix.

Cela revient-il à dire qu’il n’existe pas de proposition révolutionnaire crédible permettant à la fois de procurer épanouissement et sécurité financière ? Pas sûr… Une proposition concurrente, quoique différente, au revenu universel cherche à concilier ces objectifs et se révèle plus simple à mettre en œuvre et à financer : la garantie universelle à l’emploi. De quoi s’agit-il ? L’idée, que l’on peut rapprocher de la proposition de salaire à vie de Bernard Friot est simple : l’État propose à tous ceux qui le souhaitent un emploi, rémunéré au salaire minimum, en fonction de leur qualification et des besoins sélectionnés par des objectifs nationaux et les nécessités locales.

L’idée est moins utopique qu’il n’y paraît : à certains égards, les contrats aidés et le service civique constituent déjà deux embryons de garantie universelle à l’emploi. Il s’agit cependant de versions low-cost de celle-ci, puisque bien moins rémunérés – entre 580,55 euros et 688,21 euros par mois pour le service civique – et soumises à condition et avec un plafond du nombre de bénéficiaires potentiels. Le seul exemple de grande échelle, couronné de réussite et arrêté en 1942 en raison de l’entrée en guerre des États-Unis, est celui du Civilian Conservation Corps, centré autour de la protection de l’environnement, mis en place par l’administration de Franklin Delano Roosevelt pour lutter contre le chômage de masse à la suite de la crise de 1929. Il employa 3 millions de personnes entre 1933 et 1942 et permit de planter 3,5 milliards d’arbres, de créer plus de 700 nouveaux parcs naturels ou encore de bâtir quelques 40000 ponts et 4500 cabanes et refuges simples pour les visiteurs à la recherche de la beauté de la nature. Au vu des besoins actuels de préservation de l’environnement, la renaissance d’un tel programme constituerait sans doute un projet politique profondément positif susceptible de plaire à des fractions très différentes de la population. Un des conseillers du président Roosevelt dira d’ailleurs que le programme était devenu “trop populaire pour pouvoir être critiqué”. Non seulement, de tels programmes sont bénéfiques, mais ils le sont sans aucun doute plus que le revenu universel, et ce pour plusieurs raisons majeures.

Tout d’abord, la garantie universelle à l’emploi serait bien moins coûteuse que le revenu universel, puisqu’elle ne concernerait que les chômeurs le désirant et remplacerait pour ceux-ci les allocations chômage. La différence restante serait bien plus simple à trouver que les montants faramineux nécessaires à un revenu universel, même de niveau moyen, et constituerait un bien meilleur investissement que les milliards du CICE, très loin d’avoir créé le million d’emplois promis par le MEDEF étant donné la fuite vers les revenus du capital de la majorité de l’argent investi. En France, employer tous les chômeurs au SMIC coûterait environ 80 milliards d’euros par an, un montant comparable à l’évasion fiscale et qui ne tient pas compte des économies réalisée par l’assurance chômage et les programmes d’économie de l’offre aux effets ridicules sur l’emploi. S’il l’on tient compte des effets d’entraînement de l’économie au travers du multiplicateur keynésien, on peut même espérer une hausse des recettes fiscales importante et rapide!

« L’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. »

Ensuite, contrairement au revenu universel, elle permet à tous d’avoir un emploi, prenant ainsi en compte la volonté première de la plupart de ceux qui en sont privés, tout en leur offrant une opportunité de gagner en qualification et en expérience. Une garantie universelle à l’emploi répondrait également aux nombreux besoins de main-d’œuvre de la collectivité pour mener des projets d’intérêt général tels que la rénovation thermique, l’aide aux élèves, ou les travaux publics, comme évoqué précédemment. Enfin, l’avantage idéologique est triple : ce programme d’intérêt général, à la fois pour les chômeurs et la société dans son ensemble, ne pourrait être taxé “d’assistanat”, ne comporte aucune forme de discrimination à l’embauche puisque ouvert à tous, et permettrait de réduire significativement “l’armée de réserve” utilisée par les employeurs comme chantage à l’emploi pour restreindre les revendications des travailleurs. En permettant d’atteindre le plein-emploi et en éliminant la peur du chômage, la garantie universelle à l’emploi constitue un encouragement à la mobilisation sociale pour un futur meilleur comme le revenu universel ne pourra jamais en fournir.

Au niveau macroéconomique, l’unique critique majeure de la garantie universelle à l’emploi concerne ses conséquences inflationnistes. En effet, en relançant l’activité économique significativement – et si une partie de son financement provient de l’expansion monétaire – la garantie universelle à l’emploi risque de créer de l’inflation. On objectera tout d’abord qu’une hausse de cette dernière ne fera pas de mal, au contraire, alors qu’elle est particulièrement faible depuis plusieurs années, en particulier en Europe, et qu’elle permet artificiellement de réduire la valeur réelle des dettes contractées par le passé, un des problèmes les plus importants des économies contemporaines. Et si l’inflation générée était pourtant trop importante? C’est l’opinion des économistes mainstream se référant à la courbe de Phillips et à la règle de Taylor – qui stipulent toutes deux qu’il existe un relation inversée entre le niveau de chômage et celui de l’inflation (quand le chômage baisse, l’inflation augmente et vice-versa) – et qui voient en la garantie universelle à l’emploi une source d’inflation hors de contrôle, puisque le chômage, variable d’ajustement pour atteindre des objectifs d’inflation, aurait peu ou prou disparu. Comme l’explique Romaric Godin sur Mediapart, les économistes de la Modern Monetary Theory (MMT), principaux théoriciens de la garantie universelle à l’emploi, estiment au contraire que l’ajustement de l’inflation se ferait désormais au niveau des transferts de main-d’œuvre entre jobs garantis par l’État payés au salaire minimum et emplois dans le secteur privé, au salaires variables mais plus élevés en moyenne. Lorsque le secteur privé a besoin de davantage de main-d’œuvre, le nombre d’emplois garantis se réduit mécaniquement puisque beaucoup de travailleurs choisiront un emploi rémunéré davantage que le salaire minimum, ce qui crée de l’inflation, et vice-versa. Le mécanisme d’ajustement existerait toujours, il ne serait simplement plus basé sur le chômage mais sur le stock d’emplois garantis, qui fournissent au passage nombre de qualifications supplémentaires utiles au secteur privé par la suite, contrairement au chômage qui déprécie la valeur de l’expérience acquise au fur et à mesure que sa durée s’allonge.

La garantie universelle à l’emploi présente par ailleurs un dernier effet intéressant à l’échelle macroéconomique : elle joue un rôle de stabilisateur de l’économie bien plus efficace que les politiques keynésiennes traditionnelles – qui prennent un certain temps à être mises en place – sans même parler des ahurissantes politiques de l’offre pro-cycliques appliquées actuellement. En effet, la garantie universelle à l’emploi permet d’absorber la main-d’œuvre congédiée par le secteur privé dans un contexte économique moins favorable et freine la croissance de mauvaise qualité reposant sur des emplois précaires mal payés en procurant une alternative simple. Le revenu universel ne peut en dire autant.

Les raisons pour soutenir une garantie universelle à l’emploi plutôt que le revenu universel ne manquent donc pas. Les adversaires du néolibéralisme risquent de se casser les dents éternellement sur le problème du financement d’un revenu universel souhaitable, c’est-à-dire d’un niveau au-dessus du seuil de pauvreté et sans coupes dans l’État-providence, ce qui ne peut résulter qu’en perte de crédibilité. Le procès en utopie est sans doute ridicule, mais encore faut-il un minimum de sérieux dans nos propositions si l’on ne veut ajouter de l’eau au moulin. La garantie universelle à l’emploi est, elle, crédible et relativement simple à mettre en oeuvre une fois les besoins fixés, le mécanisme d’affectation établi et les financements récupérés. Ses conséquences sur le rapport de force social entre patrons et salariés, la satisfaction personnelle et l’utilité générale à la société sont infiniment plus positives que celles du revenu universel. On comprendra dès lors pourquoi le revenu universel est soutenu par des personnages comme Mark Zuckerberg ou Hillary Clinton et non la garantie universelle à l’emploi.

Coopératives : ils ont dit non merci patron

Non merci patron ! Ils sont salariés, indépendants ou agriculteurs et ils ont décidé de se regrouper en coopérative. Le plus souvent suite à un conflit ouvert avec leurs employeurs, acheteurs ou fournisseurs notamment de plateformes prétendument collaboratives à la Uber et cie : fermetures de sites et licenciements, politique de prix tyrannique, conditions de travail déplorables, etc. En devenant copropriétaires de l’outil de travail, ils deviennent pleinement souverains dans l’entreprise. Quoi produire ? Comment ? C’est désormais à eux qu’il revient d’en décider. Un vrai processus d’émancipation et beaucoup d’obstacles. Plongée dans le monde des coopérateurs. 

 

La coopérative comme alternative aux licenciements boursiers

 

Des ouvriers de Scop TI devant la figure du Che au-dessus duquel la phrase « on ne lâche rien » domine discrètement, immortalisés par Vincent LUCAS pour Là-bas si j’y suis en 2015

1336 n’est pas une marque de thé comme les autres. Et son nom en dit long : 1336, c’est le nombre de jours qu’a duré la mobilisation des salariés de Fralib contre la fermeture de leur usine à Géménos (Bouches-du-Rhône) décidée par la multinationale Unilever, alors propriétaire de Fralib. Presque 4 ans de bras de fer avec la direction, d’actions devant les tribunaux, d’occupations d’usine, d’interpellations des pouvoirs publics pour empêcher que la multinationale britannique ne ferme le site pourtant en bonne santé pour délocaliser la production de la marque Elephant en Pologne. Les ex-Fralib obtiennent finalement de pouvoir reprendre leur usine en SCOP : c’est la naissance de Scop-TI en 2014. En devenant les copropriétaires des moyens de production, les ouvriers ont gagné la souveraineté sur la production : c’est ainsi qu’ils ont pris la décision –  collectivement et démocratiquement soit dit en passant – de produire des thés et infusions natures ou avec des arômes 100% naturels. L’histoire des ouvriers de la glacerie « La Belle Aude » à Carcassonne, est à peu près similaire. La fermeture de la fabrique de glaces annoncée, les ouvriers entrent en lutte pour sauver leur outil de production et finiront par reprendre l’entreprise en SCOP. Les ouvriers, désormais copropriétaires de leur outil de travail, ont ainsi pu « réinventer leur métier » c’est-à-dire « faire des glaces autrement avec des produits simples, naturels, issus de productions locales, responsables. » « Vive la lutte des glaces ! » peut-on lire sur leur site.

 

Petits producteurs et « consommateurs » en lutte contre la grande distribution et l’agro-business

 

Le modèle coopératif convainc également de petits producteurs et certains « consommateurs » finaux. Au pays basque, dans la vallée des Aldudes, une centaine de producteurs de lait de brebis et de vache, excédés par les prix pratiqués par les grands groupes industriels du lait auxquels ils vendaient leur production, se sont regroupés en coopérative et ont par la suite décidé de créer leur propre fromagerie artisanale. A Colmar, ce sont aussi 35 agriculteurs qui se sont constitués en SCOP pour racheter un supermarché de l’enseigne Lidl. Le supermarché Cœur Paysan a ainsi vu le jour, permettant aux agriculteurs coopérateurs de vendre directement leurs produits aux consommateurs finaux. Plusieurs supermarchés coopératifs d’un genre nouveau ont également ouvert ces derniers temps comme La Cagette qui a été inaugurée le 6 septembre dernier à Montpellier. La Cagette, d’abord constituée en association, s’est par la suite transformée en entreprise coopérative afin de reprendre un Spar en liquidation judiciaire.  Pour pouvoir y faire ses emplettes, il faut être membre de la coopérative en achetant 10 parts sociales à 10 euros et participer à une réunion d’accueil. Toutes les décisions sont prises collectivement par les coopérateurs selon le principe « une personne, une voix » et ce, quel que soit le nombre de parts sociales. Au total, on compte une vingtaine de supermarchés coopératifs de ce genre comme La Louve à Paris ouvert en novembre 2016,  SuperQuinquin à Lille, Demain à Lyon, La Chouette à Toulouse ou Supercoop à Bordeaux. La différence avec des coopératives de consommateurs plus connues comme Système U ou Biocoop ? « La Louve » et ses émules ne sont pas des entreprises à but lucratif.

Façade du supermarché coopératif La Cagette, à Montpellier. ©Benjamin Polge pour LVSL

Et si le « produire et consommer autrement », formule creuse et typique de la langue de bois de notre époque, passait tout simplement par le dépassement de la propriété lucrative des moyens de production et d’échange ? Le socialisme en somme. Dépasser le capitalisme plutôt que de tenter vainement de le réformer, de le moraliser ou de le « verdir ». Le « développement durable », nouveau nom sympathique donné au capitalisme, n’est-il pas au fond une chimère ? Aussi, les combats contre le « court-termisme », la course à la rentabilité, la standardisation du goût, la tyrannie des prix, le chômage ou le tout-chimique sont embrassés par la lutte fondamentale contre le mode de production capitaliste qui engendre de tels phénomènes.  En y regardant de plus près, c’est bien le point de départ et d’arrivée de ces expériences de coopératives.

 

Face à l’ubérisation, les travailleurs indépendants s’organisent

 

L’exploitation capitaliste a plusieurs visages : ce n’est pas seulement la multinationale, donneuse d’ordres de sous-traitants qui exploitent toujours davantage les salariés en bout de chaîne. Ainsi, pour le sociologue et économiste Bernard Friot, le travailleur indépendant est le plus exploité des travailleurs. Parce que, sur le marché des biens et des services, il est toujours à la merci des groupes capitalistes, qu’il s’agisse de ses prêteurs, de ses fournisseurs (de plateformes prétendument collaboratives notamment) ou de ses acheteurs.  Pour le spécialiste du salariat, le contrat de travail doit être considéré comme une grande conquête des travailleurs organisés (CGT, SFIO puis PCF) des XIXème et XXème siècles puisqu’il reconnaît enfin les travailleurs comme producteurs alors qu’ils étaient jusqu’ici invisibilisés et considérés comme des « mineurs économiques », de simples êtres de besoin, et parce que les capitalistes donneurs d’ordre se sont vus imposer le statut d’employeur.

Un statut d’employeur que ces derniers ont toujours combattu, lui préférant le statut éminemment plus confortable de rentier. D’où la destruction du code du travail par « réformes » successives et l’ubérisation qui se propage dans tous les secteurs. Concrètement, « le statut d’employeur signifie que le capitaliste va devoir respecter un certain nombre droits construits par les travailleurs eux-mêmes. 3 types de droits : règles d’embauche, de licenciements et de conditions de travail, salaire à la qualification, cotisation au régime général construit par Croisat en 1946 ». Et le professeur émérite de Paris X – Nanterre d’ajouter : « ces trois éléments de l’emploi sont combattus en permanence par le capital qui tente de restaurer le travail indépendant et la sous-traitance de travailleurs redevenus invisibles [ndlr, le marchandage du 19ème siècle] : remplacement du code du travail par le « dialogue social » dans les PME […]. » L’ubérisation s’inscrit bien dans ce grand retour en arrière : Uber n’a rien de nouveau, « c’est le capitalisme tel qu’il existe au 19ème siècle : surtout pas employeur, rentier ».

Certes, l’emploi ne peut en aucun cas être considéré comme l’aboutissement de la lutte pour le travail émancipé : « le contrat de travail commence à alléger la subordination tout en la maintenant. »  C’est donc bien vers une sortie de l’emploi qu’il conviendrait de s’acheminer mais l’« ubérisation », l’une des formes de l’infra-emploi, est en quelque sorte une sortie de l’emploi « par le bas », réactionnaire, un retour aux relations sociales d’avant les luttes pour un statut du travailleur. Certains travailleurs « ubérisés » en lutte contre ces rentiers 2.0 qui les exploitent sont en train de construire la « sortie par le haut » de l’emploi en mettant en place des plateformes cette fois-ci réellement coopératives. Ce sont par exemple Coopcycle et les Coursiers Bordelais qui, dans le sillage de la lutte des livreurs contre Deliveroo, lancent des plateformes pour les livreurs sous la forme de coopératives.  En janvier, sera lancée l’application Rox, une plateforme pour chauffeurs VTC qui ne prélèvera aucune commission autre que les frais nécessaires au bon fonctionnement de l’application et un don reversé à des associations tels que les Restaurants du cœur. « Rox sera constituée en association à but lucratif mais plus tard, les travailleurs pourront s’organiser indépendamment pour monter une coopérative autour d’un outil de travail neutre. » nous a expliqué l’un des 5 concepteurs de Rox âgés de 26 à 32 ans. On peut également citer Coopaname comptant 850 membres et presque autant de sphères professionnelles allant de la bergère au comptable en passant par le boulanger ou la publicitaire ; une coopérative d’activité et d’emploi qui attire « beaucoup d’abimés du management contemporain » comme l’a expliqué Pascal Hayter, « coopanamien » depuis 2009 au journal L’Humanité. On encore Lapin blanc, la première plateforme de marché digitale française en coopérative par et pour les créateurs indépendants, lancée 3 ans après la fermeture d’A Little Market et d’A Little Mercerie par la multinationale états-unienne Etsy, le « premier plan social de l’ubérisation » selon les mots de ces nouveaux coopérateurs qui ont accepté de répondre à nos questions dans un entretien à paraître prochainement sur notre site.

 

Le parcours semé d’embuches des coopérateurs

 

A l’instar des initiateurs de Coopcycle, les coopérateurs se heurtent notamment à l’épineuse question de la « propriété intellectuelle » privée, véritable cheval de Troie des grands groupes capitalistes dans de nombreux domaines. La licence libre et l’open source ne constituent pas pour autant une alternative satisfaisante aux yeux des concepteurs de Coopcycle puisqu’ils ne permettent aucune mutualisation de la valeur afin de rémunérer le travail et les GAFA et autres groupes capitalistes peuvent tout à fait s’approprier ce travail et l’utiliser dans un but lucratif : « c’est institutionnaliser une exploitation sans limite de ce travail qui n’est pas reconnu comme travail » selon Alexandre Segura de Coopcycle.

Il n’est donc pas étonnant que l’on compte parmi les défenseurs de la licence libre, certains ultras du libéralisme économique tendance libertarienne qui n’ont bien entendu aucune velléité anticapitaliste. Il existe cependant d’autres partisans de la licence libre qui, bien conscients de ses limites, militent pour une « copy hard left », la « licence à réciprocité » qui pose comme principe que « le logiciel ne peut être utilisé commercialement que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs, dans laquelle tous les gains financiers sont répartis équitablement ». C’est sans doute à ces derniers que pense Bill Gates lorsqu’il qualifie avec effroi les partisans du logiciel libre de « communistes au goût du jour ». C’est en tout cas avec ces communistes new look que Coopcycle travaille à l’élaboration de sa plateforme. La législation est avant tout conçue par et pour le capitalisme. Et la justice suit bien souvent le pas. Les ouvriers d’Ecopla se sont par exemple vu refuser leur dossier pourtant solide de reprise en SCOP de l’usine par le Tribunal de Commerce de Grenoble, qui a préféré céder l’entreprise à un repreneur qui licenciera tout le monde.  Le gouvernement peut à l’occasion s’en mêler et intervenir directement dans certains dossiers : on se souvient du non catégorique et purement idéologique du premier ministre Pierre Messmer à la reprise en coopérative par les ouvriers Lipp dans les années 70.

Une superstructure juridique, judiciaire et politique plutôt hostile donc. A vrai dire, le « marché » n’est pas non plus d’une grande tendresse pour les coopératives. Le papetier UPM n’a par exemple pas hésité à saboter les machines de son usine de Docelles (Vosges), la plus ancienne papeterie d’Europe, destinée à la fermeture afin d’empêcher le projet de reprise du site en coopérative par les ouvriers restés sur le carreau. Les grands industriels du lait avaient quant à eux tout tenté pour faire capoter l’ouverture de la fromagerie des coopérateurs de la vallée des Aldudes en les menaçant de ne plus leur acheter de lait du tout à moins qu’ils ne quittent la coopérative pour signer des contrats individuels avec eux. Tout cela à deux semaines de la campagne annuelle de collecte du lait. Faire pression et diviser pour mieux régner. Seuls treize producteurs ont finalement cédé face à Lactalis et consorts. Malgré les manœuvres de l’agro-business, la fromagerie a bien vu le jour et aujourd’hui, son défi principal est de se pérenniser. Même combat pour les coopérateurs de ScopTI.

Aussi, les coopérateurs se heurtent à une pensée dominante fortement ancrée qui « valorise les solutions individuelles » et qui « ne conçoit pas que l’on puisse consacrer une partie de son temps à un projet collectif » comme nous l’ont confié les coopérateurs de Lapin blanc. Un immense travail de conviction auprès de leurs confrères quant au bien-fondé de leur initiative attendait les futurs coopérateurs.

 

Faire front pour émanciper le travail

 

Les luttes des fonctionnaires, des contractuels du secteur public, des chauffeurs de VTC, des chauffeurs de taxis, des intermittents du spectacle, des travailleurs sans papier, des chômeurs, des retraités, des intérimaires, des salariés du privé, des indépendants, des associations de consommateurs, etc. ne s’opposent pas les unes aux autres. Le dénominateur commun de tous ces combats est la lutte ô combien inégale pour la souveraineté du travail dans la production contre la tyrannie du capital. C’est l’aspiration commune au travail non aliéné et non exploité pour tous quand bien même celle-ci n’est pas revendiquée telle quelle. Le patronat joue depuis toujours la division des travailleurs pour mieux régner. Ses porte-voix officiels et officieux n’ont de cesse de pointer du doigt les travailleurs en CDI et – pis encore – les fonctionnaires comme d’affreux privilégiés. Ils ne se privent pas non plus de rabrouer les chômeurs enclins, selon eux, à « l’assistanat », à la fainéantise et au caprice. C’est toute l’ineptie du discours sur les « outsiders » contre les « insiders ». Une dangereuse ineptie tant elle monte les travailleurs les uns contre les autres. Au passage, rappelons à toute fin utile que l’extrême-droite, vrai méchant utile du capitalisme, n’est pas en reste en la matière puisqu’elle plaide pour que ce soit aussi sur la base de la nationalité, des origines ethniques, etc. que la division du camp du travail au profit du capital s’opère. Aussi, le salaire à la qualification et l’ébauche d’un salaire à vie (fonctionnariat) sont aux yeux des libéraux d’abominables privilèges à abolir au nom du progrès alors que c’est précisément leur généralisation qui s’inscrirait dans le sens du progrès.

Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, Coopcycle organisait la conférence « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » avec la participation d’autres coopérateurs, de représentants syndicaux ( CGT, Solidaires) et politiques (FI, PCF), du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens (CLAP) et de Bernard Friot du Réseau Salariat. MARCO PHOTOGRAPHIE

Dans cette lutte continue pour le travail émancipé, la question de la propriété des moyens de production est centrale et les coopérateurs mènent là un combat d’avant-garde. Cependant, ces coopératives ne peuvent pas rester des ilots isolés de travail émancipé dans un océan de monopoles et d’oligopoles capitalistes. Certaines coopératives, notamment agricoles, ont parfois un siècle d’existence comme La Bretonne et pourtant, le mode de production capitaliste est plus que jamais hégémonique et la grande masse des travailleurs y reste enchaînée. Il convient alors de retrouver le chemin d’un front commun pour l’émancipation du travail et c’est notamment ce à quoi s’emploient certains acteurs des luttes coopératives. Coopcycle a par exemple lancé un cycle de conférences à Paris. Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, la première de la série réunissait autour de la question « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » d’autres acteurs coopérateurs (Coopaname, SMart (Belgique), le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP) mais aussi des représentants syndicaux (Confédération Générale du Travail (CGT) et Solidaires) des représentants politiques (Parti Communiste Français et France Insoumise) et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat représentée par Bernard Friot.

 

Pour aller plus loin :

Article de l’Humanité consacré à Coopaname (février 2017) :

https://www.humanite.fr/uberisation-des-cooperateurs-entreprenants-plutot-que-des-autoentrepreneurs-631729

Article du collectif Les économistes atterrés sur le cas de la papeterie de Docelles, « la destruction du capital est l’œuvre du capital » (octobre 2017) :

https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/271017/la-destruction-du-capital-est-l-oeuvre-du-capital

Entretien de Bernard Friot dans la revue Ballast, « nous n’avons besoin ni d’employeurs ni d’actionnaires pour produire »  (septembre 2015) :

https://www.revue-ballast.fr/bernard-friot/

Podcast de la conférence organisée par Coopcycle « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » captée par Radio parleur (septembre 2017) :

https://www.radioparleur.net/single-post/bernard-friot-uber

NB : les citations de Bernard Friot de Réseau Salariat et d’Alexandre Segura de Coopcycle présentes dans cet article sont extraites de cette conférence.