Au Canada, la fuite en avant du secteur pétrolier

Quatrième producteur de pétrole mondial, le Canada fait face à un phénomène qui traduit l’incertitude croissante à laquelle son industrie pétrolière se trouve confrontée. À l’ouest du territoire, où sont concentrées la quasi-totalité des réserves, le nombre de puits inactifs, voire abandonnés, est en constante augmentation depuis une dizaine d’années. Le coût du démantèlement des infrastructures et de nettoyage des zones alentour pourrait atteindre plus d’un milliard de dollars canadiens (730 M €) d’ici 2025 selon un rapport publié en janvier dernier par le Directeur parlementaire du Budget (DPB), dont le bureau est mandaté pour produire une analyse comptable des politiques publiques. Un coût potentiellement exponentiel que les administrations publiques pourraient en partie assumer seules, en dernier ressort, face à l’inaction des entreprises du secteur.

Une industrie pétrolière au cœur de l’économie canadienne

Le ministère des Ressources naturelles estime que le territoire canadien abriterait plus de 171 milliards de barils, soit l’équivalent de 10% des réserves prouvées à l’échelle mondiale. Moins fréquemment cité que ses homologues de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), ou que son voisin américain, le Canada dispose pourtant de réserves immenses et d’une industrie extractive qui compte parmi les plus puissantes au monde. Toutefois, à l’instar du Venezuela, une grande partie des réserves de pétrole du Canada (97 %) se trouvent sous la forme de sables bitumineux, une forme de pétrole dit « non-conventionnel ». L’extraction des sables bitumineux, plus coûteuse et trois fois plus polluante que le pétrole conventionnel, demeure l’un des enjeux majeurs de l’industrie canadienne. Celle-ci est en effet régulièrement pointée du doigt pour la déforestation que nécessite la construction de mines à ciel ouvert, la contamination des eaux et notamment de l’immense rivière Athabasca à proximité, ou encore le rejet dans l’atmosphère de gaz à effets de serre (GES) liés au processus d’extraction des éléments pétrolifères dans les sables bitumineux.

En 2021, le secteur pétrolier et gazier représentait 5,5% du PIB canadien, tandis que l’Association canadienne des producteurs de pétrole (ACPP) estime que plus de 400 000 emplois sont directement ou indirectement liés à l’activité extractive dans le pays. Des chiffres qui dessinent une industrie pétrolière dont la place au sein de l’économie canadienne demeure prépondérante, en particulier dans les provinces de l’ouest du pays. Car c’est bien dans la seule province de l’Alberta que se trouvent plus de 80% des réserves de pétrole canadiennes. L’industrie extractive y représente un tiers du PIB de la province et deux tiers de ses exportations. Calgary, sa capitale économique, abrite par ailleurs les sièges sociaux des plus grandes entreprises pétrolières canadiennes, parmi lesquelles Suncor, Canadian Natural Resources Limited ou encore Husky. L’économie de l’Alberta, et dans une moindre mesure celle de la Saskatchewan voisine, repose donc en grande partie sur les résultats du secteur pétrolier. Selon l’Alberta Energy Regulator (AER, organisme de réglementation de l’énergie de l’Alberta), le nombre de puits de pétrole présents dans la province atteindrait quant à lui 460 000, contre environ 140 000 en Saskatchewan.

Cette prépondérance du secteur pétrolier dans l’ouest du pays n’empêche pas l’industrie de faire face à un changement progressif des caps politiques. Le Premier ministre Justin Trudeau, arrivé au pouvoir fin 2015, quelques semaines seulement avant l’adoption des Accords de Paris sur le climat (décembre 2015), annonce vouloir augmenter la part des énergies renouvelables dans le « mix énergétique » canadien et accompagner la transition de l’industrie pétrolière vers une activité moins émettrice tout en limitant ses effets sur les résultats économiques et sur l’emploi. En avril 2021, le Premier ministre canadien s’est ainsi engagé à maintenir son pays dans une trajectoire permettant une baisse du niveau d’émissions de GES de 40 à 45% par rapport au niveau de 2005 d’ici 2030.

« Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être. »

Dans le même temps, l’industrie pétrolière s’efforce quant à elle de sauver ce qui peut encore l’être, freinant les initiatives visant à réglementer son activité et s’appuyant sur des relais politiques puissants – notamment Jason Kenney, Premier ministre de l’Alberta – pour faire entendre ses intérêts. Par ailleurs, si les entreprises du secteur pétrolier entrevoient la possibilité d’une restriction de leur activité, elles ont désormais intégré une donnée financière fondamentale pour l’avenir du secteur à moyen terme : la baisse inéluctable de la valeur des actifs pétroliers. Une baisse de valeur qui s’explique à la fois par la perspective de l’épuisement des ressources, mais aussi (et surtout) par le risque réputationnel que représente désormais l’investissement dans les actifs pétroliers.

Le financement du secteur pourrait également être affecté par ce changement – encore timide – de priorités énergétiques, cette fois-ci à très court terme. La Caisse de dépôt et de consignation du Québec (CDPQ), deuxième fonds de pension du pays avec près de 400 milliards de dollars canadiens (290 milliards d’euros) d’actifs, a ainsi annoncé en 2021 vouloir liquider son portefeuille d’actifs pétroliers (environ 4 milliards de dollars) d’ici la fin de l’année 2022. Ces évolutions récentes traduisent les difficultés structurelles auxquelles va devoir se confronter l’industrie pétrolière canadienne. Aussi, face à l’absence de repreneur ou la perte de valeur de leurs infrastructures, certaines ont choisi l’abandon pur et simple, préférant solder leur perte que d’investir dans la remise en conformité ou la maintenance des puits de pétrole.

La facture liée aux puits orphelins en pleine explosion

C’est probablement là que réside l’explication de l’augmentation des puits de pétrole inactifs ou orphelins au Canada. Un puits de pétrole est considéré comme « inactif » s’il n’a produit ni gaz ni pétrole depuis plus de six mois et « orphelins » lorsqu’aucun exploitant connu et viable financièrement n’est connu. Selon un rapport du Directeur parlementaire du Budget (DPB) publié en janvier 2022, le nombre de puits orphelins recensés en Alberta est passé de 700 en 2010 à près de 8 600 dix ans plus tard. Parallèlement, le nombre de puits orphelins a également été multiplié par cinq en Saskatchewan (300 à 1 500). Les données de l’AER précisent que seuls 36% des puits de pétrole en Alberta sont aujourd’hui considérés comme actifs, soit le taux le plus faible jamais enregistré dans la province. Et si la crise de 2014-2015 (forte baisse du prix du baril de pétrole) a sans doute eu des effets conséquents sur l’industrie en Alberta, le constat réalisé par les autorités provinciales et le DPB soutient bien l’idée d’une évolution structurelle du secteur pétrolier au Canada.

Cette augmentation exponentielle de ces puits de pétrole orphelins ne sera pas sans conséquence financière. « Comme le nombre de puits orphelins augmente, le coût prévu du nettoyage des passifs environnementaux croît aussi », prévient le rapport du DPB. L’institution située à Ottawa (Ontario) estime que le coût cumulatif de gestion et de nettoyage de ces puits orphelins devrait ainsi atteindre 1,1 milliard de dollars canadiens (800 millions d’euros) d’ici 2025, contre seulement 350 millions de dollars canadiens (254 millions d’euros) sur la période 2015-2018. Le Directeur parlementaire du Budget précise par ailleurs que plusieurs biais conduisent vraisemblablement à une sous-estimation des coûts. D’abord la classification des puits, les procédures pour déclarer un puits « orphelin » étant relativement longues. Mais également parce que les estimations réalisées par l’organisme d’audit budgétaire fédéral ne prennent pas en compte les coûts de nettoyage si d’éventuels dégâts environnementaux (contamination des sols, fuites, incendies, etc.) intervenaient sur les puits à l’abandon. Enfin, le coût strictement environnemental de ces puits abandonnés est immense, puisque les puits non-colmatés rejettent du méthane dans l’atmosphère en grande quantité, un gaz dont les effets sur le réchauffement de la planète sont 86 fois supérieurs au dioxyde de carbone.

Aussi, comme c’est le cas pour de nombreuses industries polluantes, la question de la prise en charge de ces coûts de dépollution demeure au cœur du problème. En abandonnant simplement les puits de pétrole en l’état, les entreprises transfèrent le coût du démantèlement et de l’assainissement aux autorités publiques, forcées de le prendre à leur charge pour protéger la biodiversité, garantir la sécurité des populations, mais également envisager de réutiliser les terres sur lesquelles le forage était effectué. Or, comme le rappelle le DPB, « les organismes de réglementation provinciaux exigent que les entreprises pétrolières et gazières ferment les puits inactifs ». C’est-à-dire vérifier la sécurité des installations, mais aussi piloter la réhabilitation des territoires concernés. Les provinces, au premiers rang desquelles l’Alberta, s’efforcent de faire contribuer les entreprises par l’intermédiaire de programmes de dépôts de garantie : les entreprises pétrolières alimentent un fonds destiné à organiser la maintenance et le nettoyage des puits inactifs. Il s’agit en réalité de susciter une forme de redistribution intra-sectorielle, puisque les entreprises réalisant des profits couvrent, par ce biais, les éventuelles pertes des entreprises contraintes d’abandonner certains actifs.

« En dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. »

Néanmoins, les moyens d’action du fonds de garantie demeurent limités : le DPB met en exergue qu’en Alberta, les besoins de financement pour l’année 2021 (415 millions de dollars canadiens) excédaient déjà la capacité du fonds de garantie (237 millions), suggérant un manque de coopération de la part des entreprises du secteur, qui savent que la puissance publique viendra les suppléer. Car en dernier ressort ce sont bien les autorités provinciales, et donc les contribuables, qui endossent le coût de la dépollution. Les provinces ont quant à elles rapidement sollicité l’échelon fédéral, mettant en avant des coûts en constante augmentation. Dans le cadre du plan de soutien à l’économie lancé en mars 2020, au début de la pandémie de Covid-19, le gouvernement fédéral a ainsi déjà versé 1,7 milliard de dollars canadiens (1,2 milliard d’euros) aux provinces, dont 60% uniquement à l’Alberta, afin de contribuer à la réhabilitation des puits de pétrole abandonnés.

« Privatisation des gains, socialisation des pertes » ?

Pour l’heure, ce financement fédéral devrait permettre de couvrir les coûts de dépollution liés aux puits de pétrole orphelins dans les prochaines années. Le DPB souligne cependant que plusieurs inquiétudes demeurent. La mauvaise évaluation des coûts, mais surtout l’évolution structurelle de l’industrie pétrolière canadienne laisse présager une augmentation significative des coûts de cette nature au cours des prochaines décennies. De plus, le ciblage du soutien financier apporté au secteur extractif, et plus généralement à toutes les industries polluantes, pose toujours question. Sur les versements effectués par la province de l’Alberta aux entreprises, près de la moitié auraient ainsi bénéficié à des entreprises viables financièrement. Le risque principal est donc celui de l’effet d’aubaine : des entreprises qui disposeraient des fonds nécessaires pour assumer elles-mêmes le coût de la dépollution lié à leur activité transféreraient ce coût, grâce aux subventions ou aux financements qu’elles recevraient, directement aux contribuables.

L’association Alberta Liabilities Disclosure Project (ALDP), qui rassemble des citoyen(ne)s appelant à une plus grande transparence sur le passif des sociétés pétrolières et sur les politiques mises en œuvre pour sortir des énergies fossiles, plaide ainsi pour un versement aux entreprises assorti de conditions plus strictes, afin de limiter ces effets d’aubaine. Il s’agit, avance-t-elle, d’aider les entreprises pétrolières en difficulté à assumer leur passif, et en aucun cas permettre un financement supplémentaire de l’industrie toute entière. De plus, en écho à la parution du rapport du DPB en janvier dernier, l’association ALDP a fait remarquer qu’il n’était question, dans le rapport, ni du Manitoba, ni de la Colombie-Britannique, qui disposent pourtant elles aussi de ressources en hydrocarbures. Enfin, et c’est sans doute l’élément le plus vertigineux, il s’agit de rappeler que les questions liées aux puits de pétrole se limitent strictement à l’extraction du pétrole conventionnel, qui ne représente que… 3% des réserves canadiennes. Les sables bitumineux, extraits dans des mines à ciel ouvert ou selon des techniques de forage particulières, demeurent pour le moment en-dehors des estimations réalisées sur le coût qu’impliquerait l’arrêt de la production d’énergies fossiles.

À moyen terme, une potentielle diminution de la production canadienne de pétrole devrait contraindre les responsables politiques à se positionner plus explicitement. Pour l’heure, le Premier ministre Justin Trudeau, issu du Parti Libéral, affiche son intention d’accélérer le développement des énergies renouvelables, mais peine à infléchir véritablement la trajectoire de l’industrie pétrolière. Les relations parfois délicates entre le pouvoir fédéral et les provinces l’incitent à agir en permanence avec le souci des équilibres internes. L’Alberta, troisième province la plus riche du pays derrière l’Ontario et le Québec, demeure très largement dépendante de son industrie pétrolière et les soubresauts de celle-ci ont des effets sur l’économie du pays tout entier. En 2014 et 2015, la chute des prix du pétrole avait ainsi conduit à une dégradation soudaine des finances publiques de la province, mais aussi du taux de croissance du PIB canadien (passé de 3% en 2014 à 1% en 2015).

« À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. »

De son côté, l’industrie du pétrole trouve généralement ses meilleurs alliés parmi les élu(e)s du Parti Conservateur. La récente désignation de Pierre Poilièvre, défenseur revendiqué de l’industrie pétrolière, comme chef du Parti Conservateur, devrait conforter les représentants du secteur. Fustigeant au cours de sa campagne pour accéder à la tête du Parti Conservateur, un gouvernement Libéral « ouvertement hostile au secteur énergétique », Pierre Poilièvre a en outre bénéficié d’un contexte mondial fragilisé par la guerre en Ukraine pour appuyer le discours de souveraineté énergétique mis en avant par une partie de l’industrie. Les yeux tournés vers la (probable) succession de Justin Trudeau prévue en 2025, Pierre Poilièvre entend ainsi porter ce soutien du secteur pétrolier au sommet de l’État fédéral. À ce stade, le calendrier de sortie du pétrole au Canada demeure très incertain. Son coût, lui, pourrait suivre une trajectoire exponentielle au cours des prochaines années, et l’industrie semble s’évertuer à en transférer la charge aux autorités provinciales et fédérales. Industrie qui, en attendant, creuse toujours : selon les dernières estimations, les réserves hypothétiques enfouies dans le sol de l’Alberta pourraient représenter près du double des réserves prouvées.

Les trois erreurs de Québec solidaire

Aux élections parlementaires québécoises du 3 octobre dernier, la coalition Avenir Québec du premier ministre François Legault (centre droit nationaliste), au pouvoir depuis 2018, a été reconduite avec une forte majorité de sièges (90 sur 125 et 40,97% des voix). La gauche de Québec solidaire (QS), menée par Gabriel Nadeau-Dubois, a quant à elle obtenu 15,42% des suffrages et 11 sièges. Pour les solidaires, ces résultats témoignent d’une inquiétante stagnation électorale. En effet, les résultats de ceux-ci sont peu ou prou au même niveau qu’aux élections de 2018 (16,10% des voix et 10 sièges), où ils avaient doublé leurs suffrages et triplé leur représentation. Si la députation du parti s’est accrue dans la métropole montréalaise, celui-ci a perdu son unique siège en région éloignée (dans la circonscription de Rouyn-Noranda-Témiscamingue), reconduisant l’image de parti des centres-villes qui lui colle à la peau depuis sa création. Pourtant, au cours des quatre dernières années, la perte de vitesse des partis traditionnels, le Parti libéral du Québec (centre droit fédéraliste) et le Parti Québécois (centre gauche souverainiste), dégageait un espace pour se poser comme véritable alternative à la Coalition Avenir Québec (CAQ), un espoir ouvertement entretenu par le parti de gauche. Qu’est-ce qui explique cet échec ? Trois erreurs commises au cours de la dernière législature permettent de tirer des leçons pour l’avenir.

L’opposition à la loi sur la laïcité de l’État

Pour QS, l’après-2018 était l’occasion de revêtir les habits de ce qu’avait été autrefois le Parti Québécois (PQ), en prolongeant et en actualisant son héritage politique. Depuis sa fondation en 1968 jusqu’au milieu des années 1990, ce parti avait incarné un vaste mouvement national et populaire pour la souveraineté du Québec et la construction d’un État social. Sa mise en veilleuse du projet indépendantiste après l’échec du référendum de 1995 et sa conversion au néolibéralisme ont cependant entraîné une lente érosion de ses appuis, base sur laquelle QS a émergé. Durant l’élection de 2018, ce dernier avait adopté une stratégie modérément populiste, se posant comme un mouvement « populaire » visant à balayer la « vieille classe politique ». En parallèle, il avait musclé son positionnement nationaliste1 en fusionnant avec les indépendantistes radicaux d’Option nationale, une petite formation issue d’une scission d’avec le PQ. Au terme de la campagne, avec autant de députés et un suffrage presque équivalent (16,10% contre 17,06%, alors le résultat le plus bas de l’histoire du PQ), QS avait toutes les cartes en main pour se poser comme le nouveau parti du « peuple et de la nation ».

Le parti de gauche a cependant emprunté une voie inverse. Débattue durant l’hiver et le printemps 2019, la Loi sur la laïcité de l’État proposée par le CAQ venait parachever un débat vieux de dix ans sur les rapports entre l’État et les religions au Québec2.

Insuffisante et cosmétique, cette loi fait de l’interdiction des signes religieux dans certains postes-clés de la fonction publique (essentiellement : enseignants, forces de l’ordre, juges) son axe majeur d’intervention. Jusque-là, Québec solidaire avait une approche relativement effacée, proposant une issue mitoyenne (interdiction limitée aux forces de l’ordre et aux juges), sans toutefois développer une vision globale de la laïcité au Québec. Cette position a connu une nette inflexion en mars 2019, lorsque le Conseil national du parti s’est opposé à toute interdiction de signes religieux et a ouvert la porte au port du voile intégral dans la fonction publique, au nom de « l’inclusion » des minorités ethnoculturelles et de la lutte contre le racisme antimusulman. Entre temps, les idées de la gauche libérale américaine, très impopulaires auprès de la majorité de la population, avaient pénétré le parti en profondeur – ce que le premier ministre Legault et des commentateurs politiques de tous bords ont tôt fait de pointer du doigt.

Une telle prise de position était lourde de conséquences. En effet, la société québécoise a longtemps vécu sous le joug de l’Église catholique, alors que celle-ci contrôlait les systèmes de santé et d’éducation et avait ses entrées dans les officines gouvernementales. La laïcisation a d’ailleurs constitué un aspect central de la Révolution tranquille3, un vaste mouvement d’émancipation national, social et démocratique commencé en 1960, dont le PQ a été un véhicule essentiel. En ce sens, contrairement à ce qu’affirmaient les opposants à la Loi sur la laïcité de l’État, celle-ci a moins à voir avec le racisme qu’avec le mouvement radical de déconfessionnalisation qui caractérise l’histoire du Québec moderne4.

En mai 2018, lors d’un événement soulignant son retrait de la vie politique, Amir Khadir, premier député et figure de proue de QS depuis ses débuts, avait invité les délégués du parti à ne pas tourner le dos à leurs compatriotes sur cette question, au prix de creuser un fossé qu’il serait difficile à combler. En effet, le choix fait par le parti de gauche, en rupture avec tout un héritage politique et avec environ 65% de la population favorable à la Loi sur la laïcité de l’État, impliquait de fermer la porte à toute ambition sérieuse de remplacer le PQ et d’effectuer une mue « nationale-populaire » pour affronter le nationalisme conservateur de la CAQ. La suite est à l’avenant, QS continuant à diluer son profil nationaliste. Par exemple, face au recul documenté et de plus en plus alarmant du poids des locuteurs francophones face aux anglophones, les solidaires ont adopté un positionnement effacé et minimal. La reconnaissance et le maintien du français comme langue officielle et commune constituent pourtant un autre jalon de la Révolution tranquille, aux côtés du progrès social et de la lutte pour la souveraineté nationale. Durant la présente campagne, le parti de gauche a d’ailleurs mis en sourdine son discours indépendantiste, pour ne pas s’aliéner les franges de l’électorat anglophone, libéral et fédéraliste qu’il convoitait dans les quartiers centraux de Montréal. Il a ainsi laissé un espace de croissance à un PQ que bien des observateurs enterraient prématurément, et qui, retrouvant un discours souverainiste et social-démocrate musclé, est parvenu à récolter 14,60% des voix, à peine moins que son rival solidaire.

Une opposition timorée face à la gestion sanitaire

En somme, en quatre années, QS a remisé son populisme et son souverainisme au profit d’un positionnement plus traditionnel sur l’axe gauche-droite, opposant le camp de la CAQ présenté comme ringard, intolérant et aveugle aux défis climatiques à un camp solidaire jeune, ouvert, écologiste et progressiste. En revanche, cet affrontement frontal ne s’est pas matérialisé pendant la pandémie de COVID-19. En effet, la posture de retenue et de modération adoptée par QS face à l’action gouvernementale, compréhensible au départ, a été reconduite bien au-delà du choc du premier confinement. Le parti de gauche a certes formulé des critiques parcellaires (proposition de mettre en débat l’usage du passeport vaccinal à l’Assemblée nationale, puis demande d’un bilan « scientifique » de celui-ci, rejet de l’application du couvre-feu aux SDF, critique de la lenteur à assurer l’aération des écoles, etc.), mais ces interventions n’ont jamais pris la forme d’une remise en question globale de la gestion de la crise sanitaire, ni d’un discours pointant les causes de celle-ci (libre-échange, crise de l’écosystème, destruction des services publics, etc.).

Pourtant, il aurait été possible d’articuler lutte contre la pandémie et soutien à la vaccination à une critique de la stratégie sanitaire gouvernementale : en proposant des alternatives au confinement, en s’opposant frontalement au passeport vaccinal, ou en remettant en question le poids démesuré des multinationales pharmaceutiques dans la conception et la distribution des vaccins. À titre d’exemple, La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont adopté cette stratégie avec succès, parvenant à trouver un équilibre entre la demande d’ordre et de mobilisation face à la pandémie et la grogne suscitée par l’autoritarisme gouvernemental.

Au Québec, un seul parti s’est opposé frontalement à la gestion de la crise sanitaire orchestrée par la CAQ : le Parti conservateur du Québec (PCQ). Dirigé par Éric Duhaime, un ex-animateur de radio d’obédience libertarienne, celui-ci a bondi de moins de 1,46% des voix en 2018 à 12,92% en 2022. La soudaine popularité de ce parti réside sans doute moins dans son positionnement radicalement néolibéral (excepté dans les banlieues de la ville de Québec et dans la région de la Beauce, aux sociologies électorales particulières), que dans sa capacité à canaliser la colère provoquée par les mesures sanitaires, en défendant les libertés individuelles et en s’opposant frontalement à la stratégie gouvernementale. Au passage, le PCQ a adopté le profil antisystème qui était jusque-là l’apanage de QS, et capter une partie du vote contestataire qui aurait pu revenir au parti de gauche. Dans un même temps, ce dernier empruntait un chemin inverse : pour les solidaires, l’élection de 2022 devait être celle de la professionnalisation.

Une campagne contradictoire

Durant la campagne électorale, QS a consacré un effort considérable à projeter une image sérieuse, rassurante et modérée : candidatures vedettes aux profils technocratiques, choix de s’adresser à la « classe moyenne », mise en scène de la vie privée de Gabriel Nadeau-Dubois, etc. En parallèle, des propositions phares ont été mises en retrait ou atténuées : les nationalisations ne sont plus évoquées, tout comme l’adoption d’une loi contre l’obsolescence programmée ou la limitation des écart de salaire en entreprise, la fin du financement public aux écoles privées vise désormais à associer celles-ci au réseau public en maintenant leur autonomie, la gratuité scolaire universitaire est renvoyée aux calendes grecques, etc. Cette stratégie a cependant été handicapée par des choix tactiques qui sont venus la contredire.

En effet, en parallèle avec ces tentatives de modération et de professionnalisation, QS a choisi un slogan électoral, « Changer d’ère », qui invoque davantage une rupture radicale qu’une continuité rassurante. Dans un même temps, les solidaires et leur chef de file ont continué à se présenter comme le parti de la jeunesse, en opposition à la CAQ associée aux électeurs âgés6. Le message de la campagne solidaire se résumait ainsi en une opposition entre l’ancien et le nouveau, une configuration risquée dans le contexte d’un électorat vieillissant, et, surtout, contradictoire avec le ton rassurant et modéré voulu par le parti.

Surtout, les velléités de professionnalisation et de modération ont tourné court avec la mise de l’avant de propositions mal calibrées, qui ont braqué une partie de cette « classe moyenne » à laquelle QS s’adressait avec insistance. L’impôt sur la fortune promis par le parti suggérait ainsi de taxer de 0,1% les revenus nets de plus d’un million de dollars par années, de 1% ceux de plus de 10 millions, et de 1,5% ceux de plus de 100 000 millions. Si cette mesure ne devait viser que les 5% les plus riches de la population, elle n’en pas moins prêté flanc aux attaques de la CAQ et des commentateurs médiatiques, qui ont fait mouche en accusant QS de cibler la « classe moyenne ».

Effectivement, à la différence des équivalents européens dont il est inspiré, l’impôt sur la fortune des solidaires serait mis en place dans une société où il n’existe pas de système de retraite public et universel6. Pour leurs vieux jours, les Québécois doivent investir dans des fonds de pension privés ou dans l’immobilier, ce qui fait augmenter la valeur de leurs actifs, mais n’est pas nécessairement un bon indicateur de leur niveau de richesse. D’autant plus qu’avec la flambée des coûts de l’immobilier des dernières décennies, bien des individus ayant acheté un logement à un prix raisonnable sont désormais propriétaires d’actifs théoriquement de grande valeur, sans que cela ne se répercute dans leurs revenus ou leur niveau de vie. En urgence, le parti de gauche a d’ailleurs dû promettre d’exempter les terres et les machineries agricoles de son impôt sur la fortune, une reculade qui a écorné ses velléités de professionnalisation.

Résultat : bien des citoyens qui auraient de bonnes raisons de voter pour QS se sont sentis, à tort ou à raison, ciblés par cette proposition. De par sa complexité et son inadéquation au contexte québécois, celle-ci portait mal le message du parti : la nécessité de partager les richesses et de taxer les riches pour faire face aux crises. Pour atteindre cet objectif, une telle mesure se devait d’être tranchante, ne pas laisser place à des ambiguïtés, et de viser nettement la petite minorité privilégiée qui profite du système : le fameux « for the many, not the few » de Jeremy Corbyn. À cet effet, la taxe sur les « surprofits » des pétrolières et des GAFAM, étonnamment proposée par le Parti Québécois, était bien mieux calibrée. À l’opposée, celle de QS, plutôt que d’en faire le camp de la taxation des riches, a fait du parti celui de la taxation tout court. D’autres propositions allant dans le même sens, comme la taxe supplémentaire à la vente de véhicules polluants ou l’impôt sur l’héritage, ont renforcé cette impression. En parallèle, et contrairement à ce qui avait été le cas lors de l’élection de 2018 (par exemple, avec la promesse de mettre en place une assurance dentaire publique et universelle), QS n’est pas parvenu à formuler des propositions s’inscrivant positivement dans l’espace public.

Et maintenant ?

En fait, outre des formulations vagues mettant en garde contre les changements climatiques ou invoquant la jeunesse et l’espoir, les solidaires ne sont pas parvenus à dessiner une vision claire de leur projet de société. C’est là le point commun des trois erreurs commises durant les dernières années : l’échec à mener une véritable bataille culturelle visant à faire bouger les lignes politiques sur le long terme. Un tel engagement aurait exigé une doctrine et une stratégie globale, qui agiraient comme boussole dans les débats les plus difficiles à trancher, dans les moments de crise ou lors de la préparation d’une campagne électorale. Jusqu’ici, le parti a fait montre d’un excellent sens tactique et logistique, mais celui-ci semble avoir atteint ses limites en l’absence d’une approche stratégique et doctrinaire étoffée.

À ce stade, deux voies s’offrent à Québec solidaire. La première consiste à poursuivre son entreprise de modération et de professionnalisation, de renoncer à son indépendantisme pour rejoindre les électeurs fédéralistes, et de se poser comme une alternative progressiste « raisonnable », susceptible de prendre la place d’un Parti libéral en déroute et de constituer une alternative à la CAQ. Les solidaires pourraient ainsi bénéficier de l’usure du pouvoir qui affectera nécessairement le gouvernement. Dans cette configuration, le parti resterait cependant perméable aux thèses impopulaires de la gauche progressiste sur les questions sociétales, ce qui freinerait considérablement sa progression à l’extérieur de Montréal et des centres-villes. Dans le cadre d’un mode de scrutin uninominal à un tour, où la métropole est sous-représentée, cela représente un obstacle considérable.

L’autre option consiste à revenir sur le chemin que QS avait arpenté avec succès en 2018, celui d’un mouvement national-populaire proposant, avec une pleine conscience de son héritage politique et historique, une refondation démocratique, sociale et écologique de la nation québécoise, autour d’un projet de souveraineté. En revanche, il est sans doute trop tard pour emprunter cette voie en solitaire : le PQ, l’éternel frère ennemi, vit toujours, un résultat qui est partiellement imputable aux erreurs des solidaires. Il y a donc fort à parier que la question de l’alliance entre ces deux partis se posera dans les années qui viennent.

1 Au Québec, le terme « nationalisme » n’est pas négativement connoté comme c’est le cas en Europe. Il signifie simplement un positionnement politique qui met les intérêts du Québec devant ceux de la fédération canadienne. Ainsi, le PQ comme QS se disent ou se sont dits nationalistes, tout comme la CAQ, malgré qu’elle ne soit pas indépendantiste.

2 Un débat qui remonte à l’hiver 2007, moment où commence la crise des « accommodements raisonnables ». À cette époque, des demandes d’accommodements à motifs religieux demandés auprès d’organismes publics et privés et rendus possibles par la Constitution canadienne (qui constitutionnalise le multiculturalisme et ne reconnaît pas le principe de laïcité), soulèvent une forte indignation au Québec.

3 « Indépendance, socialisme, laïcité » était d’ailleurs le mot d’ordre de la revue de gauche radicale Parti pris, à plusieurs égards la matrice idéologique originelle de ce qui deviendrait, bien des années plus tard, Québec solidaire.

4 Ce que démontrait une étude publiée à la même époque : Yannick Dufresne et al., « Religiosity or racism? The bases of opposition to religious accommodation in Quebec », Nations and nationalism 25, no. 2 (2019).

5 Gabriel Nadeau-Dubois a ainsi avancé que « les vieux péquistes et les vieux libéraux ensemble, c’est ça la Coalition avenir Québec ». Une déclaration pour le moins contradictoire avec sa volonté affichée de rejoindre les électeurs du PQ et de construire une « alliance intergénérationnelle ».

6 Une proposition présente dans la plateforme de QS, mais que celui-ci semble soigneusement éviter de mettre de l’avant.

Néolibéraux « progressistes » contre droite extrême : le Canada sur le même chemin que les États-Unis ?

Justin Trudeau fait face à de nombreux scandales et est fragilisé par sa gestion autoritaire. © Malena Reali

Après des mois sans majorité, M. Justin Trudeau a réussi à sceller un accord avec le NPD, parti de centre-gauche, pour maintenir son parti au pouvoir. En dépit de quelques promesses sociales, le contrat de gouvernement cherche surtout à accroître les dépenses militaires et à maintenir une forme de statu quo. Surtout, les nombreux scandales impliquant M. Justin Trudeau et sa gestion autoritaire du pays annoncent la fin de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne. La droite, qui se présente comme la garante des libertés individuelles depuis l’épisode du « convoi de la liberté », est en embuscade. Article de Radhika Desai, politologue à l’université du Manitoba, originellement publié dans la New Left Review, traduit par Aphirom Vongkingkeo et édité par William Bouchardon.

À Ottawa, les cercles politiques ont poussé un soupir de soulagement quand le Premier ministre Justin Trudeau (Parti libéral) et M. Jagmeet Singh (chef du Nouveau Parti démocrate, centre-gauche) ont annoncé leur accord de soutien parlementaire – sans toutefois former une coalition – le 21 mars dernier. Le NPD permettra ainsi au gouvernement minoritaire de M. Trudeau de rester en place jusqu’en 2025, en échange de concessions sur des dépenses sociales. Un accord qui s’explique par le fait qu’aucun des deux partis n’a hâte d’arriver aux prochaines élections. L’attractivité des partis a souffert de décennies de prédation néolibérale, comme l’a bien montré le scrutin national en septembre 2021 : l’abstention a continué à progresser, le NPD a gagné un seul siège, les conservateurs en ont perdu deux et, surtout, les libéraux ont encore échoué à emporter la majorité. Conséquence : 55 % des Canadiens pensent que M. Justin Trudeau devrait tirer sa révérence, et la rumeur prétend qu’il songe désormais à prendre sa retraite politique. Sa successeuse présumée ? Mme Chrystia Freeland, surnommée la « Ministre de tout » : vice-Première ministre, ministre des Finances et chargée de la crise ukrainienne. Dans une ambiance aussi instable, des arrangements de couloir sont nécessaires pour consolider le bloc au pouvoir.

Les médias se sont contentés de poser les questions habituelles : l’accord sera-t-il durable ? Probablement, à moins que M. Singh ne retrouve soudainement son intégrité ou qu’une improbable opportunité d’emporter la majorité se présente aux libéraux. L’accord sera-t-il profitable au NPD ? Par un miracle, peut-être. Compromet-il la démocratie canadienne ? Ce n’est qu’un clou de plus pour en sceller le cercueil. Présente-t-il un intérêt pour le Parti conservateur ? Pour tous ceux qui espèrent se rapprocher des suprémacistes blancs d’extrême droite du convoi de la liberté, qui a bloqué Ottawa en janvier et février 2022, probablement. À cela s’ajoutent les critiques émises par les politiciens provinciaux à propos des dépenses excessives prévues dans l’accord.

Mais la vraie question soulevée par cet accord n’a pas été posée : pourquoi maintenant ? Après tout, le même arrangement avait déjà été considéré, puis abandonné, après l’élection de septembre. Deux raisons sont avancées dans le texte de l’accord : d’abord, « la polarisation et le dysfonctionnement parlementaires grandissants » empêcheraient le gouvernement de réaliser son agenda. D’autre part, il devient urgent de retrouver la stabilité, alors que les Canadiens doivent « faire face à un monde moins sûr à cause de la guerre criminelle menée par la Russie en Ukraine ». Ces explications en apparence inoffensives dissimulent néanmoins de fortes tensions qui tirent politiquement le pays vers la droite.

Militarisme contre dépenses sociales

Bien que les dépenses militaires n’aient pas été mentionnées dans l’accord, la temporalité dans laquelle ce deal a été conclu trahit son intérêt pour l’armée. Le 22 mars, alors que M. Justin Trudeau décollait pour l’Europe en vue des réunions du G7 et de l’OTAN, le Globe and Mail annonçait que le NPD serait prêt à « valider les dépenses militaires en échange de politiques sociales ». M. Jagmeet Singh espère sans doute réussir le pari du « guns and butter », c’est-à-dire la combinaison de l’impérialisme et du progrès social. Il y a pourtant de quoi en douter sérieusement. Les politiques sociales prévues dans l’accord sont minimes : le remboursement de soins dentaires sur critères sociaux, une loi sur l’Assurance médicaments d’ici 2023, un saupoudrage de subventions des soins, une loi sur la sécurité des soins de longue durée, un peu de logement abordable, de timides actions pour le climat, dix jours de congé maladie pour les travailleurs employés sous réglementation fédérale et une loi pour interdire l’usage des briseurs de grève. En parallèle, les deux partis s’entendent pour augmenter drastiquement les achats d’armes. M. Singh, qui s’était en premier lieu opposé au soutien militaire à l’Ukraine, s’est ravisé. Il s’est aussi engagé à développer l’arsenal canadien, tandis que les libéraux ont ouvert des négociations avec Lockheed Martin (première entreprise américaine, et mondiale, de défense et de sécurité, ndlr) pour acheter des avions de chasse. On estime à dix-neuf milliards de dollars le coût de ce renforcement de la machine de guerre canadienne.

Et ce n’est que le commencement. Dès le début de la crise ukrainienne, le complexe militaire a dégainé sa liste de course, cependant que les « experts en sécurité » s’alarmaient des desseins impérialistes de Poutine qui engloberaient même le Canada. Après tout, la Russie n’est que de l’autre côté d’une banquise arctique en pleine fonte. Ainsi, si le programme adopté par les libéraux et le NPD prévoit bien des armes en abondance, il est bien pauvre en matière sociale. L’industrie militaire et des partisans d’une politique étrangère agressive invoquent de nouvelles menaces pour justifier la hausse des objectifs de dépenses militaires. En face, les économistes orthodoxes et les experts médiatiques alertent sur les dangers de « l’irresponsabilité fiscale » en pleine période d’inflation, d’incertitude économique et de dette publique alourdie par la pandémie. Leur litanie guerrière annonce un niveau de dépense sociale en-deçà des engagements du Parti libéral, et bien évidemment de ceux du NPD. Le plus probable est donc que les mesures sociales adoptées soient celles qui génèrent des profits pour le secteur privé. L’implication des assurances privées dans l’Assurance médicaments est par exemple déjà en cours de discussion.

Mépris du Parlement et scandales en série

Voilà ce qu’il en est de l’« insécurité » contre laquelle il convient d’agir. Quid, alors, de «  la polarisation et [du] dysfonctionnement parlementaires grandissants » qui justifient également l’accord de soutien sans participation ? À ce sujet, même le Globe and Mail, pourtant libéral, n’accorde pas foi au discours du gouvernement, et accuse MM. Trudeau et Singh de vouloir « neutraliser le Parlement » et ses commissions. D’après le Globe, les accusations émises par M. Justin Trudeau à propos d’une obstruction parlementaire par les conservateurs sont infondées, comme l’attestent les 72 % des textes proposés par son gouvernement minoritaire qui ont été adoptés, soit seulement 10% de moins que lorsque les libéraux avaient la majorité. De plus, tout au long de son mandat, M. Trudeau a montré sa maîtrise des nombreuses méthodes conçues par les récents gouvernements canadiens pour contourner la législature : glisser les lois controversées au milieu de volumineux programmes de loi, écourter les séances parlementaires ou encore annoncer les initiatives majeures en conférence de presse. Ces pratiques ont permis de déplacer l’attention médiatique vers les commissions parlementaires plutôt que sur le gouvernement. En l’absence de discussion substantielle sur les politiques mises en place, la focale a été placée sur la lutte contre la corruption. Or, la contradiction entre la communication progressiste du Parti libéral et ses connexions évidentes avec le monde des affaires lui a valu quelques scandales. Trudeau lui-même a dû à plusieurs reprises affronter de terribles interrogatoires en commission.

Dès le début de son mandat, un problème de conflit d’intérêts a été soulevé par ses vacances en famille dans la résidence privée de l’Aga Khan (chef spirituel des musulmans ismaéliens, ndlr), aux Bahamas. Trois ans plus tard, en 2019, les pressions exercées sur le procureur général afin d’obtenir un traitement indulgent pour ses amis du secteur privé lui ont valu plusieurs mois de “Une” dans la presse. M. Trudeau a bien tenté de justifier ces interventions dans le processus judiciaire en prétextant qu’il s’agissait de créer des emplois, mais cela n’a pas convaincu l’opinion publique. Cette affaire lui coûta deux ministres et la majorité aux élections de la même année. Sa descente aux Enfers s’est poursuivie en 2020, marquée par le scandale WE Charity, une organisation de bienfaisance proche de la famille Trudeau, qui s’est vu confier l’administration de la Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant, un contrat de 912 millions de dollars. M. Trudeau a ensuite ordonné la prorogation du Parlement, ce qui n’a fait qu’accélérer la crise. 

En 2021, le gouvernement libéral a provoqué un tollé en s’alliant avec le Bloc québécois pour mettre fin à l’enquête sur les agressions sexuelles au sein de l’armée canadienne. Enfin, cerise sur le gâteau : le recours à l’état d’urgence (pour la première fois de l’histoire canadienne, ndlr) pour arrêter le convoi de la liberté. Instaurant des restrictions de liberté sans précédent, cette décision fait désormais l’objet d’une enquête. Cet épisode a permis d’inverser les rôles : les libéraux passent désormais pour le parti de l’ordre et de la répression, tandis que les conservateurs se mettent en scène comme le parti des droits, de la liberté et de l’intégrité parlementaire. Ce faisant, l’attention est détournée des réels dangers représentés par le convoi de la liberté, à savoir le suprémacisme blanc qui s’y est exprimé, profitant de la colère contre les mesures sanitaires.

Vers une hégémonie de la droite ?

Les déboires de Justin Trudeau ne sont en fait que la dernière phase d’un processus d’érosion progressive de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne (depuis 1945, le parti a été au pouvoir cinquante-deux ans sur soixante-dix-sept). Les libéraux sont en compétition serrée avec les conservateurs, qui récoltent comme eux un tiers des voix. Pire encore, ils sont loin derrière dans l’ouest du pays, où le soutien aux conservateurs peut atteindre 70% dans certaines circonscriptions. Ce processus a commencé dans les années 1980 avec le Parti réformiste, dont l’apparition a provoqué un séisme qui a entaillé le système des partis au Canada. Les progressistes-conservateurs, parti bien établi de la droite, s’est réduit à seulement deux sièges en 1993. S’en suivit la laborieuse recomposition de la droite canadienne, qui a finalement pris forme sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper entre 2006 et 2015. 

Ces développements politiques sont le miroir de l’évolution de la structure du capitalisme canadien. Au cours des années 1970, une nouvelle classe capitaliste reposant sur l’extractivisme (notamment l’exploitation d’hydrocarbures) dans l’Ouest canadien est apparue, encouragée par l’État qui y voyait un moyen de réduire sa dépendance aux investisseurs étrangers. Ces intérêts se sont alors coalisés pour prendre leur revanche sur la finance et l’industrie de l’Est canadien et ont conduit les grandes villes des provinces de l’Ouest à se rassembler derrière le Parti réformiste, qui devint le parti d’opposition officiel en 1997. En 2003, le projet d’unification de la droite réussit à fusionner les vestiges du Parti progressiste-conservateur avec le Parti réformiste pour former le Parti conservateur.  

Pendant la quinzaine d’années qu’a duré ce réalignement de la droite, les libéraux ont eu le champ libre pour accaparer le gouvernement canadien et ont renforcé leurs convictions néolibérales. Cette transformation a eu pour conséquence la débâcle électorale de 2011, où l’on a vu le parti descendre en dessous de la barre des 20 %. Aux grands maux les grands remèdes : en 2015, Justin Trudeau a été choisi comme dirigeant grâce à son nom (il est le fils de Pierre-Elliott Trudeau, Premier ministre célèbre qui a gouverné presque sans discontinuer entre 1968 et 1984, ndlr) et des promesses ambitieuses ont été faites, notamment une politique budgétaire plus dispendieuse (s’autorisant un déficit plus important) et un référendum sur la représentation proportionnelle. Cela lui a permis de récupérer sa majorité dans un électorat lassé de Stephen Harper et de ses réformes économiques dogmatiques. Mais l’attrait pour les libéraux s’est rapidement estompé après leur arrivée au pouvoir. Les politiques sociales ayant été limitées par l’objectif de « déficit à court terme raisonnable de moins de 10 milliards de dollars »  pour diminuer le ratio dette/PIB, il ne restait plus aux Canadiens qu’à s’émerveiller de la parité et de la diversité ethnique du gouvernement de Trudeau (« un cabinet qui ressemble au Canada »). À part supprimer quelques mesures impopulaires du gouvernement Harper, comme l’augmentation de l’âge de la retraite, les libéraux ont vite renoncé à leurs promesses de justice sociale et leur électorat s’est réduit en conséquence lors des élections de 2019 et 2021.

Le convoi de la liberté : et si le trumpisme arrivait au Canada ?

C’est dans ce contexte que s’est produit le phénomène à la fois carnavalesque et inquiétant du convoi de la liberté. Caractérisé par sa composition blanche et paupérisée, et par des influences telles que le suprémacisme blanc, le fondamentalisme chrétien et l’islamophobie (ainsi que le financement généreux de donateurs américains), ce mouvement d’occupation qui a envahi Ottawa et plusieurs villes s’est défini en protestation contre l’obligation vaccinale, et comme une insurrection visant à destituer le gouvernement élu. Ce dernier, déjà peu légitimé par ses mauvais résultats électoraux, n’a su trouver de soutien ni parmi les détracteurs du mouvement, ni parmi ses sympathisants. Bien que ces derniers fussent peu nombreux, la crise sanitaire avait tout de même suffisamment contrarié les classes moyennes des périphéries urbaines – électorat fragile mais essentiel des libéraux – pour qu’elle exprime une forme de sympathie à l’égard des manifestants. Malgré de nombreux appels à un usage de la force, difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’opinion publique en cas de répression policière sur une foule très majoritairement blanche. Finalement, après trois semaines d’occupation à Ottawa, M. Trudeau déclare l’état d’urgence, avant de le révoquer au bout d’une semaine.

Au final, Trudeau s’est attiré les foudres des sympathisants du convoi pour son autoritarisme tandis que les opposants au mouvement lui ont reproché son indécision. Il convient plutôt, désormais, de s’interroger sur la nécessité du recours à la loi sur les mesures d’urgence. Sans état d’urgence, les autorités canadiennes disposaient déjà de l’autorité requise pour arrêter le convoi à tout moment depuis le début de sa traversée. Seule la volonté politique a manqué. Durant ces semaines de tension, la répression est restée légère, voire complaisante, et l’on a même témoigné d’un certain accointement entre les manifestants et la police. Nonobstant l’état d’urgence, le convoi a été dispersé dans une relative tranquillité, et le recours aux pouvoirs spéciaux s’est borné à quelques gels de comptes bancaires. En outre, les gouvernements de provinces conservatrices ont refusé d’utiliser ces pouvoirs d’état d’urgence. Ainsi, même si la répression ne fut pas si féroce, le recours à des pouvoirs exceptionnels a vivement inquiété une part importante de la population.

Le convoi de la liberté a déjà obtenu une victoire : le député modéré Erin O’Toole a été démis de son rôle de chef du Parti conservateur pour avoir trop faiblement manifesté son soutien au convoi. La cheffe par intérim, Candice Bergen, s’est elle distinguée comme une fervente partisane du mouvement et se consacre désormais à un réquisitoire contre les dépenses sociales, la supposée destruction du secteur du gaz et du pétrole et la dénonciation des « socialistes » du gouvernement. Pendant ce temps, le charismatique Pierre Poilievre (député conservateur de Calgary), pro-convoi, mobilise des foules dont l’ampleur annonce déjà qu’il sera le prochain chef de la droite. Alors que le NPD avait timidement réussi à faire exister une opposition de gauche, son accord militariste et faussement social avec les libéraux risque de le marginaliser pour longtemps. L’échiquier politique canadien risque donc de tendre vers un modèle à l’américaine, entre un establishment néolibéral ostentatoirement « woke » et une droite dure enragée.

Justin Trudeau, archétype de la faillite des élites face au coronavirus

Emmanuel Macron et Justin Trudeau © RFI

Depuis l’apparition du Covid-19 en Chine, les dirigeants de la planète et, plus généralement, les élites économiques et politiques semblent pétrifiées. Tétanisées de voir qu’elles sont incapables, dans leur grande majorité, de répondre, non pas tant à l’épidémie qu’à leurs actes passés. Ayant fait une croix sur l’éventualité qu’il existerait une alternative au néolibéralisme, elles gèrent la crise en catastrophe, à l’aide d’une rationalité comptable et court-termiste. Dans sa piètre défense de l’environnement, dans sa volonté de multiplier les accords commerciaux de libre-échange et, pire, dans sa volonté de maintenir les frontières ouvertes coûte que coûte en pleine épidémie du coronavirus, un chef d’État s’est distingué. Il incarne pour tous les autres la déliquescence de l’élite dirigeante. Cet homme, c’est Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada.


L’éloquence avec laquelle Justin Trudeau dévaste au moyen de politiques néolibérales le Canada n’a pas d’équivalence. Cependant, à la manière d’Emmanuel Macron en France, il aurait plutôt tendance à achever la sale besogne. La crise du Covid-19 vient de fait éclairer les limites d’une politique menée tambour battant, à l’étranger comme au Canada, depuis la fin des années 1970. En 2013, la revue Diplomatie titrait dans son bimestriel, non sans audace : « Canada, l’autre puissance américaine ? ». Le pays, souvent effacé derrière son voisin du Sud, semblait, à première vue, prendre une nouvelle direction. Il y a sept ans, Justin Trudeau n’était pas encore Premier ministre mais simple député libéral au parlement fédéral. C’est Stephen Harper, Premier ministre conservateur, qui travaillait depuis 2006 à s’affranchir des États-Unis, et surtout, du modèle politique incarné par Barack Obama. Il a façonné une parenthèse conservatrice de dix ans durant laquelle le Canada a semblé rompre non seulement avec les carcans de l’élite politique libérale d’Ottawa mais également avec l’élite économique libérale de Toronto. Ce faisant, il voulait bâtir une nouvelle image du Canada, loin du pays de Bisounours qui lui collait à la peau et comme véritable puissance mondiale. Les alliés diplomatiques du Canada étaient dans l’expectative et le projet de pipeline Keystone XL finissait de tendre les relations avec Washington.

Peu de temps avant les élections fédérales de 2015, et alors que Justin Trudeau n’était placé que troisième dans les intentions de vote, Radio-Canada, la télévision publique d’État, proposa plusieurs reportages sur l’héritage que pouvait laisser Harper au Canada. Nombre d’observateurs soulignaient que, même en cas de défaite, l’Albertain avait tant changé le pays que ce dernier ne pouvait retrouver son idéal libéral-progressiste d’antan.

« Les élites économiques et politiques se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau »

Lourde erreur ? Sitôt élu, avec une majorité absolue, Justin Trudeau a proclamé au monde entier « Le Canada est de retour ». La Trudeaumania naissait. Toutefois, oui, il y a eu une lourde erreur d’analyse de la situation. L’erreur n’est pas tant d’avoir cru à une rupture politique proposée par Stephen Harper que d’avoir pensé que la politique économique et sociale des conservateurs différait de celles des libéraux. Au mieux, il serait aisé de parler d’ajustement. Au pire, de continuité. L’élite économique et surtout l’élite politique se sont globalement réjouies de la victoire de Trudeau. Les politiques néolibérales ont pu de nouveau s’élancer sans crainte de contestation particulière, le sociétal se chargeant de polir la façade.

Justin Trudeau est le résultat d’un héritage politique ancien

Élu à la majorité absolue, Justin Trudeau, quoique épigone, a pu sans difficulté reprendre à son compte les politiques menées par son père Pierre Eliott dans les années 1970 mais surtout par Jean Chrétien et son ministre des Finances Paul Martin. Tous issus du Parti libéral du Canada (PLC), ce dernier, depuis les premières élections dans la confédération au XIXe siècle, a pratiquement envoyé sans discontinuité ses dirigeants à la tête du pays. Les hiérarques du PLC sont au demeurant, pour leur majorité, des descendants de l’élite coloniale britannique. C’est donc une élite essentiellement anglo-canadienne, y compris au Québec, qui dirige le pays. Ainsi, si Stephen Harper a affiché une connotation conservatrice à sa politique, il est resté fidèle à une tradition d’ouverture au libre-échange, ancrée et admise au Canada, qu’il a exploitée au péril de l’environnement par une exploitation massive des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. D’ailleurs, et cela sera précisé après, Justin Trudeau a, sur ce sujet, mené une politique comparable.

Convaincue de fait par le libre-échange, l’élite canadienne a naturellement épousé les thèses néolibérales développées par ses plus proches partenaires, à savoir Londres et Washington et ce dès le milieu des années 1980. Les privatisations, telles que Petro Canada ou le Canadien National, se sont enchaînées. Bien avant le TAFTA et le CETA, l’Alena, l’accord de libre-échange entre le Canada, les États-Unis et le Mexique, fut signé en 1994. Le Premier ministre du Canada d’alors, Brian Mulroney, soutint ardemment l’accord, qu’il voyait comme un moyen pour le Canada de stimuler l’industrie automobile et agroalimentaire. À l’époque, avant de développer les exportations, c’était aussi avant tout un moyen de se servir du retard économique et agricole du Mexique pour libéraliser son économie, tout en évitant d’ajuster les standards sociaux américains et canadiens à celui de Mexico…

« Justin Trudeau a réalisé le tiercé : soutien aux exploitations pétrolières, signature de l’accord de libre-échange aceum et gestion à vue du Covid-19 »

En est-il de même pour Justin Trudeau ? Il a certes déclaré, à l’orée de l’an 2020 : « Nous devons de nouveau défendre les valeurs de respect, d’ouverture et de compassion qui nous définissent en tant que Canadiens. […] En unissant nos forces, nous bâtirons un avenir meilleur pour tout le monde ». L’ouverture aux communautés ethniques et religieuses, pour ne pas dire le sans-frontiérisme véhiculé par Trudeau, est non seulement sa marque de fabrique mais elle est caractéristique d’un dirigeant canadien qui encourage, sinon favorise, le multiculturalisme. Les intellectuels canadiens Charles Taylor – dans sa théorie du multiculturalisme de la reconnaissance – et Will Kymlicka, qui promeut la citoyenneté multiculturelle, participent de cette construction politique au Canada, à l’exception manifeste du Québec. C’est un fait, en matière sociétale, Justin Trudeau dispose d’un catalogue aussi large que l’imagination de Donald Trump en matière de tweet. Ce n’est cependant pas suffisant pour combler sa politique générale menée depuis 2015. À défaut d’exhaustivité, trois politiques menées peuvent être passées à la loupe. La préservation de l’environnement couplée à la question du changement climatique, la politique commerciale et la gestion de crise du coronavirus sont suffisantes pour montrer que Justin Trudeau est un parangon d’élite néolibérale déconnectée du monde présent.

La faillite est portée à son paroxysme sur trois enjeux

Justement, sur ces trois aspects, Justin Trudeau a réalisé le tiercé. En quelques semaines seulement, il a réussi à se mettre à dos les communautés autochtones de l’ensemble du Canada avec un nouveau projet de gazoduc. Il a ratifié en février le nouvel Alena, subtilement nommé ACEUM, pour Accord Canada-États-Unis-Mexique. Enfin, il s’est résolu très tardivement à fermer les frontières canadiennes de peur de passer pour un xénophobe et au risque que cela ne déstabilise l’économie.

Dans l’ordre du tiercé, l’environnement est l’autre cheval de bataille de Justin Trudeau. Depuis son élection en 2015, il a promis, non seulement aux Canadiens mais également aux instances internationales, qu’il ferait son maximum pour préserver la faune et la flore, sévèrement attaquées avec l’exploitation des sables bitumineux en Alberta et en Saskatchewan. Il a promis par ailleurs de lutter contre le réchauffement climatique en œuvrant pour la réussite de l’accord de Paris lors de la COP21 en décembre 2015. La dernière crise majeure énergétique au Canada prouve une nouvelle fois que seuls les intérêts économiques des majors pétrolières motivent les décisions de l’administration Trudeau. Cette crise, c’est celle de la construction d’un gazoduc par la compagnie Coastal GasLink, censé relier le terminal méthanier LNG Canada en Colombie-Britannique. D’un coût de 6,6 milliards de dollars canadiens, soit environ 4,6 milliards d’euros, le gazoduc doit transporter 700 000 litres de gaz liquéfié par jour à destination de l’Asie d’ici 2025. Or, le gazoduc est censé traverser le territoire d’une Première Nation, à savoir les Wet’suwet’en. Opposée au projet, la communauté autochtone a reçu un soutien en chaîne de la grande majorité des Premières Nations canadiennes, ainsi que de nombreux activistes écologistes comme Extinction Rebellion à Montréal. La mobilisation a été telle que de nombreuses communautés autochtones ont bloqué les voies de chemin de fer canadiennes en février, obligeant Via Rail, l’équivalent canadien de la SNCF, à suspendre ses activités en Ontario et au Canadien National, qui gère les voies ferrées, à tirer la sonnette d’alarme. La seule réponse qu’a trouvée pendant des semaines Justin Trudeau, avant qu’un début de négociation ne s’établisse début mars, est le droit, puisque la Cour suprême canadienne a autorisé les travaux en dernier ressort. La faible réponse politique, davantage motivée par les ambitions énergétiques et économiques de Justin Trudeau et de son gouvernement, n’est que le dernier exemple de son double discours en matière environnementale. Les précédents sont nombreux, à l’image de l’oléoduc TransMountain, censé traverser l’Alberta jusqu’à la Colombie-Britannique ou le corridor Énergie Est, là encore soutenu par le Premier ministre pour transporter les hydrocarbures albertains jusqu’au Québec.

La deuxième forfaiture de Justin Trudeau commise à l’encontre des Canadiens concerne les accords régionaux de libre-échange. Le CETA, l’accord de libre-échange négocié dans la douleur entre Ottawa et Bruxelles, n’est pas du fait de Justin Trudeau. Il fut négocié en amont par Stephen Harper avant d’être officiellement ratifié par l’Union européenne et le Canada durant le premier mandat de Justin Trudeau. Pour l’élite politique et économique canadienne, les accords régionaux de libre-échange sont un prérequis pour mener une bonne politique commerciale. Le Canada se vante d’ailleurs d’être le champion du multilatéralisme. Aussi, la signature de l’Alena en 1994 a été vue par les décideurs canadiens comme le début de l’eldorado, tant il est vrai que le pays est largement dépendant des États-Unis. Pourtant, est-ce que cela sert réellement les intérêts des Canadiens ? Avec le CETA, il était déjà permis d’en douter. Bien que Chrystia Freeland, l’actuelle Vice-première ministre du Canada et ancienne ministre des Affaires étrangères, ait pleuré lorsque Paul Magnette a bloqué l’accord transatlantique, les agriculteurs canadiens, et tout particulièrement québécois, ont une crainte fondée, celle que l’ensemble de leur filière ne puisse résister à la concurrence des produits laitiers européens.

« Justin Trudeau ne souhaite pas à ce stade confiner entièrement la population de crainte que ça affaiblisse l’économie canadienne »

À ce jour, de nombreux responsables européens clament d’ailleurs que le CETA, partiellement mis en œuvre avant que l’ensemble des parlements européens ne l’ait ratifié, est davantage profitable aux Européens plutôt qu’aux Canadiens. Cela n’a pas empêché Justin Trudeau de pousser pour l’aboutissement de l’accord commercial CPTPP, en lieu et place du TPP que les États-Unis ont quitté. Cet accord commercial, qui touche onze pays dont le Vietnam, l’Australie, le Japon, le Mexique ou encore le Chili, présente des similitudes fortes avec le CETA. Mais le plus inquiétant concerne la renégociation à marche forcée par Donald Trump de l’Alena, après l’avoir dilacéré, qui a abouti dans la douleur à un vaste accord pour l’ACEUM en 2019, ratifié par le parlement canadien le 13 mars 2020. Pour parvenir à un accord avec les États-Unis, le gouvernement canadien a sacrifié deux secteurs québécois stratégiques : le secteur laitier, déjà impacté par le CETA, mais aussi l’aluminium, qui représente une bonne part de l’industrie québécoise avec Rio Tinto comme principal employeur. Au contraire, il a limité les pertes pour l’industrie automobile en Ontario, bien que rares soient les analystes à parier sur des bénéfices pour le Canada.

Enfin, la dernière trahison de Justin Trudeau faite aux Canadiens concerne sa gestion de la crise du coronavirus. Il est ici davantage question de gestion plutôt que de réelle politique mise en œuvre, tant le gouvernement canadien navigue à vue. Dès le 26 janvier, une première personne est détectée positive au Covid-19 en Ontario. Le 9 mars, un premier décès des suites de la maladie est annoncé en Colombie-Britannique. Le pays compte au 30 mars plus de 7400 personnes infectées et 89 décès, dont la majorité se situe au Québec et en Ontario. Au départ, à l’image de ses homologues européens, Justin Trudeau s’est montré peu préoccupé par la propagation du virus. La première détonation est venue de l’infection de sa femme, Sophie Grégoire, par le virus, début mars, qui a obligé le Premier ministre à se confiner. Ensuite, de nombreuses provinces, et tout particulièrement le Québec en la personne de François Legault, le Premier ministre, ont commencé à hausser le ton faute de mesures mises en place au niveau fédéral. La principale pomme de discorde a concerné les contrôles aux aéroports internationaux et la fermeture de la frontière – la plus longue du monde – avec les États-Unis, que Justin Trudeau se refusait à fermer, au risque de voir… le racisme progresser. La principale préoccupation du Premier ministre est donc davantage de savoir si les Canadiens seront plus racistes plutôt que de les savoir en bonne santé ! François-Xavier Roucaut, du Devoir, ne s’est pas privé de souligner « l’insoutenable légèreté de l’être occidental » en pointant tout particulièrement la différence entre la gestion de la crise par les asiatiques et les occidentaux. Finalement, par un accord mutuel, la frontière a été fermée pour trente jours et les voyageurs étrangers sont depuis refusés au Canada. Mais il ne s’agit que de la circulation des personnes et non des marchandises. Chrystia Freeland a d’ailleurs tenu à souligner que « Des deux côtés, nous comprenons l’importance du commerce entre nos deux pays et l’importance est maintenant plus grande aujourd’hui que jamais ». C’est-à-dire que l’ensemble des transports de marchandises, même non essentielles au Canada, vont se poursuivre. De son côté, Justin Trudeau ne souhaite toujours pas confiner la population, soutenu par son ministre des Finances Bill Morneau, rejetant la responsabilité sur les provinces et arguant que cela nuirait trop … à l’économie canadienne.

« Le gouvernement canadien pousse pour une baisse des évaluations environnementales et souhaite injecter 15 milliards de dollars dans les hydrocarbures et les sables bitumineux »

Le coronavirus n’empêche d’ailleurs pas le gouvernement canadien et son ministre de l’Environnement Jonathan Wilkinson de pousser pour de nouveaux projets dans le secteur énergétique. Ainsi, une immense exploitation de sables bitumineux détenue par Suncor est en cours d’évaluation environnementale à proximité de Fort McMurray en Alberta, tout comme une consultation publique pour une mine de charbon également en Alberta. Une autre consultation publique est menée en plein Covid-19 pour réduire les … évaluations environnementales en matière de forage pétrolier et gazier en mer. Cette consultation pourrait concerner une centaine de forages au large de Terre-Neuve alors que de nombreuses espèces comme la baleine noire pourraient être touchées dans leur écosystème. Enfin, 15 milliards de dollars canadiens devraient être injectés en direction des industries gazières et pétrolières de l’Alberta pour les aider à surmonter la crise énergétique déclenchée par l’Arabie saoudite et la Russie.

L’élite néolibérale doit être une parenthèse

Par ces exemples, Justin Trudeau a montré sa parfaite déconnexion avec les réalités quotidiennes du Canada et des Canadiens. La prime à l’ouverture et aux échanges économiques, le laissez-faire en matière environnementale et son désarmement face au Covid-19 rappelle le piège dans lequel les politiques néolibérales, pour l’essentiel, ont plongé nos États. Davantage encore, ces politiques ont donné aux milieux économiques une place prépondérante, milieux qui se révèlent faillibles dès qu’une crise majeure intervient, telle celle que nous connaissons de nos jours. Justin Trudeau incarne ainsi, par ses renoncements et ses obsessions, ce qu’il y a de pire dans la déliquescence des élites.

Il est, pour ainsi dire, responsable de prévarication. Quant aux élites, elle restent accrochées à des totems, ne renonçant pas à vivre tels des sybarites. Le piège dans lequel le monde occidental est enfermé depuis quarante ans n’est pas une fatalité. Il oblige les citoyens à une réflexion de fond sur les actions à mener au sortir de cette crise. Surtout, à mener cette réflexion avec alacrité. William Faulkner ne disait pas mieux en 1958 : « Nous avons échoué à atteindre nos rêves de perfection. Je nous juge donc à l’aune de notre admirable échec à réaliser l’impossible ».

Élections au Canada : c’en est fini de la Trudeaumania

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Justin Trudeau – © Alex Guibord Flickr

Le 21 octobre, plus de 27 millions de Canadiens sont appelés aux urnes pour élire les 338 députés qui siégeront à la Chambre des communes. Démarrée le 12 septembre, la campagne fut jusqu’à présent relativement soporifique, où chacun, de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau au leader conservateur de l’opposition Andrew Scheer, s’est borné à des promesses de campagne traditionnelles sans forcément mesurer les enjeux économiques, identitaires ou environnementaux qui attendent l’autre puissance nord-américaine. Pourtant, à la veille du scrutin, quelque chose est en train de se passer. Surtout, Justin Trudeau, porté par une flamboyante victoire en 2015, sent que le sol électoral est en train de se dérober sous ses pieds.


Revenons quatre ans en arrière et souvenons-nous. L’été n’est pas encore terminé que Stephen Harper, le Premier ministre conservateur du Canada a lancé la campagne électorale en plein mois d’août. Beaucoup sont encore en vacances, la rentrée n’est que dans quelques jours, et pourtant, commencent à fleurir dans les rues les pancartes électorales. Harper, en fin stratège, sait qu’une campagne longue va être le moyen pour lui de faire monter suffisamment les libéraux de Justin Trudeau (PLC) pour faire mécaniquement baisser les néo-démocrates (NPD) de Thomas Mulcair. Les libéraux au Canada sont classés au centre-gauche tandis que les néo-démocrates sont considérés comme à gauche, ou du moins, sociaux-démocrates. Au Canada, les élections se jouent à un tour. Dans chaque circonscription, même à une voix près, c’est celui en tête qui l’emporte. Alors quoi de mieux que neutraliser le camp progressiste pour permettre la réélection de conservateurs à Ottawa ? Au Québec, qui compte le plus grand nombre de circonscriptions derrière l’Ontario, le Bloc québécois ne semble toujours pas se remettre de sa lourde défaite de 2011 et de la déroute de son leader Gilles Duceppe dans sa propre circonscription à Montréal. Stephen Harper, élu dans la très conservatrice et pétrolière province de l’Alberta, à la tête du pays depuis 2006, règne en maître avec les conservateurs sur l’ensemble des provinces de l’Ouest, des plaines du Manitoba jusqu’au Pacifique. L’objectif ? Maintenir les places fortes dans le giron conservateur à l’Ouest et réaliser une percée au Québec, contrôlé depuis 2011 par le NPD.

C’est que, depuis 2011, ce sont les néo-démocrates qui forment pour la première fois l’opposition officielle à Ottawa. La défaite historique des libéraux les a obligés à faire appel au fils de l’illustre Premier ministre Pierre Eliott Trudeau, qui a dominé la vie politique canadienne dans les années 1970 et 1980. Justin Trudeau doit non seulement montrer qu’il a la carrure pour diriger la dixième puissance économique mondiale mais aussi prouver qu’il peut ramener les libéraux dans le camp de la victoire. Troisième dans les sondages, les stratèges libéraux comprennent vite le piège tendu par Stephen Harper. Lorsque démarre la campagne, Thomas Mulcair et les néo-démocrates sont au coude-à-coude avec les conservateurs pour la première place. Les libéraux se décident à braquer le curseur à gauche, avec promesses de déficit et d’investissements. Le NPD se limite à une campagne très modérée et les conservateurs accusent le coup après bientôt dix ans de règne. Un mois et demi plus tard, au soir du 19 octobre, les libéraux triomphent avec 184 sièges. Ils renvoient les conservateurs dans l’opposition officielle et le NPD est vaincu, avec seulement 44 sièges. Le Bloc québécois fait à peine mieux qu’en 2011 avec 10 sièges sur les 78 que compte le Québec. C’est le début de la Trudeaumania et le retour du Canada sur la scène mondiale.

Octobre 2019 : rien ne va plus chez les libéraux. Tous les coups de sonde indiquent seulement au mieux un gouvernement minoritaire. Alors que rien ne semblait pouvoir l’atteindre, Justin Trudeau semble (enfin ?) payer quatre ans d’errements et de renoncements. Pire, les Canadiens lui pardonnent de moins en moins ses turpitudes et ses mises en scène. Mettre en place un gouvernement paritaire et flatter toutes les communautés multiculturelles que compte le Canada n’est pas suffisant pour cacher la pauvreté de son bilan, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Avant d’entrer dans le vif de la campagne fédérale actuelle, attardons-nous quelques instants sur le bilan de Justin Trudeau à la tête du Canada.

Les cinq erreurs de Justin Trudeau

La première erreur de Trudeau a été de renoncer à une promesse phare de sa campagne : modifier le mode de scrutin pour qu’il soit davantage représentatif. Quatre ans après, beaucoup ne pardonnent pas aux libéraux cet excès de confiance. Nous parlons d’excès de confiance car les libéraux sont au Canada ce que fut durant des décennies la socialdemokraterna en Suède : un parti qui domine l’ensemble du paysage politique, élection après élection depuis un siècle.

Deuxième erreur : avoir cru contenter tout le monde en matière écologique. Pour la première fois au Canada, ce sont les enjeux environnementaux qui sont au cœur de la campagne. Le pays est, ce qu’on appelle, un mauvais élève en la matière : la réduction des émissions est reportée aux calendes grecques malgré la signature de l’Accord de Paris. Il reste l’un des pays les plus énergivores par rapport à sa population totale et sa dépendance aux hydrocarbures est criante. Trudeau n’a non seulement contenté personne mais il est attaqué par tous les autres partis pour son piètre bilan. Andrew Scheer, le chef de file des conservateurs, aux thématiques peu environnementales, se paye même le luxe de le critiquer ! Sans revenir sur l’ensemble des aspects de son bilan, Justin Trudeau a cru pouvoir convaincre de son sérieux alors qu’il a attaqué la Colombie-Britannique face à l’Alberta pour son refus de voir l’oléoduc TransMountain aller jusqu’à ses côtes. Cet oléoduc, comme tant d’autres, est un moyen pour l’Alberta de pouvoir exporter ses hydrocarbures (pétrole, sables bitumineux, gaz de schiste) et d’assurer sa survie économique. La province, surnommée la Texas du Nord,  est devenue trop dépendante des énergies fossiles. Il a également cru convaincre en poussant jusqu’à il y a peu pour que se réalise le pipeline – corridor énergétique en bon français – Énergie Est, dont l’objectif consiste à transporter les énergies de l’Alberta jusqu’aux ports de la façade atlantique, ce qu’a catégoriquement refusé le Premier ministre du Québec François Legault.

Troisième erreur : avoir cru faire illusion sur la scène internationale. Le Premier ministre canadien a souhaité reprendre à son compte le mantra de la politique étrangère canadienne qu’est le multilatéralisme. À son avantage, il a pu compter durant un an sur son voisin du Sud avant que les Américains n’élisent Donald Trump, qui ne cesse depuis de promouvoir l’isolationnisme. Au départ, Justin Trudeau a néanmoins poussé pour qu’aboutisse l’Accord de Paris. Il a œuvré à l’ONU pour que le Canada reprenne une place significative, avec à la clef l’espoir d’un siège non permanent au Conseil de sécurité. Il s’est très rapidement lié avec le président français Emmanuel Macron, notamment sur la question commerciale ou celle du droit des femmes. Mais sa défense acharnée des droits de l’homme et son manque de stratégie criant sur la défense des intérêts commerciaux du Canada ont montré une naïveté confondante des rapports de force internationaux.

Justin Trudeau s’est aliéné l’Arabie Saoudite, la Chine, la Russie, sans compter les relations dégradées avec l’Inde et les États-Unis.

Justin Trudeau a été suffisamment intelligent pour que l’Arabie saoudite sabre les relations diplomatiques avec Ottawa après les protestations sur le sort réservé à Raif Badawi. Pékin menace de faire de même depuis que les autorités canadiennes ont arrêté la fille du fondateur de Huawei et directrice financière de la firme chinoise sur demande de Washington. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir provoqué un an avant le courroux de Donald Trump lors de la renégociation de l’Alena. Justin Trudeau a réalisé une performance : se rendre plus détestable que le Mexique en matière commerciale.

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Signature du traité USMCA entre Pena Nieto, Trump et Trudeau.

Le nouveau traité de libre-échange USMCA n’a été obtenu qu’au prix de lourdes rétorsions pour les agriculteurs canadiens et tout particulièrement les producteurs de lait québécois au profit de ceux du Midwest. Heureusement que l’Union européenne a été là pour Justin Trudeau ! Coûte que coûte, Bruxelles n’a cessé de défendre le CETA – AECG pour Accord économique commercial global, l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne. La ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland est même allée jusqu’à pleurer à chaudes larmes lorsque Paul Magnette, le ministre-président de la Wallonie, a menacé de mettre à terre l’accord commercial.

Vous pensiez en avoir terminé ? Non, Justin Trudeau s’est employé à raidir les relations diplomatiques avec la Russie, déjà glaciales entre Stephen Harper et Vladimir Poutine, par une défense sans équivoque des intérêts ukrainiens. Le fait que la plus grande diaspora ukrainienne au monde soit au Canada n’est pas étrangère à cette prise de position. Mais les deux plus gros échecs de Trudeau sont le sommet du G7 à la Malbaie au Québec et son voyage officiel en Inde. Pour le premier, qui s’est déroulé courant 2018, Justin Trudeau a réussi à faire sortir de ses gonds Trump après avoir expliqué les concessions américaines lors d’un point presse à la fin du sommet. Le président américain, ni une, ni deux, a annoncé sur Twitter dans son avion qui le ramenait aux États-Unis que le communiqué final était caduc. Une première ! et surtout une humiliation pour les autorités canadiennes. Emmanuel Macron s’est employé, lors du sommet du G7 à Biarritz, à éviter tout communiqué pour ne pas répéter ce précédent.

Enfin, en Inde, Justin Trudeau a eu comme seule idée d’arriver avec un costume traditionnel hindou – pratiquement plus porté – et de danser sur des musiques locales. Ces images ont fait le tour du monde. Mais ce qui a surtout provoqué l’ire des autorités indiennes et du Premier ministre Narendra Modi a été la visite amicale qu’a rendu Trudeau et sa famille à un extrémiste sikh en délicatesse avec New Delhi. Là encore, le fait qu’une importante communauté sikhe soit établie au Canada n’est pas étranger à ce faux-pas.

L’opposition de Justin Trudeau à la loi sur la laïcité – dite loi 21 – va lui coûter de précieux sièges au Québec.

La quatrième erreur a été la politique approximative du gouvernement Trudeau en matière de politique intérieure. D’abord, les budgets présentés par son ministre des Finances Bill Morneau ont été sévèrement critiqués par la classe moyenne en raison de la hausse des impôts qui n’a pas compensé la hausse du déficit. Certes, cette politique de la demande prouve son efficacité puisque la croissance est au rendez-vous et le taux de chômage est au plus bas. Mais beaucoup de Canadiens ne comprennent pas que certains choix, fastueux, aient été faits au détriment de d’autres, plus élémentaires, comme garantir l’eau courante aux autochtones.

Cette approximation s’est vérifiée par le traitement désinvolte de l’immigration. Alors que le Canada jouissait jusqu’ici de l’image d’un pays ouvert mais rigoureux, Justin Trudeau et son ministre de l’Immigration Ahmed Hussen ont ouvert en grand les portes du pays. Si l’accueil de nombreux réfugiés Syriens a été unanimement saluée, l’absence de résultats sur les objectifs, comme 4% de nouveaux francophones dans le Canada anglais, est sévèrement critiquée. Au point qu’aujourd’hui une majorité de Canadiens souhaite que l’immigration soit plus durement contrôlée. C’est une première pour un pays qui s’est bâti grâce et par l’immigration.

C’était sans compter sur la dernière erreur de Justin Trudeau qui est le mépris qu’il accorde aux revendications québécoises. C’est peut-être d’ailleurs cette dernière erreur qui va lui coûter de précieux sièges le 21 octobre. Comme son père avant lui, Justin Trudeau, bien qu’il soit élu à Montréal, a toujours traité avec peu de considération les souhaits des Québécois d’être reconnus comme distincts du reste des Canadiens. Distinction qui s’opère par une reconnaissance et une ratification du Québec à la Constitution de 1982. Distinction qui s’opère par davantage de droits accordés au gouvernement provincial en matière fiscale et migratoire. Distinction enfin qui s’opère par le respect de la loi sur la laïcité, dite loi 21, qui prévoit peu ou prou les mêmes dispositions que celles appliquées en France aujourd’hui. À chaque fois, Justin Trudeau a combattu cette distinction, jusqu’à être le seul à ouvertement dire que s’il était réélu, il contesterait devant la Cour suprême du Canada la loi 21 en raison de son caractère « xénophobe, raciste et intolérant ».

L’Ontario mais surtout le Québec en arbitres de l’élection

Racistes et xénophobes les Québécois ? Justin Trudeau a peut-être franchi une ligne jaune électorale en voulant satisfaire à ce point les désirs multiculturels du ROC – Rest of Canada. Plus de 70% des Québécois appuient la loi 21, votée au début de l’été par le Parlement de Québec, d’après de nombreux instituts de sondage comme Léger ou Mainstreet. La désinvolture à l’endroit du Québec n’est pas la seule raison qui pousse de nombreux analystes, outre son piètre bilan, à prédire que Justin Trudeau n’est pas certain d’être reconduit. L’affaire du blackface, où l’on voit le jeune Trudeau au début des années 2000 grimé en noir a fini de convaincre de nombreux Canadiens que le leader libéral, premier à critiquer dès qu’on touche aux communautés, est un imposteur. Andrew Scheer, le candidat conservateur, s’est permis de le traiter de phony, soit de faux-jeton lors du deuxième débat des candidats.

Au coude-à-coude avec les conservateurs dans les sondages depuis la rentrée, le chef libéral voit depuis deux semaines ces derniers baisser. La chute des libéraux est telle qu’à la veille du scrutin, les stratèges libéraux s’emploient encore à faire des effets d’annonce. Il en va de même pour les conservateurs d’Andrew Scheer. Ce dernier, élu par surprise leader des conservateurs il y a trois ans, ne convainc pas les Canadiens. Ses positions radicales sur l’avortement et son absence de plan pour l’environnement font que s’il est élu, cela ne sera que grâce à la débâcle des libéraux et au réservoir de sièges conservateurs dans l’Ouest. Et encore, les conservateurs espèrent au mieux être en capacité de former un gouvernement minoritaire.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois. Donné pour mort il y a encore un an, le parti souverainiste, qui mène exclusivement campagne au Québec, est en mesure d’être le faiseur de rois de ces élections. Les différents coups de sonde prévoient tous que le Bloc arrive premier devant les libéraux avec – à l’heure où nous écrivons ces lignes – 32 à 37% des voix et plus d’une trentaine de sièges. La remontée spectaculaire du parti s’explique par trois facteurs. Le premier est l’arrivée il y a un an du gouvernement nationaliste de François Legault, qui participe à une reprise d’orgueil des Québécois. Le deuxième facteur est la piètre performance des autres leaders canadiens que sont Trudeau, Scheer et Jagmeet Singh, le leader néo-démocrate. Yves-François Blanchet, le chef du Bloc québécois, a remporté les deux débats en français – sans réelle difficulté certes vu le niveau en français des autres candidats et notamment d’Elizabeth May du Parti vert et d’Andrew Scheer – et s’est montré pugnace lors du débat en anglais. Le troisième facteur est enfin la défense de la loi 21, ce qui motive beaucoup de Québécois à voter Bloc pour barrer la route à d’éventuelles saisines à la Cour suprême par le gouvernement fédéral en cas de gouvernement minoritaire. Enfin, bien que cela ne soit pas comparable avec le Bloc québécois, la bonne performance de Jagmeet Singh lors du débat en anglais lui permet d’être en mesure de reprendre quelques sièges stratégiques en Ontario et au Manitoba au détriment du PLC et du PCC.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois.

D’après l’agrégateur de sondages Si la tendance se maintient réalisé par Bryan Breguet, les conservateurs sont en tête avec 33% juste devant les libéraux qui obtiendraient 31,4% et très loin devant les néo-démocrates qui restent à 15,7%. Dans le détail, les conservateurs et plus largement les libéraux ne cessent de reculer alors que le NPD et le Bloc québécois grappillent des sièges. Sur la totalité de la confédération, les conservateurs seraient en mesure d’obtenir 141 sièges, les libéraux 128 et les néo-démocrates 29. Le Bloc québécois aurait 34 sièges. La chute est spectaculaire pour les libéraux, qui seraient deuxièmes au Québec derrière le Bloc. Ce dernier est en mesure de rafler l’ensemble des circonscriptions du 450 (dîtes quatre-cinq-zéro), les libéraux se maintenant sur leurs places fortes de l’île de Montréal. À l’Ouest, le partage des voix entre les libéraux, les néo-démocrates et les verts en Colombie-Britannique permet aux conservateurs d’espérer de précieux gains. En Alberta, l’ensemble des 34 sièges provinciaux iraient au Parti conservateur, appuyé localement par le Premier ministre provincial Jason Kenney, ancien ministre de la Défense de Stephen Harper.

Dans les Prairies, le PCC raflerait la très grande majorité des sièges, même si l’inquiétude pointe avec la hausse légère du NPD. Enfin, les libéraux ne pourront pas rééditer l’exploit de remporter l’ensemble des sièges aux Maritimes. Comme souvent, la clef des élections va se jouer en Ontario et au Québec où chaque voix va compter.

Le risque est grand de ne voir aucun parti l’emporter le soir du 21 octobre.

Ayoye ! L’heure est grave pour Justin Trudeau. Ce dernier ne s’est pas trompé en montrant une absence totale de combativité lors du dernier débat en français réalisé par Radio-Canada avec la presse québécoise. Même en cas d’alliance avec les néo-démocrates et les verts, ils n’obtiendraient pas la majorité absolue des 169 sièges sur les 338 que compte la Chambre des communes. Comme indiqué plus haut, il y a tellement de circonscriptions où deux voire trois partis sont au coude-à-coude qu’il est difficile de prévoir avec certitude le résultat le 21 au soir. La participation, mais aussi le score du Bloc québécois et du NPD dans une moindre mesure vont être déterminants. Le Premier ministre est certain d’être réélu dans sa circonscription de Papineau. Mais comme diraient les Québécois, Ça ne prend pas la tête à Papineau de comprendre que l’ère de la Trudeaumania est terminée.

 

Comment les multinationales canadiennes pillent l’Afrique – Entretien avec Alain Deneault

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L’emprise exercée par les multinationales canadiennes sur les ressources minières et pétrolières en Afrique demeure une thématique peu connue. Alain Deneault, directeur de programme au Collège international de philosophie de Paris, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur ce sujet : Noir Canada, Paradis sous terre, De quoi Total est-il la somme ? et Le totalitarisme pervers. Entretien réalisé par Sébastien Polveche.


LVSL – Dans votre livre Noir Canada, publié en 2008, vous faites le constat que le Canada constitue un « havre législatif et réglementaire » pour les industries minières mondiales, si bien que 75% des sociétés minières mondiales sont canadiennes. Quels sont les leviers juridiques, fiscaux ou financiers qui expliquent une telle situation ?

Alain Deneault – Le Canada a une longue tradition coloniale. Créé en 1867 dans sa forme encore en vigueur aujourd’hui, le Canada est né dans l’esprit des projets coloniaux européens. Il fut un Congo du Nord qui, comme bien des colonies, est devenu avec le temps, une législation de complaisance à la manière des paradis fiscaux. Avec William Sacher, je me suis attelé dans Paradis sous terre, après Noir Canada, à rappeler que le Canada, à la faveur de la mondialisation au tournant des XXe et XXIe siècles, s’est imposé comme un pays des plus permissifs dans ce secteur particulier qu’est celui des mines. Traditionnellement, on peut aisément mettre en valeur un site minier aux fins de transactions spéculatives à la Bourse de Toronto : le Canada soutient cette activité spéculative en bourse par des programmes fiscaux d’envergure. Il investit lui-même massivement des fonds publics dans ce secteur, sa diplomatie se transforme en un véritable lobby minier dans tous les pays où se trouvent actives les sociétés canadiennes, et son régime de droit couvre de fait les sociétés minières lorsqu’elles commettent des crimes ou sont responsables d’abus à l’étranger. C’est la raison pour laquelle des investisseurs miniers vont choisir de créer au Canada leur entreprise quand viendra le temps d’exploiter un gisement en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie ou dans l’Est de l’Europe.

LVSL – Dans Noir Canada, vous mettez en cause les pratiques douteuses de certaines minières canadiennes en Afrique. Que pouvez-vous dire de ces pratiques ?

AD – L’industrie minière se caractérise historiquement par sa violence. Lorsqu’on fait le tour des critiques qui sont portées à l’endroit des sociétés minières canadiennes à l’échelle mondiale, on a l’embarras du choix : corruption, atteinte à la santé publique, pollution massive, financement de dictatures et participation à des conflits armés. L’information est abondante : des chercheurs, des journalistes ou des documentaristes de moult pays ont fouillé de nombreux cas que j’ai repris dans le cadre de rapports indépendants, dépositions faites à des parlements, articles de presse, livres ou documentaires. Mon travail a été de rassembler tous ces cas : transaction entre Barrick Gold et Joseph Mobutu autour d’une gigantesque concession minière, mobilisation de mercenaires par Heritage Oil en Sierra Leone, atteinte à la capacité des femmes d’enfanter au Mali en lien avec AngloGold et IamGold etc.

LVSL – Dans Noir Canada, vous pointez également l’implication de la diplomatie canadienne, en tant que relais des minières canadiennes en Afrique. De quelle manière la diplomatie canadienne agit-elle pour défendre les intérêts des minières ? Cette situation a-t-elle évolué depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau ?

AD – La seule chose qui a évolué depuis l’arrivée de l’actuel Premier ministre est la taille des sourires. Le Canada se donne officiellement le mandat de soutenir l’industrie minière dans les pays du Sud, notamment en favorisant le développement de codes miniers identiques à ceux qu’on a dans les différentes régions du Canada. Soit des politiques minières coloniales visant à favoriser l’exploitation indépendamment du bien commun. Il couvre aussi l’industrie essentiellement en lien avec sa capacité à engranger des capitaux en bourse. Une diplomate citée dans Paradis sous terre a même le culot d’expliquer que la diplomatie canadienne ne soutient pas l’industrie minière parce qu’elle est de mèche avec elle, mais parce que les Canadiens ont tellement investi leur épargne (fonds de retraite, sociétés d’assurance, fonds publics etc.) dans le secteur minier – à leur insu – que les autorités politiques canadiennes sont amenées à défendre le bien public canadien en soutenant l’industrie violente et impérialiste qui étalonne ces investissements.

LVSL – Plus récemment, vous avez consacré un livre à la plus grande entreprise de France, Total : De quoi Total est-elle la somme ? Multinationales et perversion du droit. Les titres des différents chapitres sont éloquents : Conquérir, Coloniser, Corrompre, Collaborer. Pouvez-vous nous donner quelques exemples emblématiques de l’action de Total en Afrique et ailleurs dans le monde ?

AD – Je me suis intéressé, quant à ces verbes, au fait qu’ils renvoient à des actions et décisions qui relèvent, aux dires des dirigeants ou représentants de Total, et au vu de l’état du droit lui-même, d’actes légaux. Dans De quoi Total est-elle la somme ?, je me suis demandé comment, diantre ; des actions aussi choquantes et contraires à la morale élémentaire pouvaient passer dans nos régimes de loi pour légales. Force serait de croire que la corruption d’agents étrangers, l’évasion fiscale, le travail forcé, l’endettement odieux, le financement de factions armées, le soutien de dictatures se veulent permis par la loi. Il en ressort l’idée que les multinationales sont moins des entreprises que des pouvoirs autonomes, capables de se jouer de la loi : l’écrire, la contourner, profiter de ses équivoques et de ses manquements, la neutraliser par des mesures dilatoires, ne pas s’en soucier… selon les cas.

LVSL – Comment qualifieriez-vous les relations entre Total et le gouvernement français ?

AD – Incestueuses. L’actuelle Total est le fruit d’une fusion entre trois entités. Outre la belge PetroFina qui lui a apporté tout un réseau d’investisseurs étrangers – les Desmarais du Canada et les Frère de Belgique, la multinationale est aussi l’amalgame de deux groupes français, la Compagnie française des pétroles (CFP), première détentrice de la marque Total, et Elf, qui eurent, respectivement à titre minoritaire et majoritaire, l’État comme actionnaire. L’État a donc longtemps considéré la CFP et Elf comme des joyaux publics français qu’il fallait défendre et promouvoir à l’étranger. Entre 1986 et 1998 toutefois, l’État a vendu pratiquement toutes ses parts, de sorte que ces structures, fusionnées en 2000 sous la forme de l’actuelle Total, répondent désormais d’un actionnariat privé et largement mondialisé. Une minorité de titres seulement appartiennent actuellement à des français. Pourtant, l’État fait encore comme s’il lui revenait de défendre partout dans le monde une firme dont les actionnaires sont pourtant principalement états-uniens, canadiens, belges, qataris, chinois… C’est à croire que les logiques de rétrocommissions et de financement de carrières à l’ancienne ont perduré, même sur un mode privatisé, de sorte que les élus se précipitent pour soutenir la firme… C’est une hypothèse.

LVSL- Depuis plusieurs années, on voit émerger en Afrique un nouvel acteur : la Chine. La Chine multiplie les aides et prêts publics en faveur de projets d’infrastructures, qui sont ensuite confiés à des multinationales chinoises du BTP. Quel regard jetez-vous sur l’irruption de ce nouvel acteur en Afrique ?

AD – Pour employer une image tristement célèbre de Léopold II, on a simplement partagé avec un larron de plus le gâteau africain.

LVSL – S’agissant des multinationales, vous parlez de totalitarisme pervers. Qu’entendez-vous par totalitarisme pervers ?

AD – C’est un concept qui ne se laisse pas définir en peu de mots, mais qui, dans Le Totalitarisme pervers, renvoie à un univers dans lequel les puissants – c’est-à-dire les titulaires de parts au sein des multinationales dans le domaine de la haute finance et de la grande industrie – n’assument pas la part de pouvoir qui leur revient. Ils diffusent plutôt l’exercice du pouvoir à travers l’action de ceux qu’ils subordonnent. Rendre les employés actionnaires de Total est une des formes du totalitarisme pervers, tout comme le fait de se substituer à l’État, autant dans la restauration d’une pièce au Louvre, que dans son activité diplomatique au Kremlin. On ne sait plus tout à fait où s’exerce le pouvoir, du moment qu’on comprend que les États n’en ont absolument plus le monopole.

Le Canada de Justin Trudeau, paradis du macronisme

Sommet du G7 (Crédit photo : Le Devoir)

Justin Trudeau et Emmanuel Macron sont souvent présentés par la presse française comme deux jumeaux de la politique. Ces deux leaders politiques affichaient d’ailleurs une franche complicité lors du G7, organisé en juin 2017 au Canada. Alors que s’engage la pré-campagne pour les élections fédérales de 2019, nous pouvons dresser un premier bilan du mandat de Justin Trudeau, qui dirige le Canada depuis Octobre 2015. Le Canada est-il l’autre pays du macronisme ? Quelle sera l’issue des prochaines élections fédérales d’octobre 2019 ? 


Les profils d’Emmanuel Macron et de Justin Trudeau comportent de nombreux points communs. Charles Thibout, chercheur à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) déclarait à Europe1 qu’ils « incarnent l’archétype du jeune cadre dynamique qui débarque en politique » et qu’ils « jouent beaucoup, dans leur communication politique, sur leur esthétique et leur jeunesse. »

Par exemple, Justin Trudeau a fondé tout un récit politique autour d’un combat de boxe organisé en 2012, où il a affronté victorieusement un Sénateur conservateur : « Ce combat a lancé une image nouvelle du jeune homme. Plusieurs militants libéraux et journalistes ainsi que le grand public ont découvert un Justin Trudeau qui n’avait pas froid aux yeux. À l’époque, (…) il n’était qu’un simple député. (…) C’était toujours payant de gagner lorsque vous êtes le négligé. »

Justin Trudeau et Patrick Brazeau Photo : La Presse canadienne / Fred Chartrand

Justin Trudeau et Emmanuel Macron partagent aussi un discours commun : l’opposition entre “progressisme” et “populisme”, et la promotion du premier aux dépens du second. Tous deux ont été élus au cours d’un moment populiste. En effet, lors des élections fédérales de 2015, un vent de changement soufflait au Canada. Les Canadiens étaient “tannés” des 9 années de gouvernement du Parti Conservateur de Stephen Harper. Déjà en 2011, le Nouveau Parti Démocratique (NPD) avait réalisé une percée lors des élections fédérales.  Le PLC  d’alors était “carbonisé” par le “scandale des commandites”, une importante affaire de corruption.

“Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie.”

Lors des élections fédérales de 2015, Justin Trudeau est parvenu à renouveler l’image du PLC et à déjouer le scénario d’une victoire du NPD. Comment ? En contournant habilement sur sa gauche un NPD en voie de recentrage. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, reconnaît que Justin Trudeau a “mené une campagne plus sociale-démocrate, plus keynésienne que nous, qui avions promis l’équilibre budgétaire.” Une fois menée à bien cette stratégie de contournement, le “vote utile” a fait la différence et lui a garanti la victoire. Alexandre Boulerice, Député fédéral du NPD, dresse un bilan sans concessions du mandat de Justin Trudeau : “Le gouvernement Trudeau est un gouvernement des apparences, un gouvernement que je qualifierais de la tromperie et de l’hypocrisie. Il est beaucoup plus difficile à démasquer que le gouvernement conservateur précédent de Stephen Harper (…). Monsieur Trudeau a fait campagne avec un vernis social-démocrate, (…) Mais lorsqu’on regarde les actions, soit elles ne suivent pas, soit elles sont complètement contradictoires avec les promesses de campagne.”

Un “progressisme” réduit aux acquets

Le “progressisme” défendu par Justin Trudeau concerne surtout les questions de société. Son gouvernement a légalisé l’aide médicale à mourir, ainsi que l’usage du cannabis à des fins récréatives, promu la parité dans la formation du gouvernement et mis en oeuvre des politiques généreuses d’accueil des réfugiés Syriens.

Toutefois, dès lors qu’il s’agit des questions sociales ou des autochtones, les politiques menées sont beaucoup plus timorées. Son gouvernement a par exemple refusé  d’augmenter le salaire minimum à 15$ / heure, alors que certains États des USA (New York ou la Californie) ont décidé d’atteindre cette cible à plus ou moins brève échéance et que la province d’Alberta s’y est également engagée. Il se contente de mesures ciblées, telles que l’allocation pour les enfants, plutôt que d’un plan de lutte global contre la pauvreté. Plusieurs experts ont d’ailleurs déploré le manque d’ambition de la stratégie des libéraux en matière de lutte contre la pauvreté.

Grève de Poste Canada (Crédit photo : La Presse Canadienne)

Sur la question du droit du travail, le gouvernement s’inscrit dans la continuité du gouvernement Harper, en ayant recours à des lois spéciales forçant le retour au travail de salariés en grève. C’est ce qui s’est produit en Novembre 2018, lorsque le gouvernement Trudeau a décidé de briser le mouvement de grèves tournantes des employés de Poste Canada.

Ce mouvement portait sur les salaires, la charge de travail et les conditions de travail des employés en milieu rural. Le président du STTP, Mike Palacek accuse : « Justin Trudeau révèle son vrai visage en poursuivant le programme antisyndical de son prédécesseur, Stephen Harper. Il sait que nous avons toujours été disposés à négocier de bonne foi et à conclure, rapidement, des conventions collectives équitables pour nos membres. Il aurait très bien pu ordonner à Postes Canada de faire de même. »

Sur la question des Autochtones, Justin Trudeau a certes ouvert une “enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues ou assassinées” (1 200 victimes de 1980 à 2012). Les victimes s’inquiètent néanmoins des suites de cette enquête et demandent le prolongement de son mandat. En outre, le Comité des Nations Unies contre la torture se dit préoccupé par la stérilisation extensive forcée ou contrainte” de femmes et de filles autochtones au Canada, y compris de récents cas au Saskatchewan.

Par ailleurs, le gouvernement Trudeau a fait le choix d’un relatif statu quo s’agissant du cadre juridique qui lie les peuples Autochtones à l’État fédéral. Point de reconnaissance de leur droit à l’auto-détermination, comme le propose Québec Solidaire. Pour sortir du cadre juridique actuel (la Loi sur les Indiens qui a créé le système des réserves), il mise sur une simple loi… et refuse de satisfaire la revendication des peuples Autochtones, qui consiste à encadrer leurs relations avec le gouvernement fédéral par le droit international (Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples Autochtones).

Trudeau, l’éco-tartuffe

On comprend aisément pourquoi le gouvernement Trudeau hésite à élargir les droits des peuples Autochtones. En effet, les Premières Nations sont en première ligne des luttes écologistes, dans la mesure où les projets extractivistes menés au Canada constituent une atteinte directe à leurs conditions matérielles d’existence, ainsi qu’à leur cosmogonie.

Manifestation contre Kinder Morgan (crédit photo National Observer)

Le projet d’extension de l’oléoduc Kinder Morgan constitue un exemple chimiquement pur des contradictions du gouvernement Trudeau. D’un côté, il signe les Accords de Paris (COP21). Et “en même temps”, il décide de financer à hauteur de 12 milliards de dollars canadiens, les travaux d’extension d’un oléoduc, permettant d’exporter, depuis la Colombie-Britannique, le pétrole issu des sables bitumineux d’Alberta. Ce projet a été temporairement stoppé, suite à la saisine par de nombreux peuples Autochtones de la Cour d’appel fédérale. Dans son jugement, prononcé le 30 août 2018, la Cour d’appel fédérale a annulé “le décret d’approbation du pipeline, invalidant du fait même le certificat d’approbation des travaux émis par le gouvernement fédéral. La Cour a renvoyé l’affaire au gouvernement pour qu’il corrige deux lacunes : 1) le processus d’examen vicié de l’Office nationale de l’énergie et 2) le non-respect du gouvernement de son obligation à consulter les peuples autochtones.”

Le gouvernement Trudeau a décidé de poursuivre ce projet d’extension d’oléoduc (cédé par la compagnie Kinder Morgan), en dépit de ses impacts environnementaux, directs (risque de pollution des cours d’eau en cas de déversements) et indirects (augmentation des exportations d’un pétrole ayant une forte empreinte écologique), et des doutes qui pèsent la viabilité économique du projet. En effet, dans le contexte de baisse des cours du pétrole, la plupart des compagnies pétrolières se sont retirées des projets en Alberta, car jugés non rentables. En somme, loin de mettre un terme à l’extraction de pétrole sale, le gouvernement Trudeau poursuit la “fuite en avant” engagée durant le gouvernement de Stephen Harper.

La poursuite des politiques de libre-échange

Le Canada est lié par de nombreux accords de libre-échange conclus sous les gouvernements libéraux et conservateurs, dont le plus connu est l’ALENA, qui lie le Canada, les États-Unis d’Amérique et le Mexique. Cet accord a conduit le Canada à arrimer son économie à celle des États-Unis, si bien que le Canada exporte à présent plus des trois quart de ses marchandises vers les USA. Les exportations du Canada vers les USA sont passés de 183 milliards de dollars en 1994 à plus de 450 milliards de dollars en 2015.

Justin Trudeau a poursuivi la politique menée par le gouvernement conservateur en matière d’échanges commerciaux, en signant l’Accord économique et commercial Global (Traité AECG ou CETA en anglais) avec l’Union européenne le 30 Octobre 2016, et l’Accord de Partenariat Transpacifique avec 10 autres pays (dont le Chili, le Mexique, l’Australie, le Vietnam, la Malaisie, etc.) le 8 mars 2018. Là encore, son gouvernement fait le choix du “business as usual” plutôt que d’une véritable transition écologique fondée sur la relocalisation des activités.

Collectif Stop CETA

Ces deux accords commerciaux présentent des caractéristiques communes : opacité des négociations, diminution importante des droits de douane entre pays signataires, et introduction de mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE).

Ces mécanismes soulèvent de nombreuses inquiétudes. Ils ont donné lieu à des multiples contentieux et indemnisations en faveur des entreprises transnationales, notamment dans les pays signataires de l’ALENA (dont le chapitre 11 a introduit ce type de mécanisme). Par exemple, “en 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.”

Toutefois, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux USA a fragilisé ce modèle économique fondé sur l’expansion du libre-échange. Les USA ont décidé à la fin du mois de mai 2018 d’imposer des taxes de 25% sur l’acier et de 10% sur l’aluminium sur leurs échanges avec l’Union européenne, le Canada et le Mexique.

L’Administration Trump a poussé son avantage lors de la renégociation de l’ALENA. D’une part, Trump a négocié séparément avec le Mexique et isolé son “partenaire” canadien. D’autre part, le nouvel accord (l’AEUMC) a permis aux USA de consolider leurs gains ; le Canada ne parvenant qu’à maintenir certains acquis. Les USA ont, par exemple, obtenu le maintien des tarifs sur l’acier, l’aluminium et le bois d’oeuvre (ces tarifs ont été instaurés avant l’arrivée au pouvoir de Trump). En revanche, le Canada a été contraint d’ouvrir en partie son marché du lait aux produits américains.

Autrement dit, Trump est protectionniste lorsqu’il s’agit de barrer la route aux importations de pays tiers, et libre-échangiste pour ses propres exportations. Une des rares avancées de cet accord concerne la suppression du chapitre 11 de l’ALENA relatif au règlement des différends entre investisseurs et États au travers de tribunaux d’arbitrage.

Une diplomatie brouillonne et alignée sur les USA

Le bilan de Justin Trudeau est très critiqué en ce qui concerne sa politique étrangère. Jocelyn Coulon, ex conseiller de Justin Trudeau sur les affaires internationales, confiait récemment au journal Le Devoir (quotidien de référence au Québec) que “le bilan diplomatique du gouvernement Trudeau, c’est que nous sommes en froid avec les quatre grandes puissances de la planète – États-Unis, Chine, Inde et Russie. (…) Le gouvernement et la bureaucratie semblent incapables de juger ce qui se passe dans le monde et de s’y adapter. L’époque de la diplomatie de la canonnière, où on disait “on ne touche pas à l’homme blanc”, c’est fini”.

Le gouvernement Trudeau a multiplié les faux pas. Il s’est brouillé récemment avec la Chine, en procédant (à la demande des USA) à l’arrestation de la directrice financière de Huawei pour le Canada en décembre 2018. La Chine a répliqué en procédant à l’arrestation de deux ressortissants Canadiens.

Les relations diplomatiques avec l’Arabie Saoudite sont marquées par de fortes contradictions : soutien au blogueur Raif Badawi, accueil d’une réfugiée saoudienne, et “en même temps” signature d’un contrat de vente de blindés canadiens pour une valeur de 15 milliards de dollars canadiens…

Le Canada est également pointé pour son soutien à l’opposition vénézuélienne. Le Groupe de Lima (un bloc qui inclut le Canada et une douzaine de pays d’Amérique latine) s’est opposé à l’investiture de Nicolas Maduro. Les diplomates Canadiens “ont maintenu des contacts étroits avec M. Guaido” (qui tentait d’unifier l’opposition). Ils ont apporté une aide précieuse à l’opposition “en facilitant les conversations avec des gens qui étaient à l’extérieur et à l’intérieur du pays”.

Elections fédérales 2019 : vers une défaite de Justin Trudeau ?

Les prochaines élections fédérales auront lieu le 21 Octobre 2019. Justin Trudeau aborde ces élections lesté par son bilan mitigé sur les questions sociales et environnementales, mais fort d’indicateurs macro-économiques au beau fixe : croissance du PIB de +2,2% en 2019, taux de chômage de 5,9% 2019 (contre 7% en 2016). Le Canada compte accueillir un million d’immigrés d’ici 2021 pour faire face à la pénurie d’emplois.

Un certain nombre de signaux faibles indiquent que ces élections sont loin d’être jouées d’avance. Le Parti Libéral vient de perdre plusieurs élections provinciales : en Ontario avec la victoire du candidat du Parti Conservateur, Doug Ford, et au Québec contre un parti de droite, la Coalition Avenir Québec. Les Conservateurs ont également remporté plusieurs élections partielles : à Rideau Lakes (Ontario) ou à Chicoutimi-Le Fjord (Québec). Un sondage réalisé en mars dernier ainsi qu’un sondage réalisé tout récemment donnaient les Conservateurs gagnants face à Justin Trudeau.

A l’inverse, l’affaiblissement du Nouveau Parti Démocratique (dont le nouveau leader Jagmeet Singh peine à s’affirmer) et la “normalisation” du Québec (la “question nationale” ne constituant plus un déterminant central du vote Québécois) pourraient renforcer le Parti Libéral.

Toutefois, si le Parti Libéral était favori jusqu’à récemment, l’affaire SNC- Lavallin pourrait inverser la donne. En effet, le Parti Conservateur d’Andrew Scheer est en progression constante dans les intentions de vote, depuis l’éclatement de l’affaire en février 2018. Dans cette affaire, Justin Trudeau est accusé d’avoir tenté de faire pression sur la ministre de la Justice, afin d’éviter un procès criminel à la SNC – Lavallin ;  société d’ingénierie accusée de fraude et de corruption. Voilà qui replonge le Parti Libéral dans les affres du scandale des commandites, qui avait déjà causé la défaite du Parti Libéral dans les années 2000.

Au delà de ces causes conjoncturelles, l’influence des Conservateurs sur le champ politique Canadien s’explique, selon Jonathan Durand Folco par “un renversement de pouvoir entre l’Est et l’Ouest du Canada causé par une lame de fond économique, démographique et idéologique capitalisée efficacement par la stratégie et le discours conservateurs.” Il appuie son analyse sur un ouvrage co-écrit par John Ibbitson et Darrell Bricker “The big shift”. Au final, le scrutin d’Octobre pourrait être marqué par le retour aux affaires des Conservateurs…

 

 

 

 

“À nous la ville” – Entretien avec Jonathan Durand Folco

Face aux difficultés de la conquête du pouvoir au niveau national, Jonathan Durand Folco, professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa et auteur dÀ Nous la ville, encourage le peuple à se saisir du pouvoir municipal. Selon lui, l’échelle locale permet la mise en place de communs, partagés entre tous les citoyens, et d’une démocratie plus directe et plus participative. Bien qu’abstraite, son approche originale de l’échelle métropolitaine connaît un succès grandissant au Québec et influence une variété d’acteurs du renouveau politique canadien. Entretien réalisé par Jules Pector-Lallemand pour notre partenaire “L’Esprit Libre”.


Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces inquiétantes réalités. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s. Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? Dans un petit café de Villeray, je rencontre donc un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté; bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.

Revue L’Esprit libre (REL) – En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?

Jonathan Durand Folco – Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.

Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie se reflétait dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.

REL – Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?

Jonathan Durand Folco – Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.

J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit “À nous la ville!” afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.

REL – Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Lesquels?

Jonathan Durand Folco – Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde de grandes inégalités sociales, où des formes de richesse et d’opulence côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.

C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.

C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers urbains centraux. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.

Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.

Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.

REL – À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?

Jonathan Durand Folco – Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.

Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.

“L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.”

Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.

Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.

Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.

REL – Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?

Jonathan Durand Folco – Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.

“Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe.”

REL – Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?

Jonathan Durand Folco – On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en auto-gouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.

Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendications et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.

Disons que la vision, un peu plus ambitieuse, de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.

REL – Une économie post-croissance, des auto-gouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?

Jonathan Durand Folco – Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.

REL – En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?

Jonathan Durand Folco – La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste au mois de mars, qui s’appelle “À nous la ville”, comme mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebookun site web  et une plateforme libre où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des événements et se partager de l’information et des outils.

La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.

Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.

Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.

Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.

Le Québec est-il sorti de l’Histoire ?

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©Wikimedia

Un an après les célébrations du 150ème anniversaire de la fédération canadienne et les 375 ans de la fondation de Montréal par les colons Maisonneuve et Jeanne Mance, les Québécois sont appelés à renouveler leur Parlement provincial aujourd’hui à l’occasion des élections générales. Le Premier ministre actuel et chef du Parti Libéral du Québec, Philippe Couillard, a choisi de démarrer la campagne le plus tôt qui lui soit permis par la loi, dès le 24 août, afin de renverser une tendance nette depuis plus d’un an : la probable victoire de ceux qu’on nomme les nationalistes de la Coalition Avenir Québec dirigée par l’ancien péquiste François Legault. Cette victoire, qui écarterait les libéraux du pouvoir après quinze ans sans partage (excepté un intermède de deux ans) sonne comme un aveu pour le Québec : sa banalisation, pour ne pas dire la perte de sa singularité au sein du Canada et en Amérique du Nord.


Jouissant d’une notoriété plus faible à l’étranger que sa concitoyenne Margaret Atwood, auteure du roman La servante écarlate – dont l’adaptation en série (The Handmaid’s Tale) connaît un franc succès depuis sa sortie en 2017 -, l’écrivain canadien Hugh MacLennan (1907-1990) a néanmoins marqué la jeune histoire du Canada en publiant en 1945 Two Solitudes. Traduit en français en 1964, Deux solitudes narre la difficile cohabitation entre les Anglos et les Canadiens français au Québec au début du XXème siècle. Cette mise en exergue, autant que la volonté de MacLennan de créer un courant littéraire propre au Canada – « authentiquement canadian » – selon les mots d’Agnès Whitfield, ont permis à « deux solitudes » de rentrer dans le vocabulaire commun au Canada. Il s’agit d’une incompréhension, d’une méfiance, sinon l’acceptation passive entre deux peuples qui se regardent mais n’ont rien en commun. La singularité des Canadiens français, qu’on nommera par la suite les Québécois au milieu du XXème siècle était racontée dès cette époque.

Je me souviens

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Plaines_d%27Abraham
Défaite de la France à la bataille des Plaines d’Abraham en 1759
© Hervey Smyth

MacLennan, québécois anglophone, vit l’évolution rapide et l’entrée dans l’Histoire de la province du Québec. Ce territoire fut d’abord habité par des peuples autochtones comme les Algonquins et les Iroquois. Au départ colonie française depuis le XVIème siècle avec l’arrivée de Jacques Cartier en 1534, la Nouvelle France fut conquise par les Anglais après la défaite du général français Montcalm à la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Abandonnée par la France, l’ancienne colonie sera un territoire secondaire au XIXème siècle du dominion britannique du Canada. Alexis de Tocqueville entreprit d’analyser dans Regards sur le Bas Canada, ce qu’on appelle aujourd’hui la province du Québec. La province est née seulement après l’établissement de la confédération canadienne en 1867. Ce n’est qu’au courant du XXème siècle qu’une affirmation du fait français et catholique vit le jour au Québec. Il fera face au protestantisme anglo-saxon du ROC. C’est ainsi que les Québécois appellent familièrement Rest Of Canada.

« La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement, qui vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. »

Marqués par la Grande Noirceur et le long règne de Maurice Duplessis, les Québécois ont assisté durant cette époque à de réels progrès économiques. Ils virent aussi leur singularité s’accroître comme l’atteste l’établissement du fleurdelisé. Ce dernier reste depuis son introduction en 1948 le drapeau officiel de la province. Il arbore sur fond bleu et blanc quatre fleurs de lys rappelant les origines françaises. Surtout, ces profonds changements initiés par la Grande Noirceur allaient permettre aux Québécois d’inscrire leurs pas dans l’Histoire.

La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement. Le Québec vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. Il vit également le sentiment patriotique prendre de l’essor. La visite de Charles de Gaulle en juillet 1967 au Québec et sa formule « Vive le Québec libre ! » sur le perron de l’hôtel de ville de Montréal permirent à la Belle Province de se faire connaître partout à l’international. Les Chinois inventèrent en mandarin le mot Québec, inexistant jusqu’à alors. Profondément déterminé à réparer ce qu’il nomma « la dette de Louis XV », De Gaulle snoba Lester Pearson et le gouvernement canadien en ne se rendant pas à Ottawa. Snobisme qui aura pour conséquence le très net refroidissement des relations entre Paris et Ottawa durant plusieurs années.

Le Québec en quête d’indépendance

Le premier échec d’un référendum d’indépendance est survenu dans les années 1970. Lancé par l’ancien libéral René Lévesque et fondateur du Parti Québécois (PQ) en 1968, cela aurait pu marquer la fin, sinon la pause du courant souverainiste. Au contraire, les victoires électorales se sont enchaînées pour le PQ. Le Parti Québécois, social-démocrate et considéré comme positionné à gauche sur l’échiquier provincial a toujours eu pour visée l’indépendance du Québec. La loi 101 qui a imposé le français comme seule langue officielle de la province et les succès électoraux des péquistes ont permis de maintenir l’influence du courant souverainiste. En face du PQ, le Parti Libéral du Québec (PLQ) a tenté de se maintenir. Le PLQ s’est toujours attaché à promouvoir le fédéralisme canadien et à œuvrer pour le libre-échange et le libéralisme économique.

« Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec. »

C’est en 1995, sous la houlette du péquiste Jacques Parizeau, qu’un nouveau référendum d’indépendance fut lancé. Le « Non » l’emporta seulement avec 50,5% contre 49,5% pour le « Oui ». La victoire du Non fut permise par un vote conséquent dans la région de Montréal. C’est dans la capitale économique de la province que beaucoup d’anglophones et d’allophones vivent. Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec.

https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_Canada_(1992%E2%80%93present)
Pancarte appelant à voter “Non” au référendum sur l’indépendance du Québec en 1995
©Zorion

Depuis 2003 et la victoire du PLQ sous la férule de Jean Charest, le Parti Québécois a seulement gouverné la province brièvement, pendant un peu moins de deux ans. Cette victoire faisait suite aux manifestations et grèves étudiantes dites du Printemps érable en 2012. Pour autant, dans la société québécoise, y compris parmi des fédéralistes voire même au sein d’une partie de la minorité anglophone, le respect du fait français, de la loi 101 ainsi que de l’interculturalisme ont perduré. Au contraire du multiculturalisme canadien initié par Pierre Trudeau dans les années 1980, l’idée de l’interculturalisme québécois, qui se veut un compromis entre le système français d’assimilation et le système anglo-saxon de respect des communautés a perduré également.

Quebeckers : it’s economy, stupid !

Est-ce le cas encore en 2018 à la veille des élections générales ? Jamais la volonté d’indépendance fut aussi faible dans les intentions de vote (35% à 37% pour le « Oui »). Cela ne manque pas de provoquer un paradoxe lorsqu’on voit le retour de la nation, de l’identité nationale voire de la soif de souveraineté populaire face à l’Union Européenne en Europe. Aux États-Unis, Donald Trump a remporté des États traditionnellement démocrates (Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie) en promouvant le retour à l’Amérique d’abord. Le Brexit, le référendum en Écosse, la Catalogne ou plus récemment la loi sur l’État-Nation en Israël sont des démonstrations supplémentaires, quoique portant des causes parfois différentes pour ne pas dire divergentes, de ce retour de la question souveraine et/ou identitaire. Le Parti Québécois lui-même ne propose plus l’indépendance qu’en cas de seconde victoire aux élections générales en 2022. Est-ce par crainte que l’option de l’indépendance soit devenue désuète, sinon un repoussoir pour bon nombre d’électeurs ?

Les Québécois acceptent de plus en plus également que l’anglais soit utilisé dans la société. On l’atteste avec l’utilisation et la promotion par des francophones à Montréal du “bonjour/hi” en rentrant dans les commerces. Bien qu’ayant ému une partie de la population, ces changements dans la société québécoise, incrémentaux, marquent une nette différence avec ce qui faisait leur singularité, pour ne pas dire leur force depuis plus d’un siècle.

« Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980. »

Le mode de vie des Québécois, contrairement à celui des Européens, fut très rapidement inspiré du “way of life” américain dès la fin des années 1950. Mais jusqu’à présent, il y a toujours eu une volonté de promouvoir la littérature, la musique francophone et québécoise. L’accord récent entre Mélanie Joly, ancienne ministre du Patrimoine canadien du gouvernement de Justin Trudeau et la société américaine Netflix pour valoriser la culture a provoqué beaucoup de soubresauts au Québec. A la différence que beaucoup ont estimé qu’il était temps d’être à la page et que le soutien à ce qui faisait alors la particularité du Québec en Amérique du Nord inspirait davantage le ranci que le progrès.

Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980.

Le modèle québécois, reposant sur une place plus importante de l’État, des services publics et de l’État-Providence, à la différence du reste de l’Amérique, a été mis à mal ces dernières années. En commençant par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper. Stephen Harper, issu de la province de l’Ouest de l’Alberta, a souvent tenté de cajoler les Québécois. Il a, dès son arrivée au pouvoir en 2006, fait voter une motion reconnaissant l’existence d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni. Mais excepté cette mesure, Harper et les conservateurs n’ont sans cesse essayé de détricoter le modèle d’État-Providence. Ils voulaient d’un État principalement au service du gaz de schiste et des sables bitumineux. L’arrivée de Justin Trudeau en 2015 n’a guère modifié ce paradigme.

Les gouvernements Charest et Couillard ne furent pas en reste. Philippe Couillard appliqua l’austérité au début de son mandat en 2014 pour que le Québec regagne en « compétitivité », devienne plus « flexible » et s’assume sans complexe comme identique au reste du Canada. Ces éléments de langage, complétés par l’économisme ambiant ont renforcé l’idée qu’au final, l’économie et les finances publiques primaient sur tout le reste, y compris les langues officielles et la souveraineté !

https://turismoincanada.blogspot.com/2014/04/separatismo-quebecchese-in-declino.html
L’actuel Premier Ministre du Québec, Philippe Couillard
©Wikimedia

« Ô Canada » plus à la mode que  « Gens du pays » ?

Cette priorité à l’économie au détriment du reste a été vite comprise par la Coalition avenir Québec ou CAQ. La CAQ est un parti de centre-droit créé dans les années 2000 qui se qualifie de nationaliste. Récent au Québec, le nationalisme selon la Coalition avenir Québec et François Legault, son leader est une affirmation forte de ce qui caractérise le Québec. Mais c’est également une affirmation (une allégeance ?) à l’appartenance du Québec au sein du Canada pour plus de « prospérité économique ».

Aussi, la CAQ reste en tête des élections à venir d’après Qc125, le site qui compile l’ensemble des sondages : moyenne de 35,2% et 69 sièges – la majorité absolue étant à 63 – contre 30,6% pour le PLQ (41 sièges), 18,4% pour le PQ (9 sièges) et enfin 10,3% pour le parti progressiste et souverainiste Québec Solidaire (5 sièges). Ce dernier ne cesse de grimper depuis une dizaine d’années sur la scène politique provinciale. Il progresse particulièrement sur l’île de Montréal et ce, principalement au détriment du Parti Québécois.

L’avancée dans les sondages est confirmée par l’analyse de Jean-Marc Léger, à la tête du principal institut de sondage au Québec. Léger explique que la difficulté pour les libéraux sont qu’ils supplantés par les caquistes lorsqu’on demande aux Québécois qui sont les plus crédibles en matière économique. C’est d’autant plus important qu’auparavant l’économie était la chasse gardée des libéraux. Par ailleurs, elle était beaucoup moins déterminante dans les choix des électeurs comparativement à la souveraineté, entre autres.  Le Parti Québécois et Québec Solidaire ne s’y sont pas trompés : depuis le début de la campagne électorale, les deux partis souverainistes considèrent la CAQ et les libéraux comme identiques à l’exception de l’immigration. L’exemple d’une ancienne candidate libérale dans une circonscription montréalaise en 2014 qui concourt sous les couleurs caquistes cette année en est une triste illustration.

« En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale. »

Le fait qu’aujourd’hui au Québec 65% de l’électorat souhaite voter pour un parti qui ne soit pas favorable à l’indépendance traduit un changement progressif des priorités des Québécois et, par extension, du Québec. En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale.

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Manon_Mass%C3%A9?uselang=fr
Les co-dirigeants de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois et Manon Massé
©Judicieux

L’intellectuel souverainiste et conservateur Mathieu Bock-Côté ou des éditorialistes des journaux du groupe Québécor comme Richard Martineau considèrent que ce reflux du Parti Québécois et des souverainistes s’explique par la forte poussée d’une immigration maîtrisant peu le français. Ils considèrent également que ces nouveaux arrivants, principalement installés dans la région métropolitaine de Montréal sont plus facilement tentés par le multiculturalisme canadien. Ils appuient entre autres leurs idées sur les coups de sonde réalisés ces dernières années. D’après ces sondages, pour beaucoup d’immigrants, la question de l’appartenance ou non du Québec au Canada ne se pose pas.

Plus à gauche que le Parti Québécois, Québec Solidaire, qui rejette les thèses avancées par Bock-Côté a pris pour slogan « Populaires » en voulant s’adresser à l’ensemble du peuple québécois. Le jeune parti a voulu suivre l’exemple de Podemos ou de la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon est d’ailleurs venu les rencontrer en avril 2016. Québec Solidaire est souvent tiraillé entre une ligne populaire et une autre proche de la gauche radicale. L’électeur solidaire de Gaspé et celui de Montréal n’ont ainsi pas du tout la même opinion du multiculturalisme ou encore de l’immigration. Manon Massé, qui porte le leadership pour QS aux côtés de Gabriel Nadeau-Dubois est souvent critiquée pour ses positions sur ces sujets. Preuve qu’il reste encore du chemin à faire pour les solidaires, le slogan Populaires n’est le préféré que pour 4% des électeurs selon un sondage pour les journaux Le Devoir et The Montreal Gazette.

« Le Québec semble s’être accommodé d’une disparition de sa singularité en Amérique du Nord. »

Cet abandon progressif de l’idée d’indépendance, la primauté accordée à l’économie et la progression inexorable de l’anglais – notamment à Laval qui était encore jusque-là très majoritairement francophone – font que le Québec semble s’être accommodé d’une disparation de sa singularité en Amérique du Nord. L’entrée du Québec dans l’Histoire, par essence vivante au XXème siècle n’était donc qu’une parenthèse qui se referme ? Hugh MacLennan, qui espérait que ces deux solitudes puissent un jour s’accommoder de vivre en harmonie, a en partie vu son désir s’exaucer. Qu’en partie, car MacLennan souhaitait que le Canada soit uni mais avec deux peuples ayant chacun ses racines et les préservant. Les Québécois font actuellement un autre choix : celui de leur propre dissolution.

Les ravages du nouveau libre-échange

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Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.