Les gauches européennes tentent de converger à Marseille

Les 10 et 11 novembre, des participants de 80 organisations syndicales et politiques de plus de 30 pays étaient à Marseille pour un Forum européen des gauches européennes. Deux jours de débats à l’initiative du Parti de la Gauche Européenne (PGE) qui fait dialoguer des formations diverses ; l’occasion pour LVSL d’interroger certains de leurs représentants.

Pendant deux jours, des partis communistes ou d’affiliation marxiste comme le PCF ou le PTB croisaient représentants de Podemos, du Bloco de Esquerda, Syriza, Diem25 (formation de l’ancien ministre démissionnaire grec Varoufakis) et représentants de la gauche de la sociale démocratie. A noter, un grand absent : la France insoumise de Jean Luc Mélenchon, pourtant député de Marseille et présent dans la cité phocéenne ce weekend.

L’objectif affiché du Forum était de dégager des lignes de convergence communes aux gauches en Europe pour s’organiser contre la domination du consensus libéral. Une mission compliquée du fait d’un manque structurel de coopération politique efficace des forces antilibérales sur le vieux continent et alors que les gauches semblent plus que jamais divisées quant à la stratégie à adopter face à l’Union européenne.

Le modèle revendiqué de l’initiative est le forum de São Paulo qui dans les années 1990 avait su faire converger des forces diverses en Amérique latine contre l’ordre néolibéral. Une perspective qui sera difficile à atteindre. Ces forums – auxquels on peut ajouter celui du Plan B qui se tenait récemment à Lisbonne initié par les forces populistes de gauche – restent encore peu médiatisés et souffrent souvent de manque de débouchés. Il s’agit pourtant de lieux importants d’échanges d’idées et ils témoignent en filigrane de l’état des gauches européennes.

Deux ans après, la crise grecque toujours source de divisions

Il est désormais évident que la séquence politique de mai 2015 ayant conduit à la capitulation forcée du gouvernement grec face à l’Union européenne a durablement établi une nouvelle ligne de fracture dans les gauches européennes. On peut pour s’en convaincre comparer le Forum de Marseille à une initiative passée, celle du Forum européen des alternatives de 2014, quelques mois avant le référendum grec. Étaient alors présents non seulement Jean Luc Mélenchon mais aussi Zoé Konstantopoulou, à l’époque Présidente du Parlement grec et aujourd’hui l’une des opposantes au gouvernement Tsipras. Les choix faits par le gouvernement grec et l’incapacité à faire collectivement barrage à la politique brutale des créanciers de la Grèce par la gauche de l’époque ont conduit à une situation de division durable des forces anti-austérité.

Marc Botenga, responsable Europe du PTB à la table de son parti

Cependant, un certain nombre de participants ne comprennent pas l’absence du leader de la France insoumise alors que des membres de Podemos ou du Bloco de Esquerda sont présents, et que ces mouvements sont aussi impliqués avec la FI aux sommet du plan B. Pour Anne Sabourin, coordinatrice de l’événement, la FI « fait partie de la même famille politique » et son absence « l’isole de partenaires indispensables ». Ce boycott peut être interprété comme une volonté d’afficher une radicalité sur la question européenne, mais pour l’organisatrice du forum « il ne s’agit pas de coalition électorale, mais de convergences concrètes sur des campagnes qui engagent collectivement les participants. »

Il y a quelques semaines, lors d’un voyage en Grèce le leader de la France insoumise avait déjà consciencieusement évité de rencontrer le parti Syriza au pouvoir tout en affichant son soutien à Zoe Konstantopoulou, une des opposantes de gauche au gouvernement. Irrité, le secrétaire général de Syriza présent à Marseille charge : « la division des forces anti-austérité serait le tombeau de la gauche en Europe ».

À l’occasion de son déplacement en Grèce, Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs vivement critiqué le fonctionnement du Parti de la Gauche Européenne et du groupe de la GUE-NGL au Parlement européen dont il était membre avant son élection à l’Assemblée nationale. Jugeant que ces organes au fonctionnement confédéral sont trop hétérogènes et manquent de visibilité politique, il a rappelé que si le Parti de Gauche en était membre, ce n’est pas le cas de la France insoumise. Le député des Bouches-du-Rhône a donc affiché une volonté de distanciation.

Ce qui se joue en toile de fond est l’émergence souhaitée par la France Insoumise d’une gauche populiste européenne structurée. Car, pour l’instant, la radicalité de Jean-Luc Mélenchon n’est pas la ligne dominante parmi les gauches européennes. Au Parlement européen, le poids d’organisations qui optent pour un discours prônant le changement profond de l’Union européenne (comme Die Linke en Allemagne) domine sur les tenants de la rupture et du “plan B”.

Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza

Néanmoins, pour Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza « ce Forum est le début d’un dialogue productif sur ce qui doit changer en Europe. Je prends l’exemple de l’organisation de jeunesse de Syriza pour laquelle je parle, qui est une organisation marxiste : nous parlons de construire le socialisme au 21e siècle. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas ouverts à la discussion avec des organisations qui n’ont pas cela comme valeurs centrales. On doit garder des lignes rouges comme sur la dette publique par exemple. Mais il faut aussi penser à tout ce qu’on a en commun avec des organisations qui s’opposent à l’austérité. »

À l’évidence, faire travailler ensemble ces deux courants est de plus en plus compliqué, mais pour Marisa Mathias, députée européenne portugaise du Bloco de esquerda, “Il ne faut pas faire des collectifs factices car il y a des choses différentes et qu’on ne partage pas. Mais ce n’est pas un problème, il faut se concentrer sur ce qui nous rassemble. Je suis portugaise, nous avons une expérience du gouvernement qui démontre qu’il n’y a aucune contradiction entre identité et convergence politique. On doit essayer cela à tous les niveaux de notre action politique. Il y a plusieurs mouvements au niveau européen, il faut voir ce qu’ils apportent et on ne doit pas construire des murs entre les mouvements, ils ont des natures différentes. On doit être engagés dans tout ce qui peut ajouter quelque chose.”

Quelles convergences stratégiques entre partenaires hétérogènes ?

La question des convergences stratégiques et des formes qu’elles doivent adopter reste donc ouverte. Car si tous s’accordent sur la nécessité d’une réponse concertée au consensus néolibéral européen, les priorités dictées par les contextes nationaux ne sont pas partout les mêmes.

Pour Marc Botenga, responsable Europe du Parti du travail de Belgique « quand on parle aux travailleurs de Belgique on voit qu’ils veulent une rupture. Comme l’establishment européen est uni, il doit y avoir selon nous des luttes européennes pour repartir d’une feuille blanche avec les traités européens. »

Un point de vue qui serait certainement nuancé par certains participants au forum, et notamment par les  membres du “Progressive Caucus”, un jeune espace de discussion qui regroupe au Parlement européen certains sociaux-démocrates de gauche, verts et membres de la GUE/NGL.

Marisa Matias du Bloco de Esquerda aux cotés  d’Emmanuel Maurel lors d’un atelier sur le libre-échange

Pour Emmanuel Maurel, eurodéputé PS membre du Progressive Caucus et présent à Marseille, « les convergences existent en vérité. Prenons l’exemple du Parlement européen : sur 80% des sujets importants, on a des convergences entre la GUE-NGL, les Verts et une partie du groupe social-démocrate. » tout en ajoutant : « Je dis bien une partie des sociaux-démocrates, car évidemment ce courant est traversé par de sérieuses contradictions. Mais disons quand même qu’une partie continue à croire en la transformation sociale et renoue avec une critique du système capitaliste. Si organisationellement on n’en voit pas le résultat c’est d’abord qu’il y a une tradition d’éclatement à gauche qui se justifie souvent historiquement, mais compte tenu de l’urgence le mieux est tout de même de travailler à des convergences. »

Il semble difficile aux acteurs de s’accorder sur une conception commune du projet européen, mais des luttes concrètes montrent pour eux qu’il est possible d’avancer. C’est en tout cas ce que pense le responsable du PTB : « Je prends souvent l’exemple des dockers européens qui, dans les luttes, ont su agir de concert, de même lors du mouvement contre le TTIP. De ces luttes naîtront l’alternative. », avant d’ajouter qu’en l’état actuel il n’était pas envisageable en Belgique de pactiser avec des verts et des sociaux-démocrates qui soutiendraient le projet européen actuel.

Ce besoin de convergence semble d’autant plus pressant pour les forces politiques de gauche des « petits pays » de l’Union. Car dans l’éventualité de leur arrivée au pouvoir, la possibilité d’imposer un rapport de force favorable avec les institutions européennes serait alors compliquée « nous savons qu’en Belgique, si nous sommes seuls, nous n’arriverons pas à changer fondamentalement les choses dans toute l’Europe. C’est pourquoi nous voulons changer le rapport de forces. Certaines problématiques sont simplement inenvisageables au niveau national, comme celle du climat. » estime Marc Botenga.

Si une initiative comme le Forum de Marseille propose un espace de dialogue salué par les participants, la seule bonne volonté n’est pas suffisante pour agréger des forces politiques aussi diverses et développer des actions communes. Pour beaucoup le travail ne doit pas être fait à l’envers, et devrait d’abord s’axer sur les propositions plutôt que sur la démarche de création d’une structure ex-nihilo. Un défi que devront maintenant relever les forces du forum de Marseille d’ici le prochain rendez-vous annoncé pour 2018 : passer du constat à l’action commune. Une coordination ad hoc a été mise en place pour préparer des campagnes d’action commune et établir un forum permanent.

En 1889, il y a plus de 100ans, la IIe internationale était capable d’imposer le 1er mai comme fête du travail partout dans le monde avec la revendication de la journée de 8 heures. Cette initiative partait alors de deux postulats : l’existence d’un intérêt commun à tous les travailleurs et la conscience de la nécessité d’une organisation unitaire pour le défendre sur des bases offensives.

Les situations sont évidemment différentes. Les modes d’actions doivent être actualisés. Et bien que nous soyons dans l’Europe de la libre circulation et de la communication, il reste pourtant difficile pour ces forces de s’accorder sur de simples campagnes communes réalisées a minima. Cela montre que l’identification de revendications à portée majoritaire, fondées sur des intérêts politiques partagés par les travailleurs européens, devrait précéder l’instauration d’un cadre prédéfini.

Pour de nombreuses organisations, et en l’absence de perspectives réelles, il est plus tentant de se concentrer sur le contexte national et de se contenter d’adopter des positions qui font office de marqueurs politiques. Cette politique de l’autruche décrédibilise les forces anti-austérité, en éludant la question des moyens de mise en œuvre de leur programme. L’ordo-libéralisme européen bloque tout horizon politique, et c’est bien ce mur qu’il faudra casser dans l’imaginaire politique collectif pour convaincre les peuple de la viabilité et de la faisabilité d’un projet social.

Faute d’amour, esquisse glaçante de la Russie contemporaine

Aliocha, enfant mis de côté dans la séparation de ses parents (Matveï Novikov).

On entre dans le film d’Andreï Zviaguintsev, Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, par des images à la fois magnifiques et inquiétantes : une forêt silencieuse et recouverte de neige, paisible mais cernée par des immeubles sinistres. On comprend dès ces premiers plans que c’est de la Russie d’aujourd’hui que le réalisateur veut nous parler, comme il a pu le faire dans Leviathan (2014), et que le portrait n’est pas réjouissant. En relatant un drame familial, le réalisateur signe un long-métrage magnifique où s’entremêlent enjeux sociétaux, politiques, familiaux qui font résonner une même question : celle de la place de l’humain dans une société éperdue d’individualisme. 

Aliocha, garçon d’une douzaine d’années aux boucles blondes et à la mine renfrognée, évolue parmi des parents – classe moyenne supérieure – qui, en plein divorce, se déchirent. Son père, Boris, s’installe avec sa nouvelle compagne, plus jeune, enceinte. Sa mère, Genia, fréquente elle aussi un autre homme, quadragénaire aisé et détaché. Entre ces deux nouvelles vies qui se dessinent, l’appartement commun mis en vente, et un fils encombrant. Faute d’amour est une traduction approximative du terme russe Нелюбовь, littéralement, « sans amour ». Cette absence d’amour s’impose violemment du début à la fin du film : l’enfant, né d’une union dépourvue de sentiments (« je ne t’ai jamais aimé », assène Genia au père de son enfant), existe tel un fardeau que l’on préfère mettre en pension tant il n’est pas envisagé dans les futurs parentaux.

« On ne peut pas vivre sans amour ». Cette phrase prononcée par le nouveau compagnon de Genia illustre le moment où le film bascule : Aliocha s’enfuit après avoir constaté avec une douleur indicible la cruelle indifférence de ses parents. Commence alors pour Genia et Boris une recherche au sein de laquelle la haine prendra le dessus sur l’espoir, entourés par des bénévoles zélés issus d’une association privée venant combler les carences de l’Etat, dont la police se montre défaitiste et dépassée.

La dimension politique du film n’échappera à personne. Il en est saturé : la corruption des élus, le conflit ukrainien font irruption via la radio qui tourne à fond dans les voitures des protagonistes, façonnant une atmosphère étouffante. L’influence de l’Eglise orthodoxe sur la société et notamment au sein de l’entreprise – Boris, salarié en apparence relativement anonyme dans une société de taille importante, se sait en danger si son divorce vient à s’ébruiter auprès de la direction – n’est pas non plus un sujet évité par le réalisateur. Ce contexte semble nourrir la haine des parents, enfermés dans une vie qu’ils n’ont pas voulue, qu’ils ne veulent plus. Dans leurs existences désormais distinctes, ils s’accrochent éperdument à leur smartphone, consultent compulsivement Instagram, cherchent les meilleurs produits dans d’immenses supermarchés. C’est ainsi que le réalisateur choisit de décrire la société capitaliste Russe du vingt-et-unième siècle : en la pointant du doigt pour mieux souligner les vides moraux et émotionnels qu’elle laisse à côté d’elle. Quitte à se donner le rôle du donneur de leçons face à des personnages qu’il n’épargne jamais. 

S’il fallait qualifier en un mot le film de Zviaguintsev, on opterait pour un adjectif : froid. Car au-delà du climat vigoureux, tout semble figé, endormi ou mort – le motif de la ruine se décline autant dans les décors que métaphoriquement. Un enfant a disparu et pourtant la police refuse d’ouvrir une enquête, ses parents règlent cruellement leurs propres comptes, sa grand-mère déverse son torrent de haine sur sa fille. C’est une Russie ultramoderne qui nous est montrée, mais c’est aussi une Russie amorphe, glaciale et paralysée – il faut souligner ici le rôle de la photographie et de l’éclairage, superbement maîtrisés.

En voyant ce film, on ne peut s’empêcher de penser aux témoins auxquels la parole est donnée dans l’ouvrage du Nobel de littérature Svetlana Aleksievitch, La fin de l’homme rouge, dont certains relatent si bien l’angoisse ressentie face au vide et aux interrogations provoquées par la chute du communisme et l’avènement de la société capitalise dans l’ex-URSS, avec ses pertes de repères, son consumérisme galopant. Et pourtant, au-delà des considérations politiques, l’intérêt du film est anthropologique et universel, il nous fait ressentir de façon bouleversante et viscérale une évidence peut-être oubliée :  on ne peut pas vivre sans amour.

Ils ont tué Jaurès… à nous de le faire revivre !

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

Le 31 juillet 1914, un coup de feu, à la terrasse du café du Croissant, retentit dans tout Paris, et bientôt dans tout le pays : Jean Jaurès était assassiné par le nationaliste Raoul Villain. Véritable martyr de la paix, le père du socialisme français unifié, chantre de la République sociale, fut ainsi le premier mort d’un conflit qu’il redoutait tant. Mais derrière cette figure tutélaire devenue par la suite largement consensuelle, se cache une personnalité bien plus complexe que le portrait qu’en a fait l’historiographie durant des décennies.


Madeleine Rebérioux, spécialiste du fondateur de la Section française de l’Internationale ouvrière et de L’Humanité, a notamment pointé du doigt ce paradoxe. « Si l’on s’est mépris sur le personnage, cela tient essentiellement à deux raisons : d’une part, la dualité de la tradition politique issue de Jaurès – tradition social-démocrate, tradition communiste – a longtemps transformé en champ clos l’histoire de sa vie et le sens de son message ; d’autre part, son œuvre écrite, immense, mais fragmentaire, reste dispersée, si bien que son action militante est connue plutôt par la légende que par de solides études. Une fin tragique fait peser sur la vie de Jaurès l’incertitude et l’ambiguïté. »

Mais qui était donc Jean Jaurès ?

De Castres à la Chambre des députés, en passant par Normale Sup’ : itinéraire d’un enfant de la République.

Né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859, Jaurès est issu d’une famille de la petite bourgeoisie provinciale. Brillant élève, il obtient une bourse pour préparer l’École normale supérieure au lycée Louis-le-Grand, et est reçu premier au concours en 1878, avant de passer l’agrégation de philosophie en 1881. Il devient professeur au lycée d’Albi, puis à la faculté des lettres de Toulouse.

En 1885, il entre à la Chambre comme député centre-gauche de Carmaux, ville de verriers et de mineurs. Battu aux élections de 1889, il se consacre pendant trois ans à son travail de recherche, rédigeant ses thèses de philosophie.

Cette période aura une importance théorique majeure pour son engagement et l’élaboration de sa pensée. La préparation de sa thèse secondaire, rédigée en latin, sur les origines du socialisme allemand, lui permet d’approfondir les œuvres de Hegel et de Fichte, de lire les socialistes pré­-marxistes, ou encore d’aborder Lassalle et Marx. Par ailleurs, sa thèse principale sur « la réalité du monde sensible », le mène à la conclusion que la politique ne doit être que la médiation de la métaphysique dans le monde.

Du républicanisme au socialisme

D’abord républicain, Jaurès va connaître une conversion progressive aux principes du socialisme. En 1892, il est confronté à un épisode de véritable lutte des classes, qui sera décisif dans sa conversion au socialisme, lorsqu’il défend les mineurs de Carmaux en grève. Ces derniers protestent en effet contre le licenciement de leur maire et responsable syndical, Jean-Baptiste Calvignac, par le marquis de Solages, propriétaire de la mine. Ce renvoi est dénoncé par les mineurs comme une atteinte au suffrage universel et aux droits de la classe ouvrière à s’exprimer en politique. Élu député en janvier 1893, Jaurès sera ainsi jusqu’à sa mort, sauf entre 1898 et 1902, le député des mineurs et des paysans de Carmaux.

Ses apports à la philosophie politique ont souvent tenu une place secondaire dans des études qui mettaient volontiers l’accent sur son action politique et ses combats, pour l’unité du socialisme et pour la paix. La pensée politique de Jaurès témoigne pourtant d’une foi très vive, presque messianique, dans la révolution. Dans leur ouvrage Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson insistent sur cette dimension très longtemps oubliée de la pensée de Jaurès.

En effet, dans La question sociale, les injustices du capitalisme et la révolution religieuse, il estime que « Ce qui nous inquiète, surtout, c’est la diminution morale que subit l’humanité ; c’est la contradiction désespérante entre l’idéal de solidarité que l’humanité a créé enfin par le génie de tous ses penseurs et le sacrifice de tous ses martyrs et un ordre social qui fait de la guerre entre les hommes, hypocrite ou violente, la condition même de la vie, la loi déshonorante et corruptrice de toutes les existences humaines. » Ainsi, le projet socialiste de Jaurès est essentiellement une « révolution morale qui doit être servie et exprimée par une révolution matérielle ». « Il sera en même temps une grande révolution religieuse », assène-t-il, pour clore la première partie de son article.

Le combat pour la République sociale

Cette révolution religieuse doit aboutir à la République sociale, garantissant la concorde sociale et l’émancipation humaine. La dimension messianique apparaît à nouveau lorsqu’il affirme que « La domination d’une classe est un attentat à l’humanité. Le socialisme, qui abolira toute primauté de classe et toute classe est donc une restitution de l’humanité. Dès lors c’est pour tous un devoir de justice d’être socialistes. […] Dans la société moderne le mot de justice prend un sens de plus en plus précis et vaste. Il signifie qu’en tout homme, en tout individu l’humanité doit être pleinement respectée et portée au plus haut. […] C’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira. »

Bien sûr, Jaurès oppose cet horizon au contexte politique et social dans lequel il évolue. Il pointe particulièrement du doigt le paradoxe qui régit selon lui la république bourgeoise, à savoir le fait qu’« au moment même où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit à une sorte de servage […] Et c’est parce que le socialisme apparaît comme le seul capable de résoudre cette contradiction fondamentale de la société présente, c’est parce que le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale, c’est parce qu’il veut que la République soit affirmée dans l’atelier comme elle est affirmée ici, c’est parce qu’il veut que la nation soit souveraine dans l’ordre économique pour briser les privilèges du capitalisme oisif, comme elle est souveraine dans l’ordre politique, c’est pour cela que le socialisme sort du mouvement républicain. »

L’unité achevée

Pour Jaurès, réaliser l’unité ne se réduit pas à constituer une force politique nouvelle, mais doit aussi répondre à l’unité de nature du prolétariat.

Il est en même temps convaincu qu’une telle unité ne peut se faire que dans et par la République, car « sans la République, le socialisme est impuissant, et sans le socialisme, la République est vide ». Ainsi transparaît sa filiation et son admiration pour la Révolution française, dont il se fait l’historien dans l’Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904), « histoire marxiste, nationale en même temps que républicaine », selon Madeleine Rebérioux.

Toutefois, la réalisation de cette unité est difficile, avec une gauche française particulièrement morcelée. La constitution de la SFIO s’opère en avril 1905, et confère à Jaurès de nouvelles responsabilités nationales, malgré les différentes contestations émanant du parti. Il en partage la direction avec Jules Guesde. Cette création avait été précédée, un an plus tôt, par celle du journal L’Humanité, sous-titré « quotidien socialiste ». En 1914, la SFIO rassemble 17 % des voix et obtient 101 sièges de députés.

Il jouit alors d’une immense popularité que son charisme d’orateur, son courage et son dévouement lui valent auprès des masses populaires.

L’engagement pour la paix

Jaurès n’en demeure pas moins également l’une des figures majeures du pacifisme d’avant-guerre, un martyr pour la paix, dénonçant le fait que « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». Il va plus loin, en déclarant qu’il « n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité ».

Son combat pour la paix est d’autant plus cohérent que nul n’a semblé vivre aussi dramatiquement l’approche de la guerre que lui. Jaurès crut pourtant trouver du côté du mouvement ouvrier un appui pour empêcher la catastrophe qu’il voyait venir. De congrès en congrès, il chercha à obtenir de l’Internationale des moyens de prévenir le conflit. Malheureusement, l’opposition de la social-démocratie allemande fit échouer son appel à la grève générale ouvrière contre la guerre.

« Ce héros mort au-devant des armées » (Anna de Noailles). Ils ont tué Jaurès !

Ce dernier engagement lui coûtera la vie. L’assassinat de Jean Jaurès a lieu le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40, au café du Croissant, rue Montmartre, près du siège de L’Humanité. Raoul Villain, étudiant nationaliste proche de l’Action française, est l’auteur de ce crime, revendiquant avoir tué un « ennemi de sa patrie ».

La presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes », comme Léon Daudet ou Charles Maurras, condamnaient depuis des années les déclarations pacifistes de Jaurès et le désignaient comme l’homme à abattre, aussi en raison de son engagement passé en faveur d’Alfred Dreyfus.

Cet assassinat provoqua le ralliement de la gauche française dans sa majorité à l’Union sacrée. Son assassin Raoul Villain fut quant à lui acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze. La veuve de Jaurès fut même condamnée à payer les frais de justice. Ainsi se conclut un jugement dans lequel la justice, si chère à Jaurès, ne pesait pas grand-chose face à l’élan nationaliste qui suivit la victoire française.

De la SFIO au FN : une mémoire disputée

Mais depuis cette mort tragique, qui se réclame encore de Jaurès ? Quel est son héritage ?

Rares sont les villes qui ne comptent pas une rue, une place, une statue ou une école Jean Jaurès. Dès le 1er août 1914, une station de métro Jean Jaurès est créée à Paris … pour remplacer la rue d’Allemagne !

Des films, pièces, poèmes et autres chansons rendent également hommage au socialiste, et notamment la chanson de Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?, dans laquelle le chanteur nous interpellait : « Demandez-vous belle jeunesse / Le temps de l’ombre d’un souvenir / Le temps de souffle d’un soupir / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? / Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

Si la mémoire de Jaurès est évidemment portée par la gauche, de son entrée au Panthéon en 1924 sous le Cartel des gauches aux commémorations de son assassinat, chaque année, par L’Humanité et des partis de gauche, cette mémoire a pu devenir de plus en plus consensuelle, Jaurès ayant été cité aussi bien par Nicolas Sarkozy que par le Front national, à titre d’exemple.

Durant la campagne des élections européennes de 2009, Louis Aliot avait même fait diffuser des affiches comportant la mention suivante : « Jaurès aurait voté Front national ». Cette campagne avait bien entendu suscité une vague d’indignation à gauche, la figure de Jaurès étant mobilisée par un parti xénophobe qu’il aurait naturellement combattu, comme l’explique notamment l’historien Vincent Duclert.

On assiste donc à un véritable conflit de mémoire autour de la figure républicaine qu’incarne Jaurès. Cela justifie plus que jamais la nécessité de se réapproprier sa pensée et ses enseignements, pour réaffirmer l’actualité de son discours et le libérer des convoitises issues des mouvements d’extrême-droite, vautours éhontés de sa mémoire.

Mais que peut bien encore nous dire Jaurès, plus d’un siècle après sa mort ? Théoricien de la grève générale, Jaurès aura certainement beaucoup à nous apprendre, à l’aube des manifestations contre les projets de casse du Code du Travail prévus par le gouvernement.

Dans ses Études socialistes, il s’attache à dessiner les contours d’une grève générale efficace, estimant qu’il faut avant tout se concentrer sur « les corporations où la puissance capitaliste est le plus concentrée, où la puissance ouvrière est le mieux organisée, et qui sont comme le nœud du système économique », et rendre la lutte la plus concrète possible, rappelant que « pour décider la classe ouvrière à quitter en masse les grandes usines et à entreprendre contre toutes les forces du système social une lutte à fond, pleine d’inconnu et de péril, il ne suffit pas de dire : communisme ! […] ce n’est pas pour un objet trop général et d’un contour trop incertain que se produisent les grands mouvements. Il leur faut un point d’appui solide, un point d’attache précis. » Ce qui n’empêche pas de chercher dans le même temps à « conquérir légalement la majorité », pour réaliser la République sociale.

Sa confiance dans la République et son admiration de la Révolution lui inspirent par ailleurs un patriotisme sincère, qu’il sait parfaitement articuler à l’internationalisme. Cette conception de la nation, développée dans L’Armée nouvelle, et résumée par la formule « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup y ramène », pourrait inspirer une partie de la gauche en voie de refondation.

Enfin, le dernier combat de Jaurès peut continuer à nous inspirer : maintenir la paix est toujours d’actualité, alors que des tensions entre grandes puissances mondiales s’accentuent. Le gouvernement français, s’il rend hommage à Jean Jaurès, participe d’un accroissement des tensions diplomatiques entre la Russie de Vladimir Poutine et les États-Unis de Donald Trump. Les relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, prises dans des jeux d’alliances, ne sont pas davantage rassurantes. Le combat pour la paix doit ainsi se perpétuer, car comme Jaurès le disait si bien lui-même, « la grande paix humaine est possible. »

Jaurès reste ainsi une grande source d’inspiration, une figure républicaine tutélaire, et une boussole pour des forces progressistes en recomposition, qui se sont trop longtemps éloignées de leurs principes fondamentaux. À nous de faire revivre Jaurès, et avec lui ses idées et sa vision du monde.

 

Pour aller plus loin :

Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014.

Henri Guillemin, L’arrière-pensée de Jaurès, Paris, Gallimard, 1966.

Madeleine Rebérioux, Jaurès et la Classe ouvrière, Paris, Maspero, 1975.

Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Paris, Perrin, 2005

Jean-Paul Scot, Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Paris, Seuil, 2014.

Éric Vinson, Sophie Viguier-Vinson, Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain, Paris, Albin Michel, 2014.

Crédits :

Discours de Jaurès au Pré Saint-Gervais, le 25 mai 1913. ©BNF. L’image est libre de droit

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/79/Jean_jaures.jpg. L’image est tombée dans le domaine public.

Une de L’Humanité, le lendemain de l’assassinat de Jaurès. La © Gallica / BNF – http://gallica.bnf.fr/proxy?method=R&ark=bpt6k253902z.f1&l=3&r=0,48,519,614

 

Comment Podemos a mis les drapeaux rouges au placard

A l’approche du prochain Congrès du parti prévu en février, les débats s’intensifient au sein de Podemos quant à la stratégie à adopter pour les années à venir. Cet article propose de s’extraire un moment de cette actualité brûlante pour revenir sur l’un des éléments qui a fait le succès de Podemos, sa stratégie de rupture avec les codes traditionnels de la gauche radicale.

Dans un article paru dans la prestigieuse New Left Review en mai-juin 2015, Pablo Iglesias dresse un portrait de Podemos et dépeint une formation politique qui a su renouveler le répertoire de la gauche radicale pour s’imposer dans le paysage politique espagnol. Au cœur du projet porté par Podemos, puisant à diverses sources théoriques, on trouve une prise de distance à l’égard des symboles et des références de la gauche traditionnelle jugés inopérants.

Un constat lucide : la défaite historique de la gauche

Toute opération de reconstruction politique du camp progressiste doit passer par un examen critique de la situation des gauches à l’entrée du XXIe siècle. C’est en substance le message délivré par Pablo Iglesias dans les premières lignes de son article pour la NLR. Le politiste espagnol cite l’historien britannique Perry Anderson : « Le seul point de départ concevable aujourd’hui pour une gauche réaliste consiste à prendre conscience de la défaite historique ».

Le constat qui préside à la création de Podemos est celui d’un effondrement concomitant des logiciels social-démocrate et communiste. La social-démocratie européenne, bercée dans les années 1990 par les théoriciens de la « Troisième voie », a abandonné tout projet d’émancipation collective pour adhérer au libéralisme économique. François Mitterrand en France, Felipe Gonzalez en Espagne, Gerard Schröder en Allemagne ou Tony Blair au Royaume-Uni incarnent à leur manière une gauche partie prenante de la globalisation financière et du processus de dérégulation des économies européennes.

Face à cette dilution de la social-démocratie dans le consensus néolibéral, la gauche radicale de tradition communiste s’est quant à elle retrouvée désarmée suite à la chute de l’Union soviétique et à la fragmentation du monde ouvrier. Son poids électoral s’est réduit considérablement, et l’ensemble de ses référentiels ont été disqualifiés symboliquement. Révolution et lutte de classes, deux concepts pourtant structurants au cours du XXe siècle, tendent aujourd’hui à être relégués dans la catégorie « folklore gauchisant ».

Machiavel contre Ned Stark

La pensée de Machiavel, source d'inspiration pour Pablo Iglesias
La pensée de Machiavel, source d’inspiration pour Pablo Iglesias

« J’ai la défaite tatouée dans mon ADN. Mon grand-oncle a été fusillé, mon grand-père a été condamné à mort et a passé cinq ans en prison, mon père a été en prison, mes grands-parents ont connu l’humiliation des perdants d’une guerre civile, ma mère a milité dans la clandestinité ». C’est par l’évocation de son histoire familiale, entrant elle-même en résonance avec les traumatismes d’une gauche espagnole marquée au fer rouge par la guerre civile et le franquisme, que Pablo Iglesias affiche fermement sa volonté de conjurer un cycle de défaites : « Je ne supporte pas de perdre. Avec plusieurs camarades, toute notre activité politique est consacrée à penser comment on peut gagner ».

Pablo Iglesias et les intellectuels à l’origine de Podemos subordonnent en effet l’ensemble de leurs réflexions à un impératif stratégique : la victoire électorale. Le secrétaire général de Podemos emprunte à Machiavel son éthique de l’efficacité politique : L’important en politique n’est pas tant de détenir la vérité ou de défendre les idées les plus justes, mais d’accéder au pouvoir pour les faire triompher, et ce par tous les moyens.

Les instigateurs de Podemos, inconditionnels adorateurs de la série Game of Thrones, n’hésitent pas à opposer la figure du prince machiavélien à celle de Ned Stark, qui perd sa tête à la fin de la première saison faute d’avoir su manier les codes du monde – particulièrement vicieux – qui l’entoure. Entre les lignes, le patriarche de la famille Stark, qui incarne la droiture morale et la justice, est ainsi subtilement comparé à la gauche radicale traditionnelle : malgré un diagnostic lucide sur les ravages du capitalisme néolibéral et des propositions légitimes pour y remédier, celle-ci se montre dramatiquement incapable de faire gagner ses vues.

Lors d’un discours devenu populaire sur les réseaux sociaux, Pablo Iglesias enfonce le clou avec ironie : « Tu peux porter un t-shirt avec la faucille et le marteau. Tu peux aussi porter un grand drapeau qui s’étale sur des mètres et des mètres, puis rentrer chez toi pendant que l’ennemi se moque de toi. Parce que le peuple, les travailleurs, le préfèrent lui. Ils le comprennent quand il parle, alors que toi ils ne te comprennent pas. Alors oui, peut-être que c’est toi qui a raison, et tu pourras demander à tes enfants d’inscrire sur ta tombe ‘il a toujours eu raison, bien que personne ne l’ait su’ »

Une gauche des drapeaux rouges condamnée à la marginalité

Si Pablo Iglesias se montre particulièrement critique à l’égard de la gauche radicale traditionnelle, c’est qu’il est lui-même issu de ses rangs et a pu constater de l’intérieur son incapacité à se renouveler. Il a longuement milité aux Jeunesses Communistes, dès l’âge de 14 ans. Très engagé au début des années 2000 dans la mouvance altermondialiste – à laquelle il consacre plusieurs travaux académiques, il a également travaillé en tant que conseiller en communication pour Izquierda Unida, assistant même son secrétaire général Cayo Lara lors de la campagne pour les élections générales de 2011.

Dans son article pour la New Left Review, il explique que la naissance de Podemos doit en réalité beaucoup à la fin de non-recevoir opposée par Izquierda Unida à sa proposition d’organiser des primaires citoyennes communes en vue des élections européennes. En lançant l’initiative Podemos en dehors des appareils déjà existants, Pablo Iglesias s’est doté d’amples marges de manœuvre pour opérer une distanciation à l’égard de la matrice stratégique de la gauche radicale. L’objectif est tout indiqué : sortir de la marginalité.

Comme le rappelle Alexis Gales dans un article de la revue Ballast, l’échelle gauche/droite est une construction historique et contingente, une carte mentale qui fournit des coordonnées pour se repérer dans la diversité des projets et des organisations politiques. Ce clivage fondateur est également à l’origine d’un ordre politique, qui répartit des positions sur un axe selon une logique tout sauf neutre : il assigne des étiquettes plus ou moins valorisantes, des brevets de respectabilité. Tout ce qui se rapproche du centre est tendanciellement associé à la modération et à la raison, tandis que tout ce qui se situe aux bornes de l’axe politique – aux « extrêmes » – est apparenté à l’excès.

L’assignation de la gauche radicale à un espace marginal sur l’échelle politique est renforcée par l’hégémonie culturelle du néolibéralisme. Le rapprochement idéologique du centre gauche et du centre droit sur la base d’un consensus libéral s’accompagne de procédés de délégitimation mécanique des projets alternatifs, englobés sous des qualificatifs dépréciatifs tels qu’« extrémistes » ou « populistes ». La gauche radicale est présentée comme l’héritière directe du communisme, donc de l’URSS, donc de Staline – ou dans une version contemporaine de l’épouvantail, de la Corée du Nord.

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©Ahora Madrid

Pour Pablo Iglesias, la gauche commet une erreur fondamentale en acceptant la position assignée par ses adversaires. Face à ces logiques de disqualification, elle tend en effet à se replier sur elle-même, à mettre en avant son histoire et ses symboles comme une forme de résistance au mépris des puissants : « Ce n’est pas un groupe de gens qui chantent l’Internationale qui va transformer le pays. J’aimerais bien, parce que c’est de là que je viens moi aussi (…) L’obligation d’un révolutionnaire, c’est de gagner. Un révolutionnaire n’est pas appelé à protéger des symboles, une identité, ce n’est pas un curé qui cherche la catharsis collective dans une messe avec ses disciples », explique Iglesias. Les drapeaux rouges, la faucille et le marteau, les chants révolutionnaires, qui sont des marqueurs identitaires et des sources de gratification symbolique pour les militants conscients d’appartenir à une culture politique commune, constituent du pain bénit pour leurs adversaires qui n’ont qu’à s’en saisir pour les discréditer.

Occuper la centralité de l’échiquier politique

Pour les fondateurs de Podemos, il s’agit donc d’éviter tout ce qui est susceptible d’identifier le parti à la tradition communiste politiquement et symboliquement défaite. Finis donc les drapeaux rouges, définitivement rangés au placard. L’ambition est désormais d’occuper la « centralité de l’échiquier politique ». Le terme de « centralité » régulièrement employé par Pablo Iglesias n’a strictement rien à voir avec un centrisme idéologique qui réfuterait les clivages et piocherait à droite comme à gauche, contrairement à ce qui a parfois été avancé par des commentateurs espagnols. Il renvoie à l’idée d’occuper une place centrale – par opposition à marginale – dans le paysage politique : disputer à l’adversaire la fixation des termes du débat, quitte à accepter de s’aventurer sur son terrain pour mieux en subvertir les codes.

Un exemple de cette stratégie a été fourni par Pablo Iglesias lors de la visite du roi Felipe VI au Parlement européen en avril 2015. Alors que les eurodéputés étaient tous invités à saluer le roi d’une poignée de main, les élus d’Izquierda Unida, fidèles à leur tradition républicaine, ont décidé de boycotter la rencontre. Pablo Iglesias a quant à lui choisi d’y prendre part, mais pas de n’importe quelle manière. Dérogeant quelque peu au protocole, il s’est présenté devant les caméras muni d’un coffret des quatre saisons de Game of Thrones, qu’il a soigneusement offert au roi, arguant qu’elle lui fournirait les clés pour comprendre la crise politique espagnole. Tandis que personne n’a retenu l’absence d’Izquierda Unida, la démarche du leader de Podemos a fait les gros titres. Une manière pour le parti de trouver un équilibre entre l’attitude d’auto-exclusion d’Izquierda Unida et la déférence des partis traditionnels qui sacralisent la monarchie.

Cette bataille pour la centralité est cruciale. Elle vise à installer Podemos comme une figure incontournable du débat politique, à obliger les adversaires à se positionner par rapport à son discours et à ses thèmes de prédilection. Comme le souligne Juan Carlos Monedero, « La centralité, c’est en finir avec les pièges qui nous conduisent à nous battre pour des étiquettes ». Plutôt que de disputer au Parti socialiste le monopole de la « vraie gauche », il est préférable de renverser les coordonnées du jeu politique, de faire en sorte que la majorité des citoyens désorientés et frappés par la crise trouve une expression politique qui ne soit pas cantonnée aux marges.

Au-delà de l’axe gauche/droite, un nouveau récit politique

Occuper la centralité du paysage politique suppose de prendre conscience de l’exceptionnalité de la situation politique actuelle.  « Indépendamment de ce que nous sommes, les deux métaphores gauche et droite ne permettent pas d’impulser le changement dans nos sociétés » selon Iglesias.  Dans un contexte de brouillage des clivages idéologiques, lié à la convergence des partis sociaux-démocrates et des partis de droite traditionnels vers un « extrême-centre » libéral, apparait un vide qui peut être occupé par de nouvelles constructions politiques fort différentes les unes des autres : Marine Le Pen en France, Donald Trump aux Etats-Unis, le Mouvement 5 étoiles en Italie, Podemos en Espagne.

C’est ce que Pablo Iglesias comme Iñigo Errejón qualifient de « moment populiste » : alors que l’hégémonie néolibérale vacille et que le mécontentement populaire ne trouve pas de canalisation dans les partis existants, l’enjeu consiste à proposer de nouvelles identifications collectives susceptibles de séduire une majorité de citoyens au-delà des appartenances politiques traditionnelles. Au clivage gauche/droite, Podemos substitue l’opposition entre le peuple (« la gente » : les gens) et la caste, entre la démocratie et l’oligarchie. La formalisation de ces nouvelles lignes de fracture constitue le fondement d’une stratégie populiste directement inspirée des thèses d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe – sur lesquelles nous reviendrons dans un prochain article.

"Nous sommes pas de gauche, nous ne sommes pas de droite, nous sommes ceux d'en bas et nous venons chercher ceux d'en haut"
“Nous ne sommes pas de gauche, nous ne sommes pas non plus de droite, nous sommes ceux d’en bas et nous venons chercher ceux d’en haut”

Le pari réalisé par Podemos est d’articuler une diversité de demandes sociales autour de revendications « de sens commun » – la démocratie, la lutte contre la corruption, la défense des services publics et des droits sociaux. « Ce qui est certain, c’est qu’une grande majorité des citoyens subit la crise : les enfants sont obligés d’émigrer, tu perds ton travail, tu perds ta maison, on gèle ton salaire, on te restreint l’accès aux urgences, ta qualité de vie se dégrade (…) tous les gens décents ont ça en commun, on souhaite que personne ne soit expulsé de chez lui sans solution de relogement, que personne ne se retrouve sans chauffage en hiver, on ne veut pas des boulots de merde. L’appel à la centralité, c’est écarter ce qui nous sépare, pour prêter attention à toutes ces choses urgentes qui font qu’on est en train de perdre notre démocratie », résume Juan Carlos Monedero.

Ces revendications prennent forme dans un récit politique mobilisateur qui, là encore, contraste avec les référentiels habituellement maniés par la gauche radicale espagnole. Alors qu’Izquierda Unida fait de la IIIe République la matrice de son discours, Podemos – dont les initiateurs sont toutefois profondément républicains –  préfère centrer le sien sur l’amplification de la démocratie plutôt que de s’aventurer sur un champ de bataille qui, selon Pablo Iglesias, risquerait de les identifier à la gauche traditionnelle et de les éloigner d’une majorité de citoyens. Si les drapeaux républicains n’ont pas disparu des meetings de Podemos, la « question républicaine » chère à la gauche communiste est placée au second plan, au profit de la « question démocratique » jugée plus urgente.

Au cœur du récit politique de Podemos, on trouve ainsi une analyse de l’état de la démocratie espagnole : le « régime de 1978 », issu de la Transition démocratique, est à bout de souffle. Les institutions ont été confisquées aux citoyens par une caste qui gouverne en faveur d’une minorité de privilégiés. Face à cette crise de régime, le mouvement des Indignés surgi en 2011 (appelé « 15-M » en Espagne) signifie alors le début d’une « nouvelle Transition », vers une démocratie débarrassée de la corruption et de la mainmise des pouvoirs économiques. Pour schématiser, le 15-M remplace la République en tant que référence mobilisatrice. L’objectif affiché par Podemos est de transformer  l’indignation exprimée par les citoyens espagnols en changement politique. Pablo Iglesias pointe régulièrement l’existence d’une majorité sociale en décalage avec les élites au pouvoir, opposant à ces derniers  l’Espagne qui vient – Podemos est la première force politique chez les moins de 45 ans. Dans son discours prononcé à l’occasion de l’investiture de Mariano Rajoy en octobre 2016, il s’adressait au chef du gouvernement en ces termes : « Permettez-moi de vous dire que votre attitude fera de cette législature un épilogue ».

Podemos et Izquierda Unida, des relations complexes 

Quelques jours auparavant, lors du premier vote d’investiture, Pablo Iglesias démarrait son discours au Congrès par un vibrant hommage aux Brigades internationales, ces « combattants de la liberté et de la démocratie » venus prêter main forte aux Républicains espagnols en 1936. Signe parmi d’autres – comme ses références notables au mouvement ouvrier dans plusieurs discours de campagne – que le secrétaire général de Podemos reste malgré tout profondément attaché à l’histoire de la gauche espagnole.

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Pablo Iglesias et Alberto Garzon ©Podemos

Les relations entre Podemos et Izquierda Unida sont d’ailleurs plus complexes qu’il n’y parait. Dans les premiers mois d’existence du parti, Pablo Iglesias a dû essuyer de vives critiques de la part de dirigeants communistes qui lui reprochaient de masquer un projet ambigu derrière une opération de dépoussiérage marketing. Cayo Lara, coordinateur fédéral d’IU jusqu’en juin 2016, accusait ainsi Podemos de « vendre du vent ». En juin 2015, Pablo Iglesias se montrait à son tour très dur à l’égard de la « vieille gauche », fustigeant la figure du « gauchiste aigri », qui se complaît dans la « culture de la défaite » et préfère « se contenter de ses 5% et de son drapeau rouge ». Les rapports entre les deux formations se sont néanmoins grandement améliorés, sous l’impulsion du nouveau coordinateur fédéral d’IU, le jeune Alberto Garzón qui n’a jamais caché son amitié avec Pablo Iglesias. Au mois de mai 2016, les deux leaders officialisaient ainsi la candidature commune de Podemos et d’Izquierda Unida aux élections générales du 26 juin, sous l’étiquette Unidos Podemos.

Pablo Iglesias a aussi pu compter sur le soutien ostensible de certains poids lourds de la gauche communiste, comme Manolo Monereo ou Julio Anguita, leader emblématique d’IU dans les années 1990. L’apparition surprise de ce dernier lors d’un meeting de Pablo Iglesias à Cordoue a fait figure d’un véritable passage de flambeau : « C’est l’année 1977, Pablo », murmurait-il au secrétaire général de Podemos, en référence aux débuts de la Transition démocratique  et à l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour le pays.

Revenir sur la manière dont Podemos s’est détaché des symboles de la gauche radicale permet de mieux comprendre la teneur de débats actuels au sein du parti. Le rapprochement avec Izquierda Unida, qui ne fait pas l’unanimité, est l’un des nombreux objets de discussion. Les proches d’Iñigo Errejón, partisans d’une ligne populiste résolument transversale, s’inquiètent de voir Pablo Iglesias possiblement renouer avec les réflexes identitaires d’une gauche traditionnelle dont il a pourtant théorisé l’inefficacité.

 

Crédit photos :

http://www.rtve.es/alacarta/videos/los-desayunos-de-tve/desayunos-tve-pablo-iglesias-secretario-general-podemos/3181994/ 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Machiavel

http://www.slate.fr/story/98821/gauche-radicale-laclau

https://elmundodeloslocos.wordpress.com/2015/02/13/monedero-al-espia-desde-su-escondite-en-el-metro-si-asumo-algun-cargo-sera-porque-me-doblen-el-brazo/