Cinquante nuances de Grey ou le consentement bâillonné

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Le troisième et dernier volet de la saga érotique à succès Cinquante nuances de Grey a débarqué en salle mercredi 7 février. Une sortie malvenue à l’heure où la parole des femmes se libère face aux violences sexuelles.

Mercredi dernier, des dizaines de milliers de fans étaient attendus dans les salles obscures pour la sortie de Cinquante nuances plus claires, dernier chapitre de la trilogie érotico-SM Cinquante nuances, adaptée des romans éponymes de E.L. James. La saga étant déjà quasi-milliardaire au box-office mondial et ayant totalisé sept millions d’entrées en France, il ne fait aucun doute que le mariage entre Anastasia Steele et Christian Grey sera couronné d’un succès commercial. Et ce, en dépit d’une représentation nauséabonde du consentement, alors que les médias et réseaux sociaux battent au rythme du #MeToo.

Ainsi, si l’adaptation cinématographique euphémise le caractère très violent de certains passages du livre, le message sous-jacent demeure néanmoins le même : une relation violente, sans consentement, peut très bien aboutir à un mariage heureux comme Hollywood sait si bien en vendre.

Une érotisation des relations non-consenties

En 2015 déjà, la sortie au cinéma du premier opus avait suscité une vague de protestations de la part d’associations et de groupes féministes, qui pointaient du doigt la propension du film à rendre “sexy” une relation non-consentie. En effet, pour séduire “Anna”, Christian se permet de la suivre, de s’imposer chez sa mère, de rentrer chez elle par effraction, ou encore de la dominer par l’argent (en lui achetant notamment une voiture contre son gré). Une insistance qui se veut justifiée par son amour pour elle, perpétuant l’idée, par ailleurs largement répandue dans les films romantiques, qu’un homme peut tout faire pour conquérir l’élue de son coeur, quand bien même cela sombre dans le harcèlement caractérisé.

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La saga “50 Shades”, c’est aussi 125 millions de livres vendus, rien que pour le premier tome. © Mike Mozart, Flickr

De plus, le film, tout comme le livre, entretient un flou : il joue constamment sur les apparences, en habillant de charme et d’érotisme une situation de domination pourtant réelle, et non-consentie par Anastasia. Dans le deuxième opus (Cinquante nuances plus sombres), le rapprochement du couple et leur décision finale de se marier viendra finalement mettre un terme à ce moment de flou, validant l’idée dangereuse que d’une relation non-consentie et violente peut advenir le bonheur. La souffrance ne serait finalement qu’une étape à surmonter dans le but de faire changer son bien-aimé et de parvenir à une vie conjugale idéale.

Des amalgames dangereux

Autre problème, Cinquante nuances de Grey tend à véhiculer des amalgames dangereux dans le contexte actuel. La saga est ainsi régulièrement critiquée par la communauté BDSM, car elle confond jeu sexuel et soumission non-consentie, alors que cette pratique est justement fondée sur le consentement, le respect mutuel et le libre-arbitre. Ce raccourci conduit à rendre ludiques de telles violences, à alimenter l’ignorance qui entoure le milieu SM, et à perpétuer la culture du viol. Pire encore, elle fait passer les adeptes du sado-masochisme pour des bourreaux.

Bourreaux, mais aussi victimes. C’est en tout cas ce que les films essaient de vendre au spectateur, en justifiant le comportement odieux et la violence de Christian Grey par son enfance compliquée. La déviance de ce dernier est ainsi constamment renvoyée à son passé difficile, racine de son mal-être, ce qui la rendrait acceptable. Or rien, jamais, ne peut excuser une telle attitude. Il est malheureux d’avoir encore à le rappeler.

Par La Main aux Fesses, association de lutte contre les violences sexistes.

Faute d’amour, esquisse glaçante de la Russie contemporaine

Aliocha, enfant mis de côté dans la séparation de ses parents (Matveï Novikov).

On entre dans le film d’Andreï Zviaguintsev, Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, par des images à la fois magnifiques et inquiétantes : une forêt silencieuse et recouverte de neige, paisible mais cernée par des immeubles sinistres. On comprend dès ces premiers plans que c’est de la Russie d’aujourd’hui que le réalisateur veut nous parler, comme il a pu le faire dans Leviathan (2014), et que le portrait n’est pas réjouissant. En relatant un drame familial, le réalisateur signe un long-métrage magnifique où s’entremêlent enjeux sociétaux, politiques, familiaux qui font résonner une même question : celle de la place de l’humain dans une société éperdue d’individualisme. 

Aliocha, garçon d’une douzaine d’années aux boucles blondes et à la mine renfrognée, évolue parmi des parents – classe moyenne supérieure – qui, en plein divorce, se déchirent. Son père, Boris, s’installe avec sa nouvelle compagne, plus jeune, enceinte. Sa mère, Genia, fréquente elle aussi un autre homme, quadragénaire aisé et détaché. Entre ces deux nouvelles vies qui se dessinent, l’appartement commun mis en vente, et un fils encombrant. Faute d’amour est une traduction approximative du terme russe Нелюбовь, littéralement, « sans amour ». Cette absence d’amour s’impose violemment du début à la fin du film : l’enfant, né d’une union dépourvue de sentiments (« je ne t’ai jamais aimé », assène Genia au père de son enfant), existe tel un fardeau que l’on préfère mettre en pension tant il n’est pas envisagé dans les futurs parentaux.

« On ne peut pas vivre sans amour ». Cette phrase prononcée par le nouveau compagnon de Genia illustre le moment où le film bascule : Aliocha s’enfuit après avoir constaté avec une douleur indicible la cruelle indifférence de ses parents. Commence alors pour Genia et Boris une recherche au sein de laquelle la haine prendra le dessus sur l’espoir, entourés par des bénévoles zélés issus d’une association privée venant combler les carences de l’Etat, dont la police se montre défaitiste et dépassée.

La dimension politique du film n’échappera à personne. Il en est saturé : la corruption des élus, le conflit ukrainien font irruption via la radio qui tourne à fond dans les voitures des protagonistes, façonnant une atmosphère étouffante. L’influence de l’Eglise orthodoxe sur la société et notamment au sein de l’entreprise – Boris, salarié en apparence relativement anonyme dans une société de taille importante, se sait en danger si son divorce vient à s’ébruiter auprès de la direction – n’est pas non plus un sujet évité par le réalisateur. Ce contexte semble nourrir la haine des parents, enfermés dans une vie qu’ils n’ont pas voulue, qu’ils ne veulent plus. Dans leurs existences désormais distinctes, ils s’accrochent éperdument à leur smartphone, consultent compulsivement Instagram, cherchent les meilleurs produits dans d’immenses supermarchés. C’est ainsi que le réalisateur choisit de décrire la société capitaliste Russe du vingt-et-unième siècle : en la pointant du doigt pour mieux souligner les vides moraux et émotionnels qu’elle laisse à côté d’elle. Quitte à se donner le rôle du donneur de leçons face à des personnages qu’il n’épargne jamais. 

S’il fallait qualifier en un mot le film de Zviaguintsev, on opterait pour un adjectif : froid. Car au-delà du climat vigoureux, tout semble figé, endormi ou mort – le motif de la ruine se décline autant dans les décors que métaphoriquement. Un enfant a disparu et pourtant la police refuse d’ouvrir une enquête, ses parents règlent cruellement leurs propres comptes, sa grand-mère déverse son torrent de haine sur sa fille. C’est une Russie ultramoderne qui nous est montrée, mais c’est aussi une Russie amorphe, glaciale et paralysée – il faut souligner ici le rôle de la photographie et de l’éclairage, superbement maîtrisés.

En voyant ce film, on ne peut s’empêcher de penser aux témoins auxquels la parole est donnée dans l’ouvrage du Nobel de littérature Svetlana Aleksievitch, La fin de l’homme rouge, dont certains relatent si bien l’angoisse ressentie face au vide et aux interrogations provoquées par la chute du communisme et l’avènement de la société capitalise dans l’ex-URSS, avec ses pertes de repères, son consumérisme galopant. Et pourtant, au-delà des considérations politiques, l’intérêt du film est anthropologique et universel, il nous fait ressentir de façon bouleversante et viscérale une évidence peut-être oubliée :  on ne peut pas vivre sans amour.

Bis repetita à Hollywood ou comment ne pas apprendre de ses erreurs

©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Le lundi 19 juin avait lieu au Grand Rex l’avant-première de Baywatch : Alerte à Malibu, dernière grosse production de la Paramount. Léger bémol : la salle, vide au 9/10e. Avec 177 369 571 de dollars de bénéfices pour 70 000 000 de budget, le film est un demi-échec pour les producteurs hollywoodiens. Il s’inscrit dans une série de revers pour les blockbusters : du dernier Pirates des Caraïbes à Valérian en passant par La Momie, l’enchaînement des fiascos traduit un essoufflement qui n’est pas sans rappeler les années 1960 à Hollywood.

La vieille analyse marxiste, caricaturale et caricaturée, selon laquelle toute production artistique est en grande partie façonnée par ses conditions de production est quelque peu tombée en désuétude. Dénoncée à raison pour son réductionnisme, elle n’est pourtant pas dénuée de tout intérêt dans le cas de l’industrie cinématographique. Elle permet effectivement de rendre compte, dans une certaine mesure, du caractère inégal de la qualité de la production cinématographique au fil du temps. L’exemple du cinéma américain des années 1970-1990 est, à cet égard, très symptomatique.

A la fin des années 1960, l’industrie du cinéma américaine est exsangue. En 1950, 20,6 millions de spectateurs s’étaient rendus dans les salles de cinéma, un nombre déjà moins élevé qu’avant-guerre. En 1975, la fréquentation des salles est tombée à 4,6 millions de spectateurs. Au cours des années 1950 et 1960, Hollywood, jouissant de bénéfices confortables, s’est laissé aller à la facilité : alors que l’Europe commence à connaître la modernité cinématographique (Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman sort en 1957, Hiroshima mon amour d’Alain Resnais en 1959, L’avventura de Michelangelo Antonioni en 1960), les studios américains multiplient les films standardisés à l’instar de La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), comédie musicale lénifiante et pleine de bons sentiments.

A la fin des années 1960, les grandes majors hollywoodiennes (Paramount, Universal, MGM, la Fox) sont au bord de la faillite. Pour éviter la débâcle, elles doivent à tout prix parvenir à attirer à nouveau les spectateurs. Cette situation de crise va octroyer à la nouvelle génération de réalisateurs, la première à avoir fréquenté les universités de cinéma (celle de UCLA notamment), nourrie au cinéma européen, une liberté dont la précédente n’avait pas pu bénéficier. Cette jeune génération, à l’inverse des dirigeants vieillissants des studios, comprend la société américaine des années 1970, son mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Viêt nam, l’émergence d’une nouvelle gauche. Les majors se résolvent alors, à contrecœur, à déléguer une partie de leur pouvoir à ces jeunes réalisateurs qui, eux, semblent en phase avec les nouveaux goûts du public.

Alors que dans les années 1950 les réalisateurs qui refusaient de céder à la standardisation étaient marginalisés et condamnés à tourner leurs films dans des conditions déplorables (à l’instar du sublime Shadows de John Cassavetes, tourné avec un budget dérisoire et des acteurs non professionnels), ceux des années 1970 vont jouir d’un pouvoir dont jamais les réalisateurs n’avaient pu bénéficier. Pour la première fois, ils obtiennent le final cut (ce sont eux qui ont le dernier mot concernant leurs films, les studios ne peuvent plus remonter les films à leur guise comme ils avaient l’habitude de le faire).

C’est le Bonny and Clyde d’Arthur Penn, film particulièrement violent pour l’époque, qui marque l’acte de naissance, en 1967, de ce que l’on appellera le Nouvel Hollywood. Suit toute une série de films exigeants et novateurs, qui mêlent la violence et les problématiques américaines de Bonny and Clyde et le thème de l’aliénation propre au cinéma européen.

Ces films, distribués par les grands studios, touchent un vaste public. De grands cinéastes émergent alors. Peter Bogdanovich ouvre le bal en 1971 avec La Dernière Séance : film d’apprentissage qui entraîne le spectateur au coeur d’une Amérique rurale plongée dans l’ennui sur fond de Guerre de Corée. Il s’agit de l’une des oeuvres les plus pessimistes de la décennie. Martin Scorsese s’inscrit également dans ce renouveau avec Mean Streets (1973, première étape d’une collaboration fructueuse avec Robert De Niro) puis Taxi Driver (1976), l’un des premiers films à traiter la question de la guerre du Viêt nam, emblématique du Nouvel Hollywood par sa violence et sa noirceur. Le Viêt Nam devient rapidement une préoccupation majeure des cinéastes contemporains : Francis Coppola l’aborde dans Apocalypse Now (1979, Palme d’Or), Michael Cimino dans Voyage au bout de l’enfer (1978), fresque de 3h20 qui s’attarde surtout sur les conséquences psychologiques de la guerre. Illustration saisissante de la liberté inédite dont jouissent ces jeunes réalisateurs, la carte blanche donnée par les studios à Michael Cimino pour son film suivant. La Porte du Paradis (1980) s’avèrera finalement être un fiasco commercial sans précédent, entrainant la faillite de son producteur United Artists. L’échec du film signe symboliquement la fin du Nouvel Hollywood.

L’effervescence ne dure en effet qu’une décennie. L’immense succès commercial de films à grand spectacle (Les dents de la mer, Star Wars), consensuels et nettement moins politisés que ceux du début des années 1970, vient renflouer les studios. Ces derniers dégagent des bénéfices plus importants que jamais et reprennent peu à peu leur pouvoir. Cela engendre un retour à la standardisation : Star Wars est ainsi décliné en trois épisodes. L’ère des suites et de la reproduction des recettes qui fonctionnent s’ouvre à Hollywod, au détriment des films novateurs et originaux. Les années 1980, années prospères pour l’industrie hollywoodienne, sont une décennie incomparablement moins intéressante que la précédente du point de vue artistique. Les films qui se démarquent par leur originalité sont produits et distribués par des compagnies indépendantes new-yorkaises (Stranger than paradise de Jim Jarmush ou Blood Simple des frères Coen en 1984) et bénéficient d’une exposition bien moindre que les films de Scorsese dix ans auparavant.

Bien entendu, ce déclin artistique ne s’explique pas uniquement par la meilleure santé financière des studios hollywoodiens. Le nouveau climat politique qui s’installe aux États-Unis (l’avènement du reaganisme et des yuppies) y est également pour beaucoup. Toutefois, il est difficile d’expliquer ce phénomène sans évoquer, comme on vient de le faire brièvement, les conditions de production des films. Par ailleurs, il ne s’agit pas de rejeter sans réserve le principe même des films à gros budgets. Les studios hollywoodiens ont à leur disposition nombre de réalisateurs créatifs et compétents sachant mettre à profit les moyens colossaux à leur disposition. Les Gardiens de la Galaxie, réalisé par James Gunn et sorti en 2014, apportait par exemple un vent de fraîcheur bienvenu au genre super-héros. De la même manière, le nouveau Spiderman, « blockbuster réjouissant dans ses dialogues et ses personnages secondaires comme dans ses scènes d’action tonitruantes », fait du bien au genre. Malgré un système à bout de souffle qui pousse à la standardisation et semble répéter les mêmes erreurs, il reste donc à Hollywood des cinéastes capables d’innovation.

Crédits photos : ©PatrickBlaise. Licence : CC0 Creative Commons.

Pour aller plus loin :

  • BISKIND Peter, Le Nouvel Hollywood : Coppola, Lucas, Scorcese, Spielberg… La révolution d’une génération, Le Cherche midi, coll. « Documents », 2002.
  • BERTHOMIEU Pierre, Hollywood moderne – le temps des voyants, Rouge profond, 2011.

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Dunkerque : Nolan, l’art au détriment de l’histoire

Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Christopher Nolan est l’un des derniers auteurs d’Hollywood à savoir plier les studios à sa volonté. Trois ans après Interstellar, le voilà qui s’attaque à une page de la Seconde Guerre Mondiale, l’opération Dynamo, qui s’est déroulée en 1940 à Dunkerque. Épisode méconnu en France, le film à fait naître une polémique pour son prisme très anglo-saxon. 

Une indéniable maîtrise

S’il y a bien quelque chose chez Nolan qui met à peu près tout le monde d’accord, c’est que le bonhomme sait tenir une caméra, et la critique française a majoritairement salué l’intensité du métrage. On retrouve la patte du réalisateur : usage presque fétichiste de la pellicule, volonté de réduire au maximum l’usage d’effets spéciaux pour accentuer le réalisme. Fidèle à lui-même, à sa narration, Nolan propose un triptyque déstructuré qui se déploie dans trois espace-temps : un premier concentré sur le périple d’un aviateur (l’excellent Tom Hardy), un second sur une famille quittant les côtes anglaises avec son bateau de plaisance pour récupérer les tommies1 trappés à Dunkerque, et une dernière trajectoire, celle d’un biffin anglais tentant tant bien que mal de quitter la France. Le ciel, la plage, la mer. Trois zones, trois récits, trois temporalités qui s’entremêlent dans une indéniable maîtrise.

Les personnages n’ont pas d’histoire, et le spectateur est avec eux comme ils se meuvent dans la bataille, sans repère, sans boussole. Ils ne sont que lignes de fuite, les uns essayant de s’approcher du chaos, les autres de le fuir. Cilian Murphy, commotionné, veut convaincre les civils qui l’ont repêché, qui le méprisent pour sa lâcheté, de faire demi-tour pour l’Angleterre. Hanté, il finira par commettre la destruction qu’il essaye de fuir. Le jeune Peter (Tom Glynn-Carney) finit par comprendre ce soldat égaré et par perdre son innocence étroite et âpre comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : “On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté.”

Quelques scènes sont d’une rare qualité. Lorsque Tom Hardy, malgré l’épuisement de ses réserves de carburant, se refuse progressivement à quitter Dunkerque alors que sombrent les navires, la caméra s’attarde, le cadre se stabilise pour mieux capter l’isolement silencieux du pilote, au-dessus du fracas. Nolan ne nous dit pas tout, laisse la subjectivité se saisir de la scène. L’incomplet produit plus d’effet que le complet” disait Nietzsche.2 Car le complet méprise, enferme le spectateur dans l’incapacité à exercer son intelligence interprétative sur l’œuvre.

Hans Zimmer, victoire par chaos

Autre moment à signaler, la scène où Collins (Jack Lowden), le second aviateur, est enfermé dans le cockpit après avoir tenté un amerrissage. L’eau monte. Il tente de défoncer le haut du fuselage pour se libérer. Un coup porté. Chaque choc change le cadrage. Un deuxième. Le son est oppressant, envahissant. Un troisième. Son arme tombe, il tente de la récupérer. Quand par intervention miraculeuse, il est finalement dégagé, toute la salle se remue de soulagement. L’effet est réussi.

La musique de Hans Zimmer et le mixage sonore sont parfaitement exécutés. Dans un film à la narration volontairement décousue, le son est la seule continuité, le seul repère, désagréable, pour le spectateur.

Nolan ne devrait jamais finir ses films

On sort du film avec un sentiment toutefois contrasté. Quelques dénouements sont malheureusement très téléphonés (le gazoil qui prend feu, l’arrivée de la flottille). On évite de peu la grosse faute de goût lorsque le film se clôt sur un discours de Churchill, le fameux “We shall fight on the beaches“, violons à l’appui. Nolan ne devrait jamais finir ces films. Si l’on évite la catastrophe, on passe aussi à côté du chef d’œuvre. A croire que cette tirade a été ajoutée pour les besoins de la bande-annonce et de la campagne promotionnelle.

Comme dans The Dark Knight où Nolan s’était senti obligé de donner un sens à tous les actes de Double-Face en les faisant ridiculement endosser par Batman ; comme dans Interstellar où il avait réussi la prouesse de trouver une fin à la fois prévisible et tirée par les cheveux. Trop de Nolan tue le Nolan. Il tente de tout justifier, il fait de la téléologie et, rétrospectivement, il gâche.

Mais surtout, bon, dieu où sont les français ?

A part un personnage de resquilleur qui tente de prendre le large, à l’anglaise, avec un uniforme volé de la British Army, les Frenchies ne sont là qu’au début et à la fin. Une présence en forme d’alibi.Je suis innocent puisque vous voyez bien qu’on les aperçoit, là, les grenouilles, à 3 minutes 40.” Perverse dédicace, quota indigne. Ultime et honteux retournement, c’est même l’amiral anglais qui décide finalement de rester sur la jetée pour aller récupérer encore d’autres Français. On croit rêver, quand on sait que 16 000 soldats français sont morts pour défendre la ville, que 123 navires français ont été coulés, que Dunkerque a été détruite à 90% !3 Accueillant avec les honneurs les 140 000 soldats français et belges évacués, le peuple anglais avait été en son temps moins ingrat. Un journaliste du Monde a parlé de “cinglante impolitesse” pour qualifier cet oubli.4 Indélicatesse impardonnable, pourrait-on ajouter.

Ainsi, la réussite formelle du film est d’autant plus énervante que Nolan commet une faute morale et une invisibilisation historique. La faute n’est pas artistique, elle est presque politique.

Nolan pourra toujours se justifier en expliquant qu’il n’est pas là pour tout le monde, qu’il ne se sent pas obligé de mentionner tous les aspects de l’Histoire, et qu’au nom du parti-pris il aura choisi de se focaliser sur trois formes d’immersion particulières et spécifiques.

Conclusion : il faut qu’un réalisateur hexagonal fasse son Dunkerque, du point de vue français, avec les moyens modernes5, qui raconterait leur sacrifice, ce qui est d’autant plus nécessaire que la France s’agite en ce moment avec sa mémoire, et qu’elle aurait bien besoin qu’on lui parle de ceux qui, même quand le désespoir était à son comble, ont été des héros.

Cinéma français, à toi de jouer.

 

Ah si l’écho des chars dans mes vers vous dérange
S’il grince dans mes cieux d’étranges cris d’essieu
C’est qu’à l’orgue l’orage a détruit la voix d’ange
Et que je me souviens de Dunkerque Messieurs
 
C’est de très mauvais goût j’en conviens Mais qu’y faire
Nous sommes quelques-uns de ce mauvais goût-la
Qui gardons un reflet des flammes de l’enfer
Que le faro du Nord à tout jamais saoula.
Aragon, Plus belle que les larmes.

Crédits photos : Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

1Soldat anglais

2Humain, trop humain, page 141, Gallimard, Paris, 1968.

3https://www.youtube.com/watch?v=XaR1BH-yuIA

4http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/07/19/dunkerque-un-deluge-de-bombes-hors-sol_5162278_3476.html

5Verneuil s’est déjà attelé à la tâche en 1964 avec Un week-end à Zuydcoote.

PNL, la naissance d’une étoile cinématographique

PNL, dans Le monde ou rien, tourné dans la cité sicilienne de Scampia

PNL, pour « Peace n’ Lovés » [Paix et fric, ndlr], a sorti la quatrième et dernière partie de leur film disponible gratuitement sur YouTube, appuyé par leurs musiques en bande originale. Pour une durée totale de 66 minutes, ce tétraptyque relève d’une prouesse cinématographique qui réinvente le genre du vidéo-clip grâce à un fil narratif d’un réalisme inédit qui décrit le quotidien de la banlieue, de péripéties folles, accrochantes mais jamais clichées ou irréelles. Si la musique de PNL peut en rebuter certains, d’aucuns reconnaîtront que leur talent cinématographique est indiscutable.

Lovés, joints, QLF et fame

Intitulée Jusqu’au dernier gramme, Pt. finale, la quatrième vidéo fait suite à Naha, Onizuka, et Béné, musiques également parues en 2016 sur leur album Dans la légende, certifié disque de Diamant, chose inédite pour un label indépendant. Le groupe de rap PNL, formé par les deux frères Ademo et N.O.S, a introduit le cloud rap en France, s’inspirant de Yung Lean ou d’ASAP Rocky. Malgré un vocabulaire plutôt pauvre et redondant, le duo est parvenu à relater le quotidien abrutissant et violent des banlieusards enterrés dans leur cité, zonant en bas des blocs. Vente de canabis — et l’ivresse inhérente —, rivalité entre les gangs, la figure de la sœur et de la mère, la célébrité sont au centre de leur univers.

« J’voudrais sauver la Terre / Parfois j’voudrais la voir brûler / Ça va pas trop j’roule un tehr trop d’haine pour neuf mètres carrés » (Jusqu’au dernier gramme)

Si ces thèmes paraissent communs aux autres rappeurs français, la manière dont PNL les traite demeure inédite. L’égotrip est souvent ironique, morose, réaliste. Quant à la vulgarité et la brutalité de certains de leurs propos [1], elles sont contrastées par la maturité et le recul acquis face à certaines situations. « En fait le truc c’est qu’j’dois tuer mon monstre. Ouais j’suis là, j’me balade dans ce décor de merde » (Humain), contraste avec « On veut la ville pas le sang du maire » (Dans la légende). Ils n’ont plus peur, ni du quartier ni de la justice, ils ont trop vécu et tout connu, maintenant « [ils] sourient car [ils] connaissent déjà le sort de cette juge qui [les] condamne » (Kratos), manière métaphorique de signifier qu’ils ont mûri.

En comparant avec les vidéo-clip d’un Booba ou d’un Maître Gims, la présence des femmes est souvent dépréciative, présentées comme des « filles faciles », seules la mère et la sœur y échappent et sont élevées sur un piédestal. Or, mis à part les quatre parties du film, notons la quasi-absence de femmes [2] dans les clips de PNL. Comment l’expliquer? En prenant attention à leurs textes, on a vite l’impression que leur misogynie est feinte à cause d’une socialisation trop oppressive du quartier. Comme si eux-mêmes ne croyaient pas à la prétendue infériorité de la femme mais qu’ils se retrouvaient contraints à adopter ce discours pour prouver leur virilité.

« J’viens faire mon beurre, mer de billets, j’fais des longueurs » (Onizuka)

L’odeur et la couleur de l’argent sont omniprésentes dans l’univers PNL. Au lieu, comme Kaaris, de se payer des prostituées, ils demeurent lucides et « leur frigo n’a plus peur. Petit frère change de paire [de chaussures] » (J’suis QLF) et « jusqu’à c’que la vie ne leur fasse plus jamais peur ». Eux-mêmes le disent, ils ont trouvé un équilibre grâce à la musique et n’éprouvent plus le besoin de vendre, de se battre, de prouver quoique ce soit. Ils travaillent sur leur musique et leur film.

Un réalisme quasi-zolien [3] de la banlieue

Les thèmes abordés dans le film sont ceux évoqués plus haut mais mettent en scène surtout quatre personnages : Naha, Béné, Onizuka et Macha. Le film s’ouvre sur l’intérieur d’une HLM de banlieue parisienne avec un jeune qui roule un joint. D’emblée, le ton est donné. L’univers est oppressant, mortuaire et abrutissant. Échapper à l’ennui par l’herbe, échapper à la pauvreté par sa vente. Des jeunes, déscolarisés ou trop âgés pour le secondaire, sont en bas des immeubles, fument des clopes, rient, discutent, attendent parfois et, surtout, ne font absolument rien. Toute l’intrigue du film part sur une guerre commerciale de contrôle du marché de la weed. Comme si cette petite guerre n’était que divertissement. Évidemment, il n’en sera rien.

Rapidement, l’introduction des policiers apparaît. Mais là où l’on croirait les voir présentés péjorativement, ils sont simplement des policiers observant la banlieue pour démanteler le trafic. Ils ne présentent pas de caractéristiques grossières du flic blanc qui vote FN. À aucun moment, on ne tombe dans le cliché. Pour autant, ils ne taisent pas la haine des policiers qui existent — notamment lorsque Béné lance une brique sur le pare-brise de la voiture policière ou l’altercation entre les policiers et les amis de Macha qui est recherché.

« Les billets bleus sont devenus violets, les rouges sont devenus verts » (Da)

Les jeu des acteurs qui proviennent de l’entourage des deux rappeurs est sans fausse note [4]. Le jeune Béné, nous touche par sa révolte candide, et par sa volonté de porter le monde sur ses épaules et de vouloir régler tous les problèmes seul. Le personnage d’Onizuka est particulièrement attachant car il fréquente l’université qu’il finit par quitter. Il incarne l’individu qui tente de se sortir de cet enfer mais que la réalité du quartier finit par rattraper.

La violence quotidienne est toujours soulignée de manière épique comme si, malgré l’habitude, elle demeurait affreuse

La ville de Corbeil-Essonnes, et plus particulièrement la cité des Tarterêts, d’où est issu PNL, est marqué par sa violence quotidienne que le duo s’est efforcé de montrer dans le film. Bagarres entre les différents gangs, l’affligeante facilité pour se procurer un pistolet chez le voisin, les menaces, les regards qui se transforment en coup de couteau.

« Pas besoin des bras d’une femme, j’connais pas ceux de ma mère / Pas besoin qu’on m’aime en fait, j’ai juste besoin que tu quittes ma tête » (Simba)

Une courte scène dans la partie finale met en scène un contraste impressionnant entre le quotidien de Corbeil-Essonnes qui jouxte la banlieue pavillonnaire de Villabé, où des jeunes blancs jouent au foot et filment la voiture de police qui passe, comme pour marquer qu’ils sont inhabitués à cette présence [5].

La métaphysique du rêve [6] ponctue le film et a une place non négligeable : que cela soit la simple présence d’un survêtement de club de foot tels que FC Barcelone ou Inter Milan ; ou bien de clubs moins connus tels que FC Real Bristol, de façon à signifier que le jeune a dû faire un essai dans le club de formation mais qu’il a échoué ; ou encore Macha qui, ayant fui à Marbella, trompe l’ennui accompagné d’une femme, les pieds dans la piscine, les palmiers fouettés par le vent méditerranéen.

Le couple son-image

Et d’un point de vue technique ? PNL a utilisé ses musiques comme bande originale et nommé éponymement les épisodes de leur film. Ainsi, le titre Naha est la bande originale de la première partie du film. Ce procédé aurait pu devenir répétitif si PNL n’avait pas modulé les titres originaux pour qu’ils collent parfaitement au corps esthétique du film. Ils ont non seulement  effectué des modulations du thème musical, augmenté de nouvelles nappes sonores et instruments, mais ils ont aussi amputé des sons présents sur le titre originel. Il faut encore noter l’astuce du leitmotiv pour annoncer l’action future d’un personnage principal. Par exemple, l’irruption du leitmotiv de Naha dans la musique d’Onizuka qui s’y entremêle avec perfection.

Les flash-back sont en noir et blanc et se colorisent par nuance en fonction de la proximité avec le présent

En ce qui concerne les techniques de tournage, PNL est renommé pour des clips de qualité. Que cela soit Oh Lala tourné en Islande ou La vie est belle tourné en Namibie, l’esthétique soignée et onirique du groupe cadrait déjà parfaitement avec la musique planante. Dans ce film, on remarque un soin particulier accordé à l’alternance entre les ralentis et les plans accélérés. Peut-être qu’un usage plus parcimonieux des ralentis aurait été plus judicieux. Sinon l’utilisation du fondu au blanc et fondu au noir obéit aux règles classiques du cinéma mais la règle du 180° [7] n’est parfois pas respectée, ce qui peut donner l’impression de faux-raccord.

« On veut la vie de rêve, elles veulent toutes l’arrière à Kim Kim / J’crame ma garo puis je respire comme si je sortais de Guantanamo » (Gala Gala)

Quant à la trame de l’histoire, on est vite happé par le destin de ces personnages pour qui l’on s’attache ou que l’on hait à l’instar de Macha — l’acteur ayant même reçu des menaces de mort de fans… Aussi, les deux frères ont évité de tomber dans la simplicité du manichéisme des policiers ou de Macha, le “méchant” du film. De fait, grâce à l’usage de flash-back, ils parviennent à raconter l’histoire de ce dernier et l’on parvient presque à s’émouvoir, à comprendre d’où vient sa violence. La violence, selon PNL, ne serait donc pas intrinsèque à l’homme mais proviendrait d’une enfance elle-même violente, d’un père qui bat son fils, d’un ballon de foot crevé. Une violence intériorisée comme moyen de vengeance contre cette « chienne de vie ».

Cette vie qui, après tout, mérite d’être fumée jusqu’au dernier gramme.


Notes de bas-de-page :

[1] On a beaucoup reproché à PNL leur vulgarité, l’usage de mots arabes et d’onomatopées, leur manière brutale de parler, presque animale mais, revendiquant cette appartenance à la cité, ils posent leur animalité en opposition à ceux qui parlent de manière civilisée. Les mêmes qui, pour eux, les enterrent dans des cités.

[2] Mise à part une paire de hanches qui passent très rapidement dans le clip J’suis QLF. C’est d’ailleurs ce que signifie aussi QLF (Que La Famille), qu’ils n’accordent aucune attention aux femmes sauf à leur sœur ou à leur mère.

[3] Peut-être est-il nécéssaire de s’expliquer sur l’utilisation du terme ‘zolien’, provenant de l’intellectuel Émile Zola. Le naturalisme zolien s’est toujours efforcé à dépeindre les classes populaires d’une précision encore inégalée aujourd’hui. Quant à PNL, si leur vocabulaire n’est effectivement en rien comparable à celui de l’écrivain, leur réussite passe justement par un dictionnaire pauvre mais une expression paradoxalement tout aussi riche. Si PNL est aussi apprécié c’est qu’ils ont su parler aux gens d’en bas avec leur vocabulaire. Pour autant, le mot ‘quasi’ apparaissait nécéssaire, car ce réalisme se distancie de celui de Zola puisqu’il n’a, si ce n’est le même but, au moins des moyens d’expression différents.

[4] Si le jeu d’acteur est bon pour une production indépendante sans grands moyens, la synchronisation des voix est parfois très légèrement décalée ce qui donne un résultat malheureusement très brouillon.

[5] Autre contraste très intéressant, la cité et Paris que les protagonistes sont amenés à rejoindre par RER. La capitale se résume à l’université ou aux stations de métro. L’autre scène dans Paris intra-muros est synonyme d’échappatoire pour Béné et son ami, consacrant la différence de monde entre des endroits pourtant séparés par moins de vingt kilomètres.

[6] Plus que la substance onirique, c’est le rêve, l’espoir, qui sont au centre de l’univers PNL mais comme moyen d’échappatoire, d’exutoire presque, à l’enfer qu’est la banlieue.

[7] « Lorsque l’on filme deux personnages qui se font face en champ/contre champ, la caméra ne doit pas franchir la ligne imaginaire qui réunit ces personnages » Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma

Pour aller plus loin :

La musique Tu sais pas est probablement l’une de leur plus engagée. Sinon, Jusqu’au dernier gramme est l’une des plus poétiques et la mieux écrite. Pour mieux cerner l’univers PNL vaut-il encore mieux se plonger dans leurs albums en entier plutôt qu’écouter des musiques isolées, écrites originellement pour former un tout.

Crédits images : 

  • Screenshot du clip Le monde ou rien, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube
  • Screenshot du clip Onizuka, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube

Corporate : ressources (in)humaines

Céline Sallette et Lambert Wilson, impeccables en redoutable binôme RH.

La Loi du marché, Merci patron, Carole Matthieu… les longs-métrages engagés, dénonçant les travers de nos entreprises et du système capitaliste et leurs effets sur les vies humaines, se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique français. On ne peut que se réjouir d’une telle mise en lumière d’enjeux politiques fondamentaux par le septième art. Le cinéma pose alors sur la table avec âpreté et sincérité des aspects trop souvent occultés dans le débat public, et c’est tant mieux. Corporate, sorti dans les salles le 5 avril, démarre très bien, grâce à une mise en scène épurée et un casting quasiment irréprochable, mais peine finalement à tenir entièrement son pari.

Corporate annonce la couleur avec son titre. C’est le management, son jargon anglicisant et ses techniques brutales qui sont la cible de la caméra aiguisée du primo-réalisateur Nicolas Silhol. Le scénario de départ est simple mais terrible : poussé à bout par sa responsable des ressources humaines (Céline Sallette, merveilleuse à la fois de dureté et de complexité) qui souhaite “se débarrasser de lui”, un cadre de grande entreprise se suicide sur son lieu de travail. Stupeur, panique puis gêne au siège parisien : surtout, se dégager de toute responsabilité. “On n’a rien à se reprocher”, assène le DRH en titre, campé par un Lambert Wilson aussi charismatique que dépourvu de scrupules. Ici, être “corporate”, c’est, après un bon séminaire de “team building” (qui cache en fait la présentation d’une stratégie pour se débarrasser de certains salariés), être entièrement dévoué à son entreprise.

La première partie du film est à bien des égards réussie. Le réalisateur filme son histoire à la manière d’un véritable thriller psychologique ; on suit la protagoniste, haletante mais tout en contrôle, qui arpente jour et nuit les couloirs de son lieu de travail, cherchant frénétiquement à “sauver sa peau” : elle est directement dans le collimateur d’une inspectrice du travail zélée venue enquêter sur le drame. Alors qu’elle semble peu-à-peu ouvrir les yeux sur le caractère destructeur de la politique RH qu’elle a jusqu’ici menée avec brio (pousser les employés à la démission par diverses techniques leur laissant penser qu’ils sont les seuls maîtres de leur décision), la protagoniste n’en démord pas : elle n’a fait “que son travail”.

C’est ici que réside la réussite indéniable du film, dans la complexité du personnage principal, dont les motivations sont (presque) toujours floues : préserver sa liberté et sa carrière, quitte à entraver ou au contraire encourager l’enquête pour faire tomber sa direction, ou bien lever l’omerta sur les techniques de management de son entreprise, à la manière d’une lanceuse d’alerte ? Cette tension de fond est parfaitement incarnée dans la forme, grâce à un rythme très soutenu et une atmosphère électrique qui prennent pourtant quelques moments de respiration dans les (rares) moments que l’héroïne partage avec son mari et son fils. L’ambivalence du personnage et le conflit intérieur auquel elle fait face sont particulièrement bien illustrés par une très belle scène de flirt conjugal – en forme d’entretien d’embauche – qui tombe à l’eau tant la “killeuse” des ressources humaines est absorbée par la prise de conscience des conséquences de ses actes, certes dictés par sa hiérarchie.

Néanmoins, le film ne tient pas toutes ses promesses. Si la critique de ces techniques de management généralisées et de l’esprit “corporate” est maîtrisée, le réalisateur semble s’éloigner peu-à-peu de son message. On aurait aimé un tableau plus détaillé des relations entre collègues et des rapports de force qui se jouent au siège de l’entreprise, que Nicolas Silhol pose également sa caméra réellement au niveau des salariés. Le parti-pris est de se concentrer sur les ressources humaines ; il est intéressant, mais implique un traitement forcément partiel du sujet. La tournure résolument optimiste que prend le film lors de son dernier tiers est finalement dommageable, elle n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté qui nuit au message et à l’esprit “coup de poing” du long-métrage. S’il ne tombe jamais dans la simplicité et le manichéisme, Corporate n’est pas un film sans concession. La dernière partie du film peut ainsi être vue comme celle de l’apaisement, tant dans le rythme que dans l’esprit de la protagoniste, mais elle est malheureusement peu cohérente. Si le film pose les jalons d’une réflexion sur le système managérial responsable des souffrances au travail, il ne va pas au bout de son idée directrice, et c’est dommage.

Crédits photos : 

http://mondocine.net/cinema-corporate-critique-film/

http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=244750.html

Les X-Men, des super-héros politiques

https://www.moviefone.com/2016/05/24/x-men-movie-facts/
© 20th century fox

La sortie en salle de Logan (1er mars), dernier film en date de la saga X-Men, sera pour Hugh Jackman l’occasion de dire adieu à un Wolverine qu’il incarne depuis dix-sept ans. Pour LVSL, c’est surtout l’opportunité, après Star Wars ou encore The Walking Dead, de poursuivre l’entreprise de revalorisation de certains pans de la pop culture, et de ce qu’ils peuvent nous dire, à travers l’exemple des X-Men, ces super-héros mutants hautement politiques.

(suite…)

Roman Polanski ne sera pas président des Césars : l’incroyable amnistie des viols dans le milieu du cinéma

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©Georges Biard

Roman Polanski, recherché aux Etats-Unis pour viol sur mineur, ne sera finalement pas président des Césars. Cela fait suite à une intense campagne menée par des organisations féministes. C’est l’occasion de rappeler l’incroyable banalisation du viol dans le milieu du cinéma et en quoi cela participe plus largement de la « culture du viol ».

Après une polémique qui enflait, le cinéaste Roman Polanski a décidé de se retirer, provoquant la satisfaction d’un certain nombre de personnes qui l’y poussaient. Pourtant nul lieu de se réjouir ici, car on doit maintenant s’interroger : comment est-il seulement possible qu’on ait suggéré qu’il préside les Césars, compte tenu de ce dont il est accusé ?   Comment peut-il avoir la possibilité de circuler librement en France ?

Samantha Geimer - victime de Roman Polanski
Samantha Geimer – victime de Roman Polanski

Petit rappel des faits : en 1977, Roman Polanski, âgé de 44 ans se rend chez Jack Nicholson pour réaliser un shooting photo avec une jeune fille. En vérité cette jeune fille est une enfant de 13 ans. Ce jour-là il la droguera et la violera dans des conditions effroyables.

Après qu’il a plaidé coupable pour rapports sexuels illégaux avec un mineur, en accord avec le juge (et en contradiction avec les déclarations de la victime décrivant sans nul doute possible un viol) il s’enfuit vers l’Europe et parcourt librement le monde où toutes les demandes d’extradition de la justice américaine trouveront une fin de non-recevoir.

Exception toutefois notable de la Suisse, qui, en 2010, décide de le faire arrêter alors qu’il est de passage sur son territoire. Roman Polanski publie alors, avec le soutien de Bernard-Henri Lévy, une lettre ouverte où il plaide pour sa liberté, expliquant que les 47 jours qu’il a passés en prison sont bien suffisants. Il avance pour argument le fait que la victime ait demandé l’arrêt des poursuites (après des années et des années de harcèlement médiatique).

Bernard-Henri Lévy lui apporta davantage de soutien avec une pétition rassemblant des gens aussi variés que Yann Moix, Harrison Ford, Jeremy Irons, Claude Lanzmann,  Sam Mendes, Isabelle Huppert, Milan Kundera et bien d’autres… Tous se déshonorèrent gravement ce jour-là, mais pas autant que la Suisse qui céda à la pression et relâcha le cinéaste.

Il ne s’agit pas de contester le talent artistique de Roman Polanski, ni le génie de certains de ses films, tels que La Jeune Fille et la Mort qui évoque d’ailleurs frontalement le thème du viol et de la quête de justice. Il s’agit plutôt de s’interroger sur les raisons pour lesquelles il est juste que le talent, ou même les souffrances inouïes auxquelles ce réalisateur fut confronté dans sa vie (son enfance dans le ghetto de Cracovie, l’assassinat monstrueux de sa femme par Charles Manson et sa secte) servent de passe-droit criminel.

Dylan Farrow
Dylan Farrow

La dernière fois que nous avions entendu parler de cette affaire c’était lors de la Cérémonie d’ouverture du Festival de Cannes 2016. Laurent Lafitte est alors le bouffon officiel de la cérémonie et lance au réalisateur Woody Allen : « ça fait plaisir que vous soyez en France, parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe alors que vous n’êtes même pas condamné aux Etats-Unis » (contrairement à Roman Polanski donc).
A quoi fait donc référence Laurent Lafitte à ce moment précis ? Au fait que Woody Allen se soit marié avec sa fille adoptive qu’il a élevée toute son enfance ? C’est pour le moins étonnant mais pas illégal… Non, Laurent Lafitte fait ici référence à la lettre ouverte de Dylan Farrow, fille biologique de Woody Allen, qui a  raconté comment son père l’a violée à l’âge de 7 ans. Et que s’est-il passé ? Rien, ou si peu. On a même accusé par ci par là la mère d’avoir manipulé la fille…

Etant donnée la gravité de ce sujet, autant dire que cette blague a provoqué un malaise intersidéral. Il faut dire qu’il n’y a pas franchement de quoi se marrer. A défaut de rire on pouvait au moins admirer une certaine bravoure de l’acteur et se dire « bon, Lafitte n’est pas drôle, mais il a au moins osé, devant des centaines de personnes, mettre un terme au silence ignoble qui entoure ces deux agresseurs ». Mais ça, c’était avant qu’il soit sommé de se justifier. Car quelques jours plus tard le voilà expliquant que sa blague fût mal comprise et qu’il n’avait rien voulu dénoncer si ce n’est… moquer le « puritanisme américain » . C’est le moment où on se demande si on a bien lu, s’il est réellement possible qu’en 2016 un acteur puisse considérer que condamner le viol et l’inceste soit du puritanisme et poursuivre tranquillement sa carrière… Oui, c’est donc possible. Intéressant de voir par ailleurs pourquoi Laurent Lafitte était à Cannes cette année-là, car cela permet de voir que cette blague n’était pas un “dérapage”, comme on le dit trop souvent, mais fait bien partie d’un tout cohérent.

Laurent Lafitte était là pour présenter le film Elle. Dans Elle, réalisé par un homme (Paul Verhoeven) , Laurent Lafitte joue le violeur d’une femme incarnée par Isabelle Huppert qui apprend petit-à-petit à apprécier ses viols et à en jouir. La critique a adoré cette apologie du viol à l’image du Figaro qui, au moment de sa sortie à Cannes, trouva cela très subversif et qui pour l’occasion réussit à inventer le concept du « viol avec consentement » (« Michèle devra subir un nouveau viol avant de démasquer son agresseur, qui la violera à nouveau, cette fois avec son plein consentement, dans une scène mémorable où humour et perversité s’entremêlent. Jusqu’à l’orgasme » nous apprend l’article avec enthousiasme).  Pour Philippe Djian, le scénariste du film, « il s’agit d’une femme qui n’a pas envie de se soumettre aux codes qu’on nous soumet à longueur de vie », et le Figaro rajoute « comme par exemple d’appeler la police quand on est victime d’un viol ». Evidemment : les 10% de femmes violées qui portent plainte sont sacrément conformistes, elles feraient mieux d’être subversives comme le Figaro et Laurent Lafitte et d’apprendre à jouir quand elles se font violer. Finalement, nous dit Philippe Djian « c’est sa liberté qui gêne le spectateur ». Oui, possible. Ou bien c’est l’apologie du viol.

Pola Kinski
Pola Kinski

Il faut dire qu’il n’y a pas que sur l’affaire Dylan Farrow que le silence est de mise. Épuisée d’entendre que son père était un génie, Pola Kinski a fini par sortir en 2013 un livre, Tu ne diras jamais rien, où elle explique comment Klaus Kinski, son père, l’a violée, enfant, pendant plus de dix ans. Ces révélations auraient dû ruiner la réputation de Klaus Kinski : il n’en fût rien. Il faut dire qu’en 1975, dans son autobiographie, le tortionnaire expliquait déjà préférer sexuellement les mineurs et racontait avec des détails sordides comment il avait violé une adolescente de 15 ans, sans que cela ne mette un terme à sa carrière.

Maria Schneider
Maria Schneider

« Rien ne peut justifier l’horreur d’une agression sexuelle. Ni l’époque aux mœurs plus légères, dit-on, comme si cela pouvait effacer le traumatisme. Ni l’Art. » dit à raison Paris Match. Mais le magazine parle là d’une autre affaire, celle où Bertolucci a organisé, sur le tournage du Dernier Tango à Paris, une agression sexuelle de Marlon Brando sur une jeune actrice de 19 ans, par souci de réalisme, afin, comme l’explique le réalisateur lui-même, que Maria Schneider se sente réellement humiliée. Ce fut de ce point de vue réussi, la jeune fille fut traumatisée à vie et sa carrière en pâtit énormément.

Mais il n’y a pas besoin de remonter à 1972 pour retrouver ce type de comportements. Le nominé aux Oscars et acteur principal de Manchester by the Sea, Casey Affleck fut par exemple accusé à deux reprises de harcèlement sexuel par ses collègues.

Les abus sexuels à l’encontre des enfants continuent également malgré le fait que l’existence de réseaux pédophiles organisés à Hollywood commence à être connue grâce aux révélations du héros des Goonies ou du documentaire An Open Secret.

Alors quel est l’intérêt de faire cette longue liste glauque et ô combien incomplète des viols dans le milieu du cinéma ? C’est qu’elle permet de mettre en évidence que des personnes célèbres ont pu violer sans faire face à la justice et continuer à exercer dans une indifférence plutôt généralisée. Car l’enjeu est bien là : il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut dissocier les artistes de leurs œuvres – c’est un débat interminable – mais d’appuyer le fait que ces hommes ne devraient pas être les auteurs de ces œuvres puisqu’ils devraient être en prison.

Le cinéma est un exemple marquant, mais il n’est qu’un exemple parmi d’autres, permettant d’illustrer parfaitement ce que les féministes appellent « la culture du viol » – c’est-à-dire les représentations qui façonnent la conception que l’on a du viol et qui permettent de le banaliser. On a ici la preuve que cette culture du viol est extrêmement puissante : dans ces affaires les victimes ont systématiquement été accusées d’avoir menti, d’avoir été consentantes (oui, même droguée à 13ans – Samantha Geimer raconte comment elle fût considérée comme « une petite salope »), d’avoir mis trop de temps à faire savoir qu’elles ont été violées… Pire encore, on a vu que le viol est érotisé, que l’on peut dire sans trop de soucis qu’il appartient au domaine du jeu sexuel. On a constaté la croyance selon laquelle la plupart des femmes violées portent plainte. On a remarqué qu’il est simple de se justifier d’avoir violé au nom de l’art ou de ses souffrances personnelles, que l’on trouve toute sorte d’excuses aux bourreaux et toutes sortes de blâmes à l’encontre des victimes. On a vu que les célébrités peuvent violer sans être inquiétées par la justice et que cela ne déclenche ni l’opprobre des critiques, ni celle des spectateurs ou plus largement de l’opinion publique, pire qu’une grande part de ces derniers n’hésite pas à prendre la défense des tortionnaires. Le fait que le viol soit socialement accepté dans le milieu du cinéma et par le public montre quelque chose d’encore plus grave et d’encore plus large.

Ce que cela prouve, c’est que ce n’est pas seulement chez les célébrités que le viol est banalisé et impuni : c’est dans toute la société. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas ici d’une injustice de classe mais bien d’une injustice de genre. En effet si près de 100 000 femmes sont violées par an en France, seule 1 femme sur 10 porte plainte après un viol. Sur ces plaintes, seule 1 sur 10 aboutît à une condamnation. Le viol est donc massivement impuni. Son impunité s’explique en grande partie par une culture du viol omniprésente, dont le milieu du cinéma est un exemple tristement marquant.

Pour en savoir plus – la BD de Commando Culotte sur l’impunité des hommes célèbres. 

Crédits Photos :
– http://www.thetimes.co.uk/tto/arts/film/article3868909.ece
– http://www.thewrap.com/dylan-farrow-responds-backlash-betrayal-woody-allen-sex-abuse-allegations/

– http://www.huffingtonpost.fr/2013/09/18/roman-polanski-the-girl-victime-livre_n_3945603.html
– http://koktail.pravda.sk/hviezdne-kauzy/clanok/255600-klaus-kinski-roky-zneuzival-vlastnu-dceru-priznala-to-az-teraz/

Politique de François Truffaut

François Truffaut manifestant devant le siège de la Cinémathèque le 30 mai 1968 pour le maintien d’Henri Langlois à sa direction.

Dans l’ensemble des cinéastes français du second XXème siècle, François Truffaut s’est imposé, de son vivant mais surtout après sa mort en 1984, comme un des mythes les plus vifs, à la fois en France et à l’étranger. Solidement lié au mouvement dit de la Nouvelle Vague et aux Cahiers du Cinéma, au sein desquels il a exercé le métier de critique de cinéma, Truffaut a évolué parmi ces cinéastes incarnant un moment charnière dans l’histoire du septième art français – Godard, Rohmer, Chabrol, Varda pour citer les plus emblématiques, nourrissant un imaginaire contemporain qui l’associe à un cinéma “intello”, élitiste, s’adressant au monde des idées -, ce cinéma dont il s’est pourtant toujours défendu de toute appartenance. Comment peut-on dès lors cerner la politique du cinéma de Truffaut ?

 

Les sentiments plutôt que les idées

Je m’intéresse aux relations plus qu’aux idées”, déclare Truffaut quand on l’interroge sur son rapport à l’art engagé. Il n’aura de cesse durant toute sa carrière de s’éloigner le plus possible de la figure de l’intellectuel – et de surcroît de celle de l’intellectuel engagé, dévorante dans la société française d’après-guerre. Celui qui ne cache pas son admiration pour Sartre dessine pourtant une ligne de démarcation très claire entre le domaine de l’intellect (“Je ne suis pas assez intelligent”, affirme-t-il encore au micro de Jacques Chancel en 1971) et celui, qu’il juge plus intuitif – mais pas moins complexe – des relations humaines et des sentiments. Choix d’artiste ; choix d’homme aussi : jamais François Truffaut ne s’est encarté dans un parti ou n’a même montré une quelconque proximité avec une famille politique – hormis peut-être dans la mobilisation de certaines références (Sartre, toujours). Il n’est ni un militant, ni un compagnon de route, même s’il s’est engagé pour certaines causes dans son parcours personnel et professionnel. Truffaut et son œuvre sont-ils dès lors apolitiques ?

Indéniablement, Truffaut est un conteur, un maître du récit, un cinéaste au service des histoires et des personnages qui les font vivre. Le père du concept de “politique des auteurs” s’astreint à un but très simple pour définir sa propre politique : raconter une histoire avec un début, des péripéties, une tension dramatique, et une fin, sans asservir cette histoire à la transmission d’un message ou d’une morale. Toutefois, la volonté de dépeindre la complexité des relations entre hommes et femmes, parents et enfants, au sein d’une société donnée est une constante dans l’œuvre du cinéaste. Toujours, ses films mettent en évidence des rapports de forces dans les relations amoureuses (Jules et Jim, Domicile Conjugal, La Sirène du Mississippi) ou familiales – ou plus encore intergénérationnelles (Les 400 coups, L’Argent de Poche). En filmant ses personnages, c’est sur la société entière que Truffaut pose son regard ; et c’est à chacune de ses composantes qu’il donne un moyen d’expression, dans un style dont la limpidité et la justesse tranchent avec le caractère indigeste d’un Rohmer par exemple. Sans lui attribuer l’étiquette de sociologue qu’il rejetterait probablement, permettons-nous d’avancer qu’il est un grand cinéaste social.

Dans Les Quatre Cents Coups, Truffaut brosse le portrait d'une famille où l'enfance est mal-aimée et incomprise.
Dans Les Quatre Cents Coups (1959), Truffaut brosse le portrait d’une famille des années 1950 où l’enfance est mal-aimée et incomprise. Capture Les Quatre Cents Coups

Un portraitiste à l’appétit démocratique

Le philosophe Jacques Rancière a remarquablement théorisé dans son ouvrage Politique de la littérature (2007) la puissance politique qu’une œuvre d’art – littéraire dans le cas de l’ouvrage – peut véhiculer intrinsèquement, en s’affranchissant d’un quelconque engagement de l’auteur ou du message politique qu’on attribue à l’œuvre en elle-même. Il montre à quel point Flaubert, Tolstoï, ou encore Brecht ont révolutionné en leur temps la politique de la littérature – en donnant à tous les sujets et objets possibles une capacité d’expression, en abolissant des hiérarchies de genre, en effaçant la frontière entre le vil et le noble dans l’art, ou encore en donnant la parole aux masses plutôt qu’aux “grands hommes”.

Si Truffaut n’a jamais exprimé une quelconque prétention de cet ordre (“Je n’ai jamais pensé révolutionner le cinéma”, déclare-t-il), l’analyse de Rancière peut éclairer la politique truffaldienne en opérant un transfert de la littérature au cinéma. Chez Truffaut, les protagonistes proviennent de toutes les catégories de population (ce sont tour à tour des enfants, des femmes, des hommes, des artistes, des employés, des médecins, des professeurs…), des objets banals et quotidiens peuvent occasionner des scènes mémorables ; nul n’est jugé trop bas ou trop haut placé pour que gravite autour de lui ou d’elle une histoire : “Il faut faire les petites choses comme si elles étaient grandes”, retiendra-t-on de L’Histoire d’Adèle H.. Mais c’est dans sa manière de filmer l’autre – et surtout, celui ou celle qui peut-être considéré(e) comme faible – que l’appétit démocratique et la sensibilité sociale de Truffaut s’expriment le plus clairement.

Ainsi, l’enfance, thème cher au cinéaste, a rarement trouvé meilleur porte-drapeau au cinéma. Que ce soit dans Les 400 coups, L’Argent de poche ou encore L’Enfant sauvage, on est frappé par ce regard porteur d’égalité que pose Truffaut sur ses sujets ; comme s’il avait passé ces tournages agenouillé pour (re)voir le monde à travers les yeux de l’enfance, en voulant se prémunir de tout jugement ou biais adulte. C’est tout de même sa vision de ce moment de la vie qui est exposée : un moment à la fois sublime et fragile, où l’appétit de liberté et de vie côtoient le besoin d’amour et de tendresse, où l’on “se cogne à tout, on se cogne à la vie” en étant finalement plus solide qu’on peut le croire (L’Argent de Poche, 1976). L’enfance, Truffaut ne s’en désintéresse jamais ; elle devient pour lui plus qu’un thème propre à son œuvre, à sa politique, une véritable cause qu’il ne peut s’empêcher de défendre en tant qu’homme (il s’engage à la fin des années 1960 contre l’enfance maltraitée, devient bienfaiteur de SOS Villages d’enfants).

La politique par l’auteur plutôt que le militantisme

Rattrapé par le militantisme, Truffaut, lui qui s’est un jour situé comme appartenant à “l’extrême-centre” du cinéma français ? Le cinéaste n’est pas resté inactif lors de certains combats. En mai 1968, alors que la France s’embrase, il participe aux actions qui mènent à l’annulation du Festival de Cannes pour manifester sa solidarité avec les étudiants et ouvriers grévistes. Parallèlement, il s’engage pleinement dans un bras de fer avec le Ministre de la Culture André Malraux qui tente de mettre fin aux fonctions du fondateur et directeur de la Cinémathèque française Henri Langlois. Aux côtés de ses camarades fréquemment surnommés les “Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague”, et au milieu du tournage du troisième volet de la saga Doinel, Baisers Volés, Truffaut monte aux premières lignes du combat qui aboutit à la reconduite de Langlois. Néanmoins, il reste plutôt à l’écart des soubresauts politiques et de la rue en 1968 : François Truffaut n’est définitivement pas un militant, mais l’on retrouve dans ses engagements spontanés – et pas moins féroces – l’indéniable défense de certaines causes : l’enfance donc, le cinéma comme liberté et pouvoir de l’auteur, mais aussi, encore une fois, la démocratie comme garantie de la liberté d’expression de chacun. Ainsi, il se bat en 1970 aux côtés de Sartre et Beauvoir pour la parution de La Cause du Peuple – pas nécessairement pour son adhésion à la cause prolétarienne, qu’il met assez peu en avant en dépit d’une trajectoire politique allant incontestablement vers la gauche tout au long de sa vie, mais davantage par défense de la liberté d’expression. 

 

François Truffaut manifestant devant le siège de la Cinémathèque le 30 mai 1968 pour le maintien d'Henri Langlois à sa direction.
François Truffaut manifestant devant le siège de la Cinémathèque le 30 mai 1968 pour le maintien d’Henri Langlois à sa direction.

Mais le coeur du sujet demeure la politique truffaldienne, sa politique d’auteur, autrement plus puissante que l’engagement du cinéaste. L’appétit démocratique de Truffaut mentionné précédemment se manifeste également par le renversement de certaines hiérarchies, le bouleversement d’un certain nombre de rapports de forces. Lorsqu’on lui demande d’expliquer le relatif échec du film La Sirène du Mississippi (1969), mettant en scène une histoire d’amour tourmentée entre Catherine Deneuve et Jean-Paul Belmondo, Truffaut identifie une cause centrale : c’est le non-respect de la hiérarchie de genre dans le couple, l’acte subversif qui consiste à faire de la femme non pas l’être qui subit, mais celle qui peut mener, manipuler, avoir l’ascendant, qui a dérangé dans une société française qui se remettait à peine de 1968 (“J’avais une histoire d’amour inversée. Je traitais Jean-Paul Belmondo comme une jeune fille vierge et Catherine Deneuve comme un aventurier. Je crois que cette inversion de sexes a choqué” expliquera-t-il a posteriori). La subversion, c’est aussi, en 1975, choisir de faire un film sur lequel plane constamment l’ombre du mythe Victor Hugo, mais sans jamais le faire apparaître et en focalisant l’attention sur Adèle, la jeune femme atteinte de folie obsessionnelle qui se cache derrière son père, et l’histoire tragique de sa sœur Léopoldine. Encore une fois, Truffaut donne la parole, se glisse dans la peau d’un personnage qui pourrait à bien des égards être considéré comme secondaire, dénué d’intérêt, trop faible : on retrouve cette politique flaubertienne mise en lumière par Rancière.

Jean-Paul Belmondo n'est pas au bout de ses peines. (La Sirène du Mississippi, 1969)
Jean-Paul Belmondo n’est pas au bout de ses peines. (Belmondo et Deneuve dans La Sirène du Mississippi, 1969) Capture : La Sirène du Mississippi

Truffaut, témoin “malgré lui” du XXème siècle et cinéaste populaire

Il y a donc presque constamment, chez Truffaut, l’idée de dépeindre la vie et la société telles qu’elles sont, en gommant au maximum les hiérarchisations que peuvent imposer certains genres cinématographiques. Il affirme ainsi avoir toujours chevillée au corps la nécessité dans ses films d’une “vérification par la vie”, ce qui induit une justesse rarement inégalée dans le traitement des rapports sociaux, humains. Lorsqu’on pointe le caractère parfois presque sociologique de son œuvre et qu’on lui demande s’il se considère comme un témoin du XXème siècle, Truffaut répond qu’il l’est “sans vouloir l’être, malgré [lui]”, ce qui pourrait bien résumer sa position face à l’engagement : un aspect de sa vie qui ne s’est jamais véritablement concrétisé dans le combat politique, mais bien dans sa propre politique d’auteur, dans le choix des thèmes qui sont autant de causes, dans l’égalité de traitement des objets et des sujets.

Dans La Nuit Américaine, Truffaut nous plonge dans les coulisses d'un tournage de cinéma dans les moindres détails.
Mise en abîme dans La Nuit Américaine (1973) :  Truffaut nous plonge dans les coulisses d’un tournage de cinéma dans les moindres détails. Capture : La nuit américaine

 

Dans la fabrication même du film, Truffaut ne se départit pas de sa conscience sociale : “Faire un film est acte social” déclare-t-il à Jacques Chancel toujours. Le tournage comme lieu de brassage des classes sociales par la rencontre du très large panel des métiers du cinéma – auteurs, maquilleurs, techniciens, scripts, producteurs, etc. – est un moment de création collectif et émancipateur auquel il rend hommage dans La Nuit Américaine (1973) où tous, du producteur à la stagiaire script, ont leur mot à dire. C’est dans cet amour absolu du cinéma, qui le pousse à faire tomber des barrières hiérarchiques, à nourrir un processus de création mais aussi de diffusion le plus démocratique possible, dans la croyance ferme que chaque sujet mérite d’être filmé et visionné par chacun que Truffaut est éminemment politique : du véritable cinéma populaire, au sens le plus noble du terme.

 

Crédits photos :

http://cinema.arte.tv/fr/article/francois-truffaut-en-4-minutes

http://www.telerama.fr/cinema/jean-pierre-leaud-francois-truffaud-l-histoire-d-une-longue-complicite,58761.php

http://ec-druye.tice.ac-orleans-tours.fr/eva/spip.php?article243

http://www.telerama.fr/cinema/truffaut-etait-il-petit-bourgeois,118584.php

http://www.unifrance.org/film/47/la-sirene-du-mississipi

http://www.notrecinema.com/communaute/v1_detail_film.php3?lefilm=16265