Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

 

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

 

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

 

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa Alternative Economic Strategy pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

Réforme de la SNCF : la France à la remorque du Royaume-Uni

Alors que vient d’être révélé un document de travail faisant craindre la privatisation de la SNCF à moyen-terme, le Royaume-Uni annonçait mercredi 16 mai la renationalisation d’une partie de ses lignes de chemins de fer. Cette annonce porte un coup d’arrêt au processus de privatisation lancé en 1993 par les conservateurs et achevé avec entrain par le gouvernement travailliste de Tony Blair en 1997. Elle n’est pas sans faire écho à l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste ainsi qu’aux succès et à la popularité nouvelle du Labour : la Grande-Bretagne, durement frappée par la crise de 2008, semble progressivement tourner le dos à l’héritage de Margaret Thatcher et de la “Troisième voie” si chère à Tony Blair. Emmanuel Macron, quant à lui, embrasse pourtant pleinement le projet blairiste. Avec vingt ans de retard.


En plein cœur de la nuit, cinq hommes vêtus de vestes de travail orange s’activent sur les rails. Au mépris des règles les plus élémentaires de sécurité, les cheminots s’emploient à réparer une portion de voie ferrée endommagée. Une locomotive lancée à pleine vitesse vient soudain rompre la monotonie du travail, percutant l’un des ouvriers au passage. Effarés, inquiets à l’idée qu’on puisse leur reprocher l’accident, ses collègues le déplacent un peu plus loin en contrebas. Ils affirment par la suite à leurs supérieurs que l’homme a été heurté par une voiture. Jim mourra de ses blessures quelques heures plus tard.

Cette scène dramatique clôture The Navigators de Ken Loach, critique au vitriol de la privatisation de British Rail en 1993. Sorti en 2001, le film suit d’une année l’accident ferroviaire de Hatfield qui fit 4 morts et 70 blessés et mit cruellement en lumière les déficiences matérielles du rail britannique, imputables à la privatisation. L’enquête qui suivit établit clairement la cause de l’accident : des microfissures dans les rails, que l’on retrouva sur nombre de portions du réseau ferré britannique, résultat du sous-investissement des gestionnaires privés dans la sécurité et l’entretien des lignes. Hatfield n’est par ailleurs que l’un des nombreux accidents qui émaillent la fin des années 1990 et les années 2000 au Royaume-Uni : Southall (1997), Ladbroke Grove (1999), Potters Bar (2002), Ufton Nervet (2004)…

Stèle et jardin créé en hommage aux victimes de la catastrophe ferroviaire de Hatfield, © Wikimedia Commons.

L’augmentation de l’insécurité ferroviaire est loin d’être la seule conséquence néfaste de la privatisation, aujourd’hui quasi-unanimement considérée comme un véritable fiasco. Les tarifs des grandes lignes interurbaines ont augmenté de manière vertigineuse (les plus élevés d’Europe en 2018[1]) et un sous-investissement dramatique a contraint l’État à subventionner le rail de manière massive pour pallier les déficiences du secteur privé[2].

La privatisation du rail : illustration frappante de la droitisation du travaillisme britannique

              Lancée en 1993, la privatisation est mise en œuvre par le gouvernement conservateur de John Major. L’ensemble des activités de British Rail est alors démantelé et vendu à plusieurs sociétés privées. Une telle mesure n’est guère étonnante de la part d’un gouvernement héritier de Margaret Thatcher. Plus intéressante est la position des travaillistes à l’égard de la réforme. Hostile au projet, le parti fait campagne en 1997 sur la renationalisation partielle des chemins de fer. Une fois au pouvoir, le gouvernement de Tony Blair fait volte-face, conserve le système issu de la privatisation et procède même aux dernières ventes, parachevant ainsi le processus engagé par les conservateurs.

Un tel retournement n’est, en réalité, guère étonnant pour qui l’observe à la lumière de l’évolution du Labour Party depuis les années 1970.  Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le courant « révisionniste » domine les instances dirigeantes du parti. Influencés par Keynes, les révisionnistes promeuvent la nationalisation partielle de l’industrie et des politiques macroéconomiques expansives qui doivent conduire à une redistribution des richesses. Les gouvernement successifs du travailliste Clement Attlee (1945-1951) jettent ainsi les bases de l’État social britannique, tout en essayant d’enterrer la clause IV de la constitution du parti qui, depuis 1918, promeut l’appropriation collective des moyens de production. En vain.

Le double choc pétrolier des années 1970 et la crise qui s’ensuit entraîne l’effondrement de la ligne « révisionniste » au sein du parti travailliste. Au pouvoir de 1974 à 1979 (sous les gouvernements successifs de Harold Wilson et James Callaghan), le Labour abandonne progressivement les politiques macroéconomiques keynésiennes au profit du monétarisme alors en vogue : la planification est abandonnée, une politique de modération salariale et des mesures d’austérité sont mises en place. La crise de la livre sterling contraint le gouvernement travailliste à faire appel au FMI en 1976, entraînant la réduction des dépenses publiques, un contrôle strict de la masse monétaire et des tentatives de relance par la réduction d’impôt.

“Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont »”

Les années 1979-1983 sont le théâtre d’une « guerre civile interne » au sein du parti qui oppose l’aile gauche menée par Tony Benn à l’aile droite emmenée par Denis Healey. La première en sort d’abord victorieuse : Michael Foot, figure de la gauche travailliste, est élu leader du parti. La « Nouvelle gauche » benniste est majoritaire, non seulement au sein des instances dirigeantes mais surtout dans la base militante. C’est elle qui modèle le programme électoral de 1983. La défaite cinglante des travaillistes entraîne alors de véritables purges au sein du parti et permet à l’aile droite de reprendre le pouvoir : causé en réalité par les luttes internes, le revers électoral est imputé par les modérés à la radicalité du programme de 1983. Neil Kinnock est élu à la tête du Labour et s’emploie, de 1983 à 1994, à le « recentrer ».  Des réformes organisationnelles destinées à neutraliser l’aile gauche sont mises en place et on assiste à une modération programmatique : c’est la Policy Review.

C’est sous les gouvernements successifs de Tony Blair et de Gordon Brown (1997-2010) que le processus s’achève et que le Labour embrasse pleinement le néolibéralisme ou, dans les mots de Blair, la « Troisième voie ». Le théoricien le plus talentueux et le plus important du parti à cette période est sans conteste le sociologue Anthony Giddens. Il est l’auteur de deux ouvrages qui constituent la colonne vertébrale idéologique de la Troisième voie blairiste : Beyond Left and Right (1992) et The Third Way : The Renewal of Social Democracy (1998).

Giddens y développe l’idée selon laquelle la structure sociale et économique a évolué de telle façon que le temps de l’économie administrée est définitivement révolu. Fondés sur une vision déterministe du social et de l’économie, le discours de Giddens et la stratégie électorale de Tony Blair considèrent que le parti doit convaincre les électeurs « tels qu’ils sont », en tenant compte de changements socioéconomiques considérés comme inéluctables (mondialisation, montée en puissance de l’individualisme…).

Anthony Giddens et Tony Blair. © LSE Library.

 

La Troisième voie est ainsi conçue comme une alternative au libéralisme agressif des conservateurs et à la social-démocratie sclérosée  du vieux Labour. C’est dans ce cadre théorique que les néotravaillistes mettent en place leurs mesures : achèvement de la libéralisation du rail, encadrement renforcé des chômeurs, adoption d’une règle d’or qui rend obligatoire l’équilibre budgétaire, indépendance de la Banque d’Angleterre, développement inconsidéré du secteur financier…  Cette politique s’accompagne d’une restructuration sociologique profonde de la base militante du parti. La grande campagne de recrutement lancée en 1994 est un succès puisque le parti compte 400 000 adhérents en 1997, s’imposant comme le plus grand mouvement social-démocrate d’Europe. Toutefois, on observe une surreprésentation du secteur privé au sein des nouveaux militants, et un effondrement du nombre d’ouvriers (29% d’ouvriers syndiqués contre 71% dans les années 1980). Par ailleurs, l’engouement ne dure pas et le nombre de militants tombe à 156 000 en 2010.

Une Troisième voie française… avec vingt ans de retard

Après cinq années sous la direction d’Ed Miliband, à qui on doit reconnaître le mérite d’avoir initié un examen critique des années Blair, le parti travailliste semble décidé à en finir avec l’héritage social-libéral des années 2000, dont la crise de 2008 a sonné le glas. Jeremy Corbyn, figure historique de l’aile gauche du parti, s’est imposé à deux reprises (2015, 2017) face aux cadres blairistes. Sous sa direction, le Labour a opéré un tournant à gauche qui lui a permis de gagner 10 points et 30 sièges lors des élections législatives de juin 2017. Le parti revendique aujourd’hui 600 000 membres, résultat d’une grande vague d’adhésions concomitante de la victoire de Corbyn. Un nombre qui en ferait sans aucun doute le plus grand parti d’Europe.

Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » du pays ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain. Derrière sa politique « se dessine non pas l’ouverture, mais une nouvelle forme de “troisième voie” qui entend balayer la terminologie “droite”, “gauche” ou même “centre” au profit d’une hybridation complètement inédite en France.[3] » Faisant explicitement étalage de sa volonté de dépasser le clivage droite/gauche au nom du pragmatisme, Macron est incontestablement l’héritier d’Anthony Giddens en France.

“Les éditorialistes français habitués à fustiger, avec des accents d’indignation dans la voix, le « retard » français ne croient pas si bien dire. A l’heure où le Labour sort enfin de la longue impasse de la Troisième voie, Emmanuel Macron semble quant à lui décidé à y entrer avec entrain.”

La réforme de la SNCF actuellement portée par le gouvernement s’inscrit dans ce cadre. Malgré les dénégations de l’exécutif, on peut raisonnablement supposer que la privatisation de la SNCF constitue bien l’objectif de long-terme. En témoigne le document de travail révélé par le Parisien le dimanche 13 mai. Compte-rendu d’une réunion entre quatre cadres de la société de chemins de fer et des membres du cabinet de la ministre des transports Élisabeth Borne, il y transparaît que « les hiérarques de la SNCF insistent pour conserver la possibilité de vendre des titres des filiales.[4] » En somme, cela ouvre la voie à la privatisation de la filiale SNCF Mobilités.

La réforme de la SNCF n’est que l’un des derniers exemples en dates de la volonté d’Emmanuel Macron de s’inscrire dans les pas du blairisme. Ce faisant, Emmanuel Macron commet deux erreurs. D’une part, sa politique est à contretemps : la crise de 2008 a changé la donne et enterré le néotravaillisme de Tony Blair. En témoignent l’ascension de Jeremy Corbyn et l’évolution actuelle du Labour. D’autre part, les modèles sociaux ne sont pas transposables d’un pays à l’autre. Faire fi des différences historiques, culturelles et sociales expose à un puissant retour de bâton : la société française, historiquement plus jacobine et culturellement égalitaire, ne se prêtera sans doute pas aussi facilement que la société britannique à la libéralisation tous azimuts et à la mise en pièces de l’État social.

Crédits photos :

Rames TGV au Technicentre Sud-Est Européen, © Wikimedia Commons.

Sources :

Fabien Escalona, “Le parti travailliste”, La Reconversion partisane de la social-démocratie européenne. Du régime social-démocrate keynésien au régime social-démocrate de marché, Dalloz, 2018.

[1] « Au Royaume-Uni, les billets de train “les plus chers d’Europe” provoquent la colère », Courrier international,‎ 3 janvier 2018.

[2] Owen Jones, « Crédits publics pour le secteur privé britannique. Le socialisme existe, pour les riches », Le Monde diplomatique,‎ 1er décembre 2014.

[3] https://www.franceculture.fr/politique/rocard-blair-clinton-macron-dans-lhistoire-de-la-troisieme-voie

[4] « SNCF : le débat sur un projet caché de privatisation refait surface », Le Monde, 14 mai 2018.

Comment le Labour britannique peut-il arriver au pouvoir ?

Jeremy Corbyn lors d’un meeting.

Le Labour revient de loin. Après avoir incarné un modèle de reconversion de parti de masse de la classe ouvrière en parti néolibéral “moderne” prônant une “Troisième Voie” entre conservatisme et socialisme avec l’arrivée de Tony Blair à sa tête en 1994, 13 ans d’exercice du pouvoir avaient épuisé le parti. A la fin du mandat de Gordon Brown en 2010, le “New Labour” se retrouva coupé de sa base militante, décrié pour sa mauvaise gestion de la crise financière, empêtré dans différents scandales et fustigé pour son aventurisme en Irak aux côtés des États-Unis. La campagne peu inspirante d’Ed Miliband contre David Cameron en 2015, marquée par une hémorragie électorale en Écosse face au SNP, semblait indiquer un déclin massif du principal parti de gauche britannique, le conduisant sur la même voie que ses cousins sociaux-démocrates du continent européen, notamment le PS français et le PASOK grec.


En septembre 2015, Jeremy Corbyn est élu par surprise par les militants face à des représentants de l’establishment du parti.  Son combat de plusieurs décennies pour la protection des travailleurs, la lutte contre les privatisations, la paix et même la mise en place d’une république remotiva la base militante, longtemps marginalisée. En dépit de la polarisation sur la question européenne créée par la campagne sur le Brexit et de la fronde de nombreux parlementaires travaillistes contre leur nouveau leader – qui provoqua une nouvelle élection interne en septembre 2016-, Corbyn fut non seulement réélu à la tête du Labour avec une majorité de voix encore plus importante – 62% – mais parvint aussi à priver les Conservateurs de majorité à la Chambre des Représentants l’an dernier. Et ce en dépit de l’avance de plus de 20 points de ces derniers au début de la campagne. Fragilisée et décrédibilisée, Theresa May est pourtant parvenue à se maintenir au pouvoir grâce au soutien d’un petit parti unioniste réactionnaire d’Irlande du Nord, le DUP. Alors que le Labour incarne désormais une vraie alternative face aux Conservateurs, il devient crucial de s’interroger sur ce qui fait sa force et sur les éventuels obstacles qui pourraient compromettre son arrivée au pouvoir.

Jeremy Corbyn lors d’un meeting. © Wikimedia

Affirmer que les conséquences du référendum du 23 juin 2016 sur la vie politique d’outre-Manche se font encore sentir relève de l’euphémisme. Toute la vie politique du Royaume-Uni a été bouleversée par la victoire du Brexit, que la plupart des sondeurs et des politiques ont été incapables de voir venir. Les projets indépendantistes de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ont été réanimés instantanément : leurs soutiens arguent que l’option du maintien dans l’Union y est majoritaire. Ces territoires ne peuvent continuer de suivre les décisions de Westminster, formulées majoritairement par les Anglais. Le UKIP y vit la consécration d’années de combat mais surtout une perte de crédibilité totale suite à l’amateurisme et aux mensonges de Nigel Farage. C’est en somme l’obsolescence quasi-instantanée d’un parti pourtant en plein essor les années précédentes. Les Libéraux-Démocrates, à la recherche d’une idée phare qui fasse oublier leur appui à la politique d’austérité de David Cameron, plaident pour le maintien du Royaume-Uni dans l’UE et l’organisation d’un second référendum. Dédaignant la consultation populaire de 2016, ils espèrent profiter d’une polarisation politique autour du Brexit qui attirerait vers eux les 48% de “Remainers”. Quant aux deux grands partis historiques, les Tories et le Labour, après avoir été fracturés en leur sein par une campagne historique, ils ont peu à peu repositionné leur offre politique sur les deux grandes options possibles à la suite du référendum. Sortir de l’Union et de toutes les institutions et structures qui y sont liées – le “Hard Brexit” – pour les Tories ; maintenir un niveau de coopération minimum sur un certain nombre de dossiers malgré la fin de l’appartenance en bonne et forme à l’Union pour les travaillistes. Alors que les indépendantistes se remobilisent à l’échelle régionale, la polarisation autour du Brexit a rétabli la puissance du bipartisme traditionnel outre-Manche : les deux grands partis obtiennent un score combiné de 87.5% en 2017, un niveau record depuis les années 1970.

« Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés.  »

Alors que la stratégie de Theresa May, ancien soutien modéré du “Remain”, s’affirme chaque jour davantage comme un échec manifeste, l’opposition travailliste a longtemps eu le luxe de pouvoir critiquer les errements du gouvernement tout en maintenant un certain flou sur ses positions réelles. Depuis le 26 février dernier, ce n’est plus le cas. Jeremy Corbyn a dévoilé ses propositions pour la sortie de l’Union Européenne, exercice périlleux tant le leader de Labour avait hésité sur la position à adopter lors de la campagne du référendum. Il avait en tête l’opposition majoritaire de ses électeurs à une Union Européenne représentant une oligarchie hostile à leurs intérêts. Jeremy Corbyn avait néanmoins tranché en faveur du “Remain” en considérant que le cadre défini par l’UE constituait un rempart contre la volonté des Conservateurs pro-Brexit de transformer le Royaume-Uni en un paradis fiscal aux portes de l’Europe où les droits et les salaires des travailleurs seraient encore davantage laminés. C’est dans ce contexte que le Labour a proposé de demeurer dans l’union douanière ainsi que dans différentes agences européennes telles l’Agence Européenne du Médicament ou EURATOM afin d’éviter une catastrophe économique à partir de mars 2019, date officielle de la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.

Une protestation contre la politique de Theresa May avant la conférence du parti conservateur à Manchester en Octobre dernier. © Wikimedia

La stratégie des travaillistes a certes le mérite de proposer une alternative claire au “Hard Brexit” aventureux des Conservateurs. Ceux-ci cherchent depuis deux ans à séduire les opposants les plus radicaux à l’Union Européenne en reprenant la rhétorique de l’UKIP. Ainsi, le Labour, en tant que premier parti d’opposition, tente de proposer une stratégie alternative répondant aux demandes antagonistes de sa base, où l’on retrouve pro et anti-Brexiters. Pour certains commentateurs londoniens, la prise de position de Jeremy Corbyn en faveur de l’appartenance à l’union douanière signale un “pragmatisme” économique, au contraire des Conservateurs de plus en plus opposés au libre-échange. En réalité, il y a fort à parier qu’il s’agisse avant tout d’un calcul politique destiné à infliger une défaite à Theresa May lors du vote de la Chambre des Représentants sur l’union douanière. En effet, une dizaine de députés conservateurs pourraient voter en faveur de l’appartenance à l’union douanière, aux côtés des travaillistes et des libéraux. Étant donné que sa majorité est très restreinte – 13 sièges – Theresa May a reporté ce vote à une date ultérieure et a menacé de considérer ce vote comme un vote de confiance, ce qui entraînerait la démission du gouvernement si l’appartenance à l’union douanière était adoptée. Une opportunité que le Labour entend sans doute faire fructifier : en exposant au grand jour les divisions internes du parti Conservateur, ce vote non seulement fragiliserait davantage le gouvernement, mais surtout démontrerait que les Conservateurs sont incapables de prendre des décisions d’intérêt national à cause de querelles internes. Pourtant, l’appartenance à l’union douanière est un sujet économique crucial qui pourrait remettre en cause la politique économique voulue par Jeremy Corbyn.

Demeurer dans l’union douanière permettrait de pas fermer la frontière entre les deux Irlandes et de continuer à commercer sans droit de douane avec l’UE – premier partenaire commercial du Royaume-Uni – tout en évitant de devoir contribuer au budget de l’Union, d’appliquer la libre circulation des individus ou d’être sous la supervision de la Cour Européenne de Justice. En somme, le Royaume-Uni retrouverait sa pleine souveraineté politique et ne serait soumis aux règles européennes que dans le domaine commercial, une situation semblable à celle de la Turquie. Cela éviterait également de devoir négocier des dizaines d’accords de libre-échange bilatéraux avec des pays du monde entier, travail mené par la Commission Européenne depuis de nombreuses années. Cependant, cela pose un double problème essentiel pour le Royaume-Uni, expliqué en détail dans The Guardian. Premièrement, le marché britannique serait ouvert à la concurrence étrangère mise en place par l’UE dans sa zone de libre-échange, sans ouverture réciproque aux produits britanniques des marchés étrangers avec lesquels l’UE conclut des traités, tels que le Canada (CETA), les USA (TAFTA-TTIP actuellement suspendu) ou le Mercosur. Théoriquement, le Royaume-Uni pourrait tenter de peser dans les négociations poursuivies par la Commission Européenne et de décrocher au minimum l’ouverture réciproque de marchés étrangers aux produits britanniques. Mais avec Jeremy Corbyn au pouvoir, la Commission Européenne y serait-elle vraiment prête? C’est peu probable. Par ailleurs, compte tenu des orientations très libérales de la Commission Européenne, les accords de libre-échange qu’elle conclut poursuivent des objectifs de concurrence des régimes sociaux, environnementaux et fiscaux. Cette situation ne bénéficie qu’aux “moins-disants” ou aux productions spécialisées basées sur la compétitivité hors-prix tels que les machines-outils et automobiles allemandes. Le Royaume-Uni se retrouverait alors prisonnier des décisions commerciales de l’Union sans pouvoir peser sur elles puisque désormais absent des institutions européennes.  Enfin, l’appartenance à l’union douanière ne garantit en rien une ouverture sans friction du marché européen, réservée aux pays acceptant la liberté de mouvement comme la Norvège, comme en témoigne les files de camions en attente à la frontière UE-Turquie.

L’appartenance à l’union douanière mérite au minimum un véritable débat, notamment au sein du Labour, voire un second référendum tant la question est cruciale. Quant à la capacité du Royaume-Uni à définir un traité bilatéral particulier avec l’UE qui lui permette de choisir son degré de participation aux structures européennes au cas par cas, celle-ci s’amenuise au fur et à mesure que l’échéance de mars 2019 se rapproche. Les négociateurs européens, pleinement conscients que le temps joue en leur faveur, ne veulent rien lâcher au Royaume-Uni sans contrepartie, afin de forcer leurs “partenaires” à accepter des concessions sur de nombreux sujets. Le récent accord sur une période de transition de 21 mois, qui laisse de nombreuses questions non résolues, permet de retarder l’entrée en vigueur concrète du Brexit, mais n’a été obtenu par Londres qu’au prix de concessions importantes, notamment le versement progressif de 40 milliards de livres sterling jusqu’en 2064. Les reculs des Conservateurs par rapport à leurs ambitions irréalistes dans les négociations avec l’UE ne surprennent guère, mais il est dangereux pour le Labour de soutenir une union douanière gérée par Bruxelles simplement pour fragiliser davantage le gouvernement. Nul ne doit douter un seul instant que les commissaires européens utiliseront à leur tour tous les moyens à leur disposition pour fragiliser Jeremy Corbyn ainsi que sa politique d’économie mixte et d’État-providence.

Dans les sondages comme sur le terrain, le Labour est en pleine forme, dans un contraste saisissant avec le parti conservateur qui souffre de la mauvaise image de Theresa May, des conséquences de sa politique d’austérité ainsi que de son amateurisme dans la gestion du Brexit. Avec 550 000 adhérents en juin 2017 (dernières données disponibles), le Labour a retrouvé une présence sur le terrain d’une ampleur inédite depuis les années 1970 et peut se targuer d’être le premier parti d’Europe. L’organisation Momentum (en français “élan”, “dynamisme”, ndlr), formée après la campagne réussie de Jeremy Corbyn pour le leadership du Labour en 2015 afin de continuer la mobilisation autour de celui-ci et de ses idées, dispose quant à elle de 37.000 membres et croît à un rythme soutenu, ce qui lui permettrait théoriquement d’avoir plus de militants que le parti conservateur dans deux ans si les tendances se prolongeaient. Cette organisation a joué un rôle clé dans les structures internes du parti, auquel elle est désormais officiellement affiliée, pour en assurer la démocratisation et l’implication massive des militants, tout en fournissant des cadres pour occuper des mandats partisans, afin d’assurer un soutien solide à Jeremy Corbyn dans un Labour qui lui a longtemps été hostile. Sur la scène nationale, Momentum s’est fait connaître par sa présence en ligne, propageant le discours du Labour dans de courtes vidéos faisant plusieurs millions de vues ou défendant Corbyn contre une pluie incessante d’attaques médiatiques. Son efficacité n’est plus à prouver puisque chaque offensive des tabloïds contre Corbyn – de la soi-disant affaire de collaboration avec les services secrets tchécoslovaques durant la Guerre Froide à la prétendue défense du Kremlin – booste le nombre d’adhésions à Momentum. Motivés par l’idée d’une organisation radicale offrant aux militants les plus endurcis une occasion d’être en première ligne, les Conservateurs ont tenté de créer une copie de Momentum, dénommée Activate, à grand renforts de community managers et de marketing, qui s’est révélée être un échec retentissant après une polémique horrible sur un groupe Whatsapp lié à l’organisation.

« Le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme “For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. »

Le clivage générationnel observé durant l’élection de 2017 est une des lignes de fracture les plus importantes dans la politique britannique, avec le niveau d’éducation. © YouGov

La comparaison entre Momentum et l’éphémère Activate permet d’analyser les stratégies respectives des deux grands partis ainsi que la sociologie de leur électorat. Ainsi, le Labour a fait le choix d’une campagne permanente et vigoureuse à la fois sur le terrain et en ligne afin de convaincre de la crédibilité de son programme ”For the Many, Not the Few”, un slogan ouvertement populiste collant à la stratégie du parti. Les conservateurs préfèrent quant à eux user de campagnes publicitaires traditionnelles et espèrent que les calomnies des tabloïds possédés par les milliardaires suffiront à démobiliser suffisamment l’électorat du Labour pour se maintenir au pouvoir. La fracture générationnelle est particulièrement forte entre les deux partis: le Labour dispose d’un soutien extrêmement fort chez les jeunes, frappés de plein fouet par les prix exorbitants des logements, les frais de scolarité et la surqualification sur le marché de l’emploi. Les Conservateurs séduisent davantage chez les plus âgés, moins touchés par les conséquences de l’austérité et qui se sont majoritairement prononcés en faveur du Brexit il y a deux ans. La question de la participation aux élections est donc cruciale pour les deux partis. Le Labour a intérêt à mobiliser encore davantage les jeunes s’il souhaite arriver au pouvoir. Un objectif difficile à atteindre quand on sait que ce groupe social figure parmi les plus enclins à l’abstention, mais pas hors de portée, comme le montre le taux de participation des électeurs de 18 à 24 ans à l’élection de Juin 2017, 64%, établissant un record depuis 1992, sans doute en partie motivés par la sensation de défaite lors du référendum sur le Brexit, où la majorité d’entre eux avaient voté pour le maintien dans  l’Union Européenne.

« La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). »

Malgré ces données encourageantes et la fragilité du gouvernement actuel, l’élection anticipée de juin 2017 a prouvé combien les résultats pouvaient être serrés et une majorité difficile à réunir. La rhétorique critique de “chaos coalition” promise par Theresa May en cas d’alliance du Labour avec le SNP, les Verts et les Libéraux-Démocrates pour former un gouvernement s’est certes retournée contre sa propre alliance avec le petit parti unioniste réactionnaire nord-irlandais DUP, mais elle n’en demeure pas moins une perspective bien réelle pour l’avenir politique du Royaume-Uni dans le cas de l’élection d’un nouveau Parlement sans majorité (“hung Parliament”). En effet, le Royaume-Uni a beau avoir vu une résurgence inespérée du bipartisme traditionnel au détriment d’autres forces politiques, la mobilisation dans les deux camps promet d’être forte si une nouvelle élection était organisée, tant la société britannique est divisée. Ainsi, de petits écarts peuvent conduire à une différence majeure dans le résultat final en empêchant la formation d’une majorité d’un seul parti. L’avance actuelle du Labour dans les sondages, évaluée à 7 points par Survation (l’organisme à l’estimation la plus juste de l’élection de 2017), ne constitue pas un rempart suffisant, tant il est possible que ce chiffre encourage certains électeurs travaillistes à rester à la maison et au contraire booste la mobilisation des électeurs conservateurs, effrayés par la perspective de voir Corbyn devenir Premier Ministre.

Une fois prise la mesure de cette situation, les questions des alliances et des défections s’affirment plus importantes que jamais. Comme le suggère Owen Jones, journaliste à The Guardian et auteur, et Jon Lansman, président de Momentum, les Verts auraient tout intérêt à s’allier avec le Labour tant leur force électorale est devenue faible depuis que Jeremy Corbyn est arrivé à la tête des travaillistes en reprenant nombre de leurs propositions. S’ils constituaient en effet une alternative de gauche au New Labour néolibéral et au manque de radicalité d’Ed Miliband, les Verts sont désormais concurrencés directement par le Labour, au point qu’ils ne disposent que d’une seule élue à la Chambre des Représentants et ont dû choisir entre retirer leurs candidats ou risquer une victoire des Conservateurs face au Labour dans de nombreuses circonscriptions l’an dernier. Un tel pacte, qui peut prendre la forme d’une double appartenance partisane, vert-rouge, pour ceux qui le souhaitent, aurait le mérite de mettre fin à une division désormais inutile et contre-productive de la gauche britannique, tout en accroissant la percée des revendications écologistes au sein du Labour. Si certains membres des Verts sont idéologiquement plus proches des Libéraux-Démocrates, une éventuelle scission du parti profiterait sans doute à la clarification du débat politique.

Momentum est l’une des organisations politiques les plus actives au Royaume-Uni. © Wikimedia

Dans le contexte incertain qui caractérise le rapport de force politique actuel, le pouvoir des centristes libéraux se retrouve décuplé, en faisant des “kingmakers” à contenter si aucune majorité ne se dégage du Parlement. Si une alliance avec les Libéraux-Démocrates, troisième force politique historique, n’est pas à l’ordre du jour pour le Labour en raison de divergences idéologiques évidentes, les quelques députés rescapés de la ”Troisième Voie” néolibérale de Tony Blair et de Gordon Brown risquent d’être une entrave à l’arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn ou à la mise en place de son programme. De manière comparable aux opposants au “Hard Brexit” chez les Conservateurs, ceux-ci sont susceptibles de quitter le parti, qui ne représente plus la vision libérale qu’ils défendent, et ainsi de le priver de quelques sièges cruciaux. L’attrait des électeurs pour les Libéraux-Démocrates comme pour les derniers blairistes étant assez limité, les centristes libéraux savent que leur rôle est avant tout celui d’arbitres, ce qui a des chances de se traduire en une tentative bancale, mais peut-être suffisante, de constituer un rempart contre l’arrivée de la gauche radicale au pouvoir. Jeremy Corbyn en est pleinement conscient et son plan pour l’après-Brexit peut être interprété comme une volonté d’apparaître moins radical que les Conservateurs sur la question de l’Union Européenne et d’être ainsi considéré comme un moindre mal par ces politiciens proches des préoccupations des grandes entreprises, inquiètes de la tournure que prend le Brexit. Le leader travailliste fait en effet face à un dilemme vis-à-vis des quelques députés libéraux que compte encore son parti: il ne peut les débarquer et les remplacer, en tout cas pas avant une prochaine élection pour laquelle leurs investitures seraient révoquées, faute de se priver de quelques précieux sièges et d’être accusé de purge. Or, pour favoriser la tenue d’une nouvelle élection qui permettrait de se séparer des derniers blairistes encombrants et peut-être d’arriver au pouvoir, Corbyn ne peut qu’essayer de profiter des opportunités de division de la majorité actuelle, comme sur la question de l’appartenance à l’union douanière, et pour cela il aura besoin des centristes libéraux pour encore quelque temps.

Malgré le mauvais bilan de Theresa May au pouvoir et la fragilité de sa position, il y a des chances que la situation politique britannique n’évolue pas significativement durant l’année à venir : la plupart des Conservateurs ont intérêt à laisser le gouvernement porter seul la responsabilité de sa politique désastreuse et à s’en désolidariser autant que possible, quel que soit leur responsabilité réelle dans la crise politique et socio-économique que traverse le pays depuis plusieurs années. Il est donc peu probable qu’une motion de défiance à l’égard du gouvernement ou que la révocation de Theresa May comme dirigeante des Tories – ce qui aurait pour conséquence sa démission forcée du poste de Premier Ministre – intervienne avant le mois de mars 2019 ou de décembre 2020, car il sera ensuite plus simple pour tout le monde de blâmer les conséquences négatives du Brexit sur sa politique. Il est donc possible que le prochain Premier Ministre ne soit pas Jeremy Corbyn, mais plutôt un individu correspondant aux préférences droitières du DUP et des Conservateurs, tel Jacob Rees-Mogg.

« Le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. »

En attendant la prochaine élection, que les Conservateurs souhaitent retarder le plus possible – potentiellement jusqu’en juin 2022, soit 5 ans après celle de l’an dernier – le Labour doit poursuivre une stratégie de guerre de position, en s’opposant aux projets du gouvernement dans les institutions et en maintenant la mobilisation sur le terrain. Compte tenu de la distribution générationnelle du vote, tout doit être fait pour encourager la participation de la jeunesse et convaincre davantage de personnes âgées de se tourner vers le Labour. Surtout, le Labour doit utiliser sa position d’opposant pour pénétrer dans tous les espaces de la société, afin d’éviter d’être dissout dans une opposition parlementaire nécessaire mais insuffisante et souvent incomprise de l’extérieur. A ce titre, le parti de Jeremy Corbyn pourrait s’inspirer d’initiatives passées et actuelles qui ont permis la construction d’une forme de contre-société capable de répondre aux besoins immédiats de la population et de renforcer la crédibilité des alternatives que propose la gauche radicale. Le Parti des Travailleurs de Belgique (PTB) a par exemple mis en place un réseau de onze maisons médicales entièrement gratuites fournissant différents types de soins plus ou moins avancés à tous ceux qui ont en besoin. Ce programme, dénommé “Médecine Pour le Peuple”, vise à la fois à fournir un service gratuit d’utilité publique dans un domaine où l’État néolibéral ne cesse de réduire son périmètre d’action et fonctionne de plus en plus selon des logiques de rentabilité, mais aussi à mettre en avant le programme du PTB et les réussites concrètes des combats menés. Recourant à la fois au travail de professionnels de la santé et à celui de bénévoles, ce service d’utilité publique a soigné plus de 25000 patients et a été imité en Italie par “l’ambulatorio popolare” de Naples dont est issu la formation populiste de gauche Potere Al Popolo. De même, les nombreuses structures associatives ouvertes à tous que proposaient, entre autres, le Labour britannique et le SPD allemand au début du siècle dernier mériteraient grandement un regain d’intérêt au vu de la déliquescence avancée des services publics et de la cohésion sociale. Qu’il s’agisse de clubs sportifs, de théâtre, de cinéma ou de lecture, de loisirs pour la jeunesse ou même de petits commerces comme des bars et des cafés, la variété d’activités proposées et leur forte présence locale ont toutes contribué à la construction d’une base militante éduquée et massive. Loin d’être futiles et déconnectées des luttes, ces espaces alternatifs permettent de construire des réseaux de solidarité et d’entraide pour faire face aux difficultés de la vie et proposent d’autres formes d’engagement plus concrètes que les traditionnelles conférences académiques et mobilisations sociales. A tel point que cette stratégie de maillage territorial et de politisation populaire est aujourd’hui imitée par certains groupes d’extrême-droite, tel que le mouvement néo-fasciste italien Casapound.

Après plus de 7 ans dans l’opposition et un bilan déplorable au pouvoir durant les années 2000, le Labour est donc aujourd’hui de retour en force sur la scène politique britannique grâce à son dynamisme militant et institutionnel. Le très bon résultat électoral inespéré de l’an dernier et les sondages encourageants qui se multiplient depuis attestent de la volonté de rupture avec le néolibéralisme et de la popularité grandissante des propositions de la gauche radicale. L’accession au pouvoir est désormais probable, et le “Shadow Cabinet” travaille pleinement à s’y préparer. Le risque principal auquel fait désormais face Jeremy Corbyn est celui d’un enthousiasme trop important et d’une focalisation sur l’aspect électoral de la lutte. Le climat politique actuel au Royaume-Uni rappelle celui de la Grèce d’après 2012, où Syriza avait manqué la victoire face au parti de droite Nouvelle Démocratie d’une courte tête et apparaissait clairement comme le prochain parti qui dirigeait le pays. Faute de s’y être suffisament préparé stratégiquement et s’étant coupé de sa base, Syriza doucha presque tout espoir d’alternative en seulement six mois et ne s’en est jamais remis. Jeremy Corbyn est en conscient et semble tout mettre en œuvre pour  éviter de reproduire les mêmes erreurs, notamment au travers de la démocratisation interne du parti et avec l’aide de Momentum pour mener des campagnes vigoureuses de politisation et de lutte. Le Labour est sans doute désormais plus proche du pouvoir que toute autre formation politique aux objectifs semblables.

 

 

Crédits photos:

https://yougov.co.uk/news/2017/06/13/how-britain-voted-2017-general-election/

https://en.wikipedia.org/wiki/File:Manchester_Brexit_protest_for_Conservative_conference,_October_1,_2017_17.jpg

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party,_UK_speaking_at_rally.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/99/Momentum_at_the_Stop_Trump_Rally_%2832638700770%29.jpg

 

Chantal Mouffe : “Corbyn a mis en oeuvre une stratégie populiste de gauche”

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Dans cette tribune, Chantal Mouffe, philosophe, professeure à l’université de Westminster et théoricienne du populisme de gauche, propose une analyse de la stratégie de Jeremy Corbyn qui est parvenu à transformer le Labour de l’intérieur et à régénérer la social-démocratie britannique. 


La crise de la social-démocratie européenne se confirme. Après les échecs du Pasok en Grèce, du PvdA aux Pays-Bas, du PSOE en Espagne, du SPÖ en Autriche, du SPD Allemagne et du PS en France, le PD en Italie vient d’obtenir le pire résultat de son histoire. La seule exception à ce désastreux panorama se trouve en Grande-Bretagne, où le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, est en pleine progression. Avec près de 600 000 adhérents, le Labour est maintenant le plus grand parti de gauche en Europe.

Comment Corbyn, élu à la surprise générale à la direction du parti en 2015, a-t-il réussi cet exploit ?

Après une tentative de renversement par l’aile droite en 2016, le moment décisif dans la consolidation de son leadership a été la forte progression du Parti travailliste lors des élections de juin 2017. Alors que les sondages donnaient 20 points d’avance aux conservateurs, le Parti travailliste a gagné 32 sièges, faisant perdre aux tories leur majorité absolue. C’est la stratégie mise en place pour ces élections qui donne la clé du succès de Corbyn.

Celui-ci est dû à deux facteurs principaux.

Tout d’abord, un manifeste radical, en phase avec le rejet de l’austérité et des politiques néolibérales par d’importants secteurs de la société britannique. Ensuite la formidable mobilisation organisée par Momentum, le mouvement créé en 2015 pour soutenir la candidature de Corbyn.

S’inspirant des méthodes de Bernie Sanders aux Etats-Unis ainsi que des nouvelles formations radicales européennes, Momentum a tiré profit de nombreuses ressources numériques pour établir de vastes réseaux de communication qui ont permis aux militants ainsi qu’à de nombreux volontaires de s’informer sur les circonscriptions où il était nécessaire d’aller tracter ou de faire du porte-à-porte. C’est cette mobilisation inespérée qui a fait mentir tous les pronostics.

Mais c’est grâce à l’enthousiasme que suscitait le contenu du programme que tout cela a été possible. Intitulé « For the many, not the few » (pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns), il reprenait un slogan qui avait déjà été utilisé par le parti, mais en lui donnant une nouvelle signification de façon à établir une frontière politique entre un « nous » et un « eux ». Il s’agissait ainsi de repolitiser le débat et d’offrir une alternative au néolibéralisme instauré par Margaret Thatcher et poursuivi sous Tony Blair.

“L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.”

Les mesures-phares du programme étaient la renationalisation de services publics comme les chemins de fer, l’énergie, l’eau ou la poste, l’arrêt du processus de privatisation du Service national de santé (NHS) ainsi que du système scolaire, l’abolition des droits d’inscription à l’université et l’augmentation significative des subsides dans le domaine social. Tous signalent une nette rupture avec la conception de la troisième voie du New Labour.

Alors que celui-ci avait remplacé la lutte pour l’égalité par la liberté de « choisir », le manifeste réaffirmait que le Labour était le parti de l’égalité. L’autre point saillant était l’insistance sur le contrôle démocratique, et c’est pourquoi l’accent était mis sur la nature démocratique des mesures proposées pour créer une société plus égale.

L’intervention de l’Etat était revendiquée mais son rôle était de créer les conditions permettant aux citoyens de prendre en charge et de gérer les services publics. Cette insistance sur la nécessité d’approfondir la démocratie est une des caractéristiques principales du projet de Corbyn.

Elle résonne tout particulièrement avec l’esprit qui inspire Momentum, qui prône l’établissement de liens étroits avec les mouvements sociaux. C’est elle qui explique la centralité attribuée à la lutte contre toutes les formes de domination et de discrimination, tant dans les rapports économiques que dans d’autres domaines comme celui des luttes féministes, antiracistes ou LGBT [lesbiennes, gays, bi et trans].

C’est l’articulation des luttes avec celles concernant d’autres formes de domination qui est au cœur de la stratégie de Corbyn, et c’est pourquoi elle peut être qualifiée de « populisme de gauche ». L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.

Il est clair que la réalisation d’un tel projet signifierait pour la Grande-Bretagne un tournant aussi radical, bien que de direction opposée, que celui pris avec Margaret Thatcher. Certes, le combat pour réinvestir le Labour n’est pas encore gagné, et la lutte interne continue avec les partisans du blairisme. Ainsi, les opposants de Corbyn déploient de multiples manœuvres pour essayer de le discréditer, la dernière en date consistant à l’accuser de tolérer l’antisémitisme à l’intérieur du parti.

“Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux.”

Des tensions existent également entre les partisans d’une conception plus traditionnelle du travaillisme et ceux de la « nouvelle politique ». Mais celle-ci est en train de s’imposer et les rapports de force jouent en sa faveur. L’atout de Corbyn, par rapport à d’autres mouvements comme Podemos ou La France insoumise, c’est d’être à la tête d’un grand parti et de bénéficier du soutien des syndicats.

Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux. Cela prouve que, contrairement à ce que prétendent de nombreux politologues, la forme parti n’est pas devenue obsolète, et qu’en s’articulant aux mouvements sociaux elle peut être renouvelée. C’est la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme qui est à l’origine de la désaffection de ses électeurs.

Quand on offre aux citoyens la perspective d’une alternative et qu’ils ont la possibilité de participer à un véritable débat agonistique, ils s’empressent de faire entendre leur voix. Mais cela requiert d’abandonner la conception technocratique de la politique qui la réduit à la gestion de problèmes techniques et de reconnaître son caractère partisan.

Ce texte a été publié sur le site du Monde.fr le 5 avril 2018. Il est repris par LVSL avec l’aimable autorisation de l’auteure.

Entretien avec Omar Anguita, nouveau dirigeant des Jeunesses Socialistes d’Espagne

http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html
Omar Anguita © Javier Martinez

En juillet dernier, Omar Anguita, 26 ans, a pris la tête des Jeunesses Socialistes d’Espagne (JSE). Nous revenons avec lui dans cet entretien sur les évolutions récentes du PSOE suite à la victoire de Pedro Sánchez, ses rapports avec Podemos, la crise de la social-démocratie européenne et la question catalane. 

LVSL : Que pensez-vous de l’élection de Pedro Sánchez à la tête du PSOE ? Croyez-vous que cela représente un tournant à gauche pour le parti ?

L’impression que j’ai est qu’il ne s’agit pas d’une question de virage à gauche ou non : le Parti Socialiste a pris une décision, celle d’appuyer majoritairement Pedro Sánchez. A partir du soir des résultats, le  21 mai, nous sommes tous dans le même bateau, comme nous l’avons toujours été. Nous sommes surtout unis pour gagner les élections, c’est la raison pour laquelle nous sommes là.

LVSL : Que signifie être membre des Jeunesses Socialistes Espagnoles aujourd’hui ?

Militer parmi les Jeunesses Socialistes, c’est appartenir à une famille : cette organisation existe et mène des actions depuis plus de cent ans. Je crois que le mouvement des indignés a été un moment important pour les jeunes, comme une  manière d’exprimer collectivement, tous ensemble, des messages communs.  Il est la clé d’une nouvelle dynamique et d’un possible changement de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les jeunes Espagnols.  En tant que Jeunes Socialistes, nous devons nous atteler à des défis de grande importance comme l’éducation, la santé et le monde du travail. Un monde du travail dans lequel nous sommes contraints d’accepter des jobs à 650€ par mois, qui ne nous permet pas d’acquérir un logement ni de payer nos loyers, qui nous oblige à vivre chez nos parents jusqu’à nos 35 ans. Il est donc vital que nous donnions à la jeunesse l’espoir d’un avenir plus radieux, pour lequel nous devons nous battre.

LVSL : Quelles sont les priorités affichées par votre organisation ?

La première consiste à modifier la réforme du marché du travail afin que chacun dispose d’une réelle possibilité de travailler pour un salaire juste. Sur le plan interne, la priorité est de maintenir la solidité que nous avons en tant qu’organisation. Nous avons réussi à supporter ensemble les épreuves de ces dernières années qui ont été très mouvementées pour la social-démocratie. Les Jeunesses socialistes sont restées unies : le plus important est donc de perpétuer cet héritage, pour continuer à travailler ensemble, pour essayer de changer l’avenir, et surtout pour nous fortifier.

LVSL : Votre organisation n’a-t-elle pas traversé une crise au lendemain du 15-M ?

En tant que socialistes nous avons subi une crise après avoir perdu les élections municipales et générales en 2011. Et nous avons dû nous refonder idéologiquement, actualiser notre logiciel. Les gens étaient demandeurs d’une actualisation du parti afin qu’il corresponde mieux aux revendications exprimées dans la rue. Nous faisons en sorte de permettre cette rénovation. Les Jeunesses s’adaptent vite, le parti évolue un peu plus lentement.

LVS :Que pensez-vous de la crise que traverse la social-démocratie en Europe, qui semble aujourd’hui se scinder en deux orientations divergentes, entre adhésion au néolibéralisme et virage à gauche ? Comment la social-démocratie peut-elle se réinventer ?

Je crois que la social-démocratie a commis une erreur importante dans le sens où elle a cherché à expliquer plutôt qu’à écouter. La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions. Quant à l’Europe, ses piliers sont affaiblis parce que nous ne sommes pas capables de donner des réponses aux besoins des Européens.

La clé pour une social-démocratie renouvelée est donc de recommencer à écouter tous ces gens qui sont en attente de solutions.”

Je crois que la social-démocratie est essentielle pour offrir un appui à la population et surtout pour fournir les solutions qui permettent d’améliorer la situation actuelle des Européens. Nous voulons tous une Europe beaucoup plus juste, mais nous devons écouter les gens en dehors du parti pour qu’ils nous donnent le chemin à suivre. En tant que sociaux-démocrates, ils nous faut écouter les demandes de ceux qui ont besoin de notre soutien et de nos partis pour transformer leur avenir.

LVSL : Les origines de cette crise ne sont-elles pas  à chercher dans l’Union européenne et la politique néolibérale ?

Non, je crois que l’Union européenne a été une solution adéquate pour apaiser le continent au lendemain de la Seconde guerre mondiale.  Je pense que le problème a surgi lorsque nous avons commencé à oublier les principes sur lesquels l’Europe a été construite : les principes d’égalité, de travail, de tolérance, et nous sommes en train de le constater avec la crise des réfugiés. L’Europe ne donne aucune sorte de solution à ces centaines de milliers de Syriens qui fuient la guerre et qui meurent à nos frontières. Cette Europe n’est pas celle qui a été fondée, et nous devons la changer pour créer une Europe de tolérance dans laquelle tout le monde est bien reçu, dans laquelle nous fournissons un abri à ceux qui en ont besoin. C’est dans ce but que s’est constituée l’Europe, et non pour avoir un Parlement européen inefficace. Nous avons la preuve de cette inefficacité sur le thème des réfugiés, auquel l’Europe et la social-démocratie encore davantage se montrent incapables d’apporter des réponses. C’est une honte pour moi qui suis Européen et surtout socialiste.

LVSL : Ce ne sont donc pas tant les politiques d’austérité qui sont en cause ?

C’est une accumulation de choses. Effectivement, des décisions économiques ont été prises dans le sens de la mise en place de politiques d’austérité, incarnées par Angela Merkel. Ces politiques sont dans l’erreur, car elles affaiblissent les marchés et la demande publique. Les jeunes n’ont plus l’opportunité de s’en sortir avec des emplois dignes. Pour ces raisons, l’austérité en Europe est un problème majeur. Il est vital que nous puissions disposer de nouvelles marges de manœuvre budgétaires afin de réinvestir dans l’éducation, la santé, les transports. Nous avons des problèmes économiques et sociaux, et nous devons être capables de les résoudre : l’austérité a un impact social dramatique et fait aujourd’hui couler plusieurs pays. Beaucoup de camarades d’autres pays, tout comme mois, ne pouvons qu’avoir honte de ces politiques d’austérité européennes.

LVSL : Comment réformer l’Europe alors qu’elle se trouve dans une telle situation, avec une Allemagne hégémonique ? Que pensez-vous d’une alliance possible entre la France, l’Italie, le Portugal, la Grèce et l’Espagne, c’est à dire les pays du Sud, pour changer le fonctionnement de la zone euro ? Quel projet crédible avez-vous imaginé, au PSOE, pour réformer cette Europe ?

Selon moi, le problème réside dans le fait que l’Europe est née avec certains principes, et au fur et à mesure, ces principes ont été remodelés, tournant le dos aux Européens. Il y a une situation hégémonique de Merkel à laquelle le reste des pays sont soumis. Je pense qu’il est important que ceux qui subissent la crise de manière beaucoup plus dure que l’Allemagne, ceux que l’austérité est en train de tuer, tâchent de s’unir pour commencer à changer cette Europe. Moi je crois en cette Europe, elle doit continuer à fonctionner, mais nous devons la réformer et faire face à ceux qui veulent que rien ne change.

“Comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts.”

L’Allemagne ne veut pas que quoi que ce soit change, parce qu’elle n’a pas souffert de la crise, chez eux le chômage et l’âge de départ a la retraite ont baissé, et chez nous c’est le contraire. Il n’est pas possible qu’une partie de l’Europe travaille pour l’autre. De ce fait, comme toujours, ceux qui souffrent le plus doivent s’allier pour faire face à ceux qui les font souffrir, afin de défendre leurs intérêts. Il est important que nous fassions un pas en avant et que nous oublions que nous venons de pays différents pour travailler ensemble et former une Europe bien plus juste dans laquelle chacun se sente inclus, vous comme moi.

LVSL : Pensez-vous qu’il est réellement possible de tout changer en Europe ? Ne pensez-vous pas, du fait du Brexit notamment,  que l’Europe est en train de mourir ?

Nous avons le sentiment que l’Europe ne fonctionne pas, que nous ne parvenons pas à trouver des solutions. Personnellement, je crois à l’idée que l’union des pays peut aboutir à une Europe plus forte. Toujours est-il que si nous ne changeons pas l’Europe actuelle, elle est condamnée à la destruction : il n’y a pas seulement eu le Brexit, la France aussi aurait pu quitter l’UE si le FN l’avait emporté, et on a vu se soulever en Italie une vague d’opposition à l’Europe. C’est aussi le cas en Grèce, avec la montée des néo-fascistes, et plus généralement dans les pays qui subissent le harcèlement de l’Europe, comme le Portugal ou l’Espagne. Raisons pour lesquelles, si nous souhaitons continuer à vivre dans une Europe de tous et de toutes, nous devons la transformer. Il y a des marges de manoeuvre pour la changer. Il ne manque que les acteurs disposés à le faire.

LVSL : En Espagne, vous sentez-vous plus proche de Podemos ou de Ciudadanos ?

De Podemos. Pour une raison simple : je me sens bien plus de gauche que du centre, et c’est ce pourquoi je suis proche de l’idée que représente Podemos. Le problème avec Podemos, c’est qu’ils n’ont pas voulu mettre la droite dehors. Ils se sont présentés aux élections en croyant qu’ils allaient gagner, et la seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’ est de renforcer la droite. Pour cette raison, je me sens proche d’eux idéologiquement, mais ils doivent changer énormément de choses afin que nos deux partis puissent de nouveau s’asseoir à la même table, pour le bien de la gauche.

LVSL : Vous semble-t-il possible que l’Espagne connaisse le même scénario que le Portugal, avec une alliance relative des forces de gauche ?

En Espagne, nous sommes obligés d’en arriver à des accords, car notre Parlement n’est aujourd’hui plus divisé entre deux partis mais entre quatre formations : pour pouvoir gouverner, il faut au minimum passer des accords avec un ou deux autres partis. La première question à se poser est donc de savoir si nous sommes disposés à discuter. Et je crois que le PSOE, qui est le parti majoritaire à gauche, doit tendre une passerelle vers Podemos afin de permettre un accord à gauche. Mais Podemos doit accepter de la traverser.

“Si Podemos veut transformer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE.”

Nous avons tendu une passerelle, il y a deux ans, entre Podemos et nous, et ils l’ont détruite en votant “non” à la candidature de Pedro Sánchez pour laisser Mariano Rajoy gouverner. Si Podemos veut changer le panorama politique espagnol, il faudra compter avec le PSOE. Et le PSOE doit de son côté voter en accord avec Podemos pour changer les choses : il faut que ce soit un accord entre les deux partis.

LVSL : Que pensez-vous du concept de “plurinationalité” récemment avancé par Pedro Sánchez pour décrire la structure territoriale de l’Espagne ?

Personnellement, je continue de croire en l’organisation territoriale que mettent en avant les Jeunesses Socialistes, qui est l’Etat fédéral : dans un Etat fédéral, toutes les identités culturelles et territoriales sont inclues et font partie intégrante d’un même Etat. Je crois que c’est la clé. Nous devons avancer vers l’autonomie des territoires en donnant la priorité à leurs cultures – car l’Espagne est riche de la variété de ses cultures et c’est un grand avantage que nous avons par rapport à d’autres pays, non un handicap –, vers un Etat fédéral dans lequel chaque communauté fédérée se sente elle-même, avec sa propre identité. Mais aussi un Etat dans lequel chacune d’entre elle se sente appartenir à une entité plus générale. Il n’est pas possible que chaque communauté avance en décalage avec le reste de l’Espagne, nous devons marcher tous ensemble.

LVSL : Que faire dès lors du souverainisme catalan ? 

Le souverainisme catalan est une manière d’occulter le problème que connait la Catalogne.. J’ai moi-même vécu en Catalogne et là-bas, de 2011 à 2015, il y a eu de violentes coupes budgétaires, dans les domaines de la santé et de l’éducation principalement. Les autorités politiques ont donc hissé le drapeau de l’indépendantisme pour cacher ce qu’elles étaient en train de faire : de l’austérité. Evidemment, il y a bien une partie de la population catalane qui compte s’exprimer sur l’indépendance et qui souhaite se séparer de l’Espagne. Mais il y a des priorités : que les enfants d’un ouvrier puissent continuer à aller à l’Université, qu’ils soient en bonne santé. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière le drapeau de l’indépendantisme alors que nous avons l’obligation morale et politique de régler ces problèmes prioritaires. Il faut bien avoir en tête que les conservateurs, le Parti populaire en l’occurence, ont un large écho dans notre pays : une majorité de nos concitoyens s’interroge sur le devenir de la Catalogne et se demande si Carles Puigdemont  [président du gouvernement régional catalan] n’est tout simplement pas en train de l’amener au désastre…

“Mariano Rajoy et le gouvernement catalan ne souhaitent pas dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique.”

Le problème, c’est qu’il n’y a pas de dialogue.  Nous avons longtemps coexisté avec la Catalogne, le Pays basque, la Galice, et tout se passait bien, car un dialogue existait. Or, aujourd’hui, ce sont deux camps qui se font face :  celui de Mariano Rajoy, le président du Gouvernement espagnol, et celui de Carles Puigdemont, le président de la Generalitat catalane. Aucun des deux ne souhaite dialoguer, car chacun juge que l’absence de dialogue lui est électoralement bénéfique. Et c’est là que le PSOE doit proposer une solution, parce qu’aucun des deux camps n’est prêt à signer une trêve, ça ne les intéresse pas, ils préfèrent s’affronter.  En ce qui me concerne, cette solution passe par un Etat fédéral.

LVSL : Comment expliquez-vous que, malgré sa corruption institutionnalisée, le PP continue à se maintenir au pouvoir et obtienne de tels résultats électoraux ? Le socialisme espagnol peut-il encore représenter une alternative face aux conservateurs ? A quelles conditions ? 

Le Parti populaire a une base d’électeurs telle que ce qu’il fait une fois au pouvoir n’a aucune importance. Ses électeurs voteront toujours pour lui. Le PSOE, bien heureusement, a des électeurs qui sont des citoyens critiques : ils ne votent pas pour lui lorsqu’il commet des erreurs, comme ce fût le cas en 2011.  Le PSOE représentera toujours la gauche en Espagne, pour une raison très claire : nous la représentons depuis 130 ans, et nous avons survécu aux guerres, à la dictature, à la Transition à la démocratie, à l’exercice du pouvoir.  Nous avons toujours été là car nous sommes l’une des clés de ce pays. Maintenant, il est vrai que le PSOE doit s’actualiser pour suivre le rythme des nouveaux partis. Nous ne pouvons pas rester ancrés en 1870, nous devons continuer à avancer. Le Parti Socialiste est fondamental car nous avons 8 millions d’électeurs qui ont toujours eu confiance en nous, et je suis certain qu’ils continueront à avoir confiance en nous.

LVSL : D’autres partis socialistes en Europe sont en train de disparaître, mais ce n’est pas le cas du PSOE, et Podemos n’a pas réussi à le surpasser : comment expliquez-vous cela ?

Il est vrai que la social-démocratie et les partis socialistes européens sont en train de disparaître, et nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour éviter de finir comme eux. Le Pasok en Grèce a oublié les gens et renié ses principes, il a préféré le pouvoir, c’est la raison pour laquelle il a disparu. Aussi longtemps que nous maintiendrons les principes solides que nous avons défendus toutes ces années, aussi longtemps que nous continuerons à nous actualiser en intégrant de nouvelles idées, le PSOE sera toujours fort à gauche.

“Nous devons considérer les partis socialistes grec et français comme les exemples de ce qu’il ne faut pas faire. Le PSOE doit donc se maintenir solidement campé sur ses principes pour ne pas finir comme eux.”

Nous continuons à nous battre parce que les gens croient davantage dans le PSOE que dans les nouveaux partis qui se contentent d’un discours agréable. Nous sommes des gens sérieux, nous avons gouverné pendant longtemps. Nous avons commis beaucoup d’erreurs, mais nous avons su faire notre autocritique. C’est la clé pour le PSOE, car l’idée n’est pas uniquement de survivre mais de gouverner et de changer le pays.

LVSL : Si l’on se penche sur la composition sociologique du vote PSOE, on remarque quel les ouvriers, les ménages aux faibles revenus y sont fortement représentés, tandis que Podemos attire un électorat davantage étudiant et urbain. En France, le vote socialiste est aujourd’hui essentiellement urbain, moins présent dans les périphéries et chez les ouvriers dont beaucoup accordent leurs suffrages au Front National. Comment expliquez-vous la persistance de cette implantation ouvrière du PSOE ? 

Le PSOE a toujours représenté les plus démunis et c’est principalement cela qui explique qu’il ait survécu durant plus de 130 ans. Nous devons poursuivre dans cette voie. C’est très facile d’être populiste aujourd’hui, à travers les réseaux sociaux, c’est très facile de chercher la complicité des gens qui ont l’habitude de critiquer l’état actuel des choses. Le PSOE doit non seulement établir cette complicité avec ceux qui ont peu, mais il doit aussi leur donner des solutions pour qu’ils cessent d’avoir aussi peu. La question étant de savoir si nous sommes capables de fournir des ressources à tout le monde ou non, et de gouverner pour tous, pas seulement pour ceux qui ont beaucoup. Pour autant, nous devons fixer des priorités, et l’attention aux plus démunis en fait partie. Il est vrai que nous nous sommes quelque peu éloignés de la ville, nous nous sommes davantage portés sur les périphéries et nous devons être capables de changer cela pour renforcer notre électorat.

LVSL : Au cours du la primaire du Parti socialiste français l’hiver dernier, la thématique du revenu universel a tenu une place importante. Quelle=est votre position à ce sujet ? 

Nous proposons également un revenu universel et défendons cette idée, car les perspectives éducatives et professionnelles actuelles ne garantissent pas la possibilité pour chacun d’obtenir un poste.  Ce qu’il faut éviter à tout prix, ce sont les phénomènes d’exclusion sociale liés aux différentiels de richesse. Le revenu universel est une sorte de joker pour éviter cette exclusion sociale, mais ce n’est pas un remède : le remède consiste à assurer un travail digne pour tout le monde, et non pas des emplois rémunérés 650€ par mois ou des minijobs où l’on bosse 6 à 10 heures par semaine. Non pas un travail qui permette uniquement de subsister, mais un travail qui puisse couvrir les besoins de tous et permette à chacun d’être heureux. Aujourd’hui, des gens cumulent plusieurs emplois sans pour autant parvenir à subvenir à leurs besoins. Dans ces conditions, on ne peut pas s’épanouir en tant qu’individu.

LVSL : Que penses-tu du parcours de Jeremy Corbyn au Royaume=Uni et de la manière dont il a transformé son parti ? Il y a un an, tout le monde le donnait sur le point de s’effondrer, et les études d’opinion le donnent  aujourd’hui à plus de 40%…

Corbyn a très bien compris qu’il fallait écouter avant de parler. Il y a plus d’un an, on pensait que Corbyn était mort politiquement. Il a donc cherché à écouter les gens et a entendu cette clameur sourde au Royaume=Uni, qu’il a su utiliser pour s’imposer politiquement et grimper dans les enquêtes d’opinion. Il a su donner du bonheur aux gens et leur assurer un sentiment de sécurité. Ce n’est pas du populisme, Corbyn n’est pas un populiste, c’est une personne qui sait ce qu’il faut faire pour changer les choses, qui ne dit pas seulement ce que les gens veulent entendre, mais qui écoute puis propose des choix. Nous avons tous des modèles, et Corbyn est l’un des miens, comme le sont également les socialistes portugais qui ont réussi à retourner la dynamique de leur pays pour le rendre plus digne. Tous ces gens-là sont un exemple du fait que l’on peut se relever même lorsqu’on est à terre.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara.

Traduction effectuée par Sarah Mallah.

Crédit photos :

© Javier Martinez (http://www.vozpopuli.com/politica/Omar-Anguita-nuevo-Juventudes-susanismo_0_1044196654.html)

 

Veillée d’armes au Royaume-Uni : Entretien avec Olivier Tonneau

https://blogs.mediapart.fr/olivier-tonneau
Olivier Tonneau, candidat LFI de la 3ème circonscription FAE

Le 19 avril 2017, Theresa May, Première Ministre conservatrice du Royaume-Uni a convoqué une élection anticipée du Parlement britannique pour le 8 juin dans l’espoir de profiter des faiblesses du Labour pour renforcer sa majorité post-Brexit. Cependant, d’après les derniers sondages, Jeremy Corbyn, le leader du Labour, aurait réussi à réduire son écart avec les conservateurs de 19 à 3% en moins d’un mois. Alors que la situation britannique est incertaine, LVSL a rencontré Olivier Tonneau, maître de conférence à l’université de Cambrige et candidat de La France Insoumise dans la 3ème circonscription (Europe du Nord) des Français Etablis Hors de France. Dans cet entretien, il revient sur la situation politique britannique depuis le Brexit et donne son analyse de la campagne électorale en cours.

 

LVSL : Pour commencer, Olivier Tonneau, que pensez-vous du bilan de Theresa May et de sa gestion du Brexit depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2016 ?   

Olivier Tonneau : C’est chaotique. J’ai l’impression que personne ne comprend vraiment ce qui se passe autour du Brexit, à commencer par les gouvernants eux-mêmes qui se trouvent plongés dans l’écheveau des négociations européennes sans savoir ni où elles commencent ni où elles s’arrêtent. Pour moi l’analyse est difficile. Si on lit le mémorandum des négociations de l’UE, c’est-à-dire le contenu du mandat donné par l’UE à Michel Barnier pour conduire les négociations autour du Brexit, on ne comprend ni les tenants ni les aboutissants. C’est la même chose du côté de Theresa May dont l’objectif, hormis celui de payer moins d’argent, reste vague.

Le problème c’est que le Brexit est en train de devenir un enjeu central de la campagne des législatives britanniques alors que personne ne contrôle vraiment ce qui se passe. C’est un faux-enjeu sur lequel tout le monde fait des grandes déclarations dépourvues de sens. C’est également un problème que nous —les candidats de la 3ème circonscription des Français Etablis Hors de France—  avons lorsque nous tendons à approcher la question du Brexit comme relevant de notre domaine de compétence alors qu’en réalité tout se joue au niveau européen.

Peut-on dire que le Brexit, en tant que rupture avec le modèle néolibéral européen, a conduit le parti de Theresa May à rompre avec certains éléments libre-échangistes et dérégulationnistes de son héritage Thatchérien ?

La thèse que j’ai soutenue, avant même la tenue du référendum, c’est que le Brexit est l’aboutissement de la logique libre-échangiste de l’UE. En entrant dans l’UE les pays sont poussés à se battre les uns contre les autres en allant vers le moins disant fiscal et le moins de régulation possible. En sortant de l’UE, Theresa May n’a aucune envie d’en finir avec cela. Au contraire les conservateurs voient dans le Brexit la possibilité d’en finir avec les quelques régulations qui pesaient encore sur l’Angleterre. La sortie de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la fin de toute réglementation pesant sur la City et la minimisation des taxes constituent l’agenda post-Brexit des Conservateurs.  Theresa May est donc encore tout à fait dans une approche libre-échangiste.

« Le Brexit est l’aboutissement de la logique libre-échangiste de l’UE »

Le seul aspect où elle semble se démarquer du libre-échangisme c’est sur l’immigration —étant donné que le libre-échange de la main œuvre est aussi un aspect essentiel du libre-échangisme. Mais là encore j’ai du mal à y croire. On voit déjà de nombreuses poussées de la part des entreprises anglaises —notamment dans la restauration—qui menacent de ne plus pouvoir s’en sortir si elles ne peuvent plus exploiter une main d’œuvre bon marché issue de l’immigration. Ça m’étonnerait beaucoup que May aille plus loin dans ce domaine.

De son côté Jeremy Corbyn a entériné, il y a quelques mois, la décision du peuple britannique concernant la sortie de l’Union Européenne. Cette décision, qui a été critiquée au sein du Labour, porte-elle ses fruits aujourd’hui, une semaine avant le vote ?

J’ai peur que non. Le problème du Labour c’est que sa position a été trop ambiguë. Corbyn a hésité entre plusieurs positions. Je connais beaucoup de gens en Angleterre qui étaient pour un « lexit »  [ndlr : un Left-exit, autrement dit un Brexit de gauche] et je pense qu’à cause de la couverture médiatique du Brexit, le « lexit » est passé complètement inaperçu. Pourtant,  il y a beaucoup de gens qui ont voté pour sortir de l’UE sur une base de gauche. Pour ces gens-là, Corbyn était secrètement pour le « lexit », mais ne pouvait pas le dire car il était pieds et poings liés par son appareil. D’ailleurs, c’est aussi ce que pense la droite du Labour qui a reproché à Corbyn de ne pas avoir assez lutté contre le Brexit. Cependant, d’autres défendent que Corbyn était sincèrement pour rester dans l’UE. C’est assez flou. Au final, la justification que le leader travailliste donne désormais pour entériner le Brexit s’appuie sur le « respect de la démocratie ». C’est une justification  fragile parce que  le respect des résultats du vote n’empêche pas de critiquer les conditions dans lesquelles le vote s’est déroulé.  Cela le conduit à occuper une position très faible et mal assumée alors que la campagne actuelle mériterait d’être menée dans la carté.

« Il fallait empêcher l’extrême-droite de récupérer le Brexit […] si Corbyn avait été plus clair sur la question […] aujourd’hui ça porterait ses fruits. »

L’année dernière on parlait beaucoup du Brexit avec des amis de gauche. Beaucoup prônaient le maintien dans l’UE à cause des retombées positives que le « Brexit » aurait pour l’extrême-droite.  Au contraire, pour moi,  le Brexit était une certitude compte tenu des échecs répétés de l’UE lors des consultations populaires qui avaient précédés en Europe. Ce qui importait donc, c’était d’empêcher l’extrême-droite de récupérer le Brexit. Pour cela, il fallait que Corbyn défendent un « lexit ». En fait, il fallait que la situation ressemble à ce qui s’était passé en France après le référendum de 2005 où le « non » progressiste avait permis la recomposition de la gauche. Si Corbyn avait été plus clair sur cette question, il aurait eu beaucoup de mal à l’assumer sur le moment, mais aujourd’hui ça porterait ses fruits. En plus ça aurait permis de précipiter la scission dont le Labour a absolument besoin.

Justement, alors que les derniers sondages montrent que la victoire des travaillistes entre dans le domaine du possible, quelle est la position de Corbyn au sein du Labour et vis-à-vis du vieil establishment blairiste ? Si jamais il l’emportait serait-il en mesure d’imposer son programme à la droite du parti ?

Voilà, c’est toute la question. C’est drôle, durant la campagne de l’élection française tout le monde poussait la candidature de Benoit Hamon ou de Gérard Filoche en disant « c’est le Corbyn Français ». Pour moi c’était justement la raison pour ne pas les soutenir. Mais du coup pour Corbyn, si les intentions de votes continuent de se rapprocher, il va subir une offensive absolument ignoble de la part de son propre parti. Ça risque de lui coûter la victoire. Malgré tout, si jamais il gagne, à mon avis il ne pourra pas gouverner. Les quelques fois où Corbyn a pris des positions audacieuses au Parlement (par exemple contre le programme nucléaire Trident) certains membres de son parti n’ont eu aucune difficulté à rompre les rangs. Une fois au pouvoir, ils n’auront aucun problème à recommencer.

“Corbyn va subir une offensive ignoble de la part de son propre parti.” 

C’est très difficile, bien sûr, ce que Corbyn essaie de faire. Je ne veux pas l’accabler.  Mais à un moment, après la tentative de putsch absolument grotesque qui avait été menée contre lui [ndlr : en juin 2016 la majorité des députés Labour avaient voté une motion de défiance contre Corbyn], il avait été question de profiter de la reconfiguration des circonscriptions électorales pour changer le rapport de force au sein du Labour et mettre les Corbyniens à la place des Blairistes. A mon avis, il aurait fallu faire ça. Il fallait transformer le Labour Party de l’intérieur. Certes, je ne suis pas un politicien travailliste, et peut-être que les choses ne sont pas aussi simples que ça. Enfin tout cela prouve que pour changer les choses en profondeur, il faut faire comme Mélenchon a fait pendant huit ans, c’est-à-dire y passer du temps.

Oui, d’ailleurs, la campagne actuelle de Jeremy Corbyn est-elle influencée par la campagne menée par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle ? 

On vient déjà d’en voir un signe évident puisqu’ils viennent de sortir un jeux-vidéo, Corbyn Run, qui est un décalque de Fiscal Combat [ndlr: le jeu vidéo de la campagne de Mélenchon]. De même, en lisant le programme du Labour pour les élections, il me semble qu’il y a des idées nouvelles, proches du programme de Mélenchon, et que l’on ne trouvait pas auparavant, comme par exemple, la question de l’échelle des salaires dans les entreprises.

« C’est très bien que Corbyn s’inspire de Mélenchon, mais malheureusement il y a beaucoup de choses qu’il ne peut pas faire en deux temps trois mouvements. Il reste très fragile à plusieurs égards. […] On avait une force de frappe que Corbyn n’a pas. »

C’est très bien que Corbyn s’inspire de Mélenchon, mais malheureusement il y a beaucoup de choses qu’il ne peut pas faire en deux temps trois mouvements. Il reste très fragile à plusieurs égards. Il n’a pas la masse de matériel incroyable que la campagne de Mélenchon a su produire. Il se fait épingler à la télé sur des choses de base, comme le chiffrage de ses mesures, car il lui manque les cinq heures de chiffrages que nous avons eues. Ensuite, quand bien même son programme serait chiffré, il aurait été encore plus important de construire des canaux alternatifs de communication, comme nous avec la chaîne Youtube qui nous a permis de répondre aux attaques de la presse traditionnelle. On avait une force de frappe que Corbyn n’a pas. Sa technique et sa communication ont évolué, mais cela ne suffit pas à emporter une campagne. Prisonnier de son appareil, Corbyn n’a simplement pas eu les moyens de mettre tout ça en place et n’a pas assez travaillé sur le fond. Lors de son élection à la tête du Labour, il y  deux ans, on a parlé de « Corbynomics », d’un renouveau de la pensée économique du Labour : aujourd’hui je me demande ce qu’ils ont fait. Je connais plein d’économistes en Angleterre qui auraient pu contribuer à ce programme. Cela dit, bien sûr, il faut reconnaître que l’élection anticipée ne lui a pas laissé le temps de mettre grand-chose en place.

Sur un plan plus large, comment voyez-vous l’évolution de la situation écossaise et de la situation irlandaise dans les années à venir. L’implosion du Royaume-Uni n’est-elle plus qu’une question de temps ? La victoire du Labour ou des Conservateurs y changerait-il quelque chose ?

Oui ça changerait quelque chose. Je ne sais pas si c’est une question de temps. Quand j’étais en Ecosse il y a quelques jours, j’ai senti une certaine appréhension à gauche. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas fous, ils hésitent entre l’isolation au sein du Royaume-Uni et le massacre au sein de l’UE. Ils ont quand même tous suivis la crise grecque et ils savent que ce n’est pas une perspective réjouissante pour un petit pays de se retrouver seul face à l’UE. Pour nous, c’est des questions qui sont très intéressantes. Si je me base sur ce que disait le SNP au moment du référendum sur l’Indépendance (en Septembre 2014), quand ils imaginaient ce que serait leur stratégie indépendante dans l’UE, ils comptaient s’appuyer sur la rente pétrolière et baisser l’impôt sur les sociétés à 12%. Nous on n’a aucune envie d’avoir encore un paradis fiscal au cœur de l’Europe. Par contre, quand j’étais à Glasgow, il y avait tout un courant à gauche qui justement est critique envers la rente pétrolière et défend le développement des énergies renouvelables. Ces gens-là nous intéresseraient beaucoup plus comme partenaires dans l’UE. Je ne pense pas que l’on puisse savoir aujourd’hui quelles seront les décisions prises en Ecosse et en Irlande. Ils sont pris entre le marteau et l’enclume. Mais, au fond, l’échelle ça ne m’intéresse pas. Que ce soit l’Ecosse, le Royaume-Uni, l’Europe, ça importe peu, la seule chose qui compte c’est si on mène une politique de droite ou une politique de gauche.

Enfin, quels sont, selon vous, les leçons à tirer en France et en Europe de la situation britannique ?

C’est assez évident : il faut se rappeler que quand Mélenchon a quitté le PS en 2009, c’était parce qu’il refusait les traités européens qui mènent l’Europe à l’implosion. Le Brexit c’est l’étape numéro 1 de cette dislocation, que l’on voit s’annoncer avec la montée des extrêmes-droites partout en Europe. Par ailleurs, l’ambiguïté qui plâne autour du Brexit est intéressante.  Beaucoup de gens pensent que la xénophobie est la principale cause du Brexit et que le rejet du néolibéralisme n’a rien eu à voir avec le vote britannique. Même si c’est vrai que ce n’est pas l’Europe qui a imposé le néo-libéralisme en Angleterre puisque les Conservateurs s’en sont très bien chargés tout seuls, ça reste complètement idiot de réduire le Brexit à la xénophobie. Non seulement le dissolvant social qu’est le néolibéralisme débouche facilement sur des politiques xénophobes, mais, en outre, pour que le Royaume-Uni reste dans l’UE encore eût-il fallu que la gauche puisse défendre l’UE. C’était impossible car cette Europe néolibérale est indéfendable. Au bout du compte, la seule base sur laquelle on puisse redonner envie d’une Union en Europe c’est une base de gauche : c’est la gauche qui peut redonner envie d’Europe, mais ça ne sera pas possible si l’Europe ne change pas.

“Il existe une gauche britannique et il y aura de quoi faire avec elle pour rebâtir une Europe intéressante” 

Il y a une gauche au Royaume-Uni. Mon premier engagement de terrain ça a été dans la People’s Assembly Against Austerity, montée en 2013 par Ken Loach et Owen Jones. Ça a été un puissant mouvement de fond, que l’on retrouve aujourd’hui dans Momentum, le réseau militant de Corbyn au sein du Labour. Quoiqu’il arrive à Corbyn et quoiqu’il arrive à l’avenir, il existe une gauche britannique, et il y aura de quoi faire avec elle pour rebâtir une Europe intéressante.

Entretien réalisé par Paul Malgrati pour LVSL. 

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Royaume-Uni : Corbyn joue quitte ou double le 8 Juin

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Dans un mouvement inattendu mais qui a au final peu surpris, la Première Ministre britannique Theresa May a décidé de convoquer une General Election le 8 Juin prochain. Ce geste a pour but de conforter la majorité législative réduite que les conservateurs avaient obtenu contre toute attente en 2015. Arguant que ces élections législatives permettront de conforter son mandat de négociation avec l’Union Européenne dans le cadre du Brexit déclenché par l’article 50 du traité de Lisbonne il y a moins d’un mois, Theresa May espère surtout utiliser sa popularité élevée pour tailler des croupières aux diverses forces d’opposition qui traversent des périodes de flou stratégique. Le leader de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn a soutenu le projet d’élections anticipées, mais il en connait le risque : si son parti subit une nouvelle défaite, en conserver le leadership face aux blairistes sera pratiquement impossible.


Les partis d’opposition en déshérence

Un petit retour sur les dernières années s’impose. Après 5  ans de gouvernement de coalition avec les libéraux marqués par une austérité drastique qui n’avait permis de réduire le déficit que de moitié, le Royaume-Uni se retrouvait perclus de divisions. Les émeutes urbaines de 2011 avaient surpris tout le monde, les inégalités et les prix des logements atteignaient des sommets, le NHS, service de santé publique, souffrait très sévèrement des coupes budgétaires, la fracture géographique entre Londres et le Sud-Est de l’Angleterre et les régions désindustrialisées s’aggravait. Seule consolation pour David Cameron : le référendum d’indépendance écossais de 2014 avait été remporté avec une marge généreuse de 10 points.

Pour couronner le tout, les ambitions de certains membres du parti conservateur, dont l’actuel Ministre des Affaires Etrangères Boris Johnson, avaient conduit à intégrer le débat sur l’appartenance à l’Union Européenne au sein des Tories pour en faire une ligne de fracture permettant, à terme, de déloger David Cameron du 10 Downing St. D’autant que le parti était désormais débordé sur sa droite par le UKIP de Nigel Farage que les sondages donnaient assez haut. Face à tout cela, David Cameron eut le coup de maître de centrer les élections de 2015 quasi-uniquement sur la question européenne en proposant un référendum sur le Brexit, à la fois pour faire oublier l’austérité considérable qu’il venait d’infliger, mais aussi pour couper l’herbe sous le pied de ses concurrents Tories et UKIP. Les sondages, toujours eux, donnèrent le Labour, à l’époque dirigé par Ed Miliband, gagnant pendant la quasi-totalité de la campagne.

Les résultats de 2015 : en bleu, les conservateurs, en rouge, les travaillistes, en jaune, le SNP, en orange, les libéraux et en violet, UKIP.

Finalement, le risque s’avéra payant pour David Cameron, puisque les électeurs lui offrirent une majorité de sièges à la Chambres des Communes, lui permettant de se passer de coalition. Les Tories avaient certes obtenu le meilleur score global, mais ils bénéficiaient exagérément du système électoral britannique, attribuant le siège de député au vainqueur du premier et seul tour de la circonscription.

L’opposition travailliste, dont le pourcentage de voix avait pourtant cru de 1.4% depuis l’élection de 2010, perdit 26 sièges en raison de l’éparpillement de ses voix, tandis que le SNP, parti indépendantiste écossais, remportait 56 des 59 sièges écossais. Mais, surtout, ce fut la débâcle des Whigs, les alliés libéraux des conservateurs entre 2010 et 2015, et l’incapacité pour UKIP de battre les autres candidats dans chaque circonscription malgré un score national élevé, qui jouèrent. Les premiers souffrirent fortement du rejet de la politique d’austérité qu’ils avaient contribué à mettre en place et du triplement des frais d’inscriptions dans le supérieur contraire à leur programme de 2010, assez populaire auprès des jeunes. Les seconds n’obtinrent qu’un seul siège malgré leur troisième place, celui de Clacton, représenté par Douglas Carswell, qui a récemment démissionné du parti.

Ce fut donc un résultat sans appel : David Cameron avait la voie libre pour tenter d’extorquer de maigres et flous avantages pour son pays à la Commission Européenne avant d’organiser le référendum. La déconfiture de la plupart des partis d’opposition en même temps que la suppression de toute raison d’être pour UKIP (en dehors de la campagne, désormais passée, pour le Brexit) n’ont pas manqué d’être confirmé par les derniers mois : UKIP n’a plus aucun membre au Parlement, les libéraux semblent condamnés à de faibles scores pour les années à venir, les indépendantistes écossais sont bien trop affairés à préparer un nouveau référendum pour s’occuper des affaires de Westminster. Enfin et surtout, le Labour souffre de guerres internes qui l’empêche de présenter une alternative cohérente à Theresa May.

 

Le Labour à la croisée des chemins

Car c’est bien l’absence d’une opposition forte et unie qui nourrit l’hégémonie conservatrice actuelle. Ed Miliband était certes dénommé « Ed the Red » en raison du marxisme de son paternel et de sa claire différenciation avec l’ère néo-travailliste par certaines de ses propositions. Cependant, il avait dès son élection à la tête du parti entrepris de recentrer son discours et déclaré « ne pas s’opposer à toutes les coupes budgétaires ». La défaite de Miliband, quelque peu plus à gauche que ses prédécesseurs Gordon Brown et Anthony Blair mais sans être radical, plonge donc le parti dans un nouveau tumulte en 2015. Au terme d’une élection interne marquée par un nouveau mode de scrutin permettant à tout adhérent ou sympathisant, en échange d’une contribution, de voter (rompant avec la tradition sociale-démocrate de forte influence des syndicats), c’est un candidat au départ mineur et méconnu qui s’impose à presque 60% : Jeremy Corbyn.

Si Jeremy Corbyn a été porté très largement à la tête du Labour, ce n’est pas par hasard. Ses positions tranchées contre l’austérité, la guerre en Irak mais aussi une large partie de la politique du New Labour ont fait mouche dans un pays aux inégalités considérables. Si le soutien populaire de Corbyn ne s’est jamais démenti jusqu’ici, c’est principalement les coups de poignard dans le dos de la part des députés élus en 2015 qui l’affaiblisse. Ceux-ci enchaînent les déclarations assassines et font valser le Shadow Cabinet à de multiples reprises, ayant pour seul objectif de renverser ce « gaucho » qui critique ouvertement la politique « sociale-libérale » qu’ils ont mis en place sous Blair et Brown et qu’ils défendent toujours. L’échec du « Remain » défendu du bout des lèvres par un Corbyn embarrassé de soutenir le monstre néolibéral qu’est l’UE, mais se refusant à faire campagne au côté des bigots et des xénophobes de la campagne du « Leave » leur offre une occasion de le désavouer directement. Peine perdue : au terme d’un nouveau vote où l’opposition à Corbyn se matérialise sous la forme d’un unique candidat, Owen Smith, Jeremy Corbyn l’emporte à nouveau avec un score encore plus élevé, de 62%.

Néanmoins, l’équation de la guerre interne entre les députés néo-travaillistes et la base pro-Corbyn est insoluble tant que l’un des deux camps ne tombe pas. Bien qu’il ait été réélu avec un excellent score et que l’élection interne au syndicat Unite devrait réaffirmer le soutien à sa ligne, Jeremy Corbyn sera incapable de continuer à diriger le Labour si celui-ci perd les élections du 8 Juin. La convocation de cette General Election visait clairement à couper l’herbe sous le pied des travaillistes, pour les empêcher de préparer leur campagne correctement, alors qu’ils auront déjà à souffrir de la probable prééminence du SNP en Ecosse.  Tout l’enjeu de ces élections anticipées est ici : elles handicapent le parti mais elles permettent aussi de faire face frontalement aux conservateurs sans attendre trois ans qui s’annonçaient encore lourds de coups dans le dos pour Corbyn et risquaient de briser la volonté de changement radical qui l’avait porté à la tête du parti. Le Labour traverse certes une période tourmentée marquée par des affaires d’antisémitisme et la campagne des néo-travaillistes pour Corbyn est peu enthousiaste, mais c’est un passage obligé pour renouveler le parti en le nettoyant de l’héritage blairiste. Faute de quoi, la ligne défendue par Corbyn sera discréditée pour de nombreuses années et le parti lui préfèrera sans doute quelqu’un d’autre, capable d’enrober un programme néolibéral de jolis artifices. La même stratégie que celle d’Obama ou de la « gauche Terra Nova ». Sadiq Khan, maire du Grand Londres depuis l’an dernier a été un des plus fervents partisans du « Remain », première étape pour s’offrir une posture nationale ?

Casser l’imposture sociale de Theresa May

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Theresa May © UK Home Office

Pour remporter la victoire, Corbyn peut s’appuyer sur la grande popularité de certaines de ses propositions : le rejet de l’austérité, davantage de moyens pour le NHS ou encore la renationalisation du rail. Comme dans bon nombre d’états occidentaux, la majorité de la population rejette désormais l’austérité vécue depuis la crise, et plus généralement les excès du néolibéralisme. Cependant, si la plateforme du Labour est en soi populaire, le problème est double : le Labour est discrédité par les années Blair et Brown (1994-2010) toujours représentés par bon nombre de parlementaires actuels et sa rhétorique de défense des classes populaires est concurrencé par celle des partis indépendantistes. Voire par le parti conservateur depuis le remplacement de David Cameron par Theresa May.

En effet, si David Cameron incarnait à merveille le néolibéralisme orgueilleux, le bling-bling et le mépris pour les couches populaires, Theresa May a su jouer avec brio de son image de sobriété et du contexte du Brexit, auquel elle s’était pourtant opposé durant la campagne précédant le référendum. Lorsque Port Talbot, la plus grande aciérie du Royaume-Uni, située au Pays de Galle, était menacée de fermeture par son propriétaire indien Tata, Theresa May a beaucoup communiqué sur son soutien aux ouvriers et a assuré que l’usine ne fermerait pas. Elle a également su mener sa barque habilement jusqu’ici concernant le Brexit : jouant sur les chiffres corrects de la croissance pour donner l’apparence d’une bonne gestion du Brexit qui n’a pas encore eu lieu, elle alimente en permanence le flou autour de celui-ci. Promettant un « Brexit that works for all », la Première Ministre nourrit sa popularité sur l’écran de fumée patriotique que celui-ci dégage, d’autant que les mouvements d’indépendance sont au plus haut en Ecosse et en Irlande du Nord. En monopolisant le débat politique avec celui-ci, elle donne l’impression de tenir le cap contre vents et marées et surtout, elle détourne l’attention d’autres sujets cruciaux comme le NHS, le coût du logement, la montée en puissance des « working poors » etc.

Le refus de May de participer aux débats télévisés organisés dans le cadre de la campagne à venir trahit la peur d’être confronté à ces sujets et de ne pouvoir les cacher derrière la ferveur patriotique. Il est donc indispensable pour Jeremy Corbyn de continuer à combattre son discours. Jeremy Corbyn peut remporter l’élection s’il parvient à briser la communication du parti conservateur et parvient à réorienter la campagne sur les bons thèmes. Développer sa propre vision patriotique serait également très utile, afin de proposer une alternative directe à la fois au gouvernement et aux mouvements indépendantistes. Tout cela demande du temps et beaucoup de ressources, or Corbyn n’est soutenu que du bout des lèvres par des parlementaires qui rêvent d’une défaite permettant de le dégager et la campagne va être courte.

Une stratégie populiste complète imitant celle de Jean-Luc Mélenchon peut fonctionner pour permettre de se démarquer des politiques néolibérales menée par la partie du Labour qui lui est opposée et le gouvernement conservateur et regrouper l’opposition à celles-ci. Mais le caractère particulier de l’élection, reposant sur l’obtention d’une majorité de députés à la Chambre des Communes, va être handicapant pour susciter ce populisme. Car Corbyn ayant besoin de l’appareil du parti et surtout des députés pour l’emporter, il risque d’être coincé. D’autant plus que l’étude de la liste des candidats que présente Le Labour indique que Corbyn n’a pas pu faire le ménage nécessaire. Qu’il gagne ou qu’il perde, il aura les blairistes dans les pattes. L’avenir nous dira si Jeremy Corbyn aura su réformer le vieux parti travailliste pour l’ancrer de nouveau à gauche ou si la constitution d’un nouveau parti ex nihilo tel que Podemos est nécessaire pour parvenir au pouvoir. Faute de quoi, le bipartisme britannique se résumera à un duels entre partis de l’oligarchie et accouchera sans doute d’une désunion du royaume et d’oppositions usant d’une forte violence.

 

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Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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