Le keynésianisme militaire de Ronald Reagan

Reagan - Le Vent Se Lève
© Aymeric Chouquet pour LVSL

Les mythes ont la vie dure. Celui d’un « tournant » libéral des États-Unis sous Ronald Reagan jouit assurément d’une fortune particulière. Influencé par les économistes Milton Friedman et Friedrich Hayek, le président républicain aurait supposément consacré toute son énergie à baisser les impôts et réduire le déficit budgétaire. L’examen détaillé de son bilan, en particulier de ses réformes fiscales, révèle pourtant l’exact inverse : c’est plutôt une forme particulière de keynésianisme qui a prévalu sous sa présidence – et même une politique industrielle cachée, centrée sur la hausse sans précédent du budget du Pentagone. Loin de signer le triomphe du laissez-faire, les deux mandats de Reagan ont consolidé un capitalisme monopolistique, déterminé moins par une quelconque doctrine que des intérêts stratégiques nationaux. De quoi relativiser les discours sur le « retour de l’État stratège » supposément initié par Joe Biden, dans le sillage de la crise Covid-19 et de l’invasion russe en Ukraine…

Au milieu des années 1980, tandis que François Mitterrand et la social-démocratie française capitulaient face au « mur de l’argent », Ronald Reagan, icône planétaire de la déréglementation néolibérale, présidait à une succession inédite de hausses d’impôts dans l’histoire des États-Unis. Au-delà des légendes noires et des légendes dorées, ces deux expériences de gouvernement illustrent le primat des rapports de force géopolitiques sur « l’idéologie ».

En France, peu de souvenirs politiques s’imposent tant à l’imaginaire collectif que celui du tournant de la rigueur du premier mandat de François Mitterrand. L’histoire retient qu’élus en mai 1981 sur la promesse de « changer la vie », Mitterrand et sa majorité passèrent, au terme d’un ou deux ans de résistance, sous les fourches caudines de la droite et de la finance internationale. Aux nationalisations d’industries stratégiques et du secteur bancaire, à la hausse du SMIC et des prestations sociales, à la retraite à 60 ans, succédèrent le blocage des salaires, l’austérité budgétaire, l’augmentation des impôts indirects et – gâteau sous la cerise – les privatisations entamées après la défaite aux législatives de 1986.

Contrairement à ses engagements de campagne, lorsque Reagan quitte la Maison blanche, la dépense publique a augmenté de 70 % – du fait entre autres d’une hausse, record en temps de paix, du budget de la défense.

L’épisode a profondément marqué le paysage idéologique, en France et au-delà : preuve, pour les uns, de l’absence d’alternative au capitalisme mondialisé, pour les autres, de l’impossibilité de changer les bases de la société par les voies de la démocratie bourgeoise. L’économiste Milton Friedman déclara, cynique, que l’échec de sa politique de relance fit de Mitterrand le bourreau du Parti travailliste britannique et la planche de salut de Margaret Thatcher pour sa réélection en juin 1983 [1].

D’un retournement l’autre

Ce que l’histoire n’a pas retenu c’est qu’au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, s’opérait un revirement sans doute moins prévisible encore. Sept mois avant l’élection de Mitterrand, Ronald Reagan, ancien acteur de cinéma et syndicaliste à Hollywood, électeur du Parti démocrate propulsé gouverneur républicain de la Californie, devient président des États-Unis. Dans une primaire taillée pour lui, Reagan devance Bush père sur une ligne libérale dure – que l’on retiendra sous le surnom de Reaganomics – de baisse des impôts, du coût du travail et de la dépense publique. Le sortant démocrate Jimmy Carter, accablé par la stagflation et la crise des otages américains en Iran, est balayé par 489 grands électeurs contre 49.

À la veille de l’élection, la santé de l’économie américaine inquiète les marchés obligataires. Le premier choc pétrolier a ouvert près d’une décennie à 8 % de chômage et 15 % d’inflation par an, contre moins de 5 % de chômage et 4 % d’inflation en moyenne entre 1950 et 1970. Selon l’expression du sociologue Giovanni Arrighi, les États-Unis plongent dans une « crise d’hégémonie » tandis que les Européens, secoués par l’effondrement du système de Bretton Woods, relancent la dynamique d’unification monétaire à l’ouest du vieux continent. Le propos d’un secrétaire au Trésor sous Nixon, « Big John » Connally, lancé à une assemblée d’économistes après l’annonce de la fin de la convertibilité du dollar en or, illustre l’état d’esprit des décideurs américains : « Les étrangers veulent nous baiser, il nous faut donc les baiser en premier ».

Pour les « faucons monétaristes » de Washington, la conjoncture appelle des mesures drastiques. La première fut la hausse rapide, à partir de mars 1980, des taux d’intérêt de la Réserve fédérale par son nouveau directeur Paul Volcker. La seconde fut la mise en branle, dans les premières semaines de la nouvelle administration, d’une grande réforme fiscale dont le candidat Reagan avait fait son cheval de bataille. L’objectif assumé est d’attirer les capitaux étrangers – y compris de la France « socialiste » – vers l’économie américaine, moins dans une logique de guerre froide que de défense tous azimuts des intérêts nationaux.

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N’ayant sans doute en mémoire que le début de son premier mandat, la plupart des commentateurs présentent Reagan comme le guide – avec son alter ego britannique Thatcher – de la révolution néolibérale des années 1980. Répression du mouvement syndical, réduction de la dépense publique aussi massive que les baisses d’impôt, le tout sur fond d’un anti-communisme de combat : tel est d’après la vulgate le bilan des présidences de Reagan. Or, cela reviendrait à ne retenir de quatorze ans de présidence Mitterrand que les premières mesures du gouvernement Mauroy. Si la brutalité à l’égard du monde du travail est largement connue – l’on pense au bras de fer d’août 1981 avec les contrôleurs aériens en grève, que Reagan fit radier à vie et remplacer par des militaires – à examiner dans le détail sa politique économique, le legs reaganien apparaît pour le moins ambigu.

Contrairement à ses engagements de campagne, lorsque Reagan quitte la Maison blanche en 1989, la dépense publique a augmenté de 70 % passant de 678 à 1144 milliards de dollars – du fait entre autres d’une hausse, record en temps de paix, du budget de la défense. Plus étonnant, à partir de 1983, les recettes fiscales ont progressé chaque année durant ses deux mandats. Le 4 aout 1981, quatre mois après une tentative d’assassinat de laquelle il se rétablit avec une rapidité miraculeuse, Reagan fait passer en force la reforme fiscale qu’il avait promise à son électorat. C’est un aplanissement historique de l’impôt sur les salaires, les revenus du capital, le foncier et les bénéfices des entreprises – les principes régulateurs de l’économie américaine depuis le New Deal semblent définitivement abolis.

Reagan s’entoure d’économistes inspirés par la « théorie du ruissellement ». Or les conséquences du « choc fiscal » d’août 1981, frappant de plein fouet les catégories les plus fragiles, firent grincer des dents jusque dans les rangs du Parti républicain. À peine un an après son investiture, plus d’un tiers de ses électeurs ne souhaitent pas que Reagan se représente. Surtout, la réforme est un désastre sur le plan macroéconomique. Contrairement aux prévisions de ses conseillers, la dépense publique ne baisse pas au même rythme que les rentrées fiscales. Les données du Bureau de la gestion et du budget font état d’un trou de 128 milliards de dollars – contre 45 milliards initialement prévus – dans les finances de l’État fédéral. Informé de la situation par son directeur du budget, Reagan aurait déclaré : « En fin de compte, c’est Tip O’Neill [président marqué à gauche de la Chambre des représentants] qui doit avoir raison » [2].

Celui que les médias surnomment le « grand communicateur » mange son chapeau de cow-boy. « Reagan était certainement un partisan de l’allègement fiscal […] sur le plan idéologique », observe l’historien Joseph Thorndike, « mais il lui était difficile d’ignorer le coût de ses baisses d’impôts ». Le 19 août 1982, le Congrès vote une réforme peu connue du grand public mais que les observateurs ont qualifiée de plus importante hausse d’impôts de l’après-guerre. Stupéfaits, les lobbyistes en souliers de luxe qui hantent les couloirs du Joint Committee on Taxation ne sont pas au bout de leurs surprises. À un collègue lui faisant remarquer qu’il y avait « du Gucci de tous les côtés » au comité des finances du Sénat, son président républicain Bob Dole répliqua : « ils seront nombreux à être pieds nus quand on en aura terminé » [3]. En 1984, un rapport indépendant relève que plus de la moitié des 250 entreprises américaines les plus profitables n’ont payé aucun impôt fédéral au cours d’au moins une des trois années précédentes. En 1984 puis 1986, le Sénat républicain fait passer deux lois finissant de défaire l’essentiel des niches fiscales créées par Reagan en 1981.

Ces nouvelles lois ciblent à la fois les contribuables les plus aisés et les grandes entreprises : le taux d’imposition sur les revenus du capital est élevé à hauteur de celui sur les salaires, tandis que les durées d’amortissement comptable sont très fortement réduites. La réforme de 1986 s’attaque même aux avantages du secteur des hydrocarbures, important donateur du Parti républicain mais gorgé de profits par les crises énergétiques des années 1970. Le résultat est immédiat : en 1987 et 1988, les recettes bondissent comme rarement depuis la fin de la guerre.

La politique de Reagan fut-elle réellement inspirée par les fantaisies d’un Milton Friedman ? Ou, comme ce fut le cas de Mitterrand, obéissait-elle à des nécessités plus profondes ?

Aux contre-réformes de 1982, 1984 et 1986 – Reagan signera dix hausses d’impôts cumulées en tant que président – s’ajoute un renforcement considérable des moyens de l’administration fiscale : le budget de l’IRS, l’agence en charge de la collecte des cotisations, augmente de 10 points dans les dépenses non militaires, tandis que 30 000 agents supplémentaires sont recrutés sur la période 1982-89 – 10 000 pour la seule année 1987. Le budget de l’IRS n’a cessé de baisser depuis – en raison directe des recettes – malgré l’alternance des deux partis au pouvoir.

« L’idéologie » à l’épreuve des intérêts stratégiques nationaux

Si en France le Parti socialiste n’a jamais vraiment refermé la « parenthèse libérale » ouverte en 1983, aux États-Unis Reagan ne fut pas le dernier président à pratiquer un keynésianisme dissimulé de cette nature. « Les responsables politiques sont pragmatiques », analysait l’économiste américain James K. Galbraith. « Ils sont bien conscients du fait que les électeurs n’aiment pas le chômage et que les récessions sont impopulaires. L’instinct du politique est de répondre aux récessions par un « plan de relance ». Sous les présidents républicains, on a appelé cela « économie de l’offre » – Reagan l’a beaucoup pratiquée, tout comme George W. Bush entre 2001 et 2004. Il s’agit d’un keynésianisme à courte vue, déguisé, toujours assorti de professions de foi budgétaires et de promesses que la « responsabilité fiscale » reviendra dès le rétablissement des conditions économiques normales. Ça reste toutefois du keynésianisme – des interventions étatiques au profit de la dépense totale, en particulier par le recours aux achats publics, dans le domaine militaire ou ailleurs, pour sortir l’économie du gouffre. »

Une question subsiste : les « tournants » opérés par Mitterrand et Reagan au début des années 1980 furent-ils imposés par les soubresauts de l’économie mondiale ? Ou s’inscrivaient-ils plutôt dans la continuité d’orientations stratégiques de long terme ? S’agissant de la France, de nombreux historiens nuancent à présent le « tournant » qu’aurait constitué mars 1983. En effet, le cadre des « dé-nationalisations » avait été posé bien avant la défaite aux législatives de 1986. La loi bancaire de janvier 1984 – en préparation depuis 1980 au sein du club Échange et Projets, que préside le futur ministre de l’Économie Jacques Delors – harmonise les statuts des différents établissements et introduit de ce fait le principe de la concurrence généralisée dans le secteur bancaire. Le projet de loi sur la « respiration du service public », présenté en novembre 1982, puis la loi de janvier 1983 sur les « titres participatifs », organisent quant à eux le retour des capitaux privés dans le secteur public. Dès février 1982, Jean-Pierre Chevènement toujours en charge de l’Industrie prônait la rentabilité et une « gestion assainie » pour les entreprises d’État. Comme l’observa un ancien conseiller technique de Giscard, cité par Pierre Bourdieu et Rosine Christin dans un article consacré à la libéralisation de la politique du logement, « tout ça, il [fallait] un gouvernement de gauche pour le faire passer ».

De l’aveu d’un proche conseiller de Mitterrand, le but des nationalisations ne fut pas tant de rendre aux travailleurs la propriété de l’appareil productif que de resserrer le tissu économique autour de conglomérats industriels et bancaires cohérents, capables de prendre leur part – au nom de la France – dans la nouvelle division internationale du travail. En témoigne le refus du gouvernement de nationaliser l’empire Michelin, pourtant troisième producteur mondial de pneumatique sur lequel, comme le souligna Georges Marchais, régnait « une seule famille, voire un seul homme ». Le gouvernement ne toucha pas non plus à la filière – stratégique s’il en est – du pétrole, tel le groupe franco-américain Schlumberger dont le PDG Jean Riboud, ami intime du président, comptera parmi les fameux « visiteurs du soir » de l’Elysée.

Début mars 1983, Mitterrand affiche dans la presse son hésitation entre la ligne « européenne » – ou « fataliste » – des Delors, Rocard et Attali, et ce qu’il appela « l’autre politique » portée par Chevènement, Pierre Bérégovoy, Jean Riboud et son frère Antoine, PDG du futur Danone. « Du bluff, pour l’essentiel », opinera trente ans plus tard le journaliste François Ruffin – afin d’arracher à l’Allemagne d’ultimes concessions dans les négociations sur le Système monétaire européen. Plutôt qu’un « tournant de la rigueur », l’historien libéral Jean-Charles Asselain évoquera avec ironie « l’incartade socialiste de 1981 ». « Attention à ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain ! », avertissait déjà le journal Le Monde le 4 mars 1983. Or face au seuil symbolique de trois millions de chômeurs franchi en 1993, que reste-t-il une décennie plus tard des acquis sociaux de la période 1981-83 ? La retraite à 60 ans, votée le 16 mars 1983. « La façade », fulmine Ruffin.

Rendre la planification acceptable

Quid de Reagan ? Sa politique lui fut-elle réellement inspirée par les fantaisies d’un Milton Friedman ? Ou, comme ce fut le cas de Mitterrand, obéissait-elle à des nécessités plus profondes ? Au tournant des années 1980, la puissance américaine est confrontée à l’émergence des « quatre dragons asiatiques » que sont le Japon, la Corée du Sud, Singapour et Taïwan. Le vieux bassin industriel du Midwest, qui connut son apogée durant la Seconde Guerre mondiale, est rendu obsolète par le progrès technique. Le choix s’impose d’orienter l’activité vers les domaines à haute valeur ajoutée. Sans la participation active de l’État, la transition promet d’être lente et difficile et le risque est grand de voir se creuser un écart irrémédiable avec les pays les mieux préparés – en particulier le Japon et son tout-puissant ministère du Commerce international et de l’Industrie (mieux connu sous l’acronyme anglais MITI).

Après la défaite cuisante de Carter et du Parti démocrate en 1980, l’expression « politique industrielle » apparaissait durablement discréditée. Dans le climat idéologique de ce que l’on allait appeler la « seconde guerre froide », l’idée d’un gouvernement allouant des ressources à sa discrétion possède d’insupportables relents planistes. Or si Reagan s’est bien gardé bien d’y faire mention publiquement, ce sont à l’évidence les contours d’un plan que dessine sa pratique du pouvoir.

L’impeccable pedigree anti-communiste de Ronald Reagan conférait une immunité à sa politique économique : « seul Ronald Reagan pouvait rendre respectable l’économie planifiée », écrira le futur secrétaire au Travail sous Clinton

Le premier objectif de cette « politique industrielle cachée » fut d’atrophier les secteurs industriels de base – biens standardisés, automobiles, métaux simples. Ces industries, dont la rentabilité implique une production de masse, sont particulièrement vulnérables à la concurrence par les prix. Par conséquent le moyen le plus sûr d’en réduire la surface est de faire croître leur prix sur les marchés mondiaux, plombant ainsi leurs exportations et poussant les consommateurs américains vers les produits étrangers plus abordables. Et pour provoquer cette hausse des prix, rien de tel qu’un renforcement du dollar – ce à quoi s’applique Volcker depuis sa nomination à la tête de la Banque centrale. La hausse du taux directeur entre 1979 et 1982 fit bondir de 19% le cours de la devise américaine.

Cette stratégie s’avéra d’une efficacité redoutable : quelque deux millions d’emplois d’usine dans la métallurgie, la sidérurgie, la chimie ou encore le textile seront sacrifiés au cours du premier mandat de Reagan. Chacun à sa manière les successeurs de Reagan à la Maison blanche marcheront sur les pas de cette politique. Reagan, Bush père et fils diminuèrent chacun de 9% en moyenne la part de l’emploi industriel, tandis que Clinton signa l’accord de libre-échange avec le Mexique et présida à l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce. Si des économistes de renom comme Anne Case et Angus Deaton commencent à prendre la mesure du coût humain de la désindustrialisation, leurs analyses ne vont toutefois pas jusqu’à désigner des responsables puisqu’aucun de ces noms – Reagan, Bush ou Clinton – n’est mentionné dans leur travail [4].

Quant aux patrons de la vieille industrie, la hausse du dollar les poussa à former des co-entreprises avec des concurrents étrangers – General Motors avec Toyota, Chrysler avec Mitsubishi – ou à délocaliser, soit vers les maquiladoras mexicaines, soit les Zones économiques spéciales en Chine créées à partir de 1979 sous Deng Xiaoping. Le coup de grâce viendra de la simplification du code fédéral des impôts, menée tambour battant par l’administration Reagan à partir de 1984. L’élimination des niches et autres incitations à l’investissement dans les secteurs industriels de base – estimée à 200 milliards de dollars de pertes fiscales au total – empêchèrent les filières concernées de se moderniser.

En parallèle, l’État américain s’employa à soutenir les industries de pointe : microprocesseurs, lasers, fibres optiques, polymères, biotechnologies, etc. Les taux d’imposition particulièrement avantageux appliqués à leurs activités de recherche et développement furent systématiquement préservés. Par-dessus tout, ces secteurs profitèrent de l’explosion des dépenses militaires justifiées par la course à l’armement avec l’Union soviétique. Le budget de défense passa de 180 milliards de dollars en 1980 à près de 300 milliards en 1988 – maintenant une moyenne annuelle autour de 6% du PIB. Le comté de Santa Clara, alias la Silicon Valley, dont Reagan fut un ardent promoteur en tant que gouverneur de Californie, en fut le troisième plus important bénéficiaire, recevant chaque année jusqu’à 5 milliards de dollars de contrats du Pentagone.

La signature des accords du Plaza, en septembre 1985, couronnait le plan reaganien de transition industrielle. James Baker, avocat texan fraîchement nommé secrétaire au Trésor, acta avec ses quatre homologues – Japon, Allemagne de l’Ouest, France et Royaume-Uni – le rééquilibrage du dollar vis-à-vis des autres monnaies des pays du G5. La réévaluation du Yen fut concédé par Tokyo sous la menace de voir appliquer à ses produits des droits de douanes prohibitifs à l’entrée des Etats-Unis, son principal marché d’export depuis 1945. Ce tour de force diplomatique ne sauva pas pour autant l’industrie automobile américaine – elle demeurait nettement moins compétitive que ses concurrents nippons, malgré des restrictions « volontaires » de leurs exportations consenties à la demande des grands groupes de Détroit. Les accords du Plaza permirent cependant aux fabricants de puces comme Texas Instruments, l’un des plus importants fournisseurs du département de la Défense, de conquérir 20% du très hermétique marché japonais.

Dans cette guerre commerciale préfigurant celle contre Huawei ou Airbus, les entreprises américaines de haute technologie reçurent un soutien appuyé de leur gouvernement. En 1987 le géant japonais de l’électronique Toshiba fut poursuivi par le Congrès des États-Unis pour avoir vendu, via l’une de ses filiales, du matériel servant à produire les turbines des sous-marins nucléaires soviétiques. Toshiba plaida qu’un groupe français, Machines françaises lourdes, avait le premier fourni à l’URSS des outils équivalents. Sans succès : plusieurs cadres dirigeants de Toshiba seront condamnés à la prison par la justice japonaise, tandis que les produits du groupe furent interdits à la vente aux Etats-Unis pour une période allant de deux à cinq ans selon les branches d’activité.

En marge du vote, une poignée de parlementaires alla jusqu’à mettre en scène, sur les pelouses du Capitole, la destruction à coups de masse d’un radiocassette de la marque japonaise… Dans le rôle du bon flic, le député Chuck Schumer – aujourd’hui chef de file des démocrates au Sénat et grand architecte du CHIPS Act récemment promulgué par l’administration Biden – déclara au New York Times que les sanctions contre Toshiba ne s’appliqueraient pas nécessairement, et qu’elles seraient conditionnées à l’ouverture du marché japonais à la concurrence étrangère. « Je crois qu’ils peuvent [s’]ouvrir encore davantage », affirma-t-il. « Il n’y a rien qui les en empêche ».

Face à la vague réactionnaire de la fin des années 1970, l’intervention soviétique en Afghanistan, l’émergence des néoconservateurs et la montée en puissance du courant évangélique, grand soutien du candidat Reagan lors des campagnes de 1980 et 1984, l’on peine à imaginer un élu démocrate poussant l’ambition réformatrice aussi loin. L’impeccable pedigree anti-communiste de Ronald Reagan, sa rhétorique libertarienne mêlée de populisme conservateur – « le gouvernement n’est pas la solution, le gouvernement est le problème » – conférait l’immunité complète à sa politique économique. « Seul Richard Nixon pouvait ouvrir les relations avec Pékin », écrira le futur secrétaire au Travail sous Clinton, Robert Reich, en référence au rapprochement surprise entre les Etats-Unis et la Chine populaire au début des années 1970 ; « et seul Ronald Reagan pouvait rendre respectable l’économie planifiée. »

Notes :

[1] Difficile en outre, sur un temps plus long, de ne pas relever un lien de cause à effet entre l’échec du Programme commun et la lente émergence du populisme de gauche. En 1985, la parution du livre Hégémonie et stratégie socialiste d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe proclamait « l’irréductible pluralité du social », annonçant du même coup la rupture avec l’analyse concrète de la situation concrète qui caractérisait la pensée radicale de gauche depuis le début de XXème siècle.

[2] Monica Prasad, Starving the Beast: Ronald Reagan and the Tax Cut Revolution, Russel Sage Foundation, 2018.

[3] Alan Murray et Jeffrey Birnbaum, Showdown at Gucci Gulch: Lawmakers, Lobbyists, and the Unlikely Triumph of Tax Reform, Vintage, 1988.

[4] Anne Case, Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press, 2020.

États-Unis et Arabie saoudite : vers un « OTAN moyen-oriental » ?

Le président américain Joe Biden et le chef d’État saoudien Mohammed ben Salman en juillet 2022 © Mandel Ngan

Les Saoudiens sont en quête d’un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN » avec les États-Unis – et Joe Biden n’y fermerait pas la porte selon un journaliste du New York Times. La nouvelle semble contre-intuitive au vu des camouflets diplomatiques infligés par la monarchie saoudienne au président américain. Pourtant, celui-ci n’a jamais cessé de considérer le royaume comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient – et d’œuvrer à son rapprochement avec Israël. Une telle alliance ne ferait qu’accroître les risques d’escalade militaire dans la région. Par Branko Marcetic, traduction Alexandra Knez [1].

Au cours des dernières années, le gouvernement saoudien a assassiné un résident américain, journaliste au Washington Post, entraîné les États-Unis dans une guerre de voisinage épouvantable qui dure depuis des années, humilié et menacé à plusieurs reprises le président américain tout en copinant avec ses principaux rivaux mondiaux – le tout en continuant d’imposer une répression moyenâgeuse aux femmes et aux homosexuels, et d’intensifier les exécutions d’opposants à des niveaux jamais atteints. Du reste, il ne fait plus l’ombre d’un doute que des membres du gouvernement saoudien ont été directement complices des attaques terroristes contre les États-Unis le 11 septembre 2001…

Pourtant, selon le journalisme du New York Times Thomas Friedman, généralement au fait des petits papiers de la Maison Blanche, le président Joe Biden « se demande s’il ne faudrait pas envisager la possibilité d’un pacte de sécurité mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite », qu’il décrit comme « un traité de sécurité mutuelle de type OTAN qui enjoindrait aux États-Unis de se porter à la défense de l’Arabie saoudite en cas d’attaque – très probablement par l’Iran ».

Pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes

Le New York Times et le Wall Street Journal avaient déjà évoqué l’existence d’un tel projet, mais il s’agit là sans doute de la révélation la plus explicite quant à la nature exacte des « garanties de sécurité » demandées par le gouvernement saoudien.

Il y a plus. Les Saoudiens demandent également l’aide des États-Unis pour le développement d’un programme nucléaire civil – ces mêmes ambitions supposées qui valent à l’Iran d’être menacé, sanctionné et bombardé à échéance régulière, bien que le Pentagone et les services de renseignement américains reconnaissent explicitement leur inexistence… Ils souhaitent également l’assouplissement des restrictions applicables aux ventes d’armes pour obtenir du matériel plus sophistiqué – tandis que leur guerre brutale contre le Yémen se prolonge toujours.

Qu’est-ce que les États-Unis y gagneraient ? D’une part, selon Friedman, l’actuel gouvernement israélien serait conduit à faire des concessions « qui préserveraient la possibilité d’une solution à deux États ». Ensuite, cela permettrait de normaliser les relations israélo-saoudiennes, un effort qui a commencé sous Donald Trump et que Joe Biden s’est échiné à clôturer – dans le cadre d’une stratégie visant à isoler l’Iran dans la région, et que le ministère de la Sécurité intérieure lui-même estime dangereuse, tant elle est susceptible d’accroître les sentiments anti-américains dans la région.

Il n’est pas inutile d’examiner à quel point les « avantages » mentionnés sont dérisoires. Obtenir d’Israël la promesse de « préserver la possibilité » (sic) d’une solution à deux États semble à tout le moins minimaliste. Mais compte tenu de la progression continue de l’occupation et du pillage des terres palestiniennes depuis des décennies, il est douteux que demeure à ce stade la « possibilité » de préserver quoi que ce soit ! De plus, il semblerait que ce compromis n’implique aucun engagement de la part d’Israël quant à ses attaques régulières et indiscriminées contre les civils palestiniens.

Pour couronner le tout, il intervient alors que le soutien populaire aux accords d’Abraham, signés par Israël et les États du Golfe en 2020, s’est effondré – en grande partie à cause de cette même violence. Selon toute vraisemblance, cet accord ne ferait qu’affaiblir davantage la position globale des États-Unis à un moment où une grande partie du monde se moque déjà de sa rhétorique.

Cette démarche heurterait de plein fouet les récents développements positifs dans la région, à savoir la médiation réussie de la Chine pour un rapprochement entre les gouvernements saoudien et iranien. Cet accord aurait l’effet inverse : Israël, conforté dans sa position, pourrait estimer avoir les mains libres pour lancer l’assaut concerté qu’il annonce depuis des années contre l’Iran – une guerre qui entraînerait presque à coup sûr les États-Unis dans sa dynamique…

Enfin, les implications d’une telle alliance militaire pour les États-Unis, dans une zone particulièrement belliqueuse, semblent ignorées. À l’heure actuelle, le pays est tenu à l’obligation légale de protéger pas moins de cinquante et un pays sur cinq continents – fût-ce au prix d’une entrée en guerre. Et il ne s’agit là que des pactes scellés par des traités : ce chiffre ne prend en compte les simili-alliances telle que celle nouée avec Israël.

La multiplication des alliances militaires ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’objectif recherché – prévenir les guerres ? En particulier si l’on considère que les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire du monde, et qu’il est enclin à se laisser entraîner dans nombre de croisades à l’étranger… Il faut ajouter à cela que pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes – ainsi, celles du gouvernement saoudien au Yémen.

C’est pour cette raison précise qu’en coulisses, comme le montrent des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, les responsables de l’OTAN étaient très inquiets à l’idée de laisser la Géorgie du nationaliste Mikhaïl Saakashvili adhérer à l’alliance. Un fonctionnaire turc affirmait alors que le ministre des Affaires étrangères du pays « lui avait dit que la Géorgie espérait utiliser l’adhésion à l’OTAN comme un levier en faveur de la position de Tbilissi » dans ses conflits territoriaux avec la Russie. La réponse turque avait été ferme : « on ne saurait considérer l’adhésion à l’OTAN comme un moyen de régler de tels conflits, et le [gouvernement turc] regrette que Tbilissi n’ait, entre-temps, pas même voulu envisager la voie du dialogue » avec l’une de ses régions sécessionnistes.

De quoi considérer avec circonspection toute nouvelle alliance militaire des États-Unis avec un pays belliciste…

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, sous le titre « Joe Biden Wants You to Kill and Die for the Saudi Monarchy »

Intégration de la Suède et de la Finlande à l’OTAN : l’envers du décor

© LHB pour LVSL

Sans véritable discussion dans la presse et au parlement, sans opposition organisée, la Finlande a rejoint l’OTAN depuis le 4 avril, et la Suède est en bonne voie pour lui emboîter le pas. Alors que la Suède avait soumis au vote populaire l’adhésion à l’Union européenne et à la zone euro, elle n’a pas même envisagé d’organiser un référendum sur l’OTAN. Comme une évidence. Il s’agit pourtant d’une rupture historique avec des décennies de neutralité. Et pour la Suède, d’un rejet définitif d’une tradition de non-alignement actif. Ce consensus au sein des élites s’explique – si l’on met de côté les intérêts économiques de l’industrie de l’armement – par le signal envoyé aux marchés. En rejoignant l’OTAN, la Suède et la Finlande promettent d’enterrer pour de bon leur modèle social-démocrate. Article de Lily Lynch publié sur la New Left Review, traduit pour LVSL par Piera Simon-Chaix.

Depuis l’invasion de l’Ukraine on lit partout – et jusqu’à l’outrance – une citation de Desmond Tutu : « Si vous êtes neutres dans les situations d’injustice, c’est que vous êtes du côté de l’oppresseur ». Dans de nombreux sommets, cette phrase a été mobilisée afin d’enjoindre les États à abandonner leur neutralité et à s’aligner derrière l’OTAN. Peu importe que « l’oppresseur » auquel Desmond Tutu faisait référence ait pu être l’Apartheid sud-africain – un régime dont on oublie un peu vite qu’il avait été soutenu par l’alliance militaire atlantique. Mais la période actuelle, en Russie comme en Occident, semble être caractérisée par une amnésie constamment réalimentée.

La Finlande et la Suède ont fait le choix de renier leur politique de neutralité, observée de longue date. L’adhésion à l’OTAN de la Finlande (depuis le 4 avril 2023) et de la Suède (en cours) peut être qualifiée avec exactitude d’historique. La Finlande maintenait sa neutralité depuis sa défaite face à l’Union soviétique pendant la Seconde guerre mondiale, suite à laquelle elle avait signé, en 1948, un traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle. La Suède, pour sa part, avait mené d’innombrables guerres contre la Russie entre le XVIe et le XVIIIe siècle, mais s’était arrangée pour se tenir éloignée des conflits postérieurs à 1814. Adhérer à l’OTAN équivaut à rejeter une tradition centenaire qui a contribué à définir l’identité nationale de ce pays.

La couverture médiatique de la campagne pour l’adhésion à l’OTAN a été euphorique. Si, en Suède, un débat virulent quoique limité a eu lieu, en Finlande les voix discordantes n’ont eu aucune place. Alors que le pays demandait son adhésion à l’OTAN, la Une du journal le plus lu de Finlande, Helsingin Sanomat, présentait l’image de deux silhouettes bleues et blanches (les couleurs de la Finlande) embarquées dans un drakkar et se propulsant à la rame vers un horizon illuminé, où s’élève, tel un soleil, l’étoile à quatre branches de l’OTAN. L’embarcation en bois laisse derrière elle une structure sombre qui la domine, ornée d’une étoile rouge. Impossible d’être plus clair… sauf peut-être si l’on consulte l’édition en ligne du grand quotidien suédois Dagens Nyheter, qui affichait au même moment des popups de l’emblème de l’OTAN se transformant en signe de paix…

Les termes du débat médiatique étant ainsi posés, il n’est pas surprenant que le soutien à l’adhésion à l’OTAN ait été si important : il était d’environ 60 % en Suède et 75 % en Finlande lorsque ces pays l’ont requise. Néanmoins, un regard plus attentif porté sur les segments démographiques révèle quelques fissures dans ce récit.

Pour la presse atlantiste, « la question de l’OTAN » reflète une évolution générationnelle : les « jeunes » seraient davantage favorables à l’adhésion, par opposition à leurs parents qui seraient, semble-t-il, désespérément attachés à une position démodée de non-alignement. « Fermement opposée, il y a à peine quelques semaines, à un quelconque premier pas en direction de l’OTAN », écrivait l’ancien Premier ministre suédois devenu un groupie des think-tanks libéraux, Carl Bildt, « [la classe politique] est confrontée à une compétition opposant une génération plus âgée à une autre plus jeune, qui pose sur le monde un regard plus frais. »

En réalité, c’est strictement l’inverse que l’on observe : en Suède, le segment démographique le plus opposé à l’adhésion est celui des jeunes hommes de dix-huit à vingt-neuf ans. Nulle surprise à cela : il s’agit de la tranche de la population qui serait appelée à participer à toute éventuelle excursion militaire !

Certains des plus ardents défenseurs de l’OTAN se trouvent parmi les dirigeants d’entreprises. En avril 2022, le président finnois organisait une « réunion secrète sur l’OTAN » à Helsinki. Parmi les personnes conviées, le milliardaire suédois Jacob Wallenberg – dont les holdings familiaux cumulés équivalent à un tiers du marché boursier de son pays.

Contrairement au présupposé selon lequel l’agression russe aurait induit un consensus en faveur de l’OTAN en Suède, des voix discordantes ont vu le jour. Le 23 mars 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, 44 % des jeunes interrogés étaient favorables à l’adhésion et 21 % défavorables. Deux mois plus tard, 43 % d’entre eux se prononçaient toujours pour une entrée dans l’OTAN, tandis que 32 % s’y opposaient désormais – une augmentation non négligeable.

En Finlande, les enquêtes d’opinion allaient dans le même sens. Un sondage du Helsingin Sanomat décrit le partisan-type de l’OTAN comme une personne éduquée, d’âge moyen ou plus, de sexe masculin, cadre, d’un salaire d’au moins 85 000 € par an et votant à droite, alors que l’opposant-type a moins de trente ans, est travailleur ou étudiant, gagne moins de 20 000 € par an et se situe à gauche.

Certains des plus ardents défenseurs de l’adhésion à l’OTAN se trouvent parmi les dirigeants d’entreprises suédois et finlandais. En avril 2022, le président finnois Sauli Niinistö organisait une « réunion secrète sur l’OTAN » à Helsinki. Parmi les personnes conviées, on pouvait compter le ministre des Finances suédois Mikael Damberg, des représentants militaires de haut rang et des personnalités influentes des milieux entrepreneuriaux suédois et finlandais. On pouvait y croiser le milliardaire suédois Jacob Wallenberg, dont les holdings familiaux cumulés constituent jusqu’à un tiers du marché boursier de son pays. Il participe régulièrement aux conférences Bilderberg – institution élitaire dédiée à la diffusion de la bonne parole atlantiste et néolibérale. C’est sans surprises que de tous les entrepreneurs présents, Wallenberg ait été l’un des plus fervents partisans de l’OTAN.

Au cours des semaines qui ont précédé la demande suédoise d’adhésion à l’OTAN, le Financial Times prédisait que les prises de position de la dynastie Wallenberg allaient « peser lourdement » sur le parti social-démocrate au pouvoir – sur lequel elle exercerait une influence considérable.

Au sommet d’Helsinki, les personnalités officielles du gouvernement suédois ont été averties que leur pays allait devenir moins attractif pour les capitaux étrangers s’il demeurait « le seul État d’Europe du Nord à ne pas adhérer à l’OTAN ». Une telle prophétie, associée à des avances notables de la Finlande, a joué un rôle décisif dans la décision du ministre de la Défense Peter Hultqvist de changer son fusil d’épaule et de pencher en faveur de l’Alliance. Le journal suédois l’Expression a affirmé que la réunion laissait transparaître une mainmise du milieu affairiste bien plus importante qu’imaginée auparavant sur les décisions prises en matière de politique extérieure.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les entreprises sont aussi investies. Le géant suédois de l’industrie de la défense, Saab, s’attend à tirer des profits considérables de l’adhésion à l’OTAN. L’entreprise, dont la famille Wallenberg est actionnaire majoritaire, a vu le prix de ses parts doubler depuis l’invasion russe. Son PDG Micael Johansson a ouvertement affirmé que l’adhésion de la Suède à l’OTAN ouvrirait de nouvelles possibilités pour Saab dans les domaines des missiles de défense et de la surveillance. L’entreprise s’attend à des gains faramineux, dans un contexte où les Européens augmentent leurs dépenses de défense – le rapport du premier trimestre révèle que les bénéfices d’exploitation ont déjà augmenté de 10 % par rapport à l’année précédente.

Les médias ont fréquemment affirmé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède signifierait que ces pays rejoindraient enfin « l’Occident ». Une telle rhétorique n’a rien de nouveau. Peu de temps avant l’adhésion du Monténégro à l’Alliance, le Premier ministre Milo Đukanović avait affirmé que le clivage était « civilisationnel et culturel ».

L’influence considérable exercée par les dirigeants d’entreprise sur la question de l’OTAN contraste avec celle du public lambda. Même si la Suède a tenu un référendum sur chaque décision importante prise au cours de son histoire récente – adhésion à l’UE, adoption de l’euro –, aucune consultation des citoyens sur la question de l’OTAN n’est prévue. La personnalité politique la plus en vue à avoir appelé à un vote était la dirigeante du parti de gauche Nooshi Dadgostar, mais sa proposition a été courtoisement enterrée. Le gouvernement, qui craignait un rejet de l’adhésion à l’OTAN une fois calmée l’hystérie qui entoure la guerre, a donc opté pour une forme de « stratégie du choc », imposant ses ambitions politiques à une période où l’Ukraine faisait encore les gros titres.

Cependant, en Finlande, l’OTAN a rencontré peu d’opposition au sein du grand public. La fibre nationaliste a été sollicitée, et les opposants à l’adhésion accusés de négliger la sécurité du pays. C’est ainsi que le Parlement a voté à une écrasante majorité en faveur de l’adhésion en mai 2022, avec 188 parlementaires favorables et seulement huit opposants. Parmi ces huit irréductibles, l’un d’entre eux est membre du parti populiste de droite Finns, un autre est un ancien membre de ce même parti, et les six restants font partie de l’alliance de gauche. Les dix autres députés de l’alliance de gauche ont néanmoins voté en faveur de l’adhésion. L’un des représentants du parti est même allé jusqu’à proposer une nouvelle législation qui criminaliserait les tentatives d’influencer l’opinion publique en faveur d’une puissance étrangère : un précédent qui pourrait théoriquement entraîner des poursuites pour toute critique à l’encontre de l’OTAN.

RecepTayyip Erdoğan a mis un coup de frein dans cette course effrénée. En accusant la Suède et la Finlande d’être des « incubateurs » de la terreur kurde, le président turc est parvenu à ralentir le processus d’adhésion de la première – mais a fini par lâcher du lest sur la seconde (l’adhésion à l’Alliance nécessite l’approbation unanime de tous les États membres). En cause : le refus de la Finlande et de la Suède d’extrader trente-trois membres du PKK et du mouvement güleniste, ce dernier étant accusé d’avoir fomenté en 2016 un coup d’État sanglant. Il a également exigé que la Suède lève son embargo sur les armes, imposé en réaction aux incursions turques en Syrie en 2019.

La question kurde a réémergé sur la scène politique suédoise. Lorsque les sociaux-démocrates ont perdu leur majorité parlementaire en 2021, la Première ministre Magdalena Andersson s’est trouvée contrainte de négocier directement avec une parlementaire kurde, ancienne combattante des Peshmergas, Amineh Kakabaveh, dont le vote allait décider du sort du gouvernement. En échange de son soutien, Kakabaveh avait demandé à ce que la Suède accorde son appui aux YPG en Syrie, ce qui avait été accepté. En 2022, Kakabaveh avait flétri ce « renoncement » face à Erdoğan et menacé de retirer son soutien au gouvernement.

Aucune personnalité n’avait incarné la solidarité internationale des sociaux-démocrates suédois comme le Premier ministre Olof Palme. Des photographies le montrent en train de fumer un cigare aux côtés de Fidel Castro et il est demeuré dans les mémoires pour avoir fustigé les bombardements de l’armée américaine sur Hanoï et Haiphong – les comparant à « Guernica, Oradour, Babi Yar, Katyn, Lidice, Sharpeville [et] Treblinka ».

Nombreux sont ceux qui craignent que le gouvernement passe un accord privé avec Erdoğan, dont un échange de militants kurdes et de dissidents turcs contre la levée du veto à l’adhésion pourraient constituer les termes. Dans le même temps, le président croate, Zoran Milanović, avait fait preuve d’une audace croissante, soulevant un nouvel obstacle quoique de moindre importance : il promettait de bloquer l’adhésion de la Suède et de la Finlande à moins d’un changement de la loi électorale de Bosnie Herzégovine, en vue de mieux représenter les Bosniens croates…

Les médias de ces pays, reconduisant une rhétorique de « choc des civilisations » digne de Samuel Huntington, ont fréquemment affirmé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède signifierait que ces pays rejoindraient enfin « l’Occident ». Une telle rhétorique n’a rien de nouveau. Peu de temps avant l’adhésion du Monténégro à l’Alliance, en 2007, le Premier ministre Milo Đukanović, avait affirmé que le clivage n’était pas centré autour de l’OTAN, mais d’enjeux « civilisationnels et culturels ».

Il est néanmoins curieux – et révélateur – de retrouver un même orientalisme en Scandinavie. Un commentateur marqué à gauche avait alors écrit qu’en rejoignant l’OTAN, la Suède devenait enfin « un pays occidental normal », avant de se questionner sur une éventuelle abolition, par le gouvernement, du Systembolaget, le monopole d’État sur l’alcool. On comprend ainsi ce que « rejoindre l’Occident » signifie réellement : se lier à un bloc dirigé par les États-Unis et dissoudre de manière incrémentale les institutions socialistes qui demeurent – un processus déjà entamé depuis des décennies.

L’abandon du principe de neutralité s’inscrit dans une évolution de la signification de l’internationalisme, en particulier pour la gauche des pays nordiques. Au cours de la Guerre froide, les sociaux-démocrates suédois défendaient un principe de solidarité internationale à travers leur soutien aux mouvements de libération nationale. Aucune personnalité n’avait incarné cette approche comme Olof Palme, que des photographies montrent en train de fumer un cigare aux côtés de Fidel Castro et qui est demeuré dans les mémoires pour avoir fustigé les bombardements de l’armée américaine sur Hanoï et Haiphong – les comparant à « Guernica, Oradour, Babi Yar, Katyn, Lidice, Sharpeville [et] Treblinka ».

À l’époque de l’effondrement de la Yougoslavie, dans les années 1990, cet « internationalisme actif » a été reconceptualisé en rien de moins que la « responsabilité de protéger » mise en avant par l’OTAN. En vertu de cette logique, l’ancien clivage entre pays exploiteurs et exploités a été remplacé par une nouvelle ligne de fracture, entre États « démocrates » et « autocrates ».

Pour autant, davantage que cet « internationalisme » dévoyé, c’est la « menace russe » qui a été agitée pour convaincre les populations de rejoindre l’OTAN. Bien que la Russie soit en difficulté face à un adversaire bien plus faible que la Suède et la Finlande, et qu’elle s’avère incapable de tenir la capitale avec des troupes ayant subi de lourdes pertes, elle constituerait une menace imminente pour Stockholm et Helsinki.

Ainsi, dans ce climat de psychose, les menaces – sans doute plus concrètes – à l’encontre des systèmes sociaux nordiques que représenterait une adhésion à l’OTAN ont été ignorées : disparition de l’État-providence, privatisation et marchandisation de l’éducation, accroissement des inégalités et affaissement du système de santé universel. Dans leur course pour s’aligner sur « l’Occident », les gouvernements suédois et finlandais ont fait montre de bien moins d’empressement pour remédier à de telles crises sociales…

Biden au pays de l’or noir : cynisme, contradictions et impuissance de l’Amérique démocrate

© المملكة العربيّة السّعودية

Le voyage de Joe Biden au Moyen-Orient poursuivait deux buts principaux : accélérer la normalisation des rapports entre Israël et les pétromonarchies, et obtenir une baisse du prix du pétrole. Dans les faits, il s’agissait surtout de resserrer les liens entre l’administration Biden et cette partie du monde – quitte à courber l’échine face à ses alliés et à s’asseoir sur les grands principes humanistes sensés guider la diplomatie américaine. Un déplacement qui révèle l’impuissance des États-Unis dans la région, pris entre de multiples contradictions. Pour satisfaire l’appétit du complexe militaro-industriel américain, rassurer les monarchies du Golfe en matière de sécurité et contenir la progression de la Chine, Joe Biden semble prêt à renoncer à une diplomatie un tant soit peu équilibrée à l’égard du Moyen-Orient.

En dépit de son amateurisme et de son incompétence, Donald Trump démontrait une certaine cohérence dans sa manière d’appréhender la géopolitique. Ne s’embarrassant d’aucune considération humaniste, il arbitrait les choix géostratégiques américains sous le seul prisme de ses intérêts, réels ou perçus. 

Ainsi, l’Iran, le Venezuela et Cuba constituaient des régimes à abattre. Instrumentalisé par l’Arabie Saoudite et Israël, Trump avait unilatéralement retiré les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien puis imposé des sanctions économiques conçues pour ramener le pays à l’âge de pierre. Ses opérations bellicistes, en particulier l’assassinat du général et figure du régime Qasem Soleimani, avaient placé les deux pays au bord de la guerre. De même, par électoralisme bien compris, Trump avait annulé l’accord diplomatique passé par Obama avec Cuba et tenté par tous les moyens de renverser le gouvernement vénézuélien, allant jusqu’à demander une invasion terrestre à ses conseillers avant d’appuyer plusieurs tentatives de coup d’État. Une façon de s’assurer du soutien électoral de la diaspora issue de ces pays et émigrée dans des États clés, en particulier la Floride et le Texas.

NDLR : Lire sur LVSL l’article du même auteur : « Crise iranienne : Trump, faux isolationniste »

Enfin, Trump avait enterré la neutralité de Washington dans le conflit israélo-palestinien. Après avoir déplacé l’ambassade américaine à Jérusalem, il avait affiché un soutien sans faille au gouvernement de Netanyahou. Si les alliés de l’OTAN avaient été sommés d’acheter davantage de matériel militaire américain, sous peine de perdre la protection de Washington, Israël continue de bénéficier de milliards de dollars d’aide militaire financée par le contribuable américain. Ici aussi, les intérêts électoraux du Parti républicain, désireux de consolider le vote des chrétiens intégristes, semblaient dicter les considérations géostratégiques de Trump. Sans oublier ceux de l’industrie de l’armement américaine.

« Si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite. »

Donald J Trump, octobre 2018

Les livraisons d’armes au régime du général Al-Sisi s’inscrivent dans cette logique commerciale. Tout comme les milliards de dollars de contrat signé avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Le fait que ces armes soient utilisées pour massacrer des civils yéménites et provoquer « la plus grave crise humanitaire actuelle » selon l’ONU n’embarrassait pas Donald Trump. Celui-ci avait apposé son véto présidentiel à une résolution votée par le Congrès pour mettre fin au soutien logistique et à l’implication de l’armée américaine au Yémen. En échange de ce soutien sans faille, Riyad continuait d’acheter des armes américaines et d’ouvrir les vannes de pétrole, garantissant un prix suffisamment bas pour permettre à Trump d’espérer une réélection.

Malgré les nombreux services rendus au complexe militaro-industriel américain, premier bénéficiaire de ses arbitrages politiques, le style Trump demeurait trop « candide » pour l’establishment. Le magnat de l’immobilier avait fait grincer de nombreuses dents en expliquant que la présence américaine en Syrie avait pour but de « conserver le pétrole ». De même, suite au rapport de la CIA accusant le dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane (MBS) d’avoir personnellement commandité le démembrement à la scie à os du journaliste Jamal Khashoggi, Trump avait produit un communiqué laudatif pour justifier le maintien des relations diplomatiques avec Riyad. Aux journalistes qui l’interpellaient sur cette question, le milliardaire avait répondu : « si vous voulez voir le baril du pétrole à 150 $, tout ce que vous avez à faire, c’est de rompre nos liens avec l’Arabie Saoudite ». Et de préciser : « ils vont nous acheter 110 milliards de dollars d’armement. Si ils ne les achètent pas à nous, ils les achèteront ailleurs, à la Russie ou à la Chine, et ça ne nous aide pas, que ce soit pour les emplois ou nos entreprises ». Plus tard, Trump ira jusqu’à se vanter publiquement d’avoir « sauvé les fesses » de MBS.

Joe Biden et Kamala Harris avaient fustigé ce renoncement à tout principe moral. Alors en campagne, Biden avait promis de restaurer le prestige international des États-Unis et de faire de l’Arabie Saoudite « un État-paria ». 

L’Arabie Saoudite humilie Joe Biden – impunément.

Si l’on met de côté la forme, la politique étrangère de Trump s’inscrivait en réalité dans la continuité de ses prédécesseurs. Barack Obama avait rendu possible la signature de contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite à hauteur de plus de 115 milliards de dollars, après l’avoir soutenue dans son offensive au Yémen. Il avait signé un décret stipulant que le Venezuela constituait une « menace existentielle » pour les États-Unis, et imposé des sanctions économiques significatives. En Égypte, Obama avait tacitement soutenu le coup d’État militaire, son ministre des affaires étrangères John Kerry estimant que Sisi « restaurait la démocratie ». Avant cela, sa prédécesseur Hillary Clinton avait loué le dictateur égyptien Moubarak en affirmant le considérer « réellement comme un ami de ma famille ». Le Washington Post lui avait alors reproché de saper les efforts de la diplomatie américaine en matière de défense des droits de l’Homme…

Le récit que cherche à imposer le camp démocrate, selon lequel Trump avait tourné le dos à une politique étrangère dont l’objectif principal est la défense des droits de l’Homme et la « promotion de la démocratie », ne résiste pas à l’analyse. En particulier sur le dossier saoudien.

Dès son arrivée au pouvoir, Joe Biden a été confronté à un second rapport du renseignement américain portant sur le meurtre de Jamal Khashoggi. Face aux conclusions dévastatrices pour MBS, Biden a adopté la même position que Donald Trump : refuser de prendre la moindre sanction, et justifier cette décision par la défense des intérêts nationaux.

Depuis, la Maison-Blanche refuse de mettre un terme à l’implication des États-Unis dans la guerre au Yémen. Joe Biden a même annoncé une nouvelle vente d’armes à Riyad, pour un total de 650 millions de dollars. Bernie Sanders et deux sénateurs républicains ont tenté de bloquer ce contrat en saisissant le Congrès. En vain, le Sénat votant à 67 contre 30 en faveur de la vente. 

Si Biden a renoncé à faire de l’Arabie Saoudite un État-paria, il s’était bien gardé, jusqu’à présent, de rencontrer Mohamed Ben Salmane. Une manière d’éviter de réhabiliter symboliquement le dirigeant saoudien. 

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Biden poursuit un autre but : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de « l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient ».

Cette position devenait intenable pour plusieurs raisons. D’abord, MBS et ses alliés émiratis faisaient payer cette posture au prix fort, n’hésitant pas à soutenir un cours du pétrole élevé bien avant la guerre en Ukraine, dans le but explicite de nuire politiquement aux démocrates et de favoriser le retour au pouvoir du Parti républicain. Les multiples tentatives d’obtenir une hausse de la production via des rencontres officieuses avec des hauts dirigeants américains et MBS ont toutes échoué, les Saoudiens évoquant publiquement la nécessité d’une rencontre officielle avec Joe Biden pour résoudre la question.

Une fois la guerre en Ukraine déclenchée, l’Arabie Saoudite s’est jointe à Israël et aux autres monarchies du Golfe en traînant des pieds pour condamner la Russie à l’ONU, tout en maintenant ses relations commerciales et diplomatiques avec Moscou. Au point de doubler ses importations de pétrole russe à prix cassé pour faire du profit. Selon la presse américaine, les dirigeants saoudiens et émiratis ont longtemps refusé de répondre aux demandes d’entretien téléphonique de Biden, qui souhaitait évoquer le marché du pétrole. Lorsque Jake Sullivan, le conseiller spécial à la Sécurité de Joe Biden, a abordé la question de Jamal Khashoggi devant MBS, ce dernier aurait hurlé sur le haut responsable américain avant de mettre fin à l’entrevue.

Quand les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden démontrent son impuissance

Joe Biden s’est ainsi trouvé contraint de courber l’échine devant MBS afin d’obtenir la hausse des quotas de production de pétrole, censée compenser les effets de l’embargo américain sur la Russie. Une stratégie quelque peu contradictoire – et pleine de cynisme. Difficile de voir dans l’Arabie Saoudite un régime moins violent et autoritaire que celui de Vladimir Poutine, comme le relevait le Financial Time. Avant l’invasion de l’Ukraine, les libertés publiques étaient significativement mieux garanties en Russie. En mars, le gouvernement saoudien avait fait décapiter 81 hommes en une seule journée. Selon Human Right Watch, des dizaines d’entre eux étaient de simples opposants politiques arrêtés pour avoir participé à une manifestation. Quelques mois auparavant, la déclassification d’un rapport du FBI avait révélé des éléments accablants pointant vers l’implication directe du régime saoudien dans les attentats du 11 septembre. On aurait également tôt fait d’oublier que la guerre au Yémen a produit des dégâts humanitaires bien plus importants que ceux que l’on a pu observer en Ukraine jusqu’à présent – eux-mêmes d’une brutalité déjà choquante.

Le fait que Joe Biden préfère supplier les monarchies du Golfe d’accroître leur production de pétrole plutôt que de lever les sanctions pesant sur l’Iran et, davantage encore, sur le Venezuela, ne peut bien sûr s’expliquer par des considérations d’ordre moral. Pourtant, c’est sur ces principes que Biden a décidé d’exclure le Venezuela, Cuba et le Nicaragua de son sommet des Amériques, provoquant le refus de la participation du Mexique et un nouveau contrecoup pour son administration (Jair Bolsonaro acceptant de participer uniquement après que Biden ait promis de ne pas aborder sa politique en Amazonie et de lui accorder une rencontre en tête-à-tête…).

Parce qu’il refuse de considérer un changement d’orientation stratégique, Joe Biden est dans une impasse. Un prix du pétrole élevé condamne le Parti démocrate à une défaite électorale en novembre, dont les conséquences se feront ressentir pendant des années. La reprise des relations avec les monarchies du Golfe l’affaiblit également dans l’opinion américaine, surtout auprès de l’électorat susceptible de voter démocrate, alors que la levée des sanctions sur le Venezuela et l’Iran lui vaudrait les foudres de la droite américaine. Même sur le dossier iranien, Biden semble incapable de trancher entre sa volonté de signer un nouvel accord sur le nucléaire et son désir de ne pas contrarier Israël et l’Arabie Saoudite. Ce qui explique pourquoi de nombreux commentateurs américains déplorent un voyage au Moyen-Orient cynique et risqué, où le démocrate n’avait que des coups à prendre.

Récompenser les provocations

Outre la volonté d’amoindrir les tensions sur le marché du pétrole, le voyage de Joe Biden poursuit un autre but officiel : faire avancer l’accord militaire portant sur la défense aérienne dans le cadre de l’Alliance de défense aérienne du Moyen-Orient. Les monarchies du Golfe, l’Égypte et Israël œuvrent à la mise en place d’un système de défense aérien commun, dans le but de neutraliser la menace grandissante des drones iraniens. Pour les États-Unis, cela impliquerait un nouveau transfert de technologie et des ventes d’armes supplémentaires.

Mais derrière l’appétit pour des contrats d’armement juteux se profilent de nombreuses interrogations géostratégiques et politiques. D’abord, la signature d’un tel traité risquerait de nécessiter l’approbation du Congrès. Ensuite, il pourrait entrer en violation des lois américaines, selon la revue Foreign Policy. Les États-Unis ne sont en effet pas censés signer des accords de défense militaire avec des pays violant ouvertement les droits de l’Homme – ce qui semble une caractérisation applicable aux monarchies du Golfe… De plus, l’un des piliers de la diplomatie américaine repose sur la volonté de ne pas renforcer les régimes autoritaires, jugés moins stables et susceptibles de respecter les accords et traités internationaux que les régimes démocratiques

En plus d’encourager la déstabilisation de la région, elle reviendrait à récompenser les « mauvais comportements » des différents États qui en seraient bénéficiaires – qu’ils refusent de suivre Washington dans leur opposition à la Russie, violent allègrement les droits de l’Homme ou continuent à multiplier les provocations à l’encontre des États-Unis. Outre les intenses opération de lobbying et les actes d’espionnage commis par les Émirats Arabes Unis (qui avaient placé un agent au cœur de l’administration Trump, comme l’a récemment révélé la presse), Doha laisserait la Chine construire une base navale sur son territoire. Riyad serait sur le point d’acheter des missiles à Pékin et considérerait un accord commercial visant à vendre du pétrole sans passer par le dollar. Une information qui a consterné les cercles de pouvoir à Washington. 

L’obsession chinoise comme unique boussole ?

Les intérêts du complexe militaro-industriel américain ne sont pas suffisants pour expliquer les choix a priori contradictoires de l’administration Biden. Après tout, c’est sous sa direction que les États-Unis se sont retirés de l’Afghanistan. L’autre explication passe par l’obsession américaine à l’égard de la Chine. Le principal objectif de la politique étrangère américaine semble être de contenir Pékin, ce qui nécessite d’empêcher l’allié historique saoudien de traiter directement avec lui. D’où cette rencontre secrète du directeur de la CIA, William Burns, avec MBS en avril, où il fut surtout question du rapprochement entre Riyad et Pékin.

Si l’influence grandissante de la Chine dans le pré carré-américain suscite l’inquiétude, l’affaiblissement du dollar constitue un souci encore plus aigu. Outre l’indécision caractéristique du président américain et la perte d’influence des États-Unis au Moyen-Orient, le principal élément qui semble expliquer la ligne politique américaine est sa volonté de conserver son rang de première puissance mondiale. Parvenir à consolider les relations entre Israël et les monarchies arabes présenterait l’avantage de garantir la sécurité de l’État hébreu et des approvisionnements en hydrocarbures. En évitant de contrarier le moindre acteur, Biden permettrait aux États-Unis de se désengager de la région, pour se tourner pleinement vers l’Asie. Tant pis si cela nécessite de s’asseoir sur les grands principes démocratiques. Joe Biden ne semble pas disposer du capital politique ni de la volonté nécessaire pour défendre une autre vision. Mais en se cantonnant à sauver ce qui peut encore l’être, il risque de provoquer un désagréable retour de bâton…

Ukraine : les pompiers pyromanes

Le Congrès américain © Josiah Hamilton

Loin de jouer l’apaisement et la voie diplomatique, les États-Unis répondent aux menaces russes par une stratégie d’escalade. Elle découle du prisme idéologique qui domine à Washington, mais également des intérêts de nombreux acteurs opportunistes. Parmi eux : le complexe militaro-industriel et l’industrie pétrolière ; les médias en mal d’audience, qui se font les relais de ces puissances économiques ; Joe Biden, en difficulté sur le plan intérieur ; et la classe politique en général, largement financée par les intérêts industriels.

« Si la Russie envahit l’Ukraine, elle aura à rendre des comptes. Ça dépendra de ce qu’elle fera. C’est une chose s’il s’agit d’une incursion mineure… (…) mon sentiment est que Poutine va faire quelque chose. »

Ces propos, prononcés le 19 janvier par Joe Biden, ont provoqué un vent de panique à Washington. Pas du fait que le président des États-Unis estimait qu’une attaque russe était probable, mais parce qu’il indiquait que l’OTAN ne réagirait pas de manière disproportionnée face à la seconde puissance nucléaire mondiale. Un aveu dénoncé comme « une carte blanche donnée à Poutine pour envahir l’Ukraine » par le sénateur républicain Ted Cruz, en écho à l’écrasante majorité des observateurs américains.

En rendant publiques les allégations issues du renseignement américain, l’administration Biden aurait exposé au grand jour les projets belliqueux de Poutine (…) Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été apporté pour étayer ces allégations

Immédiatement, les équipes de la Maison-Blanche ont cherché à éteindre le feu en publiant un communiqué affirmant que la moindre incursion russe en Ukraine « provoquerait une réaction immédiate, sévère et unie des États-Unis et de leurs alliés ». Anthony Blinken, le Secrétaire d’État a renchéri quelques heures plus tard : « Nous allons rendre claires comme du cristal les conséquences d’un tel choix (pour Poutine) ». Le lendemain, le directeur de cabinet de Joe Biden, Ron Klain, en remet une couche à la télévision en contredisant son supérieur hiérarchique: « Le président Poutine ne doit avoir aucun doute sur le fait que le moindre mouvement de troupes russes à travers la frontière ukrainienne constituerait une invasion (…) qui serait une horrible erreur de Poutine. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. »

Les élus des deux bords politiques ont fait passer un message équivalent, certains allant jusqu’à accuser les partisans d’une approche plus diplomatique de « prendre le parti de Poutine » et d’être des « victimes de la désinformation russe. » À la Chambre des représentants du Congrès, les démocrates se sont empressés de voter un texte autorisant le déploiement de sanctions économiques drastiques contre la Russie et l’expédition de centaines de millions de dollars d’équipement militaire ultra-moderne, qualifiée par la presse – de manière euphémistique – d’aide létale (lethal aid).

NDLR : Lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Ira-t-on sans discussion vers de nouvelles guerres ? »

Si la solution diplomatique avec la Russie, qui a formulé des demandes jugées négociables par Biden, ne semble pas à l’ordre du jour, c’est que de nombreux intérêts et factions sont à l’oeuvre pour pousser à la confrontation.

Washington à l’offensive

En première page de son édition du 3 février, le New York Time s’interroge : « La stratégie de Biden contre Poutine fonctionne-t-elle, où est-elle en train de pousser la Russie à la guerre ? » Dans cet article éclairant à plus d’un titre, le prestigieux journal chante les louanges du Département d’État pour sa guerre de communication innovante. En déclassifiant et rendant publiques les allégations issues du renseignement américain et britannique, l’administration Biden aurait anticipé et exposé au grand jour les projets de Poutine dans l’espoir de le dissuader d’agir. D’où la rhétorique alarmiste sur l’étendue des forces en présence à la frontière ukrainienne et les intentions belliqueuses de la Russie. Bien entendu, comme le notait discrètement le Times, aucun élément tangible n’a été rendu public pour étayer ces allégations.

À cette guerre de communication s’ajoutent des menaces et manœuvres plus ou moins symboliques, comme les livraisons d’armes à Kiev et le rapatriement des familles de diplomates américains présents en Ukraine, toujours dans le but apparent de couper l’herbe sous le pied de Poutine. De là à comparer cette approche à un dangereux poker menteur, il n’y a qu’un pas que le Times franchit prudemment.

Cette stratégie serait entrain de produire l’effet inverse recherché, à en croire les sources du journal. Ce que « déplore le président russe », lequel estimerait que « les Américains cherchent à le pousser au conflit ». Côté ukrainien, le président Zelensky a été encore plus explicite, minimisant le risque d’invasion russe et appelant Washington à « adoucir la rhétorique guerrière » en affirmant que les médias occidentaux « exagéraient la situation » de manière dangereuse et contre productive. Pour Kiev, la stratégie de Washington « est une erreur ». Biden ne semble pourtant pas prêt à changer son fusil d’épaule, puisqu’il vient de déployer 3000 soldats supplémentaires en Pologne et Roumanie.

Les médias américains activent les tambours de guerre

Loin de jouer leur rôle de contre-pouvoir, les médias américains ont, dès le début de la crise, embrassé, voire devancé, la rhétorique belliqueuse provenant de l’administration Biden et du Congrès. Avec un zèle et une absence de distance qui rappellent furieusement la période ayant conduit à l’invasion de l’Irak, les principaux journaux du pays ont ainsi repris les « informations déclassifiées » issues des gouvernements américain et britannique sans exiger le moindre début de preuves. Qu’il s’agisse de l’étendue des forces russes mobilisées à la frontière ukrainienne, de l’existence d’un plan secret pour installer un président pro-poutine à Kiev, d’une mission russe pour fomenter des troubles en Ukraine afin de fournir un prétexte à une invasion ou plus récemment la prétendue existence d’un projet de filmer une fausse agression ukrainienne à la frontière russe pour justifier une invasion, aucune de ces allégations n’a fait l’objet d’une distance critique vis-à-vis des agences de renseignement.

Politico nous apprend que certains de ses articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post n‘a pas la même courtoisie.

Or, la véracité des informations distillées par ces agences – dont le format se limite à des déclarations publiques – mérite d’être remise en question, comme l’a fait le journaliste Matt Lee de l’Associated Press dans un échange sidérant avec le porte-parole de la diplomatie américaine :

– Matt Lee (journaliste) : Mais où sont les preuves matérielles, où sont les informations que vous venez de déclassifier ?

– Porte-parole du ministère des Affaires étrangères : Les informations déclassifiées, je viens de vous les donner, là en vous parlant.

ML : Ce ne sont pas des preuves, c’est simplement vous qui me parlez. Vous n’offrez aucun élément tangible pour défendre ce que vous avancez. (…)

PP : Si vous douter de crédibilité de la parole du gouvernement américain et du gouvernement britannique et trouvez du réconfort dans les informations données par les Russes, c’est votre choix

Comme le rappel le journaliste au cours de l’échange, les gouvernements américain et britannique ne brillent pas par leur fiabilité. Sans remonter aussi loin que la guerre d’Irak, on a vu encore récemment d’innombrables informations fuiter dans la presse ou revendiquées officiellement être démenti par les faits. Les prétendus contacts étroits et répétés entre les équipes de campagne de Trump et les agents du renseignement russes se sont avérés inexistants ; les allégations de primes offertes par la Russie aux Talibans pour tuer des soldats américains ont été démenties par l’administration Biden ; le mystérieux « syndrome de la Havane » dont ont été victimes de nombreux diplomates américains n’était pas le fait d’une arme secrète à base d’ultrasons déployée par une puissance étrangère, mais le résultat de simples crises d’angoisses ; la frappe d’un drone américain sur une voiture pendant l’évacuation de Kaboul n’a pas tué des terroristes en mission suicide, mais une famille entière de réfugies, etc.

NDLR : Pour une analyse du RussiaGate, lire sur LVSL l’article du même auteur : « Trump à la solde de la Russie : retour sur une théorie conspirationniste à la vie dure »

Ici, les raisons de douter des dires des gouvernements américains et britanniques sont encore plus évidentes. Leur alarmisme initial n’était partagé ni par l’Allemagne, ni par la France, ni par l’Ukraine. Lorsque les États-Unis ont décidé de faire évacuer les familles de leur personnel d’ambassade, même la Grande-Bretagne n’a pas suivi. Sur le plateau de C dans l’air, le journaliste Jean-Dominique Merchet expliquait ainsi en citant une source issue du renseignement français que les déploiements russes à la frontière ukrainienne ne suggéraient pas d’invasion imminente, car les Russes n’avaient pas déployé les moyens logistiques susceptibles de permettre une telle opération.

Pourtant, l’administration Biden a répété sur tous les tons que l’invasion pouvait se produire de manière imminente et à tout moment, avant de rétropédaler.

En Allemagne, où le gouvernement et la presse livrent un son de cloche plus nuancé que ce qui parvient de Washington, un récent sondage montre que 43% de la population tient les États-Unis pour les principaux responsables de la crise, contre 32% pour la Russie.

Aux États-Unis, les médias ne se contentent pas de tenir le rôle de porte-parole de la diplomatie américaine. Ils devancent bien souvent l’administration Biden dans la demande de surenchère et la dramatisation du conflit. Cette posture va-t-en-guerre s’explique par divers facteurs.

En premier lieu, les fabricants d’armes et membres du complexe militaro-industriel financent de nombreux titres de presse. Le journal en ligne de centre-gauche Politico a ainsi récemment publié un article intitulé « Jen Psaki (la porte-parole du gouvernement) : une attaque russe peut se produire à tout moment ». Un second article titrant « Les États-Unis doivent-ils secouer la cage de Poutine ? » encourage plus récemment une posture militariste. Politico nous apprend que ces deux articles sont sponsorisés par… Lockheed Martin, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine. Le Washington Post, lui, n’a pas la même courtoisie. L’auteur de la tribune « Biden doit monter que les États-Unis sont prêts à aider l’Ukraine militairement si nécessaire » Michael Vickers, n’est pas présenté comme un membre du conseil d’administration du fabricant d’armes BAE systems, mais comme un ancien officier de la CIA et haut fonctionnaire au ministère de la Défense. On pourrait multiplier les exemples de conflits d’intérêts entre la presse et l’industrie de l’armement, tout comme nous l’avions fait dans notre livre Les illusions perdues de l’Amérique démocrate (Vendémiaire éditions) au sujet des cadres de l’administration Biden vis-à-vis du même secteur.

Un second élément structurel explique la posture guerrière des médias américains. Depuis l’élection de Donald Trump, de nombreux anciens membres du renseignement et de l’administration Bush ont trouvé refuge dans la presse dite « libérale » (pro-démocrate ou centriste). Les chaînes de télévision CNN et MSNBC ont recruté pléthore d’analystes issus du complexe militaro-industriel, ainsi que des figures de proue du mouvement néoconservateur qui avaient joué un rôle fondamental dans la promotion de la guerre d’Irak sous George W. Bush. Son ancienne plume David Frum est désormais éditorialiste à The Altantic et invité récurrent des chaînes d’informations. L’ancienne porte-parole de l’administration Bush, Nicolle Wallace anime son propre JT sur la chaîne pro-démocrate MSNBC. Bill Kristol, un ex-conseiller de Bush, pilote désormais le Lincoln Project, une organisation politique représentant les « républicains pro-Biden ». Tout ce que ces faucons de l’ère Bush – à qui l’ont doit l’invasion de l’Irak – ont eu à faire pour redevenir présentables fut de se déclarer anti-Trump, et de promouvoir la théorie complotiste du Russiagate auprès du centre droit démocrate. Ils sont désormais présents quotidiennement sur les chaines d’informations, à l’exception de Fox News – dont certains présentateurs portent paradoxalement une voix « pacifiste », fait rare en ces temps explosifs !

Dans un article caricatural, Politco s’en est ainsi pris au plus populaire d’entre eux, le présentateur d’extrême droite Tucker Carlson, dont le journal est le plus regardé du pays. Carlson, qui défend une ligne plus trumpiste, est accusé par un groupe de sénateurs républicains d’être du côté de Poutine et de reprendre ses arguments.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des motivations qui expliquent l’opposition au gazoduc Nordstream 2.

Il s’agit d’une tactique récurrente, qui rappelle une fois de plus les années Bush et les prémisses de la guerre en Irak. Ceux qui s’opposent à la ligne bipartisane qui prévaut à Washington se retrouvent accusés de faire le jeu de la Russie, par des personnalités allant de Jen Psaki à Bill Kristol.

La classe politique américaine : conflits d’intérêts et idéologie impérialiste

En 2012, au cours du débat télévisé pour la campagne présidentielle, Barack Obama avait moqué la position défendue par son adversaire Mitt Romney en matière de géopolitique : « les années 1980 veulent que vous leur rendiez leur politique étrangère. » À l’époque, considérer Moscou comme une menace majeure exposait au ridicule.

Depuis, la crise ukrainienne débutée en 2014 et marquée par l’annexion de la Crimée a fait remonter Poutine dans l’échelle des préoccupations de Washington. Bien que les États-Unis aient joué un rôle important dans la révolution de 2014 – que d’aucuns qualifient de coup d’État – Barack Obama avait conservé une position mesurée sur la situation à l’est de l’Europe. En 2016, il expliquait ainsi au journal The Atlantic : « La réalité, c’est que l’Ukraine, qui n’est pas dans l’OTAN, est vulnérable à une domination militaire par la Russie quoi que l’on fasse. Ma position est réaliste, c’est un exemple d’une situation où l’on doit être clair vis-à-vis de nos intérêts essentiels et ce pourquoi on serait prêt à entrer en guerre ».

Obama défendait son refus de livrer des armes lourdes à l’Ukraine, une ligne rouge pour lui qui ne voyait pas dans l’enjeu ukrainien un motif suffisant pour débuter une troisième guerre mondiale. De la même manière que les propos de Joe Biden ont provoqué un tollé à Washington, la position d’Obama constituait un écart jugé intolérable par rapport au consensus qui prévaut dans les cercles diplomatiques américains.

De fait, la doctrine Obama a vécu. L’élection de Donald Trump s’est accompagnée d’un durcissement sans précédent des relations américano-russes depuis la fin de la guerre froide. Accusé à tort par les démocrates d’avoir conspiré avec les Russes pour se faire élire, Trump a accepté les livraisons d’armes à l’Ukraine, avant de conditionner un nouveau don par la bonne volonté du président ukrainien Zelensky. Dans une conversation téléphonique de 2019, Trump semble lui demander d’ouvrir une enquête judiciaire pour corruption sur le fils de Joe Biden, Hunter. Cette utilisation supposée de la diplomatie américaine en vue d’obtenir un avantage électoral conduira les démocrates à lancer une procédure de destitution contre Donald Trump.

Au Congrès, au cours de la procédure, le président du puissant Comité parlementaire au renseignement, Adam Schiff déclare ainsi : « Les États-Unis aident l’Ukraine et son peuple pour qu’ils puissent combattre la Russie là-bas, afin qu’on n’ait pas à combattre la Russie ici » [NDLR : à Washington].

Représentant démocrate de Californie, Adam Schiff constitue l’archétype du politicien servant les intérêts du complexe militaro-industriel tout en tenant un discours caricaturalement belliciste. Mais il s’inscrit dans une tendance plus large.

Si le Congrès est devenu un véritable cimetière législatif où aucune proposition de loi ne semble capable de survivre aux logiques partisanes, en matière de Défense, il existe un consensus permettant d’approuver les dépenses militaires avec un zèle inégalé. Le dernier budget de la Défense (770 milliards de dollars, soit 12 % du budget fédéral) a été largement approuvé par les Congrès (Sénat 88 pour, 11 contre; Chambre 363-70).

Les élus démocrates, majoritaires en commission de la Défense responsable de la rédaction du texte sont massivement financés par l’industrie de l’armement. Tout comme leurs collègues républicains, qui ont proposé et obtenu une hausse de 25 milliards du budget en plus de la hausse demandée par la Maison-Blanche. Ces élus représentent souvent des territoires où de nombreuses usines d’armement sont implantées, ce qui explique également leur propension à recevoir des financements de la part des industries en question. D’où ce projet législatif bipartisan qui vise à inonder l’Ukraine d’armes de guerre, payées par le contribuable américain. Le PDG de Raytheon, l’un des principaux fabricants d’armes, a ainsi expliqué à ses investisseurs que la crise ukrainienne devrait permettre d’augmenter les profits du groupe.

L’industrie pétrolière espère également tirer son épingle du jeu. Remplacer le gaz russe qui alimente le marché européen par du gaz de schiste liquéfié produit au Texas fait partie des ambitions des élus, principalement républicains, qui s’opposent corps et âme à la construction du gazoduc Nordstream 2. Ils en appellent à des sanctions préventives contre la Russie, visant en particulier à bloquer la mise en service du gazoduc. Là encore, des élus démocrates se sont joints à leurs demandes, en opposition directe avec la Maison-Blanche. Alors même que des sanctions préventives auraient pour effet d’encourager une invasion russe, selon de nombreux cadres du renseignement américains et experts sur la Russie cités par The Intercept.

Joe Biden avait qualifié les deux principales demandes de la Russie (que les USA s’engagent à ne jamais inclure l’Ukraine dans l’OTAN, et que l’OTAN démilitarise l’Europe de l’Est) comme compréhensibles et négociables. « L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est très improbable à court terme » avait-il ajouté en conférence de presse.

Son pragmatisme se heurte au récit dominant à Washington, selon lequel les États-Unis seraient les défenseurs de la démocratie et de la souveraineté des nations et ne pourraient céder le moindre pouce de terrain à Poutine. Une notion risible, au regard de l’Histoire récente.

Une étude de l’Université de Carnegie Mellon (Pennsylvanie) a documenté plus de 80 occurrences où les États-Unis se sont ingérés dans une élection étrangère entre 1946 et 2000 (sans compter les soutiens aux coups d’État). En pleine pandémie, l’administration Biden continue d’imposer des sanctions économiques meurtrières à des régimes aussi variés que Cuba, l’Afghanistan, le Vénézuéla, la Syrie et l’Iran. Elle continue également ses manœuvres visant à renverser le pouvoir démocratiquement élu en Bolivie, après avoir plus ou moins soutenu deux coups d’État. La position moralisatrice des États-Unis est bien sûr tout aussi risible que l’idée selon laquelle la Russie n’aurait rien à se reprocher.

Que Poutine décide d’envahir l’Ukraine ou finisse par retirer ses troupes de la frontière, les Américains y verront certainement une validation de leur approche musclée. Sans reconnaître qu’ils ont une part de responsabilité non négligeable dans la crise actuelle, aux conséquences potentiellement dévastatrices.

Ce que l’affaire Assange révèle du pouvoir américain depuis le 11 septembre

® Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Dix ans de captivité et une seule condamnation, pour défaut de comparution. Un asile politique accordé, puis révoqué. Des procédures viciées. Et une mise hors-jeu de fait : depuis 2018, Wikileaks n’a pratiquement rien publié. Son fondateur, Julian Assange, attend l’issue de la demande d’extradition vers les États-Unis, où il encourt 175 ans de prison ; le jugement rendu le 10 décembre par la Haute cour de justice de Londres constitue une nouvelle victoire pour la partie américaine. Alors que la couverture médiatique se focalise sur la défense de l’accusé et les atteintes portées à la liberté de la presse, ce prisme juridique occulte les enjeux effectifs de l’affaire : le formidable réseau de pression géopolitique qui s’exerce sur la justice britannique, et le mode de gouvernement par le secret caractéristique de l’État américain depuis le 11 septembre. L’absence d’analyses approfondies sur ces enjeux dans la presse est symptomatique d’une carence de contrepouvoirs.

Depuis son arrestation en 2019, les principaux médias se sont ralliés à la défense de Julian Assange, avec pour principale ligne argumentative la protection des lanceurs d’alerte, de la liberté de la presse et de la liberté d’expression. Cela revient à prendre pour argent comptant la ligne officielle de défense de Wikileaks, qui se présente désormais comme une « organisation médiatique pluri-nationale, avec sa bibliothèque associée » fondée en 2006 par Julian Assange, son « éditeur ». Exit l’ancienne appellation « d’agence de renseignement du peuple ». Exit l’objectif revendiqué « d’ouvrir les gouvernements » de l’intérieur. Exit la transparence la plus radicale et la liberté de l’information. Exit également la critique du complexe militaro-industriel et de la politique étrangère américaine portée par Wikileaks avant le mutisme forcé d’Assange. La lecture dominante de l’affaire Wikileaks – un lanceur d’alerte confronté aux dérives autoritaires de l’État américain – toute occupée qu’elle est, à juste titre, par la défense de son fondateur, passe sous silence la teneur de l’affaire : ce qu’elle révèle du gouvernement américain depuis le 11 septembre.

Wikileaks, « agence de renseignement du peuple »

Fondée en 2006 par un collectif de hackers, l’objectif premier de Wikileaks est de mettre à profit le potentiel des réseaux informatiques pour soumettre les puissants du monde aux exigences de la transparence. Au croisement entre l’anarcho-libertarisme cypherpunk des débuts d’internet et de l’altermondialisme des années 2000, son objectif revendiqué est de constituer « l’agence de renseignement du peuple. » Entre 2006 et 2010, Wikileaks publie de nombreux documents critiques : des preuves de corruption et d’abus des droits de l’homme au Kenya, les rapports incriminants des banques islandaises et de leur rôle dans le krach bancaire de 2008, les manuels de scientologie, la liste de comptes off-shore de la banque suisse Julius Bär, etc. Mais ce n’est qu’au moment de la publication des documents fournis par la soldate Chelsea Manning que l’organisation acquiert sa notoriété en s’attaquant à un ennemi de taille : les États-Unis.

Chronologie de l’affaire Assange © Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Première en date : la vidéo Collateral Murder, dans laquelle des soldats américains tirent de manière indiscriminée et abattent des civils irakiens, y compris deux journalistes de l’agence Reuters. S’ensuivent les War diaries, plusieurs centaines de milliers de documents qui mettent au jour les détails des guerres en Irak et Afghanistan. Relayés par plusieurs sources éminentes de la presse internationale, ils fournissent un témoignage rapproché de la « guerre contre la terreur ».

La presse a accueilli ces « révélations » comme une succession de scoops. Loin de rendre publics d’importants secrets d’État, Wikileaks a simplement divulgué les documents qu’un minimum de transparence publique aurait dû assurer.

En novembre 2010, c’est le tour d’un autre lot de 400,000 câbles diplomatiques provenant des différentes ambassades, pour la période comprise entre 1967 et 2010 : Cablegate. Ils illustrent le détail de la présence américaine à travers le monde : des menus rapports de renseignement, des rumeurs, et d’encombrantes descriptions de chefs d’État étrangers. Enfin, les Guantanamo Files : les fichiers personnels des détenus de Guantanamo depuis 2002, des rapports d’entretien, des évaluations. Ces fuites, pour lesquelles Chelsea Manning a été condamnée en 2013 à 35 ans de prison, constituent l’enjeu principal de l’affaire Wikileaks. C’est en raison de leur divulgation que la machine judiciaire s’est d’abord enclenchée autour de Julian Assange, en captivité depuis 2012.

Collateral murder ® Wikileaks

Un lanceur d’alerte en lutte contre la première puissance mondiale, révélant les secrets les mieux enfouis de l’État américain ? C’est de cette manière que Julian Assange a été dépeint, tant par ses partisans que par ses adversaires les plus acharnés : « terroriste », « agent étranger », « traître à la patrie » américaine. Cette version des faits n’est pas sans poser problème. En effet, loin de rendre publics d’importants secrets d’État, les « révélations » de Wikileaks ne font la plupart du temps que fournir des détails sur l’action américaine à l’étranger, bien connue dans ses grandes lignes par les critiques de la politique étrangère des États-Unis.

Mise en lumière d’un mode de gouvernement par le secret

Ce qui surprend, à la lecture des War diaries et des câbles diplomatiques, ce ne sont pas les secrets qu’ils contiennent, mais bien au contraire, la plupart du temps, leur manque de sensationnel. Les centaines de milliers de documents divulgués se composent en large partie de menus rapports de renseignement, au plus bas de l’échelle de la diplomatie et de l’armée, d’informations de seconde et de troisième main, de rapports d’attaques et d’incidents. Rien qui concerne Osama Ben Laden dans les Afghan Logs. Pas de preuves du double jeu du Pakistan à l’égard des Talibans, juste quelques soupçons. Pas d’information sur les prétendues « armes chimiques » en Irak. De rares communications directes entre Washington et ses ambassades.

Ces documents étaient d’ailleurs accessibles à plusieurs millions de membres du personnel du Department of State et de l’armée. Parmi les 250,000 câbles publiés, par exemple, seuls 15,000 étaient classés « secret ». Un tiers était classé « confidentiel ». Tout le reste n’était même pas classé. Aucun document top secret. Rien, en somme, qui n’ait déjà été su ou soupçonné au sein de la communauté d’experts de relations internationales et de la défense. Ils ont certes fourni les preuves de crimes et de mensonges du côté américain – d’ailleurs largement relayées par la presse (2500 victimes civiles irakiennes de plus que ce que reportent les chiffres officiels ; l’usage des drônes pour des assassinats ciblés ; le recours à la torture dans les prisons spéciales ; le fait que de nombreux détenus de Guantanamo n’avaient pas de véritable intérêt pour le renseignement américain). Mais la majeure partie de ces « secrets » ne sont en fait que quantité d’informations qui ne bouleversent pas ce que l’on savait déjà de l’action américaine à l’étranger, pour peu que l’on n’en ait pas eu une vision irénique.

La presse a accueilli ces « révélations » comme une succession de scoops. Pourtant, loin d’être de fournir des « révélations », Wikileaks a simplement divulgué les documents qu’un minimum de transparence publique aurait dû assurer. Le fait que tous ces documents n’aient été rendus publics que par le biais d’une fuite souligne la diffusion d’un mode de gouvernement par le secret. C’est ce que le juriste Michael Tigar désigne du nom de « National Security State » : un mode opératoire où « l’appareil de sécurité nationale empêche le contrôle de la branche exécutive du gouvernement. (…) Le résultat est que la CIA, la NSA et les autres agences de l’exécutif qui pratiquent la surveillance, la détention, la torture, les transferts extrajudiciaires de suspects et les assassinats ciblés par drone, ont acquis une immunité (…) Ce qu’elles font, pourquoi elles le font, et pourquoi leurs actions sont légales ou ne le sont pas – tous cela est retranché derrière un mur de secret. »

L’historien des sciences américain Peter Galison évaluait en 2004 le volume de documents classés « confidentiel » ou « secret » à 320 millions de pages – de 4 à 5 fois la quantité d’informations accessibles dans le domaine public. Au cours des années 2000 ces chiffres n’ont cessé de croître : des pans entiers de l’activité gouvernementale et de ses motivations sont placés du côté du secret. Jusqu’à ce que les chiffres rapportés par l’Information Security Oversight Office ne cessent d’être publiés en 2018. Nul n’est besoin d’adhérer à un projet de transparence radicale pour s’émouvoir de la dynamique dans laquelle sombre l’État américain depuis le 11 septembre, retirant des mains du public une masse croissante de documents chaque année. Et c’est dans ce vide d’information que Wikileaks s’est engouffrée. Là où le Congrès, où les journalistes, où les freedom of information requests rencontraient le mur de silence du National Security State, les fuites de Wikileaks ont fourni les détails du gouvernement courant.

Une cartographie de ces différents protagonistes permet de comprendre que l’on n’a pas seulement affaire à un gouvernement persécutant un journaliste, mais à un réseau d’acteurs publics et privés, américains mais aussi britanniques, suédois, suisses, mobilisés afin de mettre Wikileaks hors d’état de nuire. Analyser l’affaire sous un angle exclusivement moral ou juridique empêche d’en saisir la portée politique.

« À l’exception d’une poignée d’organisations (dont l’ACLU – l’American Civil Liberties Union, n.d.r. – et le New York Times) dotées des ressources et de la volonté d’engager de longues actions en justice contre le gouvernement pour violation de la Loi sur la liberté d’information, l’un des canaux principaux de mise en lumière des secrets du gouvernement et des élites provient des lanceurs d’alerte et des organisations qui en permettent l’action » écrivait en 2010 Glenn Greenwald. C’est via Wikileaks que le manuel d’opérations de Guantanamo que l’ACLU n’avait pas réussi à obtenir a été publié. C’est toujours via Wikileaks que les victimes civiles des guerres en Irak et Afghanistan ont pu être dénombrées. En ce sens, « Wikileaks est l’un des groupes les plus efficaces au monde et ce n’est pas surprenant qu’ils subissent de telles attaques » concluait le journaliste.

Les réseaux d’influence étrangère des États-Unis

Les conséquences n’ont pas tardé à se faire sentir. Dès 2010, Assange a fait l’objet d’une première enquête en Suède, qui a engagé la série de procédures judiciaires enchâssées qui se poursuit à ce jour. Sa captivité de fait dure depuis plus de 10 ans – dans l’enceinte de l’ambassade d’Équateur de 2012 à 2018, puis dans les prisons britanniques. Le réseau d’acteurs impliqués illustre la capacité des États-Unis à faire pression à l’international. Si les documents Wikileaks offrent un aperçu de l’exercice du pouvoir après 2001, l’affaire Assange met au jour les rouages de la machine légale et para-légale qui assure son maintien.

Au mois d’août 2010, Assange est inquiété en Suède pour violence sexuelle, dans une enquête sans issue, dont son équipe juridique a pointé de multiples vices. Les procédures ont été formellement abandonnées sept ans plus tard, en mai 2017, et le mandat d’arrêt européen à l’encontre d’Assange révoqué. Plusieurs journalistes ont entre temps mis en lumière la pression exercée sur la Suède de la part des autorités judiciaires britanniques pour maintenir l’enquête ouverte – leur échange de mails à ce sujet par ailleurs en partie été mystérieusement effacé. Entre temps, Assange se réfugie à l’ambassade d’Équateur à Londres pour éviter son extradition aux États-Unis via la Suède, ce qui lui a valu sa seule et unique condamnation à ce jour, pour enfreinte de liberté conditionnelle. La juge britannique, Emma Arbuthnot, s’est retirée du procès après avoir été accusée de conflit intérêt, en raison des liens de son mari, ancien ministre – et consultant d’une société de sécurité privée fondée par John Scarlett, directeur du MI6 en 2003 – avec le think tank néoconservateur Henry Jackson Society, ouvertement hostile à l’égard de Wikileaks. Le parcours d’Alexander Arbuthnot, fils de la juge et associé à la société britannique de cyber-sécurité Darktrace [1], et à l’américaine Symantec, collaboratrice de la défense américaine, a également été pointé du doigt. Accueilli par l’Équateur pendant la présidence Correa, Julian Assange obtient d’abord l’asile politique, puis la nationalité équatorienne. Tous deux lui seront révoqués au moment de l’arrivée au pouvoir de Lenín Moreno, président pro-américain, qui consigne Assange à la justice britannique.

Assange ne sera finalement mis en accusation pour espionnage qu’en 2018. Une enquête de Yahoo News révélait que la publication en 2017 de la série Vault 7, détaillant l’arsenal de cyberespionnage de la CIA, aurait déterminé la décision de l’administration Trump à engager des poursuites. Là où Obama y avait renoncé en raison de la précarité juridique de l’accusation, ainsi que du précédent qu’elles auraient pu constituer pour la liberté de la presse, c’est sur un fond de revanche que la CIA aurait d’abord envisagé de kidnapper ou d’assassiner le fondateur de Wikileaks sur le sol britannique, sans d’ailleurs en avertir le Congrès, avant de se rabattre sur les moyens du droit. C’est en attente du verdict pour l’extradition que Assange demeure, près de dix ans plus tard, toujours en captivité.

Cette machine de persécution s’est par ailleurs appuyée sur tout un réseau d’acteurs économiques. En 2010, Visa, Mastercard, ainsi que la très libertaire PayPal avaient suspendu les paiements à Wikileaks, alors que la très neutre poste suisse congelait le compte personnel d’Assange. De même, les big tech américaines ont contribué à l’isolement de Wikileaks et appuyé l’État américain dans sa volonté de réduire l’organisation au silence. Dès 2010 Amazon, qui possède une activité d’hébergeur, avait retiré sa fourniture de serveurs à Wikileaks sous pression politique. Cinq ans plus tard, c’est Google qui livre des données personnelles de journalistes de Wikileaks à l’État américain. Le réseau d’acteurs s’est resserré ces dernières années : en 2019, c’est la Banque mondiale qui prête 5 milliards de dollars à l’Équateur, quelques jours avant que le président Lenín Moreno n’accepte d’expulser Julian Assange de l’ambassade. Entre-temps, l’entreprise espagnole de sécurité privée UC Global, contractée par l’État équatorien pour assurer la sécurité de son personnel dans le contexte de l’asile accordé à Julian Assange, espionnait ce dernier pour le compte de la CIA.

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

Une simple cartographie de ces différents protagonistes permet de comprendre que l’on n’a pas seulement affaire à un gouvernement persécutant un journaliste, mais à un réseau d’acteurs publics et privés, américains mais aussi britanniques, suédois, suisses, mobilisés afin de mettre Wikileaks hors d’état de nuire. Analyser l’affaire sous un angle exclusivement moral ou juridique empêche d’en saisir la portée politique. Ce n’est pas sur le seul plan de la liberté d’expression et de la presse que devrait se situer le débat, mais sur celui du mode de gouvernement américain et de son influence étrangère, qui poursuit ses propres fins par tous les moyens disponibles, peu importe la juridiction.

Carence de contrepouvoirs

En traitant les publications de Wikileaks sur le mode du scoop, en jouant sur l’imaginaire du hacker publiant les secrets de la première puissance mondiale, la presse s’est empêchée d’analyser lucidement un processus structurant : l’opacité croissante dans laquelle agit l’État américain, son réseau d’influence et de pression. Ce manque d’analyse souligne l’impuissance des canaux d’opposition traditionnels à ces dérives du pouvoir : le Congrès, la presse, et la recherche.

La lutte contre le gouvernement par le secret requiert davantage que l’indignation superficielle dont font preuve une partie des médias. Elle requiert un journalisme d’enquête indépendant, une recherche académique autonome du point de vue des financements qui produise une pensée systématique, soucieuse des acteurs et des intérêts en jeu

Un tel traitement médiatique n’est que trop compréhensible. D’une part, les leaks contiennent une foule de détails amusants ou croustillants – que l’on songe à Hilary Clinton déclarant, devant une assemblée de banquiers, mentir à ses électeurs et tenir un double-discours – plus à même de faire monter l’audimat qu’un lent travail de cartographie d’acteurs politiques, économiques, financiers et militaires. De l’autre, alors que la presse exagérait la confidentialité des publications de Wikileaks, ignorant par là-même l’opacité croissante dans laquelle l’État américain agit, elle a mis l’emphase sur leur caractère prétendument extraordinaire, dévoilant les dérives de l’État américain, selon le vocable consacré. Cette rhétorique de la « dérive » présente chaque épisode comme un événement singulier. Elle est solidaire de la rhétorique du scoop. La proximité entre le pouvoir politique et celui de l’argent, influence des producteurs d’armes sur la politique étrangère, le mépris pour le droit international manifesté par l’exécutif : ces réalités – bien connues de générations de chercheurs critiques – sont systématiquement traitées comme des accidents du système politique américain, destinés à provoquer l’indignation morale et la stupeur du public, plutôt que comme des émanations routinières de celui-ci.

Le journaliste Glenn Greenwald formulait cependant un constat plus préoccupant : « les médias américains sont en large partie acquis [au gouvernement] et les derniers vestiges du journalisme d’enquête sont écrasés par les contraintes financières. Le Congrès américain est presque entièrement impuissant, lorsqu’il s’agit d’opérer un contrôle digne de ce nom, et il est de toute manière contrôlé par ces mêmes factions qui maintiennent le secret le plus complet… » On retrouve le diagnostic que posait Julian Assange dans un entretien au Spiegel en 2015, où il soulignait quant à lui la responsabilité du monde académique. « En règle générale, il n’y a pas assez de compréhension systématique. Cela tient à l’économie de la presse, au temps accéléré de l’information (short term news cycles) mais je n’accuse pas les médias de cet échec. Le manque vient du monde académique, qui échoue à comprendre les développements géopolitiques et techniques, et l’intersection entre les deux domaines. »

Dans le même entretien, Assange attribuait la responsabilité de cet échec à la relation entre le département d’État américain et les universités du pays, par le biais notamment de l’International Studies Association, ISA, accusée de porter une ligne éditoriale tacite de refus de tout papier s’appuyant sur les documents issus des divulgations Wikileaks. Le journaliste Ben Norton a nuancé cette lecture par une recherche bibliométrique, qui atteste cependant la rareté de références aux sources Wikileaks et l’absence d’analyse de l’organisation en relations internationales. « S’il est inexact de dire que l’ISA a interdit les citations de Wikileaks, Assange pointe du doigt une réalité : il est frappant de voir que si peu de [câbles de Wikileaks] ont été cités dans ces grandes revues universitaires ». Alors que Wikileaks a mis à disposition la plus grande archive des relations internationales contemporaines, intégralement ouverte, une recherche sur JSTOR, l’une des principales bibliothèques universitaires, établit qu’à ce jour Wikileaks a été cité en tout en pour tout 22 fois dans ces cinq revues [1]. À l’inverse, les citations de n’importe quel grand quotidien américain se comptent par centaines, dans chacune de ces revues.

Les sciences politiques ne s’en sortent pas mieux. Wikileaks a mis en lumière un mode ordinaire de gouvernement non une exception. L’affaire en jeu autour de son fondateur illustre quant à elle les réseaux de maintien de ce pouvoir. Force est de constater le manque de recherche au sujet de l’autonomie de l’exécutif, de son immunité à tout contrôle de la part du Congrès, de ses liens avec les entreprises et les lobbys de l’armement et de la sécurité. Là où le journalisme marche à la rhétorique des « accidents », la pensée politique se partage entre la critique libérale du National Security State qui ne voit que des « dérives » plus ou moins ponctuelles à l’état de droit, et les analyses de type critique, inspirées d’Agamben et son état d’exception, dont la caractéristique première d’analyser tout phénomène à partir d’une logique où ne figurent ni les acteurs ni leurs intérêts.

Comment un tel silence est-il possible ? Le travail de Wikileaks, dont Assange paie depuis 10 ans le prix, aura-t-il été en vain ? Sans Wikileaks, ces informations sur la conduite de la politique étrangère et militaire américaine depuis le début de la « guerre contre la terreur » n’auraient été déclassifiées dans une trentaine d’années, quand elles n’auraient pu fournir de matériel utile qu’aux historiens. Entre temps, le Congrès, se différentes commissions, la presse, l’opinion publique, auraient été tenus à l’écart des opérations courantes de la branche exécutive du pouvoir, de plus en plus autonome depuis le 11 septembre. La lutte contre le gouvernement par le secret, contre ses réseaux d’influence, requiert davantage que l’indignation superficielle dont font preuve une partie des médias et de l’opinion publique. Elle requiert un journalisme d’enquête indépendant et critique, une recherche académique autonome du point de vue des contenus comme des financements, qui produise une pensée systématique, soucieuse des acteurs et des intérêts en jeu, un effort d’enquête et de lutte contre les ramifications du complexe militaro-industriel. Tout cela, aussi, pour que le travail de tous ceux qui – opposants, journalistes, lanceurs d’alerte – paient de leur vie leur opposition au pouvoir n’advienne pas en vain.

Notes :

[1] Alexander Arbuthnot conseille la firme d’investissements Vitruvian sur la cyber-sécurité ; celle-ci compte Darktrace au nombre de ses principaux investissements, qui collabore avec la NSA.

[2] Du moins dans les articles hébergés sur JSTOR. Deux fois dans Foreign Policy Analysis, une fois dans International Studies Perspectives, six fois dans International Studies Quarterly et treize fois dans International Studies Review. Aucune citation de Wikileaks n’apparaît dans un article de International Political Sociology hébergé par JSTOR.

Marketing, financiarisation et complexe militaro-industriel : les trois sources de la data-économie

© Hugo Baisez pour LVSL

Il est devenu banal de dénoncer l’espionnage industriel pratiqué par les GAFAM et l’extraction des données privées qui alimentent leur chiffre d’affaires. Les causes de la croissance folle de cette data-économie sont cependant rarement évoquées. Pour les chercheurs Robert McChesney et John Bellamy Foster, il faut prendre en compte trois dynamiques à l’œuvre depuis des décennies. La militarisation de l’État américain, qui l’a conduit à développer un espionnage de masse pour neutraliser les opposants à sa politique étrangère ; le développement du marketing, qui a révolutionné la publicité en ciblant avec précision des segments de population, grâce l’accumulation de données personnelles ; la financiarisation, enfin, qui a conduit les banques à requérir toujours davantage d’informations auprès de leurs clients afin d’évaluer le « risque » de leurs prêts. La marchandisation des données développée avec internet n’a fait que radicaliser ce mode de fonctionnement, centré autour de la captation d’informations personnelles. Ce « capitalisme de surveillance » (terme qu’ils emploient plusieurs années avant Shoshana Zuboff) plonge ses racines dans le coeur même du système économique et géopolitique dominant.

Traduction et édition par Maud Barret Bertelloni et Vincent Ortiz. L’article complet est accessible sur le site de la Monthly Review.

Les États-Unis émergèrent de la Seconde Guerre comme pouvoir hégémonique dans l’économie mondiale. La guerre avait relevé leur économie de la Grande dépression en fournissant la demande effective nécessaire grâce aux commandes inépuisables d’armes et de troupes. La production réelle augmenta de 65% entre 1940 et 1944 tandis que la production industrielle s’accrut de 90%1. À la fin de la guerre, en raison de la destruction des économies européennes et japonaise, les États-Unis concentraient plus de 60% de la production manufacturière mondiale2. La peur était palpable parmi les élites qui craignaient que la fin du conflit marque un retour à la situation d’avant-guerre, avec une demande domestique insuffisante pour absorber le gigantesque potentiel de surplus économique généré par le système de production.

Les planificateurs d’après-guerre se mobilisèrent rapidement pour stabiliser le système, au moyen d’une promotion massive de la consommation par le biais d’une révolution du marketing de l’Avenue Madison [haut-lieu de l’industrie publicitaire à New York, N.d.T.] – et de l’instauration d’un état de guerre permanent sous la direction du Pentagone. L’incitation à la consommation et le complexe militaro-industriel constituaient les deux mécanismes principaux d’absorption du surplus de l’économie états-unienne de l’après-guerre. Après la crise des années 1970, un troisième mécanisme d’absorption du surplus s’y ajouta : la financiarisation, qui venait soutenir le système d’accumulation alors que la relance assurée par l’effort commercial et militaire faiblissait. Chacun de ces moyens apporterait bientôt son impulsion à la révolution des communications, portée par le développement des ordinateurs, des technologies numériques et d’internet.

Tous ces moyens d’absorption du surplus économique exigeaient de nouveaux moyens de surveillance et de contrôle

Tous ces moyens d’absorption du surplus exigeaient de nouveaux moyens de surveillance et de contrôle. Il en résulta une diffusion généralisée de la surveillance, associée respectivement aux domaines du militaire, du marketing et de la finance.

L’État guerrier

Peu après la guerre, un nouveau type de capitalisme, le Pentagon capitalism, s’implanta à Washington. L’instauration de l’État guerrier (the warfare state), représente un élément crucial de l’économie de l’après-guerre, qui plonge ses racines dans le complexe militaro-industriel. Le 27 avril 1946, le général Dwight D. Eisenhower, chef d’état-major de l’armée, diffusait un mémorandum dans lequel il soulignait l’importance d’établir un rapport contractuel étroit et prolongé entre le secteur scientifique civil et militaire, le secteur technologique, l’industrie et les universités3. Cela exigeait une expansion gigantesque du système de sécurité nationale, faisant appel à des scientifiques civils, à l’industrie et à des sociétés militaires privées, rassemblés au sein de cette branche secrète du gouvernement en pleine expansion. Eisenhower insistait sur le fait que les scientifiques devaient bénéficier de la plus grande liberté possible dans leur conduite de la recherche, mais au sein d’un cadre défini par les « problèmes fondamentaux » du secteur militaire.

L’importance accordée à l’intégration organique de l’armée, des sciences, des technologies et de l’industrie civile dans un vaste réseau se montrait plus complémentaire qu’opposée à la vision de l’économie de guerre issue du keynésianisme militaire de l’administration Truman. L’approbation du National Security Act de 1947 avait déjà instauré le Conseil de Sécurité Nationale (le National Security Council) – ainsi que la CIA. Par la suite, le Council of Economic Advisors et le National Security Council constitueraient les fondements de l’État guerrier américain. En 1952, Truman institua la très mystérieuse National Security Agency (NSA) comme bras de l’armée : l’organisme était chargé des programmes de suivi électronique clandestins des activités étrangères (et domestiques) potentiellement subversives4.

En 1950 Paul H. Nitze, directeur de l’Équipe des planifications politiques du Département d’État, obtenait un rôle directif dans la rédaction du Rapport n°68 du Conseil de Sécurité Nationale (NSC-68) qui élaborait la grande stratégie géopolitique américaine. Le NSC-68 voyait notamment l’augmentation conséquente de la dépense publique comme élément préventif crucial à la stagnation économique : « Il y a lieu de prévoir que les États-Unis ainsi que d’autres pays, feront dans quelques années tout au plus l’expérience d’un déclin d’ampleur significative de leur activité économique, à moins qu’ils développent des programmes de gouvernement plus affirmatifs que ceux actuels. » Cela offrait une justification additionnelle, par-delà les préoccupations géopolitiques, pour un réarmement massif, inspiré par les principes guns and butter du keynésianisme militaire [modèle qui associe la dépense civile et militaire de manière complémentaire N.d.T.].

Le rapport insistait sur le fait que le gigantesque programme de réarmement proposé n’exigeait aucun choix difficile du point de vue économique, car il pourrait bien « ne pas donner lieu à une baisse du niveau de vie » mais au contraire produire l’effet inverse.

« La lutte contre le communisme facilite la recherche de profits, tout autant que la recherche de profits facilite la lutte contre le communisme. Pourrait-on imaginer plus parfaite convergence d’intérêts ? »

En avril 1950, deux mois avant l’entrée des États-Unis dans la guerre de Corée, Business Week déclarait que les appels en faveur d’une augmentation des dépenses publiques, en particulier dans le secteur militaire, provenaient d’un « ensemble de préoccupations concernant les relations tendues avec les Russes et la peur croissante d’un taux de chômage domestique en augmentation.5», résumant ainsi les caractéristiques principales de l’économie politique de la guerre froide. Comme le faisait remarquer ironiquement Harry Magdoff en 1969, à la fin de The Age of Imperialism : « La lutte contre le communisme facilite la recherche de profits, tout autant que la recherche de profit facilite la lutte contre le communisme. Pourrait-on imaginer plus parfaire convergence d’intérêts ?6»

À gauche, Paul Baran et Paul M. Sweezy analysaient dans leur classique Capital monopoliste, publié en 1966, le militarisme et l’impérialisme nés des besoins de l’empire américain, et leur rôle d’absorption du surplus économique grandissant généré par l’économie7. Toutes les autres options de dépenses de relance de la part du gouvernement rencontraient des obstacles politiques entretenus par de puissants intérêts privés. La dépense publique civile avait atteint son maximum (en pourcentage du PIB) dès la fin des années 1930. Par conséquent, la dépense militaire était vue comme plus variable que la dépense civile, plus rapidement mobilisable comme outil de « redémarrage » de l’économie8.

La dépense militaire, expliquaient Baran et Sweezy, devait toutefois faire face à ses propres contradictions. La limite principale étant bien évidemment le caractère destructeur de la guerre, une troisième guerre mondiale entre les pouvoirs mondiaux devait à tout prix être évitée. La guerre ouverte se voyait ainsi principalement dirigée vers la périphérie de l’économie mondiale, avec le maintien d’une « machine militaire globale aux manettes d’un empire global » qui comptait, dès la moitié des années 1960, plus de mille bases militaires à l’étranger en support aux forces américaines à travers le monde.

Ces efforts d’agir en policier d’un empire global exigeaient deux corollaires : en premier lieu, une campagne de propagande massive qui fasse apparaitre l’empire comme bienveillant, nécessaire, essentiellement démocratique, intrinsèquement « Américain » et donc incontestable dans le débat public officiel. En deuxième lieu, le bâton qui accompagne la carotte de la propagande : l’interventionnisme larvé dans la périphérie de l’empire, la surveillance au centre.

L’effort de vente

À l’issue d’une période de développement intense au cours des années 1950, le marketing se transforma en système de surveillance organisée des consommateurs, de propagande ciblée et de manipulation psychologique des populations. Alors que l’épargne individuelle avait sensiblement augmenté pendant la deuxième Guerre Mondiale, les « Ad Men » de l’Avenue Madison devinrent l’incarnation de la nouvelle « culture de consommation » des années 1950, consacrée à la promotion d’innombrables marques supposément distinctes. Il en résulta une incitation à consommer de façon intensive, et la reprise générale de l’économie : les travailleurs, encouragés à s’identifier à des consommateurs pendant leur temps de repos, aggravaient leur dépendance à leur emplois tout en alimentant la machine économique. L’effort de vente émergea ainsi comme le processus dominant de gouvernement de l’appareil culturel du capitalisme monopoliste9.

Dès la fin des années 1950, les dépenses de publicité annuelles aux États-Unis s’élevaient autour de 20-25% des dépenses militaires…

La hausse des dépenses de marketing des années 1950 – les dépenses de publicité sont passées, en valeur nominale, de 3 milliards de dollars en 1929, à 10 milliards en 1957, puis à 12 en 1962 – a sans doute servi à augmenter la demande effective totale dans l’économie, créant de nouveaux emplois et de nouveaux marchés, stimulant l’investissement dans de nouvelles gammes de produits. Mais elle a aussi encouragé l’accumulation de prodigieuses quantités de déchets, sous forme d’emballages superflus, d’obsolescence des produits, de production de biens inutiles, etc. Le système du marketing tout entier constituait une « guerre implacable contre l’épargne, en faveur de la consommation.10 » Dès la fin des années 1950, les dépenses de publicité annuelles aux États-Unis s’élevaient autour de 20-25% des dépenses militaires…

L’immense croissance du marketing pendant cette période est indissociable de la consolidation du modèle d’accumulation capitaliste monopolistique. La concurrence par les prix n’occupait plus une place centrale dans la structure concurrentielle de l’économie : les oligopoles, agissant de concert, s’assuraient par collusion indirecte de l’augmentation du niveau des prix. La rivalité oligopolistique prenait la forme de ce que l’on a pu appeler par la suite la « concurrence monopolistique », qui se joue autour de l’acquisition des parts de marché par les différentes marques, et se concentre ainsi sur l’effort de vente. Comme l’a fait remarquer l’économiste Tibor Scitovsky : « L’augmentation sans précédent des dépenses de publicité est le signe d’une augmentation sans précédent des marges de profit et du déclin de la concurrence par les prix.11»

Pendant les années 1950, l’entreprise qui dépensait le plus en publicité aux États-Unis était General Motors, à l’époque la plus grande entreprise mondiale, pionnière de la différenciation des produits à partir de changements de modèle purement cosmétiques (comme les chromages ou les empennages). Elle intégra aux voitures l’obsolescence technique et psychologique et, comme elle était leader de marché, ses concurrents s’alignèrent rapidement au modèle, se répartissant le butin.

L’invention du système moderne de gestion des marques est, elle, attribuée à Procter & Gamble et au célèbre mémorandum interne de Neil McElroy du 13 mai 1931. Contrarié par la perspective de promouvoir le Camay soap, produit secondaire dans un marché dominé par le Ivory soap de la même Procter & Gamble, McElroy proposa de faire gérer les différentes marques de l’entreprise par différentes équipes, et de les promouvoir comme des activités entièrement distinctes, dans un contexte de différenciation des produits, adressés à différents publics de consommateurs. Devenu président de Procter & Gamble, McElroy adoptera le système des feuilletons télé (soap operas), en développant des programmes télévisés conçus en fonction d’un objectif purement commercial, fondés sur la répétition de trames narratives et d’arguments publicitaires.

Le succès considérable de l’intégration initiée par Procter & Gamble dans les années 1950 de la publicité à la programmation télévisée privée symbolise le triomphe du système commercial des médias américains de l’après Seconde Guerre. « Dès la généralisation de la radio pendant les années 1920, écrivait Herbert Schiller dans Mass Communications and Empire, le développement d’infrastructures de communication sophistiquées, ainsi que de services ancillaires comme les sondages, qui informent les consommateurs autant qu’ils les persuadent, est devenue la caractéristique première du capitalisme avancé. Il reste à peine un espace culturel (…) en dehors du réseau commercial.12»

Le complexe militaro-industriel et ARPANET

Après neuf ans à Procter & Gamble, McElroy accepta de devenir le nouveau secrétaire à la Défense du président Eisenhower. Il proposa de lancer une agence centrale pour les projets de recherche scientifique avancée, en mettant à profit le talent du vaste réseau universitaire et industriel du pays. Elle se concentrerait d’abord sur la recherche et sur le développement de missiles balistiques, de satellites et sur la recherche spatiale, mais serait dotée d’un pouvoir adjudicateur et d’un agenda de recherche sans contraintes ni limites. Le 7 janvier 1958, Eisenhower demanda au Congrès les fonds de démarrage pour la nouvelle Advanced Research Projects Agency (ARPA). McElroy choisit alors Roy Johnson, vice-président de General Electric, comme premier directeur.

NDLR : Pour une analyse des liens entre le complexe militaro-industriel et le développement des géants de la tech américaine, lire sur LVSL l’article de Bérenger Massard : « La cyberguerre : rivalités et enjeux de la gouvernance d’internet »

L’ARPA se donna pour objectif la militarisation de l’espace, grâce aux satellites de surveillance globale, aux satellites de communications et aux systèmes d’armements stratégiques en orbite, ainsi qu’à la mission sur la lune. Avant de quitter le Département de la Défense et de retourner chez Procter & Gamble, cette fois-ci comme directeur général, McElroy amenda la charte afin de l’orienter davantage vers la recherche opérationnelle du Département de la Défense, supplantant toutes les forces armées. Dès lors, l’ARPA (renommée Defense Advanced Research Projects Agency, DARPA, en 1972) se consacra au développement de systèmes missile antibalistiques et à TRANSIT, le prédécesseur du système de géopositionnement par satellite (GPS).

Son travail le plus remarquable dans ses premières années eut cependant à voir avec le développement de la technologie de transmission de données par paquets [technologie de transfert de données informatiques, actuellement en vigueur N.d.T.], qui a conduit au premier Internet et au réseau satellite par paquets. Dans les années 1980, la DARPA se concentra sur la promotion de l’initiative Star Wars, sous le mandat de Ronald Reagan, dans le contexte de la « seconde Guerre froide ». Dans les années 1990 et 2000, elle eut pour fonction de développer les technologies de surveillance numérique ainsi que des drones, en étroite collaboration avec la NSA.13

C’est avec la nomination en 1961 du troisième directeur de l’ARPA, Jack P. Ruina, que l’organisation devint une pièce maîtresse dans la recherche en technologie informatique. Ruina intégra J.C.R Licklider du MIT, scientifique behavioriste et programmateur informatique, à la direction de la division de l’ARPA consacrée aux sciences du comportement et au command and control. Celui-ci mit en place des relations contractuelles avec les meilleurs informaticiens des universités de tout le pays et favorisa une culture de la mise en réseau fondée sur l’interconnexion des ordinateurs. Dans les années 1960, l’ARPA devint le point névralgique du travail sur les réseaux informatiques, culminant au début de la décennie suivante avec la création d’ARPANET, le précurseur de l’internet contemporain.

Et pourtant, l’ultime adresse à la nation d’Eisenhower, le 17 janvier 1961, révélait les doutes, le manque de certitude, l’ambivalence et même la peur éprouvés à l’idée de ce qui avait été créé. Le président pointait du doigt le fait que les États-Unis avaient développé une « industrie d’armement permanente aux vastes proportions » : « …nous dépensons davantage chaque année pour notre sécurité militaire que le revenu net de toutes les entreprises américaines. » Il poursuivait en exhortant les gouvernements à « se mettre en garde contre l’acquisition d’une influence du complexe militaro-industriel indue » et la société à ne pas devenir « captive d’une élite scientifique et technologique » dans un contexte où « le pouvoir de l’argent est omniprésent. »

Les avertissements d’Eisenhower restaient délibérément vagues. Il ne donnait aucune définition du « complexe militaro-industriel », terme qui n’apparaît qu’une seule fois dans son discours. Ses remarques faisaient cependant référence à une réalité : celle d’un complexe militaro-technologico-entrepreneurial dans l’institution duquel il avait lui-même joué un rôle capital en 1946, et qui avait massivement crû tout au long de sa présidence à la Maison Blanche. En 1962, 56,2% des ventes de l’industrie de l’électronique des États-Unis étaient destinées au domaine militaire, et à l’industrie spatiale civile qui lui était étroitement liée.14

La financiarisation, le data mining et la cyberguerre

Après la fin de la guerre du Vietnam, l’économie états-unienne entra dans une crise, suivie d’une longue période de profonde stagnation caractérisée par le déclin des taux de croissance réelle et par une augmentation du chômage et du sous-emploi15. Si les dépenses militaires et l’effort de vente avaient permis d’absorber une large partie du surplus économique des années 50 et 60, leur capacité à stimuler la relance s’estompa au cours des années 1980, malgré la croissance rapide du crédit à la consommation (avec les cartes de crédit) qui dynamisait l’effort de ventes, et malgré la deuxième guerre froide déclenchée par Reagan, qui gonflait les dépenses militaires. De fait, Reagan proposait une forme de keynésianisme militaire, réduisant les impôts aux entreprises et aux riches, tout en accroissant largement les dépenses militaires. Parmi ces dernières figure le très coûteux programme de défense anti-missile dit « guerre des étoiles » (Star Wars),dirigé par la DARPA.

C’est cependant la financiarisation néolibérale qui caractérise l’ère Reagan, plus encore que le développement de l’État guerrier. Alors que le surplus économique ne trouvait plus assez de débouchés rentables dans ce que les économistes nommaient « l’économie réelle », une masse monétaire croissante était écoulée dans le secteur financier. Les décennies d’expansion guerrière, notamment la période de la guerre du Vietnam, avaient par ailleurs généré un surplus de dollars à l’étranger, que l’on appellerait par la suite le « marché des eurodollars », générant une importante demande de débouchés au sein de l’économie américaine pour ce capital monétaire en surplus. Les institutions financières répondirent à cette demande accrue de produits spéculatifs en créant une gamme infinie de nouveaux instruments, sous la forme de différents types de contrats à terme, d’options et de produits dérivés.

L’économie des États-Unis et du monde assistèrent alors à une montée en flèche de l’activité spéculative, rendue visible par la croissance du levier de la dette – avec une hausse de l’endettement financier des entreprises qui, de 10% du PIB états-unien en 1970, représenta plus de 40% en 1990, et continua de croître par la suite16. Cela n’aida pas simplement à absorber le surplus grâce à la croissance des dépenses en investissements fixes (avant tout en structures organisationnelles et en ordinateurs) et en emplois dans l’économie réelle (une armée grandissante d’analystes financiers) : la hausse spéculative de la valeur des actifs financiers augmenta la richesse des classes capitalistes indépendamment de la production et permit la dépense d’une fraction de cette nouvelle richesse financière dans les biens de luxe, absorbant en retour le surplus et stimulant l’économie.

Alan Greenspan, nommé par Reagan à la présidence du Federal Reserve Board, orchestra deux décennies d’expansion financière rapide, facilitée par les interventions fréquentes du Federal Reserve Board pour fournir plus de liquidité comme prêteur en dernier ressort, en favorisant un environnement de marché de plus en plus dérégulé. Tout cela renforça le pouvoir de Wall Street à Washington – et ce de manière encore plus marquée qu’avec les grands manufacturiers de l’après Première Guerre17. Tout cela accéléra également les politiques de promotion de la financiarisation.

Chaque aspect du revenu, des dépenses et du crédit des foyers fut intégré à des bases de données massives et évalué en termes de marchés et de risque.

La financiarisation se vit ultérieurement intensifiée par le développement des réseaux informatiques à haute vitesse, devenus les nouvelles infrastructures critiques des marchés spéculatifs – ainsi que par une quantité substantielle de manigances financières18. Mais l’apport de la financiarisation au capitalisme de surveillance va bien au-delà. Comme la publicité et comme la sécurité nationale, le capitalisme de surveillance a un besoin insatiable de données. L’expansion de ses profits dépend en large partie de la titrisation des prêts immobiliers ; de la généralisation de l’usage de la carte de crédit, de la croissance des fonds d’assurance santé et des fonds de retraite, des prêts étudiants, ainsi que d’autres éléments de crédit personnel.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Masutti, auteur de l’ouvrage Aux sources du capitalisme de surveillance, réalisé par Maud Barret Bertelloni : « La surveillance est un mode du capitalisme »

Chaque aspect du revenu, des dépenses et du crédit des foyers fut intégré à des bases de données massives et évalué en termes de marchés et de risque. Entre 1982 et 1990, le poids moyen de la dette individuelle augmenta de 30% aux États-Unis, et avec lui l’emprise commerciale sur les vies quotidiennes. Comme l’écrivait Christian Parenti dans son livre de 1991, The Soft Cage, « les données produites par les cartes de crédit, les cartes bancaires, les cartes de réduction, les comptes Internet, les achats en ligne, les reçus de déplacement, les relevés d’assurance médicale cartographient notre vie en créant des dossiers numériques dans des bases de données privées.19»

En 2000, comme le signalait Michael Dawson dans The Consumer Trap, presque toutes les sociétés majeures aux États-Unis construisaient d’immenses bases de données, en lien avec des entreprises de data mining20. Aujourd’hui [en 2014, N.d.T.] le premier courtier de données (data broker) est Axciom, le géant du marketing. Il possède 23,000 serveurs informatiques qui traitent plus de 50 trillions de transactions de données chaque année. Il détient en moyenne 1,500 points de données sur plus de 200 millions d’Américains, regroupés en « dossiers numériques » individuels, qui associent un code de 13 chiffres à chaque personne, permettant de la suivre à la trace, online comme offline, grâce au croisement de données. Un grand nombre de données est désormais récolté sur les réseaux sociaux comme Facebook. Axciom les organise en différents « aperçus comportementaux brevetés premium » (premium proprietary behavioral insights).

Chaque personne est aussi placée dans des catégories relatives à son style de vie, inférées de sa classe, de ses habitudes de dépense et de son emplacement géographique. Acxiom vend ces données (en fournissant un accès différencié aux bases de données) à ses clients, parmi lesquels se trouvent douze des quinze principales sociétés émettrices de cartes de crédit, sept des dix principales banques commerciales, cinq des dix principales compagnies d’assurance, six des dix principales sociétés de courtage, huit des dix principales compagnies dans le secteur des médias et des télécommunications, sept des dix principaux distributeurs, onze des quatorze principaux fabricants automobiles, trois des dix principales entreprises pharmaceutiques. Ses clients incluent plus de la moitié des cent plus grosses entreprises des États-Unis.

Depuis septembre 2001, Acxiom collabore étroitement avec le FBI, le Pentagone et le Département de Sécurité intérieure au sujet du partage des données. En 2001, l’entreprise a nommé dans son conseil d’administration le général Wesley Clark, ancien commandant en chef des forces alliées de l’OTAN en Europe pendant la guerre du Kosovo, puis candidat à la présidentielle américaine. Elle a payé Clark plus de 800,000$ comme lobbyiste, principalement en lien avec le Département de la Défense et le Département de Sécurité intérieure. Grâce à l’intermédiation de Clark, Axciom a commencé à travailler avec le Total Information Awareness Program (TIA), un programme coordonné par la NSA, censé agréger et analyser tous les échanges numériques de la population états-unienne, dirigé par l’amiral John Poindexter21. Il a aidé à mettre en place les systèmes de surveillance totale de la population américaine et mondiale22.

La financiarisation a facilité l’intrusion de la finance dans tous les aspects de la vie et conduit à une extension de la surveillance comme mode de gestion du risque financier.

La financiarisation – entendue comme la croissance sur le long terme de la spéculation financière par rapport au PIB – a facilité l’intrusion de la finance dans tous les aspects de la vie et conduit à une extension de la surveillance et du contrôle de l’information comme mode de gestion du risque financier. Au fur et à mesure de sa financiarisation, l’économie devient de plus en plus vulnérable aux krachs financiers. Cela augmente la perception du risque des investisseurs et donc le besoin de systèmes de gestion du risque, de chiffrement des données, et de sécurité au sens large.

Aujourd’hui, les craintes de cyberattaques aux dépens des institutions financières, du système financier tout entier et du système militaire figurent comme préoccupations premières pour la sécurité nationale.

Internet et le capital monopoliste

ARPANET a cessé ses activités en 1989. Le World Wide Web s’est développé au début des années 1990, avec une augmentation exorbitante du nombre d’utilisateurs et avec la commercialisation rapide d’internet. Trois changements cruciaux s’en sont suivis : (1) en 1995 le NSFNET23 a été privatisé et sa structure administrative démantelée, une fois la dorsale du système passé sous le contrôle des fournisseurs d’accès à internet privés ; (2) le Telecommunications Act de 1996 a permis une dérégulation massive des télécommunications et des médias, permettant la concentration et la centralisation du capital dans ces secteurs ; (3) le Financial Services Modernization Act de 1999 a dérégulé le secteur financier, cherchant de cette manière à alimenter la bulle financière en train de se développer24. Ces trois éléments ont convergé dans l’une des plus grandes vagues de fusions, la bulle dot-com. La concentration de capital dans les secteurs de la technologie et de la finance a subi une accélération majeure, portant à des niveaux inégalés le pouvoir monopolistique.

La bulle dot-com a explosé en 2000. À la fin de la décennie, Internet avait acquis un rôle central dans l’accumulation du capital et les entreprises qui le gouvernaient étaient presque toutes devenues des « monopoles », selon le sens que les économistes donnent au terme. Cela ne signifie pas que ces entreprises vendaient 100% de la production du secteur, mais qu’elles en vendaient une quantité suffisante pour en contrôler les prix, ainsi que la compétition à laquelle elles étaient confrontées.

Le moyen principal de création de richesse sur internet et via des plateformes privées, comme les applications, provient de la surveillance de la population – qui permet à une poignée d’entreprises de récolter la part du lion des revenus issus de l’effort de vente. La numérisation de la surveillance a radicalement changé la nature de la publicité. L’ancien système, dans lequel des annonceurs achetaient de l’espace ou du temps dans un média dans l’espoir que l’utilisateur remarque la publicité alors qu’il lisait des nouvelles ou profitait du divertissement offert, est désormais révolu. Les annonceurs n’ont plus besoin de subventionner le journalisme ou la production d’autres contenus médiatiques pour atteindre le public qu’ils ciblent. Ils peuvent au contraire l’identifier avec précision, à la personne près, et le suivre dès qu’il est en ligne (et le plus souvent dans l’espace physique). Le présupposé du système est qu’il n’y ait pas de privacy qui tienne. La conséquence est que le système commercial de production de contenus médiatiques, et en particulier le journalisme, s’est effondré – sans rien en réserve pour le remplacer.

Les révélations Snowden ont mis en lumière le fonctionnement étroitement imbriqué entre l’armée et les géants du Net, le « complexe militaro-numérique ».

Ces entreprises monopolistes coopèrent sans hésitation avec le bras répressif de l’État, qu’il s’agisse de l’armée, du renseignement ou des autorités de police. Les révélations d’Edward Snowden sur le programme PRISM de la NSA, entre autres, ont mis en lumière le mode de fonctionnement étroitement imbriqué entre l’armée et les géants du Net, le « complexe militaro-numérique25». À cet effet, Beatrice Edwards, directrice executive du Government Accountability Project, parle de l’émergence d’un « complexe de surveillance public-privé26».

Par-delà le large réseau d’entreprises militaires privées, ce complexe inclut la « collaboration secrète » avec les principales entreprises du Net et des télécommunications27. En partie volontaires, en partie contraints par la loi, les exemples de partage de données incluent notamment :

* Un rapport de 2009 de l’inspecteur général de la NSA divulgué par Snowden affirmant que la NSA a établi des relations de collaboration avec plus de « 100 entreprises » 28.

* Microsoft a offert l’accès à la NSA via une back-door (avant le cryptage) à sa messagerie Outlook.com, aux appels et aux chats Skype (630 millions d’utilisateurs à travers le monde), ainsi qu’à SkyDrive, le système de stockage cloud de Microsoft (250 millions d’utilisateurs). Les révélations Snowden montrent que Microsoft a collaboré de manière active avec la NSA.

* AT&T a volontairement vendu à la CIA les métadonnées de ses appels téléphoniques, pour plus de 10 millions de dollars par an, en lien avec les enquêtes antiterrorisme de cette dernière29.

* Verizon (comme probablement AT&T et Sprint) a fourni à la NSA les métadonnées des appels de son système, à l’intérieur des États-Unis en entre les États-Unis et d’autres pays. Ces métadonnées ont été fournies à la NSA sous l’administration Bush comme sous celle Obama30.

* Microsoft, Google, Yahoo et Facebook ont transmis les données de dizaines de milliers de leurs comptes tous les six mois à la NSA et à d’autres agences du renseignement, avec une augmentation rapide du nombre de comptes transmis31.

Total Information Awareness, PRISM et Snowden

Entre les services de renseignement et l’industrie militaire privée s’est mis en place un système de porte pivotante. McConnell, le directeur du renseignement national de l’administration Bush, est retourné chez Booz Allen comme vice-président, alors que James Clapper, le directeur du renseignement national de l’administration Obama, en est un ancien cadre. Booz Allen est détenue en majorité par le groupe Carlyle, spécialisé dans l’investissement en private equity et l’acquisition de société militaires privées. Le groupe Carlyle a été impliqué dans certains des plus gros LBO [rachat d’entreprise par effet de levier, pratique consistant à racheter une entreprise après avoir contracté une dette à cet effet, N.d.T.] et entretient depuis longtemps des rapports privilégiés avec la famille Bush32.

Les révélations Snowden ont dévoilé que tandis que le Congrès, furieux, retirait son financement au programme TIA mené par John Poindexter au sein de la DARPA, la NSA avait déjà lancé son programme secret en matière, dans le cadre du President’s Surveillance Program (initié peu après le 11 septembre) – un programme d’écoutes électroniques sans mandat. La mise en place de PRISM, destiné – comme le TIA de Poindexter – à la surveillance totale d’internet, a quant à lui pris plus de temps, en raison des nouvelles technologies nécessaires et de la collaboration requise avec les principales plateformes du Net. Le développement technologique et la majeure partie du travail de surveillance effectif devait être concentré dans les mains de Booz Allen et d’autres entreprises militaires privées. Bien que la NSA emploie plus de 30,000 salariés, elle s’appuie généralement sur les 60,000 employés des entreprises militaires privées qu’elle engage33.

Les documents Snowden ont révélé que la NSA a de moins en moins besoin de la coopération active des entreprises des télécommunications et d’internet, car elle peut puiser dans leurs systèmes directement. La NSA et le GCHQ [Britain’s Government Communications Headquarters – l’agence de renseignement britannique, N.d.T.] n’ont pas besoin de faire infraction dans les comptes des utilisateurs stockés par les serveurs Yahoo et Google. Ils interceptent l’information au passage, alors qu’elle circule via les câbles de fibre optique entre data centers34. La NSA travaille aussi avec sa contrepartie britannique, le GCHQ, pour intercepter les clouds privés de Yahoo et de Google, qui emploient des réseaux de fibre optique privés, en dehors de l’internet public, afin de protéger leurs données35.

La NSA a accès a plus de 80% des appels téléphoniques internationaux, qu’elle rémunère aux monopoles des télécommunications états-uniens à la hauteur de centaines de millions de dollars chaque année. Elle a fait effraction dans des réseaux de données étrangers36. De cette manière, elle a pu espionner jusqu’aux chefs d’État de ses alliés.

Le résultat le plus plausible est l’union de ces géants industriels et de l’appareil sécuritaire du gouvernement, aux dépens de la population.

Les révélations Snowden ont bouleversé la population américaine, déjà péniblement affectée par de nombreuses intrusions dans leur vie privée et par la surveillance omniprésente. Les hackers dissidents associés à Anonymous et à Wikileaks, les courageux lanceurs d’alerte, comme Snowden et Chelsea Manning – la soldate de 25 ans qui a diffusé des centaines de milliers de documents classifiés – ont mené le combat contre le secret de cet État sécuritaire37 [ en anglais : the secret government-corporate security state, N.d.T.]. De nombreuses organisations luttent pour la liberté d’expression et pour le droit à la vie privée dans ce nouveau capitalisme de surveillance38. La population dans son ensemble doit encore comprendre les dangers qu’un système politique comme la « dollarocratie » représente pour la démocratie, d’autant plus qu’elle s’appuie désormais sur un complexe militaro-financier-numérique aux proportions inimaginables, capable de faire du data mining de tous les aspects d’une vie – outils qu’elle emploie d’ailleurs déjà afin de réprimer des groupes dissidents39. Le résultat le plus plausible de tout cela est l’union de ces géants industriels et de l’appareil sécuritaire du gouvernement, aux dépens de la population.

Pendant ce temps, la probabilité d’une cyberguerre s’accroît, menaçant le système capitalisme tout entier ainsi que l’empire américain. L’ironie du sort veut que la structure même de l’impérialisme augmente les risques de sécurité. (Et, bien évidemment, le risque de cyberguerre sera employé afin de justifier les limitations des droits individuels et pour purger le web de toute valeur non marchande). L’une des préoccupations critiques du Département de la Défense américain concerne le piratage des circuits des puces et des dispositifs électroniques qui pourraient abattre les systèmes financiers comme les systèmes de défense.

Ces vulnérabilités sont malheureusement inévitables au sein du système hyper-impérialiste actuel, tel qu’il émane des contradictions du capital financier monopoliste40. L’exploitation économique de la population mondiale ainsi que des Américains a exposé les vulnérabilités du système impérialiste états-unien, provoquant en retour des tentatives de contrôle accrues. Ce sont les signes d’un empire mourant. Afin de prévenir un désastre humain et planétaire, il est nécessaire que la vox populi se fasse entendre à nouveau et que l’empire soit démantelé. La révolution numérique doit être démilitarisée et soumise aux valeurs démocratiques. Il n’y a pas d’autre issue.

Version originale :

John Bellamy Foster and Robert W. McChesney, “Surveillance Capitalism: Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age,” Monthly Review 66, no. 3 (July-August 2014): 1-31.

Notes :

1 DuBoff, Richard B. Accumulation and Power. Armonk, NY : M.E. Sharpe, 1989, p. 91.

2 Branson, Iliam H. « Trends in the United States International Trade and Investment Since World War II » in Martin Feldstein (ed.). The American Economy in Transition. Chicago : University of Chicago Press, 1980, p. 183.

3 Eisenhower, Dwight D. « Memorandum for Directors and Chiefs of War Department General and Special Staff Divisions and Bureaus and the Commanding Generals of the Major Commands ; Subject: Scientific and Technological Resources as Military Assets », avril 1946. Publié comme Annexe A in Melman, Seymour. Pentagon Capitalism. New York : McGraw Hill, 1971, pp. 231-234.

Comme le soulignent McChesney et Foster, Seymour Melman identifie ce memo comme le document fondateur de ce que le même Eisenhower désignera du nom de « complexe militaro-industriel » dans son adresse d’adieux à la Nation du 17 janvier 1961. N.d.T.

4 Gearan, Anne. « “No Such Agency” Spies on the Communications of the World », Washington Post. 6 juillet 2013.

5 Business Week, 15 avril 1950, 15, cité par Vatter, Harold G. The U.S. Economy in the 1950s. New York : W.W. Norton, 1963, p. 72.

6 Magdoff, Harry. The Age of Imperialism. New York : Monthly Review Press, 1969, pp. 200-201. Traduction LVSL. Une traduction française de l’ouvrage est disponible, par Geneviève Pelat. L’âge de l’impérialisme : l’économie de la politique étrangère des États-Unis. Paris : F. Maspéro, 1970.

7 Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. New York : Monthly Review Press, 1966. Traduction française par Christos Passadéos. Le capitalisme monopoliste: un essai sur la société industrielle américaine.Paris : F. Maspéro, 1968. N.d.T.

8 Bureau of Economic Analysis, « National Income and Product Accounts », Tableau 1.1.5 (Gross Domestic Product), et Tableau 3.9.5 (Government Consumption Expenditures and Gross Investment), http://bea.gov ; Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. Op. cit. pp. 207-13. ; Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. « A New Deal under Obama ? », Monthly Review. vol.60 no 9. février 2009, pp. 1-11.; Holleman, Hannah, Robert W. McChesney, John Bellamy Foster, et al. « The Penal State in an Age of Crisis », Monthly Review. vol.61 no 2. juin 2009, pp. 1-17.

9 Au sujet du concept « d’appareil culturel », voir Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. « The Cultural Apparatus of Monopoly Capital », Monthly Review. juillet-août 2013, vol.65 no 3. p. 1‑33.

10 Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. Op. cit., pp. 118–28.

11 Ibid., pp. 115–17.

12 Schiller, Herbert I. Mass Communications and American Empire. Boulder : Westview Press, 1992, pp. 8-9.

13 Hafner, Katie et Matthew Lyon. Where Wizards Stay Up Late. New York : Simon and Schuster, 1996.  ; L. Parker Temple III. Shades of Gray: National Security and the Evolution of Space Reconnaissance. Reston, VA : American Institute of Aeronautics and Astronautics, 2005, pp. 132-33, 142, 146, 192-200, 208-18, 233, 242.

14 Voir Nathanson, Charles E. « The Militarization of the American Economy » in David Horowitz (ed.). Corporations and the Cold War. New York : Monthly Review Press, 1969, p. 209.

15 Voir Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. The Endless Crisis. New York : Monthly Review Press, 2012.

16 Magdoff, Fred et John Bellamy Foster. « Stagnation and Financialization : The Nature of the Contradiction », Monthly Review. vol.66 no 1.

17 Voir Lewis, Michael. Flash Boys. New York : N.N. Norton, 2014.

18 Ibid.

19 Parenti, Christian. The Soft Cage : Surveillance in America. New York : Basic Books, 2003, pp. 91-92, 96.

20 Voir Dawson, Michael. The Consumer Trap. Urbana : University of Illinois Press, 2005.

21 L’amiral John Poindexter, ancien conseiller à la sécurité nationale de Reagan, fut impliqué dans l’affaire Iran Contra ainsi que dans le scandale NSDD-145 (une tentative de garantir l’accès de la NSA à tous les ordinateurs privés). Le Congrès a retiré son financement au TIA en 2003. N.d.T.

22 Kroft, Steve. « The Data Brokers: Selling Your Personal Information », CBS 60 Minutes. 9 mars 2014. ; Behar, Richard. « Never Heard Of Acxiom? », Fortune. 23 février 2004.

23 Le réseau institué en 1985 par la National Science Foundation, successeur d’ARPANET, qui reliait les réseaux de recherche et du gouvernement américains, puis inclut les premiers fournisseurs d’accès à internet privés. N.d.T.

24 Foster, John Bellamy et Hannah Holleman. « The Financial Power Elite », Monthly Review. 1-19, vol.62 no 1. p. mai 2010.

25 McChesney, Robert W. Digital Disconnect. New York : New Press, 2013, p. 158.

26 Edwards, Beatrice. The Rise of the American Corporate Security State. San Francisco : Berrett-Koehler, 2014. ; Karlin, Mark. « Six Reasons to Be Afraid of the Private Sector/Government Security State. Interview with Beatrice Edwards », Truthout. 16 mai 2014.

27 Greenwald, Glenn. No Place to Hide: Edward Snowden, the NSA, and the U.S. Surveillance State. New York : Henry Holt, 2014, p. 104.

28 Harding, Luke. The Snowden Files. New York : Vintage, 2004, p. 202.

29 Savage, Charlie. « C.I.A. Is Said to Pay AT&T for Call Data », New York Times. 7 novembre 2013.

30 Greenwald, Glenn. « NSA collecting phone records of millions of Verizon customers daily », The Guardian. 6 juin 2013. ; Savage, Charlie. « C.I.A. Is Said to Pay AT&T for Call Data ». Op. cit. Voir aussi la “NSA Spying FAQ” de la Electronic Frontier Foundation, N.d.T.

31 Ackerman, Spencer. « Microsoft, Facebook, Google and Yahoo release US surveillance requests », The Guardian. 3 février 2014.

32 Bennett, Drake et Michael Riley. « Booz Allen, the World’s Most Profitable Spy Organization », Bloomberg Business. 20 juin 2013.

33 Greenwald, Glenn. No Place to Hide: Edward Snowden, the NSA, and the U.S. Surveillance State. New York : Henry Holt, 2014, p. 101. ; Greenwald, Glenn et Ewen MacAskill. « Boundless Informant: the NSA’s secret tool to track global surveillance data », The Guardian. 11 juin 2013.

34 Harding, Luke. The Snowden Files. Op. cit. pp. 208–14.

35 Gellman, Barton, Ashkan Soltani, et Andrea Peterson. « How we know the NSA had access to internal Google and Yahoo cloud data », Washington Post. 4 novembre 2013. Voir aussi la “NSA Spying FAQ” de la Electronic Frontier Foundation, N.d.T.

36 Harding, Luke. The Snowden Files. Op. cit. p. 203.

37 « Similarities Seen in Leaks by Snowden, Manning », Baltimore Sun. 10 juin 2013. [accessible aux États-Unis].

38 Au sujet de ces groupes, voir Boghosian, Heidi. Spying on Democracy. San Francisco : City Light Books, 2013, pp. 265-89.

39 Nichols, John et Robert W. McChesney. Dollarocracy. New York : Nation Books, 2013.

40 L’expression est de McChesney et Foster. Voir à ce sujet Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. « The Age of Monopoly-Finance Capital », Monthly Review. février 2010, vol.61 no 9.