Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

L’Oncle Sam au Suriname et au Guyana : les nouveaux visages de la doctrine Monroe

Le secretaire d’État Mike Pompeo © US government Twitter account

Mike Pompeo a effectué début septembre une visite en Amérique du Sud avec des escales au Brésil, en Colombie, mais également – et pour la première fois pour un secrétaire d’État étasunien – au Guyana et au Suriname. Ces derniers font l’objet d’une attention particulière eu égard à leur potentiel pétrolier et minier. À l’ordre du jour de la visite du secrétaire d’État, trois sujets cruciaux pour l’administration Trump : le pétrole, la Chine et le cas vénézuélien. « Ce voyage soulignera l’engagement des États-Unis de défendre la démocratie, de combattre le Covid-19, tout en revitalisant nos économies pendant la pandémie et en renforçant la sécurité contre les menaces régionales », affirme le Département d’État. Alors qu’on assiste peu à peu à un retour de la doctrine Monroe, salué par le même Pompeo, quelles seront les conséquences d’une telle visite pour cette région du monde ?


Plateau des Guyanes, le nouvel eldorado de l’or noir pour les États-Unis

Le plateau des Guyanes est une zone géographique continentale localisée entre les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud. Il est composé d’une partie du Venezuela et du Brésil (l’Amapa), du Guyana, ex-colonie britannique, du Suriname, ex-colonie hollandaise, et de la Guyane Française. Il s’agit en outre du plus grand espace forestier tropical continu et intact au monde, avec un sous-sol riche en pétrole, en or, en diamants et autres ressources naturelles, dont plusieurs métaux rares. L’héritage frontalier issu de la colonisation engendre de nombreux conflits de démarcation territoriale. Ils sont traités de manière globalement pacifique par les États. La visite de Mike Pompeo au Guyana risque cependant de raviver un vieux conflit entre le Guyana et le Venezuela, qui, à terme, pourrait se transformer en affrontement militarisé.

La découverte et l’utilisation de la technique dite de fracturation hydraulique aura permis aux États-Unis de sortir de leur grande dépendance au pétrole venu du Moyen-Orient. En effet, avec le pétrole et gaz de schiste, la première puissance mondiale est devenue, au prix de destructions écologiques colossales[1], le premier producteur de pétrole au monde, devant la Russie et l’Arabie saoudite. Avant la crise sanitaire qui a ébranlé l’économie mondiale, les États-Unis produisaient plus de 10 millions de barils par jour et étaient exportateurs nets de pétrole.

Du fait de la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes

Le coronavirus, en conduisant au confinement de milliards de personnes à travers le monde, a fait chuter la demande de pétrole et par la même occasion le prix de l’or noir. Or, la structure économique des exploitants de pétrole et gaz de schiste étasuniens, ainsi que la légèreté du produit, fait que le prix de rentabilité est beaucoup plus élevé que celui du pétrole conventionnel. En outre, quand le pétrole conventionnel saoudien est rentable à 5 dollars le baril, il faut entre 50 et 55 dollars pour que le pétrole de schiste soit intéressant à extraire. De plus, la guerre des prix que se sont livrés Russes et Saoudiens en début d’année a aggravé la situation des exploitants étasuniens. Aujourd’hui, le secteur pétrolier issu de la fracturation hydraulique traverse sa plus grande crise, les faillites s’enchaînent et les cours de la bourse sont au rouge[2]. Tout cela, bien évidemment, porte un sérieux coup à la stratégie d’indépendance énergétique de Washington.

Rencontre pompeo et Santokhi au Suriname
Photo : Secrétaire d’Etat Pompeo/ US government Twitter account

De ce fait, et eu égard à la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves de pétrole au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes. Au Guyana, c’est tout simplement le plus grand gisement de pétrole du monde, à ce jour, qui a été découvert. Les experts l’estiment à 8 milliards de barils, pour l’instant, car d’autres explorations sont en cours. De même au Suriname, voisin du Guyana, les explorations se multiplient avec l’espoir de trouver des réserves similaires à ceux de leur voisin. Déjà la société indépendante norvégienne Rystad Energy, à la suite de ses premières études, estime le potentiel à 1,4 milliard[3] de barils, pour l’instant. De quoi mettre en appétit les dirigeants états-uniens.

Le fait que deux entreprises étasuniennes soient en première ligne de l’exploration et de l’exploitation du pétrole dans la région, renforce le pouvoir d’influence que peuvent avoir les États-Unis sur une zone qui a vu la Chine étendre son influence ces dernières années.

Mike Pompeo ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’un accord-cadre a été signé avec le Guyana. Il vise à renforcer la coopération entre les deux États notamment sur les hydrocarbures et d’autres secteurs de l’économie guyanienne. Dans le même ordre d’idées, Mike Pompeo a assuré au président surinamais, Chan Santokhi, le grand intérêt que les entreprises étasuniennes portaient à son pays et qu’elles étaient prêtes à les aider dans l’exploitation des gisements pétroliers[4].

Bien évidemment le but de ces visites est de sécuriser l’approvisionnement en pétrole des États-Unis, mais aussi de s’implanter durablement chez le voisin du Venezuela de Nicolas Maduro, afin de l’encercler et l’isoler du reste du continent.

Le Venezuela en ligne de mire de l’administration Trump

Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump a multiplié les déclarations belliqueuses à l’encontre du Venezuela et de son président, manifestant ainsi son hostilité au régime de Nicolas Maduro. Dès lors, la venue du secrétaire d’État, Mike Pompeo, en Amérique du Sud ne pouvait se faire sans que le Venezuela ne soit au centre des discussions.

La tournée sud-américaine de Pompeo est, à ce titre, très parlante. Le secrétaire d’État a visité les trois pays ayant une frontière commune avec le Venezuela, c’est-à-dire le Guyana, le Brésil et la Colombie. Derechef, durant sa visite au Guyana, Mike Pompeo et le gouvernement guyanien, nouvellement élu, 5 mois après le scrutin[5], de Irfaan Ali ont signé un accord de coopération dans la lutte contre le trafic de drogues. Ainsi, il permet la mise en place de patrouilles maritimes et aériennes communes.

L’accord de coopération entre le Guyana et les États-Unis pourrait paraître anodin. Néanmoins, entre Georgetown et Caracas existe un vieux conflit frontalier[6] sur leur Zone Économique Exclusive (ZEE), actuellement traité à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Le président Ali s’est empressé de déclarer[7], à la suite de la signature, que ces patrouilles n‘auraient pas d’incidence et que le Guyana ne s’aventurerait dans aucun viol de la souveraineté vénézuélienne. Le renforcement de la présence de l’Oncle Sam dans des eaux territoriales contestées par son ennemi vénézuélien n’est cemendant pas de nature à apaiser des tensions…

« Maduro doit partir ! »

Après son passage au Suriname et au Guyana, Mike Pompeo s’est rendu au Brésil. Lors de sa visite de la ville brésilienne de Boa Vista, frontalière du Venezuela qui a connu un afflux de migrants ces dernières années, le secrétaire d’Etat a annoncé la couleur : « Maduro doit partir ! ». Dans la foulée, la diplomatie brésilienne s’est alignée sur celle des États-Unis. Le Brésil a ainsi suspendu les lettres de créance des diplomates de la République bolivarienne. Déjà en début d’année Brasília avait rappelé tout son personnel diplomatique posté à Caracas. Par conséquent, les deux États sud-américains n’ont plus aucune relation diplomatique.

Pour finir, le secrétaire d’État s’est arrêté en Colombie, le troisième pays frontalier du Venezuela. Sans même passer par la capitale Bogotá, Mike Pompeo s’est directement rendu devant le pont Bolivar qui réunit la Colombie et le Venezuela. Ivan Duque, président de la Colombie et Mike Pompeo ont ainsi pu, de nouveau, mettre la pression sur Nicolas Maduro, arguant à l’instar d’un rapport de l’ONU que le président vénézuélien avait commis des actes relevant de « crimes contre l’humanité ».

Le retour de la doctrine Monroe pour contrer la Chine

L’Empire du Milieu est un très gros consommateur de ressources naturelles qui, aujourd’hui, étend sa zone d’influence dans le monde afin de se garantir des approvisionnements stables. L’Amérique du Sud ne fait pas exception. En effet, la Chine est devenue en quelques années un partenaire privilégié des États sud-américains – une zone extrêmement riche en métaux rares et en pétrole. Comme l’écrit Nathan Dérédec dans un article pour LVSL : « le continent sud-américain est riche en métaux rares et pourrait bien en contenir près de 40 % des réserves mondiales. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium ». [8]

Les leviers d’influence de la Chine en Amérique du sud n’ont rien d’original, mais sont terriblement efficaces. Le premier consiste dans la dette. Au travers de la banque de développement de Chine et de la banque d’import/export de Chine, c’est 133 milliards de dollars qui ont été prêtés aux cinq pays les plus dépendants de l’État chinois, dont la moitié uniquement au le Venezuela. Ces cinq pays – le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, l’Équateur et la Bolivie – possèdent un sol extrêmement riche en métaux rares et autres ressources minières. Il appert que 88% de ces prêts concernent des projets d’infrastructures et d’énergie…

Le second instrument, lié au premier, consiste justement dans le financement d’infrastructures, permettant l’amélioration des échanges avec la Chine, via le Pacifique notamment, mais aussi d’offrir des débouchés aux entreprises chinoises.

Lors du sommet Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe) de septembre 2018 au Chili, plusieurs États sud-américains avaient manifesté l’envie de rejoindre ce grand programme d’investissement – ce qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de Washington [10]. En écho à cette déclaration, Mike Pompeo a surenchéri durant sa visite à Paramaribo et affirmé que les Américains (sic) ne promeuvent pas un “capitalisme prédateur”, contrairement à la Chine.

À ce titre, les États-Unis, conscients de leur retard et de leur dépendance à la Chine dans le domaine minéral, construisent une stratégie pour contester cette hégémonie en ce qui concerne les métaux rares. Cette contestation se fait sur tous les théâtres du monde où la ressource est présente, mais aussi, et tout naturellement, en Amérique du Sud. Pour ce faire, le gouvernement Trump réactive les ressorts de la doctrine Monroe, du nom du président James Monroe (1758-1831). Cette dernière vise à faire de l’Amérique du sud la chasse gardée de Washington et l’espace naturel de son hégémonie, qui ne saurait souffrir d’aucune concurrence venue d’Europe ou d’Asie.

Le principal instrument de ce retour à la doctrine Monroe est l’Organisation des États Américains (OEA)[11]. Depuis l’arrivée, en 2015, de Luiz Almagro à la tête de l’organisation, on assista à une nette orientation à la reconstruction de l’hégémonie étasunienne sur l’Amérique du sud. Le coup d’État en Bolivie en a été une manifestation éclatante. La mission d’observation du scrutin présidentiel bolivien de L’OEA attisé les tensions en évoquant « un changement de tendance inexplicable » dans le comptage des voix. Ce rapport, contesté par plusieurs études statistiques très sérieuses, notamment celles du Center for Economic and policy Research (CEPR), a légitimé le coup d’État qui a porté Jeannine Añez au pouvoir. Celle-ci a annoncé, tout naturellement, son soutien à Almagro en vue de sa réélection à la tête de l’OEA…

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État en Bolivie]

La visite de Mike Pompeo en Amérique sud, et plus précisément sur le plateau des Guyanes, marque une étape importante dans le retour de la doctrine Monroe. Les États-Unis ont ici un triple objectif : assurer un approvisionnement en pétrole et métaux rares, isoler le Venezuela de Maduro et contester l’influence de la Chine sur la région. Pour chacun de ces objectifs le risque de conflit militarisé existe, notamment avec le Venezuela. In fine, c’est peut-être le silence diplomatique de la France, dont le territoire guyanais lui confère un positionnement stratégique dans la région, qui est le plus criant.

Notes :

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/RAOUL/47082

[2] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/alerte-rouge-pour-le-petrole-de-schiste-americain_716076

[3] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/22/olievondsten-in-suriname-goed-voor-14-miljard-vaten/

[4] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/18/pompeo-amerikaanse-bedrijven-willen-graag-investeren-in-suriname/

[5] liberation.fr/direct/element/au-guyana-lopposition-declaree-gagnante-des-legislatives-cinq-mois-apres-le-scrutin_117128/

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/venezuelaguyana-aux-origines-d-un-conflit-frontalier-ravive-par-exxon_3067161.html

[7] https://www.stabroeknews.com/2020/09/19/news/guyana/ali-says-joint-patrols-under-new-us-pact-wont-impact-border-case/

[8] https://lvsl.fr/comment-son-quasi-monopole-sur-les-metaux-rares-permet-a-la-chine-de-redessiner-la-geopolitique-internationale/

[9] https://www.areion24.news/2020/01/15/quand-la-chine-sinstalle-en-amerique-latine/

[10] https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5203.html

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/LONG/61774

Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale

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© Dan Scavino

Si nul ne sait quelle sera l’issue de la crise sanitaire que le monde traverse actuellement, un constat semble faire consensus : la Chine pourrait bien en sortir renforcée. Tout en louant son succès face à l’épidémie, Pékin veut tirer profit des conséquences économiques et diplomatiques de la crise du Covid-19 pour renforcer son pouvoir à l’échelle internationale. Le déclin de la puissance américaine, couplé à l’escalade des tensions entre un Washington affaibli et un Pékin revigoré, ne fait que conforter la puissance de l’Empire du Milieu. La Chine a-t-elle remporté la bataille géopolitique ? Il semble trop tôt pour le dire. Cependant, le quasi-monopole dont elle dispose sur la production des métaux rares permet d’ores et déjà à la Chine d’influer fermement sur les relations internationales. Du fait de leur importance économique et stratégique, la concentration des métaux rares entre les mains de Pékin lui confère un considérable avantage géopolitique. La Chine est alors à même de redessiner la géopolitique internationale, de manière directe ou indirecte, confortant son ambition de devenir la première puissance mondiale dans un futur proche.


Ressources indispensables à la transition énergétique et numérique, les métaux rares ne sont connus et exploités que depuis peu. Il n’a cependant fallu que quelques dizaines d’années à la Chine pour en conquérir le marché. Aujourd’hui, plus de 90% des métaux rares sont produits par la Chine. Pékin, s’étant vu déléguer par les États occidentaux l’extraction des métaux rares, a alors su profiter de cette délocalisation des entreprises sur son territoire pour en quasi-monopoliser la production, tout en s’accaparant progressivement les projets d’exploitation situés à l’étranger. L’empire chinois des métaux rares est aujourd’hui incontestable [voir ici Métaux rares : l’empire global de la Chine, une publication Le Vent Se Lève]. De ce fait, Pékin en tire un avantage économique certain. Cependant, cet avantage se veut également géopolitique.

2010, L’ANNÉE OÙ TOUT A BASCULÉ

De cet avantage géopolitique, la Chine en a toujours eu conscience ; dès 1992, l’ancien Président chinois Deng Xiaoping affirmait qu’« il y a du pétrole au Moyen Orient, la Chine a des terres rares »[1]. Bien qu’également conscient de cette concentration progressive entre les mains de Pékin, le reste du monde, quant à lui, ne s’en inquiétait pas outre mesure ; du moins jusqu’à la survenance d’un événement en 2010. C’est en effet cette année-là que les États ont véritablement réalisé leur dépendance à la Chine.

Contextualisons cet événement : depuis des décennies, la Chine et le Japon se disputent la souveraineté des îles – japonaises – de Senkaku, du fait de leurs abondantes réserves en hydrocarbures. En septembre 2010, à la suite d’un indicent diplomatique survenu sur l’archipel, la Chine a décrété un embargo informel de deux mois sur les livraisons de terres rares au Japon. Cette mesure, qui a frappé de plein fouet un Japon largement tributaire des terres rares chinoises pour la conception de ses produits high-tech, a également impacté les États importateurs de produits japonais. Les conséquences furent de deux ordres : flambée du prix des terres rares et flambée des réactions internationales. Les États occidentaux se sont empressés de condamner l’embargo chinois, tandis que les importateurs de métaux rares s’affolaient, réalisant la potentielle volatilité des fournitures chinoises.

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Les îles Senkaku, administrées par le Japon, sont également revendiquées par la Chine sous le nom d’îles Diaoyu. En 2010, un incident diplomatique survenu au large de cet archipel a conduit la Chine à fomenter un embargo informel sur ses exportations de terres rares vers le Japon.
© VOA Photo

Si la Chine mettait pour la première fois en place un embargo sur des exportations de métaux rares, utilisant pour alors sa position monopolistique comme une arme diplomatique et politique, Pékin recourait à une politique de quotas sur ses exportations bien avant 2010. En effet, dès le début des années 2000, Pékin a progressivement réduit ses exportations et établi des quotas à la vente, dans le but d’asseoir sa domination commerciale. De l’ordre de 65 000 tonnes en 2005, ses quotas à l’exportation de terres rares n’étaient plus que de 50 000 tonnes en 2009 et 30 000 tonnes en 2010[2]. Plusieurs plaintes contestant ce recours aux quotas ont alors été déposées devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

En 2011, le Japon, l’Union européenne et les États-Unis ont porté plainte contre la Chine en estimant que ses restrictions à l’importation de terres rares étaient contraires aux règles de l’organisation. L’organe de règlement des différends de l’OMC a ainsi épinglé la Chine, qui a renoncé à ces restrictions en 2015. Néanmoins, en mettant en place des quotas, Pékin montre au reste au monde qu’il contrôle les stocks de métaux rares et qu’il peut à tout moment réduire, voire stopper ses exportations, ce qui interromprait rapidement l’approvisionnement mondial. L’équation est simple : Pékin peut faire pression sur ses partenaires en suspendant ses exportations dans l’optique d’obtenir un avantage diplomatique. En d’autres termes, le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Si Pékin n’a pas – pour le moment – fomenté d’autre embargo sur ses exportations et si les prix des métaux rares se sont normalisés, les tensions n’ont pas pour autant disparu ; elle se sont même cristallisées. Dans le contexte de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine depuis le début de mandat de Donald Trump, le Président américain se veut très offensif à l’encontre de Pékin, estimant que les guerres commerciales sont « bonnes et faciles à gagner ». Toutefois, Pékin tient à rappeler à Washington qu’il peut utiliser l’arme du quasi-monopole des métaux rares pour remporter ce conflit, et ce d’un « simple geste »[3].

En mai 2019, les tensions sont montées d’un cran, lorsque l’administration Trump a décrété que les entreprises américaines ne pourraient plus vendre de technologies au groupe chinois Huawei, pour des motifs de sécurité nationale. Google a ainsi annoncé que Huawei ne pourrait plus utiliser son système opérateur Android. Fruit du hasard ou menace à peine voilée, toujours est-il que le Président chinois Xi Jinping visitait, juste après les annonces américaines, un site de production de terres rares situé dans le sud-est du pays ; une visite au cours de laquelle il a réaffirmé l’importance stratégique des terres rares.

L’occasion, donc, de sortir l’arme diplomatique et de rappeler à Donald Trump que les stocks de terres rares des États-Unis – de même que la plupart des autres États – dépendent largement des exportations chinoises et que la Chine peut à tout moment fermer le robinet. S’engouffrant dans la brèche, les médias chinois avaient alors mis en garde les États-Unis en appuyant le quasi-monopole chinois, le Global Times estimant notamment que les déclarations des officiels chinois indiquaient clairement que le pays pourrait utiliser les métaux rares comme une arme. Ces ressources constituent donc un moyen de pression extrêmement efficace. Bien que Pékin n’ait, à ce jour, toujours pas bloqué ses exportations, les tensions sont plus vives que jamais et ne peuvent que s’accroître au vu de l’importance de certains secteurs directement impactés par les pressions chinoises.

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© U.S. Department of State

DES ARMÉES OCCIDENTALES DÉPENDANTES DES APPROVISIONNEMENTS CHINOIS

Il est en effet un domaine sensible dans lequel la position monopolistique de Pékin lui confère une considérable supériorité : le domaine militaire. Les métaux rares sont indispensables à la fabrication d’armes telles que les drones, les chars, les avions radar ou les mines antipersonnel. De plus, l’extension du champ de bataille dans le domaine numérique et électronique ne fait que renforcer les besoins en métaux rares, même si ceux-ci restent pour le moment très limités.

Néanmoins, les innovations militaires appellent à terme à une utilisation plus massive de ces ressources, tandis que le risque d’une rupture des approvisionnements chinois pourrait impacter les capacités militaires des États. Ainsi, même si cette dépendance reste marginale, les armées occidentales de même que l’OTAN voient leurs capacités quelques peu assujetties à Pékin. Bien que Donald Trump semble vouloir se poser en rempart face à l’hégémonie chinoise, les États-Unis n’échappent pas à la règle et, pour Pini Althaus, directeur général de la société USA Rare Earth, « du point de la sécurité nationale, il n’est tout simplement pas prudent que l’armée américaine dépende de la Chine en ce qui concerne ses chasseurs et ses missiles de croisière Tomahawk »[4].

Pékin exerce notamment un monopole sur la production des aimants à bases de terres rares nécessaires aux technologies militaires de pointe, comme les missiles intelligents et les avions de combat dernière génération, dont les chasseurs américains F-35. Ironie de la situation : la fabrication de ces aimants fut un temps assurée par des industriels américains, notamment la société Magnequench spécialisée dans ce domaine. Conscient de l’aubaine militaire et stratégique que représenterait l’obtention de la production de l’entreprise et de ses secrets sur les technologies balistiques américaines, Pékin s’est démené pour acquérir Magnequench. Ayant réussi avec brio à acheter la société dans les années 1990, sans rencontrer aucune objection de la part de l’administration Clinton, la Chine l’a ensuite délocalisée sur son territoire au début des années 2000. Sans véritablement le réaliser, la défense américaine a, ce jour-là, perdu de sa superbe.

En effet, il a suffi que « cette usine quitte le territoire américain pour que la première puissance militaire mondiale se retrouve subordonnée à Pékin pour la fourniture de certains des composants les plus stratégiques de ses technologies de guerre »[5]. Le coup de poker de l’Empire du Milieu ne s’arrête pas là ; si, des frasques de Bill Clinton, l’opinion publique ne semble se souvenir que du « Monicagate », il est un autre scandale d’autant plus dangereux pour les États-Unis qui a émaillé le mandat de l’ancien Président démocrate : le « Chinagate ». Dans les années 1990, les États-Unis ont sciemment révélé des secrets relatifs à leurs technologies militaires dépendantes des terres rares à la Chine. L’administration Clinton aurait ainsi partagé ces informations stratégiques avec Pékin en échange du financement de la campagne électorale démocrate de 1996 au cours de laquelle Bill Clinton était candidat à sa réélection.

L’achat de Magnequench, couplé aux révélations du « Chinagate », a pu permettre à Pékin de mettre la main sur des renseignements américains stratégiques, mais lui a surtout permis de conforter son monopole sur la production d’aimants à base de terres rares tout en acquérant les technologies nécessaires à l’amélioration de son arsenal militaire. D’ores et déjà fortifié par son utilisation des métaux rares, l’arsenal militaire chinois fut grandement perfectionné par ces technologies nouvellement acquises. L’opération fut un succès et l’avantage militaire et géopolitique de l’Empire du Milieu en fut consolidé.

LA MER DE CHINE AU CŒUR DES TENSIONS

Pékin peut notamment mettre cet avantage à l’œuvre en mer de Chine. Stratégique de par ses nombreuses ressources en hydrocarbures et au cœur des flux commerciaux, la mer de Chine est au centre des tensions internationales. L’on ne compte plus les innombrables contentieux territoriaux et maritimes opposant les États de la région à ce sujet. Revendiquant la quasi-totalité de la mer de Chine, Pékin y déploie ses forces et les incidents diplomatiques s’y multiplient, suscitant l’inquiétude des États littoraux.

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Les revendications maritimes en mer de Chine méridionale. Pékin en revendique la quasi-totalité.
© Voice of America

Cette présence accrue de la Chine dans la région n’est pas non plus sans inquiéter les États-Unis qui, inquiets de l’expansion chinoise et désireux de conserver une influence dans la zone, y massent également leurs troupes. Pékin profite d’ailleurs de la crise du Covid-19 pour renforcer sa présence dans la région, à une heure où la communauté internationale focalise toute son attention sur la lutte contre l’épidémie, ce qui n’est pas sans susciter l’ire de Washington. Bien que les États-Unis soient frappés de plein fouet par la pandémie, le Pentagone tient néanmoins à rappeler au monde – et en particulier à la Chine – que ses capacités militaires n’en sont en rien affaiblies. Cette recrudescence des tensions dans la région, couplée à la détérioration des relations bilatérales qu’entretiennent Pékin et Washington, font plus que jamais de la mer de Chine une véritable poudrière et le terrain privilégié du déclenchement d’un conflit sino-américain.

Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région.

Néanmoins, l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine et Washington le sait pertinemment. Sophistiquée par les métaux rares, l’armée chinoise pourrait être à même de repousser toute intrusion américaine un peu trop ambitieuse en mer de Chine, tandis que ses missiles Dongfeng-26 sont en principe désormais capables d’atteindre l’île de Guam[6], base arrière des opérations navales américaines dans le Pacifique. Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région. Déjà fragilisés par leur dépendance aux exportations chinoises de métaux rares, les États-Unis sont d’autant plus affaiblis par l’avantage militaire dont bénéficie Pékin en mer de Chine. Washington pourrait alors reculer ses troupes dans la région et laisser le champ libre aux manœuvres expansionnistes de l’Empire du Milieu.

Aussi, pour Guillaume Pitron, « il y a donc un lien direct entre la production monopolistique de la Chine en métaux rares, et le rapport de force entre les deux pays dans cette zone »[7]. Un tel repli renforcerait indubitablement les ambitions de la Chine qui, non contente de s’approprier les archipels de la région, pourrait également tourner son regard vers Taïwan, toujours considéré comme partie intégrante de son territoire. Un tel scénario ne se veut qu’alarmiste et fictionnel. Néanmoins, l’exacerbation du nationalisme chinois, la recrudescence des tensions entre Taipei et Pékin et les déclarations de Xi Jinping n’excluant pas de reprendre l’île par la force, couplées à la prééminence militaire chinoise et à un hypothétique retrait américain en mer de Chine, n’éluderaient pas totalement cette éventualité.

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Des navires de guerre américains évoluant en mer de Chine.
© U.S. Navy photo by Mass Communication Specialist 1st Class David Mercil

L’empire des métaux rares chinois pourrait alors être à même de redessiner la géopolitique internationale, sans que cela ne se limite à la mer de Chine. Le quasi-monopole sur les métaux rares constitue désormais une arme incontestable, permettant à Pékin d’avancer ses pions en Afrique, en Amérique latine ou au Moyen-Orient, à grands renforts de campagnes diplomatiques et commerciales, tout en cherchant à mettre la main sur les productions de métaux rares dans l’optique de conforter sa mainmise à l’échelle internationale. Son influence grandissante auprès des autres États passe notamment par son colossal projet de Nouvelle Route de la Soie, lequel lui permettrait de « créer un vaste réseau d’infrastructures capable d’innerver un empire commercial s’étendant sur tous les continents et soutenu par une puissance militaire sinon incontestée, en tout cas suffisante pour dissuader le peer competitor américain »[8].

DÉVELOPPEMENT DES MARCHÉS ET INTENSIFICATION DES TENSIONS A L’ÉCHELLE INTERNATIONALE

Par effet domino, l’empire chinois des métaux rares a aussi des conséquences non négligeables sur les manœuvres géopolitiques de la communauté internationale. Dans l’optique de contrer le quasi-monopole chinois, les États passent à l’offensive, dans une compétition accrue pour la mainmise sur les ressources. L’embargo chinois de 2010 a en effet poussé les différents acteurs de la scène internationale à vouloir s’émanciper de la tutelle chinoise en matière d’approvisionnement en métaux rares. Dans cette course aux ressources, de nouveaux marchés apparaissent et des alliances voient également le jour, plaçant les métaux rares au cœur d’un véritable « mikado diplomatique – c’est-à-dire la multiplication des accords bilatéraux afin de sécuriser les approvisionnements en métaux rares »[9].

Prenons l’exemple du Japon, frappé de plein fouet par l’embargo de 2010. Suite à cet événement, Tokyo, usant de sa force diplomatique, s’est tourné vers des États riches en métaux rares mais dénués d’infrastructures à même de les exploiter, tels le Kazakhstan, la Mongolie ou l’Inde[10]. En 2014, le premier ministre japonais Shinzo Abe et son homologue indien Narendra Modi ont ainsi signé un accord de production conjointe de terres rares, lequel permet au Japon d’importer ces ressources d’Inde afin de s’affranchir de sa dépendance aux exportations chinoises. En 2017, 30% des importations japonaises de terres rares provenaient ainsi d’États asiatiques autres que la Chine[11]. Le pays du Soleil levant semble vouloir tirer les leçons de l’embargo chinois.

L’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques.

En outre, l’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques. En dépit des relations politiques toujours belliqueuses entre les deux Corées, les pharamineux gisements de terres rares nord-coréennes intéressent particulièrement Séoul, dont le taux d’autosuffisance en métaux rares ne dépasse pas les 1%. Les investisseurs sud-coréens cherchent alors à exploiter les métaux rares de leurs voisins du Nord et des discussions en matière d’exploitation commune ont d’ores et déjà vu le jour. Le récent rapprochement entre les deux États pourrait renforcer ce projet.

En outre, le soutien sans faille des États-Unis aux sanctions onusiennes interdisant à la Corée du Nord de vendre ses terres rares pourrait également se voir être motivé par la volonté de Washington de contrer la stratégie chinoise de monopolisation des métaux rares. En effet, sitôt les sanctions levées, Pékin pourrait mettre la main sur les terres rares nord-coréennes avec la bénédiction de Pyongyang, moyennant le financement de l’énergie solaire du pays. Et cela, les États-Unis ne le souhaitent pas, de même qu’ils voient d’un mauvais œil l’influence grandissante de la Chine sur le continent africain, où Pékin étend sa mainmise globale sur les métaux rares.

Si les deux puissances se disputaient d’ores et déjà les hydrocarbures africains[12], elles pourraient également entrer en compétition pour les métaux rares du continent. Riche en métaux rares, l’Afrique fait l’objet d’une offensive de charme chinoise visant à contrôler ces ressources à l’échelle du continent. Néanmoins, les gisements africains attirent également l’attention de Washington et des autres États soucieux de s’affranchir de l’emprise chinoise. L’Afrique fait en effet figure d’alternative « non négligeable pour les géants de la technologie américains et de l’Occident »[13].

En 2017, Gakara, la première mine de terres rares du continent africain, a vu le jour au Burundi, sous la direction de la société britannique Rainbow Rare Earth qui « ambitionne de devenir un fournisseur stratégique clé pour le marché mondial de terres rares »[14]. Désormais, de multiples entreprises étrangères, majoritairement occidentales – et bien souvent courtisées par Washington –  tentent de s’implanter en Afrique pour s’accaparer les nombreux métaux du continent. Le canadien Mkango Resources et l’australien Globe Metals & Mining et Lynas Corporation au Malawi, le canadien Namibia Critical Metals en Namibie, l’australien Peak Resources en Tanzanie… La liste ne saurait être exhaustive et peut même être étendue à l’Amérique latine.

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Le désert de sel d’Uyuni, en Bolivie, est riche en lithium.
© Dan Lundberg

Le continent sud-américain est en effet riche en métaux rares et pourrait bien en posséder près de 40% des réserves mondiales[15]. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium.

Si l’Amérique latine a progressivement pris conscience des richesses de ses sols, l’Empire du Milieu l’a également remarqué. Les entreprises chinoises produisent d’ores et déjà des métaux rares dans certains pays du continent. Le monde occidental n’est cependant pas en reste et compte bien profiter de ce nouvel eldorado ; dans les années 2010, l’Union européenne a progressivement passé des accords avec le Chili, l’Argentine, l’Uruguay ou encore le Mexique en vue d’exploiter leurs métaux rares, notamment le précieux lithium. Véritablement crucial, ce métal devrait voir son utilisation augmenter de plus de 50% sur la période allant de 2014 à 2025.

Principal détenteur de lithium à l’échelle internationale, la Bolivie « socialiste » d’Evo Morales avait fait le pari de l’indépendance en proposant une extraction, une industrialisation et une exportation purement nationales, au grand dam des sociétés multinationales. Face aux difficultés rencontrées et désireuse d’élargir ses horizons, la Bolivie s’était résolue à former des partenariats avec des entreprises étrangères, à condition que celles-ci acceptent, entre autres conditions, la participation majoritaire de l’État bolivien aux projets à hauteur de 51%. Le pays a alors attiré l’attention de la communauté internationale ; en 2015, pas moins de 86 délégations en provenance de 15 États avaient déjà visité les usines de lithium du pays[16], dont le français Bolloré. Une fois de plus, la Chine a su tirer son épingle du jeu ; début 2019, le consortium chinois Xinjiang TBEA Group a conclu un partenariat à hauteur de 2,3 milliards de dollars avec le gouvernement bolivien en vue d’exploiter conjointement les réserves de lithium du pays. Néanmoins, le coup d’état d’octobre 2019 – fomenté avec la bénédiction certaine des États-Unis – ayant déposé Evo Morales est venu rebattre les cartes.

Les multinationales occidentales se frottent les mains et Washington savoure cette aubaine. Pour Evo Morales, interrogé par l’Agence France Presse, aucun doute possible : « c’est un coup d’État pour le lithium ». Si cette allégation paraît fallacieuse, peut-on lui donner complètement tort, lorsque l’on sait à quel point cette ressource est désormais vitale ? Interrogé par Le Vent Se Lève, Luis Arce Catacora, ancien ministre des finances sous Morales et candidat à l’élection présidentielle de 2020 – laquelle a été reportée sine die en raison de l’épidémie de Covid-19 –, affirme que le nouveau gouvernement bolivien dirigé par une Jeanine Áñez néolibérale et ouvertement pro-américaine se préparerait à privatiser les ressources de lithium du pays et négocierait leur exploitation avec des entreprises américaines. La question du lithium occupe donc une place centrale dans les conséquences du coup d’état et Washington compte bien en profiter pour s’en emparer.

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© Thierry Ehrmann

Désormais, plus un État en développement est riche en métaux rares, plus il éveillera l’intérêt des pays développés qui tenteront de le courtiser ou d’y interférer diplomatiquement, voire militairement. Aussi, pour le professeur Patrice Gourdin, « le fait que le Kosovo dispose d’importants gisements de métaux rares utilisés dans la fabrication des armes, comme le tungstène et le zircon, n’aurait pas été totalement étranger au soutien massif apporté aux populations albanaises de cette région par les États-Unis et leurs alliés européens de l’OTAN en 1999 »[17]. Une fois encore, géopolitique et métaux rares semblent indissociables.

La course aux métaux rares place également les États en développement en position de force, tant ceux-ci sont désormais à même d’imposer leurs conditions d’exploitations et d’exportations aux pays développés. Ces derniers se trouvent donc à la merci d’États leur étant initialement subordonnés et l’accroissement des nationalismes miniers ne va faire qu’accentuer ces nouvelles subalternisations. Les rôles de la géopolitique internationale sont redistribués.

LA NOUVELLE STRATÉGIE DE PÉKIN

Ce développement des productions de métaux rares à l’échelle internationale est-il à même de fragiliser l’empire chinois ? Va-t-on passer d’une situation de monopolisation du marché à une multiplication des productions ? Pour Guillaume Pitron, la Chine a tout prévu et Pékin entend « partager le fardeau des mines tout en conservant son hégémonie sur le marché des minerais stratégiques »[18]. Comment Pékin compte-t-il s’y prendre ? Pour les spécialistes, Pékin utilise sa situation monopolistique pour manipuler les cours à la baisse comme bon lui semble, fragilisant les autres producteurs. Interrogé par Guillaume Pitron, le stratégiste Christopher Ecclestone estime que « la stratégie chinoise n’est pas de faire mourir tous ces projets, mais de la faire stagner. Pékin attend, puis fera main basse sur tous ces gisements pour trois fois rien »[19].

Il semble que la Chine ait encore un coup d’avance. Outre sa domination du marché des métaux rares, l’Empire du Milieu cherche également à dominer la troisième révolution industrielle basée sur les technologies vertes et numériques, telle que décrite par Jérémy Rifkin dans son New Deal vert mondial[20]. Se référant à Wang Yang, vice-Premier ministre chinois, Jérémy Rifkin affirme qu’ « au cours de mes deux premiers déplacements, le vice-Premier ministre m’a assuré de la détermination de son gouvernement de faire de la Chine un des leaders de la Troisième révolution industrielle »[21]. L’appétit chinois peut sembler sans limites.

LES LIMITES DE LA STRATÉGIE CHINOISE

Sans limites, vraiment ? Il n’en est rien. D’aucuns seraient tentés de croire la situation irréversible ; la Chine aurait d’ores et déjà remporté la « guerre des métaux rares » présentée par Guillaume Pitron dans son ouvrage éponyme. Relativisons néanmoins la prédominance chinoise. En dépit de son indéniable monopolisation des métaux rares, la stratégie menée par Pékin rencontre des limites, tout d’abord sur le plan national. Guidée par des motivations économiques – puis stratégiques –, la Chine a sacrifié son environnement pour produire des métaux rares jusqu’à en contrôler le marché. Les répercussions environnementales découlant de l’exploitation des métaux rares sont véritablement désastreuses, tandis que son impact sur la santé humaine n’est pas négligeable. La situation écologique est catastrophique : ayant longtemps joué la carte de l’indifférence, la Chine s’en inquiète désormais. La protection de l’environnement constitue dorénavant un enjeu crucial pour la société civile chinoise qui accentue la pression sur les autorités de Pékin.

Parallèlement à cette prise de conscience écologique, les besoins en métaux rares de la population chinoise s’accentuent. Ainsi, l’on observe une utilisation grandissante de la production de métaux rares chinois pour satisfaire sa propre consommation. Principal producteur de métaux rares, la Chine en est aussi le principal consommateur. En conséquence, la Chine réduit ses exportations de métaux rares à l’international ; si cette réduction peut menacer l’approvisionnement en métaux rares des autres États, cela peut également favoriser l’apparition des marchés concurrents à même de mettre en péril le quasi-monopole chinois. Par ailleurs, si la menace chinoise visant à stopper les exportations constitue une véritable épée de Damoclès pour les États, l’arme est à double tranchant. En effet, en mettant ses menaces à exécution, la Chine ne ferait là aussi que favoriser le développement de productions alternatives.

MAKE OUR MINES GREAT AGAIN ?

De nombreuses solutions alternatives s’offrent aux États désireux de s’émanciper de l’emprise chinoise. Si les États en développement, conscients du potentiel économique et stratégique de leurs réserves de métaux rares, cherchent à exploiter leurs ressources, les États développés prônent de plus en plus la relocalisation de leurs productions. De nombreux projets de recherche visant à découvrir et à exploiter des métaux rares localement ont vu le jour ces dernières années. Ce nationalisme minier est notamment prêché par Washington, premier adversaire de Pékin, qui développe des projets miniers sur le sol américain.

L’administration Trump en a fait une priorité stratégique. De 1965 à 1985, la mine californienne de Mountain Pass produisait la majeure partie des terres rares du monde. Incapable de résister à l’appétit chinois, ce site a été mis à l’arrêt en 2002 ; il a toutefois rouvert ses portes en janvier 2019, aidé par le Pentagone comptant assurer la production locale de terres rares. D’autres projets visant à rendre les États-Unis autosuffisants ont également vu le jour. Au Texas, par exemple, la montagne de Round Top regorge de métaux rares, dont du lithium. Spécifiquement créée pour mener à bien le projet d’extraction des métaux de Round Top, la société USA Rare Earth estime que les ressources présentes dans cette montagne pourraient permettre d’approvisionner les États-Unis en métaux rares pendant 130 ans[22]. La construction de la mine pourrait commencer en 2021, la production en 2023.

D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale.

Quid de la France ? Paris a-t-il un avenir minier ? Loin d’être autosuffisante, la France dépend grandement de ses importations de métaux rares chinois, alors même que le groupe Rhône-Poulenc basé en Charente-Maritime produisait encore, dans les années 1980, plus de 50% des terres rares de la planète[23]. Dès 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, prônait la réouverture des mines françaises. Un rapport conjoint de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies de 2018, évaluant les besoins français en métaux rares, estime que la France a un avenir minier possible[24]. Selon ce rapport, « la Nouvelle-Calédonie fournit déjà du nickel, du chrome et du cobalt » tandis que « la Guyane présente un potentiel pour différents métaux : niobium, tantale, tungstène, étain, lithium, cobalt et or »[25].

L’Hexagone présente également un certain potentiel, notamment dans le Massif armoricain et le Massif central. Alors, faut-il rouvrir les mines ? Le nationalisme minier peut-il nous permettre d’arracher notre indépendance aux exportations chinoises ? L’Outre-Mer constitue-t-elle le salut de la production française de métaux rares ? D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale. Les États pourraient également se tourner vers le recyclage des métaux rares, ce qui limiterait drastiquement leurs besoins et atténuerait l’impact environnemental causé par leur production. Néanmoins, le recyclage n’apparaît pas rentable ; ainsi, aujourd’hui, seul 1% des métaux rares est recyclé.

Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu.

De telles alternatives pourraient permettre aux Etats dépendants des exportations chinoises de s’en détacher. Bien qu’extrêmement puissante, la Chine n’en reste pas moins un colosse aux pieds d’argile dont les Etats pourraient se défaire. Dans cette nouvelle guerre pour les ressources, les Etats et les entreprises doivent cependant composer avec un ennemi beaucoup plus redoutable que la Chine : leur propre appât du gain. La logique néolibérale tend à favoriser la délocalisation des productions nationales pour des motifs économiques, quand bien même ces productions seraient d’ordre stratégique. Conscients de leurs erreurs passées, les Etats occidentaux – et, plus largement, l’ensemble de la communauté internationale – ont désormais pleinement conscience de l’avantage dont dispose la Chine et de la nécessité d’y remédier.

Cela reviendrait cependant à saper les fondements mêmes du modèle néolibéral ; les Etats sont-ils prêts à franchir le pas ? En effet, « les terres rares ont beau être l’une des clés de la résilience du capitalisme, leur exploitation nécessiterait d’en défier la logique. Mais serons-nous capables d’apprendre de nos erreurs ? »[26] Rien n’est moins sûr. Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu. Cependant, quand bien même un sursaut collectif pourrait venir ébranler l’avantage géopolitique dont dispose la Chine, le constat suivant s’imposerait quand même : le 21ème siècle sera chinois.

 

[1] CHANG Norbert, « Countering China’s Grip on Rare Earth Commodities », in Future Directions International, 7 novembre 2019. Disponible au lien suivant : http://www.futuredirections.org.au/publication/countering-chinas-grip-on-rare-earth-commodities/

[2] SEAMAN John, « Rare Earth and Clean Energy : Analyzing China’s Upper Hand », Institut français des relations internationales (IFRI), septembre 2010. Disponible au lien suivant : https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/42/052/42052647.pdf

[3] SPROSS Jeff, « How China can win a trade war in 1 move », in The Week, 6 avril 2018. Disponible au lien suivant : https://theweek.com/articles/765276/how-china-win-trade-war-1-move

[4] VINOSKI Jim, « The U.S. Needs China For Rare Earth Minerals? Not For Long, Thanks To This Mountain », in Forbes, 7 avril 2020. Disponible au lien suivant : https://www.forbes.com/sites/jimvinoski/2020/04/07/the-us-needs-china-for-rare-earth-minerals-not-for-long-thanks-to-this-mountain/#14c0f1dc28b9

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018.

[6] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[7] « L’empire des métaux rares », in Le Grand Continent, 13 janvier 2018. Disponible au lien suivant : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/13/lempire-des-metaux-rares/

[8] GALACTEROS Caroline, « La Chine et la Nouvelle Route de la Soie : vers le plus grand empire de l’Histoire ? », Vers un nouveau Yalta, recueil de chroniques géopolitiques 2014-2019, Editions SIGEST, 6 septembre 2019.

[9] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[10] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy SummitThe National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :   https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[11] Idem.

[12] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[13] KANSOUN Louis-Nino, « Terres rares : l’Afrique peut devenir la principale alternative à la domination chinoise », in Ecofin, 31 mai 2019. Disponible au lien suivant : https://www.agenceecofin.com/la-une-de-lhebdo/3105-66613-terres-rares-l-afrique-peut-devenir-la-principale-alternative-a-la-domination-chinoise

[14] Idem.

[15] KLINGER Julie, « Latin America’s New Mining Frontiers », in Diálogo Chino, 8 février 2018. Disponible au lien suivant :  https://dialogochino.net/en/extractive-industries/10584-latin-americas-new-mining-frontiers/

[16] SAGARNAGA Rafael, « Bolivia’s lithium boom : dream or nightmare ? », in  Diálogo Chino, 15 septembre 2015. Disponible au lien suivant : https://dialogochino.net/en/extractive-industries/3459-bolivias-lithium-boom-dream-or-nightmare/

[17] GOURDIN Patrice, Manuel de géopolitique, Broché, 4 septembre 2019. Extrait en question disponible au lien suivant : https://www.diploweb.com/6-Les-ressources-naturelles.html

[18] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[19] Idem.

[20] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019.

[21] Idem.

[22] VINOSKI Jim, op. cit.

[23] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[24] « Stratégie d’utilisation des ressources du sous-sol pour la transition énergétique française. Les métaux rares », Rapport commun de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, mai 2018. Disponible au lien suivant : https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rc_transition_energie_0718.pdf

[25] Idem.

[26] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

Métaux rares : l’empire global de la Chine

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Le président chinois Xi Jinping © 美国之音

De l’âge de l’or noir, entrons-nous dans celui des métaux rares, fers de lance de la transition numérique et énergétique ? L’essor du recours aux technologies numériques, ou dans une moindre mesure aux énergies renouvelables, repose sur ces métaux devenus essentiels ; ils suscitent un intérêt croissant pour la plupart des acteurs de la scène internationale. Néanmoins, dans cette nouvelle course aux ressources, un seul État semble tirer son épingle du jeu : la Chine. A l’échelle globale, l’essentiel de ces ressources est possédé par Pékin qui dispose donc d’un quasi-monopole de production et de distribution sur le marché des métaux rares. Comment la Chine a-t-elle obtenu cette mainmise sur ces métaux ? Loin de n’être qu’un hasard, cette concentration de la production des métaux rares entre les mains de la Chine est le résultat d’une stratégie minutieuse qui est orchestrée par Pékin depuis des années.


De l’importance des métaux rares

Fer, argent, gaz, cuivre… Autant de ressources naturelles nécessaires à l’alimentation des activités économiques de l’être humain. Successivement, des ressources telles que le charbon et le pétrole ont marqué la première et la deuxième révolutions industrielles. S’il est peut-être abusif de parler d’une « troisième révolution industrielle »[1] due à l’importance croissante prise par les métaux rares, celle-ci est loin d’être anecdotique. L’ampleur de la transition énergétique et numérique, laquelle n’est plus à prouver, tend à progressivement émanciper l’être humain de sa dépendance aux énergies fossiles – aussi bien comme matière première que comme source d’énergie. On assiste alors à l’essor du recours aux technologies estampillées vertes, véritables clés de voûte de cette transition. Toutefois, ces technologies dépendent d’une nouvelle ressource : les métaux rares. On parle ici de de cobalt, de lithium, de terres rares… Peu connues mais primordiales, ces ressources sont essentielles et se voient même être surnommées « the next oil », comme l’écrit Guillaume Pitron, spécialiste de la question et auteur de l’ouvrage La guerre des métaux rares[2].

Nos sociétés et nos modes de consommation sont tributaires de ces nouvelles ressources et cette dépendance aux métaux rares ne va que s’amplifier.

Au-delà des énergies vertes, des secteurs stratégiques comme le numérique, la téléphonie ou encore l’électronique reposent presque intégralement sur ces métaux rares, à tel point que l’on ne peut aujourd’hui pas décemment passer une journée sans recourir à leur utilisation. Prenons l’exemple des terres rares : un disque dur d’ordinateur contient 4,5 grammes de terres rares, un moteur de véhicule hybride ou électrique de 1,2 à 3,5 kg, tandis que la fabrication d’une éolienne peut demander jusqu’à une tonne de ceux-ci[3]. Par ailleurs, la conception d’un smartphone nécessite l’utilisation de pas moins de 16 métaux rares. Le constat est donc le suivant : nos sociétés et nos modes de consommation sont tributaires de ces nouvelles ressources et cette dépendance aux métaux rares ne va que s’amplifier. En dépit de leur dénomination trompeuse, ces ressources sont présentes partout sur Terre ; mais, contrairement à des métaux tels que le cuivre ou le fer, leur présence dans nos sols se veut beaucoup plus ténue. Bel et bien présents – certes en faible quantité – aux quatre coins du monde, les métaux rares voient cependant leur production être concentrée entre les mains d’un seul État : la Chine.

Un quasi-monopole d’État

Aujourd’hui, on estime que plus de 90% de la production mondiale de métaux rares est assurée par la Chine. Non pas que le pays détienne l’ensemble des réserves de métaux rares ; environ un tiers seulement des réserves mondiales se trouve en territoire chinois[4]. Cependant, Pékin s’est progressivement vu déléguer la production des métaux rares alors même que des États comme la France et les États-Unis régnaient en maître il y a encore quelques décennies sur ce marché. En Charente-Maritime, le groupe français Rhône-Poulenc purifiait dans les années 1980 plus de 50% des terres rares de la planète[5]. Seulement, l’exploitation des métaux rares n’est pas sans causer de considérables dommages environnementaux. Leur production, indispensable à l’alimentation des nouvelles énergies et technologies alors en plein essor, ne pouvait s’effectuer sans un certain coût environnemental. À l’ombre de la production des métaux rares, de véritables catastrophes écologiques affectent l’environnement, les écosystèmes et la santé humaine. Leur extraction et leur exploitation relâchent des tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère tout en contaminant les terres et les rivières. Force est de constater que la situation apparaît quelque peu paradoxale. Pour Guillaume Pitron, deux constats s’imposent : en premier lieu, les nouvelles énergies vertes, qualifiées de propres, reposent en réalité sur l’extraction de métaux tout sauf propres. En second lieu, ces énergies vertes, également qualifiées de renouvelables, ne pourraient subsister sans l’exploitation de matières tout sauf renouvelables[6].

Comment l’Occident a sous-traité la production de métaux rares à la Chine

Dans un monde occidental de la fin des années 1980 s’ouvrant aux problématiques environnementales, les réglementations en la matière se sont faites plus restrictives tandis qu’une certaine conscience écologique commençait à émerger au sein de la société. Parallèlement, une Chine en pleine croissance et en voie de libéralisation cherchait à poursuivre son développement économique. Le pays, dans l’optique d’acquérir la production de métaux rares, a alors usé d’une double stratégie de dumping : un dumping social et un dumping environnemental. Doté d’une main d’œuvre à bas coût – dumping social – et bien moins regardant que les occidentaux sur les implications environnementales découlant de la production des métaux rares – dumping environnemental, l’Empire du Milieu s’est alors engouffré sur le marché avec des prix défiant toute concurrence. Pékin, bien conscient de l’importance à venir de ces nouvelles ressources, investissait largement dans le développement des technologies et des infrastructures à même d’assurer leur production.

Finalement, tout le monde y trouvait son compte : croissance économique pour les uns, production à bas coût sans pollution locale pour les autres.

Les États développés, confrontés au coût écologique de leurs productions nationales, y ont alors délocalisé leur production de métaux rares et, ce faisant, délocalisé leur pollution. Finalement, tout le monde y trouvait son compte : croissance économique pour les uns, production à bas coût sans pollution locale pour les autres. Guillaume Pitron résume cet agencement de la manière suivante : « dans les deux dernières décennies du XXème siècle, les Chinois et les Occidentaux se sont tout bonnement réparti les tâches de la future transition énergétique et numérique : les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques »[7].

Le quasi-monopole chinois sur la production mondiale de métaux rares est indéniable.

Quelques décennies plus tard, le constat est sans appel : le quasi-monopole chinois sur la production mondiale des métaux rares est indéniable. Son territoire regorge désormais de sites d’extraction et de production de ces précieuses ressources, les principaux sites se trouvant dans les provinces de Mongolie intérieure et de Sichuan. À elles-deux, ces provinces représentent respectivement entre 50 et 60% et entre 24 et 30% de la concentration des métaux rares chinois[8]. Entre 1990 et 2000, la production chinoise annuelle de métaux rares a augmenté de 450%, passant de 16 000 tonnes métriques à 74 000 tonnes[9]. Ces chiffres n’ont cessé d’augmenter au cours des années suivantes, atteignant une production de 120 000 tonnes métriques en 2018, tandis que Pékin entend plafonner celle-ci à 140 000 tonnes métriques pour l’année 2020. Selon la Commission européenne, Pékin détenait notamment sur la période 2010-2014 69% de la production de graphite naturel, 87% de la production d’antimoine et 84% de la production de tungstène[10]. Pour les terres rares, ressources indispensables à la conception des nouvelles technologies, ce monopole s’élève à 95%[11].

 

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Ici, l’évolution de la production mondiale de terres rares. Petit à petit, depuis la fin des années 1980, la Chine s’est approprié ce marché. © User:BMacZero

Une soif de mainmise à échelle internationale

La Chine s’avère bel et bien être le premier producteur de métaux rares, et Pékin s’attelle à appliquer cette stratégie de monopolisation du marché en dehors de ses frontières. Principal exportateur, Pékin compte bien développer ses importations afin de sécuriser sa production de métaux rares à l’international ; et ce à commencer par ses voisins. Reprenons l’exemple des terres rares. Pékin observe de très près les réserves de terres rares présentes en Corée du Nord, figurant parmi les plus larges du monde. Seul allié régional et principal partenaire commercial de Pyongyang, la Chine est déjà présente dans les co-entreprises minières du pays et des grands groupes chinois y possèdent la plupart des droits d’exploitation. Si les sanctions imposées par les Nations Unies en 2016 en réaction à un essai nucléaire et un tir de missile balistique interdisent à Pyongyang de vendre et de fournir, entre autres, des terres rares, la Chine se prépare déjà à leur levée pour exploiter ces ressources. En effet, selon certaines sources chinoises, la Corée du Nord conférerait des droits miniers sur ses terres rares à la Chine en échange d’investissements chinois dans le développement de l’énergie solaire nord-coréenne. Une mainmise sur les abondantes réserves de terres rares nord-coréennes et leur commercialisation conférerait à l’Empire du Milieu un monopole presque absolu en la matière.

Pékin compte bien développer ses importations afin de sécuriser sa production de métaux rares à l’international.

Certaines entreprises chinoises développent d’ores et déjà leur production de terres rares à l’étranger, à l’image de Shenghe Resources qui a conclu des accords lucratifs avec des entreprises étrangères concernant des projets d’exploitation à venir desdites ressources. La société est notamment l’actionnaire majoritaire de l’entreprise Greenland Minerals and Energy, détenteur du projet Kvanefjeld d’extraction de terres rares dans le sud du Groenland ; l’accord de fourniture conclu par Shenghe Resources à cet effet comprend 100% de la production de la mine[12]. Par ailleurs, l’entreprise chinoise China Nonferrous Metal Mining Group a annoncé avoir signé un mémorandum non contraignant avec la société ISR Capital détentrice du projet Tantalus d’extraction de terres rares à Madagascar, lequel lui permettrait d’acheter 3000 tonnes de terres rares dans les trois ans qui suivront le début de la production sur le sol malgache.

L’Afrique au coeur de la stratégie chinoise

C’est en effet en Afrique, continent riche en ces ressources au cœur de toutes les convoitises, que la Chine étend son emprise sur les métaux rares. Il n’échappera à personne que Pékin a lancé, voilà quelques années, une véritable offensive de charme en Afrique et s’impose comme un partenaire essentiel pour la plupart des États du continent, à tel point que d’aucuns considèrent désormais la Chine comme une puissance africaine[13]. Principal partenaire commercial de bon nombre de ces États, Pékin leur confère également une importante aide au développement économique et profite actuellement de la crise du Covid-19 pour renforcer son ancrage sur le continent, revêtant pour ce faire un habit de sauveur. L’objectif sous-jacent de Pékin est ici de contrôler les métaux rares d’Afrique et sa stratégie porte ses fruits : la Chine et ses capitaux sont accueillis à bras ouverts sur le continent tandis que les entreprises chinoises s’accaparent la production de leurs métaux rares, avec l’approbation – voire la bénédiction – des gouvernements africains. À titre d’exemple, comme l’atteste Guillaume Pitron, « l’ancien président angolais, José Eduardo dos Santos, a fait des terres rares une priorité de son développement minier afin de satisfaire les besoins de Pékin »[14]. En Tanzanie, en signant un accord avec l’entreprise australienne Strandline Resources, le groupe chinois Hainan Wensheng a acheté la totalité des ressources de zirconium et de monazite qui seront produites dans la mine tanzanienne de Fungoni. En République démocratique du Congo, la Chine a mis la main sur les gisements de cobalt du pays, investissant en contrepartie dans les infrastructures congolaises[15]. En effet, l’une des manœuvres de l’Empire du Milieu est le recours aux package deal, ces accords permettant, en échange du financement d’infrastructures, une prise de participation dans un projet minier[16].

Pékin, « faiseur de marché »

Les exemples cités ne forment pas une liste exhaustive des États dans lesquels investit la Chine : en Afrique du Sud, en Zambie ou encore au Zimbabwe, Pékin met en œuvre sa stratégie de contrôle des métaux rares à l’échelle africaine ; tandis qu’au Canada, en Bolivie, au Vietnam ou encore au Kirghizistan, Pékin s’emploie à mettre à exécution son dessein de monopolisation des métaux rares à l’échelle internationale. La domination chinoise sur la production des métaux rares s’opère bien tant sur son territoire qu’à l’extérieur de ses frontières, confortant l’ambition qu’a Pékin d’occuper un rôle de premier plan dans la transition énergétique et numérique. Pour Guillaume Pitron, la Chine « n’est pas seulement devenue un acteur des marchés des métaux rares ; elle s’est bel et bien muée en un faiseur de ces marchés »[17]. Ce monopole lui confère, outre cette conquête du marché, un considérable avantage diplomatique et géopolitique sur la scène internationale tant les métaux rares nous sont aujourd’hui indispensables. Dans le cadre de la compétition opposant les États-Unis à la Chine, l’empire chinois des métaux rares pourrait bien faire pencher la balance en faveur de Pékin.

 

 

[1] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019, 304p.

[2] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018, 296p.

[3] BRGM, « Les terres rares », 10 janvier 2017. Disponible au lien suivant : https://www.brgm.fr/sites/default/files/dossier-actu_terres-rares.pdf

[4] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy Summit, The National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :  https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[6] PITRON Guillaume, « Métaux rares : la face cachée de la transition énergétique », Conférence TEDx Talks, Lille, 14 avril 2018. Lien vers la conférence : https://www.youtube.com/watch?v=LVWUDLBYb-Q

[7] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[8] TSE Pui-Kwan, « China’s rare-earth industry : U.S. Geological Survey », Open-File Report 2011–1042, USGS, 2011, 11p. Disponible au lien suivant : https://pubs.usgs.gov/of/2011/1042/of2011-1042.pdf

[9] Idem.

[10] Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions relative à la liste 2017 des matières premières critiques pour l’UE, Commission européenne, Bruxelles, 13 septembre 2017.

[11] Idem.

[12] SEAMAN John, « La Chine et les terres rares. Son rôle critique dans la nouvelle économie », in Notes de l’Ifri, Ifri, janvier 2019. Disponible au lien suivant : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/seaman_chine_terres_rares_2019.pdf

[13] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[14] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[15] MOLINTAS Dominique Trual, « Impact of Globalization on Rare Earth : China’s co-optive conquest of Colongese coltan », in MPRA Munich Personal RePec Archive, 16 janvier 2013. Disponible au lien suivant : https://mpra.ub.uni-muenchen.de/96264/1/MPRA_paper_96264.pdf

[16] CHAPONNIERE Jean-Raphaël, « Chine-Afrique : enjeux de l’ajustement chinois pour les pays miniers », in Afrique contemporaine, n°248, 2013/4, 2013, pp.89 à 105. Disponible au lien suivant : https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2013-4-page-89.htm

[17] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

La farce de la « solidarité européenne » à la lumière de la pandémie de Covid-19

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Malgré le triomphalisme affiché par les dirigeants français, les réunions de l’Eurogroupe du 7 et 9 avril n’ont débouché que sur un nouveau refus allemand et néerlandais d’émettre les coronabonds – titres de dettes mutualisées – ardemment souhaités par l’Italie. Lors de ses deux adresses aux Français, Emmanuel Macron a mis en exergue l’importance de répondre à la pandémie à l’échelle de l’Union européenne. Les événements de ces dernières semaines questionnent pourtant la pertinence de l’échelle continentale.


Dans le débat public, l’un des arguments majeurs des partisans d’une intégration européenne approfondie est la nécessité pour les Européens de pouvoir défendre leurs intérêts communs en constituant un bloc fort dans la mondialisation face à leurs adversaires que seraient notamment la Russie et la Chine. La pandémie de coronavirus n’a pourtant pas tardé à remettre en cause la validité de l’argument mettant constamment en exergue les prétendus intérêts communs des nations européennes.

L’échec des coronabonds et de la solidarité financière européenne

Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est loin de briller en matière d’allocation d’aides financières pour les États les plus touchés. Si la Commission a consenti à renoncer temporairement à ses exigences d’orthodoxie budgétaire à travers la suspension de la règle des 3% de déficit public, les réponses minimalistes de la BCE – qui se contente de renflouer une nouvelle fois les banques pour éviter un effondrement financier, sans injecter un seul euro dans l’économie réelle – sont insuffisantes pour faire face à la crise.

« Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. »

Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. Le projet phare porté par l’Italie, la France et l’Espagne réside dans la mutualisation des dettes européennes pour faire face à la crise sanitaire à l’aide de l’émission de bons du Trésor nommés coronabonds. Le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, Peter Altmaier, n’a pas tardé à formellement refuser une telle possibilité. Il a qualifié le débat à leur sujet de « fantôme », considérant que la priorité réside dans le renforcement de la compétitivité des économies européennes. Il a été rejoint par les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande.

Le gouvernement allemand avait déjà refusé l’émission d’eurobonds quelques années plus tôt pour faire face à la crise économique dans la zone euro. Ces gouvernements ne veulent en aucun cas mutualiser leurs propres dettes avec celles des peuples d’Europe du Sud auxquels ils ne font nullement confiance et qu’ils accusent de laxisme budgétaire. Le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne de mener une enquête sur le manque de marges budgétaires dans les pays les plus durement touchés par la pandémie. Cette requête a suscité l’indignation du Premier ministre portugais Antonio Costa, qui a accusé les Pays-Bas de « mesquinerie récurrente ».1

Le manque de solidarité affichée par l’Europe du Nord a provoqué un tollé en Italie. Alors que le journal Il Fatto Quotidiano titre : « Conte dit à une Europe morte d’aller se faire foutre », le quotidien La Repubblica, d’habitude de tendance europhile, parle pour sa part de « laide Europe ». Le report de deux semaines de négociations qui s’enlisent du fait de l’inertie de l’Europe du Nord, alors que l’Italie continue à compter ses morts par centaines chaque jour, est en effet un signal d’alarme pour l’UE. Même l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani a déclaré : « Une Europe lâche comme celle que nous avons vue hier sera emportée par le coronavirus ». Jacques Delors, l’un des pères fondateurs du projet européen, voit pour sa part ce manque de solidarité comme un « danger mortel » pour l’Union européenne. Les excuses de la présidente de la Commission européenne et les regrets du ministre néerlandais des Finances à l’égard de l’Italie arrivent un peu tard. Tout comme le journal Bild qui titre le 1er avril en italien Siamo con voi! (« Nous sommes avec vous ! »), ce qui n’a pas tardé à être étrillé par le quotidien milanais Corriere della Sera, pourtant habituellement europhile, qui a dénoncé une « page hypocrite ». Ainsi, en Allemagne, on observe une prise de conscience de certains hommes politiques comme Joschka Fischer (Verts) ou encore Sigmar Gabriel (SPD) qui déclarent redouter que l’Italie et l’Espagne ne puissent pardonner aux Allemands « pendant cent ans » un tel manque de solidarité.

Un accord médiocre résultant de l’immobilisme germano-néerlandais

Alors que l’Allemagne et les Pays-Bas sont inflexibles sur les coronabonds, ils se montrent en revanche ouverts à l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci fournit des prêts – voués, donc, à être remboursés – dans le cadre du Pacte budgétaire européen (également connu sous le nom de TSCG). Il s’agit d’une aide conditionnée à la mise en œuvre de « réformes structurelles » supervisées par les autres États européens, à savoir des plans d’austérité qui auraient pour conséquence de diminuer encore les dépenses publiques. Cette possibilité est très mal accueillie par l’Italie qui ne souhaite aucunement être placée sous tutelle budgétaire à l’instar de la Grèce quelques années plus tôt.

« Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros pour l’ensemble de l’UE paraît ridicule rapporté au PIB européen – d’autant qu’il ne s’agit pas de dons, mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. »

Loin du triomphalisme affiché par les ministres des Finances français et allemand Bruno Le Maire et Olaf Scholz, bien peu de choses ont changé avec l’accord de l’Eurogroupe du 9 avril. L’Allemagne et les Pays-Bas campent sur leur refus des coronabonds, pourtant expressément demandés par l’Italie et l’Espagne. Les Néerlandais ont simplement renoncé à exiger des réformes structurelles en contrepartie des emprunts contractés, à condition toutefois qu’ils contribuent à financer seulement les dépenses de santé liées à la pandémie. Toute autre dépense sociale et économique qui serait réalisée à l’aide du MES pour faire face à cette crise reste donc conditionnée par la mise en œuvre de réformes austéritaires à l’avenir en Europe du Sud. Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros prévu pour l’ensemble de l’UE apparaît ridicule par rapport au PIB européen (16 000 milliards d’euros), d’autant qu’il ne s’agit pas de dons mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. Giuseppe Conte lui-même a qualifié l’accord du 9 avril de « très insuffisant ».

Alors que la Banque d’Angleterre s’apprête à financer directement le Trésor britannique, cette possibilité est exclue dans la zone euro par le carcan que constitue le traité de Lisbonne. Arborant un triomphalisme de façade, Bruxelles opte seulement pour des prêts, synonymes d’endettement et potentiellement à terme d’austérité budgétaire pour les États les plus touchés par la pandémie.

Il semble manifeste que les pays du Nord n’ont aucune envie de perdre leur statut de créanciers en chef de l’Europe, notamment l’Allemagne, terriblement réticente à toute possibilité de mutualiser son budget excédentaire avec les pays du Sud. Les intérêts nationaux allemands et néerlandais priment sur toute forme de solidarité : il n’est pas question pour eux de payer pour l’Europe du Sud. L’intransigeance sans équivoque de Berlin et de La Haye démontre une nouvelle fois le caractère onirique et irréaliste des velléités fédéralistes d’Emmanuel Macron. Il faudra vraisemblablement s’attendre à des forces centrifuges croissantes au sein de l’Union européenne entre des pays du Nord attachés avant tout à leurs intérêts nationaux d’une part, et des pays du Sud se sentant abandonnés par leurs partenaires européens d’autre part. L’accroissement historique de la défiance vis-à-vis de l’UE dans une Italie jadis europhile, mais déjà peu aidée face aux migrations méditerranéennes, est à cet égard emblématique. Enfin, le mythe d’une Allemagne europhile et modérée opposée aux « populismes » eurosceptiques du sud et de l’est de l’Europe a définitivement fait long feu.

L’aide chinoise, russe et cubaine plus spontanée que celles des autres pays européens

En matière d’aide médicale, l’Italie, épicentre de la pandémie, a également pu constater avec amertume l’effroyable inertie des institutions européennes et des États membres de l’UE. Les cures d’austérité successives imposées à l’Italie et acceptées sans vergogne par ses dirigeants successifs ont rendu le système de santé transalpin incapable de faire face à un tel afflux de malades à soigner en réanimation.2

Alors que des milliers de personnes sont décédées du coronavirus depuis février, en particulier dans le nord du pays, ce ne sont pas les pays européens qui lui ont offert leur aide en premier lieu. Dès le 12 mars, c’est la Chine qui a envoyé à l’Italie une aide de plusieurs tonnes de matériel sanitaire (masques, appareils de ventilation, etc.). Le gouverneur de Lombardie, la région la plus touchée par la pandémie, a fait appel à la Chine, à Cuba et au Venezuela suite au relatif immobilisme des autres pays européens. Plus de cinquante médecins et infirmiers cubains, qui avaient déjà lutté contre Ebola quelques années plus tôt en Afrique, sont venus porter assistance au personnel soignant lombard. Enfin, la Russie a envoyé neuf avions militaires transportant du matériel sanitaire en Italie. Cette aide n’est bien sûr pas désintéressée, Pékin et Moscou en profitant pour accroître leur influence en Italie.

« « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. », a déclaré le président serbe. Pourtant candidat à l’entrée dans l’UE, il a choisi de se tourner vers la Chine. »

L’Italie n’est pas la seule à attendre indéfiniment une aide européenne qui n’arrive pas. La Commission européenne a décidé le 15 mars de limiter les exportations de matériel sanitaire, ce qui a provoqué l’ire du président de la Serbie, Aleksandar Vučić. Celui-ci a prononcé deux jours plus tard un discours acerbe fustigeant le manque de soutien octroyé à son pays, affirmant : « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. ». La Serbie, pourtant candidate à l’entrée dans l’UE, choisit ainsi de se tourner vers la Chine, qui lui a fourni du matériel sanitaire et a dépêché une équipe de médecins à Belgrade. Il s’agit ici aussi pour la Chine de retenir un trop fort arrimage à l’Ouest des Balkans, dont l’influence lui est disputée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En France également, face à la passivité des autres pays européens, quarante-cinq députés allant de la France insoumise aux Républicains ont écrit à Édouard Philippe le 22 mars pour demander l’aide de La Havane. Cinq jours plus tard, des médecins cubains ont été autorisés à entrer en Martinique, puis dans les autres départements français d’outre-mer. Dès le 18 mars, la Chine avait également fait parvenir pas moins d’un million de masques à la France.

Ce panorama peut toutefois être nuancé par plusieurs exemples de coopération intra-européenne. Plusieurs Länder allemands, à commencer par le Bade-Wurtemberg limitrophe de la France, ont répondu à l’appel à l’aide du département du Haut-Rhin, alors le plus touché de l’Hexagone par la pandémie. Ainsi, plusieurs patients alsaciens atteints du coronavirus ont été pris en charge par des hôpitaux de l’autre côté du Rhin. Le Luxembourg et les cantons suisses du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne ont accueilli également des Français transférés dans leurs hôpitaux. Si l’initiative est bien évidemment louable, on ne peut pas à proprement parler de solidarité européenne, mais plutôt d’une solidarité transfrontalière entre des régions limitrophes. La Suisse n’est en effet pas membre de l’UE. Quant à l’accueil de patients alsaciens outre-Rhin, ce n’est pas le gouvernement fédéral de Berlin qui en a décidé ainsi, mais l’exécutif de certains Länder. Néanmoins, au fur et à mesure des jours, des patients français ont été accueillis par d’autres Länder plus éloignés comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tandis que des patients italiens ont été transférés en Saxe et en Bavière.

Les masques de la discorde

Au sein même de l’Union européenne, c’est bien le repli sur soi qui prédomine. Alors que la Lombardie se trouve dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. Prague a plaidé la confusion et prétendu que l’aide chinoise a été confisquée par ses services douaniers par erreur. On peut néanmoins douter de la crédibilité de cette version. En effet, selon le juriste tchèque Lukáš Lev Červinka, Prague s’est sciemment approprié un matériel dont la destination prévue lui était connue. Il a envoyé à plusieurs ONG des photographies mettant en évidence la présence de drapeaux italiens et chinois estampillés sur les cartons contenant ces masques, avec une indication explicite : « aide humanitaire pour l’Italie ». Le lanceur d’alerte a qualifié ce pitoyable épisode en ces termes : « Ce n’est pas du tout un geste de politique européenne, c’est une histoire honteuse ».

« Alors que la Lombardie est dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. »

Mais ce lamentable épisode n’est pas le seul imbroglio diplomatique entre des pays européens qui soit lié à l’acheminement de matériel sanitaire. Le chef du département des soins de santé du Latium, Alessio D’Amato, a accusé la Pologne d’avoir saisi plus de 23 000 masques en provenance de Russie et destinés à la province du centre de l’Italie. De son côté, la région tchèque de Moravie-Silésie a accusé la Hongrie d’avoir confisqué pas moins d’un demi-million de masques en provenance d’Inde. Varsovie et Budapest ont respectivement démenti ces charges exprimées à leur encontre. Enfin, la France a mis en place des restrictions d’exportations de matériel médical qui ont occasionné la réquisition à Lyon de quatre millions de masques appartenant au groupe suédois Mölnlycke. Les trois quarts de ces masques devaient pourtant être exportés vers d’autres pays européens, notamment l’Italie et l’Espagne. Suite au haussement de ton de Stockholm à l’égard de la France, le matériel a finalement été rendu à la Suède.

Frontières, confinement : quelle coordination européenne ?

Ces querelles multiples sur l’acheminement de masques ne constituent pas le seul exemple d’absence de coordination entre pays européens. La question des fermetures de frontières est également source de désorganisation. Lors de ses allocutions aux Français, Emmanuel Macron a évoqué l’importance d’une solution européenne en ce qui concerne la fermeture des frontières pour contrer l’épidémie. Pourtant, alors qu’il prononce sa première adresse aux Français le 12 mars, il est en retard sur l’actualité. En effet, plusieurs pays tels que l’Autriche, la Slovénie, la Slovaquie ou encore la République tchèque avaient d’ores et déjà fermé au moins partiellement leurs frontières nationales. Plus tôt dans la journée du 12 mars, l’Allemagne avait mis en place des contrôles sanitaires à sa frontière en Alsace et en Moselle, sans aucune concertation avec les autorités françaises. Les différents pays font ainsi prévaloir leurs intérêts nationaux en fermant les uns après les autres leurs frontières sans grande coordination entre eux. Et pour cause : fermer uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas beaucoup de sens alors que les différents États européens sont très inégalement touchés par la pandémie…

Au-delà de la désorganisation sur la question des frontières, les solutions apportées pour limiter ou endiguer la pandémie varient considérablement d’un pays à l’autre. L’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique sont les premiers États à décréter le confinement de leur population. Néanmoins, cette mesure radicale ne séduit pas immédiatement tous les décideurs politiques dans les autres pays, en particulier en Europe du Nord. Peut-être sont-ils davantage attachés à la responsabilité individuelle et à une moindre intervention de l’État dans la vie des citoyens, et par conséquent plus réticents à choisir d’appliquer une mesure si coercitive. En tout état de cause, l’Allemagne et les Pays-Bas font preuve d’un fatalisme édifiant à l’origine de leur relatif immobilisme. Pendant une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag, Angela Merkel déclare ainsi que « 60 à 70% des Allemands seront infectés par le coronavirus ». Lors d’une allocution télévisée le 16 mars, le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte affirme quant à lui : « La réalité est que dans le futur proche une large partie de la population néerlandaise sera infectée par le virus ».

Les Pays-Bas optent alors tout d’abord pour la stratégie dite de l’immunité collective, consistant à attendre qu’une large partie de la population soit infectée par le virus pour qu’elle soit à terme immunisée, ce qui favoriserait l’endiguement de l’épidémie. Néanmoins, cette stratégie est très controversée et peut aboutir à un bilan humain beaucoup plus lourd que si la population était confinée.3 Face aux critiques, les Pays-Bas ont fini par mettre en œuvre des mesures de distanciation sociale et fermer les écoles et restaurants, sans toutefois opter pour un confinement strict, à l’instar de l’Allemagne.

Cette absence de coordination des pays européens pour lutter contre l’épidémie peut également avoir des effets délétères à plus long terme. Si certains pays limitent plus tôt l’épidémie que ceux ayant délibérément laissé se propager le virus dans leur pays pendant des semaines, la réouverture des frontières intérieures de l’espace Schengen risque de ne pas être envisageable dans un futur proche. La relative inaction de la Suède interroge la Norvège et le Danemark voisins, alors que Copenhague amorce un déconfinement progressif et que la réouverture des frontières n’est pas à l’ordre du jour.

Les thuriféraires de la construction européenne exultent au lendemain de l’accord ambigu du 9 avril, qui n’est pourtant garant de rien de clair, si ce n’est d’un endettement accru. L’horizon des coronabonds et d’une aide massive et inconditionnelle pour l’Italie et l’Espagne semble bien loin. L’Allemagne et les Pays-Bas sont pourtant confrontés à un dilemme : suspendre leurs exigences de stricte rigueur budgétaire face à la crise sanitaire, ou bien devoir potentiellement endosser la responsabilité historique d’un déclin irrémédiable du projet européen. Cette pandémie constitue en effet un moment crucial pour l’avenir d’une Union européenne dans laquelle la discorde et les intérêts nationaux bien compris priment de manière éloquente sur toute forme de solidarité. Alors que la pandémie aurait pu être une opportunité d’entraide pour les Européens, force est de constater que Bruxelles s’enthousiasme davantage pour des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne, qui n’aura pour conséquence que d’accroître des déséquilibres déjà insoutenables.

 

Notes :

1 L’article du Vent Se Lève intitulé « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? » détaille les déclarations polémiques des responsables politiques néerlandais sur les pays du Sud et l’hostilité de longue date de La Haye aux transferts financiers dans la zone euro.

2 Sur les conséquences de l’austérité budgétaire exigée par l’UE sur les systèmes de santé des pays européens, on pourra se référer à l’article du Vent Se Lève intitulé « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne ». On pourra également lire avec intérêt l’entretien de l’eurodéputé Martin Schirdewan au journal L’Humanité du 2 avril 2020. Il déclare notamment : « À 63 reprises entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. »

3 Pour plus d’informations sur la stratégie dite de « l’immunité collective », on pourra se référer à la vidéo du Vent Se Lève intitulée « Face au coronavirus : l’immunité collective, une stratégie mortelle ».

Le libre-échange, c’est la guerre

© Edward Duncan, La Nemesis, navire de guerre britannique forçant le barrage formé de jonques de guerre chinoises dans le delta de la rivière des Perles, 7 janvier 1841.

« Le protectionnisme c’est la guerre » déclara Emmanuel Macron au cours d’un meeting à Arras en 2017, dans une volonté de faire écho à la formule de François Mitterand. Nationalisme et protectionnisme constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce, comme il en est question dans la suite de son intervention. La filiation historique et idéologique de ce genre de discours est aisément discernable. Des célèbres adages de Montesquieu aux poncifs en vogue aujourd’hui sur la nécessité de faire tomber les barrières commerciales pour œuvrer à la paix entre les peuples, la logique en est bien connue. Un examen historique des conditions d’introduction du libre-échange en Asie du Sud-Est au XIXe siècle suggère pourtant bien autre chose…


Opium et obus, le prix du libre-échange

Si le protectionnisme dispose d’un imaginaire associé au nationalisme des années 1930, les conflits liés à la diffusion du libre-échange en Asie du Sud-est, déterminants pour l’histoire récente, sont méconnus en Occident. C’est dans cette période d’internationalisation économique naissante que l’on soumet la Chine à la dépendance1 de l’importation de produits étrangers, notamment l’opium, que les Britanniques acheminent depuis leurs colonies indiennes.

Avec la modernisation navale et l’opportunité croissante de la demande étrangère ayant eu cours dans la première moitié du XIXe siècle, les capitaux occidentaux se dirigent vers des pays de plus en plus lointains. La Grande-Bretagne, désireuse de rétablir sa balance commerciale déficitaire avec l’Empire du milieu, voit l’opium comme une opportunité d’inverser cette tendance. Devant les mesures de rétorsion que met en place l’empereur Daoguang pour endiguer ce fléau qui mine la société chinoise, les passeurs et trafiquants anglais initient un trafic d’opium, entraînant son lot de corruption, alors que la Compagnie britannique des Indes orientales s’efforce de contourner les interdits chinois.

Suite au transfert des réseaux marchands de la Compagnie britannique des Indes orientales à la couronne anglaise, l’opium devient une affaire d’État. Les country traders fomentent une véritable contrebande étatique et leurs convois sont directement placés sous escorte navale britannique, le tout sans grande discrétion. Face aux tentatives chinoises de juguler l’afflux d’opium, les marchands privés réclament depuis un moment déjà une intervention militaire de leur pays au nom du droit à commercer librement.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine, ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Mais le prétexte à la guerre advient le 3 juin 1839 lorsque les autorités chinoises saisissent et détruisent un stock d’opium de 1188 tonnes et proclament son interdiction. Le port de Canton est fermé aux Anglais. Le 4 septembre de la même année, la première escarmouche navale entre les deux belligérants éclate lorsque les navires britanniques forcent le blocus chinois du port de Kowloon, lieu de ravitaillement pour la contrebande d’opium. À la grande satisfaction des country traders, l’Angleterre cautionne alors une intervention militaire officielle qui se fixe pour but d’obtenir un dédommagement sur la perte de marchandise d’opium, mais également l’ouverture de plusieurs ports aux Anglais, l’occupation d’îles côtières (notamment Hong-Kong) et enfin la ratification d’un traité de commerce plus équitable. En réalité, le traité de Nankin est largement à la faveur des Anglais et reflète bien la dissymétrie des relations sino-britanniques de l’époque. Des relations pourtant revendiquées sous l’égide d’un libre-échange théorisé comme le moyen de maximiser des intérêts mutuels marchands, auquel nous prêtons aujourd’hui la vertu de lisser les rapports de force et de stériliser toute politique nationaliste agressive.

Après une expédition militaire qui tourne rapidement à l’avantage de la flotte anglaise, la Chine est contrainte au versement d’une réparation de 21 millions de dollars, ainsi qu’à l’ouverture de cinq de ses ports au commerce international (Shanghai, Ningbo, Amoy, Canton, Fuzhou). L’île d’Hong-Kong est cédée aux Anglais, des consulats sont imposés un peu partout, seuls compétents à juger les commerçants étrangers au nom d’un principe d’extra-territorialité qui restera un terrible affront pour la souveraineté chinoise.

© Léon Morel-Fatio, Prise des forts du Peï-Ho par la flotte britannique lors de la seconde guerre de l’opium le 20 mai 1858.

Une seconde campagne sera menée contre la Chine en 1858, à laquelle s’ajoutent les Français, qui conduit à la prise de Pékin et au pillage du Palais d’été. De nouveaux ports sont ouverts au commerce étranger et le commerce d’opium se voit officiellement légalisé par les traités de Tianjin (1858) et la convention de Pékin (1860). C’est l’avènement des concessions étrangères avantageant les marchands occidentaux par rapport aux marchands locaux. Les cessions progressives des douanes impériales aux intérêts anglais2, la constitution au sein de la capitale chinoise d’ambassades étrangères, les missionnaires chrétiens dans les campagnes, seront autant de facteurs déstabilisants pour la culture, la souveraineté et l’industrie chinoise. Pendant ce temps, le commerce d’opium se révèle plus prospère que jamais et prolifère jusqu’à atteindre les 10 % d’opiomanes dans la population adulte chinoise en 1905.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Commodore Perry et la Gunboat diplomacy3 , une autre facette du libre-échange

En juillet 1853, le plus gros navire de guerre de son temps, avec à son bord l’amiral américain Matthew Perry, s’approche de la baie d’Edo au Japon, escorté par quatre autres navires. Rapidement surnommés « bateaux noirs » par les locaux, ces navires de guerre débarquent 300 fusiliers marins sur les côtes japonaises. Cette démonstration de force accompagne une lettre destinée au shôgun d’Edo. Le président américain enjoint vivement le shôgun à ouvrir des relations diplomatiques et économiques avec le pays, dont la fermeture aux Occidentaux est en vigueur depuis 1641.

Début 1854, l’amiral Perry est de retour avec sept navires de guerre, dont trois frégates, 1700 matelots et une centaine de canons. Le shogunat Tokugawa cède à la demande des Américains et signe le 31 mars de la même année un traité d’amitié nippo-américain, stipulant l’ouverture des ports de Shimoda et de Hakodate aux étrangers, faisant ainsi des États-unis d’Amérique la nation étrangère la plus favorisée des relations diplomatiques japonaises – ce qui ne manque pas de déstabiliser la cour impériale et son dogme autarcique. Cette victoire audacieuse et agressive de la gunboat diplomacy américaine connaît un fort retentissement. Devant l’appât du gain, les Russes ne tardent pas à leur emboîter le pas en signant en 1855 un traité semblable proclamant l’ouverture du port de Nagasaki et glanant au passage l’archipel d’Ouroup. Suivront naturellement la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la France.

Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji5 et à la chute du régime shôgunal.

Les Américains obtiennent finalement l’ouverture d’un consulat permanent à Shimoda, dans un temple désaffecté. Au départ réticente, la cour impériale japonaise finit par céder sous la pression et la nouvelle de bombardements franco-britanniques à Canton, sur les côtes chinoises, en 1858. De nouveau, les grandes puissances occidentales signeront une à une des accords semblables. De nouveaux ports s’ouvrent aux étrangers (Edo, Osaka), qui ne sont plus obligés de traiter avec les représentants et fonctionnaires du shogunat pour mener à bien leur commerce. Parallèlement aux traités sino-britanniques ratifiés après les deux guerres de l’opium, les autorités consulaires sont seules compétentes à juger un acte délictueux commis sur le sol japonais par un étranger et ce selon les lois de son propre pays. Les concessions habitées par ces mêmes étrangers deviennent de véritables zones d’extraterritorialité. Les navires occidentaux amarrés dans les ports japonais qui leur sont ouverts ne sont soumis qu’à l’autorité de leurs pays respectifs, transformant de fait ces ports en quasi-bases militaires occidentales. Le droit de douane relatif à l’exportation est plafonné à 5% (ceux relatifs à l’importation doivent passer par une négociation) pour le bakufu4. Ces traités qui placent le Japon dans un état de mi-sujétion sont en vigueur pour une durée indéterminée.

© Wilhelm Heine, le Commodore Perry rencontre les commissaires du shôgun à Yokohama en 1855.

Dès 1867, l’afflux de produits étrangers désorganise profondément les circuits commerciaux et plonge le pays dans une crise économique. La forte demande en soie rompt le marché intérieur, l’inflation explose et le prix du riz se voit multiplié par six de 1864 à 1867. La vampirisation économique que provoquent les concessions étrangères entraîne le contournement de l’activité et des circuits ruraux, et la concurrence ruine les marchands de cotons. Devant le risque d’une guerre impossible à remporter, les autorités japonaises cèdent à des demandes étrangères aussi dégradantes qu’impopulaires, qui provoquent une instabilité politique et des actions de terrorisme visant à la fois des dirigeants politiques japonais et des occupants étrangers. Après des tentatives politiques d’opposition aux concessions étrangères, les flottes françaises, anglaises et américaines ripostent et obtiennent gain de cause. Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji et à la chute du régime shôgunal.

À qui le libre-échange profite-il ?

Ces épisodes du XIXe siècle illustrant la mise au pas et la conversion de la région est-asiatique au libre échange, au moyen de la force militaire, remettent en question les lieux communs érigeant cette doctrine comme aboutissement de la communication et des relations apaisées entre les peuples. Les idéologues et promoteurs de ce qui est présenté de nos jours comme un truisme adossé au sens de l’histoire se trouveront ici en prise avec deux sérieux contre-exemples. 

Le caractère extatique et presque religieux de la foi en un libre-échange vertueux, que l’on retrouve partout aujourd’hui, du FMI jusqu’à l’OMC, se trouve déjà chez Richard Cobden, industriel et homme d’État anglais lorsqu’il s’exprime dans un discours adressé à la chambre des Lords en 1846 : « Je regarde plus loin ; je vois le principe du libre-échange jouant dans le monde moral, le même rôle que le principe de la gravitation dans l’univers : attirant les hommes les uns vers les autres, rejetant les antagonismes de race, de croyance et de langue ; et nous unissant dans le lien d’une paix éternelle ».

L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposant alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer.

Le libre-échange ne débouche pas nécessairement sur des tensions commerciales, pas plus qu’il n’endigue les conflits armés, mais il peut être le prolongement économique d’une politique agressive, le cheval de Troie d’une relation commerciale inégale, comme cela a été le cas lors de ces deux événements historiques. La réduction des obstacles au commerce ne produit pas nécessairement le cercle vertueux de l’échange favorisant la paix, la communication et la compréhension mutuelle entre les peuples. À l’opposé, les mesures de protection économique peuvent se muer en un rapport de force garantissant une certaine équité et limitant un éventuel déséquilibre dans les relations commerciales entre pays.

Cette propagation du libre-échange en Asie du Sud-Est intervient dans un contexte diplomatique et international bien précis, celui d’une domination et d’une soif d’expansion marchande de l’Occident, dont le libre-échange incarnera la traduction économique. C’est parce que le libre échange est un vecteur possible de domination quasi-colonial qu’il a été promu comme fer de lance de la volonté de conquête du marché chinois par les Britanniques, plus que par idéologie pure. L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposait alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer. C’est ce que les Anglais ont compris en faisant de la défense d’un principe libéral le moyen d’étendre leur assise économique dans la région. L’accord de Nankin finalise une position de faiblesse chinoise dans les négociations, exploitée par les britanniques, au moyen du free-trade.

De quoi la doctrine libre-échangiste est-elle le nom ?

L’assimilation du commerce au seul libre-échange, comme cela est couramment orchestré de nos jours, constitue un tour de force et une victoire idéologique des libre-échangistes. L’alternative présumée entre politique commerciale protectionniste ou libre-échangiste se réduirait, nous dit-on, à choisir entre une autarcie régressive et une ouverture philanthropique et progressiste.

Ce schéma se heurte à l’histoire des politiques commerciales. Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique. Il s’agit d’un cas extrême d’absence de protections douanières, auquel s’oppose l’autarcie, c’est-à-dire la fermeture totale au monde extérieur. L’espace entre ces deux extrémités balaye tout le champ de la politique commerciale protectionniste. Dès lors, il est incorrect d’opposer ces deux doctrines, libre-échange et protectionnisme, comme le pendant l’une de l’autre. Le protectionnisme, en fait ostracisé comme mesure extrême et déraisonnable, couvre au contraire un pan large et ajustable de freins douaniers qui s’apparente plutôt à un niveau intermédiaire dans le spectre des politiques économiques.

Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique.

Un examen historique des revirements de politiques commerciales oblige à tirer des conclusions plutôt pragmatiques. En réalité, l’alternance entre politique tantôt fondée sur le protectionnisme, tantôt sur le libre échange découle davantage d’une analyse des circonstances économiques d’un pays donné. Le choix d’une politique au détriment d’une autre est donc le fruit d’une réflexion sur les avantages qu’en tirera le pays, et non d’une volonté de défendre une certaine vision de l’économie. Comme l’affirme Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Gallimard, 1994, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Gallimard, 1997) : « dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle ». De façon plus notable encore, il observe qu’au long du XIXe siècle, le monde occidental s’apparente à « un océan de protectionnisme cernant quelques îlots libéraux » si ce n’est pour une courte période de libre-échangisme entre 1860 et 1870. Tandis que seuls la Grande-Bretagne et les Pays-Bas prônent clairement le libre-échange au sein des pays développés, Bairoch remarque que les pays du Sud constituaient « un océan de libéralisme sans îlot protectionniste ». C’est même pour lui, l’imposition de traités libre-échangistes qui a appauvri les pays du Sud, et le protectionnisme en vigueur chez les Occidentaux, en particulier aux États-unis, qui a permis à ces derniers de se développer au cours de cette période.

Le libre-échange adoucit les mœurs ?

Pour Montesquieu (Montesquieu, De l’esprit des lois, GF, 2019), « l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples » ; « le commerce guérit des préjugés destructeurs », ajoutait-il : « et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ». Il s’agit d’interroger le subtil amalgame qui s’est insinué au fil du temps par la juxtaposition de la notion même de commerce à celle, exclusivement, de libre-échange. Le commerce auquel fait référence Montesquieu recouvre une signification plus vaste que l’on ne veut bien admettre aujourd’hui. Lorsqu’il affirme que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », il s’agit aussi bien d’un commerce culturel que d’un échange exclusivement marchand.

Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, il peut devenir  l’instrument d’une domination économique.

Cette maxime reste justifiée et peu s’avérer intéressante pour peu qu’on l’épure d’un certain usage moderne, dévoyé et subverti. Si toutefois l’argument de l’échange culturel subsiste de nos jours, c’est qu’il n’est qu’un masque posé sur le visage d’une pensée économique radicale qui se drape de bonnes intentions pour se faire accepter. De plus, cette vision candide du libre-commerce qui fait dire à l’économiste Frédéric Bastiat que : « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront6 » ignore totalement la dissymétrie qu’instaure le libre-échange dans une relation économique entre partenaires inégaux, subordonnant toute possibilité « d’échange culturel » à un déversement à sens unique de soft-power aux vertus d’acculturation. Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, peut devenir l’instrument d’une domination économique.


1 Une dépendance au sens strict du terme, puisqu’il s’agit pour les marchands anglais d’inonder le marché chinois d’un produit addictif auquel beaucoup de consommateurs deviendront physiquement dépendants.

2 Qui débouchent sur des impositions de tarifs douaniers

3 Diplomatie de la canonnière

4  Shogunat de l’époque

5  Ère d’ouverture, de modernisation et d’industrialisation initiée sur la base du modèle occidental.

6  À propos de la relation de libre-échange entre Haïti et la République dominicaine

Élections en Inde : triomphe du nationalisme hindou

Narendra Modi lors d'une réunion publique à Meerut, 15 février 2014. © Narendra Modi, Flickr
Narendra Modi lors d’une réunion publique à Meerut, 15 février 2014. © Narendra Modi, Flickr

La plus grande démocratie du monde vient d’achever le marathon électoral au terme duquel plus de 600 millions d’Indiens ont choisi celui qui présidera aux destinées de la sixième puissance économique du monde. Le verdict est sans appel : la coalition emmenée par le Premier ministre, Narendra Modi, emporte 353 des 542 circonscriptions en jeu. Il a désormais toute latitude pour poursuivre les orientations définies lors de son premier mandat, entre réformes libérales, investissements dans les infrastructures, affirmation de l’Inde sur la scène mondiale et renforcement de l’identité hindoue du sous-continent. Le parti du Congrès est décimé [ndlr : principal mouvement d’opposition, le parti du Congrès a dominé la vie politique indienne de l’indépendance jusqu’à l’élection de Narendra Modi en 2014].


Une Inde s’éteint. Une autre émerge. Celle-là se pensait comme un creuset de civilisations, unie par une constitution qui proclame la sécularité de l’État indien et garantit des protections particulières aux minorités autant qu’aux couches populaires, notamment les ex-intouchables et les populations tribales. Celle-ci brandit fièrement l’hindouisme, fondement de sa civilisation et ciment de son identité, pense-t-elle.

Celle-là était mue par un nationalisme civique ayant pour ambition de constituer une puissance souveraine qui promeut la paix et le multilatéralisme. Celle-ci veut tenir en respect les autres nations, notamment la Chine et le Pakistan, n’hésitant pas à faire usage de la force et laissant planer l’ombre du feu nucléaire.

Celle-là tenait les civil servants pour des modèles de vertu, soldats d’un capitalisme d’État ayant pour mission d’œuvrer en faveur de l’autonomie productive et d’un développement soucieux des couches populaires. Celle-ci espère que Narendra Modi mènera à son terme la libéralisation économique qu’a entamée le sous-continent dans les années 1980.

Celle-là reconnaissait une légitimité sans faille à ses élites intellectuelles, rompues aux humanités au sein des universités européennes, s’exprimant dans un Anglais presque britannique, consolidant, chaque jour passant, le culte du savoir et l’admiration pour la figure du professeur, et plaidant, sans fléchir, en faveur des droits des minorités, de la tolérance, du respect de la diversité et de la laïcité. Celle-ci admire les ingénieurs, conquérants modernes, formés dans les Indian Institute of Technology et dont les faits d’armes sont des places de choix acquises dans la Silicon Valley. La vieille Inde admirait les conservateurs du savoir, à la croisée entre la philosophie grecque, la pensée française, le libéralisme anglais et les traditions spirituelles et philosophiques indiennes. La nouvelle espère atteindre la classe moyenne supérieure des entrepreneurs à succès, qui assument leurs devoirs envers leur famille en leur garantissant protection, aisance matérielle et accès au mode de vie consumériste américain.

Trois symboles illustrent ce changement d’époque. Kanhaiya Kumar, jeune étudiant marxiste, candidat pour le parti communiste – ayant fait ses armes au sein de la Jawaharlal Nehru University, temple du marxisme et connu pour son arrestation spectaculaire, pour sédition, durant un événement organisé par des étudiants de la JNU, à l’occasion duquel des slogans anti-Indiens furent proférés – essuie une défaite, dans son État natal, le Bihar, où il faisait face à un candidat du BJP, le parti de Narendra Modi. Atishi Marlena, professeure formée à Oxford, quintessence de ces élites humanistes issues de l’indépendance, est frappée d’un échec similaire, tandis que Pragya Thakur, militant du BJP, accusé d’avoir participé à un attentat à la bombe (non condamné pour l’heure et, par conséquent, présumé innocent), en réaction aux attentats islamistes de Mumbai, perpétrés en 2008, est élu triomphalement. Ces trois figures incarnent l’Inde qui s’efface et celle qui la remplace.

2014 : NARENDRA MODI CHASSE LA DYNASTIE GANDHI-NEHRU DU POUVOIR

Enfant du Gujarat, État situé à la frontière avec le Pakistan, Narenda Modi s’engage très jeune au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), groupe paramilitaire et militant, membre de la famille politique Sangh Parivar. Cette dernière réunit principalement le groupe RSS, le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party et le Vahini Hindu Parishad.

Cette communauté politique et intellectuelle se réunit autour de l’Hindutva, idéologie éponyme d’un ouvrage rédigé par un penseur fondamental du nationalisme hindou : Vinayak Damodar Savarkar. A ces origines, l’Hindutva n’implique pas forcément une suprématie de l’hindouisme sur les autres civilisations et religions. Toutefois, très vite, le groupe RSS s’engage contre le séparatisme musulman, ennemi éternel, pour ce groupe, de la civilisation indienne. Dans l’Inde contemporaine, les propagateurs de l’Hindutva souhaitent, à tout le moins, soumettre les musulmans et les chrétiens à l’ethos, aux mœurs et aux valeurs fondamentales de l’hindouisme. Pour les nationalistes hindous, l’hindouisme et l’identité de l’Inde se confondent. Les musulmans et les chrétiens ne feront jamais totalement partie de Mata Bharat (littéralement la Mère Inde), terme mythique pour désigner l’Inde éternelle, inscrite dans les temps immémoriaux.

Groupe clivant, RSS sera plusieurs fois interdit au cours de l’histoire récente de l’Inde : après l’assassinat  de Mahatma Gandhi, commis par un ancien membre d’RSS, durant l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi et après la destruction de la mosquée Babri, que ce groupe estimait construite sur les ruines d’un ancien temple hindou, à Ayodhya, cœur du royaume de Ram, héros mythique du Rāmāyaṇa, conte épique de l’Inde.

Manifestation du groupe RSS. ©Suyash Dwivedi
Manifestation du groupe RSS. ©Suyash Dwivedi

Alors que nombre de leaders de Sangh Parivar sont en prison, pendant l’état d’urgence déclaré par Indira Gandhi, Narendra Modi parvient à monter, un à un, les échelons des organisations hindoues. A l’occasion de cet état d’urgence, plusieurs opposants politiques sont emprisonnés, au nombre desquels figurent des représentants du BJP. Il assume des responsabilités dans le Gujarat puis dans l’Himachal Pradesh, où il mène le BJP à la victoire. Entre 2001 et 2012, il est chef de l’État du Gujarat. A cette occasion, ses opposants l’accusent de jouer un rôle négatif pendant les pogroms ayant conduit aux meurtres d’entre 1000 et 2000 personnes, majoritairement musulmanes, après l’incendie d’un train dans lequel périssent 59 pèlerins, revenus d’Ayodhya. Toutefois, il faut signaler que Narendra Modi ne fait l’objet d’aucune condamnation dans cette affaire.

Son règne à la tête du Gujarat lui permet de se forger l’image d’un leader charismatique et autoritaire, capable de mener les Hindous à la victoire. Par ailleurs, le développement économique du Gujarat, fondé notamment sur des investissements venus de riches hommes d’affaires indiens et du Japon – eux-mêmes facilités par la création de zones économiques spéciales, à la fiscalité et aux normes sociales moins contraignantes – le fait passer pour un modernisateur, capable de redresser l’économie du sous-continent.

Ainsi, en 2014, lorsqu’il se présente aux suffrages des Indiens, Modi réalise une synthèse qui rencontre les aspirations de l’Inde : un renouvellement démocratique qui balaie la dynastie Nehru-Gandhi, perçue comme corrompue et népotique, l’affirmation d’un pouvoir fort au gouvernement central qui redonne de la fierté aux Hindous et une modernisation économique qui libère les Indiens d’un État ressenti comme bureaucratique. Cela lui permet d’obtenir le soutien de la classe moyenne supérieure qui rêve de modernisation économique et se trouve de moins en moins habitée par le surmoi caritatif que le Congrès avait insufflé en elle. Elle estime mériter la place qui est la sienne. Narendra Modi donne un vernis moral et spirituel à ce sentiment. En agissant ainsi, assure-t-il, les Indiens assument leur devoir à l’égard de leur famille et de leur patrie. Leur position dans l’échelle sociale n’est qu’une juste rétribution de leurs mérites.

Fait plus rare pour le BJP, Modi arrache le soutien d’une partie des couches populaires indiennes, notamment celui des Other backward castes (OBCs), groupe social qui ne bénéficie pas pleinement des politiques de discrimination positive mais reste délaissé par la croissance indienne, profitant essentiellement aux upper castes et à la classe moyenne supérieure. Le récit de Narendra Modi rencontre la soif de représentation politique exprimée par ces OBCs, que les partis régionaux et le Congrès ne considèrent pas. En effet, Modi est un Shudra, caste qui, parmi les 4 Varna traditionnelles de l’hindouisme, se rapproche des OBCs.

Plus jeune, alors que ses parents se préparent à lui présenter la femme qu’il doit épouser, le jeune Narendra s’enfuit et travaille comme chai walla, c’est-à-dire vendeur de thé dans la rue, figure populaire s’il en est. Pour ces OBCs, Modi est l’un des leur. Il se détache des élites libérales et occidentalisées qui composent le parti du Congrès. Il n’hérite pas. Il mérite. Dès lors, leurs espoirs se portent sur cet homme.

En 2014, les Indiens décident de chasser la famille Nehru-Gandhi, corrompue et incapable d’assurer le développement économique du pays selon eux, tandis que Narendra Modi leur promet le vikas, c’est-à-dire le développement, en les débarrassant des lourdeurs de la bureaucratie indienne et de la corruption et en développant les infrastructures, le retour à la fierté hindoue et l’affirmation de l’Inde comme puissance majeure sur la scène internationale. Avec Modi, estiment les Indiens, viendront les acche din, c’està-dire les jours heureux.

2019 : LA VICTOIRE IDÉOLOGIQUE DE L’HINDUTVA

En 2019, la campagne électorale prend une toute autre tournure. Rahul Gandhi, le leader du Congrès, estime la constitution et la laïcité menacées par le règne sans partage du parti safran – surnom du BJP – et souhaite sauver la laïcité de l’ombre du nationalisme hindou. Durant ses cinq années de mandat, Narendra Modi s’est efforcé de renforcer l’identité hindoue de l’Inde. Une partie des programmes d’histoire sont réécrits. Les interdits qui frappent l’élevage bovin sont renforcés pour protéger la vache sacrée. L’Hindi est mis en avant au détriment des autres langues de l’Inde. Le Congrès prend donc la tête d’une grande coalition laïque.

Par ailleurs, le Congrès fait campagne sur les échecs du gouvernement en matière économique et sociale. M. Modi a mis en place de grands plans d’infrastructures (toilettes publiques, électricité, gaz, routes) insuffisants aux yeux des Indiens et a imposé des réformes libérales qui ne font pas l’unanimité, comme la Goods and Services Tax (une TVA uniformisée à l’échelle du pays) et la démonétisation (remplacement de 85% de la monnaie en circulation afin de lutter contre l’argent sale et développer les réseaux bancaires). La détresse des paysans reste grande. Ils sont victimes de la politique de faible inflation des prix agricoles et de baisse des subventions qui garantit des denrées alimentaires bon marché aux électeurs urbains du BJP mais délaisse les masses paysannes. Par ailleurs, le chômage reste un sujet majeur de préoccupation pour les Indiens.

Enfin, le Congrès s’efforce d’affubler le BJP des limaces de la corruption. Il accuse Narendra Modi de favoritisme à l’égard du riche entrepreneur Anil Ambani, à l’occasion du « contrat du siècle », par lequel la France a vendu 36 Rafales à l’Indian Air Force.

Le plan du Congrès souffre d’une faiblesse de taille : de nombreux partis régionaux font bande à part. Il s’agit notamment du Bahujan samaj party, et du Samajwadi party, qui obtiennent traditionnellement le soutien des Yadav (sous-caste des OBCs) et des Jatav (sous-caste des dalits, ex-intouchables) dans l’État le plus peuplé de l’Inde, l’UttarPradesh. Mamata Banerjee, qui règne sur le Bengal Occidental, joue également sa propre partition.

Fin 2018, la mayonnaise semble prendre puisque le BJP subit trois défaites, coup sur coup, au Rajasthan, au Madhya Pradesh et à Chhattisgarh, lors de scrutins régionaux.

Un événement vient cependant bouleverser la campagne. Le 14 février 2019, un camion rempli d’explosifs tue 49 paramilitaires indiens dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Très vite, l’attentat est revendiqué par Jaish-e-Mohammed, dont le chef, Masood Azhar, opère depuis le Pakistan. L’Inde réagit coup pour coup. Le 26 février, un raid de 12 Mirage 2000 cible un centre d’entraînement djihadiste situé au-delà de la frontière indo-pakistanaise. Selon l’Inde, 350 terroristes sont neutralisés.

Les critiques du Congrès deviennent inaudibles. L’Inde se cherche un chef de guerre dont la main ne tremblera pas lorsqu’il s’agira de frapper le Pakistan au cœur. Narendra Modi apparaît alors comme l’héritier de Shivaji, qui croisa le fer contre le joug musulman.

Le professionnalisme du BJP et le talent politique de Narendra Modi feront le reste. Sa stratégie de communication est nettement plus adaptée aux campagnes du XXIème siècle que celle de Rahul Gandhi. Modi est partout : dans les grandes réunions publiques en plein air réunissant des centaines de milliers de personnes, sur tous les réseaux sociaux, dans la presse, sur toute les pancartes publicitaires situées le long des routes. Rahul Gandhi, au contraire, s’est doté d’une stratégie réseaux sociaux balbutiante et apparaît, tout à tour, nerveux, immature, incapable de se contrôler, faible, fragile et excessif.

Par ailleurs, Modi et Amit Shah, leader du BJP, ont une analyse très fine des patrimoines électoraux. Ainsi, dans l’État de l’Uttar Pradesh qui donne 80 députés à l’Inde, une mahagatbandhan (grande alliance) affronte le parti safran. A trois, le Samajwadi party, le Bahujan samaj party et le Lok dal coalisent les suffrages des Yadav (sous-caste des OBCs), des Jatav (sous caste des dalit, ex-intouchables) et des Jats (caste de paysans). Additionnées, ces diverses communautés dépassent largement les hautes castes, qui forment l’électorat traditionnel du BJP. Le BJP ne se résigne pas et cible, dans les candidats qu’il présente, dans les localités qu’il investit ainsi que dans les sujets qu’il prend en charge, les OBCs non-Yadav et les dalits non-Jatav. Ainsi, il emporte la mise et s’assure du soutien de 63 des 80 députés de l’État de l’Inde le plus peuplé.

Le succès est sans appel. Dans la ceinture Hindi, traditionnellement acquise au BJP, Modi réalise des scores staliniens. Il obtient le soutien de 41 des 49 députés du Maharashtra, de la totalité des députés de l’Haryana, du Gujarat et du Rajasthan, et de 28 des 29 députés du Madhya Pradesh. Il réalise également des cartons pleins dans l’Himachal Pradesh et l’Uttarakhand.

Carte électorale de l'Inde, 2019
Carte électorale de l’Inde, 2019
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Le succès du BJP s’étend même hors de ses bastions historiques. Il fait des percées notables dans le Nord-Est de l’Inde, qui se donne habituellement aux partis autonomistes et aux mouvements révolutionnaires. Il emporte la victoire dans le Bihar, où 39 des 40 députés sont issus de la coalition dirigée par Narendra Modi.  Dans le Bengal occidental, État où se trouve une forte communauté musulmane, il fait quasiment jeu égal avec Mamata Banerjee, et éclipse le parti communiste, qui a dirigé l’Etat pendant près de quatre décennies.

Il n’y a guère que les États du Sud qui résistent à la vague safran. Les Indiens du Sud n’ont pas les mêmes rapports avec l’islam que les Indiens du Nord, pour qui la frontière avec le Pakistan est nettement plus palpable. Par ailleurs, ils sont très jaloux de leurs particularités culturelles et très attachés à la sauvegarde des leurs langues. Ils restent donc réticents à apporter leur soutien à un parti qui plaide pour la suprématie de l’Hindi. Toutefois, il est remarquable que Modi emporte 25 des 28 députés du Karnataka, bastion du Congrès pendant ces 5 années rares en succès électoraux pour Rahul Gandhi.

En 2014, la victoire de Narendra Modi fut un subtil mélange entre diverses aspirations : un coup de balai qui débarrasse l’Inde de la dynastie Gandhi-Nehru et de la corruption, un coup de collier en faveur de la libéralisation de l’économie, un pouvoir fort à la tête de l’État central et le renouement avec la fierté de l’hindouisme triomphant.

En 2019, le message est sans équivoque. L’Inde ne se cache plus. Elle souhaite réaffirmer son identité hindoue, chasser les élites libérales qui promeuvent le multiculturalisme et porter à la tête de l’État un chef de guerre capable de tenir en respect les autres nations pour assurer à Mata Bharat une place éminente sur la scène mondiale.

L’INDE, PUISSANCE CHARNIÈRE DANS LE JEU INTERNATIONAL ?

A présent, plusieurs échéances vont se succéder pour le Premier ministre fraîchement réélu. Elles donneront à voir le rôle que l’Inde entend jouer sur la scène internationale.

A l’occasion de son premier mandat, Narendra Modi avait renforcé la posture guerrière de son pays à l’égard du frère ennemi : le Pakistan. L’attaque terroriste intervenue en février dernier ne changera certainement pas la donne.

L’Inde accuse régulièrement le Pakistan de soutenir et de financer, par l’intermédiaire de son agence de renseignement ISI, le terrorisme islamiste et séparatiste dans la vallée du Cachemire. Aussi, à l’occasion du G20 qui aura lieu les 28 et 29 juin prochains et du G7, auquel l’Inde est invitée par la France, Modi entend obtenir des engagements forts de la part de la communauté internationale pour couper les financements aux organisations terroristes. Elle a d’ores et déjà arraché la reconnaissance, par les Nations-Unies, de Masood Azhar, chef de Jaish-e-Mohammed, comme global terrorist.

Par ailleurs, alors que les États-Unis ont annoncé leur retrait du bourbier afghan, l’Inde va devoir prendre position sur le processus de paix dans ce pays. Vladimir Poutine espère œuvrer en faveur d’un compromis historique entre les Talibans et le gouvernement afghan, condition sine qua non, selon lui, d’une lutte résolue contre l’Organisation de l’État islamique. C’est la raison pour laquelle Moscou a organisé plusieurs rencontres entre le Haut Conseil pour la paix, organe consultatif de l’État afghan et les Talibans. Il a également provoqué une rencontre entre l’opposition afghane et les Talibans. Ainsi, il espère réconcilier les populations pachtounes, parmi lesquels on trouve des soutiens des Talibans, et les populations du Nord de l’Afghanistan. Ces efforts russes ont d’ailleurs poussé le président afghan Ashraf Ghani à convoquer une grande assemblée consultative, qu’il souhaite représentative des courants de la société afghane, afin qu’elle constitue un interlocuteur acceptable pour les Talibans.

L’Inde pourrait avoir intérêt à appuyer ce processus de paix à la fois pour donner de la stabilité à son allié afghan – riche en ressources pétrolières et gazières, carrefour commercial et de civilisations entre l’Asie et la Russie – et pour forcer le Pakistan à intensifier sa lutte contre le mouvement taliban pakistanais, entamée lorsque l’armée pakistanaise a délogé les terroristes du Tehrik-e-Taliban de la région du Waziristan pakistanais.

Enfin dernier axe structurant pour la diplomatie indienne : le rapport qu’elle entretient avec son puissant rival chinois. L’Inde a consolidé sa relation avec les États-Unis, pour se protéger des incursions chinoises dans l’Océan indien et l’Himalaya, participant régulièrement à des exercices militaires communs avec les États-Unis, le Japon, l’Australie et, plus récemment, la France. Elle a renforcé son arsenal militaire et sa présence navale dans l’Océan indien : achat de 36 rafales et de 6 sous-marins de classe Scorpène auprès de la France, accès aux bases navales françaises dans l’Océan indien (Djibouti, La Réunion, Émirats Arabes Unis).

Toutefois, cette nouvelle alliance stratégique avec l’Occident se heurte au partenariat historique qu’entretient l’Inde avec deux pays que les États-Unis ont pris en grippe : l’Iran et la Russie. L’Inde investit notamment dans le port de Chabahar, stratégique pour l’accès de l’Iran à la Mer Rouge et à l’Océan indien. Les États-Unis ont d’ores et déjà annoncé qu’ils sanctionneraient toute nation qui achèterait du pétrole iranien, sans exception. Dès lors, l’Inde va devoir rapidement se positionner : reprendre les importations de pétrole depuis l’Iran ou intensifier les relations commerciales avec l’Arabie Saoudite. Elle semble se diriger vers un alignement sur la position américaine.

Avec la Russie, l’Inde partage une relation militaire ancienne. La Russie est le second fournisseur de l’Inde en termes d’armements. 35% des exportations de la Russie vers l’Inde concernent le domaine militaire. L’Inde vient ainsi de confirmer l’achat de systèmes de défense sol-air russes S 400 et la location d’un sous-marin nucléaire d’attaque auprès de la Russie. Elle s’expose à des sanctions américaines, au titre du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act qui permet aux États-Unis de châtier des nations qui achèteraient des systèmes d’armement à la Russie.

Donald Trump a déjà de retiré à l’Inde son inscription au sein du Generalized Preferences System, qui assure aux produits indiens un accès privilégié au marché américain. Les États-Unis souhaitent, en effet, que l’Inde ouvre d’avantage son marché intérieur, notamment dans les domaines du e-commerce, des médicaments et des produits laitiers.

L’Inde entend ainsi contenir les prétentions chinoises qui s’expriment à travers des investissements dans des infrastructures portuaires et aéroportuaires de la Mer de Chine à Djibouti. La Chine a ainsi obtenu une concession de 99 ans sur le port d’Hambatota, au Sri Lanka. Elle prévoit d’investir dans deux cités portuaires d’ampleur : le Colombo International Container Terminal, qu’elle exploite par le biais d’une société détenue à 70% par la Chine et à 30% par le Sri Lanka et le port de Gwadar au Pakistan, point d’arrivée du corridor économique sino-pakistanais. Pour se protéger des incursions chinoises, l’Inde cherche à s’assurer des facilités portuaires aux Seychelles et aux Maldives. Elle s’apprête à construire une nouvelle base militaire sur l’île Andaman-et-Nicobar, à proximité du détroit de Malacca. Elle vient également de signer un accord avec le Sri Lanka pour exploiter le terminal Est du port de Colombo, par le biais d’une société détenue à 51% par le Sri Lanka et à 49% par les Indo-Japonais. Signe des temps, le premier voyage qu’a effectué le Premier ministre indien après son élection l’a mené vers le Sri Lanka et les Maldives.

Elle développe également des relations avec les pays de l’ASEAN – Association des Nations de l’Asie du Sud-Est et de l’ASACR – Association sud-asiatique pour la coopération régionale, qui réunit le Bangladesh, le Bhoutan, l’Inde, les Maldives, le Népal, le Pakistan, le Sri Lanka et l’Afghanistan. A ce titre, d’ici novembre, elle devra rendre sa décision sur sa participation à l’accord de libre-échange conclu entre les pays de l’ASEAN, la Chine, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

Renforcé par le plébiscite que vient de lui donner le peuple indien, Modi va pouvoir développer son agenda, mélange de réformes néolibérales et de nationalisme hindou. Il profitera sans doute de cet appui populaire pour pousser son avantage vis-à-vis du Pakistan et consolider son réseau d’alliances ainsi que son arsenal militaire, de façon à rééquilibrer la relation avec la Chine, aujourd’hui défavorable à l’Inde.  L’Inde se prépare à assumer les responsabilités qui seront les siennes lorsqu’elle fera partie, avec les États-Unis et la Chine, des trois premières puissantes mondiales.

©Prime Minister’s Office, Government of India

Bolsonaro : le grand tournant pro-américain du Brésil ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bolsonaro_with_US_President_Donald_Trump_in_White_House,_Washington,_19_March_2019.jpg
(Washington, DC – EUA 19/03/2019) Presidente da República Jair Bolsonaro responde perguntas da imprensa durante o encontro..Foto: Isac Nóbrega/PR

Le 17 mars, Jair Bolsonaro débute une longue série de voyages à l’étranger par une visite officielle aux États-Unis, ayant pour but de construire « un nouveau chemin de forte amitié » entre les deux plus grandes puissances du continent américain. Cette orientation pro-américaine affichée rompt avec la tradition de non-alignement diplomatique du Brésil. Elle s’inscrit dans un contexte d’alignement progressif du sous-continent sur l’agenda de la Maison Blanche. Si la rupture diplomatique est évidente, ce rapprochement pro-américain va-t-il pour autant mettre en péril le tournant vers la Chine amorcé sous la présidence de Lula ?


La promesse de rompre avec l’ère Lula se matérialise. Les États-Unis ont l’honneur de recevoir la première visite de Jair Bolsonaro en tant que chef d’État. Il prévoit aussi de passer par les terres de l’ancien dictateur Pinochet – pour lequel il éprouve une certaine sympathie. La visite se fait dans le but d’affirmer l’orientation des politiques économiques de son ministre, Paulo Guedes, admirateur du modèle chilien, formé à l’école de pensée néolibérale de Chicago. Sa destination finale est Jérusalem, ville vers laquelle Bolsonaro voulait transférer l’ambassade brésilienne, l’une de ses grandes promesses de campagne.

Le tournant pro-américain en rupture avec la tradition brésilienne

L’arrivée de Bolsonaro au pouvoir marque un tournant dans les relations internationales. La diplomatie brésilienne suivait une tradition de pragmatisme et non-alignement automatique. Le pays, même sous la dictature militaire, entretenait une bonne relation avec les deux blocs de la Guerre froide. Le mot d’ordre a toujours majoritairement été le développement du commerce, sans biais idéologique. En même temps que le Brésil défendait l’entrée de la Chine à l’ONU, il intensifiait ses échanges commerciaux avec les États-Unis. Sous Lula, le Brésil diversifie ses alliés et devient le sixième plus grand réseau d’ambassades dans le monde grâce à la construction de quarante nouvelles ambassades.

Bolsonaro est le président du changement. Ernesto Araujo, actuel ministre des relations extérieures personnifie ce rejet de la tradition. Avec Araujo, Bolsonaro ne nomme pas un diplomate du haut échelon mais recrute un fonctionnaire qui reste fidèle à ses convictions. L’essai Trump et l’Occident d’Ernesto Araujo illustre le projet de Bolsonaro en matière de géopolitique. Son discours anti-globaliste et anti-marxiste plait à l’élite brésilienne pro-américaine. Le changement est déjà visible au sein de certaines institutions internationales. Le 22 mars, au sein du Conseil des Droits de l’Homme, le pays a défendu les intérêts d’Israël autour de la question du conflit en Palestine pour la première fois.

« Pour la première fois depuis longtemps, un président brésilien qui n’est pas antiaméricain arrive à Washington », Jair Bolsonaro sur Twitter 17 mars.

Que ce soit des démocrates ou des républicains, la relation entre le Brésil et les États-Unis a toujours été fondée sur la coopération. Les nouvelles orientations promues par Bolsonaro ne révèlent pas simplement d’une logique d’opposition, mais aussi d’une volonté d’alignement diplomatique et économique. L’évolution vers une diplomatie pro-américaine étant l’une de ses principales promesses de campagne, son voyage était attendu avec optimisme et impatience par ses électeurs. La rencontre revêt une dimension profondément symbolique. Elle est médiatisée par le président brésilien à travers ses réseaux sociaux. Le but est d’afficher les affinités idéologiques entre Donald Trump et Jair Bolsonaro, les deux représentants de la droite anti-establishment en Amérique.

La posture de Bolsonaro face aux Américains jure avec celle des grands négociateurs de l’histoire diplomatique brésilienne. En 1940, le dictateur populiste Vargas réalisait l’une des plus importantes négociations brésiliennes du XXe siècle. Le Brésil restait neutre, ce qui inquiétait les puissances de la Seconde Guerre mondiale. Cherchant à développer son pays, Vargas demande aux américains de financer l’industrie sidérurgique au Brésil. Face à leur réponse négative, il proclame un discours auprès de son armée faisant l’éloge de l’Axe. Son soutien était convoité par les deux camps, ce qui perturbait l’armée américaine. Roosevelt décide donc d’accepter la demande de Vargas et offre au Brésil de la technologie et du capital pour fonder la plus grande entreprise sidérurgique d’Amérique latine. En échange, le pays envoie vingt-cinq mille hommes pour aider les Américains à libérer l’Italie.

La stratégie de Bolsonaro s’inscrit en rupture complète avec celle de Vargas. Tandis que le dictateur mise dans l’incertitude et attend une réaction américaine, le président affiche ses intentions depuis le début et fait le premier pas, effectuant d’importantes concessions aux États-Unis.

Le visa de touriste pour les Américains, qui existait depuis 2001, est supprimé. C’était une réponse au Patriot Act qui rendait l’entrée aux États-Unis plus difficile. Alors que les Brésiliens devaient passer par un long processus bureaucratique, qui exigeait leur déplacement vers les grandes métropoles – Rio de Janeiro, São Paulo, le visa pour les Américains s’obtenait en ligne et coûtait 160 dollars. Il justifie la fin de la réciprocité diplomatique par une prévision de croissance du nombre de touristes américains. Sept jours après la décision, des agences de voyages brésiliennes affirment que le nombre de recherches par des Américains a augmenté de 30%.

De la même manière, l’ouverture des marchés était au cœur du programme de Bolsonaro. Malgré le fort contrôle américain à l’entrée de produits agricoles brésiliens – notamment l’orange, Bolsonaro assouplit les exigences sanitaires pour les importations de viande de porc américaines peu après son élection. Le Brésil étant le quatrième plus grand producteur de viande de porc mondial, la mesure est contestée par les éleveurs brésiliens.

Les relations avec les États-Unis sont privilégiées au détriment du Mercosur, qui lui offre pourtant de nombreux avantages commerciaux. C’est ainsi que Bolsonaro retire les impôts pesant sur la production américaine de blé – estimés à 10%, une mesure qui peut déplaire à son voisin argentin, puisque 90% des importations blé proviennent de l’Argentine. Le pays de Macri est un grand client de produits industriels brésiliens, reste à savoir quelle sera sa réaction.

Le tournant idéologique

Il y a vingt ans, Bolsonaro, en tant que député, votait contre les accords de la base d’Alcantara, qui permettraient aux États-Unis de s’en servir pour lancer des fusées américaines. Pour se protéger de l’espionnage, l’accès de Brésiliens à la base serait réglementé par les autorités américaines. La décision déplaît aux militaires, faction importante de soutien du gouvernement d’alors – le vice-président Hamilton Mourão a le grade de général d’armée. En 2000, Bolsonaro n’hésitait pas à présenter cet accord comme une atteinte à la souveraineté nationale. Aujourd’hui, le président essaie de ratifier ce même accord face au Congrès.

Bolsonaro est devenu le représentant du libre marché et du libre-échange. Il abandonne le pragmatisme diplomatique au nom du libéralisme économique et de l’alignement sur les États-Unis.

Entre le Bolsonaro du siècle dernier et celui d’aujourd’hui, le contraste est saisissant. En 1999, le jeune militaire défendait l’arrivée au pouvoir de Hugo Chavez au Venezuela : « Chavez est une espérance pour l’Amérique latine. (…) Il n’est pas anticommuniste et je ne le suis pas non plus. En vérité, il n’y a rien de plus proche du communisme que le milieu militaire ». Comme souverainiste et comme militaire, en héritier de Getulio Vargas, il prétendait défendre les intérêts de sa nation. La conversion pro-américaine et libérale de Bolsonaro est récente. En 2016, Bolsonaro se méfiait encore des marchés ; lors d’un discours au sein du Congrès, il rendait hommage à Eneas – un ancien député célèbre pour lutter contre l’exploitation de ressources brésiliennes par des multinationales étrangères – et dénonçait l’ouverture du niobium aux capitaux étrangers, un minerai dont le Brésil détient plus de 90% des réserves mondiales.

Aujourd’hui, Bolsonaro est devenu le représentant du libre marché et du libre-échange. Il abandonne le pragmatisme diplomatique au nom du libéralisme économique et de l’alignement sur les États-Unis, se disant séduit par les idées de son ministre de l’économie Paulo Guedes. L’anticommunisme aidant, il radicalise son discours pendant la campagne électorale et profite de la forte polarisation qui caractérise le Brésil pour se faire élire.

Bolsonaro s’érige en leader des évangélistes, courant religieux né aux États-Unis dont le nombre de pratiquants au Brésil a presque triplé en vingt ans. Au second tour, 59% des évangéliques votent pour Bolsonaro – 4% de plus que la moyenne nationale. Contrairement aux Témoins de Jéhovah qui nient toute sorte de relation avec le monde extérieur et à qui l’on interdit formellement de voter aux élections, les évangélistes affichent une orientation politique tranchée. Un Brésilien sur six est évangélique, tandis que plus d’un député sur trois l’est aussi. Durant sa campagne, Bolsonaro avait décidé de n’accorder des interviews qu’à Record, chaîne de télévision brésilienne détenue par Edir Macedo, le fondateur du plus grand réseau d’églises évangéliques dans le pays. Il a misé sur les débats relatifs aux questions de société afin de séduire les évangélistes et sa stratégie a fonctionné – et ce malgré le catholicisme affiché de Bolsonaro.

Le marché : bras droit de Bolsonaro

Le tournant pro-américain de Bolsonaro ne saurait s’expliquer à l’aide de déterminants purement idéologiques. Plus que le représentant d’un idéal, Bolsonaro est le candidat du monde des affaires. Au second tour, il obtient la majorité des voix dans 97% des villes les plus riches du Brésil – son opposant dans 98% des plus pauvres. Il gouverne au nom de l’élite économique du pays, très favorable à cet alignement sur les États-Unis. En 2018, le Brésil était le sixième pays en numéro de concession de visas américains pour l’investissement. D’après une enquête faite par la Chambre américaine de commerce avec le Brésil, 86% des entrepreneurs brésiliens souhaitent que les deux pays cheminent vers un véritable rapprochement. La crise économique brésilienne freinant l’activité au sein du pays, les détenteurs de capitaux se plaignent de barrières excessives et parient sur de meilleures relations diplomatiques pour assurer leur entrée dans les marchés américains. Selon les sondages, la popularité de Bolsonaro après quatre mois de gouvernement est de 32% – la plus basse pour un président élu brésilien – mais elle s’élève à 43% chez les plus riches – possédant un revenu supérieur à dix salaires minimums). Sa politique étrangère répond aux attentes de son électorat, et à la pression des puissances économiques brésiliennes – sans compter, bien sûr, celle des multinationales américaines implantées au Brésil.

Au grand mécontentement des bolsonaristes, Trump ne saisit pas cette main tendue. Absent à la cérémonie d’investiture de Bolsonaro, il ne publie rien sur les réseaux sociaux suite à la visite de Jair Bolsonaro aux États-Unis. L’asymétrie n’est pas que symbolique : l’ouverture économique ne se fait que dans un seul sens. Tandis que le Brésil cède des avantages économiques concrets, Trump promet qu’il soutiendra le Brésil dans sa candidature pour l’OCDE – Organisation de coopération économique qui n’a qu’un statut purement symbolique. En contrepartie, le pays s’engage à renoncer au statut de « pays en développement » à l’OMC et ainsi perdre des avantages commerciaux de flexibilité de paiement et tarifs spéciaux – statut maintenu par le Chili et le Mexique, pays membres de l’OCDE. D’un point de vue diplomatique, une autre promesse : il accorde au Brésil le statut d’allié majeur nom membre de l’OTAN, ce qui signifie que le pays verra son accès au marché de l’armement militaire américain facilité.

La crise vénézuélienne : Bolsonaro partagé entre les pro-américains et les militaires

Ce qu’envisageait vraiment Trump lors de la visite de Bolsonaro, c’était une coopération brésilienne au Venezuela. Comme la plupart de ses voisins, il a reconnu le gouvernement de Guaidó et s’est montré partisan d’une coopération internationale pour la transition. Si Trump est favorable à une intervention militaire, les militaires brésiliens le sont moins. Les deux pays partageant une frontière commune, une guerre civile au Venezuela pourrait s’avérer coûteux pour le Brésil. Le conflit pourrait engendrer des tensions sur le long terme mais aussi entraîner des vagues massives de migration. Le Brésil a accueilli plus de 100 000 immigrés vénézuéliens, et l’Organisation des États américains estime que ce chiffre doublera avant 2020. Tandis que la région frontalière brésilienne est en manque d’infrastructures qui permettraient d’accueillir dignement les immigrés vénézuéliens, les autorités estiment que le flux migratoire s’élève à plus de 500 personnes par jour. En août 2018, un juge brésilien avait même statué sur la fermeture temporaire des frontières « jusqu’à ce que soient réunies les conditions humanitaires pour recevoir les Vénézuéliens », la décision ayant été appliquée pendant quelques jours.

Tout le long de sa campagne, Bolsonaro a été très critique vis-à-vis du gouvernement de Maduro, et il existe une réelle pression de la part de la frange pro-américaine de son État pour qu’il se rallie à une intervention militaire. À l’inverse, le général Mourão, vice-président et représentant des militaires, maintien fermement que le Brésil n’entrera pas en guerre. Bolsonaro reste évasif sur la question, se contentant de déclarer que « toutes les options sont sur la table ».

Plus qu’une rupture avec la tradition diplomatique, l’entrée en guerre pourrait être jugée anticonstitutionnelle et coûter le mandat au président. L’article 4 de la constitution brésilienne pose la non-intervention et la solution pacifique des conflits comme deux principes inaliénables. La question du Venezuela est un exemple parmi d’autres de la fracture du gouvernement Bolsonaro. Un tir à la corde entre les militaires pragmatiques et les idéologues anticommunistes, tel Ernesto Araujo.

Basculement pro-américain équivaut-il à tournant anti-chinois ?

Lors de son premier voyage officiel, Michel Temer est allé en Chine, plus grand partenaire commercial du Brésil. Les investisseurs sont inquiets quant au positionnement du gouvernement actuel envers le pays asiatique. Bolsonaro n’a pas de mots assez durs à l’égard de la Chine, décrite comme « prédatrice ». Il est orienté par ses idéologues, en particulier Olavo de Carvalho, philosophe et conseiller de Bolsonaro qui l’a introduit à Ernesto Araujo, très critique envers la Chine.

Le pays asiatique accueille 28% des exportations brésiliennes et achète 82% de la production de soja. La balance commerciale est favorable au Brésil, avec un surplus de 29 milliards de dollars – tandis que la balance commerciale avec les États-Unis est défavorable. Les échanges commerciaux avec la Chine sont récents : entre 2000 et 2007, le taux d’exportation a été multiplié par 7. La Chine est l’un des seuls pays qui ne cesse d’augmenter ses taux d’investissements au Brésil – 20,9 milliards en 2017 – alors que la tendance globale est à la baisse.

Une fois au pouvoir, le président dé-radicalise son discours. En janvier, les représentants de son parti sont invités à Pékin par les Chinois afin de discuter de questions commerciales. Tout indique que les relations entre la Chine et le Brésil s’intensifieront.

En janvier, les représentants du secteur agricole ont déposé une lettre de réclamation auprès du ministre de l’agriculture brésilien. Ils s’opposent au discours anti chinois de Bolsonaro. Ils accusent le président de porter atteinte aux bonnes relations avec le plus grand partenaire du pays au nom d’un alignement idéologique avec Trump. Le voyage aux États-Unis ne fait qu’intensifier ce ressenti. Entre Sénat et Chambre des députes, les ruralistes comptent avec presque 200 représentants de leurs intérêts. Leur travail conjoint a empêché le Parti des Travailleurs de mener une réforme agraire : il pourra sans doute nuire au gouvernement de Bolsonaro.

Si l’on excepte les grands agriculteurs, le pouvoir économique croissant de la Chine en Amérique latine inquiète l’opinion publique. Les élites urbaines, partie conséquente de l’électorat du président, perçoivent ce flux de capitaux chinois au Brésil comme une menace à sa souveraineté. Leur discours se fait dans un climat de nouvelle guerre froide, poussant ainsi pour un engagement accru du Brésil dans le camp américain.

Dans quelle mesure les actes de Bolsonaro se trouvent-ils en continuité avec son discours ? La ferveur idéologique de ses conseilleurs se heurte au pragmatisme de son ministre de l’Économie. Paulo Guedes, représentant de l’élite économique du pays, s’oppose fermement à la vision d’Ernesto Araujo. Les critiques adressées par le ministre des Relations extérieures à l’égard de la Chine ne se traduisent par aucune mesure concrète en matière de commerce. Une fois au pouvoir, le président dé-radicalise son discours. En janvier, les représentants de son parti sont invités à Pékin par les Chinois afin de discuter de questions commerciales ; une visite officielle de Bolsonaro en Chine semble se profiler. Tout indique qu’au-delà des discours, les relations entre la Chine et le Brésil s’intensifieront. À l’occasion même de son voyage aux États-Unis, Paulo Guedes affirmait déjà qu’il était important pour le Brésil d’accroître ses relations commerciales avec la Chine…

Les contradictions du gouvernement de Bolsonaro

L’épisode nous permet de faire le point sur la complexité du gouvernement de Bolsonaro. Il a réussi, pendant sa campagne, à concilier différents acteurs contradictoires. Ses ministres étant le reflet de ses électeurs, les mêmes difficultés se posent à Bolsonaro lorsqu’il s’agit d’exercer le pouvoir que quand il tente de satisfaire son électorat. Six ministres et un vice-président membres de l’armée, deux ministres évangéliques, un ministre de l’économie libéral et deux anticommunistes recommandés par Olavo de Carvalho composent le pot-pourri gouvernemental. Les Brésiliens attendent le pire, la composition actuelle ne saurait se maintenir en place. Deux ministres sont déjà tombés suivi du ministre de l’Éducation.

S’il est indéniable que l’élection de Bolsonaro accentue le tournant pro-américain pris par l’Amérique latine depuis quelques années, il semblerait cependant qu’elle ne remette pas en cause le rapprochement avec la Chine opérée depuis deux décennies par le Brésil.

« Le Venezuela révèle les fractures de l’ordre mondial » – Entretien avec Christophe Ventura

Christophe Ventura © http://www.regards.fr/la-midinale/article/christophe-ventura-la-democratie-bresilienne-ne-fonctionne-plus

La récente tentative de coup d’État militaire de Juan Guaidó contre Nicolas Maduro constitue une étape supplémentaire dans l’escalade des tensions entre l’opposition vénézuélienne et son gouvernement. Celui-ci est en butte à des difficultés économiques considérables aggravées par les sanctions américaines, et à une opposition qui ne cache pas sa volonté de renverser Nicolas Maduro par la force. L’élection de Donald Trump marque le grand retour des États-Unis en Amérique latine, qui entendent faire tomber les gouvernements qui s’opposent à leur hégémonie ; une volonté accentuée par la progression fulgurante de la contre-hégémonie chinoise dans le sous-continent américain. Christophe Ventura, chercheur à l’IRIS, revient sur ces aspects de la crise vénézuélienne. Entretien réalisé par Pablo Rotelli et Vincent Ortiz, retranscription par Adeline Gros.


LVSL – Depuis que Juan Guaidó s’est auto-proclamé président du Venezuela, ce pays traverse une crise profonde. Les médias français présentent Juan Guaidó comme l’émanation des demandes démocratiques du peuple vénézuélien. De quoi est-il vraiment le nom ?

Christophe Ventura – Juan Guaidó est le nom de la victoire de la ligne la plus radicale au sein de l’opposition vénézuélienne au chavisme. Celle qui est devenue aujourd’hui hégémonique et agissante, et qui peut compter avec le soutien direct, actif et chaque jour plus pressant des Etats-Unis. C’est la ligne théorisée et incarnée initialement par Leopoldo López, fondateur du parti Volonté populaire (Voluntad Popular)  – membre de l’Internationale socialiste -, auquel appartient aussi Juan Guaido. Leopoldo López avait théorisé cette stratégie qu’il a essayé d’imposer depuis 2014, époque des dites « Guarimbas » (barricades), les premiers affrontements de rue violents et meurtriers entre l’opposition et le pouvoir.

Ces derniers sont ceux pour lesquels a été condamné Leopoldo Lopez (considéré par le pouvoir et la justice qui lui est favorable comme l’un des principaux responsables). En résidence surveillée et éliminé de la vie politique depuis, il a été libéré par Juan Guaido et des militaires ralliés à lui lors de la « phase finale de l’Opération liberté » lancée le 30 avril 2019. Ce coup de force politico-mediatico-militaire a échoué dans son objectif affiché – la chute de Nicolas Maduro, ce qui en fait une tentative de coup d’Etat – , mais il a permis de libérer la figure fondatrice de Volonté Populaire, aujourd’hui réfugié dans l’ambassade d’Espagne au Venezuela, et de lancer une nouvelle vague de mobilisations contre le gouvernement sous la lumière médiatique internationale.

La ligne théorisée par Leopoldo Lopez et mise en œuvre, dans un contexte de radicalisation de la crise vénézuélienne et d’intervention des Etats-Unis et de plusieurs pays latino-américains, est une ligne de confrontation, de refus de toute forme de compromis et de régulation des conflits avec Nicolas Maduro et le chavisme par le biais de la négociation politique. Cette ligne pose la destitution de Maduro – considéré illégitime depuis sa première élection en 2013 et « usurpateur » depuis celle de 2018 –  comme condition préalable à toute solution aux problèmes du Venezuela – économiques ou sociaux –, étant donné que le pouvoir chaviste est rendu responsable des problèmes économiques et sociaux. Cette ligne est devenue dominante depuis l’élection de l’Assemblée nationale fin 2015. Elle a trouvé alors un premier nom : la salida [la « sortie » en espagnol], qui consistait à faire « sortir » le gouvernement par tous les moyens.

C’est une stratégie basée sur un triptyque : la guerre institutionnelle, la mobilisation de rue (en assumant la violence comme moyen de lutte), l’appel à des soutiens internationaux pour faire tomber le gouvernement.

La guerre institutionnelle d’abord : utilisation de tous les moyens à disposition dans le cadre d’une interprétation radicale de la Constitution et des pouvoirs de l’assemblée pour destituer le président.

La mobilisation de rue : il s’agit d’organiser la confrontation, y compris violente, contre le pouvoir d’Etat au nom de la restauration de la démocratie. Aujourd’hui, cette option connaît un crescendo, avec un appel clair à la rébellion militaire contre le pouvoir constitutionnel.

Cette dimension permet de justifier et d’organiser le troisième niveau : la construction d’une alliance internationale et l’appel à des appuis internationaux visant à faire tomber le gouvernement. Cette option connaît son acmé avec Juan Guaidó : il a obtenu le soutien entier des Etats-Unis – ces derniers, après des mois d’enlisement, le poussent même à aller jusqu’au bout de sa stratégie, au risque d’une guerre civile qui viendrait alors certainement justifier une forme d’intervention plus directement militaire- , la pleine reconnaissance diplomatique, et bénéficie d’une aide financière – puisque les États-Unis bloquent les actifs vénézuéliens pour financer le gouvernement parallèle qu’il cherche à animer.

La montée en puissance de cette ligne au sein de l’opposition a pu se développer à mesure que s’est radicalisée la polarisation entre elle et le chavisme et que s’est, du coup, altéré le cadre démocratique et l’Etat de droit. L’intransigeance entre les deux camps et les échecs des tentatives de dialogue l’ont favorisé.

La situation actuelle est porteuse des plus grands dangers pour le pays. Seul un dialogue minimal entre les deux parties – aujourd’hui deux pays s’affrontent sur le même territoire – pourrait créer les conditions d’une solution politique et pacifique. C’est à cela que devrait s’atteler toutes les énergies, dans le chavisme, l’opposition et à l’extérieur.

LVSL – Selon les chavistes, la situation économique catastrophique du Venezuela est le produit d’une ingérence en provenance des Etats-Unis d’Amérique et d’une « guerre économique ». Selon les médias occidentaux, elle est le signe de la faillite idéologique du chavisme – et du « socialisme ». Qu’en est-il ?

Christophe Ventura – Je ne veux pas faire une réponse de jésuite, mais on trouve un peu de tout cela en même temps. Le sabotage économique est une réalité, ainsi que la «guerre économique », et il est vrai aussi que le pouvoir chaviste a mené de mauvaises politiques économiques qui ont précipité la situation actuelle. Il faut prendre en compte une conjonction de facteurs, et en première instance la conjonction entre un facteur externe – la crise mondiale de 2008 et ses effets – et une situation interne déjà fragile. Les conséquences de la crise économique mondiale ont frappé le Venezuela au moment de la transition entre Chávez et Maduro, transition difficile, dans un contexte où l’opposition lançait son premier assaut contre Nicolas Maduro. Et où ce dernier se refusait, tandis qu’il venait d’être élu avec peu de marge face à Henrique Capriles ( 2013), de réduire les politiques sociales du chavisme.

Equation compliquée…Il faut reprendre ces événements de manière chronologique pour bien en saisir le sens. Nicolas Maduro a été élu en 2013 avec 50,6% des voix : c’est un score relativement faible par rapport à l’hégémonie historique du chavisme. L’opposition considère alors qu’elle peut en finir cette fois-ci avec le chavisme au pouvoir.  Une partie d’entre elle – dont Volonté Populaire – ne reconnaît pas sa victoire. Nicolas Maduro n’est pas Hugo Chavez pense-t-elle. Elle le juge en position de faiblesse et c’est à ce moment que s’impose la ligne Leopoldo Lopez, même si son parti n’est pas le parti majoritaire au sein de l’opposition. Sa ligne intransigeante et de confrontation finira par l’emporter sur ceux, comme Capriles, qui pensaient qu’il fallait toujours combattre le chavisme dans le cadre légal et les urnes.

L’opposition avait en tête un facteur essentiel. Au-delà de la « tarte à la crème » « Maduro n’est pas Chavez », elle savait surtout que le nouveau président n’avait pas la légitimité naturelle de Chavez au sein de l’armée, par définition. Maduro, au départ, était considéré par cette dernière comme un modéré ; il était vu comme le représentant de l’aile la moins radicale du chavisme, parce qu’il avait eu sous Chávez le rôle du négociateur, du conciliateur entre l’opposition et le gouvernement. C’est un rôle qu’on lui a attribué en raison de sa formation d’ancien syndicaliste et de ses talents de négociateurs – Maduro n’a certes pas la vision historique qu’avait Chávez, mais c’est un tacticien habile, doué pour les affaires politiques, la gestion des rapports de forces et l’identification des faiblesses de ses adversaires. Maduro a donc été en quelque sorte testé par les militaires lorsqu’il a pris le pouvoir. Il s’est donc retrouvé au pouvoir, élu avec une marge très faible, pris en tenaille entre une opposition qui a tout de suite multiplié les provocations et une armée qui attendait une réponse ferme de sa part pour savoir si elle pouvait lui faire confiance.

À cela s’ajoute la situation économique à laquelle il n’était pas préparé et à laquelle il ne s’attendait pas. Et qu’il n’a pas su gérer. Quand l’opposition est passée à l’attaque, a déclenché des confrontations de rue qui ont causé plusieurs morts, les chavistes les plus durs voulaient que Maduro ait la main encore plus dure. Diosdado Cabello [ex-président de l’Assemblée nationale et représentant de l’aile la plus radicale du chavisme] a pu publiquement déclarer, pour s’en indigner, que le Venezuela était le seul pays au monde où une opposition armée qui appelait au renversement du pouvoir constitutionnel pouvait opérer en toute impunité sans être réprimée par ledit pouvoir.

C’est dans ce contexte extrêmement tendu que se met en place le scénario économique. Il faut prendre en compte la déflagration que constitue l’effondrement pétrolier de 2014, où la demande chute brutalement, et le cours du baril de 70%. En réponse à cette situation, le gouvernement, pour faire face à l’effondrement des ressources de l’État, a fait tourner la planche à billets, jusqu’à l’excès. Et il n’a pas voulu toucher au système de contrôle des changes. C’est ici que des erreurs ont été commises.  Au Venezuela, il n’y a que la Banque Centrale qui ait accès au dollar et c’est elle qui le donne à ceux (entreprises, importateurs, opérateurs économiques publics et privés, etc.) qui en ont besoin. Avec la crise, un marché parallèle – il existait avant mais dans des proportions bien moins importantes – de la monnaie hypertrophié s’est peu à peu mis en place sur lequel des fortunes en dollars se sont bâties en quelques minutes. C’est ici que se trouve les plus importants foyers de corruption – corruption qui touche l’administration, des fonctionnaires, mais aussi le secteur privé et l’opposition… La conjugaison de tous ces facteurs a mené à l’hyperinflation que connaît actuellement le Venezuela.

Il faut, dans ce cadre, prendre en compte le fait que Nicolas Maduro ne voulait pas être le président qui allait rompre avec les engagements de Chávez. Il s’est toujours refusé à mettre en place la politique préconisée par le FMI. Il l’a fait, mais à quel prix ? Le gouvernement de Nicolas Maduro peut se targuer d’un certain nombre de réussites sociales, comme la mise en place d’un plan de distribution massive de logements. Mais l’économie a subi des dommages profonds et structurels et la population a vécu une baisse considérable, historique, de son niveau de vie.

Les années 2013-2015 sont déterminantes dans la chute libre (même si des signaux existaient avant – manque d’investissements dans la société pétrolière PDVSA par exemple). Pour comprendre l’intensification de la crise économique vécue par le Venezuela, il faut aussi prendre la mesure de l’impact des sanctions imposées par les Etats-Unis. Les premières, décidées par Barack Obama, sont prises dès 2015. Commence alors l’étranglement commercial et financier du Venezuela, qui est aujourd’hui très avancé avec, cette fois-ci, les sanctions mises en place par Donald Trump, notamment en 2017, 2018 et 2019. Ces sanctions mettent le Venezuela dans l’incapacité de renégocier sa dette, de se financer sur les marchés internationaux. Il ne peut plus importer grand-chose, une entreprise, une personne privée, un Etat ne peut plus opérer de transactions financières avec l’Etat vénézuélien, la Banque centrale, la société pétrolière PDVSA si cela passe par un tuyau financier américain (une banque, un fonds, un assureur, etc.). Le marché américain se ferme au pétrole vénézuélien (environ 40% des exportations du pays sont concernées). L’impact sur les revenus du Venezuela est considérable. Le département du Trésor américain gèle les avoirs et bloque les actifs vénézuéliens pour financer l’autorité légitime du pays selon Washington, Juan Guaido. Les Etats-Unis demandent à leurs alliés dans la région et en Europe de faire de même. Selon une étude[1] précise réalisée par les économistes Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, une des sommités de la discipline économique mondiale, 40 000 personnes seraient mortes en 2017 et 2018 des conséquences de ces sanctions au Venezuela. Ils considèrent que 300 000 autres risquent de connaître le même sort aujourd’hui. Sur les premiers mois de l’année 2019 en cours, les sanctions américaines ont eu pour effet de faire baisser la production pétrolière vénézuélienne de près de 37 % et il est prévu qu’elles réduisent de près de 68% les revenus du pays liés à ses exportations pétrolières par rapport à la déjà difficile année 2018. Un cataclysme qui se traduit par autant de pénuries, d’impossibilités d’importer ce dont le pays a urgemment besoin, etc. Dans ces conditions, la relance de l’économie vénézuélienne est impossible, qui que soit celui qui préside le pays. Ces sanctions ont aggravé les problèmes, jusqu’à les rendre insoutenables. Une grille de lecture manichéenne ne convient absolument pas lorsqu’il s’agit de comprendre les problèmes du Venezuela.

LVSL – Le Venezuela de Maduro risque-t-il de devenir un contre-exemple dystopique brandi pour décrédibiliser toute alternative au néolibéralisme, de la même manière que le Venezuela de Chávez avait constitué un pôle d’attractivité idéologique ?

Christophe Ventura – Bien sûr. C’est l’une des matrices idéologiques de l’offensive que Trump lance contre le « socialisme » en Amérique latine : il faut en finir avec le symbole d’un gouvernement réfractaire qui réactive un anti-impérialisme mobilisateur dans la région. Comme il pense que Maduro est démonétisé, il estime que l’heure est venue pour cette offensive, qui se double d’un vieux fond anti-communiste – il faut en finir avec ce gouvernement qui proclame une alternative à l’ordre néolibéral international.  C’est un facteur idéologique – ce n’est pas le seul – qui justifie un discours aussi radical contre le Venezuela. Et derrière le Venezuela, Cuba, qui est l’autre cible de Washington. L’administration Trump associe les deux pays. Dans son discours, Cuba intervient au Venezuela et accompagne un pouvoir illégitime et anti-démocratique avec ses conseillers militaires et ses différents services présents sur place. Ce faisant, Cuba est responsable de l’altération du cadre démocratique au Venezuela. En retour, ce dernier finance Cuba et lui permet de tenir économiquement avec son pétrole. Il faut donc en faire tomber un pour faire tomber l’autre. Donald Trump voudrait être celui qui mettra fin à la révolution cubaine – l’irréductible adversaire – et aux « régimes socialistes » sur le continent américain. Et si possible, pour sa prochaine candidature à l’élection de 2020 tandis que son bilan sur les dossiers internationaux prioritaires n’a pas été couronné de succès (Corée, Syrie, Afghanistan, Mexique). Donald Trump considère que la victoire est plus facile et possible au Venezuela, un peu comme Bush père avec le Panama en 1989.

LVSL – Certains ont pu lire que le conflit vénézuélien comme le terrain de jeu entre la Chine et les États-Unis, qui possèdent tous deux des intérêts au Venezuela. Plus largement, la Chine investit très massivement en Amérique Latine depuis deux décennies, rachète des entreprises, implante des capitaux, etc., jusqu’à faire concurrence aux États-Unis en la matière. Le sous-continent américain est-il en passe de devenir un gigantesque jeu d’échecs entre la Chine et les États-Unis ?

Chrisophe Ventura – Il y a manifestement un parfum de Guerre Froide qui imprègne l’Amérique Latine. Elle est indéniablement devenue l’enjeu d’un rapport de forces entre les États-Unis et la Chine. Il suffit de lire les documents du Département d’État américain – qui évoque le « défi hégémonique » que pose la Chine aux États-Unis dans la région – pour s’en convaincre.

Bien sûr, dans le cas du Venezuela, même si le pays a continué d’exporter la majorité de son pétrole aux Etats-Unis  – malgré tout – jusqu’à aujourd’hui, il a significativement diversifié ses partenariats aux Russes et aux Chinois ces dernières années. Juan Guaidó incarne aussi pour les États-Unis la promesse d’un retour du Venezuela à la maison mère, à la situation qui prévalait avant le chavisme. Il s’agit de mettre les Russes et les Chinois dehors. Ajoutons à cela que le Venezuela constitue la première ou la deuxième réserve d’or mondiale, et la quatrième de gaz : il s’agit d’une zone que les Américains ne peuvent pas se permettre de perdre.

Le Venezuela est donc un champ polarisé par ces rapports de forces géopolitiques, dont les enjeux sont multiples. Le Venezuela est par exemple le seul pays d’Amérique Latine qui offre son territoire à la force aérienne nucléaire russe. Les Russes ne veulent pas s’installer au Venezuela – nous ne sommes pas en 1962 ! –, mais ils ont relancé un programme d’aviation nucléaire long-courrier, qu’ils avaient perdu depuis l’effondrement de l’URSS, et ont un accord bien compris avec le Venezuela. Les Russes se retrouvent de nouveau en possession d’avions qui ont la capacité stratégique de faire le tour du monde, de voler partout équipés et de lancer des bombes nucléaires – l’Amérique latine étant le passage obligé pour faire la jointure entre l’Atlantique et le Pacifique, le Venezuela est le pays qui a offert aux Russes une escale technique pour leurs avions. Les Américains, bien sûr, y sont hostiles, et comptent sur Guaidó pour mettre un terme à cette situation.

Les Américains restent ceux qui gardent le haut du pavé en Amérique latine. Il suffit  de regarder les chiffres du commerce : la Chine a certes multiplié par 22 ses flux commerciaux avec la région en 10 ans, ce qui représente entre 270 et 300 milliards de dollars ; mais pour les États-Unis, c’est encore entre 800 et 900 milliards de dollars. Il n’en reste pas moins que les Chinois sont aujourd’hui les premiers investisseurs en Amérique latine, en lieu et place des États-Unis. Les Américains veulent donc revenir en force. Ils restent les maîtres en Amérique latine, mais leur hégémonie se fissure.

La crise vénézuélienne est devenue un fait géopolitique international, elle cristallise des fractures au niveau de la « communauté internationale » entre les Occidentaux et les autres. Elle révèle l’état de désagrégation lente du système international et de ses recompositions incertaines et volatiles. Toutes les divisions internationales s’expriment sur le Venezuela. On retrouve la fracture la plus évidente entre la « famille occidentale » – un concept que je rejette – et le bloc Russie/Chine/Inde/anciens non-alignés. Des failles apparaissent au sein du système onusien : le secrétaire général reconnaît Maduro et rejette la stratégie du « regime change », tandis que le conseil de sécurité de l’ONU ne parvient à dégager aucun consensus sur la situation au Venezuela. Des fractures apparaissent de la même manière dans ce que l’on peut appeler le « sous-impérialisme européen » : les Italiens, les Roumains et les Grecs ne reconnaissent pas la présidence de Juan Guaido au nom du respect de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, tandis que les autres sont alignés sur la position de Washington, moins l’engagement possible en faveur d’une intervention militaire.

Emmanuel Macron a pris une position en rupture avec la tradition diplomatique française. En reconnaissant Juan Guaido, il instaure une nouvelle pratique : la France reconnaît désormais des gouvernements et non plus des États. Cette décision entérine l’ère du relativisme en géopolitique – un processus qui avait débuté avec l’engagement de Nicolas Sarkozy dans la guerre en Libye aux côtés de l’OTAN. On reconnaît donc tel ou tel gouvernement en fonction des intérêts du moment, qui sont très fluctuants. Quels sont les intérêts de la France au Venezuela ? Il y a peu d’intérêts matériels . L’intérêt pour Emmanuel Macron est plutôt à rechercher du côté politique, du côté de la politique intérieure pour commencer. Il s’agit de renforcer une ligne de clivage interne au débat politique en France, celle qui l’oppose à Jean-Luc Mélenchon. En résumé, « votez pour Mélenchon et vous aurez Maduro » est le crédo. L’intérêt de Macron, c’est aussi de tenter de tisser un minimum de solidarité avec  Trump pour un coût modeste sur un dossier secondaire pour la France alors que les divergences se multiplient sur nombre de dossiers de première importance ( Iran, Climat, commerce, etc.).

Relativisme géopolitique, décomposition des principes de l’ordre international, recompositions incertaines et volatiles en fonction d’intérêts à court terme : le Venezuela révèle ces fractures de l’ordre mondial. On trouve bien sûr des récurrences, des acteurs structurés de longue date – l’Empire, le sous-Empire, les intérêts chinois et russes… -, qui donnent à cette crise une colonne vertébrale. Mais tout cela est brinquebalant. Cette décomposition est le premier acte d’une recomposition dont on ne connaît pas l’issue, ni l’ordre duquel elle va accoucher. 

LVSL – Dans cette polarisation croissante du sous-continent américain entre les intérêts des Etats-Unis et de la Chine, l’élection de Bolsonaro, candidat résolument pro-américain, peut-elle être vue comme un pion avancé par les États-Unis, qui permettrait de contre-balancer l’influence de la Chine dans la région ? D’un autre côté, l’agenda ultralibéral de Bolsonaro ne risque-t-il pas au contraire de favoriser les investissements chinois au Brésil, malgré ses diatribes anti-chinoises ?

Christophe Ventura – Sur le plan géopolitique, Bolsonaro est l’expression du réalignement d’une partie des élites brésiliennes sur les États-Unis. Il faut cependant prendre en compte que ce réalignement est mal vu par une partie de l’armée, qui n’y est pas favorable, pas plus qu’à la vente d’Embraer aux Etats-Unis, champion aéronautique et militaire brésilien, ou à l’implantation d’une base militaire américaine au Brésil. Soucieux de leur souveraineté, ils ne veulent pas d’une soumission militaire ou géopolitique du Brésil aux États-Unis, ni d’une crise migratoire vénézuélienne encore plus explosive que ne manquerait pas de produire une guerre civile ou une intervention militaire. Tout le monde a le cas syrien en tête.  Le vice-président brésilien Hamilton Mourão a récemment fait une déclaration raisonnable, affirmant que le Brésil ne soutiendrait pas une intervention militaire au Venezuela. On assiste donc à une dynamique de temporisation au Brésil, qui est en partie le fait des militaires.

Bolsonaro critique la Chine, mais il y a de fortes chances que rien ne change. Il montre à Trump sa disponibilité, son souhait de mieux servir les intérêts des Etats-Unis, mais en parallèle, il a récemment reçu une délégation d’entrepreneurs chinois et se rendra à Pékin au mois d’août. Sur les rapports avec la Chine, le Brésil ne peut pas revenir en arrière. 30% de son commerce extérieur est assuré par l’Empire du milieu. L’élection de Bolsonaro représente donc une inflexion pro-américaine certaine et assumée de la politique étrangère brésilienne – il faudrait ici développer l’influence croisée des églises évangéliques américaines et brésiliennes par exemple -, mais les Brésiliens ne pourront pas rompre leurs relations avec la Chine. Le premier partenaire commercial du Brésil ne sont plus les États-Unis, mais la Chine. 

LVSL – Peut-on penser que l’élection d’AMLO au Mexique va induire des modifications dans cette configuration? 

Christophe Ventura – Cette élection est une expérience à contre-courant des logiques et des dynamiques à l’oeuvre dans la région. L’élection d’AMLO est d’abord le signe de la volonté d’une restauration démocratique au Mexique et de la souveraineté du pays dans les affaires régionales. Le Mexique est actuellement le seul acteur de poids régional qui souhaite proposer une voie alternative mais étroite au scénario du conflit au Venezuela. C’est le pays qui s’oppose à la ligne de « regime change » prônée par Washington, ce qui n’est pas rien quand on sait les relations complexes entre les deux voisins et l’agressivité de Donald Trump sur la question du mur.

LVSL – Le Mexique ne risque-t-il pas de se retrouver rapidement isolée dans cette marée néolibérale qui frappe le continent ? Plus largement, comment analysez-vous les perspectives des mouvements « progressistes », qui sont marginalisés depuis plusieurs années ? Les gouvernements néolibéraux autoritaires sont-ils en train de créer les conditions d’impossibilité du retour de leurs adversaires au pouvoir ?

Christophe Ventura – Ce serait une lecture trop rapide que d’estimer que nous assistons à une « fin du cycle progressiste » en Amérique latine. C’est d’abord une vague de dégagisme et un phénomène d’alternance plus large qui touche l’Amérique Latine. Partout, ce sont les « sortants » qui sont sanctionnés. Il se trouve que 80 % des pays latino-américains ayant été, lors de l’apogée du « cycle progressiste », dirigés par des gouvernements « de gauche » – ou « nationaux-populaires » -, c’est bien la gauche qui est la plus touchée. Elle sort indéniablement fatiguée d’un cycle politique d’une incroyable durée. Elle paie les effets du pouvoir, c’est-à-dire l’usure ; elle a parfois perdu le contact avec les mouvements sociaux et ses bases populaires, prise par la gestion du pouvoir et de l’appareil d’Etat, les campagnes électorales permanentes, touchée par les phénomènes de corruption qui se sont développés dans des sociétés qu’elle a contribué à enrichir à tous les niveaux.  Elle n’a gouverné que dans des pays structurellement périphériques, subalternes dans l’ordre international, et n’a pas changé leur position dans cet ordre. Pouvait-elle même le faire, dans le cadre d’une « démocratie libérale » ? Elle a pu modifier un certain nombre de structures politiques, de réalités sociales, agir sur la répartition des revenus, mais il lui a été beaucoup plus difficile de s’attaquer à la répartition des richesses en tant que telles et aux structures économiques dans ce cadre de « démocratie libérale ». Le seul pays à l’avoir tenté, c’est le Venezuela. Et il s’est retrouvé confronté à un phénomène attendu : une véritable lutte de classes – et derrière, le risque d’une guerre civile.

Mais ces phénomènes et l’alternance concernent aussi la « droite » : on l’a vu au Pérou (chute du président élu pour cause de corruption), en Colombie – où la gauche a atteint un score d’une puissance inédite lors de l’élection présidentielle– et au Mexique. Au Chili, el Frente amplio a fait un score historique aux élections : jamais depuis Allende on n’avait vu une gauche « radicale » aussi forte au Chili.

Cette année verra se tenir des élections cruciales en Argentine, en Bolivie, en Uruguay, au Guatemala et au Panama. En Argentine, l’avenir de Mauricio Macri – le symbole du retour d’une droite libérale au pouvoir en Amérique du Sud en 2015- est loin d’être assuré. La situation économique et sociale de la troisième puissance latino-américaine est bien plus mauvaise que lorsque Cristina Kirchner a quitté le pouvoir. Les recettes libérales qui devaient relancer le pays après douze ans de gouvernements redistributif ont échoué, et le pays, de nouveau lourdement et durablement endetté, est le deuxième en récession dans la région (avec le Venezuela).

L’avenir est ouvert en Amérique latine.

 

Notes :

[1] Economic Sanctions as Collective Punishment: The Case of Venezuela, rédigé par Mark Weisbrot et Jeffrey Sachs, en avril 2019, pour le Center for Economic and Policy Research. Disponible en ligne.

Veillée d’armes au Cachemire

Narendra Modi © India Times

14 février 2019, un camion rempli d’explosifs tue 49 paramilitaires indiens dans la partie du Cachemire administrée par l’Inde. Très vite, l’attentat est revendiqué par Jaish-e-Mohammed, dont le chef, Masood Azhar, opère en toute quiétude depuis le Pakistan. L’Inde réagit coup pour coup. Le 26 février, un raid de 12 Mirage 2000 cible un centre d’entraînement djihadiste situé au-delà de la frontière indo-pakistanaise. 350 terroristes sont neutralisés. Dès lors, cet attentat agit comme un révélateur du jeu géopolitique qui met aux prises les grandes puissances mondiales dans la région. Récit. 


Rapidement, les premières mesures de rétorsion sont prises par l’Inde, qui assure détenir « des preuves irréfutables » de la complicité pakistanaise dans l’attentat. Le Pakistan perd son statut de nation la plus favorisée et les droits de douane indiens augmentent de 20% pour Islamabad. La machine diplomatique indienne se met en ordre de marche pour cibler la République islamique et l’isoler sur le plan international. Les Etats-Unis, quant à eux, demandent au Pakistan de « cesser immédiatement de soutenir et de prêter refuge à tous les mouvements terroristes actifs sur son sol ».

Puis viennent les représailles militaires. Comme en 2016, lorsqu’une attaque terroriste avait fait 18 morts dans un camp militaire indien, le Premier Ministre, Narendra Modi, envoie les Mirage 2000 cibler les camps d’entraînement des groupes terroristes qui opèrent depuis le Pakistan. L’Inde se prépare à la réponse du Pakistan. La surveillance à la frontière est renforcée. Médias et réseaux sociaux laissent paraître un soutien unanime des Indiens, à travers le mot-dièse #Indiastrikesback.

Pendant ce temps, la traque s’organise. Le 17 février, 23 hommes soupçonnés d’être impliqués dans l’attentat sont arrêtés. Le lendemain, deux terroristes présumés sont abattus par l’armée indienne, dans un raid qui cause deux victimes civiles et 4 parmi les militaires indiens. Abdul Gazi, cerveau présumé de cette attaque, est éliminé par les forces de sécurité indienne. Ce dernier avait fait ses classes de terroriste islamiste auprès des Talibans en Afghanistan.

LE CACHEMIRE, ENJEU DE PUISSANCE POUR L’INDE ET LE PAKISTAN

Depuis 1947, attentats terroristes et guerres conventionnelles ont rythmé la vie des populations de la vallée du Cachemire. Toutes furent gagnées par l’Inde. Toutes donnent des frissons aux puissances de la région, eu égard au fait que les deux nations sont nucléarisées. Pourtant, depuis 1947, rien n’a changé, ou presque. L’Inde contrôle les deux tiers du Cachemire, tandis que le Pakistan administre le tiers restant. Dominé militairement, le Pakistan est régulièrement accusé de soutenir des groupes terroristes pour déstabiliser le seul état indien majoritairement musulman tandis que le gouvernement indien est accusé de remettre en cause les droits de l’homme et de laisser les mains libres aux forces armées indiennes pour maintenir l’ordre dans le Jammu et Cachemire.

En Inde, comme en Afghanistan, le Pakistan est accusé de financer des activités terroristes pour déstabiliser ses voisins. L’Inter-Services Intelligence, véritable État dans l’État, aurait pour rôle d’apporter un soutien logistique et financier aux groupes terroristes dans le Cachemire et en Afghanistan. Par ailleurs, le gouvernement pakistanais est accusé de tolérer l’existence de camps, ayant pour fonction d’assurer une base arrière et des centres d’entraînement pour les terroristes opérant ensuite en Afghanistan et dans la vallée du Cachemire.

Selon l’Inde, le Pakistan utilise donc les groupes terroristes qu’il protège et finance pour déstabiliser la partie du Cachemire administrée par l’Inde et remettre en cause la souveraineté indienne dans la région. A ce titre, le groupe djihadiste Jaish-e-Mohammad est particulièrement actif. En septembre 2016 déjà, il a revendiqué l’assaut contre la caserne d’Uri, au cours duquel 18 militaires indiens perdirent la vie. Le même groupe est responsable de l’attentat du 14 février dernier.

Le Pakistan se défend de telles accusations. On doit d’ailleurs à la vérité de reconnaître que le Pakistan a entrepris, depuis l’arrivée au pouvoir de Nawaz Sharif, une lutte plus affirmée contre les groupes terroristes qui opèrent sur son territoire. Ici encore, le nouveau Premier Ministre pakistanais, Imran Khan, a déclaré : « Si vous avez des preuves fermes de l’implication de Pakistanais dans cet attentat, je peux vous assurer que j’ordonnerai une enquête contre eux. Car ces terroristes sont aussi les ennemis du Pakistan, ils agissent contre nos intérêts ».

Le groupe Jaish-e-Mohammad est effectivement interdit au Pakistan depuis 2002. Pourtant, le chef de ce groupe terroriste, Masood Azhar, y vit sans être inquiété par les autorités. Par ailleurs, sous la pression du Pakistan, la Chine a empêché l’inscription du chef djihadiste sur la liste noire des terroristes reconnus par l’ONU en 2017.

L’Inde, elle, a mis en place une législation d’exception pour lutter contre le terrorisme. A cet égard, l’Armed Forces (Special Powers) Act donne de larges pouvoirs aux forces armées pour neutraliser les terroristes mais également pour perquisitionner et détenir qui que ce soit dans la région. Les associations de défense des droits de l’homme ciblent cette législation comme étant responsable de viols des droits humains dans la vallée du Cachemire.

La population du Jammu et Cachemire, seul Etat indien majoritairement musulman, est donc prise en tenaille entre un gouvernement pakistanais qui finance des groupes terroristes qui meurtrissent régulièrement l’Etat, et l’armée indienne qui recourt à une législation d’exception, lui donnant une grande liberté d’action pour maintenir l’ordre.

LE GRAND JEU DES PUISSANCES MONDIALES EN ASIE

L’avenir du monde se joue dans cette région stratégique, entre trois États-puissances : l’Inde, la Chine et les Etats-Unis.

D’un côté, le Pakistan, doté de l’arme nucléaire, joue de sa relation stratégique avec l’Arabie Saoudite et la Chine pour garantir sa sécurité et son développement économique. De l’autre l’Inde, nation nucléaire par ailleurs, jouit de sa supériorité militaire, du soutien de plus en plus affirmé des Etats-Unis et de sa position centrale dans la région pour dominer son dangereux voisin et contenir l’avancée de la Chine dans son pré carré, l’océan indien.

Islamabad noue donc des liens forts avec la Chine, qui prévoit d’investir 46 milliards de dollars dans la construction d’un corridor économique partant du Xinjiang chinois et allant jusqu’au port Pakistanais de Gwadar, de façon à garantir un accès au golfe persique, à la mer d’Arabie et à l’océan indien.

Le corridor économique sino-pakistanais.  ©Javedpk05

Cela lui permettrait d’ouvrir une route commerciale en direction de l’Asie centrale, du Moyen-orient et de l’Europe, sans passer par l’unique voie d’accès – jusqu’à présent -, le détroit de Malacca, aux abords duquel l’Inde a renforcé son contingent militaire par le biais de son implantation sur les îles Andaman et Nicobar.  En outre, une bretelle du corridor devrait rejoindre l’Afghanistan, dont les ressources minières intéressent la Chine.

Les deux pays ont également signé des programmes de coopération militaire notamment dans le domaine nucléaire, mais également pour ce qui concerne les avions de combat.

L’Afghanistan est une pièce centrale des enjeux d’influence dans la région : il donne accès aux ressources minières de l’Asie centrale. C’est la raison pour laquelle la Chine aimerait étendre le corridor sino-pakistanais en direction de l’Afghanistan. Or, un tel mouvement suppose une normalisation des relations afghano-pakistanaises, empêchée par le fait que le Pakistan constitue une base de repli et d’entraînement pour les Talibans. Les négociations entre Pakistanais et Afghans ont échoué sur un point : le Pakistan refuse que les factions djihadistes qui refusent de négocier avec Kaboul soient neutralisées. L’Inde, alliée historique de l’Afghanistan, continue de soutenir Kaboul. Elle compte s’appuyer sur le partenariat stratégique qu’elle a avec l’Iran, qui lui assure une partie de son approvisionnement en gaz et pétrole, pour moderniser le port de Chabahar. Ce dernier lui permettrait d’accéder à l’Afghanistan sans passer par le Pakistan, d’avoir un accès direct en Asie centrale et, par là même, de désenclaver son allié afghan. Par ailleurs, l’Inde a financé le nouveau parlement afghan. Elle livre également des hélicoptères de combat à l’armée afghane, ce qui lui permet de lutter plus efficacement contre les Talibans.

Avec l’Arabie Saoudite, la relation bât de l’aile. Le Pakistan a du mal à se positionner vis-à-vis de la politique d’affrontement frontal que l’Arabie Saoudite a engagé à l’égard de l’Iran. D’un côté, le Pakistan doit beaucoup à son allié sunnite : l’Arabie Saoudite fournit de larges liquidités pour permettre au Pakistan de financer son développement économique et ses écoles coraniques, la minorité pakistanaise qui sert de main d’oeuvre bon marché dans les pays du Golfe assure des transferts financiers importants vers le Pakistan, tandis que l’ancien Premier Ministre Pakistanais, Nawaz Sharif, a été libéré des geôles du général Musharraf grâce à l’aide saoudienne.

Cependant, le Pakistan se refuse à s’engager, de trop près, dans la politique anti-iranienne de l’Arabie Saoudite. Elle a refusé son soutien aux Saoudiens dans leur guerre anti-chiite au Yémen et exprime des réserves vis-à-vis de la coalition formée par Mohammed Ben Salman unissant 34 pays sunnites “contre le terrorisme”. Sharif avait même envisagé la finalisation du gazoduc Pakistan-Iran, avant que le gouvernement américain ne fasse preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis du régime des Mollahs et ne rétablisse les sanctions économiques.

Officiellement, cette réserve est liée à la volonté pakistanaise de ne pas diviser le monde musulman. Cependant, les fragilités intérieures de l’Etat pakistanais comptent, tout autant, dans cette position modérée.  En effet, les forces de sécurité pakistanaises ont fort à faire avec le groupe terroriste sunnite Lashkar-e-Jhangvi qui cible régulièrement la minorité chiite du pays.

De son côté, l’Inde cherche à se doter d’alliés et d’une puissance économique, géopolitique et militaire à même de contenir l’avancée de la Chine dans la région. En effet, la stratégie des nouvelles routes de la soie, mise en avant par la Chine, encourage l’Inde à s’affirmer comme une puissance régionale de premier plan. Les nouvelles routes de la soie, vaste projet d’établissement de routes commerciales alternatives, et contrôlées par la Chine, pour relier l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie du Sud-Est au géant asiatique passent par des territoires pakistanais revendiqués par l’Inde.

La stratégie du collier de perle, vaste réseau de bases militaires et de facilités portuaires mis en place par la Chine en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien, inquiète également l’Inde. L’énumération des facilités portuaires et militaires chinoises peut paraître inquiétante : base navale de Yulin (île d’Hainan); bases aériennes dans l’archipel des Parecels et Spratleys, annexés de fait par la Chine; construction d’un gazoduc et d’un oléoduc pour alimenter la Chine en gaz et pétrole birman; implantation dans le port de Gwadar (Pakistan), concession centenaire sur le port d’Hambantota (Sri Lanka), implantations dans le port bangladeshi de Chittagong et dans le port birman de Kyauk Phyu, ouverture de la première base militaire chinoise à l’étranger, au niveau de port de Djibouti. L’objectif de la Chine est assez clair : contrôler la Mer de Chine méridionale par laquelle passe la majorité de son approvisionnement en hydrocarbure, isoler l’Inde dans l’océan Indien et maîtriser les routes maritimes de la Mer de Chine méridionale jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb.

La Chine pousse également son avantage dans l’Himalaya, où elle a des contentieux avec l’Inde. Par conséquent, l’Inde renforce sa présence dans l’Himalaya à travers une modernisation de ses infrastructures et la création d’une force d’intervention de montagne armée de 40 000 soldats.

De son côté, l’Inde a renforcé ses capacités navales et d’aviation de combat à travers la commande de 36 rafales à la France et de 6 sous-marins de classe Scorpène à Naval Group. Malgré les mises en garde américaines, elle a également commandé les systèmes de défense sol-air S 400 au gouvernement russe. Elle tente par ailleurs de renforcer ses facilités portuaires à travers des accords avec les Seychelles et l’île Maurice, qui offrent des ports d’attache pour l’Indian Navy. L’Inde a enfin noué un partenariat stratégique avec la France, puissance asiatique qui s’ignore. L’Inde a désormais accès aux bases navales françaises dans l’océan Indien. La France bénéficie, en effet, d’une capacité de déploiement importante dans l’espace indo-pacifique à travers ses bases militaires à Djibouti, aux Emirats Arabes Unis, à Mayotte, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie Française. 25% de sa ZEE se situe dans l’Océan Indien et 67% de sa ZEE est située dans l’Océan Pacifique.

En outre, l’Inde bénéficie du soutien de plus en plus appuyé des Etats-Unis. Elle participe, notamment, au dialogue quadrilatéral de sécurité, réunissant les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, qui vient de commander 12 sous-marins de classe Barracuda à la France. Ces 4 nations souhaitent contenir l’avancée de la Chine en Mer de Chine méridionale et dans l’Océan Indien. Elles mettent en oeuvre des exercices militaires communs, tandis que l’OTAN met en place des opérations de promotion de la liberté de navigation. L’effet final recherché ? Le respect de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, régulièrement enfreinte par la Chine. Dans cette région, l’enjeu reste le contrôle des routes maritimes entre la Chine et ses alliés d’une part, et l’Inde, les Etats-Unis et leurs alliés d’autre part.

INDE – PAKISTAN : UNE COHABITATION IMPOSSIBLE ?

On ne peut considérer cette affrontement indo-pakistanais sans s’intéresser aux contextes politiques intérieurs de ces deux pays.

L’Inde, État laïc, est portée depuis quelques années par le souffle du nationalisme hindou. Le Premier Ministre Indien, Narendra Modi, en est l’expression.  Ce dernier est issu de la famille politique nationaliste hindoue, unie par l’idéologie Hindutva. Cette famille politique, à l’opposée des congressistes, considère que la Mata Bharat (Mère Inde) doit aboutir au Ram Rajya, société utopique hindoue, et voue aux gémonies les “anti-nationaux” qui considèrent que l’Inde est un creuset de civilisation, où l’Hindouisme a sa place au même titre que l’Islam. L’année 2019 est celle des élections générales pour l’Inde. Narendra Modi tente donc de s’affirmer comme un leader nationaliste, en opposition au Pakistan pour obtenir la faveur des électeurs indiens, comme en témoigne le soutien, presque unanime, qu’il a reçu après les frappes chirurgicales contre son voisin, matérialisé par le mot-dièse #IndiaStrikesBack.

De son côté, le gouvernement pakistanais est toujours prisonnier de l’influence des militaires et de l’idéologie constitutive de l’identité pakistanaise. La naissance du Pakistan provient de la volonté de la Ligue Musulmane de constituer un État musulman, par opposition au Parti du Congrès qui souhaitait une Inde rassemblée. La partition de l’Inde, en 1947, a donné lieu à la migration de 10 millions d’Indiens, les uns, musulmans, migrant vers le Pakistan, et les autres, hindous, se dirigeant vers l’Inde. Ces migrations ont donné lieu à de nombreuses émeutes communautaires et à des viols de masse.

Les militaires s’érigent en gardiens du temple. Jusqu’ici, ils refusent de céder quoi que ce soit sur la revendication d’un Cachemire pakistanais. Issu des milieux d’affaires, Nawaz Sharif avait tenté d’opérer un rapprochement, sans succès. Seule maigre consolation pour les partisans de la paix : l’accord de transport commercial entre l’Afghanistan et le Pakistan qui donne aux camions afghans le droit de rejoindre l’Inde, mais n’autorise pas le trajet retour, et, a fortiori, le trajet de camions indiens vers l’Afghanistan.

A l’heure où ces lignes sont écrites, la tension monte à la frontière indo-pakistanaise. La supériorité militaire indienne conduira probablement le Pakistan a éviter une guerre conventionnelle. Il n’en demeure pas moins que les deux pays sont embarqués dans des systèmes d’alliance et des intérêts géopolitiques radicalement opposés. A n’en pas douter, l’Asie constitue le champ où se jouera la bataille pour l’hégémonie mondiale.