Malm et Mitchell : aux origines capitalistes de notre système énergétique

Pourquoi est-il si difficile de rompre avec le système énergétique dominant, malgré son impact catastrophique sur l’environnement ? À trop raisonner en termes de comportements individuels ou de pratiques culturelles, on se condamne à manquer l’essentiel. Les rapports de production, et plus spécifiquement la quête de maximisation de profit des classes dominantes, constituent les éléments les plus déterminants. C’est la thèse que défend Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire (éditions La Fabrique), ouvrage dans lequel il retrace l’évolution des systèmes énergétiques depuis deux siècles, conditionnée par une logique intimement capitaliste. Une lecture qu’il est utile de croiser avec Carbon Democracy (Timothy Mitchell, éditions La Découverte), qui analyse quant à lui la dimension impérialiste du système productif contemporain.

À l’heure de l’urgence climatique, les mesures politiques nécessaires ne sont pas mises en œuvre. Le monde de la finance continue de soutenir massivement les énergies fossiles, faisant pourtant planer une épée de Damoclès sur les marchés financiers, comme le soulignent le rapport Oxfam de 2020 ou celui publié par l’Institut Rousseau avec les Amis de la Terre. La température continue d’augmenter et une hausse de 1,5°C est attendue dans les prochaines années. Comment expliquer la difficulté à mener cette transition énergétique et à sortir de la logique qui a mené à la croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre ? Un retour sur l’évolution, depuis deux siècles, des systèmes énergétiques modernes, apporte des éclairages instructifs pour comprendre les blocages de la transition.

Il faut en revenir aux années 1820-1840, au commencement de la révolution du charbon en Grande-Bretagne. L’aînée des puissances industrielles opère en quelques décennies une transformation radicale de son économie grâce à l’emploi du charbon et de la machine à vapeur. Jusqu’ici, les énergies utilisées (eau, vent, bois) servaient principalement à couvrir les besoins des foyers (chauffage, cuisson) et de quelques industries naissantes. L’essor du charbon permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en tête de pont l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Ces débuts de l’ère industrielle ont été abondamment documentés et commentés. Toutefois, une énigme semble n’avoir jamais vraiment été résolue : celle des motivations économiques de la transition d’une énergie hydraulique – celles des fleuves et rivières, captée par des moulins et autres roues à aubes – vers une énergie issue du charbon.

Le passage de l’énergie hydraulique au charbon au cours de la révolution industrielle

La grille d’analyse de cette transition, proposée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire, semble en mesure d’apporter des éléments nouveaux à la compréhension d’un paradoxe apparent. Ce dernier, que Malm documente avec précision, est celui de l’absence de supériorité du charbon sur l’énergie hydraulique, c’est-à-dire l’énergie mécanique des rivières anglaises, en termes économiques classiques – au moment de la transition au début du XIXème siècle. Et ce, au moment-même où le charbon commence à être plébiscité et va rapidement produire près de 10 fois plus d’énergie que les fleuves anglais. Malm montre en effet, qu’au moment où le charbon devient prédominant, au moins sur trois critères majeurs, l’énergie hydraulique demeurait plus performante.

Roue à aubes

Tout d’abord, l’énergie hydraulique était abondante avec à l’époque moins de 7% du potentiel électrique utilisé. Il existait encore une multitude de gisements d’énergie hydraulique importants. Deuxièmement, la machine à vapeur n’avait pas encore la régularité moderne ; l’eau offrait une régularité et une robustesse technologique que la machine à vapeur de Watt n’était pas en mesure d’atteindre. Troisièmement, l’eau était gratuite ou presque, modulo les droits fonciers, et ceci d’un facteur au moins égal à 3 comparé au prix du charbon sur le marché. Comment expliquer dans ce cas la transition rapide, sans limite, quasi-instantanée vers l’utilisation massive du charbon et de la vapeur ?

Le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les investisseurs, et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs.

Pour surmonter ce paradoxe, Malm propose une nouvelle théorie du capital-fossile, reposant sur l’analyse marxiste de la logique d’accumulation capitaliste. Pour Marx, la naissance des rapports de propriété capitaliste s’est accompagnée d’une compulsion d’accroissement de l’échelle de la production matérielle. Ainsi, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux, travail et donc chez Malm, aussi l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital.

Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ». La logique d’accumulation du capital conduit de facto à une extorsion de la survaleur créée par les travailleurs. Le niveau de cette extorsion définit alors le ratio d’exploitation des travailleurs.

Malm explique alors que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste.

Si le charbon a été choisi comme énergie principale, c’est parce qu’il a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain.

En quoi le système théorique proposé par Malm permet-il alors d’expliquer le paradoxe de la transition eau/charbon au début du XIXème siècle ? Dans cette perspective marxienne, le caractère d’auxiliaire nécessaire à la production de survaleur capitaliste des énergies fossiles implique que le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les capitalistes et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs. Et ceci permet d’expliquer avec clarté le choix du charbon au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne puis dans le monde entier. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à la machine à vapeur a eu lieu parce que ce nouveau système énergétique permettait une exploitation accrue du travail humain.

En effet, les usines fonctionnant à l’énergie hydraulique devaient être construites hors des villes, elles nécessitaient de faire venir des travailleurs des villes à un coût élevé, ou bien d’engager une main-d’œuvre paysanne locale. Mais celle-ci, peu rompue aux rythmes de travail de l’usine et à sa discipline, était susceptible de retourner aux travaux des champs brusquement. Par ailleurs, une fois sur place, cette main-d’œuvre isolée pouvait faire peser des risques de grèves et de pression à la hausse des salaires sur les propriétaires, en raison de la difficulté de faire venir des travailleurs ou de remplacer rapidement une main-d’œuvre trop revendicative. Au contraire, les usines fonctionnant avec des machines à vapeur, même initialement moins performantes que les roues à aubes hydrauliques, avaient l’énorme avantage de se trouver en ville. Dans les banlieues industrielles, les capitalistes pouvaient embaucher une main-d’œuvre déracinée, rompue au rythme de travail à l’usine, avec, en cas de grèves, une « armée de réserve » prête à remplacer les travailleurs contestataires.

Malm montre ensuite comment le charbon et son caractère infiniment morcelable et transportable, a permis une adaptation bien plus efficace à la production capitaliste, au travail en usine mais aussi aux nouvelles réglementations sociales (limitation du temps de travail quotidien à 10 heures). Il déploie un certain nombre d’arguments complémentaires qui tous concourent à corroborer la thèse suivante : si le charbon a été choisi au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne au début du XIXème siècle, ce n’est pas parce que cette énergie était plus abondante, moins chère ou plus régulière, mais bien parce que le passage au charbon a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain, plus régulière et moins soumise aux aléas climatiques et humains de la production hydraulique.

De manière plus contemporaine, l’histoire des systèmes énergétiques nous offre d’autres exemples auxquels appliquer la logique proposée par Malm. Le passage à l’ère du pétrole est dans cette perspective lui aussi très instructif. Timothy Mitchell, dans son livre Carbon Democracy propose une thèse intéressante permettant d’expliquer le rôle du charbon dans les luttes sociales du XIXème et XXème siècles et la transition vers un modèle où le pétrole prend une place centrale.

Charbon, luttes sociales et contre-mesures du capital

Le recours au charbon, énergie indispensable dès le XIXème siècle au fonctionnement des économies occidentales, a profondément changé les rapports de production et l’organisation économique de la société. Le charbon servait principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon utilisé dans les bateaux à vapeur servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Cette transition a notamment été illustrée dans plusieurs des romans de Joseph Conrad. Ainsi, le fonctionnement de l’économie capitaliste coloniale reposait majoritairement sur l’énergie du charbon et la gestion de ses flux.

Mine de charbon, Matarrosa del Sil

Or, la production et les flux de charbon étaient souvent très concentrés dans l’espace. La mainmise sur cette production et ces flux était alors indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne.

Les travailleurs spécialisés dans la gestion de flux énergétiques acquirent un pouvoir politique fort qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à cela qu’un grand nombre d’avancées sociales virent le jour au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle : journée de 8 heures, assurance sociale en cas d’accident, de maladie ou de chômage, pensions de retraite, congés payés, etc. Comme le souligne Mitchell, la concentration de l’énergie indispensable à la production capitaliste avait créé une vulnérabilité. Pour reprendre la terminologie de Malm, l’organisation du système énergétique au charbon initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de cette vulnérabilité.

L’organisation du système énergétique au charbon, initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation, a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de sa vulnérabilité.

La classe dominante a alors recouru de nouveau à un certain nombre de mesures pour regagner sa pleine souveraineté sur l’approvisionnement énergétique nécessaire à l’accumulation de capital. Mitchell décrit dans son livre ces mesures visant à restreindre le pouvoir des travailleurs : création de syndicats maison, appel à des briseurs de grève, constitution de stocks stratégiques énergétiques pour faire face à des imprévus (grèves, blocages). Ces mesures pour certaines d’entre elles, sont toujours appliquées de nos jours avec brio par la classe dirigeante. Ainsi en est-il des stocks stratégiques qui, s’ils sont conçus initialement pour pallier une défaillance de l’approvisionnement énergétique mondial, se révèlent aussi très pratiques pour limiter le « pouvoir de nuisance » des grèves syndicales. Le débat autour de l’insuffisance ou non des stocks stratégiques au cours des grèves contre la réforme des retraites, en raison du blocage des stocks et des raffineries opéré par les syndicats, en est le dernier exemple en date.

Le passage à l’ère du pétrole

La logique du capital en termes d’approvisionnement énergétique est alors toujours la même : diminuer le pouvoir du camp du travail, en diminuant l’emprise des syndicats sur la production et la distribution de l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital. La hausse de l’approvisionnement énergétique issu du pétrole peut, elle aussi, être expliquée pour partie par cette logique-là. En effet, le pétrole présente, sous ce prisme d’analyse, des avantages certains. Tout d’abord, il ne nécessite que très peu de travail humain pour être extrait et sort de lui-même une fois le trou creusé. Deuxièmement, les réserves de pétrole ne sont pas localisées sur les territoires des pays industriels développés. La proximité des gisements de charbon dans les pays occidentaux, qui était au début un avantage, était devenue un inconvénient en ayant permis la naissance de forces sociales contestataires importantes sur le territoire.

Mitchell décrypte avec précision les conditions matérielles d’exploitation des gisements pétroliers. L’exemple du Moyen-Orient est assez flagrant. L’accès à une énergie pétrolière abondante et peu chère est un des facteurs déterminants, si ce n’est le plus important, pour analyser la politique des pays occidentaux vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, du partage de l’Empire ottoman après la Première guerre mondiale (accords Sykes-Picot) à la guerre en Irak de 2003 en passant par la première guerre du Golfe de 1991. Mitchell montre comment l’histoire du Moyen-Orient est guidée par la volonté de l’Occident de mettre en place un contrôle impérialiste des ressources, favorisant la mise en place de pouvoirs locaux dont les intérêts de classe coïncident avec ceux des néoconservateurs. Dans ces pays, la « démocratie occidentale » n’avait pas sa place.

Puits de pétrole

À cet égard, il est très intéressant de voir comment les tentatives de reprise de contrôle de la manne pétrolière par les nations productrices ont été considérées – rarement d’un bon œil. Les exemples sont nombreux et ne concernent d’ailleurs pas que le pétrole : Irak, Venezuela, Libye, Kurdistan, Iran…

Le recours massif au pétrole s’explique bien entendu par des causes plus proprement « économiques » : baisse des ressources carbonifères en Occident, facilité d’extraction du pétrole, baisse des coûts de transport longue-distance, développement de l’automobile. Toutefois, le prisme d’analyse de Malm semble pouvoir expliquer aussi pour partie la préférence, partielle, donnée au pétrole sur le charbon. Il est intéressant de voir qu’en France, sur l’ensemble de l’énergie consommée en une année, seule la partie issue du nucléaire et des barrages – peu ou prou 20-25% de la consommation énergétique finale, est issue d’une production où les syndicats ont encore un pouvoir non négligeable. Pour le reste, pétrole, gaz et charbon, le capital a réussi, comme dans beaucoup d’autres pays, à se débarrasser, du moins partiellement, des entraves syndicales dans la mise en valeur du capital.

Quel système énergétique à l’avenir ?

C’est donc la logique intrinsèque de mise en valeur du capital qui semble avoir guidé les choix énergétiques des deux derniers siècles pour finalement se retrouver à l’origine du changement climatique. Sans énergie pour mettre en valeur le capital, la logique du capital s’effondre. Les énergies fossiles ont rempli ce rôle au cours des deux derniers siècles.

La solution optimale du point de vue du capital est et restera, sans contrainte exogène forte, le choix des énergies fossiles et de leur grande densité énergétique favorisant leur transport, permettant par là-même une meilleure mise en valeur du capital. Toutefois, les pressions environnementales, citoyennes et démocratiques commencent (modestement) à le contraindre à envisager un nouveau système énergétique. Pourtant, la logique capitaliste interne de mise en valeur du capital nécessite ce que Malm appelle « un levier général de production de survaleur », place occupée jusqu’ici par les énergies fossiles. Si les énergies nouvelles se révèlent incapables de remplir ce rôle, le système capitaliste n’aura probablement d’autre choix que de freiner au maximum la transition énergétique pour assurer sa survie.

Si la transition écologique devait bel et bien s’initier, plusieurs options sont concevables quant à la nature du système énergétique nouveau qui émergerait. Dans le cas de la France, on pourrait distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau ;
2. Un système 100% renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie ;
3. Une croissance forte des systèmes énergétiques territoriaux totalement ou partiellement autonomes, gérés par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Quelle serait alors, à la lecture de Malm et Mitchell, la solution plébiscitée par le capitalisme ?

Ndr : Un prochain article tentera de décrire les conséquences de chaque système et étudiera leurs conditions de possibilité afin de mettre en avant ce qui pourrait être la solution optimale du capital, ainsi que la solution qui pourrait être celle démocratiquement choisie.

« Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents » – Entretien avec Denis Bayon

Le candidat PS à la présidentielle 2017 Benoît Hamon avait fait du revenu universel sa principale promesse de campagne. © Parti Socialiste

Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.

Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis. Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?

Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales. 

Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.

LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?

D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.

Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.

Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs. 

« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »

Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).

Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.

LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?

D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !

Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation ! 

Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure. 

Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents. 

En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme  la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.

LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?

D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.

« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »

C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.

LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?

D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.

Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).

Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.

LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?

D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.

Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme ! 

Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.

Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.

LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?

D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.

Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus. 

On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.

D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.

LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?

D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.

« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »

À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).

LVSL – Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?

D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.

LVSL –  Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?

D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.

L’ouvrage de Denis Bayon. © Editions La Dispute

Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.

A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.

LVSL – Puisque nous avons abordé les enjeux du travail et de l’écologie, j’aimerais enfin vous demander votre avis sur une proposition qui suscite de plus en plus d’intérêt ces derniers temps : l’emploi garanti. Deux think tanks et de plusieurs élus de gauche proposent en effet que chaque chômeur se voie créer un emploi, selon les besoins locaux, s’il le souhaite. Que pensez-vous de cette proposition ?

D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3). 

L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur  coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante  : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !

Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux. 

On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio…  Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».

Notes :

1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.

2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.

3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.

Les Coursiers Bordelais : une alternative concrète à l’ubérisation

Des membres de la coopérative Les Coursiers Bordelais
Les membres de la coopérative ont retrouvé la maîtrise de leur travail. © Les Coursiers Bordelais

À l’heure où sont souvent évoqués les dangers de l’ubérisation, des initiatives voient le jour pour proposer un modèle alternatif au capitalisme de plateforme. C’est dans cette dynamique que s’inscrit la démarche des Coursiers Bordelais, coopérative de livraison qui a vu le jour en 2017. Nous avons voulu leur donner la parole pour qu’ils dévoilent leur analyse du marché de la livraison et mettent en lumière la voie émancipatrice qu’ils contribuent à construire chaque jour, notamment avec l’aide de la Fédération de coopératives de livraison à vélo CoopCycle.

LVSL – Vous étiez livreurs pour des plateformes de type Deliveroo, Take it Easy ou Uber Eats, mais vous avez décidé de vous en écarter en fondant votre propre coopérative : Les Coursiers Bordelais. Comment vous présenteriez-vous en quelques phrases ?

Les Coursiers Bordelais – Au moment où on a commencé Les Coursiers Bordelais , on était trois coursiers dégoûtés des plateformes. Pourtant, on aimait le métier en lui-même. Le fait de livrer peut être satisfaisant en soi pour la sensation de liberté à vélo que ça procure, d’une part, et la dimension écologique, d’autre part.

Alors on a eu à cœur de continuer à faire ce qu’on aimait – livrer – mais en prouvant qu’il est à portée de main de le faire d’une manière alternative à celle du capitalisme de plateforme, c’est-à-dire en reprenant le contrôle sur notre propre travail. Dans cet esprit, notre initiative a d’abord pris la forme d’une association, puis on est rapidement devenus une SCOP (société coopérative de production).

Il faut croire que cette ambition de montrer qu’on peut continuer à livrer à vélo autrement n’est pas vaine, c’est même plutôt une réussite. Quand on a commencé, en novembre 2017, on était trois [Arthur Petitjean, Arthur Hay et Théo Melts]. Aujourd’hui, à peine trois ans plus tard, on compte déjà six salariés [se sont ajoutés Morgan Lamart, Clément Bread et Amandine Laborie].

LVSL – Justement, vous parlez de salariés et vous dites souvent que vous vous sentez bien plus libres depuis que vous l’êtes. En tous cas, vous ne regrettez pas l’indépendance que représente votre ancien statut d’auto-entrepreneur. Vous êtes donc plus libres dans le salariat que dans l’auto-entreprenariat [1] ?

LCB – Vous avez raison d’évoquer l’illusion de l’indépendance : quand on est contraint autant qu’on l’était, la liberté n’est qu’un mirage. Les plateformes exaltent publiquement le fait d’être « son propre patron » et de pouvoir travailler quand on veut. Mais tout ça n’est en vérité qu’un mensonge qui ne doit plus tromper personne.

D’abord, la ponction sur notre travail de livraison qu’opère la plateforme est telle que, pour vivre correctement, on ne livre pas simplement « quand on veut », mais plus que dix heures par jour et sans week-end. Le rythme effréné qu’on s’impose pour s’y retrouver financièrement peut vite nous faire péter les plombs.

Si on prend notre exemple, on note une différence considérable entre notre position en tant que salariés aujourd’hui, et notre ancienne position d’indépendants. A l’époque on n’avait aucune protection sociale digne de ce nom, pas de congés payés ni aucune assurance, et on travaillait énormément. En opposition à cette situation catastrophique, tous les salariés de notre coopérative peuvent compter sur huit semaines de congés payés, des tickets restaurant et un forfait mensuel d’une centaine d’euros pour couvrir nos réparations et l’entretien de notre matériel.

Ensuite, il faut rappeler que le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. Le caractère émancipateur de l’institution du salaire repose précisément sur le fait que la rémunération n’est pas fondée sur la stricte mesure de l’activité réalisée, mais bien plutôt sur le niveau de qualification rattaché au poste de travail occupé par le salarié. Dans l’institution du salaire, chaque poste de travail est ainsi associé à un niveau de qualification auquel correspond un niveau de salaire, négocié dans les conventions collectives nationales. Il n’est ainsi absolument pas paradoxal – mais bien plutôt nécessaire – de revendiquer le salariat en tant que progrès par rapport au travail indépendant qui, d’abord, contourne les droits sociaux et le Code du Travail, mais surtout tente de renouer avec la rémunération à la tâche, forme canonique de la rémunération du capitalisme au 19ème siècle (avec le fameux contrat de louage d’ouvrage notamment) .

Créée en 2017, la coopérative LES Coursiers Bordelais construit au quotidien un modèle de travail alternatif
Libérés de la pression et des aléas de leur activité concrète, les membres de la coopérative exercent leur activité dans des conditions autrement meilleures qu’avec les plateformes.
© Les Coursiers Bordelais

Au-delà du seul enjeu des coursiers indépendants, il faut replacer notre lutte dans un cadre global. Les gens pensent souvent que notre combat est juste, mais que ça ne les concerne pas, mais il s’agit en réalité d’un enjeu bien plus large ! Si nous laissons passer la légalisation du déguisement d’un salariat en travail indépendant [2], alors nous ouvrons la porte au retour du travail à la tâche : il faut s’y opposer. En acceptant ça, on ouvre aussi la porte au retour à un refoulement insidieux des acquis obtenus au cours des deux derniers siècles de lutte syndicale.

« Le salariat libère les travailleurs d’une rémunération à la tâche. »

LVSL – Quand on voit le pouvoir qu’exerce sur votre travail la plateforme, ce sont plus les notions de dépendance et de subordination que celle d’indépendance qui qualifient le mieux votre relation.

LCB – C’est exactement ça. Théoriquement on n’a pas d’employeur, mais on est quand même obligés de faire la pub de la plateforme en étant contraints de porter un sac de livraison à leur effigie par exemple.

En vérité, et ça rajoute un déséquilibre à l’avantage de la plateforme, on n’a jamais d’interlocuteur réel avec qui communiquer. Cela participe sans aucun doute à renforcer le mythe que les plateformes ne nous emploient pas, mais ça ne les empêche pas de nous contrôler et le jour où un client s’amuse à dire que sa commande est arrivée en miettes pour se faire rembourser, alors c’est quasiment impossible pour nous de nous défendre.

Par ailleurs, les plateformes ont quand même le pouvoir incroyable de supprimer notre accès à l’application. Et quand cela se produit, on ne peut quasiment rien faire ; c’est ce qui est arrivé à Arthur Hay [un des trois fondateurs]. Suite à son activité syndicale dans la région de Bordeaux, il n’a plus jamais eu accès à l’application pour laquelle il travaillait jusqu’alors.

LVSL – Par rapport au statut d’auto-entrepreneur, la stabilité du salariat est un progrès. Cependant, les bénéfices sont décuplés dès lors que les salariés ont le pouvoir de décider de leur propre travail. N’est-ce pas là tout l’intérêt de la forme coopérative ?

LCB – Exactement. Avec notre coopérative, on a mis en place une organisation du travail aux antipodes de tout ce qu’on avait vécu dans la précarité des plateformes.

« Ça fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! »

D’abord, il y a des règles simples, comme l’incontournable « 1 coopérateur = 1 voix ». Toute décision relative à notre coopérative est prise selon cette règle basique qui veut que chaque personne qui contribue à notre travail ait équitablement son mot à dire. Au final, ça nous permet d’avoir des décisions collectives qui, au-delà de renforcer la cohésion de l’équipe, sont prises selon l’avis de ceux qui travaillent véritablement sur le terrain.

Ensuite, on a une organisation tournante pour toutes nos tâches administratives. Chacun de nous est formé pour les faire et au lieu que ces tâches deviennent une charge additionnelle à notre travail de livraison, l’un d’entre nous est désigné chaque semaine pour passer son temps presqu’exclusivement derrière le bureau, pour s’occuper de ces aspects essentiels.

Mais au-delà de ces éléments, la forme de la coopérative permet de retrouver la maîtrise et la souveraineté sur notre propre travail. C’est bien nous, seuls travailleurs de la coopérative, qui décidons collectivement de nos conditions de travail, notre organisation et nos niveaux de salaires. Cela fait un bien fou de se sentir responsabilisés ! Au lieu d’être toujours suspectés de ne pas livrer assez vite ou de ne jamais travailler assez, on est libéré de toute cette économie du doute et de la suspicion qui nous pense par défaut comme étant à surveiller.

« Nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement à notre travail. »

LVSL – Non seulement vous devenez des travailleurs responsabilisés, mais vous êtes également libérés de la logique actionnariale et de la profitabilité à tous prix.

LCB – Oui, tout à fait. D’une certaine manière, tous ces points positifs que nous décrivons depuis le début ne sont possibles que parce que nous nous sommes débarrassés de la logique actionnariale. En vérité c’est très simple : nous n’avons pas de profits à dégager pour rémunérer des actionnaires. Ainsi, on ne rémunère que celles et ceux qui contribuent concrètement au travail que nous fournissons, et c’est tout.

Dans ce sens, la coopérative est un moyen d’instituer une forme de copropriété d’usage sur notre outil de travail et donc d’abolir, à notre échelle, le régime de propriété lucrative. Cela veut tout simplement dire que, contrairement au modèle capitaliste (de plateforme), personne ne gagne d’argent sur notre travail sans jamais y contribuer !

LVSL – Les plateformes se contentent d’opérer une simple intermédiation entre les producteurs et les livreurs. Or, cette intermédiation, votre exemple et celui de CoopCycle montrent qu’elle peut se faire sans ces plateformes, qui n’apportent finalement rien d’essentiel à l’économie réelle.


LCB – C’est parfaitement vrai, et nous vous remercions de nous inviter à parler de CoopCycle, qui remplit une double fonction.

C’est d’abord un logiciel qui fait la relation entre les coursiers et ceux qui veulent livrer leurs produits (les restaurants). La différence, c’est que la relation se fait de manière transparente puisqu’il s’agit d’un logiciel open source [3], qui tranche avec l’opacité des plateformes. Par ailleurs, pour pouvoir utiliser ce logiciel, l’entité qui s’en sert doit être une coopérative, ou au moins observer une certaine démocratie dans son organisation interne.

Mais l’activité de CoopCycle ne se résume pas à ça. Sorte d’héritière, culturelle et idéologique, du mouvement Nuit Debout, c’est aussi une fédération européenne de coopératives de livraison qui non seulement contribue à constituer une force collective pour renforcer les livreurs dans leurs négociations, mais mutualise un certain nombre de services des coopératives adhérentes. Tout cela permet de nous mettre à l’abri d’un certain nombre d’abus qu’on connaît dans le monde des plateformes.

LVSL – Quel genre d’abus ?

LCB – Prenons deux exemples concrets. Nous parlions tout à l’heure de l’illusion du travail indépendant. En réalité, la prédation s’immisce à tous les niveaux dans le capitalisme de plateforme. En effet, pour être auto-entrepreneur, il faut faire quelques démarches administratives, que vous ne pouvez pas faire si vous n’avez pas de papiers. S’est ainsi instaurée une pratique particulièrement vicieuse qui consiste à se créer un compte d’auto-entrepreneur exclusivement en vue de le louer à des travailleurs sans papier, en prenant au passage une commission sur leur travail. Les travailleurs sans papiers se trouvent ainsi exploités à la fois par la plateforme, qui rémunère mal, et la personne à qui ils louent le statut d’auto-entrepreneur pour pouvoir exercer. Les plateformes sont évidemment au courant de cette pratique, mais s’en contentent parfaitement. Et pour cause : plus il y a de livreurs potentiels, plus elles peuvent imposer des ponctions importantes car la concurrence pousse toujours les livreurs à accepter une baisse de leur rémunération plutôt que la perte de leur activité.

Par ailleurs, les plateformes ont toutes tendance à élargir le périmètre de livraison dans les villes. Ainsi, il devient de plus en plus difficile de livrer à vélo. Pour gagner du temps, et parce que les zones de livraison étendues ne sont pas toujours adaptées aux vélos, certains coursiers préfèrent opter pour un véhicule motorisé. Au-delà du fait que la promesse écologique de la livraison à vélo n’est plus tenue ou que livrer à vélo dans ce périmètre étendu est dangereux pour les livreurs, une licence est nécessaire pour livrer avec un véhicule motorisé. Les plateformes, qui savent parfaitement que certains trajets ne peuvent raisonnablement être effectués à vélo au vu du temps de trajet effectué par leurs coursiers, préfèrent se cacher derrière une prétendue ignorance de cette pratique qui leur permet, une fois encore, d’accroître la concurrence de tous contre tous.

Contrairement aux livraisons des plateformes, l’intégralité du travail de la coopérative est effectué à vélo.
© Les Coursiers Bordelais

LVSL – On sait que les plateformes de livraison ne sont pas rentables, alors que vous l’êtes. Pourtant, leur cote boursière ne cesse de s’envoler. Quel regard portez-vous sur cette déconnexion d’avec l’économie réelle ?

LCB – C’est le cœur de notre projet : montrer qu’on peut livrer à vélo et être rentables ! Cela s’explique en grande partie par tout ce qu’on a dit jusque-là, et notamment par le fait qu’on travaille pour nous, sans avoir à rémunérer des actionnaires qui décideraient de ce qu’on doit faire, sans y contribuer eux-mêmes.

On entend souvent dire que le modèle UberEats ou Deliveroo n’est pas rentable (ou pas profitable, plutôt). Leur cote qui s’envole pourtant sur les marchés financiers ne traduit ainsi en rien les dynamiques de l’économie réelle. Certes les marchés financiers ne sont jamais un indicateur pertinent des performances des entreprises cotées en bourse, mais cela en dit plus encore sur ce modèle. Des capital riskers misent sur le fait, qu’à terme, ces entreprises de type Uber Eats arriveront à trouver un modèle plus profitable. En d’autres termes, ce que permet de dire l’expérience Uber Eats en bourse c’est que, sur les marchés financiers, il se trouve toujours des investisseurs prêts à parier contre le marché en attendant qu’une situation de monopole ou une précarité encore accrue des travailleurs finissent par advenir pour que leur risque finisse par payer vraiment et leur assurer un jackpot monumental.

Par ailleurs, certaines plateformes affichent des ambitions pour le moins inquiétantes. C’est le cas du projet « Dark Kitchen », de Deliveroo, qui promet à la fois de supprimer tout le travail vivant et l’activité humaine, et de substituer aux restaurants des centre villes des cuisines en périphérie, comprenant un maximum de tâches automatisées et dont la production viserait exclusivement la livraison.

LVSL – Pour finir, qu’est-ce que cela change concrètement pour les restaurants et les clients finaux de travailler avec vous ?

LCB – D’abord, pour le restaurateur (même si on ne fait pas que les livraisons concurrentes d’Uber Eats), c’est une question de tarif. Là où les plateformes ponctionnent entre 25% et 30% de la valeur livrée, nous avons décidé d’appliquer un forfait raisonnable (8,40€ TTC). Le choix du forfait a un sens d’un point de vue de la répartition de la valeur économique : notre travail ne change pas selon la valeur de la livraison. Dans ce cadre, il nous semble donc légitime que la reconnaissance monétaire de ce travail ne change pas non plus selon la valeur de ce que nous transportons.

En plus, la solution CoopCycle laisse aux restaurants le choix de décider comment ils comptent répartir le coût de la livraison entre eux et le client final – et de le faire en toute transparence. Au contraire, les plateformes tentent d’habituer les clients à des livraisons peu chères, et contraignent ainsi les restaurants à dissimuler le coût d’une livraison en baissant leur propre prix ou en affichant des prix de plats plus élevés.

Enfin, pour le client final, le bénéfice est à chercher du point de vue éthique. Au-delà du droit du travail respecté, de la transparence et du soutien à l’émancipation des travailleurs réunis en coopérative, il peut compter sur une livraison à 100% écologique et effectuée en vélo cargo, ce qui garantit une plus grande stabilité.

Notes

[1] C’est notamment ce qu’explique Claude Didry (L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, La Dispute, 2016), qui lit l’institution du salariat comme un acte émancipateur.

[2] Le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a requalifié en « contrat de travail » le lien qui unissait Uber à un ancien chauffeur de la plateforme. Les suites et conséquences de cet arrêt sont attendues et seront scrutées avec attention.
Un étude menée par des parlementaires européens, et notamment l’euro-députée Leïla Chaibi, recense par ailleurs 35 victoires sur quelques 59 affaires judiciaires intentées par les travailleurs des plateformes dans huit Etats membres de l’Union Européeene.

[3] Un logiciel est open source lorsque son code source est public et accessible. Dans le cas des coursiers, cette dimension présente l’avantage de proposer un algorithme tout à fait transparent pour attribuer le travail.

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« L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi les enfants de la bourgeoisie » – Entretien avec Maurice Midena

Maurice Midena
Maurice Midena © Carole Lozano

Dans Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce (La Découverte, 2021), le journaliste Maurice Midena étudie le processus de transformation de ces étudiants, bons élèves consacrés par le système scolaire, en futurs manageurs efficaces. Des excès de l’entre-soi festif au sein du campus à l’indigence intellectuelle des cours proposés, il montre que les failles de ce système des grandes écoles de commerce répondent en fait à une fonction bien précise : l’intégration des impératifs de l’entreprise par ces futures élites, qui incarnent l’esprit du capitalisme néolibéral. Au détriment de tout esprit critique ? Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL Vous avez vécu de l’intérieur l’« expérience étudiante » des écoles de commerce, à Audencia Nantes. L’avant-école est un moment important selon vous car il permet à la fois d’envisager la particularité française de la classe préparatoire, les attentes voire le « non-choix » des étudiants qui arrivent un peu par défaut dans ce milieu, ou encore les stratégies publicitaires des écoles pour attirer le plus de clients possibles. Comment êtes-vous arrivé dans ce monde que vous analysez aujourd’hui de façon critique ?

Maurice Midena J’ai été, et je pense qu’il est nécessaire d’insister là-dessus, en bien des points un étudiant classique d’école de commerce, tant par mes modes de pensée que par mes comportements au sein de l’école. De la même façon, le parcours qui m’a conduit à intégrer Audencia en septembre 2013 ne diffère guère du commun des étudiants d’école de commerce, avec les petites variations liées à ma socialisation et mes affects personnels.

Je parle sans précision de mon parcours dans le livre alors je vais me permettre d’être ici un peu plus exhaustif. J’ai toujours été un élève d’une studiosité pour ainsi dire remarquable, toujours dans les deux premiers de ma classe de la sixième jusqu’en dernière année de prépa, toujours plus ou moins assis au premier rang. J’ai grandi en Champagne-Ardenne, avec un père cadre chez Areva et une mère comptable dans une petite maison de Champagne, typiques « classe moyenne supérieure », avec un bon capital économique, un capital culturel moyen, mais un capital social très faible, et symbolique nul.

J’ai été scolarisé dans un collège de campagne, à Anglure dans la Marne, puis j’ai fait mon lycée à Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, ancienne petite gloire du textile français, dont la santé économique a été saccagée par la désindustrialisation. J’avais toujours rêvé de journalisme, depuis mes 10 ans, mais on m’avait assez répété que c’était une profession difficile à intégrer, un « rêve » presque inaccessible, d’autant que personne autour de moi, famille et enseignants compris, ne savait vraiment quelle était la meilleure voie d’orientation pour me mener à bon port. Ayant toujours été consacré par le système scolaire, mes professeurs de seconde m’ont poussé à aller en filière scientifique, comme il est de coutume pour les bons élèves perdus au milieu les brochures de l’Onisep [Office national d’information sur les enseignements et les professions, spécialisé dans l’orientation des lycéens, NDLR].

En terminale, j’ai opté pour intégrer une prépa, voie prestigieuse et qui « ouvrait toutes les portes » comme on dit. Étant absolument réfractaire à une carrière scientifique, voulant conserver les humanités tout en gardant un peu de maths, critère de sécurisation là encore, j’ai donc « choisi » une prépa économique et commerciale qui me paraissait être un bon entre-deux. Je suis donc entré en 2010 au lycée Roosevelt de Reims, petite prépa sans prétention, qui intégrait un étudiant tous les trois ans dans une parisienne, là où certaines prépas d’élite y intègrent trois quarts de leurs effectifs chaque année.

Rapidement happé par l’émulation intellectuelle, la bonne ambiance générale, la grande bienveillance de nos professeurs, j’ai été habité par ce désir moteur en prépa : celui de briller aux concours. Désir qui écrase toute réflexion sur « l’après », sur le projet de vie que l’on veut mener, sur nos aspirations profondes. Et une fois les résultats du concours tombés, tout nous pousse – et par « tout », j’entends les sacrifices consentis pendant les deux à trois années de prépa, et les stratégies de séduction bien rodées des écoles –, à intégrer la meilleure de celle où on a été admis, Audencia à Nantes me concernant.

Mais ce sentiment de « non-choix », de « choix par défaut » quant à rentrer en école de management n’est pas l’apanage des étudiants qui viennent de province comme moi : il est aussi prégnant, à des degrés certes divers, comme je le montre dans le livre, chez les jeunes issus des classes très aisés des grandes villes ayant eux-mêmes des proches passés par ces écoles. Même si ces derniers sont en général un peu mieux renseignés sur ce qui les attend en école.

LVSL  Étiez-vous conscient, déjà à l’époque, des défauts de ce système des écoles de commerce ?

M. M. Si par défauts on entend ceux que je dépeins dans le livre comme les résultats d’un formatage comportemental et intellectuel configurés par le capitalisme, alors non, pas du tout. En revanche, j’étais très accablé par l’indigence intellectuelle des cours, l’absence d’exigence académique attendue des élèves et la piètre curiosité intellectuelle dont ces derniers faisaient preuve.

Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

Mais je me suis vite fondu dans la masse : je me suis engagé dans une « liste » assez tôt, j’ai eu plusieurs engagements associatifs, j’ai multiplié les activités parascolaires, et j’ai aussi œuvré à me constituer une certaine reconnaissance sociale. Le sexisme latent et l’ignominie de certains de mes congénères m’apparaissaient, comme à beaucoup d’autres, mais en filigrane, sans vraiment pouvoir le penser clairement et l’analyser finement. Et sans jamais m’y opposer.

En tout cas je n’étais pas une sorte de pourfendeur de ces institutions quand j’y étais. J’avais même tendance à les défendre – l’esprit de corps, n’est-ce pas ? –, quand une voix extérieure se risquait à critiquer les écoles de commerce sans n’y avoir jamais mis les pieds. J’ai allègrement participé à tout son folklore, sans jamais être un parangon de vertu, et j’ai tâché de m’y faire une place au chaud. Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

LVSL  Comment vous est venue l’idée d’écrire cette synthèse sur le processus de formation – et de formatage – des étudiants dans les grandes écoles de commerce ? Vous parliez par ailleurs d’un « esprit de corps » qui empêchent certains étudiants de développer un esprit critique vis-à-vis de leur école. Avez-vous eu du mal à obtenir les témoignages d’élèves de ces établissements ?

M. M. L’idée de ce livre est le fruit d’une double ambition. La première, celle de faire un travail journalistique de documentation précise et le plus exhaustif possible sur ce qu’on fait vraiment, ce qu’on apprend en école de commerce. Un travail d’enquête en somme, pour le grand public, mais pas au sens de révéler des scandales, plutôt de repositionner des éléments factuels, des témoignages, des récits, dans la dynamique idéologique, politique, économique et sociale qui les régit, à savoir le capitalisme dans sa configuration néolibérale.

Je convoque d’ailleurs de nombreux travaux de sciences sociales, peu connus du grand public, pour donner à penser ce processus de formation comme un système, un tout cohérent, et pas comme un cursus qui aurait des « mauvais côtés ». Montrer que les « limites », que ce soit le bizutage ou la médiocrité des enseignements, sont en fait institutionnalisés, me paraissait primordial.

Ensuite, j’avais plusieurs réflexions, interrogations, hypothèses personnelles, qui d’ailleurs transparaissent dans mon texte, auxquelles je voulais trouver des réponses, pour mieux comprendre ce que j’avais vécu pendant deux ans. Je me disais, à juste titre vu les premiers retours de lecteurs que j’ai reçus , que ces questionnements devaient être partagés par bon nombre de personnes qui sont passées par ces écoles. Ce livre tente de leur donner des réponses.

Pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement.

Je n’ai pas eu trop de difficultés à trouver des témoignages. J’ai d’abord commencé à interroger des gens avec qui je partageais des amis communs, pour finir par contacter des personnes qui m’étaient complètement étrangères. Le fait d’être moi-même passé par une école de commerce a rassuré mes sources, tout comme le fait que je les anonymisais, en commun accord avec ma maison d’édition.

En effet, pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement. D’une part, critiquer son école, s’accompagne d’une peur de déprécier son image et donc la valeur de son diplôme. Ensuite, l’esprit de corps n’épargnant personne, même les personnes qui ont des propos très durs envers leur école gardent un très fort attachement envers ces institutions, notamment parce qu’ils ont encore beaucoup d’amis rencontrés sur leur ancien campus : il n’est pas très agréable d’écrire un livre critique sur des écoles dont sont issus les trois quarts des gens avec qui vous partez en vacances.

D’autre part, les étudiants ont souvent peur de passer pour des gens qui « crachent dans la soupe ». L’esprit de corps de ces écoles est peu tendre avec ses renégats. Il est très difficile de porter un discours fondamentalement alternatif dans ces écoles, tant l’esprit collectif est tourné vers l’adoubement de tous ses principes, et demeure rétif à l’esprit critique.

LVSL Vous avez intitulé ce livre Entrez rêveurs, sortez manageurs, reprenant ainsi un slogan de l’Inseec en 2018, dont se souviennent peut-être les utilisateurs du métro ou les observateurs des réseaux sociaux, qui avaient tourné en dérision cette campagne publicitaire. En quoi cette formule est-elle révélatrice selon vous de la « métamorphose » qui s’opère dans les écoles de commerces, à l’issue de laquelle l’étudiant devient un « produit fini », pour reprendre l’expression significative d’un directeur d’école ?

M. M. Ce slogan est plutôt significatif de ce que les écoles pensent, ou veulent donner à penser d’elles-mêmes : on entre en école avec ses rêves et ses vocations et on les concrétise en une carrière professionnelle épanouissante, à la fois rémunératrice, statutairement enviable, et en accord avec nos aspirations profondes.

Couverture de l’ouvrage de Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez manageurs, Formation et formatage en école de commerce, Paris, La Découverte, 2021, 310 p., 20€.

En vérité, l’école de commerce agit comme un mode d’assimilation des attentes du « réel ». Vos rêves – si vous en avez, car il ne faut pas sous-estimer le nombre de jeunes gens qui arrivent en école de commerce sans vocation du tout –,vous devrez les remiser au placard. Ce qui vous attend, c’est une conversion aux lois de l’entreprise : rentabilité, efficacité, subordination.

Tout cela est depuis quelques années recouvert du vernis de l’épanouissement au travail, où se mêlent des questions de « sens » et de culture d’entreprise. Cela comprime le feu pour faire passer la pilule, mais le « produit fini » est moins le résultat de ses vocations, que celui d’un apprentissage intellectuel et comportemental, au bout duquel, s’il a un peu de chance et beaucoup d’abnégation, ce produit fini aura une petite marge de manœuvre pour rêver de temps à autres.

Du reste, l’école de commerce est pour beaucoup pourvoyeuse d’un certain type de rêve : le rêve d’une grande carrière, de responsabilités, de hautes rémunérations, d’accomplissement de soi par et pour l’entreprise, la réussite de cette dernière étant présentée et perçue comme l’alpha et l’oméga d’un monde qui se porte bien. 

LVSL Dans plusieurs passages, vous raillez « l’esprit critique » que ces écoles assurent développer chez leurs élèves. Vous citez notamment les travaux du sociologue Yves-Marie Abraham sur la « déscolarisation » des étudiants d’écoles de commerce, à travers une sorte de conversion « du souci scolaire au sérieux managérial ». Ces travaux insistent sur l’indigence intellectuelle des enseignements dans ces écoles, qui peut désenchanter d’ailleurs les anciens élèves de classes préparatoires. Quelles formes prennent les enseignements dans ces écoles, et quelle est la fonction de ce processus qui ne doit rien au hasard selon vous, et qui n’est pas non plus sans rappeler la « crétinisation des élites » analysée par Emmanuel Todd ?

M. M. Le « concept » que vous évoquez de « crétinisation des élites » de Todd, qu’il n’a pas, il me semble, développé outre mesure dans ses textes, m’a beaucoup accompagné dans la rédaction de l’ouvrage. Toutefois je parlerais davantage d’un phénomène « d’abrutissement intellectuel » des étudiants.

Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça »

D’une part, leurs stimulations intellectuelles se réduisent comme peau de chagrin : l’exigence des cours est quasi nulle, leurs contenus sont d’une faiblesse intellectuelle affligeante, ce qui favorise le désengagement des étudiants de la sphère académique, d’où le phénomène de déscolarisation que je dépeins, selon les termes d’Yves-Marie Abraham. Happés par la « vie de l’école » et la bulle du campus, les étudiants affirment aussi se désintéresser de l’actualité, de ce qui se passe dans le monde, des grands enjeux contemporains.

Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça », entendre, « penser », débattre, perdre du temps avec une quête de savoirs « gratuits ». Dans les discussions, les ragots encombrent toutes les lèvres, et les circonvolutions politiques n’effleurent que de rares langues.

La disparition de presque toute forme embryonnaire d’intellectualité – je me souviens tout de même avoir eu un débat étonnamment dense à 4h du matin et un peu trop alcoolisé avec mon colocataire sur la rivalité Sartre-Camus en retour d’OB [soirée open bar, NDLR] –, s’accompagne d’une prolifération de comportements abrutissants, entre jeux d’alcools permanents, bizutages variables, et de fracassages de glaçons avec le crâne. L’institution est conçue de telle sorte qu’on s’y amuse beaucoup, et qu’on passe plus de temps à tâcher de soigner son image qu’à faire acte de réflexion.

Pendant ce temps, les écoles affirment développer « l’esprit critique » de leurs étudiants, sous prétexte de deux cours de géopolitique par-ci et d’une option d’économie des médias par-là. La prépa aussi fait son office : elle a un rôle de légitimation de l’esprit critique. Sous prétexte d’avoir étudié six heures de philosophie et six heures d’économie par semaine, pendant deux ans, dans un cadre programmatique très restreint, on s’imagine facilement être un érudit de premier plan.

Surtout, c’est très performatif : nombreux sont les étudiants qui affirment avoir une « opinion critique », ce qui ne veut strictement rien dire. Cela conforte tout de même les uns dans leurs positions assumées de futurs cadres, et soulage les autres du fardeau de devoir embrasser un projet de vie qui tend à les répugner. Que le savoir dispensé en prépa soit nécessaire pour développer un esprit critique, soit. Considérer qu’il est suffisant, c’est la négation même de l’esprit critique.

Une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe.

Pour autant, il serait faux de dire que les cours ne servent à rien. Ils permettent aux étudiants de développer une « culture générale » de l’entreprise privée, en finance, en marketing ou encore en ressources humaines. Ils sont aussi le lieu premier du développement d’un « habitus de manageur », en proposant ateliers et jeux de rôle, mais aussi par le mode de rendus des devoirs, qui prend souvent la forme de Powerpoints à présenter à l’oral, ce qui par ailleurs joue dans l’abrutissement intellectuel, tant la forme prime sur le fond, jamais très élevé.

Ceci étant, une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe. Nombre d’étudiants peu investis en première et en deuxième année reviennent de leur stage de césure avec des intentions plus studieuses lors de leur semestre de spécialisation. Preuve parmi tant d’autres de leur conversion.

LVSL Vous étudiez les opinions politiques des étudiants des écoles de commerce, à l’aune des invitations de personnalités politiques à des débats, des références intellectuelles partagées par ces étudiants ou des simulations du premier tour des élections présidentielles de 2017. Si Emmanuel Macron et François Fillon étaient largement en tête, totalisant à eux deux près de 75% des suffrages, Jean-Luc Mélenchon arrivait tout de même troisième, avec près de 12%. Quels enseignements en tirez-vous sur la vision que les étudiants en école de commerce portent sur la politique ?

M. M. Je consacre en effet tout un chapitre à la « dépolitisation politisée » qui s’opère dans ces écoles. D’un côté, les étudiants ne s’intéressent que peu à la chose publique. De l’autre, pourtant, leurs opinions politiques sont hyper polarisées à la droite de l’échiquier politique, certains se disant de centre-droit voire de centre-gauche en ce qui concerne Macron. C’est évidemment la conséquence de leur socialisation, à dominante bourgeoise, à fort capital économique.

Mais ce n’est pas tout. La dominante « macroniste » a beaucoup à dire, étant donné qu’Emmanuel Macron était crédité dans le sondage à près de 50% des voix. Évidemment, dans des écoles qui vous présentent le cadre de fonctionnement de l’entreprise, la propriété privée lucrative, l’impératif de rentabilité et le désengagement de l’État du monde des affaires comme des horizons naturels, souhaitables et indépassables, voter pour le candidat qui, avec François Fillon, incarne le mieux ces principes, n’est pas une surprise.

Le sentiment d’identification est puissant vis-à-vis de Macron. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

En outre, Emmanuel Macron en 2017, il ne faut pas l’oublier, tenait un discours qui pouvait séduire une grande partie de ces étudiants, à savoir dépasser le clivage gauche-droite, réconcilier la réussite des entreprises et le « progrès » social. Il apparaissait « modéré », ce qui colle bien avec ces étudiants qui réfutent tout « populisme », et tous les « extrêmes », sans jamais s’interroger sur le caractère radical et pour le coup « extrême » qui sous-tend toutes les dynamiques du capitalisme néolibéral dont Macron est l’alpha et l’oméga.

La figure macronienne est aussi pourvoyeuse d’affects auprès de ces étudiants : Macron, c’est l’ancien préparationnaire, un énarque (faussement) érudit, qui a fait des allers-retours entre le public le privé. Le sentiment d’identification est puissant. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

De l’autre côté, le vote Mélenchon, outre le fait qu’il aspire toutes les voix de gauche, comme à la vraie présidentielle, avec un Benoît Hamon peu fédérateur, est la preuve de la présence d’esprits hérétiques en école de commerce. De gens qui cherchent des idées qui vont en dehors du cadre idéologique imposé par le néolibéralisme, qui ont une critique souvent plus construite et affirmée du capitalisme. Des étudiants qui malgré tout conservent un esprit critique – sans faire de Jean-Luc Mélenchon le parangon de la pensée critique, que l’on s’entende – et qui conçoivent fermement l’incompatibilité des impératifs de la propriété privée lucrative avec ceux de la justice sociale et de la transition écologique.

C’est ce dernier point qui manque à bon nombre d’étudiants qui ont voté Macron, en pensant sincèrement qu’il était de gauche, ou qu’en tout cas son programme et ses idées étaient compatibles avec davantage d’égalité et de respect de l’environnement. C’est sur ces mêmes dynamiques que nombre d’entre eux ont voté « écolo » aux municipales. Mais tout ceci est compréhensible : il leur est impossible de réaliser ce saut intellectuel tant leur affect commun les conduit en premier lieu à défendre le cadre idéologique et l’ordre social dans lesquels les entreprises sont les réponses à tous les maux du monde, tout en étant aussi leurs causes, bien entendu.

LVSL D’ailleurs, le profil sociologique du recrutement des écoles de commerce leur donne souvent l’image d’écoles pour « fils à papa ». Cette réputation est-elle selon vous justifiée ?

M. M. Il y a derrière cette expression une facilité de jugement que je trouve, sinon abusive, au moins contre-performative. Tout en considérant que je la comprends assez bien. Les étudiants des écoles de commerce sont très majoritairement des enfants de cadres supérieurs, un peu plus de 50%, et sont largement surreprésentés par rapport à leur part dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, de près de 20 points.

Une bonne partie de ces étudiants n’a tout simplement jamais travaillé avant de rentrer en école de commerce, et passait ses étés à faire des voyages avec ses parents aux quatre coins du monde. Dans le même temps, les enfants d’ouvriers et étudiants boursiers sont très largement sous-représentés.

Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

Collectivement, les étudiants issus de milieux favorisés dégagent en effet une certaine forme d’arrogance et de condescendance vis-à-vis de ce qui n’est pas « eux » ou « avec eux ». Ce côté « fils à papa » s’affiche d’autant plus quand on voit ces diplômés à la tête de grandes entreprises, dans les médias, ou lorsqu’ils obtiennent des responsabilités politiques d’importance. L’apothéose se situe lorsqu’ils jouent aux start-uppers innovants, alors qu’ils ne deviennent que des produits financiers comme les autres. Quand ils sont en école, ils se prennent déjà pour les rois du monde.

Toutefois, on ne peut les limiter individuellement à ce genre de registres. Beaucoup des jeunes diplômés ont une conscience, même si celle-ci reste parfois très diffuse, de la violence du monde social capitaliste, et de la place qu’ils tiennent dans cet ordre social. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

Avant d’être des fils à papa qui se comportent comme tel collectivement, ces étudiants forment une masse de jeunes gens qui sortent d’une adolescence tardive, corsetée bien souvent par la prépa, que l’on lâche dans une fosse de débauche du jour au lendemain en les sommant de devenir des manageurs en quatre ans. Il faut en être arrivé au dernier degré de la bêtise pour les tenir comme hautement responsables de ce qu’ils deviennent.

L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi de plein fouet les enfants de la bourgeoisie, à ceci près évidemment que la place du manageur est matériellement et politiquement plus enviable que celle du travailleur à la chaîne. Ce qui, de fait, offre des perspectives politiques qui me semblent jusqu’ici peu exploitées par une certaine gauche : faire adhérer à son projet les cadres du secteur privé.

Alors bien entendu, une bonne partie d’entre eux, sans doute entre 50 et 60%, sont pour ainsi dire perdus pour la cause. Mais il reste une masse non négligeable de cette « caste » de jeunes diplômés et travailleurs supérieurs à convaincre : ceux qui sont entrés en école de commerce sans vocation, et qui œuvrent dans les métiers du management sans réel engouement. Ils sont nombreux, très nombreux. Ces gens-là n’attendent qu’une chose : qu’on leur tende la main, qu’on ait quelque chose à leur offrir, qu’on les persuade qu’autre chose est possible et que cette autre chose est en tout point préférable à la mélasse qu’on nous sert chaque matin.

Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

Cela ne veut pas dire qu’il faudrait se limiter à un projet de « gauche de gouvernement ». Ils sont foncièrement capables d’entendre et d’apprécier la « radicalité », même si on leur a mis le contraire dans la tête. Encore faut-il la rendre hautement désirable, mais là est tout l’enjeu du politique. Regardez seulement tous les témoignages qui sortent sur les comptes @balancetastartup ou @balancetoncabinet [de conseil] : parmi ces jeunes gens, beaucoup n’en peuvent plus.

Ils se rendent compte de plus en plus que l’idéal de réussite professionnelle – et de vie – qu’on leur a servi n’était que mensonge et pacotille, violences morales et finalement physiques. Si vous les faites venir à vous, vous atteignez en plus une couche de la société primordiale : certes assez faible en effectif, mais qui par sa position si particulière entre classes moyennes et les « 1% », peut ouvrir des perspectives électorales et politiques rarement envisagées. C’est sans doute une des limites du populisme. Opposer les « élites » au « peuple », c’est in fine se priver d’un potentiel instrument de bascule au sein même de ces « élites ». Même, et sans doute surtout, lorsque l’on souhaite proposer un projet politique radical, et entre nous, radicalement de gauche. Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

LVSL  Outre cette relative homogénéité sociale, le campus des écoles de commerce constitue selon vous une véritable « bulle locale » dans laquelle se reproduit une forme d’entre-soi avec des codes plus ou moins implicites. Quels sont les effets de cette socialisation particulière, et comment s’exprime concrètement la « vie de l’école » ?

M. M. La vie de l’école s’articule autour d’un folklore extrêmement codifié, qui passe par le langage, les vêtements, les hiérarchies entre associations, la consommation d’alcool, les relations interpersonnelles et les multiples formes que revêt le bizutage, de ses degrés les plus « doux » et acceptés par la majorité, à ses degrés les plus violents, qui peuvent causer de sévères dommages à l’intégrité morale voire physique des étudiants.

Le sentiment d’appartenance […] catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

L’école de commerce consistant en un basculement brutal des habitus – du scolaire au managérial –, il faut pour cela un environnement clos, qui pousse ceux qui y évoluent à adopter rapidement des codes puissamment enracinés. En les adoptant, on montre « qu’on en est », d’autant « qu’en être » est rendu désirable par l’institution.

On ne transforme pas un jeune étudiant taillé à rester quatre heures assis sur une chaise à disserter sur l’ontologie de l’espace en un jeune cadre dynamique prêt à présenter des axes de déploiement stratégiques à un comex sans mettre en branle de puissants moteurs affectifs. Le sentiment d’appartenance en est un, parmi de nombreux autres en école de commerce. Cela catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

LVSL  Pour autant, cette posture au cœur de l’habitus managérial cache souvent un « bullshit », assumé par certains témoignages qui s’en amusent parfois même, quand d’autres, en quête d’épanouissement, font davantage écho à la critique des « bullshit jobs » par David Graeber. Comment expliquer cet attrait du vide et comment se concilie-t-il à la question du « sens » ?

M. M. Cela mériterait un long développement, mais il me semble qu’il faut cesser d’en appeler à ce livre de Graeber. D’ailleurs, quand on voit l’utilisation qui en est parfois faite, on se rend compte que peu de gens l’ont lu. Certes, l’anthropologue a capté quelque chose de l’époque, mais ce travail présente trop de défauts. Il mélange dans ce concept des réalités très disparates, propose une méthodologie discutable, et s’appuie sur des données statistiques extrêmement faibles.

Avec le mot « bullshit », on sous-entend « l’absence de sens » comme si le « sens » avait quelque chose de foncièrement absolu, naturel, évident. Le « bullshit » dépeint par les élèves pour qualifier leurs cours, c’est d’abord le manque d’exigence intellectuelle des enseignements et des attentes de l’école en termes académiques. La question du « sens » au travail, quant à elle, qui apparait dans l’expression « bullshit jobs », pour les étudiants d’école de commerce, se répond aisément : le sens de leur boulot, c’est de se plier aux impératifs du capitalisme néolibéral en servant le bon fonctionnement des entreprises privées, en œuvrant dans leurs fonctions de supports ou de services. C’est précisément à ça que servent les cours.

Il reste ensuite que les vicissitudes existentielles liées au sens des étudiants ne se posent qu’individuellement, et dans les interstices laissés vacants par la nécessité de mener à bien un projet professionnel dans les clous enfoncés par le cursus de formation.

La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble.

Le problème de Graeber, et de la place du « sens » dans la logorrhée managériale, c’est qu’elle se cantonne à sa dimension individualiste sans jamais se poser en termes collectifs ou très peu chez Graeber en tout cas : quel sens, en termes tant de signification que de direction, voulons-nous donner au travail, à la production, à la consommation, à l’organisation de la cité ? Voilà l’enjeu, et l’enjeu seul, d’autant plus dans un monde organisé autour de la division du travail. D’ailleurs, au fond, derrière le sens, transparaît souvent un mal-être lié aux conditions de travail, c’est-à-dire à la subordination salariale, et à l’impression de ne pas participer au bien commun.

Entre nous, les individus qui trouvent dans leur travail les jouissances nécessaires se plaignent rarement du sens de leur job, ou en tout cas en dernière instance seulement, quand il faut bien avoir quelque chose à dire sur le sujet car tout le monde est sommé de se poser la question, mais à soi, et rien qu’à soi. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble.

Partis comme ça, on continuera à se tailler le bout de gras devant les consultants et traders qui vont pêle-mêle élever des chèvres dans le Larzac ou monter leur micro-brasserie à Barbès, au lieu de s’interroger sur la pertinence pour le bien commun de laisser à des intérêts privés le luxe de décider de la marche du monde. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui est pour le coup un formidable « bullshit ».

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La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la sécurité sociale

Manifestation pour l’hôpital public – © Ugo Padovani/APJ/Hans Lucas

Nombre de dirigeants politiques, particulièrement en temps de crise, vantent les bienfaits du système de sécurité sociale à la française. Dans leurs bouches, il ne se résume cependant qu’à un moyen de financer la protection sociale. C’est nier au système français de sécurité sociale son caractère le plus spécifique : la mise à l’abri des travailleurs hospitaliers et l’imperméabilité aux logiques de marché, établies avant l’ère néolibérale. Comprendre l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux », qui semble préoccuper Olivier Véran, implique alors de renouer avec les principes fondateurs du régime général de sécurité sociale.

Le désastre hospitalier français

En dépit des conséquences sociales, psychologiques et économiques déplorables qu’elles entraînent, les mesures de confinement sont prises dans une perspective simple : éviter la surcharge des hôpitaux français. Il importe dès lors de poser la question centrale dont découlent toutes les autres : quelle est la cause de la crise de l’hôpital public ?

L’ensemble des soignants déplore le manque de moyens en général dans nos hôpitaux : personnels, blouses, masques, gants, lits [1], médicaments… C’est bien ce manque de moyens qui engendre d’une part la saturation des patients – qu’on ne sait plus comment recevoir –, et d’autre part les scènes surréalistes de soignants équipés de sacs poubelles en guise de surblouses pour se protéger.

Ce manque de moyens accordés à l’hôpital est légitimé par un hypothétique « trou de la sécu » : déficitaire, la sécurité sociale nécessiterait des coupes budgétaires d’envergure pour éviter de crouler sous sa dette et disparaître. Depuis plus de trente ans et sans relâche, toutes les politiques autour de la sécurité sociale vont dans ce sens, et ont légitimé la fermeture de lits qui s’est faite systématiquement contre l’avis du personnel hospitalier, et qui se révèle particulièrement néfaste aujourd’hui.

En plus du manque de moyens dont il dispose, le personnel soignant se plaint régulièrement d’être débordé. Le fait que l’hôpital ne recrute pas suffisamment n’y est pas étranger. La soumission du personnel hospitalier à l’agenda des Agences régionales de santé (ARS) [2] et des directeurs d’hôpitaux, qui relaient des injonctions administratives hors-sol, lesquelles déresponsabilisent et dessaisissent le personnel hospitalier des grandes questions qui le regardent en premier lieu, joue également un rôle important. Si les soignants sont parvenus à jouer leur rôle lors de la première vague contre vents en marées, c’est en grande partie parce qu’ils étaient libérés de certaines des innombrables injonctions administratives et financières qui les contraignent en temps normal.

Manifestation du personnel soignant le 16 juin 2020. © Parti Socialiste/Mathieu Delmestre CC BY-NC-ND 2.0

À l’origine de la crise : la déresponsabilisation du personnel hospitalier

Les discours visant notamment à promouvoir l’action des ARS « au plus près du terrain » méritent à tout le moins un examen critique. Bras armé de l’administration étatique dans la gestion de l’hôpital, les ARS habilitent des bureaucrates et un personnel de direction étranger au corps soignant à décider du sort de l’hôpital public. Ces décisions se prennent à la place du personnel qui y travaille au quotidien.

S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux tout en œuvrant à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Toutes les orientations désastreuses auraient ainsi pu être évitées si le personnel hospitalier avait lui-même décidé collectivement du cap à suivre, comme c’était le cas avant que le régime général de sécurité sociale ne soit la cible de contre-réformes. S’enquérir de la triste réalité des hôpitaux français tout en œuvrant quotidiennement à la dépossession des soignants de tout pouvoir sur leur outil de travail semble pour le moins contradictoire. L’ignorance des mécanismes du régime général n’y est pas pour rien.

Un demi-siècle de rupture avec l’esprit du régime général de sécurité sociale

Dans le contexte des années 1960, le « déficit de la Sécu » catalyse progressivement les débats. Elle est ainsi accusée d’être un frein pour la compétitivité du pays, de telle sorte que les finalités initiales du système, qu’elles soient sociales ou politiques, s’effacent au profit d’un débat gestionnaire.

Dès 1958, le général de Gaulle instaure le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination et non plus l’élection des directeurs de caisses. Le décret du 12 mai 1960 marque quant à lui le retour de l’État dans la gestion des caisses, en renforçant le pouvoir des directeurs au détriment des Conseils d’administration élus. Dans une logique semblable, il crée l’École nationale supérieure de la sécurité sociale, qui a l’ambition de former les directeurs de caisse, alors qu’auparavant, ces administrateurs étaient élus par les travailleurs eux-mêmes, à travers des élections sociales qui opposaient les différents syndicats entre eux.

Cette prise de contrôle de l’hôpital public par l’État et ses administrations éloignées des réalités se renforce encore davantage en 1967, avec la décision du général de Gaulle d’instaurer le paritarisme dans les conseils d’administration des caisses du régime général. 

La réduction progressive de la part des cotisations au profit d’impôts dans le financement du régime général – la création de la CSG par Michel Rocard en 1990 en est un parfait exemple – a aussi pour conséquence de favoriser une étatisation de la Sécurité sociale, avec notamment à termes des Projets de Loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) votés chaque année par le Parlement, de telle sorte qu’il revient de façon croissante aux administrations étatiques de décider des orientations de la Sécurité sociale sans prendre en compte l’avis des travailleurs. 

Enfin, le refus de voir dans la subvention un moyen d’investir sans s’endetter – dont la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale mise en place en 1996 par le gouvernement Juppé est une manifestation paradigmatique – constitue un autre leitmotiv caractéristique des politiques qui se succèdent depuis plus de trente ans en France.

Déplorer l’absence de planification étatique lors de la crise du Covid manque donc une partie du problème : cette critique ne donne pas à voir les causes du désastre hospitalier et les principes du régime général de sécurité sociale qui ont été maintes fois bafoués.

Les principes du régime général

À plusieurs égards, le régime général apparaît comme une rupture profonde avec le consensus qui prévalait auparavant. D’abord en ce qu’il amorce un changement dans la définition du travail – décrit notamment par les travaux de Bernard Friot – puisqu’il permet, grâce aux cotisations qui alimentent ses caisses originellement gérées par des travailleurs élus, d’attribuer une qualification aux personnels soignants, retraités et autres parents [3] ; les travailleurs sont ainsi reconnus comme tels hors du champ de la seule mise en valeur de capital.

Surtout, le régime général ouvre la voie à un mode de financement alternatif de l’activité économique : la subvention. Permise par la cotisation, elle est le mécanisme qui permet de changer le régime de propriété de l’outil de travail, ici l’hôpital, afin que le droit du personnel hospitalier à décider des fins et des outils de son travail soit véritablement effectif.

Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation à la fois du travail et de l’investissement des logiques de marché et de rentabilité.

Il existe deux moyens capitalistes de financer l’investissement : le recours au crédit bancaire d’une part, et aux marchés de capitaux d’autre part. Dans les deux cas, cela produit toujours un enrichissement d’agents économiques qui ne contribuent pas directement à la création de valeur par le travail – les prêteurs et les actionnaires.

Le régime général subvertit ces deux logiques en proposant une voie alternative. En socialisant une part de la valeur économique, grâce à la cotisation qui alimente les caisses du régime général, celles-ci sont à-mêmes de subventionner l’investissement sans s’endetter et sans ouvrir la possibilité aux actionnaires de décider des orientations de la production. En d’autres termes, au-delà d’ouvrir la voie à un investissement à plus faible coût – pas d’intérêts à payer ni de dividendes à verser –, la subvention permet d’instituer à grande échelle la copropriété d’usage, conférant aux travailleurs le pouvoir de décider de l’investissement qui les concerne.

Les investissements subventionnés par les Caisses d’assurance maladie à partir des années 1950 ayant rendu possible la construction d’hôpitaux et de CHU en France ont suivi cette dynamique. Ces financements par les cotisations des travailleurs ont permis de marginaliser la propriété lucrative et de poser le personnel hospitalier comme copropriétaire d’usage de l’hôpital.

Renouer avec l’esprit initial de la Sécurité sociale

Au-delà des enjeux de responsabilisation des travailleurs et de libération d’un régime de propriété lucrative qui les dessaisit des fins et des moyens de leur propre travail, le régime général ouvre aussi la voie à ce que les décideurs – devenus les travailleurs – n’agissent et ne décident avec d’autre intérêt que celui de soigner dans de bonnes conditions. Le régime général, dans sa philosophie, permet donc une émancipation du travail et de l’investissement des logiques de marché et de profit.

L’origine de l’inquiétante « réalité dans nos hôpitaux » est donc à chercher dans la succession de réformes qui s’attaquent aux fondements du régime général, par le biais de la fiscalisation de son financement et de la bureaucratisation de sa gestion. Là où les soignants travaillaient, depuis 1946 et avant la succession de réformes libérales, sans la chape de plomb d’une direction éloignée de leurs réalités[4], ils œuvrent désormais pour rembourser un endettement – pourtant évitable grâce à la subvention –, supervisés par une bureaucratie qui n’est que le relais de diktats budgétaires régis par des logiques court-termistes de rentabilité.

Le supposé « trou de la sécu », agité en permanence pour légitimer les coupes budgétaires, n’est que le résultat parfaitement prévisible des politiques qui refusent de voir dans la subvention par les caisses du régime général un moyen alternatif de financer et de produire libérés des impératifs propres à l’endettement et à la finance actionnariale.

La critique des politiques de santé menées par les gouvernements successifs ne prend donc toute sa force que lorsqu’elle donne à voir que le régime général est bien plus qu’un moyen de financer la protection sociale. Le simple fait que l’hôpital n’ait pas à dégager de profits pour faire vivre des actionnaires permet, à n’en pas douter, que l’offre de soins soit accessible au plus grand nombre. Mais là où le régime général émancipe plus encore le travail et l’investissement, c’est en instaurant – grâce à la cotisation qui socialise la valeur et n’habilite pas l’État à décider à la place des travailleurs du quotidien – une copropriété d’usage sur l’outil de production de soins qu’est l’hôpital.

Sans ce retour à l’esprit initial de la Sécurité sociale, les hôpitaux français demeureront soumis à des injonctions de rentabilité contradictoires avec leurs impératifs sanitaires.

Notes :

[1] Les résultats de la Statistique annuelle des établissements de santé de 2019 (SAE : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er1164.pdf) , de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) révèlent que l’hôpital public a perdu environ 20 000 lits d’hospitalisation complète depuis 2013. Sur la seule année 2019, ce sont 3 400 de ces lits d’hospitalisation complète qui ont été fermés, malgré l’avis défavorable des personnels hospitaliers dessaisis de ces questions par le fonctionnement étatisé et bureaucratique du système de soins.

[2] Créées par Alain Juppé en 1996, les « Agences régionales d’hospitalisation » sont devenues en 2010, par la loi dite HPST – Hôpitaux Patients Santé et Territoires, proposée par Roselyne Bachelot, les « Agences régionales de santé ».

[3] De même que le personnel soignant ne met en valeur aucun capital en travaillant dans l’hôpital public ou que les retraités touchent un salaire pour leur travail hors de l’emploi, la justification originelle des allocations familiales n’est en aucun cas la reconnaissance du coût que représenterait le fait d’avoir plusieurs enfants, mais bien plutôt le fait que les éduquer est un travail, qui implique une qualification et donc un salaire hors de l’emploi.

[4] Sous l’impulsion d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité Sociale, et de Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale.

Mozambique : la crise perpétuée

Pont Kassuende, province de Tete, Mozambique © Ramon Novales

Dans un précédent article, nous abordions la situation insurrectionnelle que connaît le Cabo Delgado, région située au nord du Mozambique, où l’on trouve intérêts pétroliers et groupes djihadistes mêlés. Aujourd’hui, la situation n’a pas changé, et tend même à s’aggraver. Derrière l’horreur de ces actes se dissimulent les problèmes économiques et sociaux du Cabo Delgado et plus largement ceux du Mozambique.

Le 11 novembre au matin, selon les informations locales, des « militants islamistes radicaux », affiliés à Daesh et actifs dans la région depuis 2017, ont attaqué le district de Muidumbe aux cris de Allah Akbar avant de commettre leurs exactions. Les civils capturés ont été conduits sur un terrain de footbal tout proche pour y être décapités et, pour certains, démembrés. La plupart étaient des adolescents tout juste circoncis, après avoir participé à une cérémonie d’initiation masculine très pratiquée dans la région par les populations locales. Outre ces violences atroces, ce sont aussi les douloureux souvenirs de la guerre civile (1977-1992), qui a opposé le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO) à la Résistance Nationale du Mozambique (RENAMO), et ceux de la période coloniale qui refont surface. Un tel massacre ne peut que rappeler celui de Mueda, situé à quelques kilomètres de Muidumbe, où, le 16 juin 1960, les autorités coloniales portugaises ont ouvert le feu sur la population locale.

Actuellement, le chaos et l’incertitude règnent dans la région. La plus grande peur est celle de voir la terreur djihadiste prendre de plus en plus d’ampleur et s’étendre dans la province du Niassa, au nord-est, ou en Tanzanie, contribuant ainsi à l’apparition d’un État islamique en Afrique de l’Est. Cependant, cette peur cache d’autres problèmes et d’autres enjeux à l’échelle du pays entier. Derrière l’insurrection djihadiste, c’est la fragilité de ce pays bientôt quinquagénaire qui s’exprime. Entre développementalisme et profonde crise sociale, le Mozambique souffre.

La violence djihadiste au Mozambique

La violence généralisée au Cabo Delgado, riche en gaz, qui a déjà déplacé 435 000 personnes, s’étend petit à petit à d’autres régions, notamment aux provinces voisines de Niassa et Nampula. Les autorités locales ont déjà offert leur aide à des familles de déplacés allant plus au sud, notamment en Zambézie et à Sofala, alors que la situation y est déjà catastrophique : le cyclone Idaï de 2019 a dévasté ces régions côtières. Dans le passé, le Cabo Delgado fut une des provinces les plus touchées par la guerre civile, qui la déchira entre les Macondes (groupe ethnique minoritaire au Cabo Delgado) proches du parti-État du FRELIMO, au pouvoir depuis 1975, et les Makhuwas qui ont, depuis la période coloniale, une réputation belliqueuse de par leur proximité avec la RENAMO. L’insurrection djihadiste en cours a des sources plus profondes, comme la répression passée du multiculturalisme, ou celle des religions après l’indépendance.

« Carte des provinces du Mozambique » extraite du site cmap.comersis.com, mise à jour le 03 février 2019, libre de droits

À l’indépendance, le parti-État marxiste-léniniste mène une politique prônant un modèle laïque moderne, symbolisé par la volonté de créer un Homem novo (homme nouveau). Un des aspects de cette politique fut la répression des religions : il devint alors interdit d’enseigner le Coran aux enfants et d’autres pratiques religieuses furent interdites. Le non-respect de ces interdictions pouvait mener les récalcitrants à aller dans des camps de travail ou de « rééducation ».

C’est seulement sous l’impulsion du président Samora Machel que le Conseil Islamique du Mozambique (CISLAMO) fut créé début 1980, afin de bénéficier du soutien des populations musulmanes alors récalcitrantes au modèle national imposé. Sa création a été faite par Abubacar Ismail Manshiraqui, qui, selon les récits propagés par ses détracteurs, a introduit le wahhabisme au Mozambique. Selon Lorenzo Macagno , spécialiste de l’Islam au Mozambique, le terme wahhabisme est devenu une catégorie d’accusation diffuse et ambiguë contre certains musulmans du Mozambique et il est le plus souvent utilisé comme synonyme d’intégrisme. Dans les années 1980 et 1990 l’essor du wahhabisme dans la région réduisit considérablement l’influence des vieilles confréries soufies. Cette influence est peut-être aussi une des causes de la radicalisation d’une partie des populations locales, qui sont les plus pauvres du pays. Il y a aussi, depuis les années 1990, l’émergence d’Ansar Al-Sunna (Les Partisans de la tradition), groupe militant islamiste actif dans la région, ainsi que des tensions toujours plus grandes entre le Conseil islamique et une partie de la jeunesse, qui s’est radicalisée. Au même moment, la guerre civile (1977-1992) a laissé des plaies qui sont encore, à ce jour, à panser.

Avant même que l’insurrection djihadiste ne débute en 2017, la région était donc déjà en proie à des tensions confessionnelles, tout en devant panser les plaies du passé conflictuel et du passage du cyclone Idaï en 2019. Ces problèmes sociaux se sont ainsi conjugués avec la rancœur d’une politique passée anti-religieuse : en conséquence, la situation ne cesse de se dégrader depuis 2017. Le gouvernement est critiqué par la RENAMO et par d’autres citoyens désabusés par le FRELIMO, mais refuse de remettre en question le modèle de développement ultralibéral mis en place depuis 1992. Il paraît malgré tout en désarroi face à l’évolution de la situation. Le président Nyusi refuse d’avouer que la situation se dégrade toujours plus… alors qu’il fait appel aux forces militaires des pays voisins et à des mercenaires venus de l’étranger pour combattre les djihadistes. Le commandement militaire est dépassé et la situation est explosive. Début janvier, Total a ainsi évacué la plupart de ses cadres vers Maputo, tandis que le président Nyusi cherche à obtenir le soutien militaire et logistique des pays voisins (Afrique du Sud, Zimbabwe, Tanzanie) et de la France.

Ailleurs, la crise sociale

Derrière l’insurrection djihadiste au Cabo Delgado, c’est un sentiment d’abandon plus général qui domine, élargi à toutes les régions du nord marginalisées par le sud et la capitale Maputo. Néanmoins, la situation au Cabo Delgado reste particulière, ayant pour origine une vieille crise régionale toujours actuelle. Chez les Mwani et les Makhuwas (groupes ethniques majoritaires au Cabo Delgado), et dans les provinces du Zambèze ou de Nampula, le discours semble être le même : qu’importe l’horreur et la misère, c’est le discours développementaliste qui prime.

Sur les blogs anti-FRELIMO et souvent pro-RENAMO, il est possible de lire que l’insurrection djihadiste n’est au fond qu’une révolte contre les Macondes réputés proches du FRELIMO, qui détiennent le pouvoir politique dans la région. Le livre Les Bandits de Michel Cahen, qui narre la participation de l’historien à la campagne électorale de la RENAMO au lendemain de la guerre civile, dresse un bilan de la rancune et de la rancœur qu’éprouvent les (ex-)partisans de la RENAMO contre l’État mozambicain encore aujourd’hui.  Dans la province du Zambèze, les promesses d’industrialisation n’ont pas été tenues et la province de Nampula souffre encore des séquelles qu’a laissé le cyclone Idaï. La ville de Beira, deuxième ville du pays en nombre d’habitants, a été détruite à plus de 80 % par le cyclone. La stagnation des eaux a aussi favorisé une recrudescence des cas de choléra et de paludisme. L’arrivée du Covid-19 aggrave encore la situation sanitaire.

Ailleurs, au centre du pays, la province du Zambèze fut aussi le théâtre sanglant de la guerre civile tant la RENAMO s’y est fortement implantée en réaction à la politique centralisatrice du FRELIMO. Dans cette région, le FRELIMO demeure encore très impopulaire, il reste le parti du « Sud ». Pour les populations locales le propos est très clair : Os Shanganes comem tudo ! (« Les Shanganes mangent tout ! », les Shanganes étant une population du sud du pays perçue comme favorisée par le FRELIMO par rapport au reste du pays).

La situation politique demeure instable et certaines parties de la région n’ont pas encore été déminées depuis la fin de la guerre civile. Jusqu’en 2019, il était assez fréquent de croiser sur les routes d’anciens rebelles de la RENAMO n’ayant pas déposé les armes, attaquant les différents voyageurs. Un des grands enjeux politiques, tant pour la RENAMO que pour le FRELIMO, est aujourd’hui le désarmement complet des anciens combattants de la RENAMO. En plus de cela, toute tentative de réforme agraire est désormais impossible du simple fait que le cyclone Idaï a tout dévasté alors que la région, aux sols riches, ne s’est pas encore remise des politiques de collectivisation des terres (avec les machambas, équivalent des kolkhozes) des premières années de l’indépendance. De ce fait, la majorité des producteurs qui possèdent généralement entre 4 et 10 hectares de terrain font à la fois face à un climat toujours plus humide – impropre à la culture de haricots, de tabac ou de coton – et aux conséquences néfastes de l’aide humanitaire qui, donnée presque en continu depuis la guerre civile, entrave le développement de l’agriculture locale.

Comme le Cabo Delgado, les régions côtières font l’objet d’une prédation économique de la part de multinationales étrangères. Par exemple, la multinationale à capitaux chinois A Africa Great Wall Meaning Company a obtenu en 2014 des concessions pour la prospection et l’exploitation de sables lourds dans les districts d’Inhassunge et de Chinde sur la côte zambézienne. Cela ne va pas sans une forte protestation locale réprimée durement par les autorités locales : les populations locales ont été délogées, ce qui les a encore plus exposées aux conséquences du cyclone Idaï. Plus loin sur le fleuve Zambèze, à l’intérieur des terres, le projet de barrage hydroélectrique Mphanda Nkuwa, avec une capacité de 1500 mégawatts, est un autre exemple du développementalisme mozambicain. De nombreuses multinationales sont impliquées dans le projet de construction de ce barrage : la firme sud-africaine Eskom, la chinoise State Grid, la brésilienne Eletrobras et la française EDF. Ce projet pharaonique, dont le coût a été évalué à 2,3 milliards $, a été élaboré sans concertation avec les populations concernées, qui sont directement touchées dans leur approvisionnement en eau. Les Nations unies ont décrit ce projet comme « le projet de barrage le moins acceptable d’un point de vue environnemental en Afrique » . L’État est davantage dans une logique productiviste flatteuse des intérêts des multinationales, que dans une réelle politique de développement économique et agricole. Les habitants du Zambèze, comme ceux du Cabo Delgado, restent en détresse et se sentent abandonnés par l’État.

Le Cabo Delgado est finalement le reflet d’un Mozambique fracturé, oublié par des dirigeants qui feignent de ne pas comprendre quelle peut être « la cause des armes ». Le reste du pays n’est pas épargné par la crise sociale qui se corrèle à une politique négligente, flatteuse des intérêts des multinationales étrangères. Dans ce contexte, les mozambicains subissent une situation de détresse et n’ont plus aucune confiance dans leurs dirigeants, tandis que la prédation économique et le terrorisme ne faiblissent pas. À l’échelle locale, dans le Zambèze ou à Beira, la situation est aussi, pour d’autres raisons, catastrophique : derrière cette insurrection djihadiste, dont l’ampleur ne cesse de s’étendre, il y a les réminiscences et les conséquences d’une guerre civile qui ne s’est jamais vraiment finie, ainsi que l’absence de mise en place d’une réelle décentralisation, réclamée au centre, au nord et à l’ouest du pays. « La Paix ultime », promise par la signature d’un accord de paix entre d’anciens rebelles de la RENAMO et le président Filipe Nyusi en avril 2019, reste à faire à l’échelle du pays entier.

Sources :

• Bensimon Cyril, « Au Mozambique, la lente reconstruction après le cyclone Idaï », Le Monde, 14 Octobre 2019.
• « Des dizaines de villageois tués par des islamistes dans le nord du Mozambique », Le Monde, 11 Novembre 2020.
• Johnson Akinocho Gwladys, « Mozambique : la construction du barrage de Mphanda Nkuwa (1 500 MW) pourra démarrer d’ici 5 ans » revue Électricité (agence Coffin), 8 octobre 2019.
• Machena Yolanda, Maposa Sibonginkosi « Zambezi Basin Dam Boom Threatens Delta », International Rivers, 13 Juin 2013.
• Cronje Justin, « Maritime Security and the Cabo Delgado », revue Defence Web (Africa’s leading defence new portal), 8 décembre 2020.
• Macagno Lorenzo, « Islã e politica na Africa Oriental: o caso de Moçambique », VI Jornadas de Sociología. Facultad de Ciencias Sociales, Universidad de Buenos Aires, Buenos Aires, 2004.
• Da Cruz Alberto, Oppewal Jorrit, « A Crise Socioeconómica no Meio Rural Zambeziano », blog de l’International Growth Centre, 7 Décembre 2017.
• Issufo Nadia, « Ciclone Idai: Há futuro para Beira », dans Noticias, 25 mars 2019.
• Mapote William, « Nyusi e Momade selam o paz em Moçambique », Voa portugues, 6 août 2019.
• Cahen Michel, Les Bandits, Centre Culturel Calouste Gulbenkian, 1994.
• « Carte des provinces du Mozambique » extraite du site cmap.comersis.com, mise à jour le 03 février 2019, libre de droits.
• Pour le Cabo Delgado, voir plus en détails la bibliographie de notre précédent article.

La « classe de loisir » de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes

Thorstein Veblen (1857–1929) était un économiste et sociologue américain. Dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir (1899), il analyse le capitalisme non pas par le prisme de la production, comme a pu le faire Marx, mais par celui de la consommation. Si son œuvre reste encore très peu lue aujourd’hui, les textes de Veblen permettent d’appréhender les dérives de notre système financier, notamment la destruction systématique de notre environnement.  


Thorstein Veblen est issu d’une famille d’origine norvégienne qui a migré aux États-Unis une dizaine d’années avant sa naissance. Il naît en 1857 dans le Wisconsin, juste avant la guerre de sécession. Il ne pourra s’échapper de ce grand foyer de 12 enfants que pour suivre ses études, qui le mèneront au doctorat. Veblen enseigne aux écoles de Chicago, Stanford et New-York, même si ses idées anticonformistes feront de lui un professeur marginal. Dans son premier ouvrage Théorie de la classe de loisir, Veblen propose une critique de ce qu’il appelle « l’économie néoclassique » car il pense, contrairement à cette pensée, que le marché n’est pas une entité isolée de la société et de ses citoyens. Son parcours universitaire l’amène à observer les sociétés bourgeoises du début du XXème siècle et à constater leur propension à se répandre dans des dépenses inutiles et ostentatoires. Il meurt en 1929 après avoir assisté au décollage de l’économie américaine et à la multiplication des spéculations inhérentes au capitalisme financier.

La classe dominante cherche à se démarquer des autres

Veblen analyse et détaille dès son premier livre les mœurs et habitudes de la classe dominante, qu’il nomme « classe de loisir ». Les membres de cette classe sont aisés et à l’abri des besoins matériels primaires. Ils sont pourtant mus par une constante recherche d’honneurs à travers des actes socialement valorisés afin de se distinguer des autres classes. Pour l’auteur, « ce concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ». La classe de loisir cherche constamment à montrer qu’elle peut utiliser son temps pour réaliser un travail non-productif et non vital par le prisme des loisirs. Le terme loisir est ici à comprendre comme « l’ensemble des pratiques différenciées de mise en valeur des richesses accumulées qui s’incarnent dans des modèles culturels de dépenses » (Lafortune, 2004).

La classe de loisir va également chercher à exhiber sa capacité à dépenser son argent sans compter, par de la consommation ostentatoire. L’émergence de cette classe est selon Veblen à mettre en parallèle avec celle de la propriété individuelle, qui permet la distinction entre plusieurs groupes sociaux. Le théoricien évoque les mariages forcés et va même jusqu’à désigner les femmes comme le premier bien approprié par les hommes. Avec l’avènement de la société industrielle, la propriété privée devient un critère de distinction majeur qu’il convient d’accumuler indéfiniment. La recherche d’honneurs et de distinctions est la réelle motivation derrière cette épargne grotesque, et la classe de loisir cherche à tout prix à empêcher une quelconque entrave à cette rétention monétaire. Analyser le capitalisme moderne au prisme de la théorie de Veblen permet ainsi de pointer du doigt les nombreuses contradictions inhérentes à notre système économique.

Notre modèle polluant est promu par la classe de loisir

L’héritage de Veblen est premièrement utile pour comprendre et critiquer la responsabilité du capitalisme dans la destruction de notre environnement. Notre système pourrait sans grande difficulté subvenir aux besoins vitaux de la population, sous la mince réserve de faire précisément l’inverse des politiques menées depuis la révolution industrielle. Mais, comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres. Seulement, nous oublions trop souvent d’associer la production de ces marchandises et de ces services à la destruction de notre écosystème. La classe de loisir pousse à la production de biens honorifiques qui ne sont pas primordiaux pour sa survie. Difficile ici de ne pas prendre pour exemple le développement massif du tourisme. La classe dominante valorise ainsi fortement l’utilisation régulière de l’avion afin de voyager à l’autre bout du monde. Ces excursions servent de marqueurs sociaux et permettent aux classes les plus aisées de montrer qu’elles sont capables de dépenser, voire d’accumuler des voyages aux destinations socialement valorisées.

Il convient cependant de déconstruire le modèle touristique vendu par les classes dominantes. Ces voyages réguliers ont premièrement un fort impact sur notre environnement. Outre l’évidente consommation énergétique de l’aviation, le développement des infrastructures touristiques cause d’énormes problèmes environnementaux : pollution des sols et des océans, bétonisation massive… Le développement du tourisme profite par ailleurs très peu aux populations locales. Le secteur touristique est en effet contrôlé par un nombre restreint de multinationales. La conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement estime ainsi que 80% des recettes du tourisme générées dans les Caraïbes retournent vers les pays où sont localisés ces multinationales. Le chiffre monte à 85% pour « les pays les moins avancés » d’Afrique. Il faut en outre remarquer que, ce que beaucoup appellent la « démocratisation du tourisme », est un leurre. Les cadres supérieurs et autres professions libérales ont en effet une large capacité financière à voyager, tandis que les classes populaires sont souvent limitées dans leurs choix. Deux tiers des français, majoritairement issus des classes populaires, ont ainsi été contraints de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières durant les cinq dernières années. Le modèle touristique de la classe de loisir ne semble alors pas seulement être nocif pour l’environnement, mais apparaît également comme source de frustration pour la majorité de la population qui ne peut en profiter.

La classe de loisir, par l’imaginaire consumériste qu’elle véhicule, entraîne également un effet d’imitation en cascade avec les classes « inférieures ». « Toute classe, explique Veblen, est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Ainsi, le modèle d’accumulation et de consommation de la classe dominante a un effet majeur sur la perception et les habitudes des classes moyennes et inférieures. La classe de loisir fixe et décide de notre modèle de consommation, si bien que « les usages, les gestes et opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d’un code établi ». Il est ainsi facile de comprendre la difficulté de promouvoir des technologies low-tech en opposition au high-tech. Ces technologies, volontairement moins performantes mais répondant à des besoins concrets et utiles n’intègrent pas ou peu de capital honorifique. La possession d’un outil low-tech n’est ainsi pas publicisée car elle est contraire au modèle consumériste promu par la classe de loisir.

Dans son livre Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf montre que ce modèle d’imitation veblenien s’applique aux États. Les pays que l’on qualifie « du Sud » tentent de rattraper les pays riches, souvent au prix de la destruction de réseaux de solidarité ou de la planète. Cependant, qui doit-on blâmer ? Devons-nous nous alarmer de la situation dans les pays « du Sud », qui bien souvent subissent la pollution liée à la délocalisation de la production des pays « du Nord » ? Ou devons-nous directement remettre en cause notre système de production propagé par les pays les plus riches ? La première option est non seulement injuste, les pays riches ayant eux-mêmes utilisé pendant des décennies des énergies fossiles pour se développer et continuant de le faire, mais également contreproductive.

En effet, tant que les pays du Nord, sorte de classe de loisir mondiale, continueront de promouvoir la productivité à outrance et le consumérisme de masse – les deux étant intimement liés -, toute tentative visant à réduire l’impact humain sur l’écosystème sera vaine. Il faut donc attaquer frontalement la manière de consommer des classes dominantes et le système économique des pays riches pour permettre une réelle démarche écologique. Cette tâche sera ardue car, comme l’a remarqué Veblen, la classe de loisir est réputée conservatrice : tout changement structurel reviendrait à réduire voire anéantir ses avantages. Ainsi, « grâce à sa position d’avatar du bon genre, la classe fortunée en arrive à retarder l’évolution sociale ; elle le doit à un ascendant tout à fait disproportionné à sa puissance numérique ». De par sa posture dominante dans nombre d’institutions – économiques, médiatiques, politiques… – la classe de loisir marginalise toute critique de son modèle. Il n’y a qu’à regarder les propos de Macron contre les anti-5G, accusés de vouloir revenir aux temps anciens ou à « la lampe à huile ». Puisque la classe dominante rejette tout changement, voue aux gémonies toute critique constructive de notre système, il semble primordial de mener une « guerre de position » pour renverser le modèle économique vendu par cette dernière. Ce terme gramsciste décrit la remise en cause du pouvoir d’attraction culturelle de la classe bourgeoise sur les classes dominées. Un bloc populaire et écologiste ne pourra prendre le pouvoir que lorsque le modèle de société qu’il promouvra deviendra hégémonique. Il convient de ne pas sous-estimer la toute puissance de l’hégémonie du bloc bourgeois, sans quoi la classe de loisir moderne ne pourra jamais véritablement être renversée.

De l’impossibilité d’avoir une société inégale heureuse

Les textes de Veblen permettent également d’analyser notre rapport au Travail. Premièrement, l’auteur montre que la classe de loisir instaure de fait une distinction entre des tâches valorisées par la société et d’autres qui ne le sont pas. Cette discrimination veut que soient « nobles les fonctions qui appartiennent de droit à la classe de loisir : le gouvernement, la guerre, la chasse, l’entretien des armes et accoutrements, et ce qui s’ensuit – bref, tout ce qui relève ostensiblement de la fonction prédatrice. En revanche, sont ignobles toutes les occupations qui appartiennent en propre à la classe industrieuse : le travail manuel et les autres labeurs productifs, les besognes serviles, et ce qui s’ensuit. » Cette affirmation est frappante dans le contexte actuel, où la crise du coronavirus nous a fait, plus que jamais, remarquer comme certaines professions précaires étaient méprisées alors qu’elles sont primordiales pour notre société.

Ensuite, le mécanisme veblenien d’imitation permet de montrer comment une société inégalitaire rend ses membres malheureux. En effet, plus la classe de loisir sera éloignée du reste de la société, plus l’imaginaire qu’elle véhicule sera hors de la portée de tout le monde, ce qui ne peut générer que des frustrations. Une étude de Bowles et Park montre ainsi que le temps de travail moyen dans une société augmente en fonction de son degré d’inégalité. La disparité dans la répartition des richesses pousse les membres d’une société à travailler plus pour atteindre l’idée de réussite transmise par la classe de loisir. Les mêmes chercheurs montrent alors qu’une politique de taxation massive des groupes dominants « serait doublement attractive : elle augmenterait le bien être des moins bien lotis en limitant l’effet d’imitation en cascade de Veblen et fournirait des fonds à des projets sociaux utiles ».

L’étude des textes de Veblen nous fait ainsi comprendre pourquoi les groupes sociaux dominés par un modèle qu’ils n’ont pas choisi ne se rebellent pas contre ce dernier. L’effet d’imitation est très puissant et il convient de ne pas en ignorer les effets. Un nouveau modèle hégémonique doit être capable de renverser la classe dominante en faisant bien attention à ce qu’une nouvelle classe de loisir ne répande pas un énième paradigme aliénant.

 

« La surveillance est un mode du capitalisme » – Entretien avec Christophe Masutti

© Rémy Choury

Dans le monde informatisé que nous habitons, chacune de nos conversations, de nos recherches et de nos rencontres est enregistrée, analysée et ses données sont exploitées pour prédire et influencer nos choix. Plus encore, c’est l’espace d’interaction lui-même, ce sont nos formes de sociabilité qui sont organisées de sorte à extraire le plus possible de données : la surveillance et le marché ne cessent de s’immiscer dans notre milieu de vie et nos rapports sociaux. L’enjeu, en ce sens, est-il réellement celui de la protection de la vie privée, ou même de la défense de la souveraineté des États ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’identifier un système économique et politique qui repose sur l’appropriation et sur l’exploitation par les entreprises du numérique des données personnelles et de comportement de leurs utilisateurs ? Ce système a un nom : le capitalisme de surveillance, auquel le chercheur Christophe Masutti a consacré un ouvrage, Affaires privées, Aux sources du capitalisme de surveillance, paru en mai 2020. Historien et philosophe des sciences et des techniques, administrateur du réseau Framasoft dédié au logiciel libre et hacktiviste, Christophe Masutti entend présenter ses analyses et ses recherches, autant que des pistes d’émancipation collective. Entretien réalisé par Maud Barret Bertelloni.


NDLR : Le concept de capitalisme de surveillance a été introduit par les éditeurs de la Monthly Review en 2014 pour décrire les stratégies d’hégémonie américaine par le numérique et popularisé par Shoshana Zuboff dans The Age of Surveillance Capitalism (2019). Il désigne à la fois un modèle d’économie numérique, un état de marchandisation invasive de l’espace en ligne et une source de connaissances, de profit et de pouvoir convoitée.

LVSL – Vous proposez dans votre livre une histoire critique du capitalisme de surveillance, croisant l’histoire des technologies de l’information, de l’économie et du marketing. Avant d’explorer cette analyse, qu’entendez-vous par “capitalisme de surveillance” ?

Christophe Masutti – Je considère le capitalisme de surveillance comme un régime du capitalisme qui mobilise des pratiques d’appropriation et de valorisation de l’information comme moteur de rentabilité. C’est un modèle que j’identifie à partir des années 1960, dès que l’informatisation a pu accompagner la recherche de rentabilité des entreprises. Cela a commencé par les secteurs clés de l’économie : les banques, les assurances et dans les organes de la transformation de la société de consommation que sont le marketing et les organismes de crédit. Les entreprises avaient à disposition tout un ensemble de données, en particulier des données clientèle, mais aussi des données relatives aux processus de fabrication : c’est le début de « l’électronicisation » de l’information dans les processus de production. Puis, ces pratiques d’extraction et de traitement se sont étendues aux données de la société en général, à tous les niveaux, pour exercer ce qui caractérise le capitalisme : la recherche de rentabilité et de profit.

« On assiste à l’action combinée des géants et des autorités, qui perpétue le complexe militaire-industriel-financier dont est tissé le capitalisme de surveillance. »

L’objectif de la surveillance, dans ce système, c’est de pouvoir être en mesure d’influencer les utilisateurs, et de développer des modèles économiques qui correspondent au maximum aux exigences de rentabilité. Cela se fait d’une part en accumulant et en maîtrisant l’information que l’on a pour exercer une activité économique et pour consolider sa position de marché et d’autre part en arrivant à un niveau extrême de modélisation et de prédiction – comme le soutient à juste titre Shoshana Zuboff – en influençant les comportements des utilisateurs de manière à ce qu’ils collent aux modèles.

Le point sur lequel je ne suis pas d’accord avec Zuboff, c’est qu’il ne s’agit pas là d’une imposition, de l’expression d’un pouvoir que les monopoles exercent sur nous. Si on ne se concentre que sur cette approche, on en reste à une vision du capitalisme de surveillance comme un ensemble de pratiques coercitives à l’égard des individus qui les contraint à vivre dans une économie immorale, ce qui porte Zuboff à dire que le capitalisme de surveillance serait un capitalisme « malade » qu’il faudrait soigner. Mais c’est surtout une question de culture de la surveillance, une culture qui est partagée par tous les acteurs du système dont nous faisons partie, qui structure notre société et impose ces technologies comme moyens d’appréhender le monde.

LVSL – Cette capacité de surveillance de la part du monde des affaires semble d’une part susciter un rapport d’antagonisme avec les États, mais on assiste aussi à des formes de protectionnisme ainsi que de connivence – comme l’a révélé l’affaire Snowden au sujet du partage des données entre GAFAM et services de sécurité américains. Quelle est la place des États dans ce système ?

C. M. – Partons de la question de la protection de la vie privée. Il est autrement important pour un État de se présenter comme un défenseur de la vie privée. Selon cette logique, les entreprises attentent à la vie privée, il faudrait alors que l’État puisse réguler ce capitalisme qui nuit à la vie des individus. Or, il n’y a pas de capitalisme sans État. C’est là l’importance des révélations Snowden, qui ont eu un effet déclencheur dans la formulation du capitalisme de surveillance, là où on aurait pu ne voir qu’un ensemble de pratiques invasives pour la vie privée qu’il s’agirait de réguler. C’est dans la Monthly Review que furent d’abord analysées les tendances du capitalisme de surveillance, par des chercheurs comme Robert W. McChesney et John Bellamy Foster, qui travaillent sur les mutations du capitalisme et sur la société de l’information.

L’hypothèse de McChesney et Foster, de leur point de vue étasunien, est que le capitalisme de surveillance influence la gouvernementalité dès lors qu’il participe activement à l’hégémonie d’un système impérialiste répondant aux intérêts des multinationales (on pourrait aussi transposer cette analyse à la Chine). Ils remontent dans leur analyse à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les US ont mis en place un complexe militaire-industriel-financier pour pallier la baisse de la demande mondiale et à une phase de surproduction. Ce système consiste d’abord à assurer la demande du point de vue extérieur grâce à l’effort militaire qui impose l’hégémonie américaine par la force (guerre de Corée, guerre du Vietnam, guerre Froide) et du point de vue intérieur grâce à toutes les technologies de marketing et de modelage de la consommation de base propres au développement du capitalisme de consommation. Ce complexe militaire-industriel-financier permet ensuite de pallier la baisse des taux de profit pendant les années 1970 et lors du choc pétrolier en mettant en place un processus de surfinanciarisation de l’économie. Dans ce contexte, les programmes de développement des systèmes de surveillance globale (parmi lesquels figure la création de la NSA) permettent d’assurer la réalisation de ces deux objectifs et le maintien du système. On assiste ainsi à l’action combinée des géants et des autorités, qui permet de perpétuer le complexe militaire-industriel-financier dont est tissé le capitalisme de surveillance. État et capitalisme sont indissociables aujourd’hui.

Le capitalisme de surveillance transforme la politique lorsque les monopoles technologiques font assimiler aux États une doctrine qui stipule que chaque problème a une solution technique (qu’ils sont à même de produire). Cette doctrine, ce technologisme ou solutionnisme, est si intégrée que l’État en vient aussi à modifier le cadre législatif qui le protégeait jusqu’alors de l’effacement du politique face à la technologie : cela commence par l’aménagement du cadre législatif pour permettre le développement d’économies de plateformes. Ce qui revient aujourd’hui, par exemple, à une conception du travail soit à la mode du 19e siècle (le travail à la tâche, les travailleurs du clic) soit, à l’extrême opposé, une transformation totale du travail humain en machine, c’est à dire une négation du travail et l’assujettissement total du travail humain (vivant) à une technique autonome, pour reprendre l’expression de Jacques Ellul.

Mais on peut aussi prendre l’exemple très actuel de StopCovid : cette application est construite à partir de l’idée que l’on va pouvoir mettre une couche technologique pour résoudre un problème qui va devoir se régler de manière médicale et sociale. Et évidemment cette technologie doit être développée par des acteurs privés, parce que l’État n’en a pas les moyens. C’est la même histoire avec la plateforme du Health Data Hub, qui fait qu’on va donner toute la responsabilité de la technique et de l’hébergement des données de santé à Microsoft, alors que tous les hôpitaux s’échangent déjà des informations et des données médicales avec des protocoles bien établis et qu’ils correspondent de manière tout à fait normale et régulière.

« La tâcheronnisation et le travail du clic, c’est du capitalisme de surveillance au premier degré. »

LVSL – Certaines formes de travail, comme les travailleurs du clic – ou plus largement tout le travail de « support » au traitement informatique – ainsi que la fameuse « tâcheronnisation » décrite par Antonio Casilli, font donc partie intégrante du capitalisme de surveillance ?

C.M. – Cette transformation du travail est incluse dans le capitalisme de surveillance. Car la tâcheronnisation, qui consiste à organiser le travail à la tâche souvent par le biais de plateformes, et le travail du clic, ces « micro-tâches » comme la préparation et la saisie de données qui permettent d’entraîner des algorithmes, c’est du capitalisme de surveillance au premier degré : c’est par la surveillance des moindres faits et gestes des tâcherons que l’on optimise le travail humain au point de le confondre avec une machine et qu’on l’assujettit à une technique autonome.

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© C & F Editions

Ces formes de travail sont la négation du travail vivant, comme l’écrivait Marx dans les Manuscrits de 1857-58, dits Grundrisse : « La tendance nécessaire du capital est l’accroissement de la force productive et la négation maximale du travail nécessaire. Et la réalisation de cette tendance, c’est la transformation du moyen de travail en machinerie. » (« capital fixe et développement des forces productives »).

Je prends dans mon livre l’exemple des assistantes sociales en France, qui ont commencé à se syndiquer lorsque leur travail a été transformé à cause de la technique. On a voulu leur faciliter la tâche : elles n’avaient plus qu’à entrer des données et l’ordinateur leur affichait en direct le dossier de la personne, ses droits, ce qu’elles devaient simplement reformuler en mots pour l’assisté. C’était une perte totale du sens de l’assistance sociale, et dans ce cas heureusement le métier s’est retransformé. C’est là une forme de négation du travail, comme dans le cas de l’ingénieur (le travail vivant) qui perd toute une partie de son savoir-faire parce que l’ordinateur est capable de faire des plans tout seul (comme travail mort ou objectivé). Toute une partie du travail n’est plus là, tout ce qui définissait le travailleur comme assistante sociale ou comme ingénieur n’est plus là.

LVSL – L’emprise du capitalisme de surveillance est souvent décrite à partir de sa capacité à prédire et à influencer le comportement des individus. On recense cependant un spectre d’effets bien plus vastes comme le tri social, ou le fait que les espaces en ligne sont structurés de sorte à extraire de nous le plus possible de données. Comment caractériser cette forme de pouvoir ?

C. M. – Le problème de l’encadrement en termes d’analyse de pouvoir, c’est qu’on continue de confondre surveillance et contrôle. La surveillance est un moyen et le contrôle est une fin. Les entreprises, les GAFAM qui surveillent ne cherchent pas à nous contrôler. C’est-à-dire qu’il faut s’abstraire d’une vision coercitive du capitalisme de surveillance, selon laquelle nous serions les sujets sempiternellement soumis à un pouvoir de contrôle. Cette culture de la surveillance que j’évoquais à l’instant est partagée à travers toute la société : nous voulons la surveillance et nous y participons activement, lorsque par exemple un rectorat trouve beaucoup plus facile d’installer des dispositifs de reconnaissance faciale à la porte d’un lycée que d’organiser de la prévention avec les élèves, lorsque nous mesurons l’audience de nos sites internet ou de nos pages Facebook car nous aussi voulons une part de cette économie de l’attention.

LVSL – Vous signalez les limites des approches, comme celle de Zuboff, qui proposent en réponse au capitalisme de surveillance de « sanctuariser » l’intimité et se concentrant sur la protection de la vie privée, ainsi que de celles de défense de la souveraineté des États dans le domaine numérique. Quelles autres approches de lutte voyez-vous pour habiter dignement et librement notre monde informatisé ?

C. M. – Je suis de l’avis que la lutte pour la vie privée est essentielle et perpétuelle, mais qu’elle se place sur un autre registre que celui du capitalisme de surveillance. En ce qui concerne la défense de la souveraineté des États dans le domaine numérique, je veux bien que l’on confie les infrastructures à l’État, mais il va falloir au niveau des constitutions et des garde-fous que l’on développe un système qui soit plutôt résilient par rapport aux risques démocratiques que cela pose. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut laisser toutes les infrastructures numériques aux entreprises. Mais ça peut être des associations, des collectifs de citoyens, et surtout ça peut sortir à la fois des sphères de pouvoir et des sphères économiques.

« Nous ne sortirons pas de cette soumission tant qu’elle est pensée en termes de pouvoir. L’économie s’appuie sur des processus culturels et des choix collectifs qui ne sont pas contraints, mais des propositions de vie. »

J’essaye donc de définir une autre approche de lutte. À ce sujet, j’essaie d’abord de m’extraire de l’approche postmoderne du contrôle de Foucault et de Deleuze, qui voudrait que nous ne soyons jamais que des sujets, quelle que soit la provenance de ce pouvoir. Ils ne voient pas la naissance de l’économie de la surveillance au moment où ils théorisent cela et sont, selon moi, « coincés » dans leur approche critique des institutions et du pouvoir. Nous ne pouvons pas sortir de cette soumission tant qu’elle est pensée en termes de pouvoir. L’économie fonctionne de manière beaucoup plus subtile : elle s’appuie beaucoup sur des processus culturels et des choix collectifs qui ne sont pas contraints, mais des propositions de vie.

C’est au contraire ce que faisait remarquer Michel de Certeau : nous ne sommes pas que des individus soumis à un pouvoir. Nous émettons dans notre vie de tous les jours de petites résistances – ce sont des manières d’être et des manières de faire – dans les plus petites pratiques discrètes (individuelles et même collectives) en réaction à quel pouvoir que ce soit. Typiquement, c’est le fait de se retrouver en collectif de web fédéré comme Mastodon [le réseau social libre et auto-hébergé, similaire à Twitter], par exemple. Ou c’est le fait de choisir d’avoir un téléphone portable, mais le plus basique qui soit. C’est tout un ensemble de choix qui fait qu’au niveau collectif, il y a une cohérence qui se dégage ; c’est plus qu’un rejet, c’est un ensemble de manières de faire.

LVSL – Plus concrètement, il s’agit donc de faire exister des alternatives viables au capitalisme de surveillance : lesquelles sont-elles et comment les fédérer ?

C.M. – Je ne vois pas seulement des alternatives, mais des choses qui sont déjà là depuis longtemps. Par exemple, l’Internet Engineering Task Force (IETF) qui élabore les standards d’Internet sur un mode participatif et ouvert (les RFC, requests for comments). Tant que cela existera, le web n’appartiendra pas seulement à des firmes. Il y a aussi le web fédératif en P2P (peer-to-peer), le fédiverse : c’est le réseau de services de blogs, de partage d’images et de vidéos, d’organisation d’événements, etc. construits avec des logiciels libres et décentralisés. La normalisation de protocoles comme ActivityPub, un standard ouvert pour les réseaux sociaux décentralisés, contribue à ça sur un mode éminemment collectif.

Mais je ne voudrais pas que l’on comprenne pour autant que les solutions au capitalisme de surveillance sont techniques. Du côté de l’agriculture maraichère les AMAP, qui sont des plateformes collaboratives, en font tout autant partie. Aujourd’hui dans l’économie, il y a plein de manières de concevoir une entreprise. Ce peut très bien être une SCOP, une société coopérative et participative, avec les moyens de production qui appartiennent aux salariés. Évidemment, ce n’est pas une extraction totale du capitalisme, mais une participation sur un mode différent.

Je le vois aussi dans les multiples initiatives créatrices instituées dans l’économie sociale et solidaire ou non instituées comme dans les expériences de ZAD. Par-dessus tout, ce sont des mouvements et en tant que mouvements sociaux, ils sont informels et créent de multiples formes de gouvernementalité et d’équilibre. C’est ce que Marianne Maeckelbergh appelle des « mouvements de préfiguration ». Il faut préfigurer, autrement dit l’adage : faire, faire sans eux, (et au besoin) faire contre eux. S’opposer non pas à un pouvoir (dont on aurait du mal à identifier les vecteurs) mais proposer des savoir-faire et des savoir-être de résistance à des proposition de vie dont nous ne voulons pas. Maeckelbergh a travaillé sur Occupy Wallstreet, mais on peut dire ça des gilets jaunes, de toutes les ZAD… Les ZAD ne se ressemblent pas et pourtant, au moment où se créée la ZAD se créée en même temps un système de gouvernance, une manière d’organiser.

Ces mouvements préfiguratifs se reconnaissent parce qu’il existe malgré tout une certaine cohérence, justement en ce qu’ils sont préfiguratifs, mais aussi parce qu’ils proposent toujours une vision des communs. Toutes ces alternatives, toutes ces initiatives qui peuvent naître, peuvent se reconnaître entre elles et apporter chacune d’entre elles quelque chose à l’autre. Elles ne sont ni rivales ni concurrentes. Il n’y a pas de cohérence établie a priori, ni d’unité nécessaire. C’est ce que j’appelle un archipel, en empruntant le terme à Édouard Glissant : chaque île est différente, mais dans l’histoire de la formation de l’archipel, chaque élément a apporté quelque chose à l’autre.

Pour aller plus loin : Découvrir un extrait d’Affaires privées, ici.

« La bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail » – Entretien avec Bernard Friot

Le sociologue et économiste, Bernard Friot.

La crise du Covid-19 a révélé pour beaucoup les impasses du capitalisme. Alors qu’il met en péril le rapport au vivant, les services publics et les productions locales de base, il s’est aussi révélé incapable de faire face à une pandémie autrement que par des injonctions venues d’en-haut sous surveillance policière. Dans Désir de communisme (Textuel, septembre 2020), Judith Bernard et Bernard Friot explorent les voies ouvertes par de nouveaux droits s’appuyant sur le « déjà-là » communiste conquis par les luttes sociales. Le salaire des fonctionnaires, attaché à la personne et non au poste de travail, peut être généralisé à tous les plus de 18 ans. La Sécurité sociale peut être étendue par exemple à l’alimentation, au logement, aux transports, à la culture ou à l’énergie. Pour toutes les entreprises, les dettes d’investissement peuvent être remplacées par une cotisation économique permettant la subvention de l’outil et sa propriété d’usage par les salariés. Autrement dit, notre avenir commun passe par une démocratisation radicale, et d’abord en matière de responsabilité des travailleurs sur la production.

Sociologue du travail et économiste, professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot anime l’Institut européen du salariat. Il est aussi à l’origine de la création de Réseau salariat, une association d’éducation populaire qui promeut l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle » pour toutes et tous. Nous lui avons posé des questions sur son analyse de la situation actuelle, marquée par la crise liée au Covid-19, sur sa vision du monde d’après et plus largement sur ses travaux, fondés sur une étude approfondie de la création du régime général de sécurité sociale, véritable « déjà-là communiste » selon lui. Entretien réalisé par Léo Rosell et Simon Woillet. 


LVSL – D’une simple crise sanitaire, la situation provoquée par la pandémie de coronavirus a évolué en crise économique et promet une crise politique de grande ampleur. Comment analysez-vous le moment que nous sommes en train de vivre ? Comment a-t-on pu en arriver là ?

Bernard Friot – Certes, à court terme la crise sanitaire réduit la production et les ressources et porte donc des risques politiques pour le pouvoir, mais je ne mettrais pas les crises dans l’ordre que vous proposez car la crise sanitaire est une résultante des deux autres.

Cela fait plusieurs années que nous sommes dans une crise politique de grande ampleur. En témoigne le fait que le débat politique, si l’on ose l’appeler ainsi, est dominé depuis 2017 par la confrontation entre LREM et RN, deux frères jumeaux nés de la crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste. Frères jumeaux avec le même culte du chef, la même détermination à en finir avec les droits conquis par les travailleurs organisés, le même usage fasciste de la police comme point dur d’une attaque en règle contre les libertés individuelles et publiques au nom de la protection contre un ennemi aussi insaisissable qu’imprévisible : terrorisme, virus ou n’importe quelle entité instrumentalisée pour imposer un État autoritaire.

En effet, l’État républicain construit sous la Troisième République, et réaffirmé après l’échec de Vichy, comme écran protecteur, outil politique de la bourgeoisie capitaliste et instrument d’intégration des organisations populaires, est en échec. Les milieux d’affaires sont contraints de sortir du bois, d’acheter tous les grands médias et de bricoler directement un exécutif et une majorité parlementaire sans autonomie ni épaisseur, en mettant leurs commis au pouvoir.

Rappelons qu’en un peu plus de trois ans, dans une banque à faire de la fusac (fusion-acquisition), une de ces activités notoirement parasitaires des premiers de cordée dont le confinement a montré l’inutilité pour le bien commun, Emmanuel Macron a gagné plus de trois millions d’euros, entre autres au service de l’agrobusiness international en accompagnant Nestlé dans l’acquisition des laits maternisés Pfizer (contre Danone). La prétendue « société civile » qu’il a regroupée autour de lui au gouvernement et au Parlement est du même tonneau.

“En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires.”

Cette crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste a son origine dans une crise économique qui vient de loin avec la faiblesse de la productivité et de la valorisation du capital, dont les détenteurs pratiquent une fuite en avant dans le capital fictif, lourd de bulles spéculatives de plus en plus graves, soldées par une création monétaire et un endettement public générateurs d’une austérité qui mine l’adhésion à la démocratie bourgeoise et à son État.

Cependant que la baisse du taux de profit exacerbe l’élimination du travail vivant et une prédation sur la nature telles que se délite la confiance dans les capacités du capitalisme de sortir des impasses écologique, anthropologique, territoriale et aujourd’hui visiblement sanitaire dans lesquelles, il est en train d’engouffrer le travail.

En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires. Mais la montée en puissance de la dictature peut être arrêtée si nous continuons à construire une autre pratique et d’autres institutions du travail pour ravir à la bourgeoisie son monopole sur la production.

LVSL – L’analogie avec la situation de la France de 1945 a parfois été faite dans les discours politiques et médiatiques. L’ampleur de la crise économique pourrait bien entraîner des faillites en série et affaiblir durablement un tissu social déjà fortement fragilisé par les réformes anti-sociales des dernières décennies. Croyez-vous que cette analogie avec la France à reconstruire de la Libération soit pertinente ?

B.F. – Non, sauf, je vais y revenir, si on donne à la reconstruction un autre sens que celui de l’après-guerre. Non, parce que le doute sur la légitimité de la production capitaliste était peu présent à cette époque alors qu’il est profond aujourd’hui. Pour éviter toute confusion, je précise la nature de ce doute.

Contre la lecture commune des « circonstances exceptionnelles » de 1945 qui auraient (je récite la fable) dans l’unité des communistes aux gaullistes autour du programme du CNR soutenu par une CGT puissante face à un patronat affaibli par la collaboration, permis d’institutionnaliser le compromis des Trente glorieuses, une espèce en définitive de parenthèse dans le capitalisme, j’insiste suffisamment sur la portée révolutionnaire de la subversion de la Sécurité sociale dans le régime général, de l’inscription dans la loi du statut de la fonction publique ou de la création et nationalisation d’EDF-GDF pour qu’il soit clair que les communistes à la manœuvre sur ces terrains contre les autres partis de gouvernement et contre les socialistes dans la CGT (lesquels allaient provoquer les scissions de FO et de la FEN dès 1947-48) ont bien commencé à mettre en cause le capitalisme.

“Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France.”

Mettre en cause le marché du travail, mettre en cause la propriété lucrative de l’outil de travail, instaurer une gestion ouvrière de la partie socialisée du salaire, agrandir cette partie par la hausse du taux de cotisation : tout cela initie bien une dynamique communiste durable parce qu’elle n’est pas, contrairement à la thèse de la régulation, fonctionnelle au fordisme. Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France : Ken Loach, dans L’esprit de 45, en porte un superbe témoignage pour le Royaume-Uni, mais ce film est significativement méconnu parce que, contrairement à la filmographie habituelle de cet auteur très prisé dans sa mise en scène de victimes, il montre une classe ouvrière victorieuse, en train de s’affirmer comme classe pour soi, consciente de ses intérêts et capable de les imposer à la classe dominante.

Sauf que ces mobilisations visaient à créer les indispensables institutions macroéconomiques de la dynamique communiste dans une relative indifférence au contenu même du travail et de la production : la souveraineté des travailleurs sur le travail concret dans l’entreprise ou le service public n’étaient pas une dimension prioritaire. La pratique capitaliste de la valeur ou de la productivité était contestée par l’indispensable conquête de droits du travail mais pas dans ses incidences en termes de travail concret : les biens et services produits n’étaient pas mis en cause.

Il y avait des doutes sur la légitimité politique du capitalisme, sur le partage de la valeur ajoutée qu’il imposait, sur la faible place des travailleurs dans l’espace public, sur l’inégal accès à la consommation, sur la dureté de l’exploitation, sur la place relative du marchand et du non marchand. Mais pas sur ce qui était produit, pas sur la légitimité des valeurs d’usage mises sur le marché ou fournies par les services publics, pas sur la division internationale du travail concret ni sur son organisation dans l’entreprise.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce que la fuite en avant en réponse à la crise de la valorisation du capital conduit à deux choses : d’une part, comme je l’ai déjà évoqué, une prédation sur la nature qui fait craindre la mise en cause des conditions de notre présence sur la planète, d’autre part une telle séparation des travailleuses et travailleurs des fins et des moyens de leur travail concret que cela génère une profonde souffrance au travail, y compris dans les pays capitalistes développés, y compris dans les entreprises et services publics où les conquis du droit du travail sont les plus forts.

C’est ici que l’analogie avec la reconstruction d’après-guerre peut être parlante. Non pas le post-Covid rêvé par la coalition LR/LREM/RN, à savoir une reconstruction à base de manches retroussées pour relancer l’activité économique avec mise entre parenthèses du droit du travail et État plus interventionniste dans son soutien au capital. Mais une reconstruction par mise du travail sur ses pieds, ceux des seuls travailleurs qui seuls doivent décider, dans toutes les entreprises et services publics, contre les directions, de son contenu concret et donc des méthodes, des collectifs, de l’investissement, de l’insertion dans la division internationale du travail.

Cette auto-organisation des travailleurs est à mon sens le nouveau front de l’action syndicale. Nous ne pouvons évidemment rien attendre du syndicalisme d’accompagnement, mais tant que le syndicalisme de transformation sociale hésitera à s’engager dans cette voie de la souveraineté sur le travail concret – et faute d’engager avec eux cette bataille, qui condamnera à la marginalité tous les alternatifs précisément soucieux, eux, de le maîtriser – il s’affaiblira.

LVSL – La classe politique et des intellectuels de tous bords ont rivalisé de discours pour reconstruire le « monde d’après ». Les déclarations du président de la République elles-mêmes sont pour le moins ambiguës, invitant à « tirer demain les leçons du moment que nous traversons », alors que les mesures prises jusqu’ici laissent entrevoir un durcissement de sa politique néolibérale. Les élans de solidarité des premières semaines de confinement semblent avoir laissé place à un sentiment de lassitude de la population, voire d’impuissance, de telle sorte qu’il est compliqué de savoir si cette période aura été in fine une phase de politisation ou au contraire de renforcement du désintérêt pour la politique. Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste par rapport à ce « monde d’après », toujours aussi incertain ? Pensez-vous, d’un point de vue anthropologique, que les effets du confinement feront primer l’instinct de solidarité dans les prochaines semaines ou que le repli forcé dans la sphère privée et familiale imposera au contraire des réflexes plus individualistes ?

B.F. – Liquidons d’abord en une phrase l’affirmation de Macron disant qu’il va tirer les leçons de la crise : vous avez raison de supposer que ce sera bien sûr par la fuite en avant. Il va utiliser l’état d’urgence pour accélérer les reculs du droit du travail et la réorganisation monopoliste de l’industrie, relancer la privatisation des hôpitaux, engager la fin de la fonction publique à l’université et dans la recherche, en finir avec le droit au salaire des retraités, etc.

“Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie.”

Mais je ne suis pas sûr de me retrouver dans le dilemme solidarité/individualisme tel que vous le posez. Toute solidarité n’est pas bonne ! Comme j’en traite longuement dans l’introduction de Le travail, enjeu des retraites (La Dispute 2019) où je récuse l’assignation des retraités au bénévolat, la solidarité, loin d’être en soi une valeur anticapitaliste, est massivement mobilisée par la bourgeoisie comme instrument de dépolitisation et le confinement en a porté de multiples témoignages.

Les applaudissements du 20 heures, les masques cousus par du travail gratuit, l’aide alimentaire et tout ce que les journalistes des médias dominants ont valorisé avec des trémolos dans la voix en donnant la parole à des personnes qu’ils ignorent habituellement et qu’ils ont invitées non pas à dire leur analyse politique, évidemment, mais à raconter leurs astuces collectives pour faire face au quotidien.

Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie, car elle accompagne la définition économique des personnes comme des individus libres sur le marché. Libres voulant dire à poil en tant que personnes vis-à-vis du travail mais ayant la possibilité d’en tirer un avoir à partager avec ceux qui y échouent. Solidarité avec ceux qui n’ont pas et individualisme sont inséparables.

Prenons l’exemple de la réforme des retraites, enjeu très chaud de la lutte de classes aujourd’hui : le remplacement du droit au salaire socialisé des retraités par un différé individualiste des cotisations de la carrière sur le marché du travail introduit une insécurité fondamentale qui suppose le filet de sécurité d’une pension de base financée par un impôt de solidarité, la CSG.

Les entêtantes campagnes en faveur du revenu universel de base, relancées par les effets désastreux du confinement sur les ressources, sont inséparables du projet d’en finir avec le droit au salaire socialisé pour le remplacer par des rémunérations fondées sur une contribution mesurée par la performance sur le marché du travail ou – pour les indépendants – celui des biens et services.

S’il y a donc bien, et j’en suis d’accord avec vous, un enjeu anthropologique dans une sortie par le haut du confinement policier qui a été imposé (et de façon violente dans les quartiers d’immigration), c’est non pas dans l’affirmation de « la solidarité » contre l’individualisme mais dans une tout autre définition économique des personnes porteuse d’une tout autre pratique – communiste – du travail et donc de la solidarité.

Je m’explique. Qu’est-ce que l’individu libre sur le marché, que s’emploie à construire le rapport social capitaliste ? Une personne nue, au sens où, en tant que personne, sa vulnérabilité au marché du travail (ou des biens et services pour les indépendants) est totale, et cela durant toute sa carrière car elle est et demeure étrangère au travail reconnu comme productif, dont la définition et la pratique sont le monopole de la bourgeoisie.

Relativement au travail, son être n’est titulaire d’aucun droit mais elle peut en tirer un avoir … qui la dispensera de travailler ! Travailler pour ne plus avoir à travailler grâce à un patrimoine (sur lequel l’impôt et l’éthique ponctionnent de quoi être solidaire), telle est la curieuse place du travail dans un capitalisme devenu incapable de nous faire adhérer à sa pratique de la valeur économique. Le salut peut alors être cherché du côté du hors travail et de la sphère privée et le confinement a montré avec éclat les illusions d’un tel salut.

Mouvement de conquête de la souveraineté populaire sur le travail, le mouvement du communisme est en train de construire un tout autre statut économique de la personne, dans lequel le travail perd son hétéronomie : alors que dans le capitalisme les personnes sont à la fois déresponsabilisées et en permanence suspectées, sanctionnées, il s’agit au contraire de les confirmer en permanence comme étant en capacité de décider du travail et au travail. Confirmation permanente qui passe par la conquête de deux droits politiques pour toutes les personnes majeures résidant sur le territoire : le droit à la qualification personnelle et donc le salaire comme droit politique inconditionnel et inaliénable, et le droit de copropriété de l’outil de travail et donc de codécision sur l’investissement, la création monétaire, l’entreprise.

Pourquoi suis-je optimiste ? Parce que cette endogénéisation du travail est bien une mutation anthropologique, déjà commencée avec la conquête du salaire à la qualification personnelle, et la violence d’État au service du capital n’en viendra pas à bout car la solidarité nécessaire à sa conquête est en train de se construire. Une solidarité communiste entre égaux déterminés à ravir à la bourgeoisie son monopole sur le travail et qu’expriment depuis le confinement tous les appels à se fédérer.

LVSL – « L’unité nationale » appelée de ses vœux par Emmanuel Macron a pu être interprétée par certains observateurs bienveillants comme un renouement avec l’esprit du Conseil national de la Résistance, alors que cette rhétorique semblait plus prosaïquement viser à réduire l’intensité des critiques contre l’incompétence et les choix décriés de l’exécutif. Pensez-vous que cette crise achèvera de porter le discrédit aux élites libérales ou que ces dernières parviendront au contraire à sauver leur peau par des effets d’annonce ?

B.F. – Que la coalition LR/LREM/RN sorte victorieuse de la crise est évidemment possible, non pas par une bonne communication d’ailleurs (c’est important mais jamais suffisant) mais en pratiquant ce que Naomi Klein a très bien analysé : une stratégie du choc s’appuyant sur l’état d’urgence sanitaire pour imposer ses réformes.

La machine est en route depuis le déconfinement et il sera probablement difficile à court terme de l’arrêter car elle rencontre certes une résistance déterminée, mais encore très dispersée, pas encore inscrite dans une pratique communiste assumée. D’autant qu’on peut supposer qu’après le terrorisme, qui nous a légué un état d’urgence inscrit dans la loi, et le Covid-19 dont l’état d’urgence aura à coup sûr le même destin législatif durable, un nouvel ennemi insaisissable sera mis en scène demain par la classe dirigeante pour poursuivre l’opération terre brûlée des droits et libertés.

Mais la réussite sur le long terme de cette entreprise me semble impossible. Pour la raison que j’ai dite : le doute sur la légitimité du monopole de la bourgeoisie capitaliste sur la valeur, le travail, la production, la création monétaire, est aujourd’hui profond, et il va s’approfondir avec la double expérience de l’impasse écologique, territoriale et anthropologique à laquelle il conduit, et de la réduction du champ des libertés que provoquera un usage prolongé et répété de la stratégie du choc.

LVSL – En tout cas, une avancée semble avoir été permise lors de cette crise, celle de faire prendre conscience à une large part de la population de l’intérêt de notre système de protection sociale qui, malgré les réformes successives, demeure un « déjà-là communiste » pour reprendre votre expression, plus efficace et plus juste que d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis où 27,5 millions de personnes sont sans assurance, et où se soigner pour le Covid-19 coûte jusqu’à 30 000$. Peut-on alors espérer sortir de cette crise par le haut, en renouant notamment avec les principes originels de la Sécurité sociale ? Cette institution sociale ne pourrait-elle pas être même le pivot de la reconstruction du « monde d’après » ?

B.F. – Merci de faire allusion à la réflexion qu’a engagée Réseau Salariat sur la mise en sécurité sociale de productions s’inspirant de celle des soins de santé.

Quel est le déjà-là communiste de l’assurance-maladie ? Le doublement du taux de cotisation à l’assurance maladie entre la Libération et la fin des années 1970 a permis dans les années 1960 de subventionner largement l’investissement hospitalier, de créer une fonction publique hospitalière et de conventionner les soignants libéraux, bref de produire 10% du PIB hors de la logique capitaliste de la propriété lucrative et de ses bras armés : l’endettement pour financer l’investissement et le marché du travail. J’insiste sur le remplacement du crédit par la subvention : une avance d’argent, sur la valeur déjà créée ou par création monétaire, est nécessaire pour investir, mais il n’y a aucune raison, autre que capitaliste, qu’elle prenne la forme du crédit.

“Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires.”

Nous l’avons prouvé avec l’investissement hospitalier, le binôme communiste cotisation/subvention est vertueux alors que le binôme capitaliste profit/crédit est infiniment mortifère. Nous retrouvons ici l’enjeu anthropologique évoqué tout-à-l’heure, poussé encore plus loin puisque c’est non seulement le salaire à la qualification personnelle qui se substitue au marché du travail, mais c’est la subvention qui se substitue au crédit pour investissement, et donc la copropriété de l’outil par les travailleurs et usagers qui devient possible, actionnaires et prêteurs étant éliminés.

Nous nous émancipons ainsi des deux fatum capitalistes qui tétanisent notre pouvoir d’agir, le chantage du marché pour être reconnu comme travailleur et celui de la dette pour pouvoir travailler. Soulignons enfin l’autre composante d’une production en sécurité sociale, comme celle du soin l’anticipe depuis plus de cinquante ans : un mode de rémunération par la monnaie en nature de la carte vitale, qui est se dépense uniquement auprès de professionnels conventionnés sur des critères précis et à des prix codéterminés, ce qui, sans supprimer le marché, oriente les productions et les consommations selon des décisions prises en commun.

La proposition est la suivante. Déplaçons l’assiette des cotisations, de la masse salariale vers la valeur ajoutée, afin de poser la centralité de la socialisation salariale de la valeur tout en opérant la nécessaire solidarité entre branches à fortes et faibles valeurs ajoutées. Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires : les entreprises ne paient plus leurs salariés mais cotisent, les indépendants ne se paient plus sur leur bénéfice mais cotisent, et chacun perçoit un salaire qui ne peut ni baisser ni être supprimé, fondé sur sa qualification, c’est-à-dire sur son expérience professionnelle sauf le premier niveau automatiquement attribué à toutes et à tous à 18 ans.

Portons à 1 700 euros nets, soit l’actuel salaire médian, toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. Cette très forte et très nécessaire augmentation des salaires supposera une toute autre affectation des produits du travail : plutôt que de gaver des actionnaires et des prêteurs, les entreprises affecteront leur valeur ajoutée à des caisses de salaire et d’investissement gérées par les travailleurs.

“Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.”

Car cette hausse massive des salaires n’ira pas sur le compte courant des travailleurs, elle sera de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Les caisses de salaires abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture, mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale.

Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Ces entreprises alternatives, ainsi soutenues par la solvabilisation des usagers, affecteront leur valeur ajoutée à la caisse des salaires et aux caisses d’investissement qui verseront un salaire à la qualification personnelle à leurs travailleurs et qui subventionneront leurs investissements. Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.

À deux conditions politiques majeures, dont la construction doit devenir notre obsession collective : la détermination des travailleurs à exercer la souveraineté sur le travail sans attendre la prise du pouvoir d’État (nous retrouvons ici le nouveau front de l’action collective évoqué tout à l’heure) et la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante.

Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi.

Le régime général de la Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macro-économique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes.

Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. Car tant qu’elle décide de la production et l’organise, la bourgeoisie capitaliste tient en otage la société et a le pouvoir de faire capoter, par exemple, toute victoire populaire aux élections, comme nous en faisons régulièrement l’amère expérience. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

LVSL – Justement, la création du régime général de la Sécurité sociale a été permise, dans une France dévastée par la guerre, par la mise en place d’un rapport de force, reposant sur la mobilisation déterminée du mouvement ouvrier, et de ses millions de « mains » appuyant l’action du ministre communiste du Travail, Ambroise Croizat, pour construire un tel édifice, dans la lignée du CNR et du plan Laroque. Face à la situation politique à laquelle nous sommes confrontés, la présence d’un gouvernement anti-social et l’affaiblissement politique du mouvement social, quelle stratégie offensive est selon vous à adopter pour reconstruire nos institutions sociales et nos services publics ? Quelle est la nature du rapport de force qu’il faudra instituer, pour construire un mouvement capable de gagner à lui une large part de l’opinion, et d’accéder au pouvoir ?

B.F. – Le travail, encore le travail, toujours le travail ! Au risque d’apparaître monomaniaque, je le redis : le mouvement réel de sortie du capitalisme, le communisme, consiste en un rapport de force, je préfère lutte de classes, portant sur la prise de pouvoir sur la production et son changement d’objet, de mesure et de méthode.

Je signale d’ailleurs au passage que c’est la leçon historique majeure que nous lègue une classe révolutionnaire qui a réussi, la bourgeoisie. Du XIVe au XVIIe siècle elle a conquis le pouvoir économique en remplaçant la production féodale par la production capitaliste. C’est parce qu’elle s’était emparée d’une part significative de la production qu’elle a été ensuite en capacité de prendre le pouvoir d’État, dès la fin du XVIIe siècle au Royaume-Uni et un siècle plus tard en France.

“Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.”

Certes, au cours de sa lente subversion économique de la féodalité, elle avait participé au pouvoir politique et contribué au nécessaire changement de la loi qui accompagne le changement du mode de production, mais c’était une participation dominée. La bourgeoisie était à l’occasion au gouvernement mais le pouvoir d’État, qui est une autre paire de manche, lui échappait sans que ça ne l’empêche de poursuivre la mise en place de l’alternative au mode de production féodal.

Évidemment, l’épanouissement du capitalisme n’a été possible qu’après la conquête de l’État, tout comme l’épanouissement du communisme ne le sera qu’après la suppression de l’État, après la désétatisation des fonctions collectives qu’il s’agira, elles, de faire grandir. Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.

Or, pour cette conquête de la valeur économique, nous sommes loin d’être démunis. Car notre force, c’est que la valeur n’existe que dans des valeurs d’usage, celles-là dont le confinement nous a rappelé le caractère fondamental et le fait que les travailleurs, et eux seuls, les produisent. Sans les travailleurs, la bourgeoisie capitaliste n’est rien car sa maîtrise de la valeur économique, du travail abstrait, dépend du travail concret des travailleurs. Je me souviens de ce slogan de la CGT des années 1960 : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est totalement dépendante des travailleurs que la bourgeoisie exerce une telle dictature sur la définition, le contenu et le déroulement du travail. C’est à cause de sa situation de dépendance vis-à-vis d’eux qu’elle veille avec tant de minutie à ôter aux travailleurs leur puissance d’agir au travail et sur le travail en les soumettant au marché du travail, au remboursement de la dette et, avec de plus en plus de soin au demeurant absurde, au management.

“Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs.”

Me vient à l’esprit, en répondant à votre question sur le rapport de force à instituer, l’analogie de situation des travailleurs vis-à-vis des capitalistes et des femmes vis-à-vis des hommes. Françoise Héritier a développé la thèse selon laquelle c’est parce que les femmes font le travail de procréation que les hommes, depuis la nuit des temps, veillent à soumettre leur corps. Et de même que la domination masculine n’est pas irrésistible dès lors que les femmes peuvent devenir et décident de devenir maîtresses de leur corps, de même la domination de la bourgeoisie sur les travailleurs est battue en brèche quand ils deviennent maîtres du travail.

Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs. Pour les chômeurs bien sûr, pour des ingénieurs de grandes entreprises devenues de pures donneuses d’ordre ayant de ce fait perdu la main en compétence technique, pour des soignants ou des enseignants aimant leur travail mais dans l’impossibilité de le bien faire, pour des travailleurs du front office ficelés par des logiciels qui empêchent toute vraie interaction avec les usagers ou les clients, pour des professionnels écœurés des gâchis et malfaçons, j’arrête la liste que chacun peut compléter à l’infini.

Je pense qu’il faut partir de l’aspiration à un travail maîtrisé et mobiliser à partir d’elle à tous les niveaux et toutes les occasions. La maîtrise du travail porte sur sa double dimension : de travail abstrait (salaire comme droit politique, subvention de l’investissement, gestion par les travailleurs des entreprises, des caisses de salaire, des jurys de qualification, des caisses d’investissement et de la création monétaire) et de travail concret (décision par les travailleurs de ce qui est produit, de la localisation des productions et des accords de coopération internationale, des collectifs de travail, des méthodes de travail).

Cette maîtrise, chaque conflit, chaque débat public doit être l’occasion de la conquérir. Prenons l’exemple du conflit sur les retraites. Je présente longuement dans Le travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019), ce que pourrait être la revendication d’un régime universel de retraite transformant à 50 ans, quelle que soit la durée de carrière, le salaire lié à l’emploi en salaire lié à la personne, porté au salaire moyen (2 300 euros nets) s’il est inférieur et ramené à 5 000 euros nets s’il est supérieur (avec possibilité bien sûr de continuer à progresser en qualification jusqu’au plafond de 5 000 euros).

En pleine possession de leurs compétences professionnelles, ces nouveaux retraités quinquagénaires seraient également protégés contre le licenciement car ils auraient la responsabilité d’impulser l’auto-organisation des travailleurs de l’entreprise ou du service pour l’exercice de leur travail, ce qui se traduira par un conflit frontal avec la direction et, s’il y en a, les actionnaires. Être inventivement fidèle à Croizat, qui a transposé dans le privé la pension comme poursuite du meilleur salaire de la fonction publique, c’est opérer bien plus tôt dans la carrière le passage du salaire lié à l’emploi au salaire lié à la personne comme atout des salariés dans l’affrontement aux directions et aux actionnaires pour la maîtrise du travail.

LVSL – Ne pensez-vous pas que ce que nous vivons depuis mars dernier ouvre des occasions pour repenser notre rapport au travail et notre façon de le réglementer, comme vous l’appelez de vos vœux ? Aujourd’hui, l’emploi de millions de personnes se retrouve menacé et le télétravail rend encore plus sournoise l’aliénation par le travail. Pendant le confinement où tant d’hommes et de femmes se sont mobilisés pour fournir à la population les biens de première nécessité, avec un sens de la responsabilité semble-t-il supérieur à celui de nos dirigeants, les travailleurs et les travailleuses ont rappelé à quel point il est légitime qu’ils aient des droits à la hauteur de leur utilité pour la Nation et de leur qualification. De nombreuses professions jusqu’alors dévalorisées, aussi bien symboliquement que financièrement, ont au contraire été remises sur le devant de la scène…

B.F. – Vous avez raison : le confinement a été l’occasion de prises de conscience qui peuvent renforcer la mobilisation pour un nouveau rapport au travail. Et d’abord pour que le salaire devienne un droit politique pour toutes les personnes adultes.

Chacun a pu mesurer le caractère préhistorique du lien entre les ressources individuelles et l’activité individuelle qui fait que pour une personne la chute d’activité signifie chute des ressources. Alors que les indépendants, les autoentrepreneurs, les prestataires de services et autres professionnels payés à la tâche étaient privés de ressources faute d’activité, le salaire à la qualification de l’emploi a permis un chômage partiel qui a limité les pertes, et mieux encore, les fonctionnaires, dont le salaire est à la qualification personnelle, l’ont conservé intégralement. C’est cette situation des fonctionnaires qui doit devenir la norme ! Je renvoie aux exemples déjà évoqués : comment le conflit sur les retraites pourrait être l’occasion d’avancer sur le salaire à la qualification personnelle pour tous à 50 ans, et comment une sécurité sociale de l’alimentation pourrait le mettre en œuvre pour tous les professionnels de l’alimentation conventionnés.

“Le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital.”

Deuxièmement, l’expérience que les premiers et premières de corvée sont irremplaçables alors que la mise sur la touche des premiers de cordée n’a rien mis en péril milite bien sûr pour une hausse massive des bas salaires et un plafonnement des plus élevés. Personnellement, je milite pour une fourchette des salaires de 1 à 3, avec le salaire du premier niveau de qualification, automatiquement attribué à 18 ans, au Smic revendiqué soit 1 700 euros mensuels net, et un plafond de 5 000 euros net. 1 700 euros étant aujourd’hui le salaire médian, cela veut dire que le salaire de près de la moitié des travailleurs serait augmenté, et cette augmentation pourrait avoir la forme d’une monnaie en nature pour accompagner la mise en sécurité sociale de productions alternatives assurées sous la direction des seuls travailleurs (alimentation, transport, logement, culture et autres).

Troisièmement, le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital. Alors que les directions, complices depuis des années de sa mise hors d’état de faire face à une pandémie, étaient dans les choux, les soignants, dépossédés depuis des décennies de leur liberté d’exercice, l’ont retrouvée dans les conditions dramatiques qu’ils ont affrontées. Or pleuvent aujourd’hui sur eux des menaces et des sanctions de la part de gestionnaires avides de retrouver leur pouvoir mortifère.

Moins visible mais aussi significatif : des collectifs internes de réflexion sur d’autres finalités pour les hautes technologies de l’aéronautique que la fuite en avant dans un tout-avion écologiquement intenable ont pu s’exprimer publiquement pendant le confinement mais doivent trouver aujourd’hui des formes clandestines. Cela montre que la nécessaire prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail va être un combat très dur.

L’organisation collective dans un syndicalisme d’autogestion et la conquête de droits rendant possible une dynamique de maîtrise du travail sans représailles ni licenciement sont aujourd’hui des priorités. C’est dans cette dynamique que les travailleurs ainsi mobilisés font l’expérience à la fois qu’ils ne peuvent décider au travail que s’ils se débarrassent des actionnaires et des prêteurs et qu’effectivement ils n’en ont pas besoin. Alors peut s’engager à l’échelle macroéconomique le combat pour la suppression des actionnaires et des prêteurs.

Une quatrième expérience massive du confinement et de ses suites concerne l’État : sa nocivité stupéfie bien au-delà des militants anticapitalistes. Déjà depuis les mobilisations de 2016 contre la loi El Khomri, la généralisation de la violence policière habituellement réservée aux quartiers d’immigration surprenait. Mais ici chacun peut mesurer que non seulement l’État a organisé l’incapacité du système sanitaire à faire face à la pandémie autrement que par un long et punitif confinement mais qu’il utilise l’état d’urgence sanitaire pour accélérer la mise en danger des services publics, la casse de la fonction publique, les aubaines pour les grands groupes capitalistes et le recul des droits salariaux.

Cela me permet de revenir sur la nécessaire désétatisation de fonctions collectives à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure. Beaucoup de mon travail a comme point de départ une recherche sur le régime général de la Sécurité sociale, institution gestionnaire du salaire socialisé que la CGT, à juste titre, souhaitait, dans les débats préparatoires aux ordonnances de 1945, sans le patronat ni l’État. Certes elle n’y est pas totalement parvenue, mais tout de même les travailleurs ont, de 1946 à 1967, largement contribué à la mise en place et à la gestion du régime.

“Travailleurs-citoyens : Ce nom double signale une tension nécessaire. y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher.”

Et les résultats ont été bien supérieurs à ceux qu’on observe depuis l’étatisation qui a été l’outil de la bourgeoisie capitaliste pour en finir avec la démocratie sociale des premières décennies du régime. La branche du régime qui est la plus étatisée aujourd’hui, avec les funestes résultats que l’on sait, est précisément la branche santé qui a été si remarquablement dynamique avant l’étatisation. Notre réflexion, à Réseau Salariat, sur la mise en sécurité sociale des productions part du double constat qu’il faut étendre les fonctions collectives et les confier aux travailleurs-citoyens eux-mêmes.

Pour arracher à la bourgeoisie son monopole sur la valeur, il faut construire des institutions macroéconomiques qui certes bénéficient de l’obligation légale qu’il est d’usage d’associer à l’État, mais dont la gestion ne relève pas de l’État, mais des travailleurs-citoyens. Ce nom double signale une tension nécessaire : y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher. L’adage qui veut qu’on ne confie pas l’armée aux militaires est sain. Les institutions de la valeur (entreprises, caisses de salaires, caisses d’investissement, jurys de qualification, sécurités sociales, marchés, etc.) ne sont pas le tout de la société. Un travailleur peut être, par exemple, pris par l’hubris dans la manipulation de la technologie qu’il utilise. Il faudra que le citoyen le ramène à la raison.

LVSL – La dénonciation de la mondialisation comme facteur de la diffusion de l’épidémie et comme moteur de la crise économique a aussi été fréquente ces dernières semaines. L’augmentation de la circulation des personnes et l’instantanéité de la contamination dues à l’explosion du transport aérien ont été mises en causes par certains, tandis que les « chaînes de valeur optimisées » ont créé de vives réactions dans les pays occidentaux, dépendants de l’Asie pour leurs médicaments, matériel de protection comme les masques, etc. Les idées en faveur de la relocalisation de la production industrielle, voire de nationalisation dans les secteurs stratégiques, semblent avoir gagné du terrain dans le débat public et auprès de l’opinion. Croyez-vous que le processus de mondialisation sortira durablement affecté par cette crise, accompagnant un repli local ou national des échanges ou qu’il ne s’agit que d’une phase transitoire vers une mutation de ce phénomène, qui pourrait même s’accentuer ?

B.F. – C’est le capitalisme le problème, et la forme de mondialisation qu’il impose. « La » mondialisation comme réalité abstraite de son lien au mode de production n’existe pas, elle doit être qualifiée. Contre la mondialisation capitaliste, je milite pour une mondialisation communiste.

Notre humanité est une, la pandémie nous le révèle une fois de plus, et tous les replis nationalistes n’ont jusqu’ici qu’un seul résultat : la honteuse chasse aux migrants. Ce sont des gouvernements d’États nationaux souverains qui ont organisé la désindustrialisation de leur territoire dans des secteurs vitaux.

La seule souveraineté qui vaille est celle des travailleurs sur le travail. La bourgeoisie française et son pouvoir d’État sont aussi nocifs que leurs homologues allemands ou chinois.

LVSL – Quel discours adopter selon-vous pour démontrer le caractère révolutionnaire du « statut » attaché à la qualification du travailleur ? Alexandre Kojève par exemple (dont s’inspirent Pierre Legendre et Alain Supiot), dans la conclusion de son Esquisse pour une phénoménologie du droit, soulignait le lien entre dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme, et accroissement de la reconnaissance par l’État du statut attaché à la personne et non à la tâche du travailleur, en s’appuyant paradoxalement sur la figure du bon maître mentionnée par Aristote dans sa Politique, lequel pour s’assurer de la fidélité de l’esclave, devait lui reconnaître un statut socio-économique digne, et héréditaire, transmissible à sa descendance, afin de fonder un contrat social stable, garanti à tous par le tiers juridique qu’est l’État.

B.F. – L’État comme tiers juridique, laissez-moi rire ! Cela dit, je n’ai pas lu l’Esquisse de Kojève ni, sinon par quelques bribes scolaires, la Politique d’Aristote, et je ne peux donc qu’être très prudent dans ma réponse, qui sera peut-être hors sujet, je vous prie de m’en excuser. Je ne constate pas de « dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme ». Notre entretien a commencé au contraire par l’énoncé de leur ampleur. Quant à penser que le salaire à la qualification personnelle est fonctionnel au capitalisme, je ne peux évidemment que m’inscrire en faux et insister au contraire sur l’enjeu anthropologique de la mutation en cours.

“La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi.”

Dans ma réponse à une de vos questions précédentes, j’ai comparé le statut économique de la personne dans le capitalisme à son statut dans le mouvement de sortie communiste du capitalisme, statut en cours de construction en France autour du salaire à la qualification personnelle. La rémunération capitaliste, que Marx désigne comme « salaire », est le prix de la force de travail, c’est-à-dire la reconnaissance des besoins dont je suis porteur pour faire telle tâche dont la validation marchande permettra la valorisation d’un capital. C’est contre elle que le salaire, inexistant comme institution au XIXe siècle, s’est institué au XXe siècle.

Le salaire est une institution anticapitaliste, fruit d’un combat de classe constant de la CGT pour la qualification : qualification du poste, dans l’emploi défini par la convention collective qui sort les indépendants et les contrats à la tâche de l’infra-emploi, mais plus significativement encore, au-delà de l’emploi, qualification de la personne dans le grade de la fonction publique et des travailleurs à statut. La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi, en capacité de contester la forme valeur capitaliste, la valeur d’échange qui n’inscrit le travailleur dans l’ordre de la valeur que par intermittence, à la mesure de ses tâches validées sur des marchés, du travail ou des biens et services, sur lesquels il n’a aucune prise.

Au contraire, la qualification, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie, la qualification du grade attaché à la personne, sort le travailleur de l’aléa de la valeur d’échange et le confirme en permanence comme producteur. Le mouvement n’est que commencé, et loin d’être abouti : les fonctionnaires par exemple ne sont payés qu’à mi-temps s’ils travaillent à mi-temps. Mais quelle libération que de n’avoir plus à quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleur, et cela à la stricte mesure de ses tâches validées !

Dans le capitalisme, la personne reste en permanence étrangère au travail, une institution qui est le monopole de la bourgeoisie, le travailleur ne pouvant que tirer du travail un avoir, un « compte personnel d’activité » sur lequel il pourra tirer dans les périodes où il n’est pas reconnu comme travailleur.

Au contraire, dans le mouvement du communisme, est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont enrichies d’une qualification qui les libère de l’aléa de la validation marchande de leur activité. C’est parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification, et donc d’un salaire, qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation : le statut du producteur en train de se construire est cohérent avec la responsabilité des travailleurs sur la production, laquelle ne peut s’exercer que par évaluation permanente du travail.

Et je précise, car l’aliénation de nos représentations à la pratique capitaliste d’identification du travailleur à ses activités validées comme travail est grande, que la qualification personnelle, qui exprime notre reconnaissance permanente comme travailleur, ne transforme pas toutes nos activités en travail, pas plus qu’elle n’est une injonction à travailler.

Couv Désir de communisme

Qu’ajouter, sinon que le projet d’accomplir les institutions du salariat n’est audible pour un militant catéchisé à « l’abolition du salariat » que s’il renonce au postulat qu’il n’y a qu’une classe pour soi, la bourgeoisie, et qu’en face la classe ouvrière n’est qu’une classe en soi, incapable au bout de deux siècles de lutte de classes d’avoir construit des institutions alternatives à celles de la bourgeoisie. Il peut se dégriser de la fascination pour un capitalisme fantasmé comme système de domination générant des victimes (dont lui est solidaire, ouf ! Il faut bien que ce triste constat ait un avantage secondaire).

Il n’aura alors plus besoin de croire au ciel, le « demain » de la révolution, qui est d’ailleurs un après-demain puisqu’il faut d’abord franchir l’étape socialiste. Car il participera, à grand effort, au travail du présent, cet enfantement permanent du déjà-là.

Bernard Friot, Judith Bernard, Un désir de communisme, Textuel, 2 septembre 2020, 17€, 160 p.

Vaincre la pandémie, abattre les oligarchies financières, par Jean Ziegler

Jean Ziegler à Paris, mai 2018 © Vincent Plagniol pour LVSL

Vice-président du Conseil consultatif des Droits de l’Homme des Nations-unies depuis 2009, Jean Ziegler y a auparavant occupé le poste de Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation pendant huit ans. Auteur de nombreux livres traduits dans le monde entier, il compte au nombre des principales figures de la critique du néolibéralisme et de ses conséquences sociales dans les pays de l’hémisphère Sud. Dans cet article, il revient sur les défaillances structurelles que révèle la pandémie de coronavirus dans l’ordre mondial contemporain et ébauche des pistes pour son dépassement. 


Durant la première vague européenne de la pandémie du coronavirus (Covid 19), du 1er mars au 30 mai 2020, deux stratégies propres au capitalisme financier globalisé se sont révélées particulièrement meurtrières : celle du recours à la loi des coûts comparatifs des frais de production et celle de la maximisation des profits. Jusqu’au début du déconfinement en Europe, l’épidémie a fait dans le monde plus de 375 000 morts, dont près de 100 000 aux États-Unis, de 36 000 au Royaume-Uni, plus de 32 000 en Italie, de 28 000 en France, de 26 000 en Espagne et de 23 000 au Brésil. En Europe, les victimes meurent principalement dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD en France) et dans les hôpitaux.

Le 29 mai 2020 à 14 h, la situation en France était la suivante : 28 714 décès depuis le 1er mars 2020, dont 18 387 à l’hôpital et 10 327 dans les EHPAD. Il n’existe pas de chiffres fiables pour les morts du virus survenus à domicile1. En EHPAD, l’agonie des victimes est souvent cruelle.

La totale dépendance des États européens à l’égard de la Chine et de l’Inde (…) est responsable de dizaines de milliers de morts par suffocation.

Voici le témoignage de Maya (prénom d’emprunt), aide-soignante dans un EHPAD de Montreuil, dans la banlieue parisienne :

« J’ai vu des collègues, faute de masques et de surblouses, refuser d’entrer dans les chambres de malades du Covid. Les résidents sont alors restés sans médicaments et sans manger. Les infirmières n’ont pas non plus voulu aller à leur chevet pour leur prodiguer leur traitement »2.

Nombre de patients de cet EHPAD ont eu de la peine à se nourrir seuls, sans les aides habituelles. Du moment que la pénurie de masques, de surblouses et de charlottes empêchait les soignants d’approcher les résidents, aux douleurs provoquées par le manque de traitements sont venues s’ajouter les affres de la faim.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Jean Ziegler, réalisé en mai 2018 : « Nous assistons à une régression des normes internationales vers la sauvagerie »]

En Europe, la plupart des hôpitaux ont, avec une rapidité impressionnante, réorganisé leur fonctionnement. Les médecins urgentistes, les infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes, personnes chargées du nettoyage, ambulanciers hommes et femmes, responsables de la pharmacie, de la logistique ont accompli – et continuent d’accomplir – un travail absolument admirable, risquant à chaque instant leur santé, se dévouant sans limite aux soins des personnes infectées. Mais dans nombre de centres de réanimation, à partir de la mi-avril, l’angoisse rodait : les médecins urgentistes étaient confrontés à une diminution rapide des stocks de médicaments indispensables à la réanimation cardiopulmonaire, notamment des malades intubés et mis en coma artificiel.

Dans nombre de centres, à chaque moment, des médicaments essentiels risquaient de manquer. Ce fut notamment le cas des anesthésiants Propofol et Isofluran utilisés pour les narcoses, de l’opioïde anti-douleur Sufentail et du curare et du Midazolam, utilisés pour la sédation des patients.

Comme beaucoup d’autres pays, l’Allemagne a vécu l’angoisse des médicaments manquants. Début avril, la société multinationale de production pharmaceutique Baxter avertissait le Bundesinstitut für Arzneimittel und Medizinprodukte3 qu’elle était temporairement dans l’incapacité de livrer l’Isofluran et le Propofol. À ses clients, la société écrivait qu’elle leur demandait « poliment de ne plus effectuer de commandes durant le mois d’avril »4.

Les principaux médicaments indispensables au traitement par respiration artificielle, notamment par appareil respiratoire et par coma artificiel et intubation, sont fabriqués en Asie. Exemple : le curare synthétique est principalement fabriqué en Inde, les médicaments utilisés par les anesthésistes le sont en Chine et également en Inde.

Afin d’obtenir un profit maximum pour leurs actionnaires, les sociétés multinationales dominant le secteur pharmaceutique ont depuis longtemps délocalisé en Asie une grande partie de leur production.

En Chine, la grève est assimilée à un délit criminel, les syndicats indépendants y sont inconnus, les ouvriers et ouvrières corvéables à merci. Même chose en Inde qui pourtant, sur le papier, est une démocratie. Les salaires y sont, selon les secteurs, de 3 à 5 fois inférieurs à ceux des travailleurs et travailleuses des mêmes secteurs d’Europe occidentale.

Dans l’EHPAD de Montreuil, des hommes et des femmes âgés, infectés du coronavirus, sont morts de faim et faute de médicaments. Dans des hôpitaux et des cliniques, en Allemagne, Italie, Espagne et Russie, aux États-Unis, au Brésil, combien de malades ont souffert l’enfer, mourant par suffocation dans d’atroces souffrances, à défaut des médicaments nécessaires aux anesthésies et aux réanimations prolongées ? Le public ne le saura pas.

La loi du capitalisme des coûts comparés des frais de production les a tués.

Pour lutter contre la première vague de la pandémie du Covid 19, les États industriels d’Europe, mais aussi les États-Unis, les pays d’Amérique du Sud, la Russie, etc., se sont trouvés totalement dépendants des industries délocalisées en Asie.

Venons-en aux masques. Pour lutter contre la pandémie, le port du masque est exigé. Or, l’accès aux masques pour le personnel soignant et, plus généralement, pour les populations européennes, relève de la farce.

Prenons l’exemple de la France.

Le 16 février 2020, Olivier Véran prend ses fonctions de ministre des Solidarités et de la Santé. Quelques jours plus tard, il déclare devant le Sénat : « En 2020, il y avait un stock d’État de masques de 1 milliard. Quand je suis arrivé au ministère, il n’y en avait plus que 150 millions. […] Du point de vue des masques, nous n’étions pas un pays préparé à une crise sanitaire en raison d’une décision prise il y a neuf ans »5.

Que s’est-il passé ? La République française, quel que soit le parti au pouvoir, est ravagée par l’idéologie néolibérale.

Il y a dix ans, la réserve stratégique détenue par l’État comptait plus de 1 milliard de masques chirurgicaux et de masques de type FFP-2 (plus filtrants et réservés au personnel soignant). Mais ce stock coûtait cher. De plus, il fallait le renouveler tous les cinq ans. La logique capitaliste imposait aux dirigeants un changement de stratégie. Les dirigeants ont alors introduit la notion de « flux ». Ils se sont mis à commander des masques à des entreprises chinoises, moyennant des « contrats dormants », activés uniquement en cas de besoin. Résultat : au début de la pandémie et durant toute sa première vague, la France a presque entièrement dépendu pour ses masques des fabricants chinois… et ceux-ci se sont fréquemment trouvés dans l’incapacité de livrer.

D’où les directives grotesques du Premier ministre Édouard Philippe : jusqu’à mi-mars, il assurait que le port du masque ne jouait aucun rôle dans le combat contre le coronavirus. Deux mois plus tard, changement du tout au tout du langage gouvernemental : le port du masque est obligatoire dans les transports publics et les magasins et fortement conseillé dans l’espace public.

Se procurer des masques en Chine constitue pour les acheteurs privés et publics un parcours du combattant. Le marché est chaotique. Il est peuplé de maîtres-chanteurs et d’escrocs. Les États les plus puissants, notamment les États-Unis, recourent aux menaces, au chantage, pour se procurer les précieuses protections jetables : masques, surblouses, charlottes, couvre-chaussures, lunettes de protection, etc.

Début 2020, le président Trump a déterré une loi datant de la Deuxième Guerre mondiale, appelée Defense Protection Act, permettant au gouvernement de Washington de saisir toute cargaison de biens importants pour la sécurité nationale. Trump en fait un usage intense. Exemple : des acheteurs brésiliens, mandatés par le gouverneur de l’Etat fédéral de Bahia, achètent début mars auprès d’une entreprise chinoise 600 appareils de respiration artificielle de type New Port HT 7-Plus. L’avion cargo transportant les appareils effectue un arrêt technique à Miami. Le gouvernement américain fait saisir la cargaison.

L’Organisation mondiale du commerce (OMC) émet un avertissement mi-mars : elle demande à ses États membres de veiller au respect des règles de transparence et de non-discrimination du commerce international. En vain !

Le détournement de cargaison, la rupture de contrats, les escroqueries, les menaces et les chantages continuent de plus belle. Le Brésil est, après les États-Unis, le pays le plus cruellement frappé par la pandémie. Son ministre de la Santé, Luis Henrique Mandetta, commande en Chine et paie d’avance 200 millions de masques. Mi-mars, les masques sont stockés sur l’aéroport chinois dans l’attente de leur livraison via l’Argentine. C’est alors qu’apparaissent dans le ciel 23 avions cargos américains. Les agents qu’ils transportent négocient sur place le détournement de la cargaison pour un prix largement supérieur. L’entrepreneur chinois, y trouvant son compte, rompt aussitôt le contrat passé avec les Brésiliens… et les 200 millions de masques sont embarqués pour les États-Unis.

Le Canada, la France, d’autres États encore dénoncent régulièrement les ruptures de contrats et les détournements de cargaisons de masques et d’autres protections jetables, d’instruments médicaux, d’appareils respiratoires, etc.

Israël a chargé les agents du MOSSAD, son agence de renseignements dédiée aux opérations spéciales, de l’acquisition des masques et autres produits médicaux.

Dans cette guerre commerciale impitoyable, certains Etats jouissent d’une position avantageuse.

Prenons l’exemple de l’Allemagne. Après une discussion téléphonique avec le président chinois XI Jinping, la chancelière Angela Merkel a obtenu l’installation par la Lufthansa d’un pont aérien entre Shanghai et Francfort. L’Allemagne évite ainsi les risques de rupture de contrats en faveur d’acheteurs plus généreux et de détournement de cargaisons commandées et payées d’avance.

Pour des pays plus pauvres, mais également dépendants de la Chine (ou de l’Inde), la montée constante des prix des médicaments, des appareils respiratoires et des masques constitue une autre catastrophe.

[Pour une analyse de l’impact économique et social de la pandémie dans l’hémisphère Sud, lire sur LVSL cet article de Nicolas Jacquet : « Le dilemme de l’Afrique sub-saharienne face au Covid-19 »]

Le type d’appareil de respiration artificielle commandé en Chine par le gouvernement de Bahia coûtait avant la pandémie 700 dollars US. Une cargaison de ces appareils commandée en Chine par le gouvernement italien en avril 2020 était facturée à 25 000 dollars la pièce.

La multiplication exponentielle des commandes, notamment européennes, provoque des impasses de livraison en Chine même. Les matières premières commencent à manquer. De plus, faute d’espace dans les avions cargos, la marchandise reste parfois bloquée durant des semaines sur les aéroports chinois.

La totale dépendance des États européens, américains, africains, à l’égard de la Chine et de l’Inde pour la livraison des moyens de lutte élémentaires et indispensables contre la pandémie est responsable de dizaines de milliers de morts par suffocation.

Selon les chiffres de l’ONU, plus de 35% de la population d’Afrique subsaharienne vit dans des habitats dits « inofficiels », où un seul robinet d’eau sert jusqu’à 1000 ou parfois 2000 personnes, où se protéger du virus (…) tient donc du projet utopique.

À l’heure où j’écris ces lignes, personne ne sait encore si une deuxième vague épidémique menace les continents. Personne ne connaît réellement le Covid-19, ni ses origines, ni son mode de diffusion à moyen et long terme. C’est un tueur masqué. Un assassin inconnu. L’humanité, jusqu’à présent, lui est livrée sans défense. Il n’existe pour s’en prémunir ni vaccin ni traitement.

Mais une chose est certaine. Dans la guerre contre le virus, la stratégie capitaliste est un échec.

Au cours des dernières générations, les oligarchies du capital financier globalisé ont réussi à démanteler, désarmer l’État et à instaurer l’aliénation dans la conscience collective. Face à la pandémie, leur stratégie s’avère meurtrière.

Que faut-il faire ? De toute urgence et avant que le tueur masqué ne revienne en force ? Le rétablissement des droits et devoirs régaliens de l’État dans les secteurs de la santé (et de l’alimentation) est urgent. Le secteur de la santé publique doit être déclaré secteur stratégique au même titre que la défense nationale et la sécurité publique.

Les investissements publics dans ce secteur – recherche, équipements hospitaliers, salaires des personnels soignants, équipements médicaux dans les EHPAD aussi – doivent être augmentés massivement.

Fin de la fermeture d’hôpitaux et fin de la surexploitation des soignants et des soignantes. Fin immédiate de la politique d’austérité, quand elle touche au plus près de la vie humaine. Abolition de la directive de l’Union européenne interdisant un déficit du budget des États membres supérieur à 3%.

Pour mettre un terme à la multi-dépendance du secteur public de la santé et augmenter rapidement les budgets de la recherche médicale et des salaires des soignants, pour financer les équipements hospitaliers, les stocks de masques et de médicaments destinés à sauver des vies, l’État doit accepter de s’endetter.

Je le répète : il faut accepter la montée de la dette souveraine si les investissements dans le secteur sanitaire l’exigent. Il faut « déglobaliser » radicalement ce secteur. Ayant récupéré leur capacité normative, les États doivent forcer les sociétés multinationales de la pharmacie à rapatrier leurs établissements de recherche et de production.

Quelle que soit la protestation inévitable des actionnaires, les États doivent prendre des parts du capital de ces entreprises ou, si nécessaire, procéder à leur nationalisation.

Le Covid-19 pénètre dans les palais comme dans les masures. Il tue les miséreux comme les oligarques. Il ne connaît pas de frontières sûres. Il a obligé 3 milliards d’êtres humains à travers le monde à se confiner chez eux. Il crée l’angoisse, ruine l’économie et sème la mort. Ce qui se passe au-delà des mers concerne directement les Européens. L’Organisation mondiale de la santé exige qu’on mette à disposition au minimum 5000 lits d’hôpitaux publics pour 100 000 habitants. Or, les 52 États africains n’en possèdent en moyenne que 1800 pour 100 000 habitants. En Afrique, 32,2% des habitants sont gravement et en permanence sous-alimentés. Autrement dit, les forces immunitaires d’un tiers de la population sont fortement affaiblies.

Dans les slums de Dacca, au Bangladesh, dans les bidonvilles surpeuplés de Nairobi, dans les favelas de São Paulo, aucune « distanciation sociale » n’est possible. Selon les chiffres de l’ONU, plus de 35% de la population d’Afrique subsaharienne vit dans des habitats dits « inofficiels », où un seul robinet d’eau sert jusqu’à 1000 ou parfois 2000 personnes, où se protéger du virus en se lavant fréquemment les mains tient donc du projet utopique. La dette extérieure des États imposée de longue date par l’oligarchie du capital financier globalisé est écrasante. Elle empêche tout investissement significatif dans le secteur de la santé publique. Au 31 décembre 2019, la dette des 123 pays dits du Tiers monde6 s’élevait à 2100 milliards de dollars. Aucune lutte victorieuse contre le Covid-19 n’est possible sans la suppression radicale et immédiate de la dette extérieure des pays les plus pauvres de la planète.

[Lire sur LVSL cet article de Milan Rivié : « En plaine pandémie, l’Afrique se prépare-t-elle à une nouvelle cure d’austérité ? »]

Warren Buffet est classé par le magazine américain Forbes au septième rang des hommes les plus riches du monde. S’exprimant sur la chaîne de télévision CNN, il déclarait au journaliste qui l’interviewait : « Yes, there is class warfare, all right, but it is my class, the rich class, that’s making all war and we are winning » (« Oui, la guerre des classes, ça existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et nous sommes en train de la gagner »)7.

Il nous faut de toute urgence renverser le rapport de forces. Le capitalisme tue. Avant de pouvoir gagner notre lutte contre la pandémie, il nous faut abattre le règne planétaire des oligarchies du capital financier globalisé.

Jean Ziegler

Auteur du livre Lesbos, la honte de l’Europe (Editions du Seuil, 2020).

1 Le Monde, 1-2 juin 2020.
2 « EHPAD, autopsie d’une catastrophe annoncée », in Le Monde, 7 mai 2020.
3 Institut fédéral des médicaments et des dispositifs médicaux de la division du ministère fédéral de la Santé
4 Der Spiegel, 11 avril 2020.
5 Cité par Le Monde, 8-9 mai 2020.
6 Tous les pays de l’hémisphère sud, sauf les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).
7 Interview sur CNN, 25 mai 2005, cité par le New York Times, 26 novembre 2006.