Turquie : le coût de l’oignon et de la souveraineté

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes du pays. © Lavignon Blandine, juillet 2018

La Turquie traverse actuellement une “crise de l’oignon”. Si le mot prête à rire, il illustre la situation économique catastrophique de la Turquie actuellement. Le prix des aliments de base a flambé depuis un an, faisant de l’oignon un légume qui se vend à prix d’or. En août 2018, la livre turque a plongé à son plus bas niveau historique. Cet effondrement spectaculaire interroge sur la structuration de l’économie turque qui semble souffrir d’une crise depuis plusieurs années et ce malgré un taux de croissance relativement élevé. Au-delà de ces considérations, la situation turque questionne la souveraineté économique des pays face aux marchés.

Le 9 juillet 2018, le régime parlementaire turc est devenu présidentiel suite à la réforme constitutionnelle engagée par le président Recep Tayyip Erdogan. Ce dernier avait été réélu en juin sous les couleurs de l’AKP avec plus de 52% des voix. Le parti de la Justice et du développement (AKP), fondé en 2001, était à l’origine porteur d’un projet qui prétendait moderniser et démocratiser la Turquie. Néanmoins, le régime n’a fait que se durcir depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Si la situation turque est ordinairement analysée au prisme de son autoritarisme, il est pertinent d’analyser ses enjeux économiques sous-jacents. Pour moderniser la Turquie, l’AKP accélère l’entrée de la Turquie dans la mondialisation dès 2002. L’arrivée de capitaux étrangers permet dès lors une forte croissance économique (environ 8% par an entre 2002 et 2007) mais génère un déficit commercial récurrent, notamment du fait de sa dépendance énergétique. Ce choix économique implique un endettement extérieur de plus en plus important, ce qui rend le pays dépendant des entrées de devises étrangères. Une situation qui nécessite d’être attrayant pour les investisseurs avec des taux d’intérêts élevés. La hausse de taux d’intérêts entre en contradiction avec les ambitions souverainistes d’Erdogan, qui a besoin d’une croissance forte pour assouvir son rêve de grandeur.

La préoccupation de cette problématique est au centre de la réforme constitutionnelle, qui marque un changement important dans la structuration de l’administration économique. Le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, s’est vu nommer ministre des Finances et du Trésor. Le 10 juillet 2018, il a introduit des modifications dans le cadre législatif de la Banque Centrale, cherchant à limiter son indépendance. Désormais, le gouverneur et ses adjoints seront directement nommés par le chef de l’Etat. Ceci est interprété comme une remise en cause de l’indépendance de la Banque centrale par les investisseurs. La réaction des marchés ne s’est pas fait attendre et la livre turque a perdu 3,5% par rapport au dollar dans la journée. Alors que le résultat de l’élection était tristement considéré comme gage de stabilité économique, la restructuration du cabinet a semblé inquiéter les investisseurs puisque la chute de la livre turque s’est accélérée. L’agence de notation financière internationale Fitch Ratings a abaissé en juillet la note de la dette turque à BB. Cet abaissement de la note souveraine est symptomatique de l’inquiétude des marchés financiers concernant l’orientation des futures réformes.

Erdogan s’est en effet fait le chantre des taux d’intérêts bas, arguant du fait que les investisseurs ne devaient pas avoir la mainmise sur les orientations économiques turques. Le bras de fer avec les marchés financiers, et la chute de la lire, imputables à la crise diplomatique avec Washington cet été, ont modifié les visées présidentielles. Le président turc s’est vu finalement contraint par les marchés d’accepter une augmentation par la Banque centrale des taux directeurs afin de stabiliser provisoirement la livre turque sur les marchés des changes. Les investisseurs ont intérêt à ce que la Banque centrale ait des taux d’intérêts hauts puisque cela signifie une meilleure rémunération de leur capital. De l’autre côté, le gouvernement a besoin de la situation inverse pour encourager l’investissement turc et la consommation, et maintenir un haut niveau de croissance.

Les intérêts des investisseurs sont donc gagnants dans cette confrontation, notamment du fait de la dépendance turque aux entrées de devises en dollars, nécessaires pour financer la dette extérieure (cette dernière est passé de 118 milliards de dollars en 2002 à 430 milliards en 2018). La Turquie a pu néanmoins compter dans sa tourmente économique sur l’investissement de 15 milliards de liquidités d’aide à la stabilisation financière de la part du Qatar, son allié de longue date. La situation économique turque demeure cependant critique, et amène à s’interroger sur l’orientation de la politique macroéconomique turque. Le taux de croissance prévisionnel est de -0,7% pour le quatrième trimestre 2018. 

Aux origines de la dépendance aux marchés

À la fin des années 1970, la Turquie est influencée par le FMI et s’engage dans une libéralisation accélérée. Avant cela, les sources de financement extérieures étaient exclusivement publiques. La globalisation financière les rend alors privées. Cette orientation économique est poursuivie au gré des régimes, malgré une instabilité politique chronique. Le pays n’a jamais connu d’alternance politique sans coup d’État.

La volonté d’être une économie attractive est renforcée dès 2002 par la figure du conseiller diplomatique Ahmet Davutoglu, qui marque un tournant dans la place de la Turquie sur la scène internationale. Le pays entend alors s’imposer comme un acteur phare de son aire régionale, afin de devenir par la suite l’interlocuteur privilégié des grandes puissances. Si cette stratégie passe par une reconnexion diplomatique au Moyen-Orient et dans les Balkans, elle passe aussi par l’anticipation des attentes du FMI. Dès lors, l’orientation économique libérale turque doit lui permettre de devenir une puissance commerciale et diplomatique. Souvent citée parmi les économies émergentes, elle devient un pôle d’attractivité au Moyen-Orient où les investisseurs affluent.

Justifié par la nécessité d’intégration dans la mondialisation, la stratégie de faire reposer une part importante de son économie sur les débouchés extérieurs et sur l’apport de capitaux étrangers a conduit la Turquie à s’embourber dans une dépendance vis-à-vis des marchés extérieurs. En effet, les réformes économiques adoptées après 2001, ainsi que les réformes politiques liées au projet d’adhésion à l’Union européenne ont d’abord généré un afflux de capitaux étrangers, impactant de ce fait positivement la croissance turque, mais générant par là même une forte dépendance à leur égard. A contrario d’une adhésion classique à l’Union européenne, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel envisageaient un « partenariat privilégié » avec la Turquie, qui aurait été profitable économiquement à l’Union européenne sans permettre à la Turquie de s’exprimer dans les instances européennes. Le commerce avec l’Union européenne est en expansion depuis 2001, et ce malgré les dérives autoritaires du régime. L’accord de libre-échange entre la Turquie et l’Union Européenne (AELE) s’est vu ainsi renforcé le 25 juin dernier avec de nouvelles dispositions qui visent à assouplir les obstacles tarifaires.  

Affiche post-électorale d’Erdogan “Merci Istanbul”. Ces grandes affiches étaient présentes dans toutes les grandes villes cet été.
© Lavignon Blandine// LVSL, juillet 2018

Les aspirations hégémoniques de la Turquie

Le tournant économique libéral de la Turquie s’est aussi vu structurer par la reconfiguration de l’espace patronal. Dès les années 80, l’action publique en Turquie a été menée en lien avec le milieu des affaires, particulièrement avec l’organisation patronale Tusiad. Cette dernière s’est imposée comme partenaire privilégié de la nouvelle logique exportatrice des réformes économiques. Le Tusiad représentait environ 50% des exportations turques. À ce titre, les entreprises du Tusiad ont bénéficiés de privatisations juteuses, par exemple dans le domaine de l’énergie pour l’entreprise Koç.

La stratégie hégémonique de l’AKP a conduit le parti à s’éloigner du Tusiad, progressivement mis au ban de la maîtrise du pouvoir économique. Le pouvoir a alors resserré ses liens avec le Mussiad, une organisation patronale islamique principalement composée de PME. Cette organisation est très présente à l’internationale. Contrairement au Tusiad qui s’était imposé comme interlocuteur au niveau européen, le Musiad tisse des liens dès ses débuts avec les pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne. Le Musiad est aligné sur les valeurs gouvernementales et les promeut, en contrepartie de quoi l’organisation se voit octroyer un accès privilégié aux contrats publics. En témoigne la nomination de Bulent Aksu, directeur financier de Turkcell, dans le nouveau cabinet économique. L’attribution de marchés publics selon la préférence gouvernementale permet au pouvoir de s’assurer une mainmise sur des secteurs clefs, comme la presse. Ainsi, en 2017, 90% des tirages de journaux sont pro-gouvernementaux.

Le gouvernement d’Erdogan cherche aussi à moderniser la Turquie en développant une politique de grands travaux pour améliorer les infrastructures. En réalité, celle-ci consiste à multiplier les projets d’urbanisation pharaoniques. Ces projets ont pour but d’attester de la puissance de la Turquie en battant des records d’urbanisme. Le scénario est bien huilé : le gouvernement injecte des sommes impressionnantes dans le financement de vastes projets, vantés comme étant sans équivalents dans le monde. Les projets sont articulés autour de partenariats public-privé. Les groupes de BTP proches du régime sont avantagés lors des appels d’offres publics. Le Bosphore illustre cette stratégie, avec la construction de son troisième pont et d’un tunnel routier, projets respectivement d’environ 900 million et 1 milliards de dollars, et inaugurés en grande pompe en 2016.

Justifiés comme nécessaire à la croissance turque, certains projets ont des conséquences écologiques désastreuses qui suscitent des réactions d’une frange de la population. Ainsi, en mai 2013, le mouvement de Gezi naît de la lutte contre l’aménagement urbain du parc de Gezi d’Istanbul. La contestation se transforme par la suite en un vaste mouvement d’opposition au régime en place, et se voit réprimer violemment par celui-ci. La réaction répressive face à l’expression citoyenne souligne que cette politique urbaine n’est pas vouée à améliorer la vie de la population, mais bien à promouvoir la puissance du régime.

Par ailleurs, cette politique d’urbanisation à grande vitesse se fait parfois au détriment des conditions de travail des ouvriers qui paient le prix de cette course à la grandeur. Ainsi le 29 octobre, Erdogan inaugure le nouvel aéroport d’Istanbul, le plus grand du monde. Le régime vante l’impressionnant édifice construit pour 10,5 milliards d’euros, alors même que la Turquie traverse une crise du BTP. L’apparente réussite du projet masque une réalité plus sordide : au moins 30 ouvriers, selon les syndicats, sont morts du fait de l’enfer des conditions de travail sur le chantier. Ceux-ci furent contraints de travailler jusqu’à 90 heures par semaine pour respecter le rythme de construction imposé. L’agenda des grands chantiers du régime turc est ambitieux, et le respect de la cadence apparaît nécessaire à Erdogan quant à sa crédibilité à l’international.

L’ambition néo-ottomane freinée

La structure de l’économie turque explique son incapacité à équilibrer ses comptes extérieurs, ce qui rend son rythme de croissance tributaire des apports de capitaux étrangers, comme le souligne le dernier rapport de l’OCDE. Or, l’Union européenne n’apparaît plus comme le partenaire privilégié par excellence, du fait du tournant quasi anti-européen du régime. Souhaitant accomplir ses visées néo-ottomane, la Turquie développe donc ses échanges économiques avec les pays voisins. Cependant, cette volonté peut se retrouver facilement entravée, comme par exemple avec les sanctions étasuniennes envers l’Iran. L’Iran est un partenaire essentiel de la Turquie en ce qui concerne l’approvisionnement en énergie. La Turquie contourne régulièrement les sanctions internationales grâce notamment à des accords de Swap, mais le pays s’est déjà vu condamner par Washington.

La dimension idéologique des aspirations de la Turquie impacte ses orientations économiques. Autrefois puissance médiatrice au Moyen-Orient, la Turquie se mue en puissance interventionniste. Outre la catastrophe militaire et humanitaire qu’elle a généré, l’ingérence de la Turquie dans le conflit syrien, et les attentats subis en représailles ont eu d’importants coûts économiques pour le pays ; entre 2014 et 2016, les recettes touristiques sont passées de 29,5 milliards à 18,7 milliards de dollars. La Turquie, en voulant jouer sur tous les fronts, se retrouve confrontée aux limites de son interventionnisme et n’apparaît aujourd’hui plus comme un modèle pour le Moyen Orient.

L’écart entre le discours du régime sur la puissance turque et la situation économique du pays est de plus en plus flagrant. Le récit national se recompose depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, qui promeut un modèle turc tout puissant, à même d’imposer ses intérêts économiques sur la scène internationale. La Turquie se voit cependant prise en étau entre les préoccupations des acteurs financiers et des grandes puissances, et sa volonté d’affirmer sa souveraineté dans un tournant qui peut être qualifié d’illibéral. L’analyse de la situation turque amène plus largement à s’interroger sur le conditionnement des économies nationales par le pouvoir des marchés. L’impossibilité actuelle de contrebalancer ce pouvoir par un substitut national semble isoler la Turquie dans un durcissement autoritaire du pouvoir de plus en plus inquiétant.

Rencontre avec Mona Chollet : le retour des sorcières

Mardi 30 octobre, à Montreuil, la librairie Folies d’encre faisait salle comble. Mona Chollet, essayiste et journaliste au Monde diplomatique venait présenter son dernier essai, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, paru aux éditions Zones en septembre dernier. Classé depuis sa parution dans les meilleures ventes d’essais et documents[1], l’ouvrage provoque un véritable engouement médiatique, et pour cause. Il fait événement pour plusieurs raisons. Cet essai s’inscrit dans un moment de retour de la misogynie la plus décomplexée dans de nombreux Etats, aux Etats-Unis et au Brésil notamment, mais aussi dans un contexte de crise écologique sans précédent, où l’homme n’a jamais été si proche de détruire de manière irréversible son milieu vital. En réponse, la figure de la sorcière, comme incarnation d’une résistance contre le patriarcat et une certaine rationalité qui justifie l’exploitation de la nature, fait son grand retour. Mona Chollet s’appuie sur cette figure et sur ses avatars modernes pour faire entendre une parole émancipatrice.  


La sorcière, une menace pour le patriarcat

La sorcière est une figure de dissidence, dont se sont inspirés et dont s’inspirent encore les mouvements féministes. Figure d’une autonomie féminine affranchie des normes, elle a été un objet de haine pour les représentants de l’ordre patriarcal, et le terme est encore aujourd’hui une insulte misogyne. La sorcière est la mauvaise mère, celle qui dévore les enfants après les avoir passés au chaudron ; elle est la vieille femme qui se situe hors du désir masculin quand elle ne s’accouple pas avec Satan dans de folles nuits de Sabbat ; elle est enfin la femme puissante, détentrice d’un savoir obscur, qui dépasse et bouscule celui des prêtres et des savants. Elle échappe totalement à l’ordre. Pour cette raison, elle fut bouc émissaire, exclue, torturée, assassinée. Pour cette raison aussi, elle devint une figure phare de la lutte féministe.

Comme le rappelle Mona Chollet, le lien entre féminisme et sorcellerie ne date pas d’hier : les féministes italiennes des années 1970 ont eu pour slogan « Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues ! » (Tremate, tremate, le streghe son tornate !). Un journal féministe intitulé Sorcières est paru en France de 1976 à 1981. Aux Etats-Unis, le groupe WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) s’est illustré en 1968, le jour de Halloween, en défilant devant la Bourse à Wall Street pour chanter une sarabande, proclamant l’effondrement de diverses actions. WITCH s’est recréé récemment, aux Etats-Unis, où un rassemblement a eu lieu face à la Trump tower pour jeter un sort au président en février 2017, mais aussi en France, avec la création d’un Witch bloc féministe et anarchiste qui a défilé la même année à Paris et à Toulouse, contre le code du travail, portant le slogan « Macron au chaudron ».

Ce lien a également été fait par les détracteurs du féminisme. Chollet, dans l’introduction de son essai, cite le télévangéliste Pat Robertson, qui déclara avec beaucoup de nuances en 1992 : « Le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes ». La réaction, comme elle le rappelle, fut immédiate : « Où-est-ce qu’on signe ? » [3].

La sorcière, bouc émissaire de la modernité

Parce qu’elle se situe en marge du village et ne s’insère pas dans le modèle économique traditionnel de la famille, parce qu’elle possède un savoir et une expérience qui dépassent ou bousculent celle des savants et des prêtres, et surtout parce qu’elle est maîtresse de son corps et de sa sexualité, la sorcière dérange. En plus d’être une figure d’autonomie, elle devient au Moyen-Âge une figure morale extrêmement problématique, en étant associée au « mal » absolu, Satan. Outre les liens, sexuels notamment, qu’on lui prête avec ce dernier, on l’accuse de permettre aux autres femmes de maîtriser leurs corps. Les sorcières sont en effet des guérisseuses qui pratiquent le contrôle des naissances et l’avortement. La modernité a alors choisi d’exclure les sorcières, du champ social – en les privant de ce rôle de guérisseuse, en les remplaçant par des médecins ou des prêtres – , du champ intellectuel – en rejetant leurs savoirs dans la sphère de l’irrationnel – ; du champ moral enfin, en les associant au Diable et aux meurtres d’enfants. Les violentes persécutions dont elles ont été la cible pendant des siècles ont ainsi marqué de manière durable les imaginaires, montrant ce qui était autorisé à une femme, et ce qui ne l’était pas.

« Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes, ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès »

Mona Chollet revient de manière précise sur l’histoire des chasses aux sorcières dans l’introduction, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historien Guy Bechtel, qui ont selon elle contribué à façonner l’imaginaire actuel. Contrairement à l’idée généralement admise que ces persécutions sont le fruit de l’obscurantisme du Moyen-Âge, elle montre qu’elles sont au contraire le fait de la modernité : commencées aux alentours de 1400, c’est pendant la Renaissance, à partir de 1560, qu’elles ont été les plus intenses. La désignation des sorcières comme bouc émissaire a ainsi été appuyée par les érudits et les classes cultivées, grâce à la diffusion dans toute l’Europe d’un ouvrage célèbre, Le Marteau des sorcières (Malleus maleficorum), œuvre de deux inquisiteurs, Henri Institoris et Jakob Sprenger, publié en 1847. Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes[3], ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès[4].

L’exclusion de la sorcière est l’apanage de la modernité, et a été déterminante pour le capitalisme, comme Mona Chollet le montre en s’appuyant sur l’essai de Silvia Federici Caliban et la Sorcière (Entremonde, 2014) [5]  et sur les travaux de chercheuses écoféministes [6], comme Carolyn Merchant ou Émilie Hache. Outre les femmes, dont le corps en particulier est exploité (à des fins sexuelles ou reproductives), c’est la nature qui a été visée par la prédation capitaliste, notamment par la mise en place d’un système basé sur une science jugée « rationnelle », objectivante, qui a décomposé le monde en parties séparées, s’opposant par là même aux savoirs traditionnels, et notamment à ceux des sorcières. Un nouveau paradigme, moderne, a ainsi exclu la figure de la sorcière, tout en permettant l’exploitation des femmes comme de la nature.

Du bûcher à l’inhibition : stigmatisation des avatars modernes de la sorcière

Si le bûcher n’existe plus dans les sociétés occidentales, le stigmate perdure, de manière plus insidieuse, et s’attache notamment à trois figures qui peuvent être vues comme des avatars modernes de la sorcière du fait de leur prétention à exister hors du cadre patriarcal: la femme seule, la femme sans enfant, la vieille femme.

La femme seule, veuve ou célibataire, est une femme qui peut se réaliser hors du couple, hors de la reconnaissance d’un autre, en particulier d’un homme, et qui peut décider de se suffire à elle-même sans avoir besoin d’être légitimée par l’amour d’autrui. On lui fait peur en insinuant qu’elle risque de finir ses jours seule, avec son chat, et regretter amèrement sa liberté passée.

La femme qui refuse d’avoir des enfants refuse quant à elle de se soumettre aux rôles qui lui sont traditionnellement dévolus au sein de la famille, la procréation et l’éducation. Elle choisit ainsi de ne pas se réaliser à travers un destin tout tracé de mère aimante et dévouée – où l’inégale répartition des tâches et la charge mentale font souvent de l’éducation des enfants l’équivalent d’un travail, non rémunéré – mais plutôt par la mise au monde d’un autre type d’œuvre, intellectuel ou artistique par exemple. Elle se heurte généralement à l’opprobre et aux accusations d’égoïsme.

Enfin, la vieille femme, qui ne possède plus les qualités par lesquelles les femmes acquièrent encore aujourd’hui leur valeur, à savoir la jeunesse et la beauté, est considérée comme inutile – incapable de plaire ou de procréer- et même inquiétante, notamment lorsqu’on accepte la terrifiante possibilité qu’elle puisse avoir encore du désir. La vieille femme doit rester invisible.

« Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre ainsi comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie, qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine. »

Au bûcher ont succédé la stigmatisation, le rejet, et plus insidieusement, l’inhibition. Ces exemples de femmes « châtiées » sont devenus des archétypes, intériorisés jusqu’à devenir les figures d’un surmoi paralysant. Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine.

Vers l’émancipation : libération de la parole et nouveaux modèles identificatoires

Un combat est à mener, sur le plan politique et économique certes, mais aussi sur le plan des mots et des représentations. Sorcières y contribue, parce qu’il déconstruit des stéréotypes destructeurs et se réapproprie la figure de la sorcière, dans un processus de retournement du stigmate. Cette lutte pour l’appropriation des mots passe aussi par le déploiement de la parole de nombreuses femmes, rendant ainsi visibles des expériences qui restent trop souvent dans l’ombre, notamment sur les sujets particulièrement tabous que sont le non désir d’enfant et le rapport à la vieillesse.

The Love Potion, 1903; by Morgan, Evelyn De (1855-1919); oil on canvas; 104.1×52.1 cm; © The De Morgan Centre, London

Il propose par ailleurs quelque chose d’essentiel à toute émancipation : des modèles. Mona Chollet rappelle que si les garçons prennent la parole et s’affirment bien plus facilement que les filles à l’école et jusqu’à l’université, c’est parce que la culture (au sens large) leur indique qu’ils sont ou doivent être des sujets pensants, conquérants, ambitieux, et leur offre des modèles d’autonomie. Au contraire, la culture renvoie aux filles l’idée qu’elles s’épanouiront davantage dans le soin, dans l’amour, dans l’ombre. Le mythe de la femme « derrière » l’homme de pouvoir est encore vivace et destructeur. Le manque de modèles auxquels s’identifier, le manque d’encouragement de l’entourage créent des inhibitions qui entraînent de nombreuses filles à vivre leur passion par procuration, derrière un homme. Dans Sorcières, l’autrice rend alors hommage aux figures féminines qui ont été pour elle ce qu’elle nomme des « modèles identificatoires » et émancipateurs. La figure de Gloria Steinem revient ainsi régulièrement : activiste américaine engagée dans la lutte pour les droits des femmes et les droits civiques, femme célibataire, sans enfants, aux nombreux amants et aux nombreuses amitiés, elle peut apparaître comme la preuve vivante qu’un horizon est possible hors de l’ordre établi.

« Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace sur le plan idéologique qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. »

Enfin, la grande force de l’ouvrage réside sans doute dans son parti pris de la subjectivité. Comme Mona Chollet l’a reconnu à Montreuil, les choix qu’elle a opérés dans son essai sont des choix personnels, et elle ne prétend pas à l’exhaustivité ou à l’universalité. Si l’essai est extrêmement érudit et foisonne de références historiques, sociologiques, philosophiques, témoignant d’un travail de recherche extrêmement précis, Chollet part de son point de vue, un point de vue situé, se qualifiant elle-même de « bourgeoise bien élevée »[7], de son expérience et de son vécu intellectuel. Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. La parole ici, tout en étant radicale et combattive, est avant tout bienveillante et libératrice, et fait lien.

Cette expérience de lecture a été confirmée par l’atmosphère particulière qui s’est dégagée lors de la rencontre, où les langues se sont déliées très rapidement et où des conversations ont émergé spontanément, sur les livres de Chollet ou d’autres chercheuses féministes. Mais terminons sur une anecdote révélatrice, s’il en est, de la nécessité d’un ouvrage comme celui-ci et de la persistance des schémas dominants : lors de l’échange qui a suivi la présentation, quelques secondes se sont écoulées avant que la première question ne soit posée… par un homme. L’un des deux seuls hommes présents dans toute l’assemblée. Il ne s’agissait d’ailleurs pas vraiment d’une question, mais plutôt d’une remarque visant à ouvrir le débat. Si l’on ne peut pas lui en vouloir de ne pas être inhibé, on ne peut s’empêcher de penser qu’une femme, dans une situation similaire à la sienne, se serait probablement autocensurée, ou aurait attendu qu’un homme pose la première question.

À l’heure où les droites conservatrices et misogynes s’imposent un peu partout dans le monde, il semble fondamental de ne pas renoncer au « combat culturel », toujours à mener. Si la sorcière est, comme le dit Mona Chollet, celle qui « surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu », « celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au cœur du désespoir »[8], alors ses sorcières apparaissent à point nommé, pour conjurer la domination et créer d’autres possibles.


[1] Classement Datalib octobre 2018
[2] Mona Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones, p.26-27
[3] Le bilan humain est encore discuté. On évoquait un million de victimes ou plus dans les années 1970, aujourd’hui plutôt de 50 à 100 000.
[4] Le penseur politique du XVIe siècle que fut Jean Bodin par exemple, admiré par Montaigne, s’illustra aussi comme grand démonologue, et encouragea la répression violente de la sorcellerie.
[5] Mona Chollet, Ibid, p.35. Federici estime que « les chasses aux sorcières ont permis de préparer la division sexuée du travail requise par le capitalisme, en réservant le travail rémunéré aux hommes et en assignant les femmes à la mise au monde et à l’éducation de la future main-d’œuvre ».
[6] Cf. Carolyn Merchant, Émilie Hache.
[7] Ibid,p.38
[8] Ibid,p.30
[6] Ibid,p.38
[7] Ibid,p.30

 

“À nous la ville” – Entretien avec Jonathan Durand Folco

Face aux difficultés de la conquête du pouvoir au niveau national, Jonathan Durand Folco, professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa et auteur dÀ Nous la ville, encourage le peuple à se saisir du pouvoir municipal. Selon lui, l’échelle locale permet la mise en place de communs, partagés entre tous les citoyens, et d’une démocratie plus directe et plus participative. Bien qu’abstraite, son approche originale de l’échelle métropolitaine connaît un succès grandissant au Québec et influence une variété d’acteurs du renouveau politique canadien. Entretien réalisé par Jules Pector-Lallemand pour notre partenaire “L’Esprit Libre”.


Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces inquiétantes réalités. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s. Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? Dans un petit café de Villeray, je rencontre donc un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté; bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.

Revue L’Esprit libre (REL) – En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?

Jonathan Durand Folco – Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.

Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie se reflétait dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.

REL – Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?

Jonathan Durand Folco – Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.

J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit “À nous la ville!” afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.

REL – Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Lesquels?

Jonathan Durand Folco – Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde de grandes inégalités sociales, où des formes de richesse et d’opulence côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.

C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.

C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers urbains centraux. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.

Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.

Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.

REL – À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?

Jonathan Durand Folco – Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.

Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.

“L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.”

Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.

Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.

Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.

REL – Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?

Jonathan Durand Folco – Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.

“Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe.”

REL – Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?

Jonathan Durand Folco – On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en auto-gouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.

Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendications et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.

Disons que la vision, un peu plus ambitieuse, de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.

REL – Une économie post-croissance, des auto-gouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?

Jonathan Durand Folco – Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.

REL – En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?

Jonathan Durand Folco – La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste au mois de mars, qui s’appelle “À nous la ville”, comme mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebookun site web  et une plateforme libre où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des événements et se partager de l’information et des outils.

La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.

Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.

Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.

Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.

Les rappeurs, ces petits soldats du capitalisme

En France comme aux États-Unis où il est né, le rap était porteur d’un message subversif. Mais progressivement digérées par l’industrie du divertissement, la sous-culture hip-hop et ses aspirations à renverser la société se sont vidées de leur substance critique. Comment le rap est-il devenu l’appareil idéologique préféré du capitalisme pour convertir les jeunes au système de valeurs dominant ?


En 1995, Suprême NTM rappe : « la bourgeoisie peut trembler, les cailleras sont dans la ville, pas pour faire la fête, qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu? Allons à l’Elysée, brûler les vieux ». En 1997, Stomy Bugsy, Passi, Shurik’n et plusieurs ténors du rap français posent leur flow sur une compilation destinée à servir de bande originale à Ma 6T va craquer, film coup de poing sur les banlieues réalisé par Jean-François Richet. Dans le morceau La Sédition, Mystik et 2 Bal rappent ce refrain : « la sédition est la solution, révolution / multiplions les manifestations, passons à l’action ». Et ce couplet : « d’abord des gens fâchés qui n’ont pas la langue dans la poche / faisant partie d’un parti d’avant-garde / guidé par des principes visant à renverser la société ».

Inconcevables dans la bouche d’aucun des poids lourds du rap français actuel, ces paroles insurrectionnelles résonnent vingt ans plus tard comme le chant du cygne d’un rap conçu comme l’art capable d’esthétiser la colère des classes populaires. En effet, depuis la fin des années 2000, le rap mainstream est devenu une arme idéologique qui suggère aux auditeurs des comportements et des désirs qui correspondent aux exigences du capitalisme.

Au début des années 2000, le rap français vit les prémisses de son âge d’or : davantage écouté et plus médiatisé, il tend à se démocratiser(1). Son succès auprès d’un nombre croissant de jeunes fait progressivement émerger un marché très lucratif. En l’espace d’une décennie, de nombreux titres deviennent des classiques, faisant du rap l’un des genres musicaux les plus populaires. Des deux côtés de l’Atlantique, cette audience exponentielle incite les producteurs à usiner les artistes et leurs morceaux de manière standardisée. Purs produits de cette mutation, des rappeurs comme Akhenaton (IAM) ou Joey Starr (NTM) se situent à cheval sur les deux époques : celle du rap révolté, et celle du rap promoteur de la société de consommation et arbitre du jeu néolibéral.

Du capitalisme partout, tout le temps

À la fin des années 2000, le rap achève lentement sa mise en conformité : l’individualisme, la volonté de domination et la compétition interpersonnelle sont devenus les thématiques fétiches de quasiment tous les rappeurs. Et à mesure que le nombre d’artistes augmente, leurs textes s’uniformisent autour d’un dénominateur commun de plus en plus étroit : l’argent, et plus largement, la mise en scène des valeurs et des pratiques capitalistes les plus violentes.

Tandis que les artistes redoublent d’imagination pour créer de nouveaux univers visuels et mélodiques, le contenu se rétrécie, cantonnant le champ des possibles à des aspirations centrées sur l’argent, son accumulation et les consommations ostentatoires qu’il permet. Il existe des exceptions dans le rap game français. Kerry James reste par exemple le pape du « rap dissident ». Bigflo & Oli, Nekfeu, Orelsan ou certains rappeurs moins célèbres peuvent épisodiquement signer des punchlines engagées. Mais dans la grande majorité, le constat reste le même : le « rap conscient » tend à disparaître, au profit du « rap hardcore ».

À la manière du S-Crew ou de Jul, certains rappeurs font le pari de créer leur propre label et revendiquent leur indépendance à l’égard des Majors (Universal, Sony, Warner). Pourtant, le contenu de leurs morceaux se calque bien souvent sur celui des grosses maisons de disque. Car si les parts de marché ne se comptent plus exclusivement en nombre de disques vendus, les clics sur les plateformes de streaming et de téléchargement et les « vues » sur Youtube pèsent comme les nouvelles contraintes du marché.

Genius est un moteur de recherche qui recense les paroles des morceaux de rap des vingt dernières années. Si on tape le mot-clé « biff » ou ses synonymes, la base de données s’affole et affiche des centaines d’occurrences. Lomepal écrit : « je veux des millions, j’en veux 70 ». Booba chante : « j’dois faire du biff, de la mula, du caramel ». Kekra ne dit pas autre chose lorsqu’il rappe : « j’veux du cash dans mes poches, j’veux des fonds ». Damso est plus concis : « j’fais du biff ». Kaaris partage ses dilemmes : « si j’devais choisir entre tout ce biff et toutes ces bitchs / je prendrais le gros chèque parce que l’oseille est la plus bonne des schnecks ». La Fouine est dans l’injonction : « faites du biff, c’est pas compliqué ». PNL : « chaque jour c’est la même, c’est le biff qui m’fait frissonner ». Cette année, Angèle – chanteuse belge qui mélange rap et pop – signait un titre explicite : La thune. Dans ce morceau, elle exhibe une mitraillette en or et tire des rafales de billets tout en chantant : « tout le monde il veut seulement la thune, et seulement ça ça les fait bander ».

 

Hommes-sandwich 2.0

Avec l’essor d’internet puis celui des réseaux sociaux, les rappeurs vedettes sont devenus les promoteurs de la société de consommation, de ses valeurs et plus trivialement, de ses produits. Cette année, Lomepal a collaboré à deux reprises avec des grandes marques : avec Apple, pour une campagne publicitaire qui promeut l’Iphone X, puis avec la chaîne d’hôtellerie Ibis, dans un spot publicitaire destiné à la télévision et aux plateformes de vidéos sur internet.

https://www.youtube.com/watch?v=h8L04Fxti5c

Quelques mois plus tard, le rappeur marseillais SCH – dont le deuxième album s’intitule Anarchie – devenait l’égérie d’Adidas. Et après la victoire de l’équipe de France à la Coupe du monde de football en Russie, la marque américaine Nike s’est offerte la voix du rappeur Niska dans un spot publicitaire pour le nouveau maillot floqué avec deux étoiles. Jackpot pour l’équipementier des Bleus, puisqu’il commercialise le précieux sésame pour la somme rondelette de 140 euros et que la FFF (Fédération française de football) prévoit des records de ventes.

Et lorsque les rappeurs exhibent des vêtements et des accessoires griffés dans leurs clips, la publicité devient gratuite. Récemment, Jok’Air a sorti le titre Mon Survet, dans lequel lui et la trentaine de figurants sont habillés par Adidas de la tête aux pieds. Ces vitrines bénévoles sont du pain béni pour les multinationales, qui y voient des influenceurs redoutablement efficaces auprès des jeunes auditeurs.

Côté paroles, les stars enchaînent les références aux marques si bien que les seize mesures de nombreux rappeurs français ressemblent à des catalogues de produits de luxe, et leurs clips à des télé-achats. Philipp Plein, Cartier, Ruinard, Gucci, Audi, BMW, Bugatti, Ferrari, Porsche, Burberry… Quand les rappeurs ne casent pas des placements de produits, ils s’évertuent à faire rimer rap avec marques. Avec son titre Sapés comme jamais, sorti en 2015, Maître Gims assume complètement cette tendance, en cumulant dans un seul morceau des références à Louboutin, Chanel, Balmain, Vuitton, Hermès et Zanotti.

Et quand des rappeurs vont jusqu’à donner à leurs morceaux des noms de marques, les multinationales jubilent. En 2013, Kaaris faisait le buzz avec son clip 63, du nom du modèle de grande berline AMG63, commercialisé par Mercedes-Benz. En 2015, Sadek sortait un titre homonyme de la marque de haute couture Zanotti. Et cette année, Rim’k a collaboré avec Ninho pour le morceau Air Max, du même nom que la paire de chaussures Nike. En septembre, le même Ninho sortait le clip de son titre Fendi – du nom de la marque de prêt-à-porter de luxe italienne – tourné dans une villa cossue de Milan.

La parabole du pauvre devenu riche

Le capitalisme est friand de success stories : les parcours exceptionnels de self-made-men lui permettent de se légitimer, à rebours des indicateurs économiques et des démarches scientifiques. Bien racontée, l’histoire d’un Bernard Tapie ou celle d’un Silvio Berlusconi peut battre en brèche n’importe quelle enquête sociologique sur la reproduction sociale des inégalités, n’en déplaise à Pierre Bourdieu. Et si les reportages télévisés à la gloire du « fils-d’immigré-pauvre » devenu « capitaine-d’industrie-milliardaire » ne suffisent pas, le rap diffuse le même story-telling.

La majorité des textes sont ainsi construits sur le modèle du « jeune-parti-de-rien-devenu-riche-qui-profite-de-son-argent ». SCH écrit : « J’étais rien, j’avais rien, là j’ai trois putes sous mon plaid » ou encore : « j’avais pas un radis, sur un banc j’ai grandi, là j’vais rue Paradis ». Dans son dernier clip sorti en septembre, MHD pose ce couplet : « Bah ouais ma vie a changé : plus de retard de loyer, maintenant j’me fais plaisir, j’peux porter du Giuseppe (NDLR Giuseppe Zanotti). »

De nombreux rappeurs produisent un système de justification qu’on pourrait résumer par la formule suivante : « gagner beaucoup d’argent, pour pouvoir sortir ses proches de la pauvreté ». Dans un classique sorti en 2010, Booba rappe : « Chaque jour c’est pour faire du biff, mettre à l’abri la mif ». Les deux frères de PNL ont quant à eux créé un slogan pour résumer ce credo : « QLF » , qui signifie littéralement « que la famille ». Cette conception tribale de l’existence – chacun pour soi, loi du plus fort – et dans laquelle la solidarité n’existe pas, correspond parfaitement à celle que voulait imposer Margaret Thatcher au Royaume-Uni dans les années 1980. La championne du conservatisme néolibéral écrivait à l’époque : « La société n’existe pas, il n’y a que des individus. »(2)

Alors que pour un nombre croissant de jeunes, l’attractivité du mode de vie capitaliste s’effondre sous le poids de ses contradictions, le rap commercial semble agir comme une piqûre de rappel permanente. Piqûre qui immunise contre le risque de rébellion ; rappel à se recentrer sur la quête d’argent, la consommation et le divertissement.

Le péril climatique qui vient, l’explosion des inégalités ou la perte de sens poussent davantage de jeunes à remettre en question le modèle de société dominant. Ils sont de plus en plus nombreux à délaisser l’accumulation et l’individualisme, tout en cherchant leur épanouissement ailleurs (égalité, solidarité, militantisme, écologie, décroissance, lien social…). En bombardant ces futurs adultes de stimuli idéologiques dans lesquels l’argent est roi et où la violence règne, la majorité du rap agit comme un frein à la décolonisation des imaginaires : elle érode le sentiment de révolte, inhibe le désir d’utopie et fabrique la paix sociale. Là où les pionniers du rap jouaient un rôle d’objecteurs de consciences, la plupart des rappeurs actuels sont devenus des gardiens de l’ordre établi.


Notes

(1) Stéphanie Molinero, Les publics du rap. Enquête sociologique, L’Harmattan, Paris, 2019.

(2) https://www.cairn.info/les-societes-civiles-dans-le-monde-musulman–9782707164896-p-313.htm

Crédits photo

Capture d’écran Jok’Air – Mon Survet (https://www.youtube.com/watch?v=KvWmv1QcGA8)

 

« Les cadeaux faits aux premiers de cordée alimentent de nouvelles bulles spéculatives » – Entretien avec Eric Berr

Grèce, Portugal, Allemagne…France. Où en est-on presque 8 ans après le début de la crise des dettes souveraines ? L’Europe est-elle sortie d’affaire ? Eric Berr, membre du collectif des Économistes Atterrés, professeurs à l’université de Bordeaux vient de publier “L’économie Post-keynésienne” (Seuil, septembre 2018). Il est notamment l’auteur de « L’intégrisme économique » (Les Liens qui Libèrent, mars 2017) et fait avec nous un point d’étape sur l’actualité économique européenne, alors que l’on explique désormais que la Grèce est sortie de sa tutelle budgétaire et que l’économie européenne redémarre. Un entretien synthétique et pédagogique, abordant à la fois la situation économique de ces pays mais aussi le caractère dogmatique de la doctrine économique en vigueur presque partout en Europe, et en France notamment.  


 

LVSL – Le 20 août dernier Pierre Moscovici annonçait que la Grèce était sortie de la tutelle budgétaire imposée par la fameuse Troïka, qu’elle était en quelque sorte tirée d’affaire. Est-ce le cas ? Ou les grecs ont-ils encore du souci à se faire ?

Eric Berr – Si l’on se fie aux chiffres qui caractérisent l’économie grecque, elle est loin d’être tirée d’affaire. Certes, on assiste à un timide redémarrage de la croissance, et le déficit budgétaire a été résorbé. Mais l’excédent budgétaire constaté en 2017 est surtout le résultat de la grande braderie des biens publics (port du Pirée, aéroports, etc.) et de la baisse continue des dépenses publiques.

Si l’on regarde en détail ce qui s’est passé depuis 2009 et le début de la crise grecque, on voit que, si le taux de chômage baisse un peu depuis 2014, il reste toujours autour de 20%. Le PIB a quant à lui diminué de 25% tandis que les revenus, les salaires et les pensions de retraite ont baissé de 40%. On pourrait multiplier les chiffres. Preuve supplémentaire de cette situation dramatique, on assiste à un exode important des jeunes puisque 500 000 Grecs de 20 à 30 ans ont quitté le pays depuis le début de la crise, ce qui est énorme pour un pays de 10 millions d’habitants. Ce sont autant de forces vives qui vont manquer pour reconstruire ce pays. Et, cerise sur le gâteau si j’ose dire, les trois plans de sauvetage mis en œuvre à l’initiative de la célèbre troïka (regroupant la Commission Européenne, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et qui ont imposé l’austérité perpétuelle à la Grèce avaient pour objectif de réduire le rapport dette publique/PIB, qui était au début de la crise égal à 110% et qui, aujourd’hui, maintenant que « tout va bien », atteint 180%… Rien n’est donc réglé, bien au contraire.

 

LVSL – Avec ces nouvelles plutôt positives qui nous sont rapportées sur la Grèce par la presse, on pourrait être amené à croire que la situation économique en Europe va globalement mieux. Sommes-nous en passe de sortir de cette fameuse crise des dettes souveraines?

Eric Berr – Je ne vois rien de bien optimiste quant à l’avenir immédiat de l’Union Européenne en raison de la poursuite de politiques d’austérité totalement absurdes qui n’ont pas permis de réduire le niveau de la dette publique dans la grande majorité des pays de l’Union européenne. Et le fait qu’il y a de nouveau un peu de croissance économique, la France étant toutefois un peu à la traîne dans ce domaine, ne change rien à l’affaire.

 

LVSL – Les politiques de rigueur ont-elles fonctionné ? Est-ce qu’on a des éléments qui nous permettent d’en juger ?

Eric Berr – Non seulement elles n’ont pas fonctionné mais elles ont entrainé un accroissement des inégalités sans précédent, ce qui nourrit la défiance vis-à-vis de l’Union Européenne et de « l’Europe » en général. Ces inégalités génèrent toujours plus de précarité et de pauvreté pour de nombreux européens, renforcent les tensions sociales et conduisent à une remise en question du « vivre ensemble », terreau sur lequel se développent les extrémistes appelant au repli nationaliste, donc au rejet de l’« étranger », qu’il soit migrant ou réfugié, jugé responsable de ces maux.

Notons également que l’Allemagne, pays qui est supposé être le moteur de l’Union Européenne, assure sa prospérité en partie au détriment de ses partenaires grâce à ses énormes excédents commerciaux, qui représentent environ 8% de son PIB et se situent bien au-delà de ce que recommande l’Union européenne.

 

LVSL – On peut être en infraction en raison d’excédents commerciaux trop élevés ? Est-ce pénalisable ?

Eric Berr – En plus des critères de convergence inscrits dans le traité de Maastricht, Bruxelles surveille de près une série de critères macroéconomiques et fait des recommandations afin d’éviter de trop grands écarts entre les Etats membres qui pourraient menacer la stabilité économique de l’Union. Ainsi, la réforme du « Six-pack », entrée en vigueur en 2011, stipule notamment que l’excédent des transactions courantes d’un pays membre ne doit pas dépasser 6% du PIB. Sachant que les excédents des uns sont les déficits des autres, on comprend bien les risques que ces importants excédents commerciaux allemands font peser sur certains pays partenaires. Mais ces excédents et la croissance qu’ils génèrent masquent la fragilité du modèle allemand. Faute d’utiliser ces excédents pour investir et soutenir suffisamment la demande intérieure, on assiste à une forte augmentation de la pauvreté et des inégalités. Au final, ce modèle allemand apparaît beaucoup plus fragile que ce que l’on ne veut bien le dire. C’est en particulier le cas du secteur financier où les problèmes de la Deutsche Bank risquent de poser de sérieux soucis à l’Allemagne en cas de nouvelle crise de grande ampleur.

 

LVSL – On parle souvent du Portugal en ce moment comme un modèle de réussite économique. Les portugais prennent le contre-pied de la politique de rigueur traditionnelle imposée par la troïka. Est-ce vraiment le cas ? Est-ce que ça va vraiment mieux au Portugal et quelles sont les perspectives économiques ?

Eric Berr – Le Portugal, depuis bientôt 3 ans et l’arrivée de la coalition de gauche au pouvoir, a décidé de prendre le contre-pied des politiques d’austérité, vantées et promues par les instances européennes depuis de nombreuses années. Ainsi, le gouvernement portugais a augmenté le salaire minimum, les pensions de retraite et les allocations familiales. Il a arrêté les vagues de privatisation des services publics et a mis en place des mesures pour lutter contre les inégalités. Cette politique commence à porter ses fruits – le chômage recule, la croissance repart et le déficit public diminue – mais il faut aussi reconnaître que la situation économique et sociale du Portugal, qui était sous la tutelle de la troïka jusqu’en 2014, reste difficile à bien des égards, comme en témoigne l’exode des jeunes qui continue. Et si le Portugal redevient attractif en termes d’investissements – on assiste notamment à un redémarrage de l’industrie automobile – il le doit en partie à une main-d’œuvre bon marché mais plus qualifiée que celle des pays d’Europe de l’est avec qui il est en concurrence. En résumé, si le Portugal s’engage dans des politiques keynésiennes de relance par la demande, ce qui est une bonne chose, il le fait en respectant le cadre des traités européens qui ne peuvent qu’en limiter la portée.

 

LVSL – Mais ces investissements dont vous parlez sont un facteur exogène de la croissance : les industries qui reviennent parce que la main-d’œuvre est compétente, avec des salaires un peu plus haut qu’en Europe de l’Est mais plus bas que dans d’autres pays. Ce n’est pas lié aux politiques de relance ?

Eric Berr – En partie si puisque les entreprises qui reviennent se localiser au Portugal voient aussi qu’il y a une demande intérieure qui peut repartir, ce qui peut être intéressant pour elles.

 

LVSL – Dans vos derniers écrits vous parlez de la radicalisation de la pensée économique…

Eric Berr – En effet, je parle même, dans un livre que j’ai publié en 2017, d’intégrisme économique (L’intégrisme économique, 2017, éditions Les Liens qui Libèrent NDLR). La pensée économique dominante, relayée par Margaret Thatcher au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et Ronald Reagan aux Etats-Unis au début des années 1980, a conduit à la mise en œuvre de politiques néolibérales qui, depuis près de 40 ans, ont montré leur inefficacité tant dans les pays en développement hier qu’en Europe aujourd’hui. Pourtant, les intégristes économiques continuent de promouvoir ces politiques et nous proposent même, comme Emmanuel Macron, de les approfondir, révélant ainsi que le nouveau monde qu’il promeut n’a rien d’autre à proposer que de vieilles recettes inefficaces pour plus de 80% des gens.

 

LVSL – Les chiffres du dernier trimestre sont parus récemment et nous sommes sur une capitalisation qui est extrêmement concentrée, comme jamais elle ne l’a été dans son histoire récente. En quoi cette concentration empêche une reprise économique ?

Eric Berr – Cette concentration est sans précédent en France où la distribution de dividendes a atteint des niveaux record en 2017. Cette extrême concentration des richesses pose problème. Contrairement à ce que prétend la supposée « théorie du ruissellement », qui favorise les « premiers de cordée » chers à Emmanuel Macron, la richesse concentrée dans les mains des plus riches n’est pas investie dans l’économie réelle, en raison d’une demande insuffisante. Plutôt que de soutenir l’investissement et l’emploi, elle alimente alors la spéculation financière. Et comme l’Union européenne s’évertue à ne pas vouloir voir que les problèmes actuels tiennent plus à une insuffisance de la demande qu’à des problèmes d’offre, les cadeaux faits aux « premiers de cordée » alimentent de nouvelles bulles spéculatives. Cette logique est mortifère, c’est une véritable impasse, sauf si l’idée est de plus enrichir les plus riches. Mais lorsque la bulle explosera toute cette richesse fictive s’évaporera également…

 

LVSL – Comment voyez-vous l’évolution de la conjoncture économique française dans les 5 prochaines années ?

Eric Berr – Il est toujours très délicat de se prêter à ce genre d’exercice car certains événements imprévisibles peuvent remettre en cause les prévisions les mieux établies. On peut toutefois raisonnablement penser que la croissance restera peu élevée, comprise entre 1 et 2%, en particulier en raison de la poursuite de politiques néolibérales inadaptées à la période actuelle. En effet, à l’heure où le réchauffement climatique se fait de plus en plus sentir, il nous faut changer de boussole et cesser de faire de la croissance la condition nécessaire à tout progrès social et environnemental. Le problème principal n’est pas de faire grossir le gâteau des richesses, donc de produire toujours plus de biens, dont certains ont une utilité discutable, mais de mieux répartir les richesses existantes. Le problème principal c’est une très grande inégalité dans la répartition des richesses. Une meilleure répartition serait favorable à l’économie dans son ensemble, parce qu’elle pourrait recréer de la demande, demande qu’il conviendrait bien évidemment d’orienter dans le sens de la transition écologique que l’on appelle de nos vœux mais que l’on peine à mettre en pratique.

Il est donc plus qu’urgent de s’affranchir du dogme néo-libéral et de la propagande d’intégristes économiques qui ne veulent rien changer quand bien même la réalité leur montre qu’ils nous mènent droit dans le mur.

 

 

Démission de Hulot : la faillite de l’écologie néolibérale

“Sur un enjeu aussi important que l’environnement, je me surprends tous les jours à me résigner, tous les jours à m’accommoder des petits pas, alors que la situation universelle, au moment où la planète devient une étuve, mérite qu’on se retrouve et qu’on change d’échelle.” En ce matin du 28 août 2018, le ministre de la transition écologique et solidaire, Nicolas Hulot, présente sa démission en direct sur France Inter. Si l’on peut trouver cette décision courageuse, elle semble surtout cohérente avec une conclusion qui fait de moins en moins débat : il y a une incompatibilité organique entre libéralisme économique et politique environnementale ambitieuse. Les multiples échecs de M. Hulot au cours des 15 mois de son mandat retentissent comme autant de leçons dont il faut tirer le bilan une fois pour toutes.


« Est-ce que nous avons commencé à réduire l’usage des pesticides ? La réponse est non (…) Je ne veux plus me mentir. Je ne veux pas donner l’illusion que ma présence au gouvernement signifie qu’on est à la hauteur sur ces enjeux-là ».  « On s’évertue à entretenir voire réanimer un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres. »

 Ce matin sur France Inter, Hulot s’est livré à un réquisitoire contre le capitalisme, à ses yeux responsable de son incapacité à conduire les grandes réformes écologiques dont la société a besoin.

Globalement, le bilan de Nicolas Hulot est mauvais, comme l’a analysé au fur et à mesure le Hulotscope du journal écologiste Reporterre[1]. Revenons néanmoins sur les grands échecs de son mandat, et tâchons de comprendre en quoi ils sont des illustrations de chacune des limites que le capitalisme à la française impose à une transition écologique nationale.

Les volontés de Hulot ont cristallisé l’opposition des secteurs les plus influents de l’économie française.

 

Nucléaire, énergie, gaz à effet de serre… un ministre qui ne tient pas ses objectifs.

Avant d’entrer au gouvernement, Nicolas Hulot était ferme sur le sujet du nucléaire. “Il faut sortir du nucléaire. Fukushima a achevé de me convaincre”[2] affirmait-il en avril 2011. Arrivé au ministère, il était partisan de l’objectif de ramener la part du nucléaire à 50% en 2025, comme prévu dans la loi de transition énergétique.

En novembre 2017, à la sortie du Conseil des ministres, Nicolas Hulot annonce une première concession : « il sera difficile de tenir l’engagement de ramener la part du nucléaire à 50% d’ici 2025 et le gouvernement préfère tabler sur 2030, “au plus tard” 2035[3].

Il assiste ensuite impuissant au démantèlement des grands projets de développement des énergies renouvelables, comme la fermeture par l’État de l’usine d’hydrolienne de Naval Energies à Cherbourg, 45 jours après son ouverture[4]. Le lobby du nucléaire est directement mis en cause dans cette décision, alors que l’EPR de Flamanville, juste à côté, annonçait quelques jours avant un an supplémentaire de travaux et une rallonge de 400 millions d’euros.

En France, le lobby du nucléaire est non seulement extrêmement puissant, mais il empêche l’essor d’énergie renouvelable concurrente, comme le prouve le retard français en matière de solaire[5]. Il faut dès lors rappeler que l’énergie dépend du ministère de la transition écologique, tout comme le transport.

Son recul sur la part du nucléaire dans le mix énergétique ne fut pas le seul. En août, lors de la révision de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), des reculs majeurs ont été annoncés :

  • L’ objectif de la loi sur la transition énergétique d’avoir la totalité des logements très bien isolés en 2050 (niveau BBC) est abandonné, avec un rythme moyen de 500 000 rénovations performantes annuelles d’ici à 2050 au lieu des 700 000 nécessaires.
  • L’ objectif de la loi sur la transition énergétique de 32 % d’énergies renouvelables en 2030 est revu en catimini à la baisse à 31 %, alors même que la France a poussé et obtenu un objectif contraignant de 32 % au niveau européen en juin dernier.
  • L’ objectif d’avoir des véhicules neufs consommant en moyenne 3l/100km en 2030 est porté à 4l/100km.

Ces reculs amènent à un dépassement des budgets carbone prévus jusqu’à 2023 au moins, c’est-à-dire à autant de gaz à effet de serre de plus dans l’atmosphère, qui contribueront à nous éloigner des objectifs de l’accord de Paris.

Concernant le secteur de l’énergie, Nicolas Hulot peut aussi compter dans ses déboires l’affaire de la raffinerie de Total à La Mède (Bouches-du-Rhône), ayant pour fonction de transformer de l’huile de palme en biocarburant. Alors que le chantier devait être stoppé, en pleine polémique autour de l’huile de palme, la centrale va finalement ouvrir ses portes, grâce à un arrêté préfectoral (donc sur décision de l’État). Il se trouve que l’Indonésie a conditionné l’achat d’avions à Boeing et à Airbus à l’autorisation pour ses entreprises de construire des sites de fabrication de kérosène à partir d’huile de palme aux États-Unis et en France[6]. Là encore, que peut Nicolas Hulot face à tant d’intérêts économiques, conditionnant également l’emploi dans certaines localités ? Tant pis pour les forêts indonésiennes et le climat.

Glyphosate, CETA, chasse… le poids des lobbies

L’épisode du glyphosate est caricatural. Déçu au niveau européen par le renouvellement pour cinq ans de l’autorisation du glyphosate en novembre 2017, le ministre s’est donc raccroché à l’échelon national. Un amendement porté par un député LREM soutenu par Nicolas Hulot proposait son interdiction au 1er mai 2021. Il a été rejeté fin mai 2018, après un avis défavorable du gouvernement[7].

A cette occasion, l’ex-ministre déclarait dans une interview au Parisien que les lobbies de l’agroalimentaire “ont pignon sur rue” et tiennent “parfois même la plume des amendements”[8]

L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (CETA) est entré en vigueur de façon provisoire et dans sa quasi-totalité le 21 septembre 2017. Cet événement représente à merveille le clivage entre tendances de fond du capitalisme globalisant et écologie libérale.

L’accord baisse les droits de douane pour doper les échanges commerciaux, et a pour objectif d’aboutir à une convergence de certaines normes, ce qui a pour effet d’accélérer le « grand déménagement du monde » au prix d’émissions de gaz à effet de serre très importantes. Rappelons que le transport maritime achemine plus de 90% des marchandises dans le monde et transporte plusieurs millions de personnes chaque année. Ce dernier représente aujourd’hui 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et potentiellement jusqu’à 17 % en 2050[9], et chaque grand porte-conteneur génère autant de pollution aux particules fines qu’un million de voitures[10] (en plus de propager des espèces invasives dans leurs ballasts, dont le coût des dégâts est estimé à plusieurs milliards € par an en UE).

Ministre, Nicolas Hulot avait d’ailleurs déclaré : “J’étais très inquiet, et je le suis toujours, sur des traités comme le CETA. Ce sont des traités qui nous exposent au lieu de nous protéger”[11]. Mais que peut-il face au rêve libéral d’un monde régi par la concurrence libre et non faussée ?

Concernant la chasse, dont les syndicats sont traditionnellement les pires ennemis des organisations écologistes, Nicolas Hulot déclare sur France Inter le jour de sa démission :  “J’ai découvert la présence d’un lobbyiste qui n’était pas invité à cette réunion. C’est symptomatique de la présence des lobbies dans les cercles du pouvoir.”.

Ces derniers venaient en effet d’acquérir du gouvernement une division du prix du permis national de chasse par deux, ainsi que la mise en place d’une gestion adaptative des espèces et d’une police rurale. C’est d’ailleurs cette rencontre qui aurait fini de convaincre le ministre démissionnaire. La chasse est un marqueur social auquel les libéraux sont symboliquement attachés, et les représentants des chasseurs sont également des têtes de réseaux importantes pour le vote rural.

 

Le mythe libéral de l’homme providentiel se heurte à la réalité du libéralisme

 

« Quant à Macron, il n’a pas compris que c’est bien un modèle ultralibéral qui est à l’origine de la crise écologique», déclarait Hulot dans le JDD[12] lors de la campagne présidentielle.

En ce début de quinquennat, nous avons vu la mise en place d’une stratégie écologique basée sur la bonne volonté des acteurs de l’économie privée. Elle s’illustre notamment au sein du « One planète summit », pendant privé des COP onusiennes.

Emmanuel Macron se place ainsi dans  le mythe de l’homme providentiel, qui peut à lui seul influencer le cours des investissements mondiaux via des « signaux forts ». En réalité, le marché est de moins en moins influencé par les signaux et messages issus du monde politique pour des raisons structurelles. D’une part, l’autonomisation grandissante du monde des grandes entreprises par rapport aux États éloigne les marchés du politique. De l’autre, les flux financiers n’ont plus beaucoup de prise sur le réel, notamment à cause du trading haute fréquence. Ce dernier représente désormais plus de 50% des échanges de capitaux dans le monde. Or les ordinateurs n’ont pas d’oreilles et ne lisent pas les journaux, ils se basent seulement sur les derniers résultats économiques pour produire des anticipations. Il n’est donc guère étonnant que l’inertie financière empêche purement et simplement des investissements à la hauteur des nécessités environnementales dans le privé.

De leur côté, les pouvoirs publics sont également structurellement prisonniers, puisque les traités européens ont fini de cimenter les gouvernants dans des politiques de rigueur incompatibles avec une grande relance écologique.

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire (TSCG) établit que les déficits nationaux ne doivent pas dépasser 3 % du produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique nationale doit être inférieure à 60 % du PIB. Ces dispositions, bien que non appliquées de manière stricte, limitent grandement les marges de manœuvre financières des États membres et leur capacité à financer la transition écologique. Pour donner une idée de l’ampleur du financement considéré,  le coût de la transition énergétique mondiale est estimé à 44.000 milliards de dollars[13]. L’endettement est une étape initiale nécessaire, bien que le retour sur investissements soit intéressant dans le secteur des énergies renouvelables, puisque ces dernières exonèrent des importations pétrolières, stimulent l’emploi local et font baisser la facture de la sécurité sociale liée à la pollution.

Ne pas appliquer les dispositions du TSCG est donc primordial pour être en capacité de financer la transition énergétique. Il convient aussi de ne pas respecter les règles de la Commission encadrant les aides d’État. Ces règles limitent les possibilités qu’ont les États d’aider financièrement certains secteurs économiques. Dans le cas présent, elles limitent l’appui que peut apporter la puissance publique au développement des énergies renouvelables[14].

Nicolas Hulot, qui a avoué avoir voté Jean-Luc Mélenchon en 2012[15], démontre à son insu ce qu’un gouvernement libéral peut faire au maximum pour la planète. Le pouvoir politique s’est auto-marginalisé depuis la révolution néolibérale des années 1980, sabotant par là les armes qui lui auraient permis d’affronter le changement climatique.

Dès lors, l’action publique et l’action écologique ne peuvent être que marginales, même avec la meilleure volonté du monde. La naïveté politique de M. Hulot ne fut pas une perte de temps, car sa démission permet de poser la question du rôle de l’État, à un moment où le gouvernement Macron est affaibli.

 

Crédits Photo : FNH

 

[1] https://reporterre.net/Nicolas-Hulot-vu-par-le-HulotScope-un-tres-leger-mieux

[2] http://www.lepoint.fr/politique/nicolas-hulot-il-faut-sortir-du-nucleaire-fukushima-a-acheve-de-me-convaincre-25-04-2011-1323016_20.php

[3] https://www.lemonde.fr/energies/article/2017/11/07/nicolas-hulot-reporte-l-objectif-de-baisse-du-nucleaire-de-50-d-ici-a-2025_5211451_1653054.html

[4] https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/naval-energies-arrete-l-hydrolien-et-ferme-l-usine-de-cherbourg-1532631966

[5] https://www.bastamag.net/Energie-solaire-mais-pourquoi-EDF-et-l-Etat-laissent-ils-tomber-une-invention

[6] https://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKCN1L610N-OFRBS

[7] http://www.assemblee-nationale.fr/15/amendements/0902/AN/1570.asp

[8] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/nucleaire-biodiversite-alimentation-apres-le-depart-de-nicolas-hulot-les-inquietudes-d-associations-ecologistes_2914667.html

[9] http://www.imo.org/fr/MediaCentre/PressBriefings/Pages/17-GIA-GloMeep-launch.aspx

[10] https://www.fne.asso.fr/dossiers/linsoutenable-pollution-de-lair-du-transport-maritime-navire-bateaux-croisi%C3%A8res

[11] http://www.europe1.fr/politique/nicolas-hulot-je-suis-toujours-inquiet-sur-des-traites-comme-le-ceta-3442838

[12] https://www.francetvinfo.fr/politique/gouvernement-d-edouard-philippe/le-maire-darmanin-hulot-avant-d-entrer-au-gouvernement-ils-ont-dezingue-macron_2195380.html

[13] https://www.huffingtonpost.fr/2014/05/12/transition-energetique-cout-mondial-estime-44000-milliards-dollars_n_5308921.html

[14] https://lvsl.fr/lunion-europeenne-faux-semblant-climatique-permanent

[15] https://www.huffingtonpost.fr/2012/06/20/nicolas-hulot-a-vote-pour-jean-luc-melenchon_n_1611172.html

Pourquoi les capitalistes ont une “aversion” pour le plein-emploi : l’explication de Kalecki

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Michal_Kalecki.jpg
Michal Kalecki ⒸManuel Garcia Jodar

Trop méconnu, Michal Kalecki, né en Pologne en 1899 et fortement influencé par Karl Marx et Rosa Luxembourg, est un des auteurs dont les travaux, avec John Maynard Keynes, sont au fondement de la théorie post-keynésienne. Ici, nous montrons l’acuité et l’actualité de sa vision de l’économie politique.


Auteur en 1933 d’un livre remarquable intitulé Essai sur la théorie du cycle des affaires, Michal Kalecki est souvent présenté, à juste titre, comme celui qui a anticipé de nombreux développements théoriques que Keynes abordera trois ans plus tard dans la Théorie Générale, à commencer par l’importance de l’investissement et du rôle de l’Etat dans l’économie.  Mais nous allons plutôt ici nous intéresser à un autre article majeur de Michal Kalecki, publié en 1943 et intitulé « Political Aspects of Full Employment » (Political Quarterly, 4), où l’auteur développe sa vision de l’économie politique, qui est comme vous allez le voir, toujours d’actualité.

Le paradoxe du refus du plein-emploi

Le but de Kalecki est de montrer que si le plein emploi est réalisable de fait via une augmentation des dépenses gouvernementales, il n’en demeure pas moins qu’une opposition politique au plein-emploi est possible. C’est pourquoi Kalecki écrit : « Parmi les opposants à cette doctrine, il y avait (et il y a encore) d’éminents prétendus « experts économiques » étroitement liés aux banques et aux industries. Cela suggère qu’il y a un arrière-plan politique dans l’opposition à la doctrine du plein emploi, même si les arguments invoqués sont économiques ». Notons avec un certain plaisir que les “prétendus experts économiques”, que l’on trouve aujourd’hui dans de nombreux médias faisaient, semble-t-il, déjà rage en 1943.

Pour étayer son argumentation, Kalecki invoque l’opposition des grandes entreprises aux programmes d’augmentation des dépenses gouvernementales mises en œuvre lors du New Deal du président Américain Roosevelt, ou lors de l’expérience du Front Populaire en France. Il s’agit là d’un paradoxe, car une augmentation des dépenses publiques bénéficie en théorie autant aux travailleurs qu’aux entreprises, puisque la dépense gouvernementale supplémentaire conduit à une augmentation des profits. Michal Kalecki cherche donc à résoudre ce paradoxe et invoque pour cela trois raisons principales.

La Résolution du paradoxe

Tout d’abord, Michal Kalecki affirme que les capitalistes n’ont pas intérêt au plein emploi, du fait des changements politiques et sociaux qu’il induit. On retrouve là dans une certaine mesure la théorie de “l’armée de réserve” de Karl Marx. En effet, lorsque le plein emploi est atteint, la menace du licenciement n’agit plus comme contrainte disciplinaire, et produit une modification du rapport de force en faveur des salariés, qui conduira, à travers l’essor de la syndicalisation par exemple, à une hausse des salaires. Pourtant, une hausse de la part des salaires, pour Kalecki, est plus de nature à augmenter les prix et à générer de l’inflation (au détriment des rentiers) qu’à baisser les profits en tant que tels. Ainsi Kalecki conclut : « la discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain, et que le chômage fait partie intégrante d’un système capitaliste normal ».

« la discipline dans les usines et la stabilité politique sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain, et que le chômage fait partie intégrante d’un système capitaliste normal »

La seconde raison consiste en une « aversion » des capitalistes contre l’intervention de l’Etat en matière d’emploi. En effet, lorsque l’Etat n’intervient pas, l’économie est selon Kalecki tributaire du « niveau de confiance » des capitalistes, et tout ce qui pourrait l’affecter est par conséquent à bannir, puisqu’il en résulterait une chute de l’investissement et de la production. Les capitalistes ont de ce fait un « contrôle indirect » sur le gouvernement. Or, à partir du moment où l’Etat utilise la dépense publique pour redresser l’économie, les capitalistes perdent le contrôle, et l’économie n’est dès lors plus dépendante du niveau de confiance. Ainsi Kalecki écrit : « la fonction sociale de la doctrine des « finances saines » est de rendre le niveau d’emploi dépendant du niveau de confiance ». Comment ne pas faire ici le parallèle avec les mentions incessantes d’une partie de la classe politique et des milieux d’affaires à la “confiance” (“restaurer la confiance”, “climat de confiance”), qui serait dès lors l’élément clé, la condition sine qua non d’une reprise économique ? En réalité, l’explosion de la référence à la “confiance” est le pendant, la conséquence de l’affaiblissement de la maîtrise de l’économie par la puissance publique qui trouve son origine dans tournant néo-libéral à partir de la fin des années 1970.

La dernière raison consiste en une méfiance des capitalistes envers les investissements étatiques, mais aussi envers les subventions à la consommation. Dans le cas des investissements étatiques, les capitalistes craignent que l’Etat, en nationalisant un secteur donné par exemple, n’empiète sur des débouchés réservés aux « affaires privées ». Nous pouvons ici remarquer que depuis le début des années 1980, c’est par ailleurs bien une dynamique inverse de privatisation des grands groupes publics qui est à l’oeuvre dans nos économies. Concernant les crédits à la consommation, Kalecki écrit : « on pourrait s’attendre à ce que les hommes d’affaire et leurs experts soient d’autant plus favorables aux subventions à la consommation de masse qu’à l’investissement public ; puisque celle-ci ne s’engage dans aucune sorte d’entreprise ». Or, comme le remarque l’auteur, il n’en n’est rien, car on toucherait alors au plus profond de « l’éthique capitaliste », qui veut que « chacun gagne son pain à la sueur de son front ». Là encore, nous pouvons constater que le texte de Kalecki est toujours éminemment d’actualité compte tenu des références permanentes au mérite, au rejet de “l’assistanat”, ou encore à la valeur travail.

Pression à la hausse sur les salaires, discipline des salariés, volonté de rendre l’économie tributaire du “niveau de confiance”, et donc du bon vouloir des capitalistes, peur de voir des débouchés potentiels aspirés par la puissance étatique, maintien de l’éthique capitaliste du mérite, voilà autant de raisons qui expliquent la méfiance, voire l’aversion des capitalistes pour le plein-emploi. Et voici aussi pourquoi le problème du chômage de masse, qui pourrait, dans une économie mondialisée, être combattu par des actions étatiques coordonnées, n’est pas résolu.

Mai 68 : “sous les pavés, l’entreprise” ?

Le parcours de Daniel Cohn-Bendit serait-il symptomatique de l’héritage de Mai 68 ? Emmanuel Macron serait-il l’héritier direct des “événements de Mai”, ainsi qu’on a récemment pu le suggérer ? Ce mouvement contenait-il en son sein des germes de libéralisme ? C’est une interprétation courante de la contestation que Michel Albert, commissaire au Plan sous le gouvernement Raymond Barre, formulait en ces termes : sous les pavés, il y avait l’entreprise. Cette vision des événements de Mai, qui fait sourire lorsqu’elle est formulée en ces termes, n’est pas dénuée de toute pertinence. Si Mai 68 fut d’abord et avant tout une révolte sociale d’une ampleur inédite dirigée contre les inégalités sociales et les bas salaires, contre le capitalisme, le monde de l’entreprise et la société de consommation, force est de constater que “l’esprit de Mai” a été partiellement récupéré par ce qu’il était censé détruire. Ce que l’héritage de Mai 68 illustre avant tout, c’est finalement la formidable capacité du capitalisme à absorber sa contestation, à marchandiser son opposition, et en dernière instance à se nourrir des armes dirigées contre lui.


Cette interprétation des événements de Mai 68 est défendue aussi bien par des courants libéraux que par des marxistes orthodoxes. La désacralisation de l’Etat, la dévaluation symbolique des grands mythes républicains, la déconstruction des cadres sociaux existants, auraient eu pour conséquence l’extension du marché à toutes les sphères de la société. Mai 68 aurait plongé l’individu sans protection dans les eaux glacées de la consommation et la France dans la mer sans rivages de la mondialisation capitaliste. “L’esprit de Mai” aurait donc été le précurseur du nouvel esprit du capitalisme et Mai 68 n’aurait été, au fond, qu’une gigantesque fête étudiante, mobilisant les secteurs radicalisés de la bourgeoisie estudiantine en quête d’expériences novatrices, d’émancipation individuelle et de renouveau intellectuel. Une aspiration qui, une fois disparus les émois propres à la jeunesse, se serait prolongée en un irrépressible désir d’entreprendre – la consommation sans limites servant de substitut à la jouissance sans entraves.

Une grande fête étudiante ?

Reproduction d’une affiche de Mai 68.

D’aucuns, notamment parmi les analystes marxistes, distinguent un “Mai 68 ouvrier” d’un “Mai 68 étudiant”. Le premier aurait été le fruit de revendications sociales, et donné naissance à la contestation sociale la plus massive de l’histoire de France (7,5 millions de grévistes fin Mai – une dimension de l’événement systématiquement passée sous silence par l’historiographie libérale). Le second aurait été motivé par des considérations plus “bourgeoises”, hédonistes et individualistes : libération des contraintes individuelle, libéralisation de la vie sexuelle, etc… qui, en dernière instance, n’auraient pas été incompatibles avec le capitalisme sous sa forme néolibérale. Homo laborans d’un côté, homo festivus de l’autre. Quête de dignité à l’usine d’une part, course à l’adrénaline sur les barricades de l’autre. Hausse de salaires contre “jouissez sans entraves !“.

Si cette analyse n’est pas sans pertinence, il importe de la relativiser ; il faut pour cela distinguer l’événement lui-même de ses conséquences sur le long terme. En 1968, il semble en effet difficile de définir une frontière claire entre un “Mai ouvrier” et un “Mai étudiant”, tant les intrications entre les deux sont fortes.

“Ouvriers, étudiants, unis, nous vaincrons”. L’alliance de l’usine et de l’université, leitmotiv de Mai 68.

Dès les premières frondes étudiantes autour de la Sorbonne, début mai, on trouve de nombreux ouvriers arrêtés aux côtés des étudiants. L’appel à la grève générale lancé dans la foulée par les syndicats, le 13 mai, est une réplique à la répression policière du mouvement étudiant. Et dans les semaines qui suivent il est rare que les occupations d’usines effectuées tout au long des mois de mai et juin n’aient pas reçu un soutien, direct ou indirect, en provenance du mouvement étudiant. L’épisode de Boulogne-Billancourt, au cours duquel l’aide des étudiants a été repoussée par des ouvriers syndiqués, a trop souvent été monté en épingle ; dans son livre De grands soirs en petits matins, remarquable synthèse publiée en avril 2018 sur les événements de Mai 68, Ludivine Bantigny (Maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Rouen) montre de manière convaincante que si l’on considère l’ensemble des interactions entre grèves ouvrières et luttes étudiantes, il s’agit d’une exception et non de la règle. Il faut donc relativiser le gouffre que l’on dresse généralement entre le milieu étudiant et le milieu ouvrier de 1968. Il existait de nombreuses passerelles entre ces deux univers, dues à une culture marxiste commune et à un rejet commun du pouvoir gaullien.

“Sous les pavés, l’entreprise” ?

Prêter trop d’attention aux “anciens de 68” reconvertis en traders, néoconservateurs ou promoteurs du capitalisme branché est donc un obstacle à la compréhension de la matrice du mouvement étudiant de Mai 68. De même, se focaliser sur la naïveté de ces soixante-huitards qui pensaient prendre le Palais d’Hiver en occupant la Sorbonne et mettre fin au capitalisme dans le Quartier Latin, le Petit livre rouge en main, ne permet pas de comprendre les causes profondes qui ont poussé des dizaines de milliers d’étudiants à se mobiliser avec autant de virulence en 1968 – souvent jusqu’à mettre en jeu leur avenir universitaire et professionnel.

Guy Debord

À la racine du mouvement étudiant, très fortement influencé par le marxisme sous toutes ses déclinaisons (léniniste, maoïste, pro-soviétique, anti-soviétique, libertaire, situationniste…), on trouve la contestation du capitalisme de l’ère gaullienne, mais aussi le questionnement radical d’une société de consommation et de production en perte de sens. Cette dernière est le leitmotiv des “situationnistes”, dont l’influence dépasse très largement les mouvements qui s’en sont réclamés. La Société du spectacle de Guy Debord, ainsi que certains pamphlets (De la misère en milieu étudiant) ont connu une large diffusion au sein du mouvement étudiant bien avant le mois de mai 1968 ; ils sont l’expression d’un malaise croissant au sein de la société française. Ces textes dénoncent la métamorphose des individus en “consommateurs malléables”, rouages de la machine capitaliste, réduits au rang de simples intermédiaires entre production et consommation de marchandises. “La misère réelle de la vie quotidienne étudiante trouve sa compensation immédiate, fantastique, dans son principal opium: la marchandise culturelle”, peut-on lire dans De la misère et milieu étudiant. Ce pamphlet pointe du doigt l’empire croissant de la publicité, accusée de créer des “pseudo-besoins et désirs” qui condamnent les individus à ne jouir que d’un bonheur factice et perpétuellement frustré. Loin de libérer l’homme du besoin, la consommation ne fait que le rendre encore plus dépendant du système économique dominant ; elle produit une nouvelle classe d’esclaves de la marchandise, dont les chaînes se renforcent et se parent de dorures au fur et à mesure que leur capacité à consommer s’accroît. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le mot d’ordre célèbre qui clôture De la misère en milieu étudiant : “vivre sans temps morts et jouir sans entraves” ; la libération du désir individuel est ici pensée comme une révolte face au conformisme promu par la société de consommation, un frémissement qui permet à l’individu de s’extraire du cycle infernal de la production et de la consommation.

Slogan de Mai 68

Le Mai 68 étudiant apparaît ainsi, à bien des égards, comme une réaction dirigée contre l’insignifiance de l’horizon réservé à la jeune génération : la consommation sans frein stimulée par une publicité qui connaît une croissance exponentielle sous l’ère gaullienne. C’est une forme de mécontentement que n’anticipaient aucunement les membres du gouvernement Pompidou, qui voyaient dans l’extension de la classe des consommateurs un facteur de progrès social, et non d’aliénation. Bernard Ducamin, conseiller gaulliste à l’Elysée, pris de court par les événements de Mai, constate : “notre société, en tant que collectivité humaine, a perdu sa finalité” ; la défense du franc et l’expansion économique, ajoute-il, ne peuvent être que de simples moyens : elles “ne sont pas des objectifs pour une société humaine”. C’est l’une des raisons pour lesquelles le mouvement de 68 a pu rencontrer, sinon l’approbation, du moins la sympathie de figures de premier plan de la hiérarchie catholique et du gaullisme. Parmi les premières on trouve François Marty, représentant de l’Assemblée des évêques de France, qui déclare le 23 mai 1968 : “beaucoup (…) ont manifesté qu’ils ne savent plus pourquoi ils travaillent, pourquoi ils vivent” ; il voit dans le mouvement une “critique de la société de consommation” et déclare : “nous-mêmes contestons une société qui néglige les profondes aspirations des hommes”. L‘écrivain catholique Jacques Noyer va jusqu’à écrire : “cette révolution est d’abord spirituelle”. Parmi les secondes figurent Emmanuel d’Astier de la Vigerie (l’auteur de la Complainte du partisan) et René Capitant, président de la Commission des lois, qui démissionne en déclarant : “je ne pardonnerai jamais aux ministres d’avoir fait huer de Gaulle par la rue !”. S’ils restent fidèles au Général, la révolte de 68 les interroge ; elle leur donne l’impression que le contrat social défini en 1945 par le Conseil National de la Résistance, qui avait pour vocation de refonder l’unité nationale autour de la justice sociale et de la souveraineté populaire, est en crise.

On voit donc à quel point il serait réducteur de considérer le “Mai 68 étudiant” comme un mouvement exclusivement “bourgeois”, individualiste ou hédoniste : il constitue précisément une protestation contre la culture bourgeoise, son absence d’horizon transcendant, son consumérisme lénifiant. On voit aussi combien il est problématique de voir dans “l’esprit de Mai” le précurseur de l’esprit du nouveau capitalisme. Le mot d’ordre qui domine au sein du mouvement étudiant est un rejet de l’injonction sociale – implicite ou explicite – qui domine la société française des années 1960 : zèle au travail, joie dans la consommation.

La marchandisation de la contestation

Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil ne sont-ils donc que des accidents de parcours ? Des renégats qui ont trahi “l’esprit de Mai” et vendu leurs convictions anti-capitalistes sur l’autel du néolibéralisme ? La réalité est plus complexe. Il s’agit ici de distinguer les événements de Mai 68 de leurs répercussions sur les décennies qui ont suivi. La dimension radicalement anti-capitaliste de Mai 68 est une chose. La récupération, l’incorporation, la marchandisation de la contestation soixante-huitarde par le capitalisme en est une autre.

Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze. Figures que l’on considère généralement (avec plus ou moins de rigueur) comme les héritiers intellectuels du “Mai 68 étudiant”.

Les acteurs du Mai 68 étudiant s’en sont pris à ce qui leur apparaissait comme les symboles les plus flagrants du capitalisme et de la société de consommation : le pouvoir gaullien, et par extension l’Etat français, la République, la nation, accusés de livrer la jeunesse à la loi d’airain du marché. C’est ainsi que l’on peut comprendre la frénésie qui s’est emparée des mouvements les plus radicaux dans leur volonté de désacraliser les pouvoirs institués, de déconstruire les mythes qui les fondaient, de mettre à bas les instances de socialisation qui dominaient alors – et ses relais dans le monde universitaire, que l’on a qualifié, sur un mode polémique, de “pensée 68”.

L’acmé de ces affrontements symboliques entre étudiants anti-gaullistes et partisans du Général, imprégnés des mythes résistantialistes, a eu lieu le 7 juin 1968. Dans une interview diffusée à la télévision, le Général de Gaulle effectue cette analogie stupéfiante : “Un de mes amis, en évoquant devant moi cette marée [la foule étudiante], un jour, évoquait aussi un tableau primitif, je m’en souviens, qui représentait une foule menée par les démons vers l’enfer, tandis qu’un pauvre ange lui montrait la direction opposée. Et de cette foule tous les poings étaient levés, non contre les démons, mais bel et bien contre l’ange”. Il ajoutait : “ce tableau pourrait être complété par un autre où l’on voit cette foule, au moment où elle va tomber dans le gouffre, s’arrachant aux démons malfaisants, et à la fin des fins courant vers l’ange”.

Détail du Jugement Dernier (Stefan Lochner, autour de 1435). Inspiration possible de l’analogie effectuée par le Général de Gaulle – qu’il a employée à d’autres occasions que Mai 68.

Ce rapprochement entre le Général de Gaulle et l’ange bienfaisant a été maintes fois moqué, caricaturé, ridiculisé. Cet épisode est symptomatique du changement d’époque qui s’annonce : le mythe résistantialiste s’effiloche, la République et son président perdent leur sacralité, la nation française n’est plus cette idole intouchable qu’il importe de défendre coûte que coûte.

Ironie de l’histoire : ces institutions et ces symboles, vus comme des suppôts du capitalisme, étaient bien souvent des freins à son expansion – ou plutôt, son expansion impliquait leur disparition. Et la libération du désir individuel, vue par les situationnistes comme une protestation contre la société de consommation, ne s’est pas avérée incompatible avec celle-ci. C’est la raison pour laquelle “l’esprit de Mai”, dirigé contre le libéralisme avec une virulence inouïe, s’est avéré si facilement soluble dans celui-ci. La désacralisation symbolique de l’Etat républicain a accompagné son démantèlement physique, entrepris par la nouvelle classe politique acquise au néolibéralisme à partir des années 80. Les attaques virulentes portées contre l’idée de nation et de frontières par les soixante-huitards se sont multipliées alors que les frontières réelles se dissolvaient progressivement dans le marché commun européen. La déconstruction de la légende gaullienne et des mythes républicains tombait à pic, au moment où il s’agissait d’écrire l’hagiographie de la construction européenne et de tresser des lauriers à la mondialisation. La critique tous azimut des groupes sociaux et politiques qui encadraient les individus, s’est avérée tout sauf incompatible avec le promotion de l’individualisme néolibéral. Les situationnistes voyaient dans la transgression permanente, “la satisfaction sans bornes”et “la multiplication infinie des désirs réels” une manière de se soustraire à l’emprise de la société de consommation – alors marquée par la pudibonderie propre à l’époque gaullienne ; on voit aisément combien la transgression permanente et la multiplication infinie des désirs sont des mots d’ordres récupérables par l’industrie du divertissement. Pensés comme un moyen de libérer les individus des chaînes de la consommation, ils peuvent aujourd’hui devenir des instruments pour renforcer celles-ci.

La télé-réalité : incarnation de l’insolence et de la transgression permanentes affichées par l’industrie du divertissement contemporain.

Mai 68 a donc accouché, contre son gré, d’un nouveau sujet historique : l’individu libre, émancipé et atomisé – parfaitement adapté au néolibéralisme. S’il est totalement faux de repeindre les soixante-huitards en aspirants entrepreneurs et consommateurs, il n’est pas inexact de dire qu’ils ont accompagné un mouvement qu’ils pensaient freiner. Et s’il est résolument erroné de postuler une harmonie préétablie entre l’esprit libertaire de Mai 68 et le libéralisme économique triomphant depuis, il n’est pas entièrement faux de dire qu’entre les deux peuvent parfois exister des affinités électives. Bien des acteurs du Mai 68 étudiant pensaient être dans le sens de l’Histoire, et n’avaient pas tort – simplement, c’était l’histoire de Fukuyama, et non celle de Karl Marx.

En cela, 1968 constitue l’anti-1789. La Révolution française a inauguré l’ère des nations, des mythes populistes et des épopées collectives. Les événements de Mai ont pavé la voie au règne de la subjectivité individuelle triomphante, du désir souverain et des self-made men

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’anniversaire de Mai 68 n’a pas eu lieu en mai 2018. Les quelques tentatives marginales qui ont été faites pour singer “l’esprit de Mai” ont tourné à la farce. Mutiler la statue du Monument aux morts de l’Ecole Normale Supérieure avait quelque chose de subversif dans la France de 1968 ; inscrire quelques tags sur ce même Monument aux morts, cinquante ans plus tard, à l’heure où l’on a déjà déconstruit un nombre incalculable de fois le “roman national” et “l’idéologie française”, devient platement conformiste.

Le Monument aux Morts de l’ENS, tagué lors du blocus de la nuit du 2 au 3 mai 2018. Cinquante ans plus tôt, les soixante-huitards avaient arraché le bras de la statue de ce même monument. © Photographie personnelle.

Ce n’est pas un hasard si à l’heure actuelle, les mouvements de contestation au néolibéralisme tournent progressivement la page de l’héritage soixante-huitard. La désacralisation et le déconstruction systématique des pouvoirs institués, portée aux nues par les acteurs les plus radicaux de Mai 68, s’accommode très bien de la progression de l’empire du marché ; raison pour laquelle les mouvements contemporains opposés au néolibéralisme entreprennent au contraire un réinvestissement des symboles unificateurs autrefois honnis : la République, l’Etat, la nation. À l’individualisme triomphant, ces mêmes mouvements préfèrent désormais promouvoir un discours holiste qui met l’emphase sur la nécessité de liens sociaux et de liant entre les individus. L’individu libre et émancipé issu de Mai 68 est peu à peu remplacé par le peuple en quête de souveraineté comme sujet politique.

S’il est donc faux de dire que “sous les pavés” il y avait le monde de l’entreprise, ce n’est pas non plus sous les pavés de Mai que l’on trouvera aujourd’hui de quoi lui résister.

 

Pour aller plus loin :

  • Ludivine Bantigny, Mai 68, De grands soirs en petits matins. Synthèse toute récente sur Mai 68 (Avril 2018) d’une remarquable rigueur analytique.
  • Régis Debray, Mai 68, une contre-révolution réussie. Pamphlet au vitriol publié pour les dix ans de Mai 68, dont on ne peut qu’admirer la lucidité.
  • Patrick Rotman, Hervé Hamon, Génération. Excellente enquête sur les événements du Mai 68 étudiant, du point de vue des leaders étudiants, retranscrits sous une forme romanesque avec un respect rigoureux des faits historiques.
  • Guy Debord, La société du spectacle. Lire aussi De la misère en milieu étudiant. Ces deux textes permettent de comprendre l’influence des situationnistes sur Mai 68 et de saisir “l’esprit de Mai” dans toute son ambivalence.

 

Crédits photo (les images datant de 1968 et des années 70 sont dans le domaine public) :

© http://radiogatine.fr/mon-mai-68/

© http://chantsdeluttes.free.fr/mai68/pages68/liste-affiches.html

© http://www.revolutionpermanente.fr/Le-retour-du-mouvement-ouvrier

© http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/calendrier_expositions/f.debord.html

© http://kan-garou.blogg.org/societe-de-consommation-mai-1968-journal-l-enrage-a115999588

© https://culturezvous.com/roland-barthes-fragments-discours-amoureux/

© http://www.actu-philosophia.com/Michel-Foucault-Oeuvres

© https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2014/10/08/derrida-le-courage-de-la-pensee_4502558_1655027.html

© http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article3231

© https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Stefan_Lochner_-_Last_Judgement_-_circa_1435.jpg

© Photographie personnelle

L’amour capitaliste de l’art

http://www.metamodernism.com/wp-content/uploads/2015/01/paula_doepfner_promessus1.jpg
“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010

L’art contemporain, surtout s’il est abstrait, suscite beaucoup d’engouement et d’interrogations ; en témoigne par exemple la récente polémique autour d’une installation de Jeff Koons à Paris qui devait symboliser les attentats atroces de novembre 2015. L’art a toujours consisté en une rupture avec ce qui se faisait avant ; et après avoir transgressé chaque norme, en promouvant le fait de ne pas en avoir, l’art contemporain a opéré plus qu’une scission avec le passé, ne se revendiquant même pas du présent, il se réclame du futur. Cet art souhaite toucher à l’universel et au populaire à la fois. Tout le monde consomme de l’art contemporain, et Warhol le premier, a déchu — ou hissé, ça dépend du point de vue — manifestement l’art au rang de produit commercial. Aussi peut-on se demander si, devenu un produit commercial, l’art contemporain peut aussi faire l’objet d’une financiarisation. Comment expliquer que l’art, censé jusqu’ici être inaccessible au monde capitaliste, et par là-même en constituer une critique intrinsèque, a-t-il pu aujourd’hui devenir l’une de ses manifestations marchandes les plus visibles ?


 

L’art contemporain : entre marketing et spectacle

Deleuze, dans une interview de 1977 [1] restée célèbre, comprend que le capitalisme dans les années 1960 s’est étendu à un secteur qui lui était encore, au moins partiellement, refusé : la culture. C’est cette marchandisation qui a produit l’art contemporain : à savoir, ce qu’il reste de l’art lorsque le marché est passé par là. C’est ce que Deleuze appelle des entreprises de marketing intellectuel. Pour le comprendre, il faut savoir que cette marchandisation transforme la nature elle-même de l’œuvre. En fait, il faut que le prix fixé de l’œuvre puisse rétribuer toute la chaîne de production, en plus du créateur. Cette chaîne de fabrication, ce sont le peintre et son agent, le mécène — ou l’investisseur plutôt —, le coût matériel de production de l’œuvre, et sa diffusion. Donc quand la logique du produit n’est plus soumise à celle de l’œuvre ou pire, qu’elle la soumet tout à fait : sa condition change fondamentalement. Si on pousse cette logique, l’œuvre devient moins importante que l’artiste. Et l’artiste produit des œuvres non plus pour l’art, mais pour lui-même. En témoigne par exemple, les films du journaliste Hans Namuth qui immortalisèrent l’immense (sic) Jackson Pollock faire gicler sa peinture sur sa toile à même le sol. Pour la première fois, on montre un artiste en train de travailler. En fait, plus qu’un reportage, on commence à faire la promotion de l’objet-art par son artiste. Jackson Pollock, plus que ses œuvres, devient le produit. On n’achète plus son Number 5 parce que c’est beau, puissant. Non, on achète parce que c’est du Pollock ! Et c’est cette logique qui bouleversa l’art.

« Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler. »

Il nous faut aussi évoquer le circuit médiatique. En prenant l’exemple du livre, Deleuze écrit : « il faut qu’on parle d’un livre et qu’on en fasse parler, plus que le livre lui-même ne parle et n’a à dire ». Plus simplement, l’œuvre s’absente pour laisser place à l’artiste. En plus du marketing qui accompagne le produit marchand qu’est devenu l’œuvre d’art, il faut tout un rituel que l’on qualifie de spectacle. Guy Debord, dans son ouvrage La société du spectacle, surtout dans le chapitre 2 « La marchandise comme spectacle », pense que la société capitaliste, dans la mesure où elle transforme toute valeur artistique en valeur marchande, en produit un double. Et le rôle des médias devient important, puisque ceux-ci substituent la logique de l’œuvre à celle du produit. Et si Debord en a le pressentiment, Deleuze prolonge sa pensée. Le rapport de pouvoir entre l’artiste et le journaliste s’est renversé. C’est le journaliste qui a le pouvoir d’inviter sur les plateaux télé, de consacrer un artiste, en somme : « de créer l’événement » écrit Deleuze. Les médias transforment la production culturelle en une fonction de divertissement. Et le divertissement, comme tout le monde sait, est un moyen bien connu du capitalisme pour vendre du temps perdu, et surtout celui qui n’est pas utilisé pour travailler.

L’oeuvre d’art : un actif financier ?

Il convient d’insister sur une différence fondamentale qui existe entre les œuvres contemporaines et les œuvres d’art antérieures : c’est la rareté. En effet, il n’y a qu’un nombre défini de Vermeer ou de Raphaël et la rareté de ces œuvres les rend trop chères. Seuls des musées, des États ou des holdings privées très puissantes et riches peuvent se permettre leur acquisition. En revanche, si l’on garde le cas de Jackson Pollock, il fut d’une extraordinaire productivité : pas moins de 700 œuvres. Sa non-rareté rend donc l’objet plus abordable. Ensuite, comme pour tous les actifs financiers, il faut des institutions qui puissent garantir la valeur du produit. C’est donc l’affaire des ministères de la culture, et plus généralement de l’État, des collectionneurs privés… Cette pratique fut des plus manifestes lors de la fondation du Congrès pour la Culture (CLC) soutenu par la CIA, dans l’objectif d’une guerre culturelle contre le Bloc de l’Est durant la Guerre froide. La CIA a injecté énormément d’argent pour soutenir les artistes [2]. Évidemment, on compte parmi eux Jackson Pollock. Le CLC et la CIA eurent une influence non-négligeable sur la production de normes dans les mondes artistiques européens. Inquiets de l’influence des intellectuels communistes, ils ont entrepris la promotion d’un art individualiste et nouveau capable de contrecarrer l’influence de ces derniers.

Maintenant qu’un certain art devient abordable avec l’abaissement des coûts dus aux nouveaux facteurs de production et de diffusion [3], cela rend accessible ce consumérisme bohême et ce, même aux groupes intellectuels qui étaient réticents à la consommation et à une vie confortable. En bref, les intellectuels jadis maoïstes de mai 68, ont maintenant les moyens d’acheter du contemporain, et ils en sont contents.

Notons aussi l’aspect socio-économique de l’art contemporain. La grande prolixité de ces œuvres relève d’un rêve capitaliste bien ancien : créer de la valeur sans créer de richesse. Et l’art contemporain constitue, en cela, un moyen exceptionnel. Des artistes tels que Marcel Duchamp, connu pour sa Fontaine, fondèrent le mouvement du ready-made. C’est le fait de créer un objet rapidement à partir d’autres préexistants. Donnez à Duchamp un tabouret et une roue de bicyclette, il en fait de l’art qui chiffre à quelques millions. Lui-même se demandait dans son carnet : « Est-il possible de faire une œuvre qui ne soit pas art ? » Le surréaliste mondialement connu en était conscient. En précurseur de la destruction de l’art que Marcel Duchamp était, et aussi révolutionnaire que cela pût l’être à l’époque, il aura, malgré lui, enclenché une dynamique que le capitalisme culturel aura su faire sienne.

« Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. »

Et après le vaste mouvement, entrepris par Baudelaire en littérature, sur la laideur comme esthétique, puis celui du déconstructivisme architectural, influencé par Jacques Derrida, l’art contemporain a œuvré, dans une certaine mesure, à sa propre destruction. Alors, on peut se demander, d’une manière très nietzschéenne, si l’art est mort. Non, pas pour autant. Il existe encore des artistes qui s’efforcent de produire de l’art, sans pour autant que cela ait une valeur économique. Le véritable rôle des mécènes est de soutenir la création artistique, et en général, ils perdent de l’argent. Mais on m’objectera que les grands patrons Pinault et Arnault, avec leur fondation LVMH, sont des mécènes. À dire vrai, il s’agit pour eux plutôt d’une défiscalisation — car l’art n’est pas imposable [4] — et d’un patrimoine, que d’un véritable et indéfectible soutien, d’un amour pour l’art. En 2017, Christie’s France, qui appartient au groupe Pinault, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 40% par rapport à 2016. [5]

L’illusion contemporaine

Mais pourquoi, si la majorité de l’art contemporain est du vent, les gens continuent-ils d’en consommer et quand ont-ils commencé à en consommer ? Dans son livre, Comment New York vola l’idée de l’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et Guerre froide, Serge Guibault pense que la popularité de l’art contemporain peut s’expliquer par différents facteurs. D’abord, la période correspond au maccarthysme durant laquelle de nombreux artistes américains socialistes et communistes laissèrent le champ libre. C’est aussi l’émergence d’une nouvelle classe riche qui était prête à investir dans un nouvel art qui lui correspondrait. Enfin, le néo-libéralisme américain, encore jeune, s’identifiait à cet art, qui exprimait autant l’individualisme que le risque. En élément de réponses pour savoir pourquoi il y a consommation, la première raison, on l’a évoquée, provient de la garantie de valeur donnée par les institutions culturelles importantes. On dit absolument partout, arguments théoriques (sic) de grands historiens de l’art  à l’appui, que Jeff Koons et Jackson Pollock sont des génies : quelle compétence avons-nous, en tant que néophytes, pour déceler cette duperie ? Aucune. Il est plus facile d’être artiste que spectateur, dans l’art contemporain. On se trouve devant une œuvre sans la comprendre et on en recherche le sens sans le trouver. [6].

La critique du capitalisme, intrinsèque et originelle, de l’œuvre d’art contemporain, surtout contenue dans l’abstraction, s’est aujourd’hui retournée. Ou plutôt, a été retournée. Elle fait aujourd’hui partie intégrante d’une dynamique marchande tentaculaire qui ingurgite toute critique pour mieux se renforcer. En laissant de côté les Picasso, Soulages, Giacometti, et d’autres, on ne peut que se rendre à l’évidence qu’une partie de l’art contemporain a été pervertie par le capitalisme.

Déjà en 1848, Marx et Engels prophétisaient ceci : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. » [7]


Notes de bas-de-page :

[1] Frances Stonor Sander, Qui mène la danse ? La CIA et la Guerre froide culturelle, Denoël, 2003

[2] Gilles Deleuze, À propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, Minuit, 1977, 24 mai 1977

[3] Voir à ce sujet la manière dont la critique artiste est récupérée par le capitalisme in Boltanski et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1995

[4] cf. Loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat. Il s’agit d’une décision qui profite plus aux investisseurs qu’aux mécènes qui a vu le jour lorsque Laurent Fabius était à l’économie, en 2002.

[5] http://www.huffingtonpost.fr/jerome-stern/les-chiffres-vertigineux-du-marche-de-lart-en-2017_a_23317931/

[6] voir à ce sujet la chronique de Raphaël Enthoven, « L’art contemporain est-il élitiste ? » : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/l-art-comptant-pour-rien_825001.html

[7] Engels et Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, édition en ligne, UQCA, p. 9, souligné par moi.

Crédit image : 

“Promessus” de Paul Döpfner, Galerie Tanja Wagner, Berlin, 2010 : http://www.metamodernism.com/wp-content/uploads/2015/01/paula_doepfner_promessus1.jpg

Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2013_Global_Conference_at_Unesco_Vincent_Bollore.JPG
Vincent Bolloré © Wikimedia Commons

De Vincent Bolloré, on connaît l’art du coup d’éclat médiatique permanent. Des chaînes de télévision (Canal+, C8, C-News…) à la presse écrite (C-News matin), en passant par la fusion Havas (première agence publicitaire du pays)/Vivendi (multinationale du divertissement), le “petit prince du cash flow” se dote des moyens de promouvoir son empire industriel. Quitte à occulter, si besoin par la censure, les réalités controversées de ses activités en Afrique : travail salarié à la limite de l’esclavage, jeux d’influence auprès des gouvernements locaux, néocolonialisme​ ​industriel…

Vincent Bolloré s’est forgé l’image d’un conquérant et d’un bâtisseur des temps modernes. A elle seule, la branche Bolloré Transport & Logistics de son groupe est un sacré morceau : présente dans 105 pays du monde (dont 45 pays africains) elle a, au travers de ses nombreuses activités (transport multimodal, gestion de la chaîne logistique, manutention portuaire…), la mainmise sur l’essentiel du fret en Afrique de l’Ouest. Bolloré lui-même n’est pas avare d’images pour diffuser sa légende :

C’est plutôt du commando que de l’armée régulière. On ne passe pas beaucoup de temps à discuter de ce qu’il faut faire, on agit. Les Américains disent : “we try, we fail, we fix”. On essaie, on rate, on répare. On aime ça, comme les bancs de poissons qui bougent et se déforment au fur et à mesure”. Mais​ ​Bolloré​ ​le​ ​gros​ ​poisson​ ​tient​ ​aussi​ ​du​ ​requin.

Comme​ ​au​ ​temps​ ​béni​ ​des​ ​colonies​ ​?

Le 21 juillet 2016 est diffusée sur France 2 une émission de Complément d’enquête consacrée aux activités de la Socapalm, propriété du milliardaire qui assure la production d’huile de palme au Cameroun. Beaucoup découvrent alors les images de “l’arrière-boutique”. Y témoignent des sous-traitants présentés comme étant mineurs, payés à la tâche, qui travaillent sans vêtements de protection et qui occupent des logements insalubres. Après tout, expliquera plus tard le directeur de la plantation de Mbambou au journal Le Monde, “les gens travaillent pour nous parce qu’ils cherchent des soins médicaux et l’école pour leurs enfants, voilà ce qui les motive. Après le salaire, c’est accessoire”. En face de son bureau, un poster de Tintin au Congo. La polémique renaît en août 2017 sous la pression d’ONG et de villageois qui mettent en cause l’occupation des terres et la pression foncière qu’elle implique sur les habitants, la déforestation et la pollution de l’eau​ ​dues​ ​aux​ ​immenses​ ​concessions.

“La mission de l’ONU au Libéria rend compte des conditions catastrophiques sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré : travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction de syndicats, expulsion de​ ​75​ ​villages…”

Depuis des années la liste des scandales ne cesse de s’allonger. Le 21 octobre 2016, un train déraille sur la liaison Yaoundé-Douala, faisant 82 morts et près de 600 blessés. La compagnie ferroviaire Camrail, propriété de Bolloré, est mise en cause, accusée de négligence et d’homicide involontaire. Bien que sa responsabilité ait été établie par un rapport de la présidence camerounaise, les avocats des collectifs de victimes observent que “seuls les lampistes sont appelés à la barre. Les puissants hommes d’affaires, connus de tous, n’y sont pas​”. Ils déplorent les manquements aux promesses d’indemnisation de l’entreprise : “Camrail se moque éperdument de nous. Je réclamais 51 millions de francs CFA [77 750 euros], j’ai reçu à peine 4 millions. Ils nous prouvent que nos vies ne les ont jamais intéressés”, confie ainsi un rescapé au journal Le Monde. Le 17 juin 2017 c’est un train de la société Béninrail, elle aussi propriété de Bolloré, qui est à l’origine de la mort de 4 Béninois dans des conditions similaires. L’histoire se répète. Seuls changent les noms de ceux qui s’efforcent de la conter.

En 2006, selon le site Basta!, la mission des Nations Unies au Libéria avait publié un rapport rendant compte des conditions catastrophiques des droits humains sur la plantation exploitée par une filiale du groupe Bolloré. Au programme : “​travail d’enfants de moins de 14 ans, utilisation de produits cancérigènes, interdiction des syndicats, licenciements arbitraires, maintien de l’ordre par des milices privées, expulsion de​ ​75​ ​villages”.

Sur​ ​les​ ​ruines​ ​de​ ​l’Empire​ ​colonial,​ ​l’empire​ ​Bolloré

En 2009, une enquête de Mediapart revient sur la “face cachée” du capitalisme à visage humain prôné par Vincent Bolloré, qui déclarait jadis préférer “la modernité à la lutte des classes”. C’est sur les vestiges de l’Empire colonial français qu’il a fondé son royaume. A la fin des années 1980, il a commencé à faire son trou en s’immisçant dans les affaires de l’empire Rivaud, puissance financière coloniale propriétaire d’immenses plantations en Afrique et en Asie. Celle-ci avait accumulé des milliards de devises au fil des années dans des paradis fiscaux, grâce à une structure et à des mécanismes complexes. Bolloré a su tirer profit de ses démêlés judiciaires ; il conservera du groupe Rivaud l’essentiel de la structure et de son opacité.

“Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​  informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.”

Entre autres collusions douteuses, la banque Rivaud avait abrité les finances du RPR (un certain Alain Juppé y eut son compte). Profitant de la vague de privatisations stimulée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International (les fameux “plans d’ajustement structurel”) dans les pays africains au cours des années 1990, il a pu resserrer les points du maillage des infrastructures dont il était devenu le propriétaire dans un contexte de relative indifférence des investisseurs pour le continent. Son atout : le réseau. Bolloré a su tisser sa toile auprès des proches du pouvoir, a été introduit auprès des cercles de gouvernement africains par le biais d’amis, hommes politiques ou industriels, pour qui il constituait un​ informateur​ ​et​ ​négociateur​ ​précieux.

Réseaux de pouvoir et lobbyisme françafricain

On doit au journaliste Thomas Deltombe d’avoir mis en lumière, dans une série d’articles pour le Monde Diplomatique en 2009, la manière dont le groupe Bolloré s’était érigé en acteur central aussi bien dans le champ économique que politique de l’Afrique de l’Ouest. La constitution de réseaux d’influence, le soutien aux régimes en place (tels que ceux de Charles Taylor au Liberia ou Paul Biya au Cameroun), la maîtrise des ports, sont autant de leviers industriels dissimulés. A la clé : l’effondrement des services publics des pays concernés, la destruction de l’agriculture locale, des catastrophes environnementales, sanitaires et sociales. Ainsi, la “modernité” que Vincent Bolloré loue​ ​ailleurs​ ​au​ ​président​ ​Macron,​ ​s’y​ ​présente​ ​sous​ ​ses​ ​plus​ ​vieux​ ​atours.

La lecture des enquêtes donne le sentiment d’évoluer dans une galerie des portraits vertigineuse. Stéphane Fouks, l’actuel vice-président de Havas, a conseillé le président ivoirien Laurent Gbagbo pendant l’élection présidentielle de 2010, vainqueur autoproclamé d’une élection perdue (selon la Commission électorale indépendante et la communauté internationale) qui finira en guerre civile. Il a également été reçu en audience au Palais de l’unité en 2009 pour soigner la communication de Paul Biya, l’inamovible président de la République du Cameroun depuis 1982 (qui gouverne au prix d’un autoritarisme forcené, accusé de crimes contre l’humanité). Fouks est un communicant aussi influent que sulfureux, notamment auprès de grandes figures du Parti Socialiste : en premier lieu, Dominique Strauss-Kahn, ancien patron du Fond Monétaire International. Fouks n’hésite pas à faire pression sur les ouvrages nuisibles à l’image de ce dernier.

” “Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe.”

En 2015, Martine Coffi-Studer, l’une des femmes les plus puissantes d’Afrique (selon l’hebdomadaire Jeune Afrique), a pris la tête de la filiale ivoirienne du groupe Bolloré. Son agence de publicité Ocean Ogilvy, présente dans une vingtaine de pays africains, s’était elle aussi vu confier l’animation de la “campagne de la paix” du président Laurent Gbagbo. Elle est l’épouse de Christian Studer, qui fut le bras droit de Vincent Bolloré et directeur de l’antenne de Direct 8, cette même chaîne qui lança en 2006 l’émission “Paroles d’Afrique”, présentée par Michel Roussin. Y “est présentée une Afrique imaginaire qui épouse de très près les intérêts économiques du groupe Bolloré. Ce qui est bon pour Bolloré en Afrique devient, sur le plateau de M. Roussin, bon pour tous les Africains”, rapporte le journaliste Thomas Deltombe. De fait, Michel Roussin, qui fut agent des services secrets français puis ministre de la coopération sous la présidence Mitterrand, vice-président du comité Afrique du MEDEF avant de devenir en 2000 vice-président du groupe Bolloré, est une figure emblématique du lobbying françafricain.

Roussin est également un fervent soutien du président burkinabé Compaoré dont il a promu l’image de pacificateur, président pourtant impliqué dans la plupart des tensions et guerres de la région depuis sa prise de pouvoir, à la suite de l’assassinat du leader panafricaniste Thomas Sankara. Sur Paroles d’Afrique, aux côtés de Roussin : le journaliste Guillaume Zeller. Petit-fils d’André Zeller (un des généraux impliqués dans le “putsch des généraux”), Guillaume est proche des milieux catholiques ultra conservateurs et intervient sur Radio Courtoisie (la radio d’Henri De Lesquen) et Boulevard Voltaire (le journal de Robert Ménard). Tour à tour directeur de la rédaction de D8, rédacteur en chef du site Direct soir, directeur de la rédaction d’I-Télé, il imprime, on le devine, un esprit d’indépendance à ces publications. C’est ainsi que sur Direct Matin, on peut lire des unes qui évoquent “La main tendue de Gbagbo rejetée par Ouatara”. Parmi les chroniqueurs du quotidien gratuit, on retrouve l’écrivain et réalisateur Philippe Labro, qui en fut le vice-président, ainsi que de la chaîne D8 qu’il a contribué à lancer. Il fut un temps le conseiller de Zeller sur I-Télé et il anime depuis mars 2017 sur CNews l’émission “Langue de bois s’abstenir”. Mais on peut également profiter de la plume de Jean-Marie Colombani, directeur du journal Le Monde de 1994 à 2007, mis en cause par les journalistes Pierre Péan et Philippe Cohen dans ​La Face cachée du Monde en 2003, pour avoir contribué à installer le quotidien vespéral au cœur des réseaux de pouvoir français.

Plus récemment, on apprenait que deux salariés de Canal + ont été licenciés. Leur faute ? Avoir laissé passer un reportage critique à l’égard du président togolais Faure Gnassimbé au pouvoir depuis 2005, fils de Gnassimbé Eyadéma, lui-même à la tête du Togo depuis 1967. Ce reportage a été diffusé le 15 octobre 2017 sur Canal +. Le 24 octobre, Vincent Bolloré devait se rendre au Togo pour inaugurer une salle de cinéma construite par Vivendi en présence du président Faure Gnassimbé, l’un de ses meilleurs clients. La proximité entre ces deux événements a-t-elle entraîné le renvoi des deux journalistes ? L’association Reporters Sans Frontières y voit un cas de “censure”. Ce n’est pas la première fois, et sans doute pas la dernière que la direction de Canal+ s’adonne à de telles pratiques…

L’impérialisme​ ​culturel​ ​du​ ​groupe​ ​Bolloré

Accusé de néocolonialisme, le groupe Bolloré se propose d’offrir à l’Afrique de l’Ouest un horizon de civilisation : il entreprend d’y construire des salles polyvalentes spectacle-cinéma-musique. L’enjeu affiché est “d’être le catalyseur de l’industrie cinématographique et musicale de l’Afrique”. Ce qui passe avant tout par la diffusion de films produits et distribués par Studio Canal et de musiques produites par Universal. En janvier 2017 une salle de cinéma du groupe Canal Olympia est inaugurée à Doula au Cameroun. La première oeuvre projetée, annoncée en fanfare, est un film de science-fiction américain, projetant le spectateur dans un futur lointain où les humains ont choisi d’éliminer leurs différences et de se reproduire à l’identique. L’arrière-plan raciste du film suscite l’hostilité de certains spectateurs, qui quittent la salle.

Autant de réalités dont la télé-Bolloré ne laisse pas grand chose filtrer…