Niches fiscales et sociales : plus de 200 milliards d’exonérations très opaques

© Ibrahim Boran

Alors que Bruno Le Maire vient d’annoncer 10 milliards d’économies supplémentaires sur le budget 2024, le maquis des plus de 400 niches fiscales reste intouché. Pourtant, nombre d’entre elles sont particulièrement coûteuses et n’apportent pas grand-chose à l’économie française. Pire, elles peuvent même avoir des effets pervers, comme la création de trappes à bas salaires. A l’occasion de la journée mondiale pour la justice sociale, Attac France publie une note riche en propositions pour réformer en profondeur le système fiscal pour le rendre plus équitable. Extraits.

Pour que chacun·e contribue à hauteur de ses facultés, comme le stipule l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme du 26 août 1789, le système fiscal doit être progressif. L’objectif est en effet de dégager des recettes publiques et de réduire les inégalités. Ceci doit permettre aux personnes les plus pauvres de contribuer faiblement, puisque leur revenu leur est vital pour subvenir, parfois avec difficulté, aux besoins essentiels, et aux personnes les plus aisées de contribuer plus fortement.

Or, les politiques fiscales menées en France depuis de longues années, et singulièrement depuis 2017, ont poursuivi une direction opposée : elles ont largement favorisé l’explosion des superprofits et l’accumulation des ultra-riches. Cette tendance n’est certes pas spécifique à la France. La concurrence fiscale et sociale, qui se traduit par un affaiblissement de la progressivité de l’imposition des revenus et une baisse de la fiscalité du patrimoine et de l’imposition des entreprises, bénéficie largement aux personnes les plus riches. Un rapport récent d’Oxfam France montrait ainsi que « les 1 % les plus riches ont accaparé près des deux tiers des 42 000 milliards de dollars de nouvelles richesses créées depuis 2020, soit près de deux fois plus que les 99 % restants ».

Les contre-réformes fiscales pèsent par ailleurs lourdement sur les budgets publics et justifient des politiques de rigueur budgétaire qui frappent directement les catégories moyennes et populaires. Ainsi, en 2021, les inégalités ont augmenté nettement alors que le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté atteignait 9,1 millions. Ces politiques bloquent également les investissements dans la bifurcation sociale et écologique. Pour financer les urgences sociales et écologiques, il faut une répartition de la charge fiscale qui soit plus progressive.

La mise en place d’une taxe sur les superprofits, d’une taxation unitaire des multinationales, d’un ISF rénové, d’un renforcement des droits de succession vont dans ce sens. À ces mesures doit s’ajouter une refonte en profondeur du système fiscal pour le rendre plus progressif, et donc plus juste. Une première piste pour améliorer la progressivité de la charge fiscale consiste à réduire le coût et le nombre de mesures dérogatoires, ou encore des « cadeaux fiscaux ». Une véritable mise à plat des niches fiscales et sociales serait nécessaire. 

Le coût des 465 « niches fiscales » recensées par la Cour des comptes en 2023 aurait atteint 94,2 milliards d’euros sur l’année 2022. Un coût colossal auquel il faut ajouter celui de mesures qui ne sont plus considérées comme des « niches fiscales », mais qui représentent pourtant un sérieux manque à gagner pour les recettes de l’État. Il en va ainsi notamment du régime de groupe de sociétés « mère fille » et de la « niche Copé » (une exonération de plus-valus en matière d’impôt sur les sociétés). 

Bien que non évaluées depuis 2018, ces mesures représentent respectivement un coût de 17,6 milliards et 7 milliards d’euros. Au final, le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine donc les 120 milliards d’euros. De nombreuses « niches » bénéficient aux agents économiques qui ont les moyens de les utiliser dans leur schéma de défiscalisation.

Le coût de l’ensemble de ces mesures fiscales dérogatoires avoisine les 120 milliards d’euros.

Il en va ainsi des dispositifs en matière d’épargne (logement, placements financiers) pour les ménages ou encore du crédit d’impôt recherche (7,6 milliards d’euros de manque à gagner), largement concentré sur les grandes entreprises, mais qui présente un bien mauvais bilan. Il permet surtout à ses bénéficiaires de réduire leur impôt sur les sociétés, sans effet notable sur la recherche, alors même que la recherche publique manque cruellement de moyens. 

Quant aux « niches sociales », qui représentent un manque à gagner pour les caisses de la Sécurité sociale et favorisent la formation des profits, leur coût avoisine les 90 milliards d’euros. Si ces allègements procèdent de la volonté des gouvernements successifs de baisser le coût du travail pour favoriser la création d’emplois, le rapport du Comité de suivi des aides publiques aux entreprises et engagements en dresse un constat sévère.

Ces dispositifs présentent des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires.

Pour le comité, « on ne dispose à ce jour d’aucune évaluation des effets sur l’emploi de cette politique sur l’ensemble des vingt-cinq dernières années. Enfin, on sait peu de choses sur la nature des emplois créés ou sauvegardés (par sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, expérience) et sur leur ventilation par secteur d’activité ou taille d’entreprise. On ignore par ailleurs si l’efficacité de la politique allègements s’atténue à mesure que les allègements de cotisations sociales s’amplifient ». Ces dispositifs présentent en outre des effets pervers : ils peuvent inciter des employeurs à maintenir les salaires en dessous des seuils d’exonération, ce qui crée des trappes à bas salaires, maintient les inégalités et alimente la précarité.

Il faut donc passer en revue les niches fiscales et sociales pour supprimer les dispositifs dont le rapport « coût / efficacité / effets pervers » est défavorable et éventuellement maintenir ou réformer les dispositifs justes et efficaces. Pour ce faire, une meilleure procédure d’information annuelle du Parlement est indispensable. Celle-ci devrait comporter l’ensemble des dispositifs, « déclassés » ou non, rappeler la méthode d’évaluation et livrer les éléments d’analyse procédant de la « revue ». 

Une clarification du périmètre des « niches » est également nécessaire, notamment concernant certains dispositifs (l’abattement de 10 % sur les revenus des retraités ou certaines demi-parts additionnelles obéissent à une logique différente des réductions et crédits d’impôt). Par ailleurs, un renforcement des contrôles est indispensable, tant par la Direction générale des finances publiques s’agissant des « niches fiscales » que par les URSSAF s’agissant des « niches sociales ». 

Une telle « revue des niches » dégagerait des recettes publiques, rétablirait une meilleure progressivité de l’impôt sur le revenu et contribuerait enfin à l’équité fiscale entre grands groupes et PME. Sur les près de 200 milliards d’euros de niches fiscales et sociales, il est possible de dégager 15 à 20 milliards d’euros à court terme, davantage à moyen et long terme.

Règles budgétaires européennes : une réforme qui ne résout rien

Siège de la Commission européenne à Bruxelles, Belgique ©Belga

Après des mois de pourparlers, la Commission européenne a dévoilé, début novembre, les contours de la réforme du Pacte de Stabilité et de croissance, dont les règles sont suspendues depuis mars 2020 en raison du besoin de financement massif des pays européens pour lutter contre la crise sanitaire puis en raison de la guerre en Ukraine. Malgré une flexibilité accrue, les pays « frugaux » refusent toujours une modification profonde du Pacte, pourtant jugé obsolète par de nombreux États, dont la France. Alors que la zone euro s’apprête déjà à entrer en récession, le retour de ces règles inapplicables laisse craindre des pressions accrues en faveur d’une politique d’austérité.

Revendication des courants néolibéraux, le Pacte de Stabilité et de croissance (PSC) voit le jour le 17 juin 1997, au Conseil européen d’Amsterdam. Appliqué au moment de la création de la monnaie unique en 1999, il a pour mission d’assurer la rigueur budgétaire des États membres à travers le respect du maintien du déficit public en dessous de 3% du PIB et un ratio dette/PIB inférieur à 60%. 

Si la plupart des pays parviennent à s’aligner sur ces critères au début des années 2000, la crise financière de 2007-2008, déclenchée aux États-Unis, engendre un profond creusement de la dette et du déficit des pays européens, et le non-respect des seuils exigés. Lors de l’éclatement de la crise des dettes souveraines, apparue quelques années plus tard sous les effets du krach financier de 2008, les règles budgétaires européennes sont toutefois conservées, et de nouvelles mesures d’autant plus strictes sont instaurées, malgré les avertissements de nombreux économistes à l’égard du Pacte. Sur volonté de l’Allemagne, ces règles seront même renforcées grâce à la création du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (aussi appelé TSCG) le 2 mars 2012, où est introduit de nouvelles exigences budgétaires, dont le principe de la « règle d’or».

Du fait de la structure de la zone euro, dont aucun mécanisme redistributif ne vient contrebalancer les asymétries, les chocs entraînés par la crise des dettes souveraines sont traités séparément, et des programmes d’austérités sont imposés à de nombreux pays, avec en premier lieu la Grèce, l’Espagne, le Portugal, Chypre, l’Irlande – et dans un moindre degré la France et l’Italie. Le bilan de cette politique est désormais bien connu : ralentissement économique, accroissement des inégalités, dégradation des services publics, et profondes divergences au sein de la zone euro. Si l’objectif cible de 3% est atteint par l’ensemble des pays fin 2019 grâce à ces « cures », nombre d’entre eux ne retrouvent pas le seuil de 60% de dette/PIB, et s’en trouvent même particulièrement éloignés.

Face à la crise sanitaire puis la guerre en Ukraine, le déficit budgétaire et la dette des États se sont profondément aggravés. À ce jour, près du tiers des pays de la zone euro affichent un ratio dette/PIB supérieur à 100% (Grèce, Italie, Portugal, Espagne, France, Belgique) et la moyenne des 19 se situe autour de 95%, soit bien au-delà des 60% exigé. Le déficit public moyen, situé à 5.1% en 2021, reste, lui aussi, au-dessus du seuil de 3%. 

Tout changer pour que rien ne change

Peu d’observateurs se risquent désormais à affirmer que les dispositions actuelles du Pacte sont efficaces. Le Commissaire aux Affaires économiques et monétaires, Paolo Gentiloni, a récemment déclaré que « nous n’avons pas investi comme nous l’aurions dû, et le désendettement a échoué. » Étant donné l’erreur historique d’avoir exigé un retour accéléré aux critères de 3% et de 60% lors de la décennie passée (la Grèce est à cet égard un exemple probant), une réforme en profondeur s’imposait. Surtout, la crise sanitaire et désormais la baisse du pouvoir d’achat des ménages liée à l’inflation obligent les États européens à d’importantes dépenses en urgence.

Pourtant, si l’on se plonge dans les détails de cette réforme, les mesures proposées ressemblent sensiblement à celles exigées au lendemain de la crise des subprimes, malgré quelques assouplissements. Dans les faits, les critères de 3% et de 60% sont conservés, mais la soutenabilité budgétaire des États tient désormais compte des dépenses primaires (hors intérêts de la dette et dépenses d’assurance chômage), et non des dépenses publiques dans l’ensemble. 

Par ailleurs, les pays européens disposeront de quatre années pour retrouver 3% de déficit public et 60% de dette/PIB à partir de 2023, et trois années supplémentaires si des facteurs conjoncturels interviennent (crises, guerres…) ou si de nouveaux investissements s’avèrent nécessaires (à condition toutefois que la stratégie budgétaire du pays s’aligne sur les critères). Alors que de nombreux pays souhaitaient un traitement différencié pour certains investissements et un plafond de dette différent pour chaque pays (comme le proposait la France), ce léger compromis laisse plutôt paraître une victoire du conservatisme des pays frugaux dans les négociations. Certains États, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou l’Autriche, font encore de la rigueur budgétaire une priorité absolue.

D’autre part, si ce « délai supplémentaire » de trois ans permet de mieux prendre en compte la situation de chaque pays (et donc les divergences économiques structurelles de la zone euro), la proposition initiée par la vice-présidente espagnole, Nadia Calviño, visant à ce que chaque pays puisse définir la trajectoire de réduction de sa dette et de son déficit, n’a visiblement été que partiellement prise en compte, car la stratégie budgétaire des États resterait conditionnée à l’approbation de la Commission européenne et du Conseil européen, comme c’est le cas par le biais du « Semestre européen » depuis 2011… De surcroît, la procédure concernant les déficits excessifs (PDE) est maintenue, et la PDE fondée sur la dette est même renforcée. Ainsi, si un pays dont la dette excède 60% du PIB s’écarte de la trajectoire des dépenses convenues par le Conseil, il s’expose alors à diverses sanctions.

Par ailleurs, l’écart de production (aussi appelé « output gap ») reste la référence de mesure de la soutenabilité de la dette des pays européens, malgré le fait que son calcul dépend d’hypothèses discutables, de plus en plus fragiles à mesure que les crises se succèdent.

Un cadre immobile face à un monde en pleine mutation

À travers cette révision, la Commission européenne cherche officiellement à « permettre aux pays de la zone euro d’exécuter les investissements nécessaires, en réduisant les ratios élevés de dette publique de manière réaliste, progressive et soutenue afin de bâtir une économie verte, numérique et résiliente. »

Si cette trajectoire est à première vue souhaitable, elle a tout d’une chimère : comment parvenir à réduire les ratios de dette publique des pays membres tout en mettant en place les « investissements nécessaires » (très coûteux en ce qui concerne ceux dans la transition écologique, mais aussi dans le numérique où les pays de la zone euro affichent un retard significatif face aux grandes puissances) ? Pour ne donner qu’un seul exemple, la France devra dépenser 100 milliards d’euros sur quinze ans si elle entend doubler la part du train dans les déplacements. Par ailleurs, la charge de la dette, c’est-à-dire les intérêts à rembourser, augmentera à terme sous l’effet de la hausse des taux directeurs de la BCE.

Dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent.

Comment réussir à investir massivement afin de « bâtir une économie résiliente » alors que la guerre en Ukraine – impliquant la plupart des puissances du globe -, et la multiplication des guerres commerciales affaiblissent profondément le Vieux-continent ? En effet, dans ce monde multipolaire où se dessine une nouvelle globalisation, l’industrie et la balance commerciale des pays européens se dégradent, menaçant ainsi la croissance du Vieux-continent à court et moyen-terme (celle-ci étant déjà atone depuis deux décennies).

L’inflation serait-elle la solution pour réduire la dette tout en permettant les investissements nécessaires ? Si celle-ci permet effectivement en théorie de réduire le poids accumulé des dettes, le ralentissement de la croissance, les dépenses massives des États pour lutter contre la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt laissent peu d’espoir quant à une véritable baisse du ration dette/PIB. De surcroît, le choix de certains États d’émettre des obligations dont la valeur est indexée sur l’inflation protège les investisseurs de pertes financières… mais engendre un coût massif pour les finances publiques.

Il semble dès lors utopique de croire que les pays de la zone euro dont le ratio dette/PIB est supérieur à 100% puissent parvenir à réduire leur dette publique pour atteindre le seuil de 60% d’ici 4 ou 7 ans, tout en exécutant les « investissements nécessaires. » Alors que trois d’entre eux (la France, l’Italie et l’Espagne) figurent parmi les cinq plus grandes puissances du continent, le risque d’un nouvel accroissement des divergences entre pays de la zone euro, l’affaiblissement de cette dernière, et plus largement celle du projet européen, semble de plus en plus probable.

Sans harmonisation budgétaire et fiscale, avec des divergences de structures productives et un taux d’intérêt unique pour 19 pays différents, la zone euro est donc vouée à une régression permanente. Or, ce scénario est systématiquement rejeté par les pays frugaux, qui refusent de « payer pour les autres », et les paradis fiscaux européens (Irlande, Malte, Chypre, Pays-Bas), qui auraient trop à perdre d’une convergence des niveaux d’imposition.

Si la proposition de la Commission européenne fera l’objet d’un débat législatif début 2023, avant d’être validée par les ministres des Finances et le Parlement européen (dans l’objectif d’arriver à un consensus pour 2024, sans quoi le cadre budgétaire restera inchangé), la trajectoire envisagée laisse donc penser que l’Europe s’apprête à répéter une faute historique.

Note :

[1] Selon la règle d’or, le déficit structurel ne doit pas dépasser 0.5% du PIB pour les pays dont la dette publique excède 60% du PIB, et 1% pour les pays dont la dette publique est inférieure à 60% du PIB.

Fuite des capitaux, dette, bras de fer avec la finance… Comment résister ?

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Et si la gauche radicale gagnait les élections ? Bien qu’une réélection d’Emmanuel Macron soit à ce stade l’hypothèse la plus probable pour l’élection présidentielle à venir, la percée de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages invite à considérer sérieusement cette possibilité. Si le programme du candidat de l’Union Populaire est très riche en propositions, il s’étend moins sur la façon de le mettre en œuvre, sans doute pour des raisons stratégiques. Or, la réaction des milieux d’affaires, des créanciers et des institutions européennes promet d’être brutale, notamment via une asphyxie budgétaire de l’Etat et la fuite des capitaux. Comment éviter un destin à la Tsipras et ne pas doucher les espoirs des classes populaires ?

« Le verdict du peuple grec signifie la fin de la Troïka » déclarait Alexis Tsipras, tout juste élu Premier Ministre, le 25 janvier 2015. Moins de six mois plus tard, celui-ci signait pourtant un troisième plan d’austérité, malgré le rejet de cette option par plus de 61% des Grecs par référendum. Cette tragique défaite de la gauche radicale rappelle combien les marchés financiers et les institutions européennes peuvent empêcher un gouvernement, pourtant légitimé par les urnes, d’adopter des mesures d’intérêt général. Certes, contrairement aux pays latino-américains, la Grèce n’a pas subi de coup d’état militaire. Mais l’expérience Syriza a laissé un goût amer aux Grecs, pour qui les promesses anti-capitalistes risquent de sonner creux pour au moins une génération.

Si la détermination de Tsipras et de son équipe peut être questionnée, cet épisode rappelle surtout l’impérative nécessité pour un gouvernement prônant une rupture avec le néolibéralisme de se préparer sérieusement à l’opposition frontale des marchés financiers, de l’Union européenne et des multinationales. En effet, si les blocages institutionnels, les éventuelles alliances avec des partis plus modérés ou encore l’opposition médiatique sont déjà de sérieux obstacles à la mise en œuvre d’un programme radical, l’adversaire principal reste le fameux « monde de la finance ». En outre, la démobilisation probable des citoyens et des corps intermédiaires suite à l’élection de la gauche radicale rend ce bras de fer d’autant plus ardu. Enfin, le capital politique dont dispose un gouvernement nouvellement élu tend à s’éroder rapidement en l’absence de gestes forts dès l’arrivée au pouvoir. La chute de Biden dans les sondages suite à ses renoncements à de nombreuses réformes promises durant la campagne (annulation de la dette étudiante, Green New Deal, mesures sociales…) l’a récemment démontré.

Organiser la résistance aux attaques spéculatives

Une récente note du think tank Intérêt Général liste un certain nombre de mesures pouvant être prises quasi-immédiatement pour envoyer un signal fort aux couches populaires. Par exemple, la hausse du SMIC, la revalorisation de certains minimas sociaux ou le blocage des prix peuvent être décidées par décret, sans nécessité d’attendre les élections législatives. Toutefois, les réformes fiscales permettant de financer ces dépenses supplémentaires nécessitent un nouveau projet de loi de finances, traditionnellement voté à l’automne. Dès lors, si un gouvernement radical prenait le pouvoir en France, le déficit de l’Etat augmenterait de manière significative durant une première phase. Depuis la fin du circuit du Trésor à partir des années 1970, c’est-à-dire le financement direct des dépenses publiques par la Banque de France, l’Etat a recours aux marchés financiers (1). Or, avant même la prise de fonction du nouveau gouvernement, ceux-ci peuvent augmenter les taux d’intérêt qu’ils exigent. Ainsi, en 2017, un « risque Mélenchon » était apparu sur les marchés à l’approche de l’élection présidentielle.

Comme le rappelle Raul Sampognaro, économiste à l’OFCE ayant contribué à la note d’Intérêt Général, « même des gouvernements qui ne sont pas de gauche radicale subissent des attaques spéculatives », mentionnant l’exemple de la coalition entre le Mouvement 5 Étoiles et la Lega en 2018 en Italie, qui avait fait bondir les taux d’intérêt, soit autant de « ressources perdues pour la transformation sociale ». Selon lui, la France pourrait connaître un sort similaire. Une situation qu’il estime « gérable » en raison du faible niveau actuel des taux d’intérêts, alors que la Grèce partait de beaucoup plus haut et avait vu ses taux augmenter de plus de cinq points lors des premiers mois du gouvernement Syriza. En outre, face à l’extrême volatilité de la Bourse, les titres de dette souveraine demeurent les actifs les plus sûrs et donc les plus convoités. Sampognaro rappelle enfin que « le fait que les politiques monétaires non-conventionnelles soient devenues plus permanentes que prévu crée un système qui atténue le pouvoir des marchés financiers ». Dès lors, la situation de la France, dont la dette reste soutenable, apparaît plus solide que celle de la Grèce.

« Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. »

John Maynard Keynes

Toutefois, toutes les éventualités doivent être prises en compte. Ainsi, la BCE pourrait tout à fait décider de s’opposer au nouveau pouvoir en réduisant ses rachats d’obligations françaises sur le marché secondaire, mettant de nouveau en application la célèbre phrase de Jean-Claude Juncker, qui affirmait « qu’il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens » qui sanctuarisent l’austérité. Si un tel scénario invite à considérer sérieusement l’hypothèse d’une sortie de l’euro, à court terme, d’autres leviers sont actionnables pour contrer les marchés. Les trésoreries d’entreprises publiques, les banques publiques et surtout l’épargne des Français – largement gérée par la Caisse des Dépôts et Consignations – pourraient servir à financer la dette supplémentaire en attendant de lever de nouvelles recettes. L’épargne accumulée dans les banques privées pourrait aussi être mise à disposition, comme l’expliquait l’économiste Jacques Nikonoff au Monde Diplomatique : « On réalise des emprunts forcés auprès des banques et des compagnies d’assurances. En d’autres termes, l’État impose à ces sociétés l’achat d’une fraction donnée de ses émissions de dette. » Si ces dispositifs peuvent paraître risqués, il faut rappeler qu’ils ont déjà été utilisés avec succès par le passé, par exemple en 2009 par la Californie, alors dirigée par le républicain Arnold Schwarzenegger… Ces solutions reviennent en fait à « reconstruire par d’autres canaux des vieux outils qui orientent l’épargne populaire vers le financement d’actions d’intérêt général » résume Raul Sampognaro.

Enfin, dans l’hypothèse où la dette deviendrait vraiment insoutenable, l’Etat peut toujours entrer en confrontation frontale avec les créanciers en faisant partiellement ou totalement défaut. Une hypothèse certes assez extrême, mais qui a historiquement permis de purger nombre de créances illégitimes et de sortir par le haut du cercle vicieux de la dette (2). Dans ce cas, l’option la plus stratégique consiste probablement à annoncer un taux maximum auquel les créanciers seront remboursés ou même à en rembourser certains mais pas d’autres pour éviter un front uni d’adversaires. En outre, la dépendance de l’Etat à ses créanciers fonctionne dans les deux sens : comme le rappelait John Maynard Keynes, « Si vous devez 1 000 livres à votre banque, vous avez un problème. Si vous lui devez un million, c’est elle qui a un problème. » Fragilisé par un défaut, même partiel, les banques risqueraient de s’effondrer, permettant leur socialisation à moindre coût par la suite, bien qu’au prix d’un certain chaos temporaire. Cette option n’est donc pas sans risques, mais elle illustre que le chantage des créanciers peut être renversé si la volonté politique est forte.

La menace de la fuite des capitaux

Si la masse considérable d’épargne des Français peut permettre de résister aux pressions des créanciers, encore faut-il que celle-ci ne quitte pas le pays. En effet, une politique de redistribution forte a toutes les chances de susciter une hostilité considérable auprès des gros patrimoines et des grandes entreprises. Or, si le bulletin de vote des investisseurs pèsent autant que ceux de leurs concitoyens, ceux-ci « ont un droit de veto sur la politique démocratiquement choisie » grâce à leur portefeuille, résume Sampognaro. Lorsque ceux-ci disposent de patrimoines peu liquides, c’est-à-dire très ancrés sur un territoire, par exemple des mines ou de l’immobilier, leur préférence va à un renversement du pouvoir. A l’inverse, lorsque leurs possessions sont surtout composées de titres financiers, ils préfèrent quitter le pays pour s’installer dans un État plus accommodant. Ce « paradoxe des actifs » constitue une explication originale pour comprendre, par exemple, pourquoi Salvador Allende a été victime d’un coup d’Etat tandis que François Mitterrand n’y a pas eu droit. Mais même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente. 10 jours avant la prise de fonction de François Mitterrand, la Bourse de Paris avait ainsi dû être suspendue en raison de sa chute continue. 

Même sans effusion de sang, l’opposition des plus fortunés peut être très violente.

Dans le régime actuel de liberté de circulation des capitaux, reconnue comme « liberté fondamentale » dans l’Union européenne, et étant donné la rapidité avec laquelle les transactions peuvent être faites par ordinateur, cette fuite des capitaux peut être très rapide. Dès lors, des mesures immédiates et fortes sont nécessaires pour l’interrompre au maximum. L’économiste Frédéric Lordon imagine par exemple s’inspirer de la Malaisie, qui, lors de la crise financière asiatique de 1997-1998, avait mis en place un système de deposit : concrètement tous les investisseurs qui possèdent des actifs sur le territoire français ou qui souhaitent s’y implanter doivent verser une part importante de leur investissement dans un fond. L’argent leur est ensuite rendu s’ils quittent le pays, mais seulement s’ils y sont restés un certain temps minimum, par exemple un an. Une mesure qui permet de bloquer les mouvements spéculatifs tout en ne bridant pas les investissements productifs ou le commerce international.

Ensuite, si un contrôle des capitaux à proprement parler ne pourrait être mis en place à très court terme, et imposerait une confrontation directe avec l’Union européenne, le maximum doit être fait pour surveiller les mouvements de capitaux. « Le renforcement des moyens de l’administration, notamment fiscale, est la clé de voûte pour atteindre ensuite les objectifs plus structurels » explique Sampognaro. Même si « légalement un millionnaire a le droit de retirer sa fortune pour quitter la France, il est aussi obligé de le déclarer au fisc. Si l’information est suivie, on pourra le retrouver. » L’instauration d’un « impôt universel », déjà en vigueur pour les citoyens américains et suisses et proposé par Jean-Luc Mélenchon, permettrait alors de demander à ces individus fortunés de payer la différence d’impôts entre le pays où ils ont placé leur fortune et le taux français.

Par ailleurs, un certain degré de contrôle des capitaux pourrait être instauré en abaissant les montants à partir desquels une transaction doit faire l’objet d’une autorisation. La note d’Intérêt général rappelle que de tels dispositifs existent déjà afin de lutter contre la fraude fiscale, le financement du terrorisme, le blanchiment d’argent ou toutes sortes d’activités crapuleuses. Une amende, idéalement d’un montant égal à celui de la transaction, pourrait être instaurée pour les établissements bancaires qui effectuent ces transactions, afin de s’assurer de leur coopération, le tout assorti de contrôles rigoureux. Un tel dispositif avait par exemple été instauré en Islande suite à la crise financière de 2008, dévastatrice pour l’île. « Techniquement on pourrait même retirer les Îles Caïmans et les autres paradis fiscaux de SWIFT » (système international de transactions interbancaires), complète Raul Sampognaro rappelant que tout est question de volonté de politique.

Une telle offensive contre le capital poserait très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro.

Bien sûr, de telles mesures demandent un vrai courage politique et comportent des risques. De plus, bien que nécessaires pour résister aux assauts des grandes fortunes et de la finance mondiale, elles ne permettent en rien de s’assurer du soutien d’une majorité de la population, qui ne pourra être obtenu que laborieusement, grâce à des actes concrets et rapides en matière sociale. Une telle offensive contre le capital poserait aussi très vite la question du maintien dans l’Union européenne et la zone euro. Enfin, les rapports avec le patronat ne manqueraient pas d’être tendus, bien que celui-ci ne soit pas monolithique et tout entier acquis aux revendications du CAC40. Autant de questions majeures qui ne pourront être mises de côté. Certes, de tels plans d’actions ne fédèrent pas les foules. Mais face à la feuille de route parfaitement rodée des élites néolibérales, une résistance déterminée et organisée sera indispensable. Au risque sinon de connaître le même sort qu’Alexis Tsipras.

Notes :

1/ Eric Toussaint, Le système dette: Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017.

2/ Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, Éditions la Découverte, 2022.

Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.

Italie : La stratégie du chaos pour dissimuler l’incompétence

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Le gouvernement italien a finalement fait adopter son plan économique. L’alliance formée par l’extrême droite de Matteo Salvini et le Mouvement cinq étoiles a vu la première version de son budget rejetée par la Commission européenne. En fonction depuis six mois, les nouveaux élus n’ont pas encore trouvé les fonds pour réaliser leurs promesses de campagne, comme le revenu de citoyenneté. En revanche, s’il y a un domaine dans lequel le gouvernement s’est manifesté dès son arrivée, c’est au niveau du démantèlement du système d’accueil des migrants et de la diabolisation des étrangers. Par Florian Pietron.

La promesse de campagne du Mouvement cinq étoiles : un revenu de citoyenneté basé sur des erreurs mathématiques.

Le Mouvement cinq étoiles prétendait lutter contre les inégalités sociales en se revendiquant apolitique et proche des citoyens. Sa communication est basée sur la désillusion des italiens concernant les gouvernements précédents : la droite conservatrice de Silvio Berlusconi ou la social-démocratie de Matteo Renzi. Ainsi, en adoptant une posture « qualunquiste », le parti de Luigi Di Maio est parvenu à convaincre la majeure partie des citoyens qui considèrent que les hommes politiques, indépendamment de leur parti, sont des élites qui n’ont pas la préoccupation d’améliorer la vie des italiens. Malheureusement, en terme factuel, le Mouvement cinq étoiles perpétue la politique libérale du gouvernement précédent.

Durant la campagne électorale de 2018, Luigi Di Maio, dirigeant du Mouvement cinq étoiles, avait promis d’abolir la pauvreté une fois les élections remportées. Pour ce faire, ce parti fondé par l’humoriste Beppe Grillo, affirmait être en mesure de débloquer 17 milliards d’euros afin de financer un revenu de citoyenneté. Le but était de permettre aux italiens percevant moins de 780 euros par mois, d’atteindre cette somme considérée en Italie comme le seuil de pauvreté. Cela concerne les chômeurs, les travailleurs précaires ou encore les retraités. Cependant, beaucoup d’incohérences ont émergé concernant le budget de cette mesure.

Tout d’abord, les ressources promises afin de financer le revenu de citoyenneté ont été revues à la baisse après l’élection du nouveau gouvernement. Les Ministres évoquent un budget annuel de 8 milliards d’euros, un montant bien inférieur aux 17 milliards initialement promis. D’autre part, Luigi Di Maio prétend pouvoir fournir une aide de 780 euros par mois à 6,5 millions de personnes. Or, un budget de 8 milliards d’euros annuels divisés par 6,5 millions de personnes équivaut à 1230 euros par an soit 102 euros par mois. Le compte n’y est pas. Ce nouveau revenu de citoyenneté serait même inférieur à l’aide sociale fondée par le gouvernement précédent, nommé revenu d’insertion, qui peut atteindre entre 190 et 485 euros par mois. Le projet du gouvernement pourrait donc avoir pour conséquence la diminution des aides sociales existantes, contrairement à une prétendue lutte contre la pauvreté.

L’autre grande erreur de calcul du gouvernement italien concerne le nombre de citoyens percevant moins de 780 euros par mois. Luigi Di Maio affirme qu’il s’agit de 6,5 millions de personnes. Ce chiffre est bien inférieur à la réalité. Il y a en Italie 14 millions de citoyens sous le seuil de pauvreté. En effet, les données des instituts de statistiques italiens (Istat et Inps) font état de 6 millions de sans-emploi, 4,5 millions de retraités sous le seuil des 780 euros par mois et 3 millions de travailleurs précaires. Ce revenu de citoyenneté devait être progressif, c’est-à-dire proportionnel aux revenus. Les chômeurs auraient perçu le montant maximal mais un travailleur précaire par exemple, s’il percevait un salaire de 500 euros par mois, aurait eu droit à une aide de 280 euros. Par conséquent, si le gouvernement souhaite effectivement que le revenu de citoyenneté concerne tous les citoyens sous le seuil de pauvreté, il doit prendre en compte 14 millions de personnes, dont 6 millions percevraient le montant maximum. C’est pourquoi, au regard des objectifs fixés, le budget du revenu de citoyenneté est insignifiant. Ces erreurs de calculs sont préoccupantes et dévoilent l’incompétence, si ce n’est la malhonnêteté des dirigeants du Mouvement cinq étoiles.

Manifestation des travailleurs « fantômes » contre le travail au noir à Naples.
PHOTO : ©DIEGO DENTALE

Enfin, le système prévu permettrait également de surveiller les achats contractés grâce au revenu de citoyenneté à l’aide d’une carte de paiement prévu à cet effet. Les « achats immoraux » seront sanctionnés via des peines allant jusqu’à six ans de prison, accentuant davantage la suspicion envers les plus démunis, qui seraient si on ne les surveille pas, tentés d’abuser de leurs privilèges. Aucune définition claire de ce que le gouvernement considère comme un « achat immoral » n’a été formulée. Un paquet de cigarette, une pilule abortive, un ordinateur, seront-t-ils considérés comme des achats immoraux ? Au regard des membres qui forment ce nouveau gouvernement très conservateur, on est en droit de se poser des questions.

Le paradoxe du Mouvement cinq étoile est donc de prétendre abolir la pauvreté alors qu’il maintien le système qui engendre les inégalités sociales. S’il voulait lutter de façon efficace contre la pauvreté, il serait pertinent d’instituer un salaire minimum. En effet, la péninsule n’a toujours pas légiféré dans ce domaine. À l’inverse, sous l’impulsion de Matteo Salvini, le gouvernement veut instaurer un impôt sur le revenu à taux unique, ou flat tax, ce qui favoriserait les revenus plus élevés. Il supprimerait donc le barème progressif qui a pour but de réduire les inégalités sociales en demandant une contribution plus importante de la part des plus fortunés. À cette incompétence sur le plan économique viennent s’ajouter des éléments inquiétants concernant les libertés individuelles.

Le Ministre de la famille qui combat l’avortement, le divorce et les lois contre la discrimination raciale.

À la tête du Ministère de la Famille et des handicaps a été nommé un membre de la Lega qui s’oppose aux libertés des homosexuels et des femmes. Il s’agit de Lorenzo Fontana, grand ami de Matteo Salvini. Le Ministre de la famille juge que les enfants conçus à l’étranger par des couples du même sexe ne doivent pas être reconnus par l’État italien. Son combat politique se focalise également contre l’avortement. Il est membre du « comité contre la loi 194 », qui instaurait en 1978 la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse jugée selon ce comité, un « holocauste oublié ». Dans un pays où les médecins ont la possibilité de refuser de pratiquer un avortement en se déclarant objecteurs de conscience, parvenir à trouver un chirurgien consentant relève du parcours du combattant. Dans certaines régions comme le Molise, seul un médecin accepte de pratiquer l’avortement.

Lorenzo Fontana affirme qu’interdire complètement les différents modes d’interruption de grossesse serait un moyen efficace de résoudre la crise démographique du pays. Pour ce faire, il souhaite instaurer une loi qui condamnerait les femmes ayant recours à l’avortement à des peines pouvant aller jusqu’à 12 ans de prison. À Vérone, fief de l’extrême droite, le Conseil municipal a récemment voté une motion anti-avortement, visant à mettre en place des actions afin de dissuader les femmes de ne pas donner naissance à leur enfant. La crainte des activistes qui luttent pour les droits des femmes est de voir arriver dans les centres de consultation et les hôpitaux de la région, des membres du mouvement catholique « ProVita », fervents détracteurs de l’avortement.

D’autre part, le Ministre de la Famille soutient Simone Pillon, sénateur du même parti, qui se consacre actuellement à la réalisation d’un décret de loi visant à rendre plus difficiles les séparations et les divorces. En effet, si ce décret était adopté, la procédure de séparation et l’organisation de la garde alternée seraient soumises à une médiation familiale obligatoire et onéreuse. Un médiateur serait en effet chargé de dissuader les couples de divorcer pendant une période de six mois, tout en obligeant les intéressés à financer cette procédure obligatoire.

Enfin, le Ministre de la Famille souhaite abroger la loi Mancino qui condamne les discriminations et les violences à caractère raciste, ethnique ou religieuse ainsi que la formation de groupes incitant à la haine raciale. C’est le combat de la Lega qui souhaite depuis quelques années supprimer cette loi contre l’idéologie raciale qu’elle juge liberticide. Bien qu’elle ne se déclare pas ouvertement fasciste, la Lega entretient des relations étroites avec des groupes politiques se réclamant de l’idéologie mussolinienne comme CasaPound, Forza Nuova ou encore Fratelli d’Italia, son allié dans la coalition qui l’a porté au pouvoir et qui descend du Mouvement social italien, créé par les fascistes de l’après-guerre.

Les inquiétantes références à Mussolini :

L’utilisation de références au fascisme vient compléter ce tableau noir. Matteo Salvini, le jour de l’anniversaire de Benito Mussolini, avait cité le dictateur : « tanti nemici, molto onore » (« de nombreux ennemis, un grand honneur »). Les mises en scène fréquentes au balcon de la part du Ministre de l’intérieur et de Luigi Di Maio, chef du parti au gouvernement (dont le père était néofasciste) rappellent l’habitude qu’avait Benito Mussolini de faire ses discours depuis le balcon du Palais Venezia à Rome.

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Manifestation pour l’égalité des droits pour tous à Naples
Source: Potere al popolo

En face, l’opposition est inexistante. Au Parlement, le seul contre-pouvoir présent en nombre est le PD de Matteo Renzi, qui a fait preuve dans le passé d’une certaine inclination pour les politiques libérales et pour la répression envers les migrants à travers le décret Minniti. Son silence actuel sur la scène politique italienne est assourdissant, ce qui laisse le champ libre à l’alliance au pouvoir de faire ce que bon lui semble et la rend d’autant plus dangereuse.

La novlangue de Matteo Salvini.

Dans le domaine des politiques sociales en revanche, le gouvernement ne propose rien de convainquant. C’est à croire que sa propagande contre les plus démunis est trop chronophage pour lui permettre de se concentrer sur les questions de fond. À moins que ce ne soit une stratégie politique ? En martelant des messages contre les migrants et en leur faisant porter la responsabilité de la situation économique actuelle, Matteo Salvini cherche à faire diversion. À l’image de la novlangue conceptualisée par Georges Orwell, les slogans de Matteo Salvini ont une signification qui en réalité, se traduisent de façon concrète par leur opposé. Le Ministre de l’intérieur torture la sémantique afin de faire porter aux mots un sens qu’ils n’ont pas et créer une confusion linguistico-politique au sein de la population. Il sollicite les émotions primitives de son auditoire et l’affect des citoyens, à défaut de leur rationalité. Ses discours sont construits via un lexique très restreint visant à simplifier à l’extrême les problématiques de la péninsule. « Clandestin », « bulldozer », « tique communiste », sont des éléments récurrents du langage salvinien.

À titre d’exemple, le slogan de campagne de Salvini était « Les italiens d’abord ». Factuellement, les mesures du Ministre de l’intérieur ne se sont pas traduites par une amélioration de la situation des italiens. La conséquence directe a été la persécution des étrangers de la part du gouvernement et la destruction du système d’accueil des migrants. Cela a conduit à l’augmentation des clandestins et des sans-abris, qui auparavant étaient hébergés dans les centres publics pour les réfugiés et les demandeurs d’asile. En aucun cas le gouvernement ne s’est attelé à aider les citoyens. Au contraire, l’augmentation des sans domicile fixe et la stigmatisation des personnes dans une situation de risque social élevé n’a fait qu’augmenter les tensions et la violence, ce qui est délétère pour l’ensemble du pays.

Une autre expression clé de l’argumentaire salvinien est « la fête est finie ». Dans le vocabulaire du Ministre de l’intérieur, cela signifie que les « profiteurs » du système, identifiés selon lui comme les étrangers, ne pourront plus parasiter l’économie italienne. En réalité, les migrants sont un facteur positif pour l’Italie puisqu’ils apportent jusqu’à 2,8 milliards dans les caisses de l’État selon le centre d’étude sur l’immigration (Idos).

À l’inverse, le parti de Matteo Salvini est impliqué dans le détournement de 49 millions d’euros de fonds publics. Le fondateur de la Lega Umberto Bossi et son ancien trésorier Francesco Belsito ont perçu ces sommes via des remboursements de frais électoraux indus. Évidemment, Matteo Salvini n’a pas condamné ces délits. En outre, cette affaire n’a eu que peu de conséquences pour le parti puisque la sentence a été très clémente. En effet, la magistrature a permis aux condamnés de restituer la totalité de la fraude à raison de 100 000 euros tous les deux mois, ce qui devrait prendre 81 ans à la justice italienne pour récupérer la totalité des sommes volées. S’il y a profiteur du système économique italien, ce ne sont donc pas les migrants.

Enfin, Matteo Salvini est lui aussi directement concerné par la tolérance de la justice envers les hommes politiques. Poursuivi par le procureur de Palerme pour arrestation illégale, abus de pouvoir et séquestration de personne dans le cadre de l’affaire du navire Diciotti, le Ministre de l’intérieur a vu son procès archivé et la procédure judiciaire abandonnée. Il avait empêché le navire des gardes côtes italiens de débarquer les 177 migrants secourus en mer comme le prévoit la loi. Ils furent donc contraints de rester séquestrés sur le bâtiment des gardes côtes pendant dix jours, suite à une traversée pour le moins éprouvante durant laquelle ils risquèrent leur vie.

Le mensonge de l’urgence migratoire en Italie.

Afin de défendre sa politique anti-migrants, le gouvernement prétend également que l’Italie est le pays qui accueille le plus d’immigrés et que ces derniers profitent du budget de l’État pour vivre luxueusement dans les centres d’accueil sans avoir besoin de travailler. Ces deux affirmations sont fausses. Elles viennent s’ajouter à la longue série de fake news propagées par le Mouvement cinq étoiles et la Lega au pouvoir.

En réalité, en 2016, l’Union européenne a conclu un accord controversé avec la Turquie pour contrôler les entrées depuis la Grèce. La surveillance dans les eaux territoriales turques a donc dissuadé les migrants de rejoindre l’Europe par cette voie. C’est pourquoi, l’Italie est devenue une des portes d’entrées principales. En réaction, le 2 février 2017, l’ancien Ministre de l’intérieur Marco Minniti, du Partito Democratico de Matteo Renzi, conclut un accord avec le gouvernement Libyen visant à intercepter les migrants en méditerranée. Ce texte prévoyait l’aide logistique de l’Italie, qui a fourni des navires et formé des garde-côtes, ainsi que la création de camps de détention en Libye pour les migrants interceptés. Selon Amnesty International, en 2017, 20 000 personnes ont été placées dans ces camps où des cas de tortures, d’arrestations arbitraires et d’extorsion sont quotidiennement rapportés. Par conséquent, depuis que le gouvernement italien a décidé de fermer ses frontières, c’est l’Espagne qui est devenu la principale voie d’entrée en Europe.

Arrivées et décès en Méditerranée en 2018. Source : IOM

D’autre part, la péninsule est très loin d’être le premier pays d’accueil des migrants. Selon Eurostat, en 2017, l’Allemagne a accepté 325 370 demandes d’asiles contre 35 130 en Italie. En ce qui concerne leur contribution à l’activité économique, les migrants travaillent et cotisent davantage qu’ils ne perçoivent d’aides sociales. C’est pourquoi, au lieu de mener sa guerre contre les migrants, le gouvernement pourrait développer des politiques d’intégration et faire naître de nouveaux équilibres vertueux, comme ce fut le cas à Riace, petite commune de Calabre devenue symbole d’accueil.

 

Riace, un exemple d’intégration menacé.

À Riace fut en effet mis en place par le Maire Domenico Lucano dit « Mimmo », un modèle qui devint un exemple au niveau international. Le village s’était massivement dépeuplé faute d’opportunités pour les jeunes générations et semblait voué à disparaître. Suite au naufrage d’un bateau de migrants kurdes sur la plage de la commune en 1998, Mimmo Lucano, alors Maire du village, avait décidé de mettre en place un système d’accueil, nonobstant l’absence d’aide financière de l’État. Chaque migrant du village parvint à participer à l’activité économique de la commune et à vivre en harmonie avec les habitants. Mimmo Lucano avait été jusqu’à contacter d’anciens habitants de Riace émigrés en Amérique latine afin de leur demander de concéder leurs maisons inoccupées aux nouveaux arrivants, ce qu’ils acceptèrent de bon cœur. Les migrants contribuèrent donc à la renaissance du village et grâce à cette politique, l’économie de Riace fit un bon spectaculaire.

Malheureusement, dans une Italie qui se replie sur elle-même, le modèle de Riace est violemment attaqué depuis octobre dernier. Une enquête a été ouverte contre Mimmo Lucano pour avoir « favorisé l’immigration clandestine ». En attendant le verdict, il est suspendu de ses fonctions de Maire et contraint de quitter Riace. Pourtant ce dernier n’avait fait que donner les moyens aux migrants arrivant dans sa commune de vivre dans des conditions dignes. Son travail avait été salué dans le monde entier et des prix internationaux lui avaient été décernés. Cette affaire a donc des allures de procès politique. Il est probable qu’un exemple aussi positif d’intégration ne devait pas exister aux yeux du Ministre de l’intérieur Matteo Salvini, qui a fait de la guerre aux migrants son cheval de bataille.

Mimmo Lucano et des personnes vivant à Riace

Pourtant, outre le devoir moral qui incombe les démocraties de permettre à des populations fuyant la détresse économique et la guerre de trouver refuge, il est important de noter l’impact positif des migrants sur l’économie italienne. En effet, ils soutiennent la production en apportant leur main d’œuvre et cotisent pour le financement des aides sociales et des services publics. En d’autres termes, ils sont une opportunité, pas un problème. L’exemple de Riace en témoigne. Sans eux, l’Italie ne parviendra bientôt plus à garantir son système des retraites, car la part des seniors est en augmentation et les jeunes actifs ont tendance à émigrer pour trouver du travail. D’ici 2040, le taux de retraités par rapport aux actifs cotisants devrait atteindre les 65% selon l’Istat (Institut National des Statistiques italien).

D’autre part, le nombre d’italiens qui émigrent à l’étrangers est aussi important qu’après la seconde Guerre mondiale. Selon l’Institut de statistiques sur les migrations (Idos) il y aurait eu en 2017 plus de 250 000 départs pour l’étrangers. Cela démontre l’absurdité de la distinction entre migrants « économiques » et demandeurs d’asiles. Cette dichotomie ne prend pas en compte les paramètres sociaux et les situations individuelles. Si un migrant est menacé par la guerre, il peut avoir une chance d’être régularisé. En revanche, s’il est menacé par sa condition économique, malgré tous les risques que cela comporte, il est contraint au rapatriement. Alors qu’en est-il des 5 millions d’italiens expatriés ? Nombre d’entre eux ont quitté le pays à cause de la situation économique.  Doivent-ils être rapatriés puisqu’ils sont eux aussi des migrants dits « économiques » ne justifiant pas leur présence par le droit d’asile ?

La discrimination raciale institutionalisée par Matteo Salvini

Malgré cela, le Ministre de l’intérieur Matteo Salvini mène une bataille sans relâche contre les étrangers. Les opérations de sauvetage des gardes côtes sont interrompues, les ports refusent l’entrée des navires des ONG et la propagande de son parti, vise à faire porter la responsabilité de la situation économique actuelle sur les nouveaux arrivants, alors qu’elle est liée à la mauvaise gestion de l’Italie depuis des décennies. À travers des slogans violents et démagogiques, Matteo Salvini a déclenché une guerre sanglante entre les plus démunis. Les agressions racistes se multiplient, l’aide aux migrants est criminalisée, les classes défavorisées se retournent contre ceux qui sont en détresse. Depuis le mois de janvier, plus de 1500 migrants sont morts en méditerranée à cause de la volonté du gouvernement de ne plus assurer la surveillance et le sauvetage en mer. Le « laisser mourir » s’est imposé comme le nouveau mode « made in Italy » de gestion des flux migratoires.

Dans le décret Salvini, des lois discriminantes contre les migrants ont vu le jour, telles que l’obligation de fermeture à 21h des magasins gérés par des étrangers, l’annulation de la protection humanitaire et la restriction des moyens alloués au système d’accueil des migrants, notamment au niveau financier. En outre, un couvre-feu a été imposé aux migrants vivants dans les centres d’accueil (CAS), ce qui accentue la ségrégation sociale et développe une inquiétante inégalité entre les citoyens en termes de droits civils, selon des critères culturels et sociaux. Récemment, le navire de sauvetage français de la mission SOS Méditerranée de Médecins sans frontières s’est vu retiré son pavillon par le Panama sous la pression des autorités italiennes. Bloqué depuis deux mois dans le port de Marseille, les dirigeants de la mission ont dû abandonner les opérations.

Une opération de sauvetage de l’Aquarius en Méditerranée.

Le nouveau gouvernement italien n’apporte donc pour le moment aucune réponse concrète aux besoins des citoyens. Sur le plan économique, il met en place des mesures libérales avantageant les plus aisés, contrairement à ce qui était annoncé pendant sa campagne. La création de lois liberticides et l’apologie conservatrice d’une prétendue « famille traditionnelle » laissent présager une dérive autoritaire inquiétante. Enfin, l’espace médiatique est saturé par la propagande anti-migrants de Matteo Salvini, qui masque les incohérences du gouvernement en matière de budget économique. Le Ministre de l’intérieur tire profit de cette situation de crise en désignant comme bouc émissaire les migrants, alors qu’ils sont en réalité les premières victimes de la précarité. De cette façon, il protège les intérêts des plus avantagés en empêchant la colère populaire de se retourner contre les vrais responsables.

Italie – Le budget 2019 passé au crible

©Alberto Pizzoli/AFP/Getty Images

Prête à la confrontation au niveau européen, et à une potentielle nouvelle crise souveraine, la coalition M5S/LEGA propose un projet de budget 2019 ambitieux sur un plan social, voire infrastructurel, sans pour autant traiter nécessairement les enjeux de long terme du pays. Par le collectif Hémisphère Gauche.

Le Gouvernement italien a publié jeudi soir son projet de budget 2019 présentant, après plusieurs années de réduction graduelle du déficit mise en oeuvre par le Parti démocrate, une cible de déficit de -2,4% pour 2019 (contre -1,8% en 2018) suivie d’une légère baisse conditionnée à des niveaux de croissance élevés. Cette annonce a immédiatement entrainé de nouvelles tensions sur le marché de la dette italienne, le spread de taux d’intérêt à 10 ans avec l’Allemagne augmentant de plus de 160 points de base (figure 1) à un niveau proche 300 bps (soit un point encore loin des tensions extrêmes observées en 2011). Certains investisseurs mettent sous-pression les taux d’intérêt italiens en réduisant leur exposition aux titres d’État italien. Certains investisseurs font l’analyse d’un risque de redénomination, c’est-à-dire qu’ils parient sur la sortie du pays de la zone euro.

Dans ce contexte, le ministre italien de l’Économie et des Finances, Giovanni Tria n’a pas rassuré les économistes en communiquant les prévisions de croissance soutenant ce scénario (1,6% pour 2019 et 1,7% pour 2020, soit des niveaux qui n’ont pas été atteints depuis 2010). La crédibilité limitée de ces propositions place l’Italie dans une situation de confrontation avec le cadre de gouvernance budgétaire européen. Pourtant, ce budget contient certaines mesures intéressantes quoique mal calibrées (création d’un quasi-RSA, plan d’investissement public de 15 Mds EUR) et d’autres beaucoup moins pertinentes (flat tax, retour sur la directive Bank Recovery and Resolution ou BRRD), si bien qu’une approche moins brutale comme des mesures mieux ciblées pourraient davantage remettre l’Italie sur un sentier de croissance plus durable après une crise de plus de 10 ans.

Ce billet présente les enjeux de court terme du vote du budget italien, en particulier la confrontation avec le Conseil de l’UE et la Commission européenne, avant d’aborder le contenu du budget et les enjeux de long terme de l’économie italienne, troisième partenaire économique de notre pays.

Graphique 1 : Écart de taux d’intérêt à 2 ans et à 10 ans sur les emprunts d’État avec l’Allemagne (en point de base)

Source : Bloomberg

 

Le projet de budget, en confrontation avec le cadre de gouvernance européen, risque de replonger l’économie européenne dans l’incertitude.

Le projet de budget 2019 revient assez frontalement sur le précédent programme de stabilité du gouvernement démocrate de M. Gentiloni. Ce dernier prévoyait un maintien de l’ajustement primaire (c’est-à-dire un solde budgétaire hors intérêts sur les trois prochaines années) pour un déficit global atteignant -0,8% en 2019. Le projet de budget actuel prévoit lui d’atteindre -2,4% dès l’an prochain avant de diminuer progressivement en fonction des taux de croissance atteints. Il sera présenté aux chambres du Parlement italien autour du 10 octobre pour être présenté à la Commission européenne, dans le cadre du volet automnal du semestre européen, le 15 octobre. Cette dernière ne devrait avoir le choix que de déclencher une procédure pour déficit public excessif en particulier pour le non-respect du critère de réduction de la dette issu des nouvelles règles budgétaires votées lors de la crise.

Cette trajectoire rompt avec celle entamée par le Gouvernement précédent, qui prévoyait une réduction du ratio dette/PIB à horizon 2019. Il s’appuyait sur un niveau d’excédent primaire très élevé, qui tranche nettement avec la situation budgétaire française. Les remarques (très) déplacées du Gouvernement français ne font ainsi que renforcer le positionnement du Gouvernement italien dans ce jeu de rôle européen. Malgré son niveau de dette/PIB élevé, l’Italie a été un des États membres à faire les plus gros ajustements budgétaires depuis la crise, au dépend, sûrement, d’une reprise vigoureuse. Ainsi, depuis 2016, la solvabilité budgétaire est assurée c’est-à-dire que le niveau de déficit actuel permet de stabiliser le niveau du taux d’endettement public.

Histogramme 1. Soldes primaires français et italien depuis 1995

Sources : PICTET

Le budget proposé pour 2019 est très ambitieux sur le plan de la politique économique (avec une impulsion budgétaire proche de 0,7 point de PIB, pour un coût estimé sur 5 ans entre 108 et 126 Mds EUR selon l’Observatoire des finances publiques italiens[1]). Il pourrait remettre en cause cet équilibre : une dégradation de la croissance économique, une politique budgétaire trop expansionniste ou bien une forte hausse de taux d’intérêt auquel emprunte l’Italie menacerait la soutenabilité de la dette publique italienne à moyen terme. À court terme, toutefois, celle-ci n’est pas menacée mais fortement dépendante du niveau de croissance, comme le montrent nos simulations infra. Dans ce contexte, les prévisions du Tesoro italien semblent au dessus du consensus des économistes.

Graphique 2 : Dynamique de la dette publique italienne en fonction des prévisions de croissance, de taux d’intérêt et de politique budgétaire

Source : Eurostat, calculs de l’auteur

Or, le budget en question pourrait bien avoir un impact sur la croissance du pays, à tout le moins à très court terme. Ce budget propose en effet un panachage de mesures, plus ou moins pertinentes sur un plan économique (comme nous le verrons dans un second temps). Tout l’enjeu réside dans la capacité de l’économie italienne à créer de la croissance et de l’emploi, et donc à partiellement « autofinancer » ce déficit. Le calcul des multiplicateurs budgétaires et de l’élasticité des recettes sera à nouveau crucial. Les estimations fournies par la littérature académique penchent pour un effet favorable mais limité des mesures en recettes (ex. la flat tax) en fin de cycle, mais sur un effet positif des dépenses en infrastructure dans un environnement de taux bas. L’élasticité des recettes semble toutefois favorable, une fermeture progressive de l’écart de production entrainant une hausse importante des recettes (1pp pour 8-9 Mds).

Quoi qu’il en soit, le projet de budget sera confronté à court terme aux jugements du Président Mattarella, des agences de notation (Moody’s et Fitch doivent notamment revoir la notation du pays bientôt), des marchés et des partenaires européens.

 

Un projet de budget comprenant certaines avancées sans pour autant répondre aux importantes difficultés structurelles du pays.

Que contient le projet de budget 2019  à même de faire redécoller la croissance amorphe du pays depuis la crise (cf. graphique 3) ? Tout d’abord, le revenu de citoyenneté, si cher au Mouvement Cinq Etoiles pendant la campagne, qui consiste en réalité en une forme de RSA amélioré, avec une indemnité de 780 euros mensuels pour neufs millions d’italiens privés de revenus ou dont les revenus ne dépassent pas 9360 euros par ans (soit 780 euros par mois). En effet, contrairement à la France qui possède des minimas sociaux, l’Italie est peu solidaire sur ce volet. Ce projet est estimé à environ 9 et 10 Mds d’euros par le Tesoro et de 7 Mds d’euros par le gouvernement. Pour mettre en perspective, le taux de risque de pauvreté est de 20.6% en Italie alors que la moyenne de la zone euro est de 17.4% en 2016 selon Eurostat (France : 13.6%, Allemagne : 16.5%). Une mesure de soutien à la consommation en ce sens ne paraît pas absurde. Une approche plus ciblée et peut-être plus favorable au retour à l’emploi aurait pu faire sens également.

Graphique 3 : PIB volume (base 100 en 2008)

Source : Eurostat

Un autre élément positif est la relance de l’investissement public via un plan d’investissement de 4 à 6 Mds EUR. Celle-ci est primordiale pour l’Italie pour pouvoir relancer la croissance potentielle mais aussi pour protéger les italiens du risque de catastrophes dramatiques comme celle de Gênes en août dernier. En effet, alors que l’investissement public représentait 3.4% du PIB en 2009, il est désormais inférieur à 2%. L’estimation de la croissance potentielle de l’Italie s’élève quant à elle à 0.5% selon la Banque d’Italie, ce qui montre bien que les perspectives de l’économie italienne ne sont pas bonnes et qu’il est essentiel de stimuler le potentiel de croissance via des dépenses supplémentaires qui pourraient être crédibles pour les institutions et les partenaires européens.

Dans ce document, le gouvernement estime le coût du revenu minimum et de la réforme des retraites à 17 Mds d’euros. L’introduction de la « flat-tax » d’abord réservée aux PME italiennes ainsi qu’une hausse de l’investissement public (entre 4 et 6 Mds d’euros) figurent aussi dans le budget 2019. Il y figure aussi une annulation de la hausse de la TVA prévue pour 2019.

Le gouvernement parie sur une relance de la croissance par la concrétisation des mesures annoncées d’investissement public, de la baisse de la fiscalité́ et de soutien au revenu par le dispositif de revenu minimum. De quoi relever la croissance de 0,5-0,6 point par an, avec un multiplicateur qui serait donc de l’ordre de 1. Pas impossible en ce qui concerne l’investissement public (les estimations varient d’une valeur de 0,5 pour la CE, à 0,8-1,2 pour l’OCDE, à 1 pour le FMI ou encore à 1,6 pour la BCE). En revanche, l’effet multiplicateur semble beaucoup plus faible pour la baisse de la fiscalité, le revenu minimum ou bien l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, qui représentent les  montants les plus élevés inscrits dans le projet de Loi de finances. L’investissement public représente un volet relativement faible dans le budget alors que c’est bien cet élément qui peut renforcer la croissance potentielle de l’Italie.

 

Graphique 4 : Investissement public de l’Italie et de la zone euro (en % du PIB)

Source : Eurostat

Cependant, d’autres éléments du budget sont plus inquiétants et contestables : en particulier l’introduction d’une flat-tax«  sur l’impôt sur les sociétés des artisans (et à terme des entreprises) et plus tard pour l’imposition du revenu, qui ne stimule pas nécessairement l’investissement. Cette proposition de la Lega n’a pas forcément de rationalité économique. Elle s’inscrit dans la continuité des politiques de prédation fiscale que les États européens ont mis en place depuis près de 30 ans. Son coût est toutefois plutôt limité (3 Mds EUR à court terme, 7 Mds EUR de plus à trouver pour 2020). Idem, le coût du retour sur la réforme des retraites (7 Mds EUR en 2019) semble élevé vis à vis de son efficacité.

De surcroît, ces éléments ne sont pas suffisants pour répondre aux difficultés de long terme de l’économie italienne[2]. En effet, le problème structurel de l’Italie est la stagnation de la croissance de la productivité par tête, qui perdure depuis le début des années 2000 dû notamment à un manque d’investissement de la part des entreprises (mais aussi d’une forte baisse de l’investissement de la part de l’État[3]). Par le biais du canal d’investissement il existe en effet un cercle vicieux entre le manque de gains de productivité et la croissance nominale du PIB. La croissance du PIB potentiel de (estimé entre 0 et 0.5%) peut alors menacer la soutenabilité des finances publiques italiennes en cas de retournement conjoncturel, par effet de boucle. Le facteur travail est également touché. Après la Grande Récession, le taux de chômage italien a fortement augmenté et l’ajustement sur le marché du travail s’est fait par la marge intensive (la baisse des heures travaillées) notamment via le chômage partiel (ex dispositif de la « Cassa Integrazione Guadagni ») provoquant une stagnation de la productivité du travail[4].

Autre difficulté structurelle, le niveau du « capital humain ». L’Italie fait en effet face à un déficit de formation de la population active. Si l’on observe les enquêtes PIAAC de 2016 établies par l’OCDE, le pays est loin derrière les autres pays avancés avec un score de 249 alors que l’Allemagne a un score de 275 ou les pays nordiques (Finlande, Suède, Danemark) se situent autour de 282. Et si l’on regarde les études, il existe une forte corrélation positive entre ce score et le taux d’emploi. Autres chiffres alarmants: la part des diplômés de l’enseignement supérieur est de 16.3% en 2013 alors que la moyenne de l’OCDE est plus de double à 33.3% en 2013. Cette faible performance de l’Italie en matière de niveau de formation est principalement due à un faible niveau de dépenses d’éducation (4% en 2015 contre 6.2% en moyenne dans l’OCDE).

Enfin, derniers éléments structurels très connus mais non pris en compte dans cette ambition : la qualité des institutions, en particulier de la justice, mais également du système éducatif, de l’administration, ainsi que les nombreuses difficultés liées à l’économie souterraine[5].

En somme, la coalition présente un budget comportant des éléments intéressants quoique mal calibrés et d’autres mesures complètement à contre-emploi. L’équilibre général et l’optique de négociation choisis sont porteurs de risques importants quant à l’acceptabilité européenne de ce projet.

Sans tomber dans le catastrophisme, la situation italienne invite à s’interroger sur l’ampleur de la crise – économique, sociale, politique, culturelle– que connaît le pays et à inventer de nouvelles solutions. 

L’Union européenne gagnerait à s’inscrire dans le cadre d’un dialogue coopératif en évitant l’écueil de « faire de l’Italie un exemple » au sein de la zone euro – le précédent grec ayant fait la démonstration de l’inutilité d’une telle stratégie -, mais en prenant en compte ces difficultés et ces besoins propres, tout en restant très ferme et vigilante sur le respect des principes démocratiques.

[1] Osservatorio conti pubblici italiani (2018), « Quantificazione delle misure nei programmi elettorali », Università Cattolica del Sacro Cuore

[2] CER, Europe’s make or break country, 2016

[3] Artus P. (2018), « Même si l’Italie choisit aujourd’hui une politique budgétaire raisonnable, la zone euro n’est pas débarrassée du problème de l’Italie », Flash Économie, 26 septembre

[4] Mrabet H. (2016), « Comment expliquer la faiblesse de la productivité en Italie », Lettre du Trésor-Eco, n°170, mai

[5] Voir pour cela d’autres sources de solution : https://medium.com/@jean.dalbard/migliorare-lefficienza-allocativa-delle-risorse-in-italia-contributo-delle-nuove-tecnologie-46472178f0ae