« Le féminisme ne doit pas s’inscrire dans les catégories masculines » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra à l’Université d’été de LVSL en 2019 ® Clément Tissot pour LVSL

En Espagne, le gouvernement de coalition dirigé par Pedro Sanchez a permis de nombreuses avancées sociales et culturelles. LVSL en a rendu compte : explosion du salaire minimum, reconstruction d’un code du travail démantelé par la « Troïka » (FMI, BCE, Commission européenne), institutionnalisation de nombreuses demandes féministes. Certains reprochent cependant à la gauche espagnole d’avoir renoncé à ses ambitions transformatrices et oublié la radicalité originelle du mouvement des indignados. Les réformes en matière de droit des femmes font également l’objet de critiques issues du courant féministe. Nous nous sommes entretenus avec Clara Serra, qui avait participé à l’Université d’été du Vent Se Lève en 2019. Ex-députée Podemos à l’Assemblée de Madrid, chercheuse à l’Université de Barcelone, elle est l’auteure de nombreux articles et livres – dont Leonas y zorras : estrategias políticas feministas (2018). Cet entretien est l’occasion de revenir sur le bilan du gouvernement espagnol, ainsi que sur les thèmes de l’identité, du désir et de la judiciarisation des comportements depuis une perspective féministe. Entretien mené par Guillermina Huarte, traduit par Paul Haupterl1.

Guillermina Huarte – Vous interrogez les luttes politiques identitaires, et êtes l’une des auteures de Alianzas rebeldes. Un feminismo más allá de la identidad [Alliances rebelles. Un féminisme au-delà de l’identité NDLR]. Quelles sont les limites des luttes identitaires ? Pourquoi parler d’un féminisme qui va au-delà de l’identité ?

Clara Serra – En un sens, toute politique est une politique de l’identité. Les identités sont des constructions sociales que les luttes politiques peuvent mobiliser pour affronter le pouvoir. Dans le cas du féminisme, il est clair que, d’une part, l’identité féminine a à voir avec le fait que les femmes sont assignées à travers le monde à des places similaires, qu’elles partagent des expériences proches voire un commun destin social ou économique, et que cela a à voir avec le patriarcat. Se servir de cette identité est un moyen de se retourner contre l’inégalité. Mais seulement si l’on s’en sert de façon stratégique.

Lorsque les luttes politiques oublient le caractère instrumental, et en un certain sens fictif (construit) des identités, les luttes peuvent cesser d’être émancipatrices et, au contraire, reproduire les catégories de pouvoir, en les essentialisant et en les réifiant.

On transite d’un cadre dans lequel les femmes sont comprises comme étant potentiellement capables de dire « non » vers un autre dans lequel – la sexualité étant entendue comme dangereuse pour les femmes – ce choix est pensé comme impossible.

Le but du féminisme n’est pas de reproduire la catégorie « femme », mais en quelque sorte de la détruire. C’est-à-dire de travailler à la construction d’un monde dans lequel cette catégorie perd son importance sociale et n’a pas d’implications particulières en termes de trajectoires individuelles. Nous nous battons pour le droit des femmes à être différentes les unes des autres et pour cela nous utilisons un mot qui construit une identité commune fictive de manière instrumentale. Lorsque nous perdons de vue ce caractère fictif, nous élaborons des politiques essentialistes et conservatrices qui sanctifient et mythifient l’identité des femmes. Je m’oppose à de tels féminismes.

GH – Les mots d’ordre féministes sont marqués par une demande d’intervention punitive et d’extension du code pénal. La loi sur les libertés sexuelles votée en Espagne s’inscrit en ce sens. Le durcissement du code pénal vous semble-t-il compatible avec l’idéal de transformation sociale que le féminisme pourrait contenir ?

CS – Je crois, comme le soulignent de nombreux auteurs, que la phase actuelle du néolibéralisme se caractérise par une dérive punitive. C’est le produit du recul de l’État-providence et des politiques sociales. Face à l’appauvrissement massif et à la précarisation de nos vies, l’incertitude et le sentiment d’insécurité, de risque et de danger social augmentent. Les politiques punitives rendent certains individus, ou certains groupes, responsables de ce risque et exonèrent ainsi les politiques structurelles de paupérisation d’où surgit la fracture sociale. On nous promet paix et ordre à travers des solutions punitives. Par conséquent, au cours des dernières décennies, les États libéraux ont eu de plus en plus recours au durcissement de leur code pénal. Aux États-Unis mais aussi en Europe.

Cela est à mon sens incompatible avec un horizon de gauche, qui devrait s’engager en faveur de politiques sociales et économiques qui s’opposent au néolibéralisme. Je crois que certaines forces de gauche et aussi certains féminismes se laissent séduire par ces politiques punitives et collaborent de façon parfaitement inconséquente et dangereuse à ce renforcement pénal des démocraties libérales actuelles.

La loi sur les libertés sexuelles, comme beaucoup de propositions qui ont été mises en œuvre dans le contexte nord-américain et anglo-saxon contre les violences sexuelles, envisage de façon explicite le code pénal comme le levier fondamental de la transformation sociale et de la correction des comportements individuels. De la même façon, certaines propositions politiques LGBT exigent également un recours excessif aux moyens punitifs dans leur lutte contre les « crimes de haine », ce qui a d’ailleurs été critiqué par des activistes LGBT et queer critiques tels que Dean Spade.

GH – Aujourd’hui, on parle beaucoup du consentement, et ce n’est pas pour rien que cette loi sur les libertés sexuelles est appelée solo si es si (« seul oui est oui » NDLR). À plusieurs reprises, vous avez souligné qu’il est problématique de passer de « non c’est non » à « seul oui c’est oui ». Quelle est la différence entre les deux ?

CS – On transite d’un cadre dans lequel les femmes sont comprises comme étant capables de dire « non » (et sont encouragées et habilitées à le dire), à un autre dans lequel – la sexualité étant entendue comme systématiquement dangereuse ou intimidante pour les femmes – ce choix est pensé comme impossible. Cela me semble hautement problématique. Sommes-nous prêtes à assumer cette impossibilité et à cesser de lutter pour une société dans laquelle nous pouvons dire « non » ? Quelles choses perdons-nous en cours de route en acceptant un tel cadre ?

Celles qui, partisanes du consentement positif, défendent le slogan « seul le oui est oui » le présentent comme un cadre supérieur parce qu’il est formulé en une phrase affirmative. C’est à mon avis totalement faux ; le slogan « seul oui est oui » n’a de sens que si l’on considère que le « non » est partout, c’est-à-dire que si nous pensons qu’en principe et par défaut les femmes ne souhaitent pas de relations sexuelles. Cela ne me semble pas rompre en quoi que ce soit avec la conception réactionnaire de la femme comme un être effrayé par le sexe.

De fait, c’est la société patriarcale qui nous amène à croire qu’être une femme décente, c’est ne pas vouloir ni désirer de sexe, c’est ne pas avoir d’attentes sexuelles. Je pense qu’il est juste, bien sûr, de remettre en question l’identification systématique dès que les hommes le désirent de tout silence à un « oui », bien sûr, mais je trouve très problématique que la réponse à cette question soit d’établir dans l’autre sens et catégoriquement que tout silence est un « non ».

Le problème, précisément, est que cette conception du consentement positif a besoin de tout faire rentrer dans la case du « oui » très clair ou dans celle du « non » très clair. Cette clarification drastique de la sexualité supprime la possibilité du « je ne sais pas ». Pour le dire autrement : je soutiens qu’en plus des choses que les sujets savent qu’ils veulent et de celles qu’ils savent qu’ils ne veulent pas, il y a un large éventail de choses qui relèvent du domaine du non-savoir, du doute et de l’incertitude (incertitude non seulement de ce que l’autre veut mais aussi de ce que l’on désire soi-même !). Lorsque le féminisme dit « non, c’est non », je ne pense pas que l’on puisse en déduire que tout ce qui n’est pas un « non » est un « oui » ; au-delà du « non », il peut y avoir un « peut-être », un « je ne sais pas » ou un « on verra ». Dans la conception imposée du consentement positif – pour laquelle « seul un oui est un oui » est un critère permettant de distinguer le sexe consensuel de la violence et du crime sexuel – nous disons clairement que la loi peut et doit considérer toute absence de « oui » comme un « non » clair comme de l’eau de roche, si clair comme de l’eau de roche qu’il implique une infraction pénale exactement comme si la femme avait dit « non ».

Quelque chose s’est perdu. Prétendre clarifier complètement le sexe et éradiquer la possibilité du « je ne sais pas » ne me semble pas être une avancée féministe et, de fait, semble limiter l’exploration sexuelle par les femmes des territoires opaques de leur propre désir tout en les rendant responsables de toujours savoir et dire clairement ce qu’elles veulent. Le problème est que nous ne savons pas toujours ce que nous voulons et que nous avons le droit de ne pas savoir, de douter, d’explorer, de découvrir.

De plus, pour les femmes, dire « oui » dans ce cadre actuel du consentement positif ne signifient pas prendre l’initiative sexuelle. Dire, prononcer ou expliciter un « oui », c’est répondre, c’est répondre à la demande, à la question ou à la proposition de l’autre (et répondre à ce que l’autre propose, en plus, de manière affirmative). Pour moi, un féminisme qui prétend défendre la désobéissance féminine doit s’orienter dans direction opposée : défendre l’initiative sexuelle des femmes dans la recherche de leur plaisir et de leurs désirs ; c’est-à-dire être celles qui proposent, qui cherchent l’autre, qui prennent des risques, qui explorent.

En d’autres termes, celles qui, s’il s’agissait d’un dialogue, sont celles qui demandent et non celles qui répondent. Dans les imaginaires sexuels dérivant de la conception du consentement sexuel comme le critère qui permet de séparer les violences du sexe, cette place a été effacée, la position d’attente et de passivité des femmes est généralisée, la désobéissance féminine est niée et cachée, les « mauvaises filles » qui veulent du sexe plus que les hommes et qui prennent l’initiative contre les mandats patriarcaux, ont disparu de la carte. Rendre cette possibilité visible est, je pense, fondamental, précisément parce que cela met en lumière quelque chose de très important. Les femmes, lorsqu’elles prennent l’initiative sexuelle, ne demandent pas toujours et n’attendent pas toujours un « oui » explicite de l’autre partie ou une clarté parfaite sur le désir. Devraient-elles commencer à le faire pour ne pas devenir des criminelles ? Peut-on imaginer dans le cadre de ces nouvelles dispositions juridiques (et de leur application par un système judiciaire conservateur), une augmentation du nombre de femmes accusées de harcèlement sexuel ?

Il me semble évident que prendre l’initiative, c’est précisément prendre les risques liés à la négociation sexuelle. De nombreuses femmes, notamment, ne montrent-elles pas qu’il est possible de prendre l’initiative sans clarté absolue et en même temps sans violence envers l’autre ? Ne devrait-on pas explorer cette voie ? Je crois que l’éducation sexuelle féministe doit apprendre aux hommes qu’il est possible de séduire sans violence. Tout comme je crois que l’éducation féministe doit apprendre aux femmes que se voir dire « non » n’est pas un outrage honteux ou humiliant. Si nous voulons encourager les femmes à emprunter les chemins que la culture patriarcale nous a toujours interdits, je pense que l’enseignement doit être : on peut se lancer, prendre des risques, essayer de séduire l’autre et, si l’autre ne veut pas, cela ne doit pas être vécu, par les femmes, comme une humiliation.

Être active, c’est aussi assumer le risque que l’on peut se voir opposer un refus, que l’on peut s’être trompée dans l’interprétation du désir de l’autre, que l’on peut s’être exposée mais que l’autre ne soit pas rentré dans le jeu. Dans notre imaginaire sexuel, il manque des hommes qui puissent dire non (par opposition à l’idée de l’homme au désir puissant et toujours actif, qui fait partie, je pense, des exigences de la masculinité) et plus de femmes qui acceptent de prendre les risques inévitables de toute négociation sexuelle (qui ne peut jamais être totalement nette, claire et transparente). La conquête du terrain d’exploration, la possibilité d’entrer sur un terrain sexuel où il y a place pour le malentendu ou l’incompréhension avec l’autre, va de pair avec la conquête du « non c’est non ». C’est un excellent slogan féministe car il signifie à toutes les femmes que dire « non » est possible, que nous ne sommes pas obligées d’être toujours disposées à et disponibles pour satisfaire les désirs des hommes. Il indique également aux hommes que le « non » doit toujours être respecté.

Nous avons besoin d’un féminisme qui s’oppose la violence et qui, en même temps, préserve pour les femmes la possibilité de ne pas toujours vouloir ce qu’elles désirent et de ne pas toujours désirer ce qu’elles veulent.

Je crois que, par rapport aux objectifs que je viens d’exposer, les conceptions actuelles du consentement que nous mettons en place sont régressives, et représentent un pas en arrière plutôt qu’un pas en avant. L’homme reste l’acteur et la femme reste celle qui répond à ce qui lui est proposé par les autres. Et la sexualité est un terrain tellement hostile pour les femmes que nous ne sommes jamais capables ni de nous engager dans la séduction ni de dire « non » aux désirs des hommes. Cela me semble un cadre conservateur qui ne rompt nullement avec les assignations et les rôles de genre traditionnels, mais qui les reconduit sous de nouvelles formes à travers de la loi. C’est un féminisme qui présuppose l’impuissance des femmes au lieu de travailler à leur autonomisation et qui, en présupposant qu’il n’y a pas de capacité à dire non, attribue à l’État le devoir de dire « non », et de manière préventive, pour nous toutes.

Bien sûr, je suis tout à fait d’accord pour dire que les lois doivent être réformées pour préciser les circonstances dans lesquelles les femmes ne peuvent pas dire non (bien évidemment, les cas de viol en situation d’inconscience, ou d’alcoolisme ou de toxicomanie, entrent dans cette catégorie : même en l’absence de force ou de menace ou contrainte, le consentement est alors impossible), mais cela devrait être l’exception plutôt que la règle. Il est clair que nous devons améliorer nos lois afin qu’elles reconnaissent de manière adéquate ces situations ou d’autres qui impliquent une difficulté de consentement, une impossibilité de dire non.

Mais les règles qui sont adoptées dans certains pays impliquent quelque chose de substantiellement différent. Elles ne comblent pas des lacunes ou des déficiences, elles redessinent complètement la façon dont nous pensons la sexualité. Elles mettent en place un cadre qui a étendu le danger sexuel de telle manière que les femmes ont perdu, par avance, pour toujours et dans tous les contextes, la possibilité d’exprimer un « non », ce qui nous conduit inévitablement à des approches paternalistes et sécuritaires.

GH – Sur le consentement, vous effectuez une distinction entre volonté et désir. Pourquoi est-il important de distinguer les deux ?

CS – Je pense que les politiques actuelles en matière de consentement sont fondées sur une dangereuse confusion entre volonté et désir, dans laquelle il n’est pas clair si consentir c’est choisir quelque chose ou le désirer. Ce n’est pas la même chose. Une femme peut choisir d’avoir des relations sexuelles sans la désirer, et elle peut consentir sans désir, non seulement dans le contexte du travail du sexe, mais aussi dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Évidemment, je pense que c’est une bonne chose de vouloir que les relations sexuelles soient désirées, mais je pense qu’il est très dangereux de faire du « sexe désiré » le critère du droit pénal pour identifier les violences sexuelles. On peut consentir ou choisir d’avoir des relations sexuelles sans désir et cela doit être respecté comme un choix du sujet, mais, en outre, il est possible de désirer quelque chose et, en même temps, de s’y opposer et de dire « non ». Ces féminismes actuels qui confondent volonté et désir et parlent de « consentement enthousiaste », ou que le viol est une relation « non désirée », me semblent impliquer inévitablement une vision moralisatrice du sexe dans laquelle, en fin de compte, on reconduit le modèle traditionnel et patriarcal de l’amour, du sexe amoureux ou du bon sexe comme le sexe typique des femmes.

De fait, la concordance du désir et de la volonté – vouloir ce que l’on veut et vouloir ce que l’on veut – peut être appelée « amour » et il est important – et même très souhaitable – que cela soit une option dans la vie sexuelle. Mais les femmes n’ont pas toujours de relations sexuelles pas toujours par amour, elles ne sont pas toujours réconciliées avec leurs fantasmes et leurs désirs, et le féminisme doit revendiquer le droit des femmes, elles aussi, à cette sexualité qui a traditionnellement été réservée aux hommes. Au demeurant, la confusion entre désir et volonté, c’est-à-dire l’identification du viol comme une violation du désir, est ce qui a traditionnellement conduit à penser – et certains juges à juger – que les mauvaises femmes, celles qui désirent mal, celles qui désirent trop, ne pourraient jamais être l’objet d’un viol parce qu’elles auraient en quelque sorte désiré ce qui leur est arrivé.

Cette perspective, selon laquelle la transparence des désirs n’est pas problématique, est une perspective profondément volontariste, rationnelle et libérale, sans esprit critique.

Virginie Despentes a parlé dans King Kong Theory de son propre viol et, en même temps, des fantasmes de viol qui l’ont toujours accompagnée. Comment un féminisme qui place la vérité, l’authenticité et la pureté dans le désir et l’investit comme critère de validité face à la violence sexuelle gère-t-il le fait que les femmes désirent des choses que nous ne choisissons pas ? Il n’est pas seulement nécessaire de défendre que les femmes ne désirent pas selon les imaginaires du pouvoir patriarcal. Il faut aller plus loin : même si les femmes désirent ou fantasment sur des choses qui ont à voir avec le pouvoir, la domination ou la violence, elles peuvent décider de ne pas réaliser ces désirs, elles peuvent les garder dans la sphère de la fiction, elles peuvent dire non avec leur volonté, et c’est ce seul critère de la volonté qui doit être considéré pour caractériser une agression sexuelle. Dans le cas contraire, le féminisme commencera à pénaliser les femmes pour leurs désirs ou à établir une idéologie moralisatrice selon laquelle la bonne féministe est une femme sans incohérences, contradictions ou désaccords entre ce qu’elle veut et ce qu’elle désire.

Nous avons besoin d’un féminisme qui s’oppose la violence et qui, en même temps, préserve pour les femmes la possibilité de ne pas toujours vouloir ce qu’elles désirent et de ne pas toujours désirer ce qu’elles veulent. Le viol n’est donc pas une attentat contre le désir, c’est un attentat contre la volonté. Et d’ailleurs, la loi doit se tenir aussi loin que possible de la prétention de connaître et de juger ce que les gens désirent intérieurement et profondément. Une telle prétention est inévitablement totalitaire et conduit directement au moralisme et au punitivisme pénal.

GH – A plusieurs reprises, vous insistez sur l’importance, pour le féminisme, de reprendre le dialogue avec la psychanalyse. Pourquoi ?

CS – Précisément à cause de ce point. La psychanalyse est une philosophie qui traite de sujets incongrus, fractionnés, porteurs de cette contradiction interne selon laquelle le désir est lié à l’inconscient ou, en d’autres termes, que nous ne savons pas toujours (ou même presque jamais) ce que nous désirons. C’est dans cette perspective qu’il faut penser la violence sexuelle et le rôle de la loi. Il y a certains féminismes actuels, je dirais les féminismes hégémoniques, qui pensent le monde à partir du modèle d’un sujet cohérent, sans fissures, angéliquement réconcilié avec lui-même. Un sujet même capable de connaître, de verbaliser et d’expliciter ses propres désirs.

Cette perspective, selon laquelle la transparence des désirs n’est pas problématique, est une perspective profondément volontariste, rationnelle et libérale, sans esprit critique. Elle restitue au sujet masculin la raison et la volonté que la culture patriarcale et néolibérale a exaltées et c’est précisément ce que le féminisme doit remettre en question. La psychanalyse, comme une grande partie de la théorie critique féministe, a critiqué les illusions masculines qui accompagnent ces self-made sujets autonomes qui savent toujours ce qu’ils veulent, et je pense que de ce point de vue, il est impossible de ne pas voir un volontarisme très peu critique et très problématique dans beaucoup des discours actuels sur la sexualité.

Si les discours féministes veulent promettre aux femmes d’être à l’abri de la violence à travers la construction d’un scénario de consensus, de pacte et de contrat sexuel qui implique de dire ce que nous voulons et d’expliciter notre désir, je pense que cela revient à promettre la sécurité sexuelle à condition de devenir ces sujets masculins de la modernité. Je crois que ce pacte n’en vaut pas la peine, que nous devons le rejeter. Les féminismes doivent travailler contre la violence sans demander aux femmes de devenir des êtres lumineux, éclairés, qui savent et peuvent toujours répondre clairement à ce qu’elles veulent pour espérer être en sécurité. C’est précisément le vrai défi féministe, et je crois que pour avancer sur cette voie, nous devons sortir des limites des cadres actuels du consentement, ou plutôt, sortir des conceptions du consentement qui sont dans les politiques actuelles faites au nom du consentement.

GH – On peut sans doute dire que les débats actuels qui traversent le féminisme sont ceux qui l’ont traversé historiquement. Bien que le contexte soit différent, peut-on noter une certaine radicalisation des débats ?

CS – En effet, les débats qui ont eu lieu à partir des années 1980 dans le contexte américain expliquent très bien les questions et les désaccords actuels. Ils ont toujours été là, ils n’ont jamais disparu car ils n’ont jamais été dépassés. Il y a plusieurs façons féministes de penser la sexualité, la violence sexuelle et la liberté sexuelle. Et les débats actuels sont précédés de généalogies différentes. La mienne est celle du féminisme pro-sexuel et queer, qui s’est opposé aux lois d’interdiction de la pornographie et a défendu le droit des femmes à jouer avec les rôles de pouvoir dans le domaine de la fiction (BDSM) et la nécessité de ne pas juger les désirs des femmes à partir d’une nouvelle normativité morale féministe, qui s’est toujours engagée à étendre la liberté (y compris la liberté sexuelle) en dehors des cadres sécuritaires du droit pénal. Et, de fait, nous en sommes là aujourd’hui.

GH – Comment vous positionnez-vous sur la question du « travail du sexe » ?

CS – Le travailleur du sexe, en tant que figure, est inacceptable pour une conception de la sexualité qui a étendu le danger si loin qu’elle finit par remettre en question, comme je l’ai dit précédemment, de manière illimitée, la capacité des femmes à dire « non ». C’est-à-dire pour une conception qui a renoncé à considérer que les femmes ont une volonté autonome et la capacité que de faire droit à cette volonté dans le domaine de la sexualité. La question du travail sexuel révèle les contradictions du féminisme abolitionniste radical et sa dérive vers une conception paternaliste dans laquelle les femmes ne sont pas considérées comme des individus majeurs. Si dire « non » est toujours impossible, si le monde de la sexualité est si inégalitaire et si hostile que les hommes ont toujours le pouvoir et les femmes non, alors en dernière instance le « oui » des femmes sera également remis en question. Car le libre arbitre des femmes et leur capacité à consentir dans la sphère sexuelle ont déjà été remis en question.

Ainsi, les cadres actuels du « seul oui est oui » glissent inévitablement vers le cadre du « oui est non » dans lequel, en fait, lorsqu’une actrice pornographique ou une travailleuse dit « OUI” » cela n’est pas valable. Cette contradiction traverse de manière radicale l’actuelle loi sur les libertés sexuelles du gouvernement espagnol. C’est une loi qui a été défendue comme plaçant au centre le consentement des femmes, et pourtant c’est une loi qui s’engage à établir des crimes « même avec le consentement » des femmes. Il s’agit d’une contradiction insurmontable. Et cette contradiction est due au fait que, malgré le discours politique, les lois actuelles sur le consentement positif n’apportent rien de neuf à l’utilisation du consentement comme critère de délimitation de la violence sexuelle.

De fait, évidemment, dans les codes pénaux modernes, également dans le cas espagnol, le consentement était déjà le critère utilisé par le droit pénal pour protéger la liberté sexuelle. La nouveauté est ailleurs : elle est dans une nouvelle façon de comprendre le consentement, une nouvelle façon de le délimiter et de comprendre quand et comment il se manifeste, qui redessine ses limites et les techniques juridiques pour le considérer comme avéré. La philosophie de la sexualité qui sous-tend ces nouvelles doctrines juridiques aboutit moins à un respect du consentement qu’à sa remise en cause et à la décision de le considérer parfois comme totalement dispensable.

GH – Dans différentes parties du monde, des groupes d’extrême droite émergent ou se consolident. Pensez-vous que les positions conservatrices au sein du féminisme y sont liées, ou sont-elles liées à d’autres facteurs ?

CS – Je ne suis pas très favorable à l’amalgame entre les dérives conservatrices ou plus réactionnaires de la gauche et l’extrême droite. Il me semble que ce sont des choses différentes et qu’on ne les comprend pas mieux en disant que « c’est la même chose ». Maintenant, bien sûr, on doit se demander dans quelle mesure elles convergent et quelles synergies se donnent. Aux États-Unis, le féminisme abolitionniste s’est allié politiquement avec l’administration Reagan pour construire un féminisme tout à fait fonctionnel à la bataille culturelle de la droite dans la perpétuation d’une morale sexuelle puritaine. Je pense que cette question doit également faire l’objet de réflexions aujourd’hui. Dans quelle mesure des discours sur la sexualité préconisés par certains féminismes ne consolident-ils pas des cadres conservateurs et de nouvelles versions du puritanisme dans un contexte où nous devons compter avec des forces politiques réactionnaires déterminées à limiter notre liberté sexuelle ?

Notes :

1 Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Latin America sous le titre : « Algunos feminismos están dejándose seducir por el punitivismo neoliberal ». Etudiante en communication sociale à l’Université nationale de Córdoba en Argentine, Guillermina Huarte est journaliste et rédactrice en chef d’Enfant Terrible. La version originale de cet entretien a été publiée dans cette dernière revue. Les réponses ont été étoffées par l’interviewé pour cette publication.

« Nous avons tout à gagner à opposer le féminisme au néolibéralisme » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra

Depuis les mobilisations spectaculaires du 8 mars 2018, l’Espagne connaît une vague féministe sans précédent. Parallèlement, le pays est confronté à la percée d’une force réactionnaire, Vox, qui s’oppose ouvertement aux politiques d’égalité entre les femmes et hommes. Dernière polémique en date, une proposition du parti d’extrême-droite qui enflamme les débats : le « véto parental », ou la possibilité pour les parents de retirer leurs enfants des ateliers organisés sur le temps scolaire qui pourraient s’avérer « contraires à leurs convictions » : éducation sexuelle, sensibilisation aux violences de genre, etc. Pour amplifier la dynamique féministe et contrer les poncifs réactionnaires, Clara Serra a publié en 2019 Manual ultravioleta, un ouvrage pédagogique destiné à déconstruire les préjugés sur le genre et le féminisme. L’ancienne députée de la Communauté de Madrid pour Podemos puis Màs Madrid était présente à notre université d’été pour débattre avec Clémentine Autain. Nous l’avons interviewée à la suite de cette rencontre. Propos recueillis par Vincent Dain.


LVSL – En juin 2019, le tribunal suprême espagnol a revu à la hausse la condamnation de la « Manada », ce groupe de cinq hommes coupables de viol sur une jeune femme lors des ferias de San Fermin en 2016. Cette affaire avait scandalisé l’Espagne et provoqué de gigantesques manifestations. Peut-on dire que la question des violences faites aux femmes a été l’élément déclencheur de la grande vague féministe que connaît le pays ?

Clara Serra – Je pense que cette question a été un élément très important. La mobilisation féministe en Espagne a atteint son point culminant lors des manifestations du 8 mars en 2018 et en 2019, mais en réalité le détonateur a été la manifestation massive du 7 novembre 2015, qui préfigurait une arrivée en force du mouvement féministe. Cette manifestation s’opposait précisément aux violences machistes, et ce bien avant l’affaire de la Manada. La question de la violence interpellait d’ores et déjà beaucoup de monde en Espagne.

Cela dit, la question des violences n’est pas le seul élément, je pense que la question du care, la prise de conscience du fait que les femmes sont les principales victimes des coupes budgétaires et de la dégradation des services publics, ont eu un immense pouvoir de mobilisation, notamment lors de la grève du 8 mars. Notre devise, « si nosotras paramos, se para el mundo » (« si nous nous arrêtons, le monde s’arrête ») faisait davantage référence au travail invisibilisé du care qu’à la question des violences.

LVSL – La publication de votre livre, Manuel ultraviolet, s’inscrit dans le sillage de cette montée en puissance du mouvement féministe. Elle intervient après la parution d’un autre ouvrage, Leonas y Zorras en 2018. Quel est l’objectif de ce nouveau livre et qu’est-ce qui le distingue du premier ?

C.S. – Le livre précédent était conçu comme une discussion au sein de la gauche. C’était, pourrait-on dire, un ouvrage interne, dans lequel j’essayais de débattre des stratégies possibles sans forcément évoquer leur mise en pratique. L’objectif était plutôt de participer aux débats qui traversent le féminisme, dans le cadre de celles et ceux qui font partie de la gauche, pour déterminer comment agir efficacement en dehors de nos cercles. Disons que ce nouveau livre, Manuel ultraviolet, est davantage un exercice de mise en pratique de ce que je considère être un féminisme accessible à la lecture et à la compréhension de chacun. Il s’agit de fournir des outils indispensables pour l’époque que nous vivons.

Et pas seulement parce que nous sommes au cœur d’une vague féministe : nous sommes aussi confrontés à l’essor d’une réaction contre le féminisme. Ce livre est pensé dans un moment où nous voyons émerger une réponse organisée contre le féminisme et les avancées des dernières années. Il se donne donc pour objectif de contrecarrer les préjugés et les caricatures sur le féminisme, qui sont brandies par la droite et qui pénètrent dans le sens commun. Je crois que beaucoup de gens veulent être féministes mais ne disposent pas des éléments pour répondre à certaines critiques de la droite et de l’extrême-droite à l’égard du féminisme. Ce livre entend donc mettre des outils à disposition de tout le monde.

LVSL – Analysez-vous l’émergence de Vox [ndlr, le parti d’extrême droite qui a réalisé 15% aux dernières élections de novembre 2019] comme une réaction aux mobilisations féministes en Espagne ?

C.S. – C’est l’un des éléments explicatifs, bien que Vox n’existe pas uniquement pour cela. Le féminisme n’est pas sa seule et unique cible. Mais je crois que c’est effectivement l’un de ses principaux ressorts de mobilisation. On peut déceler dans le discours de Vox un appel adressé aux hommes, une invitation à s’engager dans une bataille contre les féministes, en défense de l’identité masculine. Ce n’est pas le cas de tous les mouvements d’extrême droite, mais on l’observe clairement pour Vox. Santiago Abascal le met en scène de la façon la plus caricaturale possible, lorsqu’il plaide par exemple pour l’usage des armes à feu et prône l’idée selon laquelle les « vrais hommes » sont ceux qui sont en mesure de protéger leurs familles avec un revolver. Vox est en ce sens une opération de défense d’une masculinité en crise.

LVSL – Vous plaidez en faveur d’un féminisme hégémonique ou transversal, capable d’infuser dans l’ensemble de la société. Aujourd’hui, de nombreux acteurs de la société espagnole cherchent à se définir comme féministes. C’est le cas du parti politique de centre-droit Ciudadanos par exemple, mais aussi d’entreprises qui s’évertuent à en faire un produit marketing dans une manœuvre de pinkwashing. Faut-il l’interpréter comme l’illustration de l’hégémonie du féminisme, ou comme une dilution de la radicalité du message ?

C.S. – Nous devons interpréter les tentatives d’appropriation comme les effets inévitables et naturels d’un féminisme qui tend à devenir hégémonique. Ces tentatives sont prévisibles, il fallait s’y attendre. C’est ce qui arrive quand une idée gagne du terrain. Les gens sont de plus en plus nombreux à vouloir porter le maillot de l’équipe en vogue. Nous devons nous interroger et nous demander quelle attitude politique adopter face à ces appropriations. Mais ces effets ne peuvent pas être perçus comme une mauvaise nouvelle, dès lors que la gauche entend poursuivre sur la voie de l’hégémonie. Si l’on y voit une mauvaise nouvelle, c’est que nous avons renoncé à livrer la bataille pour la conquête du sens commun. La question est désormais de déterminer comment nous allons continuer à mener cette bataille pour le sens commun alors qu’apparaissent ces tentatives d’appropriation. Il faut tout à la fois éviter que ces acteurs cooptent totalement le féminisme, et faire en sorte que le mouvement continue d’attirer davantage de gens.

En Espagne, on observe en ce sens deux mouvements antithétiques. D’un côté, Ciudadanos tente de se montrer sous un jour féministe, ce qui démontre que le mouvement féministe continue de croître, même si ceux qui disent nous rejoindre ne sont pas précisément ceux que nous attendions. D’un autre côté, Vox cherche à instaurer un duel, une bataille entre deux camps clairement définis : les féministes et les antiféministes. Nous ne souhaitons pas nous laisser enfermer dans ce duel où les deux blocs seraient figés, nous souhaitons élargir notre camp. C’est une période un peu délicate.

Nous devons donc aborder ces tentatives d’appropriation avec beaucoup d’intelligence politique, ce qui exige toujours d’évoluer dans une tension : élargir le mouvement et continuer d’inviter les gens à y participer, et dans le même temps être l’avant-garde qui lutte constamment pour définir ce que signifie être féministe.

Si Ciudadanos souhaite être féministe, alors bienvenue à eux, mais nous les invitons dans la foulée à débattre des demandes que le féminisme met aujourd’hui à l’agenda, et qui sont des demandes que les libéraux de Ciudadanos ne peuvent assumer. C’est une façon d’exacerber les contradictions présentes dans leur camp.

LVSL – Sur quelles demandes faudrait-il dès lors insister ?

C.S. – On peut par exemple mettre l’accent sur le renforcement des services publics, l’arrêt des privatisations, la défense des droits sociaux, l’égalisation des congés paternité et maternité, ou encore l’abrogation des réformes du marché du travail qui impactent en priorité les femmes, etc. Ce sont des thèmes qui mettent immédiatement en difficulté tous ceux qui, du jour au lendemain, ont commencé à se dire féministes.

LVSL – Il s’agirait d’endosser un féminisme résolument opposé au néolibéralisme ?

C.S. – Tout à fait. Plutôt que d’opposer un féminisme radical, anticapitaliste, à un féminisme néolibéral, nous avons tout à gagner à opposer le féminisme en lui-même au néolibéralisme. C’est selon moi la bonne stratégie. C’est la raison pour laquelle on gagne à les affronter sur le terrain du néolibéralisme, qui est au cœur de leur pensée et qu’ils défendront toujours avant tout, afin de faire exploser leurs contradictions internes. Si on les accepte dans le mouvement sous l’étiquette de « féministes néolibérales », on leur fait cadeau du label féministe et on place le débat à l’intérieur du féminisme entre anticapitalistes et néolibéraux. Nous devons chercher à nous placer sur le terrain qui nous est le plus favorable.

LVSL – Dans votre livre, vous insistez particulièrement sur l’importance des mythes dans l’enracinement de la culture patriarcale. En quoi faut-il les prendre au sérieux ?

C.S. – Le problème auquel nous faisons face est profondément enraciné dans notre culture et dans notre civilisation, il en est au cœur même. Le patriarcat est partie intégrante de la construction de la culture occidentale. On considère généralement que notre culture et les éléments qui édifient notre manière de voir le monde naissent en Grèce. Et quand on s’intéresse à la façon dont on se raconte la réalité, dont on établit les divisions fondamentales à partir desquelles on distingue la nature et la culture, on observe à quel point existait d’ores et déjà une manière de concevoir le monde qui assigne les femmes à une place donnée et les hommes à une autre. Ce qui implique que cette division entre les femmes et les hommes ne pourra disparaître qu’au prix d’immenses efforts.

Quand je m’intéresse aux mythes, c’est aussi pour adresser un message à ceux qui considèrent que les inégalités et l’exclusion des femmes a bien existé à un moment de notre histoire, mais que nos sociétés contemporaines auraient surmonté ces affronts. C’est une idée qui revient fréquemment : nos ancêtres traitaient affreusement mal les femmes, mais cette époque serait révolue. Il faut donc prendre conscience que le problème a des racines profondes, que les mythes, les contes, les légendes qui alimentent notre culture, y compris dans ses aspects les plus anciens, nous servent à identifier des fondements du patriarcat.

LVSL – C’est ce qui vous amène à tisser un lien entre la mythologie grecque et la problématique des mères célibataires…

C.S. – Dans le livre, de manière générale, j’ai essayé de mettre en relation un fait actuel avec des récits qui nous semblent plus lointains. Les faits qui sont évoqués peuvent être plus ou moins violents, de l’enfer que subissent les femmes de Ciudad Juarez au Mexique aux difficultés rencontrées par les mères célibataires.

Ces mères célibataires représentent un problème pour le système patriarcal, l’exclusion dont elles sont victimes n’est pas un épiphénomène de notre économie et de notre société. C’est un caillou dans la chaussure de la société patriarcale et de ses fondements millénaires. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressée à la place de ces mères célibataires dans les mythes grecs, qui les soupçonnent d’être à l’origine du mal dans le monde. La mythologie grecque nous raconte qu’il existait un temps où les femmes pouvaient avoir des enfants par elles-mêmes, sans l’intermédiaire d’un homme. Mais cette maternité autonome est invariablement associée à la guerre, au désordre et au chaos. Jusqu’au moment où surgit un homme qui, en instaurant le modèle de la famille patriarcale, met de l’ordre dans la société. Les mythes grecs expliquent que pour que cessent la guerre et l’instabilité au profit de l’ordre et de la paix, les femmes doivent renoncer à leur autonomie dans la maternité. Cet exemple me semble éloquent.

LVSL – Dans la continuité des mythes, vous vous saisissez d’exemples issus de la culture populaire contemporaine pour mettre en relief leurs aspects patriarcaux. C’est notamment le cas lorsque vous illustrez la notion d’ « identité des indiscernables » de la philosophe Celia Amoros à travers les Schtroumpfs…

C.S. – En Espagne, la droite affirme que le féminisme est une forme de communautarisme, une manière de réifier et de collectiviser les femmes. À ce prétendu communautarisme, elle oppose un discours sur la liberté individuelle. Mais s’il y a bien un système qui a collectivisé les femmes, c’est le patriarcat ! La culture patriarcale transforme les femmes en un seul objet unifié. La philosophe féministe espagnole Celia Amóros parle à ce propos d’une identité des indiscernables : une femme vaut pour représenter n’importe quelle autre. Dès qu’une femme est mise en scène, elle incarne les attributs dont nous disposons toutes, à la différence des hommes, qui sont quant à eux dépeints dans toute leur diversité. Les hommes conçoivent dès lors très bien la possibilité d’être différents les uns des autres, mais les femmes apparaissent comme interchangeables et par conséquent inégales aux hommes.

De nombreux exemples l’illustrent dans le monde de la culture, les Schtroumpfs en sont un parmi les dessins animés, mais on peut en retrouver dans les contes, dans les films. Bien souvent, les personnages qui révèlent une pluralité de caractères sont les hommes : l’un est sympathique, l’autre est aventurier, etc. Ce sont les hommes qui démontrent qu’ils peuvent être autre chose que seulement des hommes. Les femmes, en revanche, sont cantonnées à leur rôle de femme. Par conséquent, il suffit qu’il y en ait une, pas besoin d’en mettre plusieurs en scène, car elles seraient fondamentalement identiques. De ce fait, dans l’imaginaire de beaucoup d’enfants, ce sont les hommes qui se répartissent les qualités et les caractères. Le cas des Schtroumpfs est assez édifiant : la fille s’appelle Schtroumpfette, alors que les garçons ont des noms qui reflètent leurs traits de personnalité. Mais elle, c’est la Schtroumpfette, car elle est la féminité, et rien d’autre. Il en va de même au cinéma, où l’on en vient parfois à parler de « la fille du film », comme si son rôle se limitait à sa présence en tant que femme.

LVSL – Cet enracinement de la culture patriarcale dans les contes se manifeste aussi dans le petit chaperon rouge. Comment ?

C.S. – Ces dernières années, avant même l’affaire de la Manada, des réflexions intéressantes se sont développées en Espagne sur les violences faites aux femmes, à l’image du travail de Nuria Barjola, qui analyse dans son livre Microphysique sexiste du pouvoir les conséquences d’un fait divers qui a bouleversé le pays : l’enlèvement, la séquestration, le viol et le meurtre de trois petites filles qui faisaient de l’autostop, dans la municipalité d’Alcasser, en 1992. Le traitement de cette affaire est un cas paradigmatique de l’endoctrinement que ma génération a subi, dans les années 1990, pour nous inciter à avoir peur. À la suite de cette affaire, qui a reçu un écho médiatique incommensurable, il est devenu impossible pour les jeunes filles de faire de l’autostop.

C’est un peu comme si l’affaire d’Alcasser avait occupé la même fonction que le conte du Petit chaperon rouge : rappeler aux femmes qu’elles ont des raisons de se méfier, qu’elles doivent avoir peur lorsqu’elles sortent dans la rue. Lorsque ce message passe par le conte, il se normalise, car on le relate aux petites filles comme si de rien n’était : on banalise l’idée que nous vivons dans une société qui fournit des raisons d’avoir peur, on leur apprend qu’il y a des loups en liberté dans la nature, qu’il ne faut pas parler aux inconnus, ni coucher avec des gens que l’on ne connaît pas sous peine d’être dupée car ils ont nécessairement de mauvaises intentions. On leur raconte que les petites filles exemplaires doivent rentrer directement à la maison ou chez leur grand-mère sans faire de détour, sans s’arrêter pour parler au loup.

Si l’on y pense un moment, c’est tout de même curieux qu’une société transmette ce message terrifiant aux petites filles sans même poser les questions féministes qu’il sous-tend : pourquoi y-a-t-il des loups et comment traite-t-on ce problème ? Comment faire en sorte que ce ne soit pas aux filles de se protéger des loups mais aux agresseurs de disparaître ? Le conte du petit chaperon rouge s’inscrit dans une culture patriarcale car il ne soulève pas cette question, bien au contraire, il l’évacue avant même de l’avoir posée.

LVSL – Lorsqu’on évoque les expressions les plus matérielles et les plus manifestes du patriarcat (les inégalités de revenus, par exemple) les solutions à mettre en place sont largement documentées et débattues. Mais lorsqu’entrent en jeu des ressorts culturels plus diffus, solidement incorporés dans les mentalités, les remèdes semblent plus complexes à envisager. La culture peut-elle jouer un rôle central dans une démarche contre-hégémonique ? Peut-on mettre en valeur des références alternatives, pensons à Fifi Brindacier par exemple, en contrepoint du Petit chaperon rouge, pour contribuer à briser les carcans des assignations de genre ?

C.S. – Le terrain des mythes et de la culture est effectivement plus complexe, d’autant plus que lorsqu’on envisage des solutions, on a parfois tendance à vouloir interdire, et c’est un problème. Car si la seule solution qui nous vient à l’esprit consiste à empêcher les petites filles de lire Le petit chaperon rouge, c’est une politique féministe vouée à l’échec. Il en va de même lorsqu’on pense à interdire les chansons machistes, à ne plus lire les auteurs de l’histoire de la pensée qui ont défendu des positions misogynes, c’est le cas de bon nombre d’entre eux.

Je pense que la meilleure solution consiste à adopter une démarche positive : à produire. Les politiques culturelles destinées à faire émerger des contre-exemples, une contre-culture qui vient disputer les modèles traditionnels, me semblent donc particulièrement efficaces. Bien souvent, on ne se rend pas compte à quel point on construit davantage l’hégémonie depuis l’émotionnel que depuis le rationnel. Prenez le cas d’un enfant qui, à l’école, entend dire par sa professeure qu’il ne faut pas traiter les filles comme des êtres inférieurs, mais qui lorsqu’il rentre chez lui regarde des films où joue à des jeux vidéo qui lui présentent le modèle exactement inverse, c’est peine perdue. Investir le terrain culturel me semble donc absolument crucial pour construire un monde différent.

LVSL – L’un des thèmes centraux du livre est le féminisme du care (feminismo de los cuidados). Vous plaidez pour une reconfiguration profonde de notre manière de concevoir l’économie depuis un point de vue féministe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

C.S. – Le terrain de l’économie est une illustration du projet radical et profondément transformateur du féminisme. L’économie, telle qu’elle est enseignée dans les écoles, est toujours axée sur le marché. Le travail y est par conséquent défini dans le cadre d’un marché du travail, et il équivaut en ce sens à l’emploi. Le féminisme critique met l’accent sur l’existence d’une autre forme de travail, qui ne se résume pas à l’emploi. Une forme de travail qui n’est pas rémunérée, qui ne fait pas l’objet d’un échange sur le marché du travail, mais qui, pourtant, s’avère indispensable au bon fonctionnement et à la stabilité de la société. Il s’agit du travail du care : l’entraide, le soin apporté à autrui.

Ce travail du care, Aristote considérait qu’il était au cœur de l’économie, car l’économie était alors associée au foyer, à la sphère domestique, à la satisfaction des nécessités matérielles immédiates qui permettait ensuite aux individus de faire de la politique ou d’échanger des biens sur le marché. Il est curieux de constater que les activités proprement économiques selon Aristote, concentrées dans le travail du care, aient été invisibilisées et dévalorisées au point de devenir l’anti-économie dans la théorie classique. Cela nous révèle l’immense cécité d’une société qui relègue dans le domaine de l’invisible une question pourtant centrale.

Je crois donc que l’objet de l’économie d’un point de vue féministe, diffère sensiblement de celui de l’économie classique : le marché. Il en découle une question éminemment politique : quelles sont nos priorités, sommes-nous capables de donner de la visibilité à ces activités du care qui demeurent extérieures à l’agenda politique ? comment faire en sorte que les parlements et les gouvernements s’en saisissent ? La politisation du care, qui ne doit pas reposer uniquement sur les femmes mais devenir l’affaire de tous, me semble révolutionnaire : elle change notre manière de concevoir la société. C’est pourquoi nous en avons beaucoup parlé en Espagne ces dernières années.

LVSL – Le dernier chapitre de votre livre s’intitule « Les hommes peuvent-ils être féministes ? ». Les hommes ont-ils intérêt à s’extraire du patriarcat et des avantages que leur procure leur position de domination ?

C.S. – La philosophe féministe espagnole Celia Amoros dépeint le patriarcat comme un système hiérarchique qui oppose les hommes entre eux. C’est un point de vue un peu différent de celui de Carole Pateman. Pateman adresse une critique aux théories classiques du contrat social et démontre que le contrat social est avant tout un contrat sexuel, passé entre les hommes, pour asseoir leur pouvoir sur les femmes et se les répartir entre eux – un pouvoir qui se cristallise dans des institutions telles que le mariage.  Pour Celia Amoros, il ne s’agit pas tant d’un contrat, mais plutôt d’une compétition, un état de nature pourrait-on dire, qui oppose les hommes les uns aux autres pour déterminer qui accédera au pouvoir sur les femmes. De ce point de vue, les femmes constituent en quelque sorte un butin de guerre, à travers lequel les hommes exhibent et mettent en scène leur pouvoir auprès des autres hommes.

Dès lors, nous vivons dans une société patriarcale qui constitue aussi un terrain de compétition pour les hommes entre eux. Il existe des relations de domination patriarcale parmi les hommes, qui apprennent dès l’enfance qu’il y a des chefs, des dominants, et qu’il s’agit souvent de ceux qui ont le plus facilement accès aux femmes, ou de ceux qui sont les plus présomptueux quant à leurs relations avec les femmes. Il y a clairement une hiérarchie qui s’opère, et c’est pourquoi on devrait inviter les hommes à se demander s’ils n’ont pas tout à gagner à défendre le féminisme. Car je ne crois pas que beaucoup d’hommes soient véritablement heureux de vivre dans une société où ils peuvent constamment être dominés, humiliés par d’autres hommes, une société dans laquelle il faut faire preuve de vigilance à tout instant pour ne pas perdre ses galons de masculinité parce que les hommes sont très vite suspectés et accusés d’être des « pédales », de s’écarter de la masculinité. L’anthropologue féministe Rita Segato, qui est à mon avis une autrice-clé sur ce sujet, a bien analysé en quoi la masculinité n’est jamais acquise une fois pour toutes, elle doit être constamment reconquise et réaffirmée publiquement. Est-ce un monde désirable pour les hommes ? Je pense que beaucoup d’entre eux diraient que non, qu’ils ne veulent pas continuellement démontrer qu’ils ne sont pas « féminins », qu’ils ne veulent pas vivre sous la perpétuelle menace de perdre leur statut. C’est une réalité douloureuse pour beaucoup d’hommes. Nous les femmes sommes soumises à d’innombrables carcans, mais je crois que les hommes y sont eux aussi enfermés. Se libérer des carcans, c’est aussi une libération pour les hommes.

Féminisme et populisme sont-ils compatibles ?

Les 28 et 29 juin 2019, LVSL organisait son université d’été baptisée “L’Histoire recommence”. Vous avez manqué l’événement ? Retrouvez notre quatrième débat sur le thème “Féminisme et populisme sont-ils compatibles ?” présenté par Lilith Verstrynge avec Clémentine Autain et Clara Serra.


LVSL est une association à but non-lucratif composée de bénévoles. Vous aimez notre travail ? Soutenez-nous sur HelloAsso.

Clara Serra : “Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire”

Nous publions ici un entretien réalisé par nos partenaires de La Trivial. Clara Serra est professeure de philosophie et porte-parole du groupe parlementaire de Podemos à l’Assemblée de Madrid. Nous avons discuté avec elle à l’occasion de sa visite à Oviedo où elle a participé à la rencontre « Féminisme. Dialogue entre deux générations » organisée par Accion en Red Asturies. Pendant l’interview, elle a explicité certaines des idées développées dans son essai Leonas y Zorras. Estrategias políticas feministas (littéralement : Lionnes et Renardes. Stratégies politiques féministes, compte-rendu publié par La Trivial) et elle nous a annoncé qu’elle pensait déjà à un nouveau livre, qui sera davantage axé sur l’« exécution » et la mise en pratique des réflexions théoriques qu’elle a menées. Entretien mené par David Sanchez Piñeiro. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.


La Trivial – Dans Leonas y Zorras, tu t’appuies sur des auteurs comme Foucault, Butler, Laclau et même Freud pour introduire l’idée que les individus sont construits par tout un ensemble de normes, de lois et d’interdictions, et tu affirmes que le travail d’une politique émancipatrice n’est pas tant d’abolir ces pouvoirs qui nous constituent (une tâche impossible) que de les transformer individuellement et collectivement. Crois-tu que cette vision constructiviste du social est un point de départ sine qua non pour tous ceux qui misent sur une politique transformatrice radicale ?

Clara Serra – Oui, en effet. Je m’appuie sur Foucault, un auteur qui a toujours souligné le fait que les sujets sont construits. Il semble parfois que ce point de vue nous mène à un certain pessimisme quant à la possibilité d’échapper aux règles sociales. Foucault dit que les sujets sont construits et, évidemment, ce qui les construit, ce sont les relations de pouvoir. Nous pourrions donc dire que, si l’individu-même, au lieu d’être ce qui est en-dehors du pouvoir ou celui sur lequel le pouvoir s’abat, est en lui-même un résultat ou un produit artificiel du pouvoir, et bien il semble que cela pourrait nous conduire à une impasse. Pourtant, ce que je voulais en tirer, c’est que Foucault trouve en cette thèse, non pas une mauvaise nouvelle, mais une possibilité. Je crois que Butler a également beaucoup travaillé là-dessus quand elle met en évidence que la construction des individus est précisément plurielle : en effet, quand nous disons que les individus sont artificiellement constitués au moyen de règles, de normes ou de relations de pouvoir, c’est en réalité face à un faisceau pluriel de relations et de fixations que nous nous trouvons.

Je crois que le féminisme doit réfléchir à cela, et surtout aux raisons pour lesquelles la transformation peut avoir lieu quand on ne prétend pas à une abolition totale. Nous n’abolirons pas le pouvoir, nous n’abolirons pas les relations de pouvoir, tout comme nous n’abolirons pas les identités. Les identités existent et elles existeront toujours, mais au moment où l’on prend conscience du fait que les identités sont un ensemble d’éléments, on comprend dans quel sens on peut opérer une transformation à l’intérieur-même d’une identité, qui ne peut être éradiquée du monde mais peut en revanche être reconfigurée de différentes manières, comme si nous avions un Lego de plusieurs pièces et que nous pouvions les emboîter selon différentes combinaisons. Il est indispensable de comprendre qu’il y a plusieurs pièces, qu’il y a une pluralité. Et il faut comprendre une chose fondamentale, très bien mise en lumière par Butler, selon moi, qui est que le pouvoir n’est pas cohérent avec lui-même, c’est-à-dire que les pièces d’une identité qui ont évidemment tout à voir avec les relations de pouvoir, ne vont pas toutes ensemble de manière nécessaire et cohérente, mais qu’elles peuvent être configurées autrement, précisément parce qu’elles ne sont pas nécessairement unies les unes aux autres. Cela veut aussi dire que l’un des éléments d’une identité ou d’un sujet peut entrer en contradiction avec d’autres, que nous pouvons désavouer la masculinité traditionnelle sur la base d’éléments qui, en réalité, pourraient au contraire faire partie de cette masculinité traditionnelle, et nous pourrions dire la même chose de la féminité et de façons bien précises de construire le désir. C’est ça qui est intéressant : le fait qu’à l’intérieur-même du produit du pouvoir se niche la possibilité d’échapper au pouvoir ou de lui faire face. C’est ça, la thèse que je voulais explorer.

La Trivial – Dans le prologue de Leonas y Zorras, tu défends ton pari en faveur d’un féminisme qui se préoccupe de « celles qui manquent », un féminisme « tourné vers l’extérieur » et « accessible à toutes les femmes », surtout à celles qui « ne sont pas comme nous, ne parlent pas comme nous et ne lisent pas ce que nous lisons ». Dans un entretien à la page web de l’Institut 25M, les chanteuses du groupe de rap Tribade disaient, dans cette même logique, que « le féminisme qu’il faut renforcer, c’est celui que comprennent nos mères et nos grand-mères, le féminisme des gens ». En quoi consiste ce féminisme et quels sont ses traits différentiels ?

Clara Serra – En réalité, ce livre invite à réfléchir sur la nécessité de construire un féminisme populaire, et l’on pourrait me dire : « bon, d’accord, mais c’est un livre de théorie, de philosophie, où tu parles de Butler, etc. ». En effet, c’est un livre où j’appréhende la nécessité de construire ce féminisme. Je ne dirais pas que ce livre est justement un exemple de féminisme populaire mais une réflexion sur la manière dont nous devons le construire. Je crois que, parfois, quand nous faisons de la politique, nous menons des actions politiques ou des interventions politiques ; et parfois, nous réfléchissons sur ces actions et sur la façon dont nous devons les mener – et ce livre est plutôt une réflexion. Mon prochain livre sera plutôt une mise en application de cela, ou comment mettre en pratique ce qui est dit là. Un féminisme populaire doit être un féminisme qui, au lieu de mépriser le point de vue de la majorité des mères et des grand-mères de notre pays, parte précisément de ce point de vue. Et nous autres, féministes, nous devons nous interroger : parmi les choses que nous faisons, nous, féministes, combien d’entre elles peuvent sembler inaccessibles à de nombreuses femmes ? Il y a des choses qui, certes, sont très érudites, très clairement féministes : des textes, des livres, des films qui font partie de notre culture, que l’on trouve dans des librairies de femmes, dans des masters de féminisme ou dans des cursus académiques, mais dont il se peut qu’elles n’interviennent pas directement dans le monde. L’intervention politique doit être pensée pour transformer majoritairement la réalité, c’est-à-dire pour entrer en contact avec des majorités. En ce sens la question est la suivante : comment nous adressons-nous à la majorité des femmes ? Où se trouve la majorité des femmes ?

Nous autres, quand nous faisions de la politique dans le groupe de travail « Égalité » de Podemos, nous nous posions toujours cette question. Nous disions : nous, nous ne pouvons pas mépriser ces lieux majoritairement peuplés de femmes et nous devons donc porter le féminisme en des lieux où il est un peu inattendu, ou bien où il n’a pas l’habitude d’être. Combien de femmes achètent des revues dans l’espoir de lire des sujets qui ont quelque chose à voir avec le fait d’être une femme, et pourquoi ne pourrions-nous pas y exploiter les possibilités du féminisme ? Une de mes camarades disait : « pourquoi ai-je parfois, en tant que militante féministe, méprisé les salles de gym alors qu’il est possible qu’elles soient remplies de femmes et qu’elles soient un lieu idéal pour mener des combats féministes ? » Cette question nous mène aussi à appréhender la culture pop. Beaucoup de féministes trouvent peut-être un peu problématique que Beyoncé brandisse une pancarte portant l’inscription « féminisme » pendant un concert sponsorisé par la grande industrie musicale nord-américaine, qui fait partie du marché capitaliste américain. Cependant, nous nous demandions : « combien de jeunes filles y a-t-il dans cette salle de concert qui ne se procureraient jamais un livre de féminisme mais qui, peut-être, en voyant Beyoncé sur scène devant cette pancarte, ont ensuite trouvé la motivation pour lire un livre comportant sur sa tranche le terme « féminisme » ou, tout du moins, se sont intéressées à cela ? »

La Trivial – Il se produit la même chose avec Operación Triunfo, n’est-ce pas ? (NdT : concours de télé-réalité musicale espagnol du type « Star Académy ») Dans cette édition de nombreux messages féministes ont été lancés, plusieurs candidats sont montés sur scène et ont chanté avec des tee-shirts arborant des slogans féministes ; le 25 N [NdT : Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes], les filles ont par exemple réalisé une vidéo contre les violences machistes. Cela aussi touche un public très jeune.

Clara Serra – Bien sûr, il est vrai que la réflexion sur ces sujets doit être faite de façon critique et problématique. Nous insistons habituellement sur Operación Triunfo. En effet, Operación Triunfo est un programme de télé-réalité pensé pour ce qu’il est, tout comme le sponsor du concert de Beyoncé est la grande industrie musicale ; mais nous, nous disons que l’origine des choses n’est pas toujours le seul aspect à penser politiquement, et qu’il faut également penser leurs effets. Operación Triunfo, c’est un produit de consommation très populaire. Et Beyoncé aussi. Il peut y avoir beaucoup de filles, pas précisément issues des classes supérieures mais plutôt des classes populaires, qui n’ont pas accès à un master d’études de genre mais qui sont allées à un concert de Beyoncé, et cela a été pour elles un pas intermédiaire avant d’en faire un autre ensuite, jusqu’à s’intéresser pour la première fois au féminisme. Il nous faut justement appréhender ce type d’effets inespérés mais intéressants d’un point de vue politique en nous demandant où se trouvent les espaces de majorités et, dans ce cas concret, les espaces de majorités féminines.

La Trivial – Tu affirmes également dans ton livre que « toute tentative pour que les hommes se débarrassent de leur masculinité est vouée à l’échec si l’on ne propose pas d’identifications alternatives vraisemblables, capables de se rattacher à d’autres éléments déjà présents dans leur identité et, ainsi, de la déplacer. » Tu donnes comme exemple une redéfinition du courage : être courageux, c’est faire son coming out ou ne pas avoir besoin d’humilier, de mépriser les autres. Quelles pourraient être les autres composantes de ces nouvelles masculinités ?

Clara Serra – Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire, au pouvoir, au patriarcat et au machisme. L’une de nos tâches consiste à disputer les valeurs que le machisme ou le patriarcat ont confisqué ou capitalisé. Le courage, ainsi que la force, sont traditionnellement associés au masculin. Mais je crois que nous, féministes, devons précisément disputer la « force ». Par exemple, quand nous parlons de nouvelle politique, il me semble qu’un leader capable de reconnaître ses faiblesses, ou bien capable de reconnaître qu’il ne sait pas tout, se révèle être bien plus fort. La force, entendue dans les termes masculins traditionnels, c’est ce mec qui croit qu’il sait déjà tout et qu’il n’a besoin de personne. Il me semble que cela génère des leaderships très faibles et qu’en réalité, la personne qui dit « j’ai besoin des autres, j’ai besoin d’une équipe », ou une femme comme Manuela Carmena [NdT : actuelle maire de Madrid soutenue par Podemos] qui, tout à coup, dit « je ne sais pas, je répondrai plus tard à cette question car je vais m’en informer auprès de la personne qui connaît ce sujet », cela, loin d’être une faiblesse ou un signe de vulnérabilité – ce qui, dans la masculinité traditionnelle, serait vécu comme un échec -, c’est surtout une autre manière de comprendre la force. Je crois qu’il faut disputer la force, le courage, et reprendre au patriarcat et à la masculinité traditionnelle ce qu’ils se sont approprié. Il y a là de nombreuses voies à explorer. Un homme fort, ce n’est pas celui qui maltraite le garçon de la classe différent des autres ; un homme fort, décidé, courageux, ce n’est pas celui qui doit continuellement faire l’étalage de sa virilité face aux autres. En réalité, ces comportements révèlent une faiblesse absolue qui doit beaucoup à la manière dont, à l’adolescence, les garçons entendent qu’ils doivent prouver qu’ils sont des hommes. Et bien, effectivement, un garçon qui fait son coming out et qui défie les règles de la société dans laquelle il vit peut parfaitement être vu comme quelqu’un de courageux. Cela peut être une incarnation du courage. C’est une manière de retourner ou de reconfigurer des éléments faisant partie de la masculinité mais qui, tissés différemment ou reliés d’une autre manière, permettent de s’en émanciper.

La Trivial – Tu as défendu l’idée que de nouveaux leaderships comme ceux de Manuela Carmena ou Ada Colau, qui font de la politique de façon « moins agressive, moins provocatrice et moins testostéronée », ne sont pas simplement des leaderships féminins, mais aussi de meilleurs leaderships. Crois-tu que les hommes politiques en prennent aujourd’hui acte ?

Clara Serra – En partie seulement. Parfois, ils n’ont pas d’autre choix que d’en prendre acte ; mais parfois aussi, nous nous rendons compte qu’ils prennent la fuite ou qu’ils esquivent l’argument. Une des manières de l’esquiver, c’est que, quand les femmes font de la politique et montrent qu’elles ont des qualités pour en faire, les hommes essentialisent cette manière de faire de la politique comme quelque chose contre laquelle ils ne peuvent pas rivaliser. Ils disent « bon, elle fait les choses comme ça parce qu’elle est une femme » ou bien « évidemment, moi je ne serai jamais une femme, bien sûr qu’elle fait ça très bien, mais ça n’est pas de mon niveau parce que je suis un homme et que je fais les choses de manière différente ». Bien que cela semble une manière de reconnaître aux femmes leurs qualités, c’est en réalité une façon de ne pas se regarder en face comme un sujet qui pourrait faire les choses tout aussi bien. Cette idée selon laquelle il y aurait des manières féminines de faire de la politique m’a toujours, au fond, semblé très dangereuse. Les hommes doivent prendre acte de nouvelles façons de réfléchir à ce que signifie être un bon leader ou ce que signifie mieux diriger. Il ne s’agit pas de dire que nous, les femmes, nous ne sommes pas de vrais leaders, que nous ne savons pas diriger, ou que nous n’avons pas d’autorité : il s’agit de disputer, de remettre en question et de réfléchir à ce qu’est l’autorité. L’autorité, est-ce imposer les choses par la force ou bien est-ce générer suffisamment de séduction, de confiance et d’adhésion pour que les gens acceptent de nous obéir ? Ces questions, je crois que les femmes les posent très bien ces derniers temps, et quand les hommes répondent que « non, ça c’est une affaire de femmes », ils se retirent en réalité de l’équation qui les inclut dans cette comparaison.

Ensuite, il y a une autre question qui me paraît fondamentale : cette façon de dire qu’il y aurait des manières féminines de faire les choses, cela nous retire au fond à nous, les femmes, ces qualités qui ont toujours été propres aux hommes. Certains diront : « Manuela Carmena fait les choses comme ça parce que c’est une dame âgée, très candide, très gentille et très aimable… » Bon, c’est possible. Mais il se peut aussi qu’elle fasse les choses de cette manière parce que c’est une excellente femme politique qui pense que c’est-là la méthode la plus efficace, que c’est une bonne stratégie, que c’est intelligent. En d’autres termes, la stratégie, la tactique, la réflexion sur les méthodes et les moyens, tout ce qui a toujours fait partie du champ politique, est exclusivement assigné aux hommes. Les hommes s’y connaissent toujours en stratégie et les femmes font bien de la politique parce qu’« elles sont comme ça », parce qu’elles sont de bonnes personnes. C’est un piège, non ?

La Trivial – Dans un article récent publié dans ctxt.es, Jorge Lago a signalé un paradoxe : l’objectif des luttes des travailleurs est de cesser de constituer une classe laborieuse et de s’émanciper de cette condition. Dans ton livre tu dis quelque chose de très semblable : « le féminisme affirme, défend et représente un sujet politique qui, en dernier lieu, doit disparaître ». Plus loin, tu ajoutes qu’« être citoyenne est une fin, et qu’au service de cette fin se trouvent les identités [travailleuse, féministe] avec lesquelles nous faisons de la politique ». Est-ce que la citoyenne ou le citoyen seraient en quelque sorte les sujets d’arrivée de ce « républicanisme démocratique moderne » que tu défends ?

Clara Serra – Je crois que Judith Butler explique très bien cela. Elle examine avec une certaine distance la question de la catégorie des femmes. Il y a une représentation des femmes dans le féminisme, mais pour moi elle dérive toujours du fait que le monde nous traite comme des femmes. Dans la mesure où le monde nous traite comme des femmes – et dans un monde patriarcal, être une femme comporte une série de conséquences vitales, notamment la perte de droits -, nous devons nous organiser en tant que femmes pour faire face à cela. De la même façon, le monde racialise les personnes et nous mettons également en question la catégorie de race d’un point de vue biologique. Dans la mesure où le monde nous traite ainsi, cela a du sens de nous organiser en fonction de ces catégories, ce qui ne veut pas dire que nous les validons essentiellement, mais seulement stratégiquement. Pour moi le fait d’être une femme ne devrait pas être, dans le monde, un facteur impliquant des conséquences vitales – avoir plus ou moins de droits. Tant que les choses seront comme ça, il me semble que c’est un sujet politique indispensable, mais dans un horizon plus lointain, je crois que la catégorie fondamentale est celle de la citoyenneté, une catégorie que nous partageons, hommes et femmes. Cela ne me semble pas être une catégorie stratégique ou à abolir. Il ne me semble pas qu’être une femme ou être une citoyenne soit la même chose. Il me semble qu’être une femme est un chemin transitoire, nécessaire et stratégique en termes politiques, et qu’être citoyen est en quelques sorte la fin à laquelle doit être subordonnée toute la politique ; la politique qui tourne autour de la question de si nous sommes des hommes et des femmes, celle qui s’occupe du fait que nous sommes vus d’une couleur ou d’une autre, de façon racialisée, et de beaucoup d’autres politiques. Mais ce que je crois, et c’est pour cela que je me définis comme républicaine, c’est que fondamentalement, nous les femmes, nous aspirons à être des citoyennes avant d’être des femmes, et que nous espérons que le fait d’être des femmes ne conditionne pas nos droits citoyens.