Entre uchronie et scandale, ce qu’a pu être DAU

Lever de soleil sur le Théâtre de la Ville ©Martin Mendiharat

C’est par un air mystérieux et polémique venu du froid qu’a repris la saison culturelle de la région parisienne en ce début d’année 2019. DAU, œuvre sulfureuse entre installation, cinéma et théâtre immersif, a fait couler beaucoup d’encre, notamment sur ses conditions de production. Deux mois après sa clôture, retour détaillé sur ce qu’a pu être cette œuvre singulière et bilan de ce que nous pouvons en retirer esthétiquement et politiquement.


Courant janvier ont surgi soudainement et en nombre dans les rues de la capitale et couloirs de son métro des affiches intrigantes : deux moitiés de visage en gros plan et en noir et blanc, unis par un axe symétrique vertical, ne cherchant pas à trouver une quelconque harmonie entre leurs proportions respectives mais regardant droit dans l’objectif, nous regardant nous. En bas de l’image des partenaires : Théâtre du Châtelet, Théâtre de la Ville, Centre Pompidou, Mairie de Paris. En haut de l’image des dates : « 24.1.19 – 17.2.19 », un horaire : « 24 heures sur 24 » et un site internet « www.dau.fr ». Au centre de l’image, les trois mêmes lettres en blanc : « DAU ». Les réseaux sociaux sont également inondés des mêmes visuels mystérieux, menant à la plateforme internet de l’événement. La liste de ses partenaires suffit déjà à attiser la curiosité des spectateurs parisiens : le prestigieux musée d’art contemporain de Beaubourg et les deux institutions du spectacle historiques de la municipalité de Paris qui se font face autour de la place du Châtelet ayant toutes deux la particularité d’être actuellement fermées pour travaux (le Théâtre du Châtelet a ainsi interrompu sa programmation, et celui de la Ville déplacé la sienne à l’Espace Pierre Cardin et dans son annexe habituelle du Théâtre des Abbesses). Certes les trois lieux sont proches, mais ils se distinguent aussi par leurs différences de registres et d’esthétiques nettes en termes de propositions culturelles, permettant au triangle qu’ils forment au cœur de Paris d’offrir un paysage d’événements diversifiés. On peut donc d’ores et déjà être curieux de voir ces lieux reliés, sous l’égide de la Mairie de Paris, pour un même événement et surtout se demander où il va avoir lieu, sachant qu’il n’apparaît aucunement dans la programmation des trois institutions ?

Devanture du Théâtre de la Ville pendant DAU. ©Hyle1905

Bien entendu, ce premier mystère n’était qu’un secret de polichinelle et de fait pas une véritable énigme : la presse se penche rapidement sur l’événement et produit de nombreux papiers à son sujet, mettant la lumière sur les rumeurs qui courent dans le milieu depuis quelques semaines sur ce qui se trame dans les théâtres du Châtelet et de la Ville. Les deux bâtiments sont donc fermés au public depuis plusieurs mois pour leur rénovation, mais accueillent depuis l’automne les équipes de l’événement qui s’attellent à la transformation complète des lieux afin d’y faire naître DAU. Trax magazine figure parmi les premières revues à l’aborder, avec un titre pour le moins clair : « Paris : Pourquoi il faut participer à DAU, ce projet immersif unique et dingue entre fête et totalitarisme ? ». Le magazine relate la folle étendue du projet ainsi qu’un passage pour le moins délirant dans les locaux en installation : « on y a enchaîné des shots de vodka en mangeant dans de la porcelaine russe, pénétré un vagin de 2 mètres de haut au fond duquel on trouve un volume relié des œuvres romanesques de Diderot, dévisagé quelques-uns des cent mannequins humains ultra-réalistes qui peuplent les lieux, observé deux membres de l’équipe travailler dans un bureau transformé en sex shop, entre quatre murs tapissés de DVD porno, godemichets et autres martinets. »

L’enthousiasme de la revue spécialisée en musique électronique trouve aussi son origine dans l’aspect apparemment festif que revêtira le projet, notamment via une programmation de concerts qui émaillera ses trois semaines d’exploitation. Et c’est précisément la polysémie négative du terme « exploitation » qui va commencer à ternir le projet avant son ouverture au public. Moins d’une semaine avant le top départ surgissent plusieurs échos d’abus de la part de la société de production du projet, Phenomen Film, basée à Londres, vis-à-vis des personnes travaillant sur le projet à Paris, et ce dès l’entretien d’embauche. Libération relate par exemple des recrutements basés sur « le physique et la personnalité », nimbés de questions personnelles voire déplacées, pour des postes aux objectifs flous, ouvrant ensuite sur une ambiance de travail s’apparentant à une « secte » autour du réalisateur et meneur du projet Ilya Khrzhanovsky. Le même jour et dans le même journal, on parle également de l’opacité financière du projet, certes soutenu par une Mairie de Paris enthousiaste mais ne donnant ni ne commentant aucun détail de l’économie de l’événement. On y apprend que DAU est principalement financé par l’homme d’affaire russe Serguei Adoniev, pionnier de la 4G en Russie et philanthrope, ayant justement commencé à se faire connaître dans ce dernier domaine par son soutien presque aveugle au projet. L’article se fait également l’écho des critiques esthétiques qui commencent à poindre, s’articulant principalement autour de l’idée d’une esthétisation fantasmée de l’URSS stalinienne par un artiste mégalomane. C’est au Monde que nous devons le dossier le plus complet, ayant le mérite de proposer une enquête factuelle s’émancipant des passions qui commencent à se déchaîner autour de DAU. Une enquête qui creuse entre Paris et Londres le vaste déroulement de ce projet gargantuesque et qui nous permet d’avoir un point de vue plus large sur ce qu’il peut être, et de comprendre qu’il dépasse largement la seule installation dans le triangle des institutions culturelles du cœur de Paris.

Devanture du Théâtre du Châtelet pendant DAU. ©Hyle1905

Alors, finalement, qu’est-ce que c’est que DAU ?

À l’origine, DAU est un projet de biopic de Lev Landau (surnommé « Dau », prononcé « Dao »), physicien soviétique né en 1908 et mort en 1968, prix Nobel de Physique en 1962, mené par Ilya Khrzhanovsky à partir des Mémoires de sa femme, Kora Landau-Dobretseva, retraçant la vie de l’éminent chercheur ayant contribué au programme d’armement nucléaire de Moscou. Nous sommes en 2005 et le réalisateur russe d’alors à peine 30 ans vient de présenter l’année précédente son premier long métrage, 4, bien accueilli dans les festivals internationaux. Il annule ses autres projets naissants pour se consacrer à l’adaptation des écrits de l’épouse du scientifique, fasciné par « le décalage entre la stature publique de cette figure du soviétisme et la liberté qu’il s’est accordée dans sa vie privée ». Le projet trouve rapidement ses financeurs et le tournage commence entre Moscou et Saint-Pétersbourg en 2008, avant de s’installer à Kharkiv en Ukraine pour des raisons économiques, et de prendre un virage radical.

Khrzhanovsky se met en tête de ne plus seulement raconter l’histoire de Landau, mais de reconstituer l’institut physico-technique de la ville où le physicien a travaillé pendant 30 ans. L’idée est d’y relancer les recherches scientifiques dans une communauté sociale cloisonnée et sous l’ombre du stalinisme, afin de créer un reflet de l’univers dans lequel Dau a évolué. Le projet prend bien évidemment une ampleur drastiquement différente, et c’est à ce moment que Sergueï Adoniev y apparaît, rachetant les droits de production et assurant le soutien financier hors-norme nécessaire à la naissance de ce projet déjà délirant. L’institut renaît dans une piscine désaffectée et des dizaines de milliers de personnes sont auditionnées afin de pourvoir les postes nécessaires à son fonctionnement, qui en nécessite plusieurs centaines. Par ses réseaux et les réseaux de ses réseaux, le réalisateur parvient également à recruter une vingtaine de scientifiques renommés, dont Nikita Nekrasov, Shing-Tung Yau ou encore Carlo Rovelli. De nombreux artistes reconnus de différents domaines vont également venir à l’institut durant la durée de l’expérience : Marina Abramovic, Romeo Castellucci, Peter Stellars, Anatoli Vassiliev… Et pour porter le rôle du génie, il faut également un génie : ce sera le chef d’orchestre virtuose grec reconnu en Russie Teodor Currentzis qui incarnera Lev Landau. Bien entendu, le scénario original passe à la trappe lors du changement d’ampleur du projet, et ne sera pas remplacé. Cet élément constitue une des clés de la nouvelle démarche de Khrzhanovsky : une fois le cadre installé, l’essentiel de l’œuvre va se composer de ce qu’il s’y passera naturellement. Et c’est à ce cadre que travaillent d’arrache-pied l’équipe du film et le réalisateur : décors et costumes sont rigoureusement reconstitués, l’argent qui circule et qui sert à payer les salaires des employés est en rouble d’époque, et toute entorse à la chronologie proposée est punie de retenue sur salaire.

Pour entrer dans l’institut, il faut entrer dans la fiction qui lui sert de cadre. Les participants laissent leur téléphone et autres moyens de contact avec le monde extérieur à l’équipe du film, qui leur fournissent de quoi s’habiller pour être en accord avec la temporalité explorée (l’URSS de 1938 à 1968), ainsi qu’une place dans l’organigramme fictionnel de l’institut. Les artistes invités se voient attribuer une appellation en fonction de leur pratique artistique. Marina Abramović, connue pour ses performances corporelles extrêmes, y est par exemple décrite comme « professeur invité en anatomie ». Une fois à l’intérieur, les participants sont libres d’y faire ce qu’ils veulent, et d’y rester aussi longtemps qu’ils le souhaitent. Les scientifiques y poursuivent leurs recherches, perpétuant le but scientifique initial de l’institut et participant à brouiller la frontière très ténue (si ce n’est inexistante) entre le réel et la fiction qui habite le tournage. Et c’est cette vie quotidienne qui va servir de matière première au projet cinématographique : des amitiés, des conflictualités parfois extrêmes, des histoires d’amour et même des naissances vont alimenter les presque trois ans de tournage. Les caméras vont tourner une centaine de jours, durant les moments les plus intenses qui intéressent Khrzhanovsky, qui suit la vie de l’institut depuis une cabine de direction et via des micros placés dans le complexe. Et ces caméras ne sont pas confiées à n’importe qui, puisqu’il s’agit de Jürgen Jürges, légendaire directeur de la photographie de Rainer Werner Fassbinder, Mickael Haneke et Wim Wenders.

Il en ressortira 700 heures de rush en 35mm, qui serviront à la composition d’une quinzaine de longs métrages, ainsi que des séries et des documentaires selon Phenomen Film. Ces centaines d’heures de rush contiennent des images de toutes natures, de la simple conversation aux rapports sexuels ou scènes de violence, captée avec pour consigne le consentement des personnes filmées qui pouvaient arrêter la prise de vue à tout moment en regardant significativement la caméra. Le tournage se termine en novembre 2011, après que l’Institut a été en partie détruit par un groupe de néo-nazis dont le chef Maxim Martsinkevitch a été convié par Khrzhanovsky car, selon le philosophe Ilya Permiakov (qui a joué un rôle important dans la production des films), interrogé par le Monde : « Une telle violence était nécessaire […] DAU aurait dû se finir sur un passage de témoin entre deux générations de scientifiques. Mais les jeunes ont eu peur de prendre le pouvoir. C’est pour ça qu’Ilya Khrzhanovsky s’est tourné vers l’extrême bord opposé : les néonazis. Eux n’ont pas peur. »

Un choix qui peut, à juste titre, en faire sursauter plus d’un. Nous verrons qu’il est surtout caractéristique de la place particulière que le projet et son meneur développent vis-à-vis de la question politique, une des sources de l’étrangeté et du malaise que peut générer DAU.

Photo du tournage à Kharkov prise par un habitant de la ville. ©Ace^eVg

S’ensuit alors plusieurs années de montage. Une première version est présentée aux programmateurs du Festival de Cannes en 2014, puis plus aucune nouvelle. À l’instar du tournant radical que le tournage a pris en s’installant à Kharkiv, l’installation des bureaux de Phenomen Film à Londres a également été synonyme du choix d’un format de diffusion aussi hors-norme que ne l’a été la réalisation du film. Khrzhanovsky ne pouvait bien entendu se contenter des les salles obscures habituelles pour projeter la myriade d’objets filmiques qu’il était en train de créer. Il fallait un dispositif à la hauteur de la démesure du projet. C’est ainsi que notre événement parisien est né, devant initialement rassembler des frères berlinois et londonien, formant un triptyque « Freiheit, Liberté, Brotherhood » selon les mots du réalisateur. DAU Freiheit, la version berlinoise donc, devait ouvrir le bal de la présentation internationale du film, mais, démesure toujours, le projet de Khrzhanovsky d’y reconstituer une partie du mur de Berlin a entre autres finalement poussé les autorités allemandes à annuler l’événement.

Le projet parisien n’a pas été exempté de démesure : le réalisateur avait pour objectif de construire une passerelle reliant le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet. Le projet d’aménagement a avorté, suite au refus compréhensible des autorités publiques. Ce qu’il en reste n’en est pas moins impressionnant : deux théâtres ouverts non-stop pendant trois semaines. Pour y entrer, il faut réserver un visa d’une durée de 6 heures, 24 heures ou la totalité du temps d’exploitation, pour des prix allant de 20 à 150 euros, puis laisser son téléphone à l’entrée pour à son tour pénétrer dans l’univers de DAU. Cet univers se compose de ce qu’on appellera un « dispositif immersif » s’étalant dans les deux théâtres, composé à partir des décors de Kharkiv et qui veut créer un cadre esthétique proche du soviétisme, nécessaire au visionnage des films qui sont diffusés en continu dans diverses salles de projection, et dont les rushs sont consultables également. Pour les visas autres que celui de 6 heures, un questionnaire personnel doit être rempli par le visiteur, censé ensuite aiguiller son expérience dans DAU. Au Centre Pompidou, un espace est alloué à la reconstitution d’un appartement partagé et d’un laboratoire où les scientifiques poursuivent leur recherche durant les trois semaines de présentation, que les spectateurs peuvent épier au travers de miroirs sans tain.

Avant d’aborder ce qu’a pu être une expérience de spectateur dans DAU, au vu de la sensibilité du sujet que nous abordons ici, il est nécessaire de préciser que la tentative d’analyse esthétique et politique de cette œuvre et de sa production n’est en aucun cas une manière d’occulter ou de justifier les potentiels délits et manquements commis lors de la production de l’œuvre. Une fois ce récit fait, les lignes qui suivront auront pour objectif d’étudier ce qu’on peut retirer de cet événement aujourd’hui et ce qu’il dit de l’état actuel des politiques culturelles en France.

Qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur de ces deux théâtres ?

En faire un panorama objectif serait complexe, si ce n’est mensonger, tant l’objet en lui-même est vaste, en constant changement et composé d’une multitude de micro-événements. Notre analyse se basera donc sur l’expérience de son rédacteur, qui a visité DAU dans la nuit du 16 au 17 février, dont le récit ne pourra être que parcellaire dans le sens où l’objectivité ne saurait que prouver ses limites dans ce genre d’expérience.

En arrivant devant le « Visa Center » de DAU pour assister à son avant-dernière nuit, du 16 au 17 février, on pouvait avoir de quoi y aller à reculons, du moins sans grande excitation si ce n’est de pouvoir se faire son propre avis sur cet objet étrange. En plus des différentes polémiques que nous venons d’aborder, la première dizaine de jours d’ouverture avait été un échec industriel relativement honteux. Après une ouverture retardée de plusieurs jours par manque d’autorisation de la préfecture, une fois accessible, l’événement n’était pas du tout prêt, et même uniquement accessible à moitié car seul le Théâtre de la Ville était alors ouvert au public. A l’intérieur, couacs organisationnels s’entremêlaient aux problèmes dans la diffusion des films dont les doublages peinaient à fonctionner. Rien de bien surprenant donc à ce qu’une fois arrivé au fameux poste frontière entre Paris et DAU, installation en pavé droit vitré au milieu de la place du Châtelet remplie d’employés s’affairant sur leur ordinateur, on mette une demi-heure à nous fournir un visa qu’on avait pourtant réservé sur Internet au préalable. Bureaucratie soviétique, dira-t-on. Après ces longues minutes passées à côté d’un groupe de jeunes branchés trépignant d’impatience et outrés qu’on les fasse attendre, on finit par nous donner notre carte, une petite enveloppe kraft, et on nous conseille de commencer par le Théâtre de la Ville. Dans l’enveloppe, un prospectus présentant DAU et une carte rouge sur noir d’un côté et noir sur rouge de l’autre, chaque face proposant un plan énigmatique d’un des deux théâtres aux allures de schéma cabalistique.

Carte de DAU dans Théâtre de la Ville et dans Théâtre du Châtelet

On entre donc dans le Théâtre de la ville, dont la façade arbore divers écrans affichant des visages filmés d’inconnus en noir et blanc. À l’intérieur, on laisse notre téléphone dans un petit casier et une fois un dernier contrôle passé, nous y voici. Difficile de comprendre ce qu’il faut faire, dans ce grand hall sur plusieurs étages. Une musique électronique se fait entendre en fond sonore, se mêlant avec le bruit des dizaines de convives. Devant nous, une grande réserve derrière des barrières, avec des boîtes de conserve et autres denrées et matériels sur des étagères en métal. Une femme semble inspecter les étagères, sans plus. On monte et on arrive au bar du bâtiment qui accueille beaucoup de monde. Les gens boivent et mangent des plats russes dans des tasses et assiettes en fer, assis ou debout, discutant. Sur les différents niveaux où s’étend cet espace, plusieurs personnes bien habillées scrutent la scène, immobiles. Ce sont des mannequins en silicone hyper réalistes, qui, nous l’apprendront, représentent les acteurs des films. Leur quiétude au milieu du brouhaha et de l’agitation et leurs habits surannés créent immédiatement une atmosphère étrange, un décalage entre des corps bruyants et excités et d’autres, ancrés et calmes, d’une sérénité perturbante. Ils sont chez eux, après tout.

Les gens s’agglutinent devant le bar pour être servis, les employés en combinaison courent partout. On ne sait pas bien où on commande, où on paye. Tout ça semble compliqué, on est encore un peu renfrogné avec en tête l’idée qu’on ne restera pas longtemps alors autant aller faire autre chose. En passant une porte menant vers «Body/Corps», on se retrouve dans une cage d’escaliers aux murs en béton nus, un peu plus calme que le reste des halls par lesquels nous venons de passer. Après quelques dizaines de marches grimpées, un agent de sécurité planté au milieu de la cage d’escalier nous invite à entrer dans la partie nommée « Communisme ». Il s’agit d’une succession d’une cuisine-salle à manger et d’une succession de petits appartements, qu’on soupçonne avoir pris place dans les habituels bureaux du Théâtre de la Ville. Ce lieu de vie est composé de mobilier qu’on suppose daté de l’époque soviétique. La table de la salle à manger est couverte d’un repas froid qu’on n’a pas débarrassé, des gens ont mangé ici il n’y a pas longtemps. Quelques visiteurs regardent ou discutent dans les salles. Une des chambres est fermée, ses rideaux tirés et en passant à côté on aperçoit juste quelqu’un remettre son pantalon en se relevant du lit… En restant un instant dans une des chambres, on peut se demander en effet à quoi bon tout ça. On voit certes un petit décalage féerique à regarder le Paris virevoltant des samedis soirs depuis la fenêtre d’une chambre soviétique des années 50, mais à part ça ? En prenant le temps de rester dans cette pièce, comme si on attendait que quelque chose se passe, on se rend compte que tout nous est accessible. Les tiroirs s’ouvrent et sont remplis, les flacons de parfums expulsent une odeur clairement d’une autre décennie mais dont on peut s’asperger si on veut. Sur un bureau, quelques papiers administratifs, un carnet et un encrier et sa plume. On se prend petit à petit au jeu de n’avoir aucune consigne, et prenant une feuille vierge qui traîne on se met à y écrire, ce que nous ressentons de cette soirée en l’occurrence. Il y a quelque chose de grisant, et on se rend compte au fur et à mesure des personnes qui passent qu’on est petit à petit en train de rentrer nous aussi dans cet univers, on prend plaisir à ce que les gens ne sachent pas vraiment ce qu’on est en train de faire.

On va ensuite jeter un œil au dernier étage, réaménagé en salle de projection. À notre arrivée, une employée nous demande quelle langue nous parlons et nous donne un téléphone avec des écouteurs. Nous nous installons alors discrètement pour regarder le film qui est projeté. Dans nos oreilles, la traduction se fait à la russe : par une seule personne, traduisant les phrases sans volonté de synchronisation et toujours sur le même ton monotone, afin d’uniquement transmettre le sens et de laisser place aux sonorités de la version originale. À l’image, on assiste à un grand banquet en l’honneur d’un des participants qui vient de recevoir une médaille. Rien ne presse, le rythme est celui des conversations, mais l’ensemble est intriguant. Les scènes se succèdent et nous font suivre un des convives dans la presque intimité de son appartement partagé, puis soudainement ce dernier se retrouve interrogé par des agents du KGB, sans qu’on sache bien sur quoi. L’envie ne manque pas de continuer à regarder le film, mais il reste beaucoup de choses à voir et l’heure tourne. Se promener à nouveau dans DAU prend à présent une allure différente.

On garde en nous un peu de la temporalité si particulière du film et on se surprend à en recroiser les acteurs dans les couloirs du bâtiment, soit en chair et en os, soit en silicone. En retournant au bar, on se rend compte d’un autre facteur perturbant de cette grande machine : à chaque fois qu’on va faire quelque chose et qu’on revient à un endroit par lequel on est passé, même moins d’une heure plus tard, l’entièreté de l’équipe de l’endroit a changé. Au bar on retrouve d’autres visiteurs croisés plusieurs fois déjà, avec qui on fait un petit débrief ne concluant que sur le fait qu’on ne comprend rien au fonctionnement de ce lieu. Les serveurs semblent être dans un état alternant entre l’extrême fatigue et l’excitation jouissive. L’un d’entre eux se moque gratuitement et étrangement de notre voisin, tandis que nous repartons avec deux doses de vodka pour le prix d’une, soit.

L’errance reprend. On se rend compte que la dame qui inspectait les stocks à l’entrée est en fait elle aussi un mannequin, puis on descend plus profondément pour accéder à la salle de visionnage des rushs. On nous donne un numéro et on se perd dans une forêt de cabines brillantes jusqu’à trouver la nôtre, où l’on reste plus d’une heure à piocher parmi les 700 heures de rush du tournage. Un dernier tour, en passant par « Gods/Dieux », la grande salle de spectacle du Théâtre de la Ville complètement dénudée de son confort habituel n’offrant qu’un grand édifice de pierre aux allures de temple archaïque, où la scène n’a pas de plateau mais un miroir incliné nous permettant de voir à l’envers une grande salle servant de coulisses et d’entrepôts à costumes à l’équipe de l’événement, qui semblent préparer quelque chose. En continuant, on croise une petite porte dans un couloir restreint. Rien n’incite à l’ouvrir mais elle n’est pas fermée et nous fait arriver dans une salle remplie de mannequins dans diverses mises en scène. Dans la même salle, une autre porte, qui mène sur un atelier où sont assemblés les mannequins. De la lumière, mais personne. Si la présence de ces clones inanimés ultra réalistes est déjà pesante, le fait qu’un d’entre eux bouge les yeux vers nous à notre arrivée dans la salle ne détend pas l’atmosphère, ni même le fait de voir une multitude de ses semblables à moitié démembrés autour de lui. Tandis que le mannequin continue à bouger les yeux grâce à un système mécanique, on se demande si cet atelier est un véritable lieu de travail pour l’équipe où il est normal de ne croiser personne à 4 heures du matin, ou si c’est une autre mise en scène tordue. Impossible de savoir.

Mannequins dans « Gods », initialement grande salle du Théâtre de la Ville. ©Hyle1905

Les heures qui suivront se dérouleront au Théâtre du Châtelet, devant lequel on voit Khrzhanovsky arriver aux alentours de 5 heures du matin avec une cohorte de suivants et où l’on croisera une amie travaillant sur l’événement avec laquelle on flânera dans les couloirs aussi anxiogène que festifs à cette heure-là où les seules activités encore disponibles tournent autour des deux bars du bâtiment. « On prend ça comme une grande teuf », nous dit-elle. On verra en effet comment les employés eux-même s’amusent et tordent le fonctionnement du lieu selon leur bon vouloir, jouant au chat et à la souris avec leurs responsables russes. « Orgazm », le bar donnant sur la terrasse du Châtelet, accueille une dernière fête où se regroupent les derniers survivants de la soirée. On y trouve les visiteurs qu’on a déjà croisés, Khrzhanovsky et ses assistantes le suivant à la trace avec un téléphone caché dans un livre ancien, les acteurs des films, etc..

En parlant avec un des acteurs, scientifique russe vivant en France, ce dernier nous dit que la mauvaise couverture de l’événement est surtout due à une russophobie ambiante en Occident, que tous les participants s’amusaient avec le dispositif et allaient selon leur bon vouloir s’y montrer en faisant des choses extrêmes pour le plaisir les voir filmées. La majorité des personnes restantes se trouvent être des employés, dont on ne sait pas vraiment s’ils sont en service ou pas, mais qui restent pour faire la fête jusqu’à un magnifique lever de soleil sur Paris et le Théâtre de la Ville, qui nous fait nous dire qu’on a bien fait de venir rien que pour ce spectacle. Après une dernière gorgée de kvass, on terminera cette nuit singulière en regardant un dernier bout de film (Anatoli Vassiliev et Theodor Currentzis discutant inlassablement de la place de Dieu dans la vie avec un employé nettoyant une vitre derrière eux et attirant bien sûr toute l’attention des caméras) dans une salle qu’on a rejointe en se repérant grâce au mystérieux plan reçu à l’entrée, et qu’on arrive désormais à lire.

Couloir du Théâtre du Châtelet, correspondant à la zone “Orgazm”. ©Martin Mendiharat

Que retenir de DAU à Paris ?

DAU a fermé ses portes parisiennes il y a deux mois, laissant un sentiment plus que mitigé après son passage. Pour beaucoup, tout cela n’était qu’une vaste arnaque. Il serait complexe de leur donner complètement tort. Les multiples problèmes de l’ouverture de l’événement impliquent en effet que le contrat n’a pas été respecté pour de nombreux spectateurs. Ensuite, le vaste spectre recouvert par la communication offensive de l’événement voulant correspondre à la protéiformité de l’expérience proposée a créé une multiplicité de natures d’attente chez les divers visiteurs. Des natures d’attentes qui, si elles restaient cloisonnées individuellement, pouvaient en effet aisément mener à une expérience décevante. Les personnes venues faire la fête ne pouvaient que se demander ce qu’elles faisaient dans ces endroits où erraient des visiteurs sans vraiment savoir ce qu’ils faisaient, et où les lieux visiblement spécifiquement dédiés aux festivités nocturnes n’étaient que les deux bars du Théâtre du Châtelet. Les quelques événements musicaux semblaient aussi ponctuels que confidentiels, expérience en rupture avec l’immédiateté souhaitée et proposée dans les mondes de la nuit. Celles et ceux venant participer à une expérience de théâtre immersif (terme de plus en plus à la mode pour qualifier des expériences spectaculaires dans des espaces où spectateurs se mêlent aux acteurs/performeurs, dans un secteur de marché se plaçant souvent entre l’escape game et le théâtre de divertissement privé) se sentent également vite délaissés par l’aléatoire du rythme de vie des performeurs vivant dans l’installation et surtout par le fait précis qu’ils y vivent plus qu’ils ne s’y montrent, et ne cherchent donc logiquement aucune une forme d’inclusivité du spectateur dans ce qu’ils font (d’autant que la majorité sont russophones, ce qui n’aide pas les visiteurs qui ne le sont pas). Les goûts divergent, mais on peut comprendre les limites de l’expérience à uniquement entrevoir la vie de ces inconnus.

Pour les visiteurs venant découvrir une exposition, certes le lieu propose une esthétique travaillée et générant une atmosphère d’étrangeté palpable entre ses reconstitutions soviétiques, son bar à l’esthétique porno et autres espaces plus psychédéliques, les couloirs et escaliers aux murs nus où ne figurent que les inscriptions aux allures mystiques servant de cartographie dans DAU et surtout les mannequins hyper-réalistes des personnages des films disséminés partout dans l’installation se confondant avec d’autres visiteurs ou les vraies personnes figurant dans le film se promenant également. Mais l’on peut également entrevoir les limites de ce seul aspect qui peut vite se montrer artificiel et n’approfondissant guère plus que cette dite étrangeté suscitée. Les quelques œuvres soviétiques prêtées par le Centre Pompidou dispersées dans l’installation ont également en soi leur intérêt mais pourraient surtout avoir l’air de faire-valoir et de caution artistique conventionnelle de l’ensemble. Les cinéphiles venant pour découvrir les films pourraient être les seuls dont l’attente serait comblée, tant l’ensemble tient précisément autour des films, mais les partis-pris de communication de l’équipe de production ont fini par en faire oublier l’importance centrale.

La marque de fabrique autoattribuée de DAU, à savoir son aspect indéfinissable et piochant à son gré dans son image extérieure dans tous les pans du mot « Culture », aura ainsi pu être une balle dans le pied que s’est tirée l’œuvre, et peut-être même dans le pied des spectateurs. En effet, en entretenant le flou de son contenu, cette posture a eu le mérite d’attirer une multiplicité de spectateurs (ce qui, en soi, pourrait être louable), tout en ayant une posture de désengagement total concernant ce qu’il se passe une fois le billet pris. Que ce soit du côté de l’artiste, soit, il peut présenter son œuvre et laisser pleine liberté de réception, au demeurant ce schéma est plus enviable que l’inverse. Mais ce qui est notable ici, c’est que cette posture s’étend à l’ensemble des niveaux de production de ce qu’a pu être DAU Paris, comme le souligne Mouvement sur le sujet : « Quand on prend un ticket pour un safari, on ne vient pas se plaindre parce qu’on n’a pas vu un éléphant ! »1, argue Ruth Mackenzie, directrice du Théâtre du Châtelet, à propos du mécontentement des spectateurs ayant pris leur billet pour assister à la première semaine de l’événement qui n’était alors pas du tout prêt et qui ont payé le même prix que ceux qui l’ont vu abouti, c’est-à-dire au moins deux fois plus grand et à peu près en état de marche.

Recto de la carte de DAU

Pour en revenir à la notion d’attente, il est ainsi intéressant de relever que DAU se présente comme une œuvre qui déçoit quasi systématiquement toute attente. Il semblerait que pour l’apprécier, il faille y entrer sans rien n’y chercher de particulier, et accepter d’y errer, si possible plusieurs heures, pour aller à la rencontre de l’œuvre à sa manière et y vivre sa propre expérience. Le fait de commencer cette exploration seul semble également important, afin de ne pas avoir d’attente mutuelle, de précipitation dans l’errance par peur de l’ennui de l’autre. Il s’agit d’expérimenter une rupture avec les rapports habituels et arbitrairement construits par la société occidentale contemporaine au temps, à la rencontre, et peut-être même à la consommation culturelle. On se promène dans cette gigantesque installation, on y mange, on y boit, certains y dorment même. Le rapport au film est similaire : ces derniers étant diffusés en continu et se basant sur un rythme très lent, on peut pleinement arriver en plein milieu d’une projection, s’installer et s’accrocher aux wagons. On sent qu’à l’instar d’avec les acteurs de son tournage, Khrzhanovsky veut nous pousser à adopter une forme de quotidienneté dans son installation, et qu’une fois cette normalisation avec l’anormal qu’il propose faite, là commence la véritable expérience. Si DAU a pu être quelque chose, c’est la proposition d’une uchronie, c’est-à-dire d’un temps autre. La première violence faite est celle du téléphone portable, enfermé dans un casier avant de nous permettre de rentrer dans les deux bâtiments, nous coupant de cette porte constante sur le numérique, sur les images de ce qu’il se passe ailleurs et sur le temps qui passe. L’amputation de cet appendice aujourd’hui indispensable, aussi simple cette opération soit-elle, est déjà un premier pas vers l’exercice d’un autre rapport au présent.

Ainsi le procès fait à l’œuvre de proposer une fétichisation de l’URSS par une tentative de fausse immersion dans ce qu’elle a pu être ne semble pas être une accusation très juste. Certes, la toile de fond est celle de l’URSS, mais c’est avant tout celle de la vie de Landau. On y trouve des espaces de vie composés de mobiliers russes qu’on suppose de la période que couvre l’œuvre filmique (1938-1968), mais il s’agit principalement de meubles, équipements et autres vaisselles usuels plutôt que d’une imagerie à la gloire du soviétisme, comme celle présentée dans l’exposition Rouge actuellement au Grand Palais (dont le merchandising, en revanche, ne manque pas de surfer sur l’esthétique soviétique). De même, à la vue de ce qui a été déployé comme réelle reconstitution de l’atmosphère stalinienne oppressive lors du tournage des films, il est clair que le but ne semble pas de proposer un voyage dans le temps au spectateur. Enfin, il est surtout important de noter qu’une importante partie des lieux n’a pas de lien esthétique avec cette période historique, notamment dans le Théâtre du Châtelet.

« Devant le cercueil du chef », tableau d’Isaac Brodsky, exposition « Rouge », au Grand Palais du 20.03 au 01.07

Ce facteur de l’uchronie, et le décentrement qu’il tente d’opérer chez les personnes y pénétrant, semble également être ce qui fait la force des films. On peut certes y voir un aspect de télé-réalité par son dispositif d’enfermement et d’observation, mais la méthode de prise d’image et le rapport qu’exercent les personnes filmées au fait de l’être semblent développer un tout autre schéma, qui s’entremêle avec le documentaire, la captation vidéo de performance et la fiction, qui de fait reste le genre le moins convoqué dans ces films bien qu’il semble en être l’apanage principal, du fait que les acteurs « jouent » des personnages, Lev Landau et ses contemporains et collègues. Le fait qu’ils n’aient rien à « jouer » de particulier en rapport avec les possibles personnalités des personnages qu’ils incarnent, et que cela ne définisse que leur place dans l’organigramme de la micro-société recréée et le nom par lequel on doit les appeler, met en tension la notion de « rôle » , d’autant plus dans une œuvre tournant autour du biopic, ne faisant correspondre ce terme qu’à son strict minimum usuel : une fonction dans un ensemble.

La superposition de cette apparence de fiction avec la nature réelle de ce qui est filmé, à savoir des discussions ou interactions plus ou moins spontanées entre les participants au projet, du moins induites de leur propre chef, génère un effet d’étrangeté fascinant. La photographie dirigée par Jürgens, produisant une qualité d’image plus proche d’un film d’auteur que d’un programme de TF1, contribue bien entendu à cette étrangeté. Les femmes et les hommes filmés jouent évidemment un grand rôle dans la singularité des films. Le dispositif du tournage leur permet d’avoir un rapport particulier à la caméra, de « jouer » au sens ludique du terme avec elle. Ils savent que les cameramen pourront surgir à tout moment dans leur quotidien, le feront de manière visible comme dans un tournage de fiction habituelle, et quand cela a bel et bien lieu, ils savent que chacun de leurs faits et gestes pourront être gardés pour l’œuvre et ont la liberté de s’amuser avec. Ils se mettent en scène eux-mêmes, ayant toujours la liberté d’interrompre la prise d’image s’ils le souhaitent. En immergeant ces acteurs non professionnels pendant un temps très long dans un quotidien uchronique, Khrzhanovsky pousse ses films dans le seuil indicible entre ce qu’on qualifie de « réel » et ce qu’on qualifie de « fiction », brouillant profondément la frontière que l’on pourrait établir entre les deux termes, allant même jusqu’à partiellement détruire cette dichotomie. Le terme de « fiction » s’émancipe ici de son boulet cloisonnant d’être rapproché du « faux », et se réaffirme ici plus que jamais comme un agencement d’éléments pour faire tenir une réalité.

DAU nous donne à voir certes des moments intenses et forts, comme des scènes d’interrogatoire, d’intimité privée ou de sexe (consenties donc, côtoyant en les dépassant allègrement les limites du porno, bien que nous ne connaissions pas le cadre de ce consentement), ressuscitant une des premières thématiques historiques et polémiques du cinéma voyeuriste, mais sublime surtout, par la large importance qu’ont ce type de scène, la discussion et l’exercice de production de pensée qui en découlent. En effet, il y a toujours de grandes chances qu’en fouillant dans les heures de rush mises à disposition, on tombe sur une discussion interminable entre deux (ou plus) protagonistes, sur des sujets aussi variés qu’ils peuvent être banals. Ces importances de la discussion et des temporalités longues se retrouvent déjà culturellement dans le cinéma russe, et elles sont maniées ici avec une radicalité débordant de nombreux cadres, dont celui de la durée même du film avec son début et sa fin, dont le système de diffusion en continu tend à faire éclater la suprématie.

Ce qui désarçonne à juste titre le spectateur occidental habitué à la poétique aristotélicienne comme registre de réception, qu’on entendra ici comme proéminence de l’identification des rôles et de la compréhension intellectuelle de l’action, c’est le fait qu’il est impossible de saisir l’ensemble de ce que peut être DAU. Non pas dans le sens que l’œuvre est si profonde que personne n’est apte à comprendre l’étendue d’un hypothétique travail virtuose de Khrzhanovsky, mais que DAU est une entreprise s’approchant de la micro-société à laquelle on est invités à venir se frotter, à entrer en contact, et si l’on en a envie, essayer d’entrer dans la danse. Toute « l’expérience » dont parle le cinéaste russe à propos de ce que vit le spectateur tient du rapport que ce dernier entretient avec l’entreprise gigantesque qu’il va rencontrer. Rencontre sur laquelle Khrzhanovsky essaie d’avoir une main à l’image de son rôle dans le tournage, composé de tentatives d’inclination, d’une autodescription de l’œuvre en cours comme étant une expérience sociale à la fois universelle, subjective et relativiste, et surtout de la conjonction entre les fantasmes qu’il projette et leur matérialisation concrète (cf l’abandon des « Dauphone » censés proposer un parcours personnalisé au spectateur dans son aventure, des « auditeurs actifs » souvent un peu perdus face à ce qu’ils doivent faire, le projet avorté de passerelle entre les deux théâtres). Des rendus bancals qu’on pourrait qualifier d’échecs, mais dont le geste de tentative et de démesure contribue tout autant à la dramaturgie de l’expérience proposée. Cette rencontre va donc de pair avec le fait qu’il est impossible de saisir le fonctionnement de cette entreprise qui se présente à nous, si tant estu qu’elle repose sur un fonctionnement cohérent. L’événement public de DAU n’est en effet que la partie émergée d’un iceberg qui se veut aussi fantasmé (toujours) qu’opaque.

En parallèle de l’entreprise de réalisation cinématographique en cours depuis 2008, DAU développe aussi un vaste réseau de rencontres et de conférences privées à travers l’Europe. Sur le même modèle que le recrutement des acteurs des films, il s’agit d’experts et de praticiens de tous horizons, de toutes nationalités, de toutes spécialités, de toutes orientations politiques. Ilya Permyakov (lui-même auteur d’une thèse sur la notion de « vérité vacillante » chez Heidegger et Celan) décrit DAU non pas comme une secte, mais comme une « cryptocommunauté », « comme pouvaient l’être l’Académie de Platon ou la cour de Rodolphe II ». Les rencontres qui ont lieu dans ce contexte sont organisées avec une rigueur précise portée à leur confidentialité et à l’anonymat de leurs participants, suivant le modèle de la Chatham House, règle anglo-saxonne permettant la création de dispositif de discussion libre et sécurisée pour les participants stipulant : « Quand une réunion, ou l’une de ses parties, se déroule sous la règle du chatham house, les participants sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité, ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations, de même qu’ils ne doivent pas révéler l’identité des autres participants. »

Ces séminaires sont menés dans des lieux prestigieux, comme en Angleterre à la Chambre des Communes, la Royal Society ou encore les universités de Cambridge et Oxford, et réunissent des participants aussi prestigieux que polémiques sur des thèmes tout aussi sulfureux comme l’extrémisme ou la balance entre démocratie et sécurité. L’enquête du Monde indique ainsi qu’on y trouve : « d’anciens chefs d’État (Leonid Kravtchouk, président ukrainien de 1990 à 1994), des diplomates (Andreas Meyer-Landrut, deux fois ambassadeur de la RFA en URSS), des militaires de haut rang (le colonel Jack Pryor, qui dirigea la lutte contre le narcotrafic en Amérique du Sud pour l’US Army), d’ex-terroristes (le Britannique Adam Deen, djihadiste repenti), une foule d’avocats, d’universitaires, d’experts… Mais aussi plusieurs personnages de DAU, dont Vladimir Azhippo. »

Khrzhanovsky semble ainsi vouloir prolonger l’uchronie installée à Kharkiv qui permit ces moments d’intensité qui composent les films, en continuant à créer des cadres et dispositifs permettant des rencontres et échanges hors-normes qui ne pourraient avoir lieu « en temps normal ». On sait que les scientifiques du tournage ont continué leur travail de recherche à Kharkiv, ainsi qu’au Centre Pompidou, ce qui aurait donné lieu à des publications, mais il est impossible de connaître le contenu ou le sérieux scientifique des échanges de ces séminaires secrets. On pourrait postuler que leurs conclusions ne sont pas ce qui intéresse Khrzhanovsky, mais la tenue même des échanges qui y mènent.

On touche ici au cœur de la complexité publique de DAU, et peut-être à l’essence même de ce qui compose l’œuvre : un relativisme profond et constant. Tout y a sa place, des metteurs en scène internationaux aux néo-nazis moscovites, des physiciens de toute l’Europe aux chamans d’Asie centrale, des anciens agents du KGB à un ancien officier du Shin Bet, en passant par les services de renseignement israéliens. Un tel melting pot se réunissant autour d’une œuvre d’un artiste russe avec l’URSS en toile de fond ne pouvait qu’annoncer des scandales éthiques et politiques. Pour un public occidental, la posture d’un artiste convoquant tant de facteurs politiques dans une vaste expérience où la morale et l’image publique sont au cœur même des éléments poussés à l’extrême par les différents dispositifs pose évidemment de nombreuses questions sur la responsabilité individuelle et publique d’un artiste vis-à-vis de son œuvre. De vastes questionnements éthiques, philosophiques et artistiques qu’il ne s’agira pas de résoudre ici, mais dont nous pouvons isoler une des composantes : à qui appartient la responsabilité politique d’une œuvre ?

Agent de sécurité regardant par la fenêtre du bar « Orgy », 8 heures du matin. ©Anna Thausing

Certes, Khrzhanovsky et Phenomen Films sont à l’origine de l’ensemble de l’entreprise dont nous parlons ici et ils en sont moralement responsables. Cependant, cela engage irrémédiablement une liberté artistique dans leur processus de travail, pour laquelle signent les personnes qui y prennent part. Ces méthodes peuvent être moralement condamnables, et si abus il y a, doivent être portées devant la justice. Mais en ce qui concerne l’exploitation parisienne de DAU, des acteurs non négligeables entrent en compte et sont ceux qui permettent ou non à l’événement d’avoir lieu, à savoir les institutions publiques qui l’accueillent et/ou le soutiennent. C’est ainsi que des questions se posent sur la responsabilité de ces institutions, et plus précisément sur comment leur parrainage a pu être obtenu. En effet, pour ce qui est de Berlin, l’annulation de la tenue de DAU dans la capitale allemande a certes eu lieu suite au scandale du projet de reconstituer une partie du mur de Berlin, mais surtout du côté des pouvoirs publics en raison de l’opacité financière et administrative de l’événement. A Paris, l’organisation ne s’est pas plus éclaircie, mais a tout de même été autorisée et encouragée par la Mairie de Paris et son adjoint à la culture Christophe Girard. Cela pose de sérieuses questions sur le fonctionnement de la Mairie de Paris quant aux projets culturels qu’elle soutient et fait accueillir, et à la vigilance qu’elle peut avoir quant à leur réalisation. Des employés de l’événement parisien n’ont par exemple toujours pas été payés à la mi-mars, soit un mois après la fin de l’événement. Si le fait que le Centre Pompidou soit entré dans le projet par l’intermédiaire de Caroline Bourgeois, conseillère de la Fondation Pinault, montre que la réalisation du projet parisien est principalement le fruit d’un vaste travail de réseau – soit, les affinités électives propres aux milieux professionnels artistiques rendent irrémédiable ce ressort de production –, ce fonctionnement aurait pu avoir des conséquences bien plus graves que de soulever une énième fois les accointances de salon entre l’industrie culturelle privée et les restes malmenés, floués et complices des services publics de la Culture parisiens.

Christophe GIRARD, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture. ©Yann Caradec

On sait en effet que l’ouverture initiale de DAU a été interdite par la Préfecture de Paris suite à une inspection d’hygiène et de sécurité. La situation bloque quelques jours pour finalement aboutir à l’obtention de cette autorisation et l’ouverture publique de l’événement. Le temps de mettre l’installation aux normes ? Visiblement pas selon un employé de l’agence de sécurité chargée de couvrir l’événement, qui soulignait entre autres l’absence visible par tous d’extincteurs dans l’ensemble des espaces ouverts au public ainsi qu’un départ de feu qui mis du temps à être maîtrisé devant l’un des théâtres suite à une cigarette jetée d’un balcon. On peut donc aisément conclure que ces jours de délai ont plus servi à passer des coups de téléphone qu’à trouver où placer les sécurités anti-incendie dans les bâtiments. La question se pose alors de savoir qui a permis qu’au final l’autorité préfectorale autorise la tenue d’un événement ne respectant pas les normes essentielles de sécurité.

Dépassant DAU, les conditions de réalisation de cet événement sont un synonyme assez inquiétant de l’état des politiques culturelles publiques de la capitale qui tendraient plus à se laisser séduire aveuglément par les jeux d’influence propres au marché de l’art qu’à la rigueur quant au bon déroulement, au sérieux et à la qualité des projets qu’ils soutiennent. DAU est significatif de ces événements culturels privés autorisés à prendre place dans des institutions publiques et à y faire ce qu’ils y veulent, jusqu’à piétiner la législation française pendant que leurs tutelles regardent ailleurs. Cette mise à disposition des infrastructures publiques, devant initialement servir avant tout le bien commun, aux événements privés, qui de fait n’ont pour objectif que de satisfaire leurs propres envies, pose déjà un problème politique. Mais n’y accorder aucune vigilance et y laisser s’y pratiquer diverses entorses au droit du travail et à la sécurité publique, alors que le rôle même de ces tutelles publiques est de pouvoir faire pression pour que ce genre de choses n’arrive pas est significatif d’un palier supplémentaire franchi dans le désengagement des pouvoirs publics dans la Culture au profit du bon vouloir des organismes privés en les laissant clairement n’avoir de comptes à rendre à personne. Une position que la Mairie de Paris semble adopter de plus en plus, tombant volontairement ou non dans le piège des fondations privées de milliardaires se voulant philanthropes.

DAU aura ainsi été, et est toujours, un projet-fantasme : celui de l’artiste n’ayant aucune limite de moyen. Cherchant toujours à dépasser les cadres qu’il s’installe lui-même, il prend la forme d’un vaste caprice aussi insupportable qu’intriguant. Scandaleux, il révèle les caractéristiques d’un présent culturel et politique. Un présent où la communauté commence enfin à ne plus tolérer que l’art se permette tous les vices et toutes les perversions intimes pour s’accomplir, une révolution ayant encore du mal à s’enflammer dans tous les domaines comme on peut le voir dans celui de la danse avec les scandales touchant Jan Fabre2 et d’autres chorégraphes sous le thème explicite « Pas de sexe, pas de solo ». Un présent en soif d’autres temporalités où les facteurs de rendement, de connexion et de maîtrise sur ce qui se passe sont mis de côté pour permettre à d’autres choses de surgir. Un présent aux allures nihilistes aussi, où parfois plus rien n’a grande importance. Un présent crépusculaire où les acteurs politiques hagards ne savent répondre aux nécessités de leurs responsabilités au cœur du combat constant entre l’argent privé et le bien commun. Et enfin, surtout, un présent aux individus en quête d’autres réalités et d’autres fictions.

1. CORLIN, Thomas, « DAU, la grande esbroufe », in Mouvement, n°100, avril-mai 2019

2. POIRÉ, Léa, JEAN-CALMETTES, Aïnhoa, DE LOGIVIÈRE, Jean-Roch, « Harcèlement dans la danse » in Mouvement n°100, mars-avril 2019

Vice : une satire de la politique américaine de l’ère Bush

Vice / DR

Le film Vice est rentré bredouille de la course aux Oscars 2019 où il faisait pourtant figure de favori. L’Académie a préféré nominer le consensuel et rassembleur Green Book plutôt que le brûlot politique d’Adam McKay. Vice a pourtant l’intérêt de démontrer en 134 minutes le triste bilan de la politique étrangère américaine de ces vingt dernières années, tout en décrivant une démocratie US à bout de souffle minée par la corruption. Un pamphlet satirique incroyablement malin, minutieusement documenté, aux résonances troublantes avec l’actualité.


Le portrait d’un inglorious bastard

Vice est présenté (partiellement) à tort comme une biographie de Dick Cheney. Dick Cheney officiait au sein de l’administration de George W. Bush comme vice-président des États-Unis, de 2001 à 2009. Le film est en réalité une parodie de biopic, qui détourne les passages obligés du genre et s’autorise quelques caricatures pour mieux appuyer sa thèse. Adam McKay dresse ici le portrait d’un loser, incapable de terminer ses études, pas loin de devenir sérieusement alcoolique, et qui va pourtant devenir/être/se montrer un des personnages les plus influents de l’histoire politique américaine récente. Un salopard que le réalisateur nous rend finalement attachant, un arriviste cynique que l’on ne peut s’empêcher de trouver fascinant, un génie du mal qu’on irait presque jusqu’à excuser. Vice reprend donc le parti pris qui faisait déjà la saveur de The Big Short (le précédent film d’Adam McKay) : suivre de manière ludique le parcours d’ordures débrouillardes dont le succès illustre la défaillance de tout un système. Le scénario refuse ainsi, à raison, d’adopter un point de vue moral sur la personne de Dick Cheney et s’intéresse, avant tout, à la chaîne d’irresponsabilités qui lui a permis d’acquérir une telle capacité de nuire.

Les jours glorieux de l’empire américain

 Vice nous raconte l’ascension fulgurante de Dick Cheney, qui profite de l’élection de Bush pour devenir un véritable chef d’État de l’ombre, en jouant sur le flou du cadre légal définissant la fonction de vice-président. Ce coup d’État légal, légitimité par de brillants juristes, lui permet alors de maîtriser en direct la force de frappe militaire américaine et de lancer ses grands projets.  Le 11-Septembre est l’opportunité rêvée pour mettre à exécution des plans dessinés à l’avance et lancer la « War on Terror » dont le monde entier subit encore les conséquences aujourd’hui. Un peu de propagande, un zeste de mauvaise foi, des mensonges assumés de l’ONU, quelques fidèles en Europe et le tour est joué. Dick Cheney envahit l’Irak, ouvre de juteux marchés aux entreprises amies, s’arroge les quasi pleins pouvoirs et crée des zones de non-droit comme Guantanamo pour réaliser ses basses œuvres. Le bilan fait froid dans le dos : des centaines de milliers de victimes, américaines, irakiennes, afghanes. Les conséquences géopolitiques sont catastrophiques : le droit international est bafoué, l’ONU décrédibilisée, des régions entières sont déstabilisées. La liste est longue et Vice n’a bien sûr pas le temps de présenter en détails la chaîne de toutes les causalités. Mais ce rappel salutaire permet d’arriver à une question : comment un homme et ses sbires ont pu aller aussi loin sans qu’aucun garde-fou n’ait fonctionné ?

Entre satire et propagande politique

Vice a un propos, des idées et des messages à faire passer. Le film dénonce amèrement la politique étrangère américaine, la faillite d’une démocratie minée par le pouvoir de l’argent, ainsi que le cynisme absolu des loups de Washington. Le réalisateur a, cependant, bien compris que le cinéma militant devait se faire séducteur pour réussir à intéresser au-delà des cercles de convaincus. The Big Short avait réussi le pari de vulgariser en quelques heures de film les mécanismes de la crise de 2008, la folie du capitalisme financiarisé dérégulé. Le film cadrait avec force l’absurdité du pouvoir accordé à quelques apprentis sorciers qui jouent au poker avec la vie de millions de gens et provoquent, par effets dominos, la ruine d’États entiers. Vice conserve le même style et le même panache pour dézinguer d’autres facettes de l’empire américain. Ainsi, le réalisateur s’amuse avec de nombreux gimmicks de mise en scène, comme par exemple une voix off ironique, des passages face caméra, des métaphores visuelles décalées, mais surtout des dialogues ciselés d’une efficacité comique redoutable. Le divertissement, indéniablement de qualité, permet d’accrocher le spectateur… Pour mieux lui raconter des choses qu’il n’avait pas forcément envie d’entendre !

Une démocratie américaine à bout de souffle

Adam McKay a bien conscience que la mémoire collective oublie vite et a souvent tendance à tout ramener à des questions de personnes. Vice essaie justement de nous rappeler que les mêmes causes structurelles produiront au contraire les mêmes effets. Le portrait de l’état de la démocratie américaine que dresse le film est sans appel. Il apparaît être un système politique pourri par les lobbies financiers, où l’argent domine et achète tout : dans les campagnes électorales, au Parlement, au Pentagone, à la Maison Blanche. Dans ce simulacre de démocratie, l’État de droit est vacillant face à une armée de diplômés d’Harvard grassement payés qui a le pouvoir de faire tomber en quelques mois les maigres contre-pouvoirs subsistants.

Vice est un pamphlet brillant contre une démocratie américaine à la dérive. Une satire méchante mais jamais cynique, qui tente de mobiliser des sympathisants (qu’on imagine plutôt du côté de Bernie Sanders et Alexandria OcasioCortez) avec humour tout en revendiquant fièrement son ambition pédagogique. De l’excellent cinéma politique !

 

Les Invisibles : mettre en lumière la cause des femmes sans-abri

Affiche du film Les Invisibles, @ApolloFilms / DR

Le sujet de la grande précarité et des sans-abri est peu évoqué au cinéma. Celui des femmes à la rue l’est encore moins. En effet, il apparaît difficile d’en faire à la fois un film réaliste et grand public. Le film Les Invisibles, qui connaît actuellement un large succès en salles, vient combler ce vide. Les Invisibles chronique le quotidien d’un centre d’accueil de jour dans une comédie dramatique très réussie, où des actrices confirmées côtoient des comédiennes non-professionnelles avec une expérience de la rue. Retour sur cette belle surprise et les enjeux qu’elle soulève.


La grande précarité, éternelle absente du cinéma populaire français

Le cinéma, comme la télévision, souffre de nombreux biais de représentation. Les CSP+ urbaines y sont légion tandis que les ouvriers et les employés y sont aussi absents qu’en politique. Il apparaît donc logiquement que le cinéma fait quasiment fi des personnes à la rue. De plus, même les décors cinématographiques sont généralement de grands appartements parisiens, comme une toile de fond tristement monocorde de chaque réalisation française. Ainsi, la grande pauvreté ne s’affiche que très rarement à l’écran et encore moins en tant que thématique principale d’un film populaire. On se souvient en vrac de No et Moi de Zabou, Une Époque formidable de Gérard Jugnot, Enfermés dehors de Dupontel ou encore de Le Grand Partage d’Alexandra Leclerc. Au-delà de cette liste non-exhaustive, le SDF n’apparaît qu’en toile de fond, en élément de décor plutôt qu’en véritable protagoniste, en figurant caricatural plutôt qu’en personnage à part entière. Les Invisibles souhaite remédier à cette absence de représentation, posant la question fondamentale de l’invisibilisation symbolique des personnes sans-abri qui se retrouvent effacées de la culture populaire et des images qu’elle véhicule. Un procédé qui fait écho à une autre forme d’invisibilisation cette fois-ci physique et concrète : le mobilier urbain anti-SDF et plus généralement l’ensemble des dispositifs techniques, logistiques et policiers qui visent à éloigner les grands précaires des centres-villes.

Donner directement la parole aux femmes à la rue

Louis-Julien Petit reprend avec Les Invisibles une méthodologie déjà testée dans son premier film Discount, qui dénonçait les conditions de travail dans la grande distribution et suivait la création d’une épicerie solidaire clandestine. Le réalisateur s’appuie sur une enquête sérieuse sur le terrain pour recueillir des témoignages, permettant d’amener de la précision factuelle, et de ne jamais en rester aux idées reçues sur son sujet. Le casting du film témoigne également de cette rigueur puisque  des acteurs professionnels côtoient des acteurs amateurs, dont le parcours fait directement écho aux personnages qu’ils incarnent. Un choix qui n’a rien d’un gadget et accorde au film toute sa légitimité, en donnant directement la parole aux premières concernées. Aux côtés d’Audrey Lamy, Noémie Llovsky et Corine Masiero (qui a elle-même été sans-abri), le casting s’ouvre ainsi à Simone (Veil), Brigitte (Macron), Marie-Josée (Nat), Mimi (Mathy) et de nombreuses autres femmes, ex sans-abri, qui apparaissent dans le film sous des noms d’emprunt. L’ambition n’est pas uniquement cinématographique. Ainsi, ce choix permet de mettre des visages sur ce qui reste trop souvent des données statistiques et la parole est donnée à des femmes qui n’ont jamais pu la prendre. L’acte est éminemment politique, et permet par ailleurs d’illustrer la diversité des parcours de vie, des caractères, des histoires, des réalités qui se cachent derrière l’appellation de “sans-abri”. Le film dessine alors une véritable fresque de la vie de ces femmes sans-abri, happant le spectateur dans un tourbillon d’émotions. Cependant, il ne tombe pas dans la caricature pathétique et le film alterne aussi les passages comiques, véritables rayons d’espoir dans la noirceur dépeinte du quotidien des femmes SDF.

Rendre hommage au travail social

Le titre “Les Invisibles” ne fait pas uniquement référence aux femmes sans-abri dont on suit le quotidien, mais également aux femmes, bénévoles ou salariées, qui les accompagnent. Ces dernières gèrent le centre d’accueil de jour, se battent pour sa survie, s’investissent corps et âmes auprès des personnes accueillies, et alternent entre moments d’espoir et de lassitude, volonté d’y croire et résignation. Louis-Julien Petit n’en reste pas à l’hommage lyrique à ces femmes engagées et entre très concrètement dans les problématiques auxquelles elles font face. On pourrait citer par exemple le cloisonnement des dispositifs administratifs, la rupture de l’accompagnement une fois la personne transférée dans un autre centre ou après son accès au logement classique, l’importance des contrats aidés remis en cause par le gouvernement, l’arrivée de logiques de management quantitatif de l’insertion, le manque permanent de moyens humains et financiers, les appels au 115 qui restent désespérément sans réponse, l’absence de solutions d’hébergement pour de nombreux sans-abri qui passeront finalement la nuit sur le trottoir après avoir espéré un endroit chaud qui ne viendra jamais. Autant de blocages qui renforcent l’épuisement de ces professionnelles à qui l’on demande l’impossible et doivent par ailleurs digérer la violence sociale des situations dont elles sont les témoins au quotidien : les agressions dans la rue, les expulsions de camps de fortune par la police, les discriminations dont est victime leur public, aussi bien dans la recherche de travail que dans la simple possibilité d’évoluer dans l’espace urbain. Une violence décuplée pour les femmes, victimes d’une double peine, et pour qui la rue est synonyme d’une insécurité permanente (ce que racontait très bien le documentaire Femmes invisibles, survivre dans la rue de Claire Lajeunie, sorti en 2015).

Rappeler que le sans-abrisme n’est pas qu’une problématique de logement

Les Invisibles dépasse le discours, plein de bonnes intentions mais incomplet, qui voudrait résumer la question de la grande précarité à la seule construction (bien que plus que jamais nécessaire) de logements sociaux. Le film rappelle, dans la lignée des rapports de la Fondation Abbé Pierre et des retours des associations de terrain, que les sans-abri sont également victimes de logiques d’exclusion plus profondes. Chaque personne à la rue a son histoire, un moment de rupture, sociale, amicale, familiale, qui a accéléré sa précarisation. Derrière cela se cachent souvent d’autres problématiques récurrentes : les difficultés de réinsertion après la prison, les diverses addictions, les parcours d’ASE, les troubles de la santé psychique, le cas des travailleurs.euses du sexe, les difficultés liés aux statuts administratifs sur le territoire français, le cas des travailleurs précaires à temps partiels, etc. Autant d’enjeux qui font écho à des processus structurels de marginalisation de toute une partie de la société ; une boîte noire qu’il est nécessaire d’ouvrir pour comprendre l’intégralité des ressorts de la grande précarité. Mettre en lumière cela permet dès lors d’y apporter des réponses politiques : par exemple en relevant fortement les minima sociaux qui n’assurent pas de vivre, en élargissant leurs conditions d’attribution, en traitant enfin la question des sortants d’institutions, en développant les alternatives à la prison, en offrant une situation administrative stable aux migrants, en sécurisant les emplois précaires, en répondant à la crise de la psychiatrie, etc.

L’étonnant succès du film Les Invisibles, ainsi que le moment médiatique qu’il a créé autour de la question des femmes sans-abri est une étape importante pour faire prendre conscience de ces réalités qu’on essaie trop souvent d’occulter. Louis-Julien Petit parvient à parler à tous en esquissant la vie contemporaine trop méconnue des femmes sans-abri. Aborder ce thème amène à une prise de conscience de l’hypocrisie d’une telle situation en France à notre époque. On gardera longtemps en tête les visages et les récits que cette comédie dramatique positive, humaine, solidaire, mais lucide, nous aura permis de découvrir.

Quand les westerns se gentrifient

Monument Valley / Wikimedia Commons

Sortis à quelques semaines d’intervalle, Les Frères Sisters de Jacques Audiard et La Ballade de Buster Scruggs des frères Coen remettent le western à l’honneur. Dans le sillage de Quentin Tarantino, nombreux sont les cinéastes pour lesquels ce genre qu’on croyait désuet redevient une sorte d’étape créative obligée, tout en suscitant l’enthousiasme d’un nouveau public.

Ni omniprésent, ni vraiment démodé, le western semble être devenu le « genre guest » de ces dernières années. Les cinéastes les mieux cotés du moment y reviennent tour à tour, par exclusivités périodiques – pensons seulement à Alejandro González Iñárritu, les frères Coen, Jacques Audiard, Quentin Tarantino et bientôt Mel Gibson[1]. Comme si l’archaïque épopée de la Conquête de l’Ouest devenait la nouvelle pièce d’épreuve à réussir pour se couvrir de chic et, affectant un air entendu, entrer en connivence avec un public à moitié esthète averti, à moitié fan de pop culture.

Ce western qui donne l’impression de se « gentrifier » en s’offrant de tels retours événementiels peut surprendre, surtout si l’on se souvient que le genre, même au temps de sa gloire, même pour ses chefs-d’œuvre, n’a (presque) jamais reçu d’Oscar[2]. Au milieu des années 1950, des réalisateurs méritants comme George Sherman ou André De Toth venaient au western parce qu’il était le prérequis attendu de n’importe quel travailleur de l’industrie cinématographique. Et voilà qu’en ce début de XXIe siècle, tout le gotha des cinéastes condescend au western pour mieux prendre la pose devant l’Histoire du cinéma.

Audiard à l’Ouest

C’est à la fois dans cette lignée et dans cette perspective que s’inscrit la démarche – a priori assez inattendue – du Français Jacques Audiard, fils du père des dialogues des Tontons Flingueurs et réalisateur de l’inoubliable Un prophète, ou encore de Dheepan, Palme d’or à Cannes en 2015. Les Frères Sisters fait le pari du western à travers l’adaptation d’un roman bien ficelé de Patrick De Witt, paru en 2013. Charlie l’impulsif et Eli le sentimental sont deux tueurs à gages chargés par le mystérieux « Commodore » de se débarrasser d’un chercheur d’or après lui avoir dérobé sa formule miraculeuse pour révéler les gisements d’or. Impitoyables devant l’ennemi, les deux hommes n’en sont pas moins liés par un pudique amour, par un souci mutuel qui tranche avec leur froideur dans l’assassinat. D’Oregon City à Frisco et l’American River, leur descente des États du Pacifique – chose rare pour un western, on y voit l’océan – donne mille obstacles à cette fraternité pour s’affirmer… Jusqu’à se refermer contre le monde.

L’amateur du genre regrettera le choix décevant des lieux de tournage franco-espagnols, et surtout la mise en scène assez peu « westernienne » – il faut le dire – qui peine à nous convaincre de nous trouver ailleurs que dans des forêts ou des campagnes quelconques. C’est à croire que continue de planer sur le film, à un siècle de distance, le vieux complexe français de la plaine camarguaise ; cette plaine où, à l’époque du muet, des cinéastes ou acteurs parisiens comme Joë Hamman faisaient singer les ruades des cowboys par des gardiens des Saintes-Maries-de-la-Mer.

Mais là où la mise en scène banalise les Grands Espaces, un éclairage qu’on pourra qualifier, cette fois, de positivement européen, contrebalance cette banalité et regagne largement le plaisir du spectateur. Les jeux esthétiques sur les clartés dans l’ombre, les éclats de feu et les luminescences s’alternent et se transforment délibérément. L’ensemble forme un heureux système qui prend aussi un sens thématique : on peut évoquer la pétaradante scène d’ouverture, ou le rendu visuel de ce fameux « secret » censé faciliter la recherche d’or. Quant à la scène finale, plan-séquence original (et originaire) qui se déplace dans le temps et en huis clos, elle ponctue de façon très belle l’aventure sentimentale – la seule qui valait, décidemment – unissant les frères Sisters, ces Adelphes du crime.

Les Coen en balade

The Ballad of Buster Scruggs, sorti le 16 novembre et produit pour la plateforme Netflix, confirme largement le souci de perfection visuelle de ce gentrified western, d’autant plus que les frères Coen, déjà rompus au genre depuis True Grit (2010), cherchent davantage à dialoguer avec ses gimmicks et transfigurent bien mieux ses emblématiques Grands Espaces. Bien sûr, la commande de Netflix n’est pas indifférente à la proposition d’un film à sketches, et les connotations associées au conte – notamment par le livre feuilleté à chaque transition entre les différents épisodes – laissent suspecter l’appât du film de Noël. Les six fables recueillies ne sont d’ailleurs pas d’égal intérêt, loin s’en faut, mais certaines d’entre elles, par l’originalité du scénario, la variation des registres, percutent intelligemment le genre, tout en rappelant le meilleur des réalisateurs de Fargo et de Burn After Reading.

On pense à l’épisode The Gal Who Got Rattled, où une choquante absurdité dispose du destin d’Alice Longabaugh, jeune femme décidée à émigrer vers l’Oregon mais dont le frère a disparu en cours de route. La scène, notamment, de l’affrontement final, sommaire mais virtuose, force l’admiration. Le sketch suivant, All Gold Canyon, est tout entier encadré par un grand cerf qui contemple d’avides chercheurs d’or s’entredéchirant pour violer une vallée immaculée. Le rendu esthétique ainsi que le beau survol des passions humaines inscrivent cette histoire dans la meilleure tradition de la wilderness, clin d’œil évident à la vitalité de l’écologie des parcs naturels et du nature writing littéraire aux États-Unis[3].

Aux vallées luxuriantes et aux pistes où achoppent les charriots bâchés répond la précarité des as de la gâchette dans The Ballad of Buster Scruggs, le sketch titulaire du film. De loin le plus citationnel de tous, l’épisode distille baroque et grotesque dans le genre, donnant un résultat à mi-chemin entre la veine « spaghetti » et les swinging cowboys des années 1930 (on y retrouve une précieuse relique : le bon vieux costume blanc de Gene Autry). Enfin, signe des signes, l’aventure est embrassée et comme garantie par l’horizon tutélaire de la Monument Valley de John Ford. L’ironie métaphysique qui voit se succéder prouesses magistrales et revirements brutaux, mais aussi le simplisme voulu de certains effets spéciaux, pourront déconcerter d’entrée le spectateur. Mais ils lui rappelleront aussi que les frères Coen restent ce qu’ils sont, même sur le set en carton-pâte d’une ville-frontière. Et au fond, rien d’illogique : qu’est-ce qu’un six-gun pourrait changer à l’inconfort du chat de Schrödinger?[4]

Luca Di Gregorio

[1] Avec un remake de The Wild Bunch de Sam Peckinpah, prévu pour 2019 ou 2020.

[2] Sauf quelques exceptions très distantes dans le temps, comme le très oubliable Cimarron de Wesley Ruggles (1931) ou les très cultes Dances with Wolves de Kevin Costner (1991) et Unforgiven (1993) de Clint Eastwood.

[3] Et sur ce mouvement, on se permet de renvoyer à L. Di Gregorio, Le Sublime Enclos. Le récit de la nature américaine au défi des parcs nationaux, Rome, Quodlibet, 2018.

[4] Cf. A Serious Man (2009).

Le blockbuster chinois peut-il conquérir le monde ?

© deepskyobject, Flickr

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », écrivait Alain Peyrefitte en 1973, dans une formule si célèbre qu’elle en est devenue éculée. Force est de constater pourtant qu’en matière de marché mondial du cinéma, la Chine semble ronronner et que le box-office international, ultra-dominé par les superproductions hollywoodiennes, n’a pas ne serait-ce qu’un frisson à l’idée d’une concurrence venue de Pékin. Pourtant, la Chine a ses blockbusters qui font des recettes équivalentes à celles des géants américains… en s’appuyant seulement sur le marché intérieur. L’industrie du cinéma chinois tente maintenant de passer à la vitesse supérieure : lancer ses champions à la conquête des marchés occidentaux.


En 2017, dans le club prestigieux des dix plus gros succès du box-office mondial, aux côtés des attendus poids lourds de Disney (le remake de La Belle et la Bête, le nouveau Spiderman) ou d’Universal Studios (Fast & Furious 8), on retrouvait un invité surprise. Avec 870 millions de dollars encaissés, le blockbuster chinois Wolf Warrior 2 fait cette année-là mieux que des licences emblématiques du cinéma mondialisé comme Pirates des Caraïbes ou encore Les Gardiens de la Galaxie. Un tour de force d’autant plus grand que le film n’a quasiment pas été exporté en dehors du territoire national : 854 millions de dollars sur 870 ont été réalisés dans les salles obscures chinoises, 16 millions seulement à l’international.

Le premier marché cinématographique au monde

Le marché chinois est en réalité si puissant que les blockbusters locaux n’ont pas besoin de s’exporter pour réaliser des recettes équivalentes ou supérieures à celles des productions hollywoodiennes. L’émergence rapide d’une classe moyenne urbanisée a conduit à l’explosion de la fréquentation des salles en Chine continentale depuis les années Deng Xiaoping.

Le marché chinois est très récemment devenu le premier au monde, devant son concurrent nord-américain. Plus encore, il devient une étape essentielle dans les stratégies commerciales des studios occidentaux. Fast & Furious, Transformers, ou encore Jurassic World sont autant de franchises qui doivent en grande partie leur succès planétaire à leur popularité dans les salles chinoises. Ces dernières font même parfois office de planche de salut pour des longs-métrages à la peine en Europe et en Amérique. En 2016, l’adaptation en film du jeu vidéo Warcraft est sauvée de la catastrophe par le public chinois : sur les 400 millions de dollars de recettes mondiales, 50 % proviennent des entrées en Chine.

Rachats et stratégies d’influence

Ce poids croissant de la Chine n’a pas échappé aux gros studios américains et européens, qui multiplient ces dernières années les partenariats de coproduction avec les producteurs et distributeurs chinois, pour s’assurer une place sur leur marché. Parfois au prix d’étonnantes contorsions : par exemple, cette année, devant le peu d’engouement des Chinois pour la franchise Star Wars, Disney a renommé son Solo : A Star Wars Story en Ranger Solo lors de la sortie chinoise, pour éviter de faire fuir le public. Les partenariats stipulent aussi parfois de tourner des scènes en Chine, offrant une vitrine non négligeable pour le pays.

Wang Jianlin, propriétaire de Wanda Group, principal acteur de l’industrie chinoise du cinéma © crédits : Stuart Isett, Flickr

Mais les arrangements sont parfois plus politiques. Les partenaires n’hésitent plus à imposer leurs choix. Le blockbuster Marvel Doctor Strange, coproduit par la Chine, a ainsi délocalisé un personnage censé être tibétain au Népal, pour ne pas fâcher les investisseurs. Répondre à ce genre de cahier des charges permet aux studios d’éviter la censure redoutée de Pékin, prompte à charcuter le montage des films qui ne lui plaisent pas, ou tout simplement à en interdire l’exploitation sur son territoire.

Parallèlement, les gros bonnets du cinéma chinois investissent directement dans le cinéma occidental en achetant des parts dans des studios. Fundamental Films, basé à Shanghai, est propriétaire à 27,9 % d’Europacorp, la société du Français Luc Besson. Ce qui lui a permis, en 2017, d’imposer un acteur chinois au casting de Valérian. Le géant Wanda Group, dirigé par le milliardaire chinois Wang Jianlin, détient depuis 2016 Legendary, le studio américain à l’origine de Jurassic World, Godzilla, Warcraft ou encore Pacific Rim. La société est aussi depuis 2012 propriétaire de la chaîne de cinémas AMC Theater, une des plus importantes des Etats-Unis.

Dépasser Hollywood : le rêve de Wanda Group et du gouvernement chinois

C’est là tout le paradoxe de l’industrie cinématographique chinoise à l’international : elle est à la fois partout et nulle part. Car les champions occidentaux du box-office mondial ont beau être de plus en plus cofinancés par l’argent chinois, ils n’en demeurent pas moins identifiés comme purement nord-américains ou européens, diffusant les valeurs occidentales standardisées par la mondialisation et le capitalisme triomphant.

La Chine dépasse tous les records par son dynamisme économique, mais sait qu’en matière de soft power elle ne constitue pas un concurrent sérieux pour l’hégémonie nord-américaine. En matière de cinéma, elle a longtemps été dans l’ombre des films hong-kongais qui se sont exportés durant l’âge d’or des années 1980-1990, avec ses réalisateurs emblématiques (John Woo, Tsui Hark, Wilson Yip). Pire encore (aux yeux de Pékin), même Taïwan a plus de notoriété critique et commerciale, grâce à des cinéastes comme Ang Lee (Tigre et Dragon). Tout le défi pour la Chine continentale est de transformer les succès nationaux de ses films en triomphes internationaux. Depuis le début des années 2000, Pékin a bien compris que les films étaient de formidables ambassadeurs pour promouvoir sa vision du monde, bien plus que la propagande à l’ancienne.

L’Empire du Milieu s’est donc donné les moyens de conquérir le marché mondial. En se dotant des plus grands studios de cinéma du monde, d’abord : les Hengdian World Studios (surnommés un temps Chinawood), ouverts en 1996, dépassent les studios Universal en surface. Mais même eux s’inclinent devant la rutilante Qingdao Movie Metropolis, ouverte en 2018 par Wanda Group. Avec cela, la Chine a les équipements technologiques pour concurrencer en qualité le cinéma américain. Et ça tombe bien. Dépasser Hollywood, c’est le rêve avoué derrière cette nouvelle « Cité du cinéma ».

Franchir la grande muraille culturelle

Or derrière les gros poissons du cinéma chinois, le Parti communiste n’est jamais loin. Le dirigeant de Wanda Group, Wang Jianlin, est un fidèle du parti. Wu Jing, réalisateur-producteur-acteur du triomphe Wolf Warrior 2, sorte de Michael Bay version Beijing, n’a jamais caché son nationalisme et sa proximité avec le pouvoir ; ils constituent d’ailleurs l’essence même de son film, qui raconte l’histoire d’un ancien soldat des forces spéciales chinoises qui sauve des populations africaines martyrisées par les Occidentaux. Le film s’inscrit pleinement dans la stratégie de rapprochement chinois avec les Etats africains.

Wu Jing sur le tournage de Wolf Warrior 2. © Célina Horan

Problème, ce type de films à gros sabots a peu de chances de convaincre qui que ce soit passée la frontière. Plaire à un public international biberonné depuis plus d’un siècle à la « machine à rêves » américaine est un challenge autrement plus difficile. La Grande Muraille, sorti en 2017, fait figure de coup d’essai. Le long-métrage de Zhang Yimou, produit par Wanda Group, tourné à Qingdao, intègre dans son casting la superstar américaine Matt Damon. De quoi attirer les Occidentaux en salles.

A mille lieux de l’archétype du héros blanc qui arrive dans un monde inconnu dont il résout instantanément tous les problèmes (le syndrome Avatar), Damon y campe plutôt un Occidental auquel le spectateur non chinois peut s’identifier, qui ne comprend pas grand-chose et qui va découvrir les enjeux en même temps que lui.

Logiquement, c’est surtout le casting chinois qui est mis en valeur dans La Grande Muraille. Le film s’éloigne aussi du modèle du blockbuster américain, en mettant davantage l’accent sur l’esprit de corps et la coopération entre les individus au service du collectif (le film raconte comment l’armée chinoise défend la Grande Muraille d’une horde de démons, or les stratégies militaires déployées demandent la synchronisation parfaite de tous les guerriers).

La Grande Muraille n’a que partiellement réussi sa mission. La plupart des critiques, sentant peut-être venir le cheval de Troie, ont accueilli ce film très froidement. Pourtant, il n’a pas à rougir de ses recettes en Occident. Plus de 800 000 entrées en France, 160 millions de dollars de recettes hors box-office chinois (où il a fait à peu près autant d’argent). Pas de quoi faire vaciller l’hégémonie d’Hollywood, certes. Mais le signal est là : il est possible pour un film produit et réalisé en Chine de connaître un succès de masse avec une histoire pourtant très ancrée dans la culture chinoise. A l’heure où les blockbusters se font de plus en plus calibrés et standardisés par les « majors », la Chine pourrait même jouer la carte du vent de fraîcheur et faire un gros coup dans les prochaines années.

Cinquante nuances de Grey ou le consentement bâillonné

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Le troisième et dernier volet de la saga érotique à succès Cinquante nuances de Grey a débarqué en salle mercredi 7 février. Une sortie malvenue à l’heure où la parole des femmes se libère face aux violences sexuelles.

Mercredi dernier, des dizaines de milliers de fans étaient attendus dans les salles obscures pour la sortie de Cinquante nuances plus claires, dernier chapitre de la trilogie érotico-SM Cinquante nuances, adaptée des romans éponymes de E.L. James. La saga étant déjà quasi-milliardaire au box-office mondial et ayant totalisé sept millions d’entrées en France, il ne fait aucun doute que le mariage entre Anastasia Steele et Christian Grey sera couronné d’un succès commercial. Et ce, en dépit d’une représentation nauséabonde du consentement, alors que les médias et réseaux sociaux battent au rythme du #MeToo.

Ainsi, si l’adaptation cinématographique euphémise le caractère très violent de certains passages du livre, le message sous-jacent demeure néanmoins le même : une relation violente, sans consentement, peut très bien aboutir à un mariage heureux comme Hollywood sait si bien en vendre.

Une érotisation des relations non-consenties

En 2015 déjà, la sortie au cinéma du premier opus avait suscité une vague de protestations de la part d’associations et de groupes féministes, qui pointaient du doigt la propension du film à rendre “sexy” une relation non-consentie. En effet, pour séduire “Anna”, Christian se permet de la suivre, de s’imposer chez sa mère, de rentrer chez elle par effraction, ou encore de la dominer par l’argent (en lui achetant notamment une voiture contre son gré). Une insistance qui se veut justifiée par son amour pour elle, perpétuant l’idée, par ailleurs largement répandue dans les films romantiques, qu’un homme peut tout faire pour conquérir l’élue de son coeur, quand bien même cela sombre dans le harcèlement caractérisé.

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La saga “50 Shades”, c’est aussi 125 millions de livres vendus, rien que pour le premier tome. © Mike Mozart, Flickr

De plus, le film, tout comme le livre, entretient un flou : il joue constamment sur les apparences, en habillant de charme et d’érotisme une situation de domination pourtant réelle, et non-consentie par Anastasia. Dans le deuxième opus (Cinquante nuances plus sombres), le rapprochement du couple et leur décision finale de se marier viendra finalement mettre un terme à ce moment de flou, validant l’idée dangereuse que d’une relation non-consentie et violente peut advenir le bonheur. La souffrance ne serait finalement qu’une étape à surmonter dans le but de faire changer son bien-aimé et de parvenir à une vie conjugale idéale.

Des amalgames dangereux

Autre problème, Cinquante nuances de Grey tend à véhiculer des amalgames dangereux dans le contexte actuel. La saga est ainsi régulièrement critiquée par la communauté BDSM, car elle confond jeu sexuel et soumission non-consentie, alors que cette pratique est justement fondée sur le consentement, le respect mutuel et le libre-arbitre. Ce raccourci conduit à rendre ludiques de telles violences, à alimenter l’ignorance qui entoure le milieu SM, et à perpétuer la culture du viol. Pire encore, elle fait passer les adeptes du sado-masochisme pour des bourreaux.

Bourreaux, mais aussi victimes. C’est en tout cas ce que les films essaient de vendre au spectateur, en justifiant le comportement odieux et la violence de Christian Grey par son enfance compliquée. La déviance de ce dernier est ainsi constamment renvoyée à son passé difficile, racine de son mal-être, ce qui la rendrait acceptable. Or rien, jamais, ne peut excuser une telle attitude. Il est malheureux d’avoir encore à le rappeler.

Par La Main aux Fesses, association de lutte contre les violences sexistes.

Faute d’amour, esquisse glaçante de la Russie contemporaine

Aliocha, enfant mis de côté dans la séparation de ses parents (Matveï Novikov).

On entre dans le film d’Andreï Zviaguintsev, Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, par des images à la fois magnifiques et inquiétantes : une forêt silencieuse et recouverte de neige, paisible mais cernée par des immeubles sinistres. On comprend dès ces premiers plans que c’est de la Russie d’aujourd’hui que le réalisateur veut nous parler, comme il a pu le faire dans Leviathan (2014), et que le portrait n’est pas réjouissant. En relatant un drame familial, le réalisateur signe un long-métrage magnifique où s’entremêlent enjeux sociétaux, politiques, familiaux qui font résonner une même question : celle de la place de l’humain dans une société éperdue d’individualisme. 

Aliocha, garçon d’une douzaine d’années aux boucles blondes et à la mine renfrognée, évolue parmi des parents – classe moyenne supérieure – qui, en plein divorce, se déchirent. Son père, Boris, s’installe avec sa nouvelle compagne, plus jeune, enceinte. Sa mère, Genia, fréquente elle aussi un autre homme, quadragénaire aisé et détaché. Entre ces deux nouvelles vies qui se dessinent, l’appartement commun mis en vente, et un fils encombrant. Faute d’amour est une traduction approximative du terme russe Нелюбовь, littéralement, « sans amour ». Cette absence d’amour s’impose violemment du début à la fin du film : l’enfant, né d’une union dépourvue de sentiments (« je ne t’ai jamais aimé », assène Genia au père de son enfant), existe tel un fardeau que l’on préfère mettre en pension tant il n’est pas envisagé dans les futurs parentaux.

« On ne peut pas vivre sans amour ». Cette phrase prononcée par le nouveau compagnon de Genia illustre le moment où le film bascule : Aliocha s’enfuit après avoir constaté avec une douleur indicible la cruelle indifférence de ses parents. Commence alors pour Genia et Boris une recherche au sein de laquelle la haine prendra le dessus sur l’espoir, entourés par des bénévoles zélés issus d’une association privée venant combler les carences de l’Etat, dont la police se montre défaitiste et dépassée.

La dimension politique du film n’échappera à personne. Il en est saturé : la corruption des élus, le conflit ukrainien font irruption via la radio qui tourne à fond dans les voitures des protagonistes, façonnant une atmosphère étouffante. L’influence de l’Eglise orthodoxe sur la société et notamment au sein de l’entreprise – Boris, salarié en apparence relativement anonyme dans une société de taille importante, se sait en danger si son divorce vient à s’ébruiter auprès de la direction – n’est pas non plus un sujet évité par le réalisateur. Ce contexte semble nourrir la haine des parents, enfermés dans une vie qu’ils n’ont pas voulue, qu’ils ne veulent plus. Dans leurs existences désormais distinctes, ils s’accrochent éperdument à leur smartphone, consultent compulsivement Instagram, cherchent les meilleurs produits dans d’immenses supermarchés. C’est ainsi que le réalisateur choisit de décrire la société capitaliste Russe du vingt-et-unième siècle : en la pointant du doigt pour mieux souligner les vides moraux et émotionnels qu’elle laisse à côté d’elle. Quitte à se donner le rôle du donneur de leçons face à des personnages qu’il n’épargne jamais. 

S’il fallait qualifier en un mot le film de Zviaguintsev, on opterait pour un adjectif : froid. Car au-delà du climat vigoureux, tout semble figé, endormi ou mort – le motif de la ruine se décline autant dans les décors que métaphoriquement. Un enfant a disparu et pourtant la police refuse d’ouvrir une enquête, ses parents règlent cruellement leurs propres comptes, sa grand-mère déverse son torrent de haine sur sa fille. C’est une Russie ultramoderne qui nous est montrée, mais c’est aussi une Russie amorphe, glaciale et paralysée – il faut souligner ici le rôle de la photographie et de l’éclairage, superbement maîtrisés.

En voyant ce film, on ne peut s’empêcher de penser aux témoins auxquels la parole est donnée dans l’ouvrage du Nobel de littérature Svetlana Aleksievitch, La fin de l’homme rouge, dont certains relatent si bien l’angoisse ressentie face au vide et aux interrogations provoquées par la chute du communisme et l’avènement de la société capitalise dans l’ex-URSS, avec ses pertes de repères, son consumérisme galopant. Et pourtant, au-delà des considérations politiques, l’intérêt du film est anthropologique et universel, il nous fait ressentir de façon bouleversante et viscérale une évidence peut-être oubliée :  on ne peut pas vivre sans amour.

Bis repetita à Hollywood ou comment ne pas apprendre de ses erreurs

©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Le lundi 19 juin avait lieu au Grand Rex l’avant-première de Baywatch : Alerte à Malibu, dernière grosse production de la Paramount. Léger bémol : la salle, vide au 9/10e. Avec 177 369 571 de dollars de bénéfices pour 70 000 000 de budget, le film est un demi-échec pour les producteurs hollywoodiens. Il s’inscrit dans une série de revers pour les blockbusters : du dernier Pirates des Caraïbes à Valérian en passant par La Momie, l’enchaînement des fiascos traduit un essoufflement qui n’est pas sans rappeler les années 1960 à Hollywood.

La vieille analyse marxiste, caricaturale et caricaturée, selon laquelle toute production artistique est en grande partie façonnée par ses conditions de production est quelque peu tombée en désuétude. Dénoncée à raison pour son réductionnisme, elle n’est pourtant pas dénuée de tout intérêt dans le cas de l’industrie cinématographique. Elle permet effectivement de rendre compte, dans une certaine mesure, du caractère inégal de la qualité de la production cinématographique au fil du temps. L’exemple du cinéma américain des années 1970-1990 est, à cet égard, très symptomatique.

A la fin des années 1960, l’industrie du cinéma américaine est exsangue. En 1950, 20,6 millions de spectateurs s’étaient rendus dans les salles de cinéma, un nombre déjà moins élevé qu’avant-guerre. En 1975, la fréquentation des salles est tombée à 4,6 millions de spectateurs. Au cours des années 1950 et 1960, Hollywood, jouissant de bénéfices confortables, s’est laissé aller à la facilité : alors que l’Europe commence à connaître la modernité cinématographique (Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman sort en 1957, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais en 1959, L’avventura de Michelangelo Antonioni en 1960), les studios américains multiplient les films standardisés à l’instar de La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), comédie musicale lénifiante et pleine de bons sentiments.

A la fin des années 1960, les grandes majors hollywoodiennes (Paramount, Universal, MGM, la Fox) sont au bord de la faillite. Pour éviter la débâcle, elles doivent à tout prix parvenir à attirer à nouveau les spectateurs. Cette situation de crise va octroyer à la nouvelle génération de réalisateurs, la première à avoir fréquenté les universités de cinéma (celle de UCLA notamment), nourrie au cinéma européen, une liberté dont la précédente n’avait pas pu bénéficier. Cette jeune génération, à l’inverse des dirigeants vieillissants des studios, comprend la société américaine des années 1970, son mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt nam, l’émergence d’une nouvelle gauche. Les majors se résolvent alors, à contrecœur, à déléguer une partie de leur pouvoir à ces jeunes réalisateurs qui, eux, semblent en phase avec les nouveaux goûts du public.

Alors que dans les années 1950 les réalisateurs qui refusaient de céder à la standardisation étaient marginalisés et condamnés à tourner leurs films dans des conditions déplorables (à l’instar du sublime Shadows de John Cassavetes, tourné avec un budget dérisoire et des acteurs non professionnels), ceux des années 1970 vont jouir d’un pouvoir dont jamais les réalisateurs n’avaient pu bénéficier. Pour la première fois, ils obtiennent le final cut (ce sont eux qui ont le dernier mot concernant leurs films, les studios ne peuvent plus remonter les films à leur guise comme ils avaient l’habitude de le faire).

C’est le Bonny and Clyde d’Arthur Penn, film particulièrement violent pour l’époque, qui marque l’acte de naissance, en 1967, de ce que l’on appellera le Nouvel Hollywood. Suit toute une série de films exigeants et novateurs, qui mêlent la violence et les problématiques américaines de Bonny and Clyde et le thème de l’aliénation propre au cinéma européen.

Ces films, distribués par les grands studios, touchent un vaste public. De grands cinéastes émergent alors. Peter Bogdanovich ouvre le bal en 1971 avec La Dernière Séance : film d’apprentissage qui entraîne le spectateur au coeur d’une Amérique rurale plongée dans l’ennui sur fond de Guerre de Corée. Il s’agit de l’une des oeuvres les plus pessimistes de la décennie. Martin Scorsese s’inscrit également dans ce renouveau avec Mean Streets (1973, première étape d’une collaboration fructueuse avec Robert De Niro) puis Taxi Driver (1976), l’un des premiers films à traiter la question de la guerre du Viêt nam, emblématique du Nouvel Hollywood par sa violence et sa noirceur. Le Viêt Nam devient rapidement une préoccupation majeure des cinéastes contemporains : Francis Coppola l’aborde dans Apocalypse Now (1979, Palme d’Or), Michael Cimino dans Voyage au bout de l’enfer (1978), fresque de 3h20 qui s’attarde surtout sur les conséquences psychologiques de la guerre. Illustration saisissante de la liberté inédite dont jouissent ces jeunes réalisateurs, la carte blanche donnée par les studios à Michael Cimino pour son film suivant. La Porte du Paradis (1980) s’avèrera finalement être un fiasco commercial sans précédent, entrainant la faillite de son producteur United Artists. L’échec du film signe symboliquement la fin du Nouvel Hollywood.

L’effervescence ne dure en effet qu’une décennie. L’immense succès commercial de films à grand spectacle (Les dents de la mer, Star Wars), consensuels et nettement moins politisés que ceux du début des années 1970, vient renflouer les studios. Ces derniers dégagent des bénéfices plus importants que jamais et reprennent peu à peu leur pouvoir. Cela engendre un retour à la standardisation : Star Wars est ainsi décliné en trois épisodes. L’ère des suites et de la reproduction des recettes qui fonctionnent s’ouvre à Hollywod, au détriment des films novateurs et originaux. Les années 1980, années prospères pour l’industrie hollywoodienne, sont une décennie incomparablement moins intéressante que la précédente du point de vue artistique. Les films qui se démarquent par leur originalité sont produits et distribués par des compagnies indépendantes new-yorkaises (Stranger than paradise de Jim Jarmush ou Blood Simple des frères Coen en 1984) et bénéficient d’une exposition bien moindre que les films de Scorsese dix ans auparavant.

Bien entendu, ce déclin artistique ne s’explique pas uniquement par la meilleure santé financière des studios hollywoodiens. Le nouveau climat politique qui s’installe aux États-Unis (l’avènement du reaganisme et des yuppies) y est également pour beaucoup. Toutefois, il est difficile d’expliquer ce phénomène sans évoquer, comme on vient de le faire brièvement, les conditions de production des films. Par ailleurs, il ne s’agit pas de rejeter sans réserve le principe même des films à gros budgets. Les studios hollywoodiens ont à leur disposition nombre de réalisateurs créatifs et compétents sachant mettre à profit les moyens colossaux à leur disposition. Les Gardiens de la Galaxie, réalisé par James Gunn et sorti en 2014, apportait par exemple un vent de fraîcheur bienvenu au genre super-héros. De la même manière, le nouveau Spiderman, « blockbuster réjouissant dans ses dialogues et ses personnages secondaires comme dans ses scènes d’action tonitruantes », fait du bien au genre. Malgré un système à bout de souffle qui pousse à la standardisation et semble répéter les mêmes erreurs, il reste donc à Hollywood des cinéastes capables d’innovation.

Crédits photos : ©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Pour aller plus loin :

  • BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorcese, Spielberg… La révolution d’une génération, Le Cherche midi, coll. « Documents », 2002.
  • BERTHOMIEU Pierre, Hollywood moderne – le temps des voyants, Rouge profond, 2011.

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

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Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Dunkerque : Nolan, l’art au détriment de l’histoire

Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Christopher Nolan est l’un des derniers auteurs d’Hollywood à savoir plier les studios à sa volonté. Trois ans après Interstellar, le voilà qui s’attaque à une page de la Seconde Guerre Mondiale, l’opération Dynamo, qui s’est déroulée en 1940 à Dunkerque. Épisode méconnu en France, le film à fait naître une polémique pour son prisme très anglo-saxon. 

Une indéniable maîtrise

S’il y a bien quelque chose chez Nolan qui met à peu près tout le monde d’accord, c’est que le bonhomme sait tenir une caméra, et la critique française a majoritairement salué l’intensité du métrage. On retrouve la patte du réalisateur : usage presque fétichiste de la pellicule, volonté de réduire au maximum l’usage d’effets spéciaux pour accentuer le réalisme. Fidèle à lui-même, à sa narration, Nolan propose un triptyque déstructuré qui se déploie dans trois espace-temps : un premier concentré sur le périple d’un aviateur (l’excellent Tom Hardy), un second sur une famille quittant les côtes anglaises avec son bateau de plaisance pour récupérer les tommies1 trappés à Dunkerque, et une dernière trajectoire, celle d’un biffin anglais tentant tant bien que mal de quitter la France. Le ciel, la plage, la mer. Trois zones, trois récits, trois temporalités qui s’entremêlent dans une indéniable maîtrise.

Les personnages n’ont pas d’histoire, et le spectateur est avec eux comme ils se meuvent dans la bataille, sans repère, sans boussole. Ils ne sont que lignes de fuite, les uns essayant de s’approcher du chaos, les autres de le fuir. Cilian Murphy, commotionné, veut convaincre les civils qui l’ont repêché, qui le méprisent pour sa lâcheté, de faire demi-tour pour l’Angleterre. Hanté, il finira par commettre la destruction qu’il essaye de fuir. Le jeune Peter (Tom Glynn-Carney) finit par comprendre ce soldat égaré et par perdre son innocence étroite et âpre comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : “On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté.”

Quelques scènes sont d’une rare qualité. Lorsque Tom Hardy, malgré l’épuisement de ses réserves de carburant, se refuse progressivement à quitter Dunkerque alors que sombrent les navires, la caméra s’attarde, le cadre se stabilise pour mieux capter l’isolement silencieux du pilote, au-dessus du fracas. Nolan ne nous dit pas tout, laisse la subjectivité se saisir de la scène. L’incomplet produit plus d’effet que le complet” disait Nietzsche.2 Car le complet méprise, enferme le spectateur dans l’incapacité à exercer son intelligence interprétative sur l’œuvre.

Hans Zimmer, victoire par chaos

Autre moment à signaler, la scène où Collins (Jack Lowden), le second aviateur, est enfermé dans le cockpit après avoir tenté un amerrissage. L’eau monte. Il tente de défoncer le haut du fuselage pour se libérer. Un coup porté. Chaque choc change le cadrage. Un deuxième. Le son est oppressant, envahissant. Un troisième. Son arme tombe, il tente de la récupérer. Quand par intervention miraculeuse, il est finalement dégagé, toute la salle se remue de soulagement. L’effet est réussi.

La musique de Hans Zimmer et le mixage sonore sont parfaitement exécutés. Dans un film à la narration volontairement décousue, le son est la seule continuité, le seul repère, désagréable, pour le spectateur.

Nolan ne devrait jamais finir ses films

On sort du film avec un sentiment toutefois contrasté. Quelques dénouements sont malheureusement très téléphonés (le gazoil qui prend feu, l’arrivée de la flottille). On évite de peu la grosse faute de goût lorsque le film se clôt sur un discours de Churchill, le fameux “We shall fight on the beaches“, violons à l’appui. Nolan ne devrait jamais finir ces films. Si l’on évite la catastrophe, on passe aussi à côté du chef d’œuvre. A croire que cette tirade a été ajoutée pour les besoins de la bande-annonce et de la campagne promotionnelle.

Comme dans The Dark Knight où Nolan s’était senti obligé de donner un sens à tous les actes de Double-Face en les faisant ridiculement endosser par Batman ; comme dans Interstellar où il avait réussi la prouesse de trouver une fin à la fois prévisible et tirée par les cheveux. Trop de Nolan tue le Nolan. Il tente de tout justifier, il fait de la téléologie et, rétrospectivement, il gâche.

Mais surtout, bon, dieu où sont les français ?

A part un personnage de resquilleur qui tente de prendre le large, à l’anglaise, avec un uniforme volé de la British Army, les Frenchies ne sont là qu’au début et à la fin. Une présence en forme d’alibi.Je suis innocent puisque vous voyez bien qu’on les aperçoit, là, les grenouilles, à 3 minutes 40.” Perverse dédicace, quota indigne. Ultime et honteux retournement, c’est même l’amiral anglais qui décide finalement de rester sur la jetée pour aller récupérer encore d’autres Français. On croit rêver, quand on sait que 16 000 soldats français sont morts pour défendre la ville, que 123 navires français ont été coulés, que Dunkerque a été détruite à 90% !3 Accueillant avec les honneurs les 140 000 soldats français et belges évacués, le peuple anglais avait été en son temps moins ingrat. Un journaliste du Monde a parlé de “cinglante impolitesse” pour qualifier cet oubli.4 Indélicatesse impardonnable, pourrait-on ajouter.

Ainsi, la réussite formelle du film est d’autant plus énervante que Nolan commet une faute morale et une invisibilisation historique. La faute n’est pas artistique, elle est presque politique.

Nolan pourra toujours se justifier en expliquant qu’il n’est pas là pour tout le monde, qu’il ne se sent pas obligé de mentionner tous les aspects de l’Histoire, et qu’au nom du parti-pris il aura choisi de se focaliser sur trois formes d’immersion particulières et spécifiques.

Conclusion : il faut qu’un réalisateur hexagonal fasse son Dunkerque, du point de vue français, avec les moyens modernes5, qui raconterait leur sacrifice, ce qui est d’autant plus nécessaire que la France s’agite en ce moment avec sa mémoire, et qu’elle aurait bien besoin qu’on lui parle de ceux qui, même quand le désespoir était à son comble, ont été des héros.

Cinéma français, à toi de jouer.

 

Ah si l’écho des chars dans mes vers vous dérange
S’il grince dans mes cieux d’étranges cris d’essieu
C’est qu’à l’orgue l’orage a détruit la voix d’ange
Et que je me souviens de Dunkerque Messieurs
 
C’est de très mauvais goût j’en conviens Mais qu’y faire
Nous sommes quelques-uns de ce mauvais goût-la
Qui gardons un reflet des flammes de l’enfer
Que le faro du Nord à tout jamais saoula.
Aragon, Plus belle que les larmes.

Crédits photos : Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

1Soldat anglais

2Humain, trop humain, page 141, Gallimard, Paris, 1968.

3https://www.youtube.com/watch?v=XaR1BH-yuIA

4http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/07/19/dunkerque-un-deluge-de-bombes-hors-sol_5162278_3476.html

5Verneuil s’est déjà attelé à la tâche en 1964 avec Un week-end à Zuydcoote.