Qui sont les artistes contestataires à Cuba ?

Manifestation du 25 juillet 2021 à Place de la République © Laura Duguet pour LVSL

Depuis 2018, le collectif d’artistes du Mouvement San Isidro s’organise à Cuba contre le décret 349, considéré comme une attaque à la liberté artistique dans le pays. Réprimés par le gouvernement, certains ont fait le choix de l’exil tandis que d’autres sont, depuis le 11 juillet 2021, incarcérés. Le 25 juillet se tenait, à Paris, un rassemblement pour demander la libération des prisonniers politiques à Cuba et notamment de certains membres du Mouvement San Isidro. « Libertad », « Patria y vida », mais aussi pancartes arborant les emblèmes rayés du communisme et du nazisme… la confusion des slogans et des symboles utilisés lors de la manifestation interroge sur la nature du Mouvement San Isidro.

En 1959, les guérilleros prennent le pouvoir et instaurent à Cuba un gouvernement socialiste qui transformera le pays surnommé « bordel des États-Unis » en modèle de réussite révolutionnaire. L’art n’échappe pas à cette transformation. Sur la scène artistique, l’on trouve de tout. Certains artistes cubains entrent en contestation avec le pouvoir socialiste, utilisant l’art et leur statut comme un moyen et une ressource pour donner à voir ce qui est volontairement passé sous silence au sein du nouveau gouvernement, d’autres délivrent un message artistique dépolitisé ou favorable au pouvoir révolutionnaire et s’accommodent bien des structures culturelles étatiques nouvellement instaurées.

Dès 1961, des structures culturelles d’État sont en effet mises en place, les agents culturels faisant office de gardiens des bonnes mœurs. Aux échelles locales, régionales, et nationales, ils décident de l’entrée ou de la sortie des artistes au sein des institutions.

La fondation de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes de Cuba (UNEAC) en 1961 par Nicolas Guillén en est un bon exemple. Cette première organisation permet aux membres d’accéder à du matériel artistique ainsi qu’à des espaces publiques afin d’exposer leurs œuvres, elle garantit également l’obtention d’une carte d’identité d’artiste, gage de reconnaissance sociale. Pendant cette période et jusque récemment, appartenir à ces institutions pour exister en tant qu’artiste n’était pas obligatoire. Cela garantissait des conditions matérielles et l’accès à un marché de l’art, mais l’indépendance était possible.

L’État cubain, les artistes et le socialisme

 Au fil des années, la politique culturelle étatique a su s’adapter aux tendances artistiques en vogue. L’Agence de Rap est créée en 2002, la mesure n’est pas innocente. La scène musicale du Hip-Hop et du Rap étant une scène underground, la création de cette agence fût une manière de briser le potentiel contestataire et la clandestinité d’un art dans lequel une nouvelle génération s’identifiait.

L’accès aux structures culturelles est soumis à sélection. Un filtrage s’opère, et bien souvent, la formation en écoles d’art a permis d’ores et déjà de se créer un réseau favorable. Mais le réseau n’est pas suffisant, le filtre est aussi politique. Il serait faux de dire que les artistes admis doivent être acquis au pouvoir, il existe une marge de négociations, d’arrangements dans les relations entre institutions et artistes. Dévier de la ligne du gouvernement était possible mais l’été 2018 marque un durcissement de la politique culturelle. Katherine Bisquet, écrivaine et membre du Mouvement San Isidro (MSI), avait participé à la contre-Biennale de La Havane organisée en mai 2018 pour défendre l’art indépendant face à la Biennale officielle de l’État. Malgré ce positionnement, elle conservera sa place au sein de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains (UNEAC). Ce n’est qu’en 2019, à la suite d’une prise de position publique contre le décret 349, qu’elle en sera évincée.

En juillet 2018, le décret 349[1] vient réguler officiellement ce qui est admissible ou non de produire en tant qu’artiste. Cette nouvelle norme impose à toute personne désireuse d’être reconnue comme artiste de se faire enregistrer au sein des structures culturelles officielles reconnues par le Ministère de la Culture. Depuis le 7 décembre 2018, date d’application du décret, un artiste indépendant est par définition illégal, et les formes artistiques sont régulées suivant différents critères.

Voici les informations les plus révélatrices d’une mainmise de l’État sur l’art et les artistes cubains. En effet, toute œuvre artistique doit respecter les « symboles patriotiques », mais ne doit pas contenir de la pornographie, de la violence, un langage sexiste, vulgaire, obscène. Un individu n’a pas de possibilité de vendre ses œuvres en son nom sans être enregistré par le « Registre du Créateur des Arts Plastiques et Appliqués ». Les œuvres musicales et performances ne doivent pas dépasser un « niveaux de sons et bruits ou réaliser « utilisation abusive d’appareils ou de médias électroniques ». Tout individu ne respectant pas ces contraintes aura une contravention et pourra voir son spectacle interrompu par la police: « 1000 pesos pour les moins graves, 2000 pesos pour les plus graves ». L’appartenance à une structure officielle reconnue par l’État est obligatoire. Les galeries doivent, elles aussi, être autorisées et avoir une existence légale. À Cuba, les galeries « chez l’habitant » sont une pratique courante, mi galerie mi atelier, elles accueillent les artistes sans lieu de création. Ces galeries improvisées dans des maisons de particuliers sont rendues illégales.

Ne pas appartenir aux structures signifie ne pas avoir sa carte d’identité d’artiste et par conséquent, n’avoir ni revenus et ni possibilité d’exposer, de créer, de vendre ses œuvres. L’adoption de ce décret pose la question concrète des conditions matérielles d’existence, pour des artistes indépendants dont l’existence est tout simplement refusée.

« J’ai de la chance, ma famille qui habite à l’étranger m’aide, mais ce n’est pas le cas de tous ».

Michel Matos lors d’une visioconférence en juin 2021.

Aux origines du Mouvement San Isidro

Les racines du MSI remontent aux années 1990-2000, à Alamar, où va émerger le collectif, OMNI-ZonaFranca (1997-2009). Autrefois centre de l’expérience révolutionnaire, cette ville située à 11 km de la Havane fût construite par des micro-brigades de volontaires en attente d’un logement. Ville-modèle dans les années 1970, Alamar fût rapidement marginalisée par les lacunes du transport collectif, la dégradation du bâti, et l’absence d’activité productive.  

Cette marginalisation sera à l’origine d’une production artistique active. Le collectif OMNI-ZonaFranca entend occuper l’espace par la pratique artistique et souder ses habitants autour d’une culture commune. Par le graffiti et la peinture murale, les habitants se réapproprient les murs gris et sales d’une ville plus ou moins laissée à l’abandon. Basé sur un principe d’autonomie par rapport aux institutions étatiques, le collectif est aussi un espace d’échange, de rencontre et de discussion pour les artistes qui ne fréquentent pas les grandes écoles d’art.

Le Mouvement San Isidro naitra, en parti, de ces rencontres. Il se crée en réaction à la promulgation du décret 349, dont il dénonce l’atteinte à la liberté artistique et à l’indépendance des artistes. En septembre 2018, alors que le groupe d’artistes et amis est réuni à La Havane chez Luis Manuel Otero Alcántara – l’un des leaders du mouvement – dans le quartier de San Isidro, la police vient les arrêter. Michel Matos, membre fondateur du collectif, et producteur culturel me confiera que c’est en hommage à cette soirée de répression que le mouvement fût nommé.   

Renouvellement de la contestation à Cuba

Aux côtés du MSI, plusieurs organisations internationales, comme Amnesty International ou Freemuse, prennent position contre le décret. Une campagne internationale de contestation est lancée en août 2018. Le collectif d’artistes peut aussi compter sur le soutien de la diaspora cubaine en Espagne ou à Miami, force conservatrice qui saisit chaque opportunité d’attaquer le gouvernement.

Le mouvement se fait très actif sur les réseaux sociaux et multiplie les contenus sur Youtube avec des vidéos qui expliquent la contestation mais aussi des clips musicaux, « Conflicto social » par Analista, Karnal, Papa Humbertico, Papagoza, et Jamis Hill ou « Darse cuenta » de YACR par exemple.

Les militants n’ont plus peur de s’exposer à visage découvert. Certains réclament que leur nom et prénom apparaissent dans mes travaux. L’usage fait des réseaux sociaux permet d’attester d’un renouvellement des outils contestataires à Cuba. Depuis la mise en place du réseau public de Wi-Fi et de l’Internet à Cuba, entre 2015 et 2018, les artistes s’en sont saisis afin de montrer leur réalité, un visage différent de celui véhiculé par les agences de tourismes. La création d’une identité numérique, individuelle ou collective, a permis aux membres du MSI de prendre des positions publiques sur Instagram et Facebook de manière non-violente et de se rendre visible auprès de la communauté internationale. Certains membres choisiront de s’exposer comme artiste, ou contestataire, ou bien les deux à la fois ; tandis que d’autres, bien que publiant du contenu sur la répression des artistes ou les demandes de libérations ne se définiront pas comme tels.

Finalement, le positionnement en tant qu’artiste permet à ce dernier de récupérer une place d’acteur politique, et non d’observateur ou de traducteur du monde. La contestation veut se réapproprier une identité cubaine, dont le gouvernement prétend être arbitre de vérité. Finalement, qui est cubain ? Un vrai cubain doit-il être uniquement révolutionnaire. Et toute action remettant en question des décisions politiques à Cuba, est-elle contre-révolutionnaire ?

Octobre 2020 marque un tournant pour le MSI. Certains artistes décident de faire une grève de la faim et de la soif pour exiger la libération du rappeur contestataire Denis Solis, lui-même membre du MSI. Le collectif s’organise à San Isidro, chez Luis Manuel Otero Alcántara, et des solidarités s’installent avec les habitants du quartier. La presse officielle fait campagne contre ces « anti-cubains » et qualifie leur action de « nouveau show contre-révolutionnaire »[3]. L’État laisse faire, jusqu’à un certain point.

Le 26 novembre 2020, le MSI est délogé par les forces de police. En réponse, une manifestation est organisée le 27 novembre 2020 devant le Ministère de la culture. Artistes, sympathisants du MSI ou non, et plus largement, citoyens cubains, se réunissent afin de demander l’arrêt de la répression policière envers les artistes contestataires. Pour la première fois, un groupe de personnes auto-organisées, aux revendications politiques diverses, prenait possession de l’espace public et parvenaient à faire pression sur une institution gouvernementale : le Ministère de la Culture. Le dialogue ainsi ouvert ne durera pas longtemps, en quelques jours le gouvernement se ferme et jette le discrédit sur la mobilisation.

Ce nouveau mouvement, nommé 27N, est distinct du MSI bien que des membres du MSI soient sympathisants et ou acteurs dans les deux. Le 27N ne se cantonne pas aux problématiques de l’artiste à Cuba et porte des revendications plus larges. Il promeut notamment la légalisation du positionnement indépendant [4] et réclame « des libertés politiques, économiques et la légalisation des médias de communications indépendants ainsi que le droit d’association »[5].

ONG et diasporas cubaines, ingérence étrangère dans la contestation cubaine ?

Le MSI n’est pas un parti et ne formule aucun projet politique, leur seule ligne directrice est celle de la défense de la liberté d’expression, dont les artistes sont la figure de proue. Selon eux, tout soutien à cette ligne est bienvenu. Par souci de visibilité, la question de l’affiliation partisane ne se pose pas : le collectif fait le choix de ne pas se positionner sur l’échiquier politique afin d’en saisir toutes les opportunités. On trouve donc des sympathisants du MSI de tous bords, allant des artistes promus par le gouvernement cubain (Haydée Milanés[6], chanteuse cubaine et fille du célèbre Pablo Milanés), à l’extrême droite (Zoé Valdés, auteure cubaine exilée en France depuis 1995).

La diaspora cubaine à Miami, qui comptait parmi les plus fervents soutiens de Donald Trump, et concentre l’opposition anticastriste d’extrême droite, participe pour beaucoup à la diffusion des revendications du MSI. Une antenne du mouvement a même été créée dans le joyau de la Floride.

Une diaspora existe aussi à Paris bien qu’elle n’ait pas la même insertion dans le paysage politique. Dans l’élan international pour la libération des artistes incarcérés, une manifestation fut organisée à Paris le 25 juillet 2021. Lors de la manifestation, la chanson Patria y Vida[7], produite à Miami, résonnait.

La stratégie de non positionnement politique du MSI donne à voir des membres aux convictions divergentes. Si Yanelis Nuñez Leyva [8] nous dit sans ambages que « le capitalisme, c’est de la merde » (entretien d’avril 2021), cette position ne représente pas la majorité au sein du MSI. Les soutiens d’extrême droite au MSI se font nombreux : Zoé Valdés qui soutient Vox en Espagne et prend position contre le communisme dans le monde, les ONG comme Centro para la Apertura y el Desarollo de América Latina (CADAL) ou Cultura Democrática affiliées à la droite voire à l’extrême droite et soutenant l’idée que le gouvernement cubain est similaire à la dictature qu’a connue l’Argentine dans les années 70.

Le soutien du sénateur américain du parti Républicain Mario Diaz-Balart[9], est encore une illustration des sympathies de la droite vis-à-vis du MSI.

Bien que le MSI n’ait pas d’ancrage politique officiel, les sympathisants politiques majoritairement à droite et à l’extrême droite pose la question d’une possible instrumentalisation. Face à l’ampleur des soutiens et à la récupération par des dits « défenseurs de la liberté d’expression », le MSI n’a plus la maîtrise de son message. Depuis de nombreuses années, la diaspora cubaine de Miami a su s’imposer comme un allié de poids aussi bien en termes politique, diplomatique, qu’économique. Cependant, la course aux soutiens est également une question de survie pour les membres du MSI, et vient répondre au manque d’écoute à l’échelle nationale.

L’avenir de la contestation

En octobre 2021, Anamely Ramos González alors exilée au Mexique, venait aux États-Unis pour recevoir le « Premio Oxi al Coraje »[10] (Prix Oxi du Courage) au nom de Luis Manuel Otero Alcántara, toujours incarcéré, et du Mouvement San Isidro. Cette récompense hautement symbolique est une forme de consécration et de légitimation qui réactualise dans le débat public et international la question de la liberté d’expression à Cuba, notamment artistique.

Actuellement, des artistes sont toujours incarcérés. Toujours détenu dans la prison de Guanajay, Luis Manuel Otero Alcántara est en grève de la faim et de la soif. Malgré la répression et l’exil de plusieurs militants, le MSI existe et perdure toujours à Cuba.

En France, le mouvement est loin de faire l’unanimité. Le 20 novembre dernier, à l’initiative du Parti communiste français et de l’association « Cuba Si France », une manifestation était organisée place de la République à Paris en solidarité à l’encontre du peuple cubain et contre l’impérialisme américain. Lors de la manifestation, le MSI n’a pas été mentionné, ni décrié en tant que voix des États-Unis, ni salué comme un visage du peuple cubain.

Il serait peut-être trop hâtif de parier sur une stagnation du MSI au stade actuel, submergé par l’extrême-droite étasunienne et par des militants résolument anti-communistes. Cependant, bien qu’il n’ait pas pour le moment de projet politique, l’urgence et l’émergence du Mouvement du 27N obligera peut-être le MSI à se renouveler en fonction de l’actualité politique et des exigences de la population cubain. Le débat contestataire n’en est plus à s’interroger sur le statut de l’artiste. Les manifestations à Cuba opposants les soutiens du gouvernement à ses détracteurs, remet en question une division plus profonde au sein de la société cubaine qui pourra être déterminante pour l’avenir de la Révolution.

Notes :

[1] « DECRETO LEY No. 349 | Juriscuba », s. d. http://juriscuba.com/legislacion-2/decretos-leyes/decreto-ley-no-349/.

[2] Visioconférence avec Michel Matos en juin 2021.

[3] Granma.cu. « ¿Quién está detrás del show anticubano en San Isidro? (+Videos) ». Consulté le 26 novembre 2020. http://www.granma.cu/pensar-en-qr/2020-11-24/quien-esta-detras-del-show-anticubano-en-san-isidro.

[4] « Cuba’s 27N Movement Releases Manifesto — ARC ». Consulté le 21 août 2021. https://artistsatriskconnection.org/story/cubas-27n-movement-releases-manifesto.

[5] Ibidem.

[6] ADN Cuba. « Haydée Milanés sobre el MSI: Expresan sus ideas libremente y las defienden de manera pacífica ». Consulté le 29 novembre 2021. https://adncuba.com/noticias-de-cuba/actualidad/haydee-milanes-sobre-el-msi-expresan-sus-ideas-libremente-y-las.

[7] Yotuel. Patria y Vida – Yotuel , @Gente De Zona , @Descemer Bueno , Maykel Osorbo , El Funky. Consulté le 17 août 2021. https://www.youtube.com/watch?v=pP9Bto5lOEQ.

[8] Historienne de l’art cubaine, co-fondatrice du Musée virtuel de la dissidence, exilée à Madrid.

[9] Sénateur à Miami et neveu de la première épouse de Fidel Castro.

[10] Prix délivré par les États-Unis.

Maradona, héraut du peuple et icône pop de la révolution

Diego Maradona auréole saint
Diego Maradona ceint d’une auréole. © Affiche du documentaire d’Asif Kapadia, consacré au joueur.

Légende qui a marqué l’histoire de la Coupe du monde, de l’Argentine et du football comme personne d’autre, le « Pibe de Oro », le « gamin en or » des bidonvilles de Buenos Aires, nous a quittés. Un 25 novembre, soit quatre ans jour pour jour après Fidel Castro, qui était devenu son ami, son confident. Celui que l’on croyait immortel nous laisse ainsi orphelins de la joie qu’il savait communiquer, balle au pied, mieux que quiconque, de cette passion enfantine du ballon qui transparaissait à chacune de ses touches de balle, de cette folie maîtrisée qui devenait de l’art. Nul doute qu’il restera éternel, et qu’il conservera à jamais une place dans le cœur de celles et ceux avec lesquels il a partagé cette belle passion qu’est l’amour du football.

La main de Dieu lui a certes été tendue trop tôt cette fois-ci, à notre grand regret, mais Diego nous laisse un héritage considérable : celui d’une icône pop, d’un personnage romantique et engagé, et d’un footballeur hors normes, dans cet ordre. Celui d’un football populaire et festif, humain et addictif, dans lequel le peuple pouvait s’identifier à l’un des siens et retrouver, avec lui, sa dignité. Celui d’un temps où le ballon rond n’était pas encore aseptisé par des impératifs de rentabilité et de retours sur investissement, mais encore un objet de rêves et de passions, un jeu d’enfants qui, devenus grands, savaient rester insouciants mais toujours en quête du « beau geste » qui est par essence gratuit et généreux.

Révolutionnaire autant par son style de jeu intuitif que par ses convictions en faveur du socialisme latino-américain, Maradona était devenu El Diego et même, pour les croyants de l’Église maradonienne, un demi-dieu. L’image de monsieur Tout-le-monde qu’il cultivait à travers une certaine simplicité se mêlait paradoxalement à son amour bien connu des voitures, des femmes et de la drogue. Retour sur la trajectoire de ce héraut du peuple, dont les failles ne le rendaient que plus humain encore, que plus attachant. Hommage de Léo Rosell et Pablo Rotelli.


L’enfant des bidonvilles devenu l’incarnation du « camp populaire »

Si Diego Maradona incarnait autant le peuple argentin, avec toutes ses contradictions, c’est qu’il en était lui-même issu. En effet, Maradona naît dans le quartier de Villa Fiorito, banlieue modeste située au sud du Grand Buenos Aires. Cinquième enfant, et premier garçon d’une famille de huit, il grandit dans un bidonville, et raconte à ce sujet, non sans humour, qu’il a « grandi dans une résidence privée… Privée d’eau, d’électricité et de téléphone. » Il touche également ses premiers ballons, à l’âge de six ans, dans les rues de Villa Fiorito, et dans le club de ce quartier, l’Estrella Roja.

Diego vouait alors un culte à Boca Juniors, le club des bidonvilles, éternel rival des millionnaires de River Plate. À huit ans, c’est toutefois Cebollitas, le centre de formation du club d’Argentinos Juniors, qui le repère, deux ans seulement avant d’apparaître dans son premier journal, Clarin. Le journaliste le qualifie alors de « pibe », annonçant que ce garçon a « la classe d’un futur crack ».

Maradona en 1970
Maradona en 1970.

Ses origines populaires jouent pour beaucoup dans la capacité d’identification des classes subalternes argentines, qui voient en Maradona certes un « enfant du pays », mais encore davantage l’un des leurs. Sa réussite est d’autant plus un modèle qu’elle ne l’a jamais empêché de rester fidèle à ses origines, et de continuer à défendre les intérêts des plus pauvres.

Cet ancrage social fort provoqua tout au long de sa vie des réactions contrastées, des passions articulées autour d’un schéma forgé en Argentine, la grieta, la fissure qui sépare les péronistes des antipéronistes, ceux qui s’identifient au « camp populaire » du reste de la « bonne société ». Celle-ci, éduquée, portègne, blanche, a le regard tourné vers l’Europe et les États-Unis, et rêve d’aller à Miami tandis que le gamin du bidonville a pour seul horizon el potrero, le terrain boueux où l’on joue chaque match comme une finale.

Une carrière à son image, généreuse et systématiquement au service du collectif

Maradona est le trait d’union d’un peuple comme il a été l’individu au service du collectif. S’il ne touche pas toujours le ballon, il organise, il prend des défenseurs avec lui, il dirige, il lie des stars mondiales et autour de lui, le collectif trouve tout son sens.

Alors qu’il joue son premier match professionnel quelques jours seulement avant son seizième anniversaire, et qu’il est sélectionné la même année pour la première fois avec l’équipe nationale, l’Albiceleste, Maradona attire les convoitises. River Plate lui propose alors un salaire astronomique, équivalent à celui d’Ubaldo Fillol, gardien légendaire et joueur le mieux payé du club à l’époque. Toutefois, les convictions et l’amour que Maradona portait au maillot le poussèrent à refuser l’argent de River Plate, et à signer plutôt dans son club de cœur, le rival Boca Juniors. D’ailleurs, lors du Superclásico qui a lieu deux mois plus tard seulement, Maradona livre une performance XXL et signe le deuxième but de cette large victoire 3 à 0, qui sonne comme une humiliation pour l’ennemi juré. La même année, il mène son équipe à la victoire du championnat argentin, en inscrivant un total de vingt-huit buts.

Peu après la Coupe du monde 1982, le FC Barcelone débourse la somme alors record de 1 200 millions de pesetas, équivalent aujourd’hui à sept millions d’euros, pour attirer en Catalogne le talent argentin. Il est à ce titre un artisan majeur de la victoire du club blaugrana lors de la Coupe du Roi en 1983, avant d’infliger une violente défaite au Real Madrid lors de la finale de la Coupe de la Ligue. À cette occasion, les supporters merengue se lèvent pour applaudir le joueur, vingt ans avant que le stade Bernabeu ne réitère ce geste face à un triplé de Ronaldinho.

Mais après avoir provoqué une bagarre générale face à l’Athletic Bilbao en 1984, et écopé de trois mois de suspension, il entame l’écriture des plus belles pages de sa carrière en signant à Naples, dont il deviendra une légende vivante. Lors de sa présentation, 80 000 supporters l’accueillent triomphalement au sein du stade San Paolo.

Maradona présentation Napoli
Diego Maradona lors de sa présentation à Naples, en 1984.

Alors que le club était la saison précédente à seulement un point de la relégation, cette arrivée est décisive pour le club qui renoue avec les premières places du classement, synonyme de qualification aux compétitions européennes. En 1986-1987, Maradona offre au Napoli le premier Scudetto de son histoire, avec en prime une Coupe d’Italie, doublé à nouveau réalisé en 1990. Le club populaire de Naples rivalise alors avec le puissant Milan AC mené par Baresi, Gullit ou encore Van Basten, à travers une opposition qui rappelle celle de David et Goliath.

Sa plus belle victoire : rendre sa dignité au peuple argentin

Toutefois, c’est avec l’équipe nationale argentine que Diego a acquis l’immortalité. Au début des années 1980, le pays a perdu la guerre des Malouines au profit du Royaume-Uni. En 1986, alors fraîchement sorti des années sanglantes de la dictature de Videla, le moral des Argentins était au plus bas. Cette année-là, la Coupe du monde est organisée en Amérique latine, au Mexique. Après avoir passé les phases de poules et les huitièmes de finale, l’Argentine retrouve l’Angleterre en quarts de finale, le 22 juin.

Le souvenir de la guerre des Malouines est alors omniprésent, y compris en tribunes. Le conflit s’est conclu quatre ans plus tôt par une victoire britannique. Sur le terrain, les Argentins remportent une revanche symbolique, menés par un numéro 10 auteur ce jour-là des deux buts les plus emblématiques de sa carrière, ayant marqué à jamais l’histoire du football. À la 51e minute, il devance de peu le gardien adverse et boxe du poing gauche le ballon aux fonds des filets.

L’arbitre valide ce but qui fera dire à son auteur, en conférence de presse, que le ballon a « été touché un peu avec sa tête et un peu avec la main de Dieu », baptisant ainsi ce but légendaire de façon aussi malicieuse que spirituelle. Un tel but, que certaines mauvaises langues ont assimilé à de la « triche », catalyse, à ce moment précis, cette logique de la revanche, ressentie plus qu’exprimée. C’est la dignité d’un peuple opprimé dans les relations internationales qui prend sa revanche contre l’impérialisme, et la dignité populaire devient alors éminemment politique.

Trois minutes seulement après, Maradona s’empare à nouveau du ballon et dribble la moitié de l’équipe anglaise pour enfin tromper le gardien en tirant pourtant dans un angle fermé. Ce deuxième but, à nouveau caractérisé par une combinaison de beauté, de magie et de débrouille, est commenté avec passion et larmes par le journaliste Victor Hugo Morales, et aussitôt qualifié par de « but du siècle ».

Il offre en même temps à l’Argentine son ticket pour la demi-finale contre la Belgique. Diego y marque à nouveau un doublé, avant de se qualifier pour la finale contre l’Allemagne. À son issue, le capitaine, artisan de ce triomphe, soulève la deuxième Coupe du monde de l’histoire du pays. Avec cinq buts et six passes décisives, il est logiquement élu meilleur joueur de cette compétition.

Héros du peuple et voyou désigné pour la bourgeoisie

Diego a mené son équipe nationale à la victoire, procurant à tout un pays plus de fierté nationale en un après-midi que la junte ne l’avait jamais fait. Il est également devenu l’incarnation vivante de la viveza criolla, la « ruse créole », cette intelligence populaire de la débrouille, forme d’empowerment qui consiste à passer entre les mailles du filet et à flirter en permanence avec l’illégalité.

Ce qui se joue, dans cette victoire sportive, est également du ressort du politique, à savoir la volonté de s’inscrire contre un ordre établi, contre une logique imposée par un groupe social au détriment des autres. C’est l’irruption de la plèbe dans la chose publique, à travers le sport et la ferveur populaire qu’il produit, ce qui induit nécessairement un enjeu démocratique de représentation du peuple.

Maradona CDM
Diego Maradona porté aux nues et brandissant la Coupe du monde, 1986.

Les réactions anti-maradoniennes sont alors situées sociologiquement du côté de la grande bourgeoisie argentine. La haine et le mépris moralisateur de cette dernière ne relèvent pas du hasard. De la même manière, l’amour et la passion que Maradona réveille sont profondément liés à la capacité d’identification des classes populaires à l’un des leurs, de telle sorte qu’ils débordent du terrain et du stade pour participer, avec lui, à un véritable raz-de-marée politique.

Si Maradona rapporte la Coupe du monde à un peuple meurtri par la misère et la dictature, ses aventures sexuelles et sa relation avec la cocaïne lui valent au contraire les critiques violentes et à charge de cette bourgeoisie qui voit en lui avant tout un villero, un habitant des bidonvilles. Lorsqu’elle s’empare de questions pourtant légitimes, comme celles de violences machistes ou d’usage de drogues, ce n’est ainsi que pour mieux salir le pauvre, l’empêcher de revendiquer son droit à la dignité, lui aussi.

Les courants associés au féminisme villero, populaire et pauvre, issu du lumpenprolétariat le plus exclu d’une société périphérique comme l’argentine, défendent ainsi Maradona de façon passionnée. Dans un article publié sur le site féministe Marcha, Nadia Fink, Lisbeth Montaña et Camila Parodi s’affirment comme « féministes, populaires et maradoniennes », en justifiant leur position par le fait que leur « féminisme est construit dans la boue et la contradiction, sur le collectif et la célébration, sur les larmes et la douleur quotidienne de l’injustice. »

De même, pour Monica Santino, ancienne joueuse de football et membre du club féministe La Nuestra, de la Villa 31, « il est inconcevable de penser un monde sans Maradona comme il est inconcevable de penser un monde sans féminisme. Ainsi, mettre en contradiction l’un avec l’autre, comme si l’on ne pouvait pas être féministe et aimer Maradona, […] ce n’est pas le féminisme que j’utilise comme outil pour transformer ma propre vie et celle de ceux et celles qui m’entourent. C’est-à-dire, la quête d’un monde plus juste où il n’y aurait plus d’opprimés. Et Maradona a beaucoup à voir avec cela. »

Plus largement, d’autres militantes féministes défendant publiquement Maradona invitent plutôt à regarder en face les contradictions qui imprègnent ce même engagement, rappelant « qu’on ne peut séparer l’homme, non pas du footballeur – comme on pourrait l’entendre – mais des structures historiques et sociales de domination au sein desquelles il s’enracine. Dominations contre lesquelles Maradona s’est bel et bien levé. » La féministe italienne Cinzia Arruzza, notamment co-autrice avec Tithi Bhattachrya et Nancy Fraser de l’essai Féminisme pour les 99%, conclut en ce sens que Maradona était « un homme à la fois génial et terrible, à la fois divin et bien trop humain, devenu un symbole, non seulement de l’anti-impérialisme, mais aussi de dignité pour les opprimés et les colonisés » à travers le monde.

Du Diego de Gloire à la dévotion de D10S, en passant par une longue Passion : l’itinéraire christique de Maradona

Néanmoins, les prestations sportives de Maradona se retrouvent trop rapidement éclipsées par ses frasques en dehors du terrain, notamment sa proximité avec certains membres de la Camorra, et surtout son addiction à la drogue et aux fêtes débridées. Car à la différence de Jésus, Maradona n’a pas su résister aux nombreuses tentations que la vie de superstar du football tend à ses rares élus. De nombreuses rumeurs et une pression médiatique croissantes furent le prélude à une longue descente en Enfer de cet ange déchu du football. Tombé en disgrâce à la suite d’un test positif à la cocaïne, il est transféré à Séville, puis rejoint rapidement son pays natal, où il finit sa carrière, dans son club de cœur, Boca Juniors.

Malgré cette fin de carrière frustrante, et sans doute injuste au regard de son talent, Maradona a laissé derrière lui une marque ineffaçable dans les clubs qu’il a fréquentés, et a reçu à ce titre les hommages d’un dieu vivant de la part de ses fidèles. À Naples, le numéro 10 a été retiré à la suite de son départ. Le stade d’Argentinos Juniors, où il a fait ses débuts en tant que professionnel, a été rebaptisé stade Diego Maradona, tandis que les statues, les graffitis et les fresques murales essaiment dans la ville des Azzuri, comme en Argentine. Maradona est ainsi devenu une icône, imprégnant la culture populaire argentine, napolitaine et plus largement mondiale, inspirant de nombreuses chansons, des films et autres œuvres d’art.

Ses nombreuses représentations christiques, la tête ceinte d’une auréole voire les bras en croix, sont une expression prégnante de cette adoration rituelle pour un personnage mêlant, à l’image du Christ, une dimension humaine, qui le rend mortel attachant, et une dimension divine, qui le rend immortel et fascinant, pouvant justifier dès lors qu’il soit l’objet d’un culte.

Cette dévotion a même mené à une forme d’institutionnalisation, certes en partie burlesque, avec la création à la fin des années 1990 de l’Église maradonienne, qui compte près de 100 000 adeptes à travers le monde. Selon son calendrier, nous sommes ainsi en l’an 60 après D.-M. Le Noël maradonien est célébré le 30 octobre, jour de l’anniversaire du divin joueur, et les Pâques maradoniennes ont quant à elles lieu à une date fixe, le 22 juin, jour de la mystique « main de Dieu », miracle dûment honoré. Après tout, Pier Paolo Pasolini ne disait-il pas que « le football est la dernière représentation sacrée de notre temps » ?

Ces références bibliques et religieuses peuvent bien sûr paraître étonnantes dans nos sociétés sécularisées. Toutefois, si cette idolâtrie est si forte en Amérique latine, et que le christianisme y constitue toujours un facteur d’identification populaire majeur, c’est notamment en raison de l’imprégnation de la théologie de la Libération qui y est née. Cette lecture de l’Évangile considère en effet que « le Christ est le premier et le plus grand des révolutionnaires », pour paraphraser Hugo Chávez, et que la religion est un facteur d’émancipation des peuples opprimés, à rebours de la conception athée et marxiste de la religion dénoncée comme étant « opium du peuple ».

Sa foi catholique n’a d’ailleurs pas empêché Maradona de critiquer le pape Jean-Paul II qui se trouvait incapable de concilier l’opulence du Vatican avec la pauvreté dont souffrent de nombreux catholiques dans le monde entier, rappelant ainsi des principes fondateurs de l’Évangile, en termes de lutte contre la pauvreté. Au contraire, ses liens avec le pape François, très apprécié par les milieux populaires argentins, furent extrêmement chaleureux : lors de sa visite au Vatican, après que le pape l’a pris dans ses bras, Maradona déclara même que la dernière personne qui l’avait pris dans les bras de cette manière était son père.

Un soutien zélé au socialisme latino-américain et à l’anti-impérialisme

Son engagement politique en faveur de la classe ouvrière et de ses intérêts l’a mené à affirmer son soutien à de nombreux leaders de la gauche latino-américaine, au risque de déplaire à certains. Il a ainsi dédié son autobiographie au peuple cubain, et s’est même fait tatouer Fidel et le Che sur son corps, dévoilant fréquemment et avec fierté ces tatouages. De fait, dès 1987, alors au sommet de sa gloire avec Naples et l’Albiceleste, il se rend à Cuba, où il noue une relation de confiance avec Castro, avec lequel il échange notamment sur le Che qu’il admire tant. Cette amitié se traduit par de nombreux séjours dans l’île, notamment pour soigner son addiction à la cocaïne, en 2004. Présent lors des funérailles du « líder máximo », en 2016, l’idole des terrains va jusqu’à déplorer à cette occasion la perte d’un « second père ».

Maradona Castro
Diego Maradona portant un t-shirt du Che en compagnie de Fidel Castro en 2006.

Très proche également d’Hugo Chávez, fondateur de la « révolution bolivarienne » vénézuélienne, il s’était rendu avec Evo Morales, futur président de la Bolivie, au « sommet des peuples » organisé en 2005, lors duquel il avait notamment déclaré : « Je suis fier, en tant qu’Argentin, de pouvoir monter dans ce train pour exprimer mon rejet à l’égard de cette poubelle humaine que représente Bush. Je veux que tous les Argentins comprennent que nous luttons pour la dignité », tandis que Chávez l’invita sur scène lors de son discours, au cri de « Vive Maradona, vive le peuple ! », repris par la foule.

Au cours de la campagne présidentielle de mai 2018, il était allé jusqu’à « mouiller le maillot » en participant au dernier meeting de Maduro à Caracas, déclarant à la tribune qu’il se considérait comme son « soldat ». À la suite du coup d’État mené par Juan Guaidó, et alors qu’il était entraîneur de l’équipe mexicaine des Dorados de Sinaloa, Maradona a même écopé d’une amende par la fédération de football du Mexique pour manquement à la « neutralité politique et religieuse ». En effet, le 31 mars 2019, il avait tenu à « dédier ce triomphe à Nicolás Maduro et à tous les Vénézuéliens qui souffrent », et en avait profité pour critiquer vertement Donald Trump, estimant que « les shérifs de la planète que sont ces Yankees croient qu’ils peuvent nous piétiner parce qu’ils ont la bombe la plus puissante du monde. Mais non, pas nous. Leur tyran de président ne peut pas nous acheter ».

De telles prises de position détonent forcément dans l’univers de plus en plus aseptisé du football. Alors que certains footballeurs brésiliens, comme Neymar, Ronaldinho, Rivaldo, ou Cafu, s’étaient toutefois risqués à apporter publiquement leur soutien au candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro, notamment en raison de leur foi évangéliste partagée, Maradona soutenait au contraire l’ancien président socialiste Lula.

Diego s’inscrit ainsi dans la grande tradition des leaders populistes latino-américains. Sa politique s’appuyait en effet davantage sur l’émotion et les affects que sur la nuance. Le culte politique de Diego s’est d’ailleurs construit sur cette réputation, de telle sorte qu’il jouit d’un niveau de popularité qu’aucun politicien actuel ne pourrait espérer atteindre.

Bref, sa ligne est claire. Que l’on soit d’accord avec lui ou pas, Maradona défend ses positions envers et contre tous, et ce, jusqu’à son dernier souffle. Cela lui vaut, une nouvelle fois, l’amour inconditionnel des secteurs populaires qu’il incarne et le mépris de ses détracteurs qui sont, sans surprise, bien éloignés socialement des premiers.

De la ferveur populaire au deuil national et planétaire

Les scènes de dévotion spontanée dont les images témoignent depuis l’annonce de la mort du Pibe de Oro ainsi que l’annonce par le gouvernement argentin de trois jours de deuil national sont à la hauteur de l’émotion qu’il a su transmettre à ses adorateurs, balle au pied et en-dehors du terrain, par ses prises de positions en faveur des plus humbles.

Les orphelins de Diego sont les mêmes descamisados d’Eva Perón qui ont pleuré sa mort. En face d’eux, ceux qui ont trinqué au slogan de « vive le cancer » — Eva Perón est décédée d’un cancer du sein — sont les mêmes qui condamnent Maradona sur les réseaux sociaux, qui ne respectent pas la douleur populaire et qui attaquent un adversaire endeuillé. Incapables d’aimer ses propres icônes, de se fédérer autour d’un facteur positif, l’opposition ne peut que se rassembler autour de la haine de tout ce qui est populaire, représenté par la gauche latinoaméricaine, incarné dans le prolétariat et les classes populaires. Dans ce gamin qui jongle, cet autre qui vend des glaces au feu rouge, cette prostituée ou ce mendiant. En un mot, la plèbe. Diego Armando Maradona fut un formidable héraut de la plèbe et l’intelligentsia ne le supportait pas.

Cette même plèbe qui fut visée par les premières politiques néolibérales de la dictature de Videla, massacrée par le génocide caché que Rodolfo Walsh a dénoncé dans sa célèbre lettre ouverte à la Junte, et qui lui valut la mort. Issu du même milieu, Maradona ne peut qu’embrasser les Mères de la Place de Mai, dont les fils ont combattu avec courage et détermination cette dictature qui les a condamnés à une misère structurelle. Si l’on peut avoir a priori du mal à comprendre pourquoi une star mondiale du football s’émeut lorsqu’elle prend dans ses bras une femme au voile blanc, le concept de « camp populaire » rend cohérente et intelligible cette réalité. Les éléments qui le composent tissent un lien émotionnel, presque charnel, les uns avec les autres, pour faire peuple vis-à-vis d’ennemis communs, telles que la Junte et les puissances impérialistes qui la soutiennent.

Si on pleure à Naples un étranger devenu familier, et dans le monde, une figure insoumise et un joueur magistral, on ressent en Argentine, et plus largement en Amérique latine, que l’un des piliers fondamentaux sur lesquels se sont construites les identités individuelles et collectives vient de s’effondrer. « Je sens qu’une partie de mon enfance vient de mourir » déclare l’un des portègnes venus lui rendre un dernier hommage à la Place de Mai. Un autre, pour se consoler, estime que « Dieu a plus besoin de lui que nous », justifiant ainsi son rappel à la droite du Père. Sa mort l’immortalise en même temps qu’il nous rend tous plus mortels. « Avec Maradona on meurt tous un peu », déclare un représentant de l’un des mouvements d’entreprises récupérées par ses travailleurs.

Les chants de fidèles venus lui rendre un dernier hommage témoignent également de cet amour du peuple pour Maradona. Que ce soit en entonnant à l’unisson « Diego, querido, le peuple est avec toi » ou « Diego est ma vie car c’est la joie de mon cœur », la foule offre ainsi des images émouvantes qui révèlent la puissance unificatrice et mobilisatrice de cet homme du peuple, dont le charisme et l’engagement sont pour beaucoup dans l’aura qu’il avait auprès d’eux. Un autre slogan, repris notamment sur les réseaux sociaux par l’entraîneur catalan Pep Guardiola, insiste davantage sur la générosité de Maradona dont le peuple se dit reconnaissant, en déclarant que « ce qui importe, ce n’est pas ce que tu as fait dans ta vie, mais ce que tu as fait dans la nôtre ».

Dans sa grandeur et dans sa chute, El Diego incarne cette notion de peuple si difficile à définir académiquement mais si présente dans l’esprit de chacun qui s’y identifie. Il est à la fois celui qui offre à tout un pays une Coupe du monde, celui qui remporte un championnat avec Boca Juniors et celui qui frôle la mort à la suite d’une overdose de cocaïne. L’icône plébéienne ne peut être qu’à l’image, pour le meilleur et pour le pire, de ceux qu’il reflète. Humains. Réels. Loin de l’esthétique bourgeoise dont raffolent certains secteurs socio-économiques en Argentine, Maradona transcende les catégories morales, nécessairement situées, qui ont façonné son époque, et qui manquent cruellement à la nôtre.

Défendre l’héritage de Diego, c’est défendre un football populaire et humaniste

C’est justement cette part d’humain, d’instinct, de folie et de magie, qui se perd dans le football mondialisé. Avec Maradona, un monde disparaît encore un peu plus, celui du football comme on l’a tant aimé, populaire et festif, capable d’exalter tout un peuple à travers des émotions partagées et une dignité retrouvée. Le besoin de rentabilité des joueurs, pensés comme des machines dans lesquelles investir — pour vendre des maillots, obtenir des parts de marché, des droits TV — et des marchandises à échanger sur le marché des transferts, a mené à une forme d’uniformisation des profils et du jeu, de plus en plus mécanique et de moins en moins instinctif. Avec la hausse tendancielle du niveau athlétique et les évolutions technologiques type VAR, l’assistance vidéo, les joueurs ressemblent de plus en plus à leurs avatars des jeux-vidéos FIFA ou PES, et non plus l’inverse.

Ce qui fait le plaisir du jeu, et l’intérêt de ce sport, c’est pourtant sa part d’incertain, ce facteur humain qui permet à la fois les coups de génie et les « boulettes ». Le football est d’autant plus moral qu’il est parfois injuste, et de cette injustice peut alors naître un sentiment d’injustice, des affects et de la colère mobilisables dans le champ politique. Albert Camus aimait à dire : « Tout ce que je sais de la morale, c’est sur les terrains de football et sur les planches de théâtre que je l’ai appris, et qui furent mes véritables universités. »

Ces propos entrent parfaitement en cohérence avec « l’homme révolté » que fut Maradona, humaniste et romantique, avec ses parts d’ombre et de lumière. Notons d’ailleurs que les deux personnages partageaient des origines populaires que le football a su transcender, en leur donnant, à travers la liberté poétique des dribbles, des jongles et des accélérations, une manière à eux de s’émanciper de l’ordre établi, et d’étouffer le silence déraisonnable du monde.

Face au COVID-19, le retour en grâce des médecins cubains

Médecins cubains Ebola
Médecins cubains lors de l’épidémie Ebola, ° Creative commons

Depuis le début de la crise du Covid-19, de nombreux pays ont fait venir des médecins cubains sur leur sol pour soigner leur population et les aider à trouver un remède. Parmi eux, la France a autorisé l’entrée de médecins cubains dans ses départements d’outre-mer. La médecine constitue ainsi une facette cruciale de la diplomatie cubaine, qui trouve ses origines dans la révolution de 1959. Le rayonnement international de l’île est aujourd’hui limité par un nouvel environnement géopolitique hostile au gouvernement cubain, caractérisé par l’émergence d’une série de gouvernements conservateurs et pro-américains. Par Antoine Bourdon et Léo Rosell. 


Aux origines du système de santé cubain

Depuis la révolution de 1959, le développement d’un système de santé publique performant a été, avec l’éducation, l’une des priorités du gouvernement cubain, de telle sorte que l’île est devenue une référence mondiale dans ce domaine.

L’enjeu était double pour le gouvernement cubain : la santé lui permettait de démontrer son attachement au développement humain et à l’amélioration des conditions matérielles de sa population, mais aussi de développer une véritable « diplomatie médicale », de nombreux médecins cubains étant envoyés dans des pays en voie de développement ou subissant une grande crise sanitaire, pour subvenir aux besoins de santé de leurs populations.

Cuba est ainsi le pays qui produit le plus grand pourcentage de médecins par habitant au monde, avec un médecin pour 148 habitants en 2012 selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La révolution cubaine (1953-1959) avait pourtant en son temps poussé à la fuite un grand nombre de médecins et de professeurs de médecine formés sous la dictature de Fulgencio Batista.

Le développement d’un système de santé efficace était donc à la fois une nécessité face à cette fuite massive des cerveaux et une revendication qui découlait logiquement de la perspective révolutionnaire des nouveaux dirigeants. Dès la victoire des insurgés en 1959, l’ensemble du système de santé fut nationalisé, du plus petit hôpital aux assurances privées. En parallèle, le prix des traitements fut progressivement abaissé jusqu’à devenir nul, et la gratuité des soins a d’ailleurs été inscrite dans la Constitution cubaine.

Deux principes clés : la prévention et la proximité

Les révolutionnaires développèrent également le système éducatif médical qui se réduisait en 1960 à une seule école à La Havane. Elle en compte aujourd’hui vingt-six. L’île ne retrouva un nombre de docteurs équivalent à celui d’avant la révolution qu’en 1976. Mais la vision révolutionnaire de la médecine ne s’arrêtait pas à un financement massif du secteur, elle s’accompagna également d’une profonde transformation du rapport de la société cubaine à la médecine.

Ce n’est sans doute pas pour rien que Cuba a fait d’un médecin, en la personne d’Ernesto “Che” Guevara, une icône mondiale de la Révolution. Alors que les médecins de l’île répugnaient à s’installer dans les territoires ruraux de l’île, ce dernier leur déclara dès 1960 : « Nous devons changer nos concepts, non seulement les concepts généraux, sociaux et philosophiques, mais parfois aussi nos concepts médicaux », appelant dès lors à une véritable révolution y compris dans ce domaine car, rappelait-il encore, « si vous êtes soldat ou révolutionnaire, restez d’abord un médecin ». 

salle attente Che
Portrait du « Che » dans une salle d’attente à Cuba. “La vie d’un être humain vaut plus que tout l’or de l’homme le plus riche du monde.”

Le gouvernement a ainsi totalement repensé le maillage territorial médical pour permettre deux principes clés : la prévention et la proximité, la base de ce système reposant sur des polycliniques locales. Le nouveau système de santé a mis l’accent sur les soins primaires et une approche de « médecine complète », qui consiste dans un accompagnement préventif servant à limiter et détecter en amont les cas de maladie et dans un accompagnement accru a posteriori, en plus du traitement dispensé à l’hôpital. 

« Le secteur biotechnologique est devenu un des piliers de l’économie cubaine »

Cette démarche « complète » a été rendue possible par le grand nombre de médecins formés, suffisant pour suppléer largement aux besoins médicaux sur l’ensemble de l’île. Des « équipes de santé primaires » furent créés en 1984, composées d’un médecin et d’un infirmier. En 2004, ces équipes supervisaient seulement 120 à 150 citoyens chacune, ce qui a permis l’instauration d’un véritable lien de proximité entre les habitants et le service public de santé, ainsi qu’une insertion de la prévention médicale et du suivi sur le long terme au cœur du tissu social cubain.

Un système qui résiste tant bien que mal aux difficultés économiques de l’île et au manque de moyens

Le système de santé cubain s’est révélé relativement résilient face aux aléas économiques. En 1989, avec l’effondrement du bloc de l’Est, Cuba perdit une très grande partie de ses partenaires commerciaux, tandis que les sanctions américaines imposées en 1992 par le Cuba Democracy Act inaugurent une « période spéciale » particulièrement douloureuse.

Ces problèmes économiques ont engrangé de nombreuses perturbations dans la vie quotidienne des Cubains : en plus du rationnement de la nourriture et des pénuries de médicaments, ceux-ci ont dû faire face à une épidémie de neuropathies optiques. Le gouvernement a néanmoins continué à financer le service public de santé de façon constante malgré des ressources toujours plus limitées. Lorsque l’économie s’est stabilisée, le système de santé a donc pu continuer à se moderniser jusqu’à devenir un secteur de pointe.

C’est notamment l’objectif de son Centre de recherche et développement de médicaments, dont le rôle est de produire les médicaments principaux dont la population de l’île a besoin. Ce système lui permet également de s’émanciper des industries pharmaceutiques traditionnelles, liées au secteur privé. Ainsi, Cuba a pu concentrer ses investissements sur la recherche médicale, ce qui lui a notamment permis d’être le premier pays au monde à éliminer la transmission du VIH de la mère à l’enfant, ainsi que la poliomyélite. 

« De nombreuses institutions internationales ont salué les succès de la politique cubaine en matière de santé »

Le secteur biotechnologique est donc devenu un des piliers de l’économie cubaine. L’innovation constante dans ce domaine a permis la création de nombreux laboratoires reconnus dans le monde entier, et la fabrication de nombreux vaccins, comme celui contre l’épidémie de méningites en Afrique de l’Ouest en 2010.

C’est pourquoi de nombreuses institutions internationales ont salué les succès de la politique cubaine en matière de santé et de développement humain. En ce sens, le Fond des Nations unies pour la population note que Cuba « a adopté il y a plus d’un demi-siècle des programmes sociaux très avancés, qui ont permis au pays d’atteindre des indicateurs sociaux et démographiques comparables à ceux des pays développés ».

Ce système de santé, bien qu’il ne puisse bénéficier en permanence d’équipements de pointe et qu’il souffre de manière chronique d’un manque de moyens, permet à Cuba de profiter d’indicateurs de santé qui comptent parmi les plus hauts du continent américain. Le système de santé cubain a en ce sens été classé au 23ème rang mondial par l’OMS en 2000, le premier d’Amérique latine et des Caraïbes. D’après les chiffres de l’ONU, la mortalité infantile à Cuba est d’environ 4‰ contre 6‰ aux États-Unis entre 2005 et 2010. À titre de comparaison, les « pays les moins avancés » (Chine exclue) affichaient en moyennent une mortalité infantile de 49‰ durant cette période. 

Pourquoi les médecins cubains sont-ils si demandés ?

De même, Cuba a développé dès les premières années de sa révolution un cadre de coopération Sud-Sud au sein duquel la médecine occupe un rôle majeur. Le système fonctionne par l’octroi de médecins par le gouvernement cubain, dont le paiement par le pays bénéficiaire finance en retour le système de santé cubain. 

Si la première mission à l’étranger de médecins cubains se déroula dans la jeune Algérie indépendante en 1962, la majeure partie de ses actions fut d’abord focalisée sur l’aide aux populations victimes de catastrophes naturelles ou d’épidémies, principalement en Amérique Latine.

Entre 1960 et 2000, pas moins de 67 000 médecins furent ainsi envoyés à l’étranger. Sur place aussi, les médecins cubains soignent les patients selon la doctrine de la médecine complète, et participent souvent à des opérations de formation destinées à renforcer le système de santé local. 

Une telle coopération prend forme dans le cadre du Programme intégral de santé lancé en 1998. L’envoi de médecins cubains au Guatemala en 1998 a notamment permis de diviser par deux la mortalité infantile dans six départements du pays et de réduire massivement l’ampleur des déserts médicaux après seulement 18 mois de présence sur place.

Cette démarche s’est concrétisée avec la création de l’École Latino-américaine de Médecine, qui accueille gratuitement chaque année des étudiants de toute l’Amérique Latine mais aussi des États-Unis ou du Pakistan, destinée à former des étudiants défavorisés à la médecine à la cubaine.

Etudiants ELAM
Etudiants de l’Ecole latino-américaine de médecine.

Ce projet, lancé en 1999 à la suite des désastres provoqués par des ouragans en Amérique centrale et dans les Caraïbes, symbolise cette orientation cubaine, qui sous couvert d’altruisme et de solidarité internationaliste, révèle aussi une véritable stratégie d’influence géopolitique.

La médecine, arme de softpower massive de Cuba

Cette influence en matière de coopération sanitaire et médicale a notamment été étudiée par Patrick Howlett-Martin, dans La coopération médicale internationale de Cuba. L’altruisme récompensé.

L’épidémie du virus Ebola en Afrique fut un bon exemple de cette coopération, de telle sorte qu’en octobre 2014, le secrétaire d’État américain John Kerry a salué dans un communiqué officiel l’envoi de 165 médecins et infirmiers cubains en Afrique de l’Ouest pour répondre aux besoins suscités par cette crise.

De même, le New York Times, dans un éditorial intitulé « Cuba’s Impressive Role on Ebola », interpellait Barack Obama sur ce sujet, quelques semaines seulement avant un rapprochement inédit entre les deux pays, allant jusqu’à estimer que “cela devrait rappeler à l’administration d’Obama que les avantages d’un renouement rapide des relations diplomatiques avec Cuba l’emportent largement sur les désavantages qu’il constituerait.”

Une manne économique majeure

Outre l’intérêt diplomatique que peut trouver le régime cubain à cette exportation de médecins, cette coopération constitue également une source de revenus considérable pour l’État cubain. En effet, à part pour les pays les plus indigents, cette aide est facturée par Cuba : ces programmes représentent aujourd’hui 11 milliards de dollars annuels de revenus pour le gouvernement cubain. Cet apport constitue en ce sens la principale source de recettes de l’État, une somme supérieure à celle générée par le tourisme sur l’île.

Le rayonnement international de Cuba dans les questions de santé, et sa capacité à développer une action diplomatique atypique, autour de cette « diplomatie médicale », se comprennent donc à la lumière de ces multiples facteurs, qui en font une référence en matière de système de santé publique et d’aide médicale aux pays les plus défavorisés.

médecin Cuba Mozambique
Médecin cubain au Mozambique à la suite de l’ouragan Idai, avril 2019.

Une fois encore, le gouvernement cubain justifie cette politique par la volonté d’émanciper la population des contraintes matérielles qui l’empêcheraient d’avoir un accès aux soins satisfaisant. Celui-ci passe notamment par une omniprésence du secteur public dans la santé, et par une solidarité internationaliste, renvoyant à des principes communistes fondamentaux.  

« Le “tournant à gauche ” des années 2000 a renforcé ces programmes et créé un bloc de coopération latino-américain. »

Coopération médicale et intégration régionale

L’élection d’Hugo Chávez au Venezuela avait constitué un tournant dans la diplomatie médicale cubaine, dans la perspective de cet internationalisme médical appliqué à l’échelle régionale. De nombreux programmes bilatéraux furent mis en place, Cuba intervenant notamment dans la “Misión barrio adentro” qui a fourni une présence médicale aux millions de Vénézuéliens pour qui le secteur de la santé était alors inaccessible. Le Venezuela, en échange, a développé des liens économiques inédits avec Cuba, toujours sous embargo américain, notamment à travers l’approvisionnement de l’île en pétrole.

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Hugo Chávez, en 2003, habillé en médecin lors du lancement de la « Misión barrio adentro ». À l’arrière-plan, un portrait du Che Guevara.

Le « tournant à gauche » des années 2000, marqué par l’élection de Lula au Brésil, d’Evo Morales en Bolivie, ou de Rafael Correa en Équateur, a multiplié les programmes de cette nature, les inscrivant dans un cadre de coopération continental. L’ALBA, inaugurée en 2005 par Fidel Castro et Hugo Chávez, et qui regroupe les gouvernements partageant officiellement la volonté d’instaurer un « socialisme du XXIe siècle », a notamment institutionnalisé une coopération triangulaire entre Cuba, fournisseur de médecins, le Venezuela, producteur de pétrole, et la Bolivie, cultivatrice de soja.

Cet environnement international a permis à l’économie cubaine de respirer, et au gouvernement de continuer à développer le secteur de la santé. La résurgence de gouvernements pro-américains et néolibéraux, marquée par la prise de pouvoir de Michel Temer puis de Jair Bolsonaro au Brésil, ainsi que le coup-d’État contre Evo Morales en Bolivie, ont cependant rebattu les cartes. Le Brésil a chassé en 2018 les médecins cubains de son territoire. L’Équateur de Lenín Moreno et la Bolivie de Jeanine Añez n’ont pas tardé à lui emboîter le pas.

Ces revirements privent ainsi l’État cubain d’une partie importante de ses précieux revenus, et restreignent l’étendue de ses coopérations. La résilience du gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro permet pour le moment de limiter l’impact de ces revirements politiques, mais la situation géopolitique de l’île n’avait pas semblé aussi fragile depuis les années 1990.

Le coronavirus, une aubaine pour le renouveau de la « diplomatie médicale » cubaine ?

À cause de la pandémie du COVID 19, les missions des brigades médicales cubaines aux pays en difficulté ont depuis augmenté, principalement dans la Caraïbe et en Amérique latine, mais aussi en Chine, en Afrique, et même en Europe.

« Cette situation, en plus de manifester l’incapacité de l’Union européenne, a suscité la colère de Donald Trump »

Le 24 mars, une quarantaine de députés français de tout bord incitait le Premier ministre Édouard Philippe à solliciter l’aide médicale de Cuba, peut après l’arrivée de médecins cubains en Italie. François-Michel Lambert, député ex-LREM, avait alors souligné qu’ « effectivement, Cuba a développé une expertise rare dans la gestion des crises d’épidémies sanitaires sur tous les continents ». Le gouvernement avait alors accepté par décret l’envoi de médecins cubains dans ses départements d’outre-mer. Une décision qui permet « d’aller puiser dans nos ressources fraternelles cubaines », se réjouit Catherine Conconne, sénatrice du Parti progressiste martiniquais. Cette dernière avait justement été à l’origine, en 2019, d’un amendement au code de la santé afin de permettre à Cuba d’envoyer un contingent médical pour lutter contre les déserts médicaux en outre-mer. 

Cette situation, en plus de manifester l’incapacité de l’Union européenne à répondre de façon coordonnée et solidaire à cette crise, a suscité la colère du président des États-Unis, Donald Trump. Pointant à juste titre la difficulté du quotidien des médecins cubains à l’étranger, parfois exposés à de très grands risques et confrontés à une grande précarité, l’essentiel de leurs revenus étant captés par l’île, le département d’État s’était ainsi violemment exprimé contre l’aide médicale cubaine, s’exposant à son tour à de vives critiques.

Dans une riposte, les dirigeants cubains ont à leur tour accusé les dirigeants américains d’immoralité. Juan Antonio Fernández, directeur adjoint de la communication du Ministère des affaires étrangères a ainsi déclaré : « La pandémie nous menace tous. C’est le moment de pratiquer la solidarité et de venir en aide à ceux qui en ont besoin », rappelant non sans provocation que Cuba compte 8,2 médecins pour 1000 habitants, contre 2,6 pour les États-Unis.

Reste à savoir si la diplomatie médicale cubaine, qui a vu son prestige renforcé lors de la crise tragique du coronavirus, permettra à l’île de pallier sa fragilité géopolitique régionale, accentuée par les revirements politiques de ses anciens alliés brésilien, équatorien et bolivien. 

 

Pour aller plus loin :

Revolutionary Doctors. How Venezuela and Cuba are changing the world conception of health care, NYU Press, 2011

De Vos, Pol, “Cuba’s international cooperation in health : an overview”, International Journal of Health Services, Sage Publications, Vol. 37, n°4, 2007

Cuba, tête de gondole du tiers-mondisme

Lien
@Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Libre de droits car tombé dans le domaine public.

A l’heure du décès de Fidel Castro, il convient de se demander comment une aussi petite île que Cuba peut autant faire réagir, et de manière aussi manichéenne, à travers le monde. Parmi les raisons de l’image positive véhiculée par l’ancien dirigeant cubain en dehors de l’Europe et des Etats-Unis, on trouve son engagement pour la souveraineté des peuples à travers le monde qui en fait un symbole des luttes anti-impérialistes du XXème siècle.

De l’isolement régional…

Il n’est pas étonnant de voir que la République de Cuba n’est jamais devenue une République populaire et a gardé sa dénomination d’origine. Pour les dirigeants cubains, la révolution de 1959 est le prolongement logique de la lutte pour l’indépendance de la fin du XIXème siècle, portée par des figures comme José Marti, qui imaginait déjà à son époque un destin commun pour l’Amérique latine. Indépendante en 1898 suite à une guerre entre les Etats-Unis et l’Espagne sur son territoire, l’île reste de fait dépendante des Etats-Unis, de par l’amendement Platt qui leur donne un droit d’ingérence, puis grâce au régime de Fulgencio Batista, qui ouvre grandes les portes du pays à l’allié étasunien.

Dans les premières années de la révolution, le nouveau régime cubain est exclu, avec la pression des Etats-Unis, de l’Organisation des Etats Américains lors de la conférence de Punta del Este (Uruguay) en 1962. Castro va donc à partir de ce moment-là chercher à se faire entendre via les organisations internationales auxquelles appartient Cuba et faire de l’ONU une tribune pour sa cause.

En Amérique latine, l’action de Cuba va donc se limiter à un soutien à de nombreux mouvements de guérilla en opposition aux dictatures militaires sans soutenir « d’exportation de la Révolution », ce qui va accélérer une fin des relations avec les pays de la région. Il faudra attendre les années 1980 et la fin des dictatures militaires dans la région, ainsi que l’engagement de Cuba pour l’abolition de la dette extérieure des pays du Tiers-monde, pour voir une normalisation de ces relations.

…à un statut d’acteur international

Cependant, Cuba devient dans le reste du monde le symbole du petit pays qui réussit à s’échapper de la zone d’influence américaine, sentiment renforcé par le débarquement manqué de la CIA dans la Baie des Cochons en 1961 puis par le blocus mis en place l’année suivante. Le régime castriste va utiliser cette image pour mettre en place une politique extérieure d’importance. L’équilibre à trouver reste cependant assez fragile, Fidel Castro apportant son soutien au mouvement des non-alignés tout en gardant un relatif alignement sur le nécessaire allié soviétique. C’est ainsi que La Havane organise en 1966 la Conférence Tricontinentale, à laquelle participent des représentants de 82 pays du Tiers-monde. De cette conférence, minée par le récent enlèvement de Mehdi Ben Barka, découlent la création de l’Organisation de Solidarité des Peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine et le soutien non seulement aux mouvements d’émancipation nationale mais aussi au Nord-Vietnam et à Cuba contre le blocus.

Fidel Castro devient alors l’un des symboles des dirigeants engagés du Tiers-monde. Il rencontre régulièrement et crée des liens avec les grands dirigeants tiers-mondistes, et engage Cuba sur la question palestinienne, contre l’apartheid en Afrique du Sud et pour l’indépendance réelle des pays dans une optique internationaliste.

C’est dans cette optique que Cuba va s’engager dans la guerre civile angolaise du côté du MPLA face à l’UNITA, soutenue par l’Afrique du Sud et le Zaïre de Mobutu Sese Seko. Cet exemple reste le plus parlant, mais on verra aussi des soutiens logistiques à l’Algérie, à l’Ethiopie de Mengistu – de loin la pire alliance menée par le régime castriste – ou au Nicaragua sandiniste. Après la fin de la Guerre froide, cette aide logistique évolue en une exportation de capital humain qui permet un soutien international contre le blocus.

Une réintégration réussie en Amérique latine

Après la disparition de l’URSS, traumatisme profond pour les dirigeants cubains, le régime cherche à diversifier ses échanges, avec la Chine, l’Espagne et surtout le Venezuela d’Hugo Chavez. Le programme « Barrio adentro », qui voit l’envoi de médecins cubains au Venezuela contre un accès à des prix réduits sur le pétrole vénézuélien, sera à l’origine de la création en 2005 de L’ALBA (Alternative Bolivarienne pour les Amériques), qui s’oppose au libre-échange promu par les Etats-Unis et propose une politique d’échanges, d’investissements et de solidarité.

La réintégration de Cuba dans la région n’est cependant pas seulement le fait de gouvernements de gauche dite « radicale », en atteste la création de la CELAC (Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes) en 2010, portée par le Président brésilien Lula et présidée par Hugo Chavez et par le Président chilien Sebastián Piñera, qui inclut Cuba mais pas les Etats-Unis, preuve d’un changement profond dans la manière dont l’Amérique latine se pense désormais.

Ainsi, Cuba et les problèmes internationaux posés et mis en avant par le régime castriste ont pris une importance géopolitique sans précédent pour un aussi petit Etat qui semblait avant 1959 voué à rester dans « l’arrière cour » des Etats-Unis. Cela doit-il être comptabilisé dans le bilan politique de Fidel Castro ? De notre point de vue oui. Ayant participé à faire avancer les questions d’autodétermination et d’antiracisme, son action, critiquable comme toutes peuvent l’être, est un réel espoir pour de nombreux peuples à travers le monde.

Sources :

Marie Laure GEOFFRAY, Castro, Fidel (1926-2016) In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 5 décembre 2016. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/fidel-castro/

Jean LAMORE, Cuba, 7e éd., Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2007

Jacques LEVESQUE, La guerre d’Angola et le rôle de Cuba en Afrique, Etudes internationales, 1978, Vol.9 (3), pp.429-434

Jean MENDELSON, Tricontinentale (1966) In Universalis éducation [en ligne]. Encyclopædia Universalis, consulté le 5 décembre 2016. Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/tricontinentale/

Ignacio RAMONET, Fidel Castro. Biographie à deux voix, Fayard, Paris, 2007

Crédit photo : @Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Libre de droits car tombé dans le domaine public.