La première vie de Fidel Castro : portrait de Cuba avant la Révolution

Fidel Castro en 1953

De Cuba avant la Révolution, on connaît l’image d’Épinal du « bordel des États-Unis ». On connaît moins la domination de son économie par quelques compagnies nord-américaines, qui se maintenaient en place par une collusion constante avec les autorités politiques du pays. Les oligopoles du secteur de l’agro-alimentaire, des télécommunications et des mines sont alors une cible privilégiée des mouvements démocratiques et socialistes de l’Amérique centrale et des Caraïbes. Sans surprises, ils sont également des acteurs clefs des coups d’État pro-américains – comme celui qui a instauré une junte sanguinaire au Guatemala en 1954. À Cuba, c’est en luttant contre ces entreprises tentaculaires que le jeune avocat Fidel Castro se fait une réputation. Il se confronte, entre autres, au géant américain International Telephone and Telegraph (ITT), destiné à jouer un rôle déterminant dans le renversement ultérieur du socialiste chilien Salvador Allende. Les premières années de la vie politique de Fidel Castro, mal connues, sont déterminantes pour comprendre la Révolution cubaine et sa radicalité. Par Abel Aguilera, historien, traduit de l’espagnol et édité par Léo Rosell.

Fidel Castro et la défense du corps étudiant cubain

Entré à l’Université de La Havane en septembre 1945, Fidel Castro soutient cinq ans plus tard son mémoire de fin d’études intitulé : « La lettre de change en droit privé et la législation comparée » avec mention. Il est ainsi titulaire d’un doctorat en droit et en sciences sociales, tout en étant licencié en droit diplomatique et en droit administratif. Quelques jours plus tard, lors d’une réunion sur les marches de l’Université de La Havane, il convainc deux camarades, Jorge Azpiazo Núñez de Villavicencio et Rafael Resende Vigoa de s’associer à lui. Ainsi, le 10 novembre 1950, une fois inscrit au Barreau de La Havane, Fidel Castro et ses deux amis enregistrent le cabinet d’avocats Azpiazo-Castro-Resende, dans le quartier dynamique de la Vieille Havane.

Carte de visite de Fidel Castro.

C’est ainsi que commence l’activité professionnelle du jeune Fidel Castro. Spécialisé en affaires civiles et sociales, il se retrouve davantage au contact des secteurs les plus marginalisés de la société et est témoin des inégalités abyssales qui fracturent le pays.

Le contexte national est alors caractérisé par la corruption généralisée qui touche le gouvernement, la répression politique, les assassinats fréquents de leaders de l’opposition, la censure de la presse et l’aggravation des tensions sociales. Des groupes de gangsters contrôlent le commerce de la drogue, la prostitution et les jeux interdits. La soumission des gouvernements vis-à-vis des États-Unis favorise également le pillage des richesses cubaines au profit des entreprises nord-américaines, qui exploitent les travailleurs cubains. Cuba a beau posséder l’une des constitutions les plus progressistes de l’époque, celle-ci est largement ignorée par les gouvernements chargés de son application.

Le processus judiciaire contre le géant américain International Telephone and Telegraph (ITT) aboutit à une victoire des plaignants. L’entreprise est contrainte à baisser ses tarifs. La sentence n’a jamais été appliquée, l’entreprise ayant réussi à marchander avec le chef d’État Fulgencio Batista, numéro un de la dictature militaire cubaine…

Pour l’année scolaire 1951-1952, le ministre de l’Éducation Aureliano Sánchez Arango publie une résolution qui invalide les avancées obtenues précédemment par les étudiants, qui se mobilisent immédiatement et organisent des manifestations de rejet. Pour sa part, le ministre de l’Intérieur Lomberto Díaz Rodríguez a déclaré illégales ces manifestations, ce qui conduit à une confrontation avec la police, l’armée et des groupes de gangsters, qui avaient pour ordre de les réprimer.

Les manifestations ont duré des semaines et la Fédération étudiante universitaire (FEU) a créé un comité de lutte pour renverser la résolution impopulaire. À Cienfuegos, les protestations sont très vives, générant une violente réaction des forces de l’ordre. Le 12 novembre 1950, les élèves organisent une manifestation devant l’Institut d’enseignement secondaire et invitent une représentation du comité. Celui-ci est dirigé par Fidel Castro, accompagné par Enrique Benavides Santos, Mauro Hernández, Francisco Valdés et Agustín Valdés. Le soir, Fidel Castro et Enrique Benavides Santos sont arrêtés par une patrouille près de la mairie et conduits à l’unité de police. De la fenêtre, ils regardent la confrontation entre la police et les étudiants qui dure environ quatre heures.

Une fois la répression terminée, ils sont poursuivis pour « agitation » et « atteinte à l’ordre public ». Au début de l’instruction, les deux détenus refusent de coopérer : ils donnent de faux noms – Castro se fait appeler Ramiro Hernández Pérez – refusent de signer les documents. À l’aube, sans en informer les détenus, les autorités procèdent à leur transfert à Santa Clara, la capitale provinciale. Les mauvais traitements qu’ils subissent de la part de la police ne prennent fin qu’avec l’arrivée inattendue du président du conseil municipal, qui craignait pour la sécurité des deux jeunes militants.

Le lendemain, après avoir reçu la nouvelle de leur envoi à Santa Clara, les étudiants mobilisés se rendent à proximité du pénitencier provincial, ce qui, avec les efforts du chef du Parti du peuple cubain (orthodoxe) Eduardo Chibás Rivas, force les autorités à relâcher les deux détenus à midi. Pour autant, le 23 novembre, le procès judiciaire est ouvert contre les citoyens Enrique Benavides Santos et Fidel Castro. Le 5 décembre, ils sont cités à comparaître à l’audience.

Assurer sa propre défense, faire de la barre une tribune politique

À la date et à l’heure indiquées, l’audience de l’affaire n° 543/50 se tient dans la salle d’audience de Las Villas. On trouve dans le public la majorité des étudiants de Cienfuegos et de nombreux jeunes révolutionnaires. Enrique Benavides est défendu par Benito Besada Ramos, camarade de classe révolutionnaire, qui faisait également ses débuts comme avocat. De son côté, Castro a choisi de se défendre lui-même. Lors de l’audience, il utilise ainsi l’estrade comme une tribune politique d’où il dénonce les maux qui affligent la société cubaine – en plus de pointer du doigt le chef de la police de Cienfuegos pour son manque d’éthique et son soutien à la corruption dans le pays.

D’après les témoignages, l’atmosphère de la séance était tendue, en raison de la présence du chef de la police de Cienfuegos, détesté par les étudiants pour ses méthodes répressives. De plus, les attaques formulées à son encontre par Castro enflamme encore davantage les étudiants et provoque la colère de son accusateur. C’est finalement le procureur lui-même qui propose l’acquittement des accusés, sans doute dans une volonté d’apaisement. Ce premier procès permet à l’avocat mis en cause d’élaborer une méthode amenée à être réutilisée dans d’autres procédures judiciaires comportant une dimension politique, à travers son auto-défense, tout en démontrant à cette occasion sa capacité à mobiliser les masses.

C’est ainsi que Fidel Castro dénonce de façon croissante les maux qui touchent la République cubaine. Son diplôme de droit lui confère une arme puissante, à savoir la capacité d’agir et de s’exprimer au nom de la loi. Les obstacles qui se dressent alors contre lui ne peuvent l’amener qu’à une seule conclusion : le système juridique et constitutionnel cubain ne fonctionne plus.

En lutte contre le monopole de la compagnie téléphonique cubaine

Au premier trimestre de l’année 1951, le cabinet d’avocats Azpiazo-Castro-Rasende intente une action en justice contre le monopole américain sur les communications qui s’exprime à travers la Cuban Telephone Company, par l’intermédiaire de laquelle il exige une baisse des tarifs facturés aux utilisateurs. La Compagnie cubaine de téléphone a été créée à Cuba en 1909, à la suite de l’obtention par décret présidentiel d’une autorisation perpétuelle d’établir et d’ouvrir des lignes et des systèmes téléphoniques au public. Dans les années 1930, la compagnie devient la branche la plus prospère de celles installées par le géant américain International Telephone and Telegraph Corporation (ITT). Au milieu de la crise économique mondiale, l’entreprise a progressivement baissé les salaires, déclenchant une grève des travailleurs du téléphone le 9 novembre 1933 qui a duré environ un an.

Après la Seconde Guerre mondiale, on observe une détérioration progressive du service. La restauration de sa qualité justifie, selon l’entreprise, une augmentation des tarifs, qui se révèle particulièrement impopulaire et n’aboutit à aucune amélioration. Au début de l’année 1951, la société tentait d’influencer l’opinion de ses utilisateurs, et des publicités sur la difficulté à installer de nouveaux équipements à Cuba sont apparues dans certains médias. Malgré cela, le petit cabinet d’avocats créé par Fidel Castro et ses associés s’attaque à cette situation de monopole, et remporte un succès inattendu. La compagnie de téléphone utilise alors une stratégie dilatoire, sans succès. Une fois la sentence connue, elle fait appel devant la Chambre des lois spéciales et du contentieux administratif de la Cour suprême de la République, réussissant à retarder l’application de la sentence.

Le processus judiciaire dure ainsi jusqu’en 1954 et aboutit à une victoire des plaignants. L’entreprise est contrainte par la loi à baisser ses tarifs. Pourtant, à l’instar d’autres lois qui, à Cuba, restaient à cette époque lettre morte, la sentence n’a jamais été appliquée et l’entreprise a réussi à marchander avec le chef d’État Fulgencio Batista, numéro un de la dictature militaire cubaine. Cela fut possible grâce à une stratégie consistant à faire traîner le processus en longueur, et au bouleversement de l’ordre juridique du pays qu’avait induit le coup d’État de Fulgencio Batista en 1952. Pendant toute la durée du procès, l’entreprise n’est pas restée les bras croisés et a continué à faire pression sur le gouvernement. Ne parvenant pas à un accord, la compagnie annula ses nouveaux investissements dans le pays et décida, en guise de moyen de pression, de ne plus installer de téléphones. Ainsi, elle parvient à faire annuler la décision du tribunal par le chef d’État, et à signer un accord en sa faveur le 13 mars 1957. En contrepartie, la société nord-américaine offrit à Batista un téléphone en or massif…

Fidel Castro, à l’initiative de cette procédure, n’a pas pu poursuivre le procès depuis la mi-1953 en raison de sa participation à l’assaut de la caserne Moncada puis de son emprisonnement sur l’île des Pins. Il fut remplacé par l’avocat et militant du Parti du peuple cubain Pelayo Cuervo Navarro, qui a mené le processus à son terme. Ce dernier est assassiné le 13 mars 1957, quelques heures après l’accord entre la Compagnie et la dictature, dans le cadre de la vague répressive qui surprend La Havane après un assaut révolutionnaire manqué.

Quelles conséquences la signature de ce décret a-t-elle entraînées ? En substance, le contraire de ce que Fidel Castro et ses collègues du cabinet essayaient de réaliser : la compagnie téléphonique cubaine obtient des bénéfices nets de plus de 8%, alors qu’aux États-Unis, d’où est originaire l’entreprise, le maximum accepté était de 6,5 %. L’entreprise s’est également vue accorder le pouvoir de facturer aux clients toute augmentation établie par l’État, de même qu’une exonération du paiement des cotisations ou impôts pour les provinces et communes de l’archipel. L’impôt au profit de l’État cubain d’au moins 4% du revenu brut a enfin été supprimé.

Avec la mort d’Eduardo Chibás Ribas, candidat à l’élection présidentielle pour le Parti du peuple cubain (Orthodoxes) et potentiel vainqueur, le 16 août 1951, la situation politique du pays s’envenime.

Après le triomphe de la Révolution, l’une des premières mesures gouvernementales fut l’approbation de la loi n°122 en mars 1959, qui ordonna à la Compagnie cubaine des téléphones une réduction des tarifs téléphoniques. Surtout, le 6 juillet 1960, la loi n ° 851 prévoit la nationalisation par expropriation forcée de la compagnie, mettant fin à l’extorsion de ce monopole contre le peuple cubain.

Moins de deux décennies plus tard, ITT allait une nouvelle fois marquer l’histoire latino-américaine, pour son rôle dans le coup d’État contre Salvador Allende, qui devait conduire Augusto Pinochet au pouvoir…

Le litige contre la Warner Sugar Corporation et les abus des propriétaires terriens nord-américains

Un autre des conflits juridiques que Fidel Castro a menés à l’été 1951 avait pour cible la société nord-américaine Warner Sugar Corporation, propriétaire de la sucrerie Miranda, située à 27 kilomètres de Birán, sa ville natale. Lors des fréquents voyages de Fidel Castro pour mener à bien les démarches juridiques de son père, il fut frappé par le fait que les plantations de canne à sucre appartenant au moulin Miranda et les terres de la famille Hevia avaient des limites irrégulières. Ses questions aux travailleurs ne trouvant pas de réponse, il consulte les cartes de son père – qui depuis 1924 avait établi un contrat de 20 ans avec la Warner Sugar Corporation – et se rend compte que la société nord-américaine a planté sur les terres de la famille Hevia pendant plusieurs années.

Après avoir collecté toutes les données et vérifié les limites entre les deux propriétés, Fidel Castro calcule la superficie de canne à sucre plantée sur les terres d’Hevia au cours des 15 dernières années. En plus de la violation évidente de la propriété privée de cette famille, il y avait un conflit encore plus délicat, à savoir la reconnaissance légale de la terre sur laquelle aucune des parties n’était claire. En l’absence de preuves suffisantes, les propriétaires nord-américains du moulin Miranda pourraient se voir attribuer une partie de ces terres.

Une fois à La Havane, Fidel Castro présente les preuves aux propriétaires terriens, qui ont accepté d’engager le procès. Sur la base de la quantité et de la durée d’utilisation des terres et du coût moyen du sucre au cours de ces années, il a été calculé que le prix à payer par la société sucrière s’élevait à un minimum de 17 000 pesos. L’entité reconnut finalement l’activité qu’elle menait depuis plusieurs années et préféra payer la totalité de cette somme pour qu’aucune action en justice ne soit déposée devant les tribunaux.

À cette période, le jeune avocat maintient donc parallèlement son activité d’avocat et son militantisme politique. Même si la plupart des procès qu’il intente n’avaient aucun lien politique direct, à l’exception de celui contre la Compagnie cubaine des téléphones, il démontre déjà un intérêt à utiliser sa profession d’avocat comme instrument de lutte contre les maux qui remettent en cause la souveraineté de Cuba.

Un climat politique délétère pour l’opposition 

Avec la mort d’Eduardo Chibás Ribas, candidat à l’élection présidentielle pour le Parti du peuple cubain (Orthodoxes) et potentiel vainqueur, le 16 août 1951, la situation politique du pays s’envenime. Fidel Castro se présente quant à lui comme candidat à la Chambre des représentants pour le quartier de Cayo Hueso, à La Havane, il distribue fréquemment des tracts, prend la parole lors de rassemblements, frappe aux portes de ses électeurs et s’exprime à la radio.

Des décennies plus tard, il commentera : « à cette époque, j’ai commencé à réfléchir à une stratégie de prise de pouvoir révolutionnaire. (…) J’ai commencé à élaborer une stratégie dans le cadre de l’ensemble du processus politique et, compte tenu de la période ultérieure, j’ai envisagé de m’insérer dans l’appareil de ce parti, de me présenter comme député pour l’organisation et d’entrer au parlement. (…) Ensuite, depuis le parlement, je présenterais un programme révolutionnaire avec les orthodoxes. J’ai esquissé la stratégie en brisant la discipline du parti. En vertu de la Constitution et des lois, j’envisageais de présenter un programme semblable à celui de Moncada. Toutes les questions vitales que j’ai exposées dans L’histoire m’absoudra apparaîtraient sous forme de lois dans le plan que j’allais présenter au Parlement, avec l’assurance que ce projet au sein du parti deviendrait un programme pour les masses révolutionnaires. C’est-à-dire qu’il n’allait pas être approuvé, mais qu’il allait devenir la plate-forme de mobilisation de toutes les forces sociales et politiques, des forces d’action armées pour renverser ce gouvernement. » Si l’on tient compte des procédures judiciaires dans lesquelles il a été impliqué par la suite, la plupart d’entre elles sont liées à sa carrière politique.

Alors que les prix des billets de bus de la Cooperativa de Ómnibus Aliados (COA) avait augmenté de manière injustifiée le prix du billet, la Fédération étudiante universitaire (FEU) convoque pour le 5 septembre 1951 une concentration devant les marches de l’université de La Havane. La police reçoit l’ordre de réprimer la manifestation. Sur place, le jeune ouvrier Carlos Rodríguez Rodríguez est sauvagement battu et meurt le lendemain des suites de ses blessures. Sur la proposition de Fidel, le corps est présenté dans la salle des martyrs de l’université de La Havane, où une foule indignée s’est rassemblée. Après la veillée funèbre, il propose également d’emmener le cercueil au palais présidentiel, dans le but de manifester contre la politique répressive du président Carlos Prío Socarrás. La proposition n’a pas été acceptée par les membres et le corps a été transporté au cimetière Colón.

Indigné par ce crime, l’avocat suggère à Justa Rodríguez, la mère de la victime, de parler à la presse, ainsi qu’une action en justice. Le 6 septembre 1951, ils déposent plainte pour homicide. Le 11 septembre 1951, une lettre de Fidel intitulée « Más vale morir de pie » (« Il vaut mieux mourir debout ») est publiée dans le journal Alerta, dans laquelle il réitère sa condamnation des auteurs du crime et des abus policiers. Les accusés mènent plusieurs actions dans les jours suivants et sollicitent l’appui des plus hautes sphères du pouvoir militaire. De toute évidence, ils craignaient d’être emprisonnés et essayaient donc de se soustraire à la justice, car ils n’avaient aucune chance d’être acquittés par des moyens légaux. Dans le même temps, Fidel Castro savait sa vie en danger.

Les policiers mis en cause versent une caution et attendent leur procès en liberté. Immédiatement, les péripéties juridiques ont commencé. Le ministre de la Défense demande le transfert de l’affaire aux tribunaux militaires, en prenant pour prétexte le fait que Cuba était officiellement en état de guerre avec le Japon, l’Italie et l’Allemagne. La stratégie était claire : juger les accusés devant un tribunal militaire, où ils seraient acquittés ou purgeraient des peines minimales. Le tribunal déclare la demande irrecevable, en se référant aux ordonnances rendues de manière continue par la chambre pénale de la Cour suprême depuis le 28 octobre 1949, et a fait valoir que la stabilité du pays empêchait l’application de cet outil juridique. L’avocat de la défense va jusqu’à inventer que le chef de la police n’était pas sur place aux moments des faits, ce qui est démenti par les témoins des actions de Salas Cañizares.

Le 30 janvier 1952, le tribunal déclare qu’il n’a pas encore reçu le rapport du chef du bureau d’enquête de la police nationale contenant les conclusions de ce qui s’était passé le jour des événements. Il n’est pas surprenant que, pour retarder le processus ─ près de cinq mois après les faits ─, le siège de cet organe répressif n’ait pas conclu ses investigations.

Bien que cela ne soit pas évident dans la documentation conservée, il semble que la défense ou les conclusions présentées par le Bureau des enquêtes alléguaient qu’il n’y avait pas de preuves convaincantes impliquant directement la police dans la mort de Carlos Rodríguez Rodríguez. Ce qui est certain, c’est que le 6 février, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de clôture, dans laquelle il certifie qu’ « un instrument en caoutchouc présenté par le Dr Fidel Castro » a été utilisé comme preuves de la condamnation.

Le 4 mars, le procureur général, Evelio Tabío Roig, rend une ordonnance dans laquelle il considère que l’enquête est terminée et demande que l’affaire soit jugée. Dans ses conclusions, il demande « vingt ans de prison pour chacun des accusés » et, en matière de responsabilité civile, « d’indemniser les héritiers du défunt pour la somme de cinq mille pesos ». Il indique également que parmi les preuves à utiliser dans la procédure orale figurent les « aveux des accusés » et les « témoignages et expertises », correspondant à 14 témoins oculaires et deux médecins légistes. Jusqu’aux premiers jours de mars 1952, le procès se déroule normalement.

Vers le coup d’État et la dictature de Batista

Parallèlement à ces événements, Salas Cañizares conspire depuis plusieurs mois, avec d’autres officiers militaires sous les ordres de l’ancien président Fulgencio Batista y Zaldívar, dans le but de réaliser un coup d’État qui contrecarrerait la victoire des orthodoxes. Le 10 mars, l’action est menée à bien, inaugurant une dictature qui invalide la Constitution de la République et dissout le Congrès. Parmi les nominations effectuées ce jour-là par le dictateur figure la promotion de l’assassin avoué Rafael Angel Salas Cañizares au rang de « colonel de première catégorie » et à la tête de la police nationale.

Le coup d’État du 10 mars 1952 a non seulement aggravé la situation politique du pays, mais a également modifié le cours de la procédure pénale 1788/51. Dans ces circonstances, Fidel Castro est contraint à la clandestinité, car sa vie est à nouveau menacée et face à la dictature militaire les tribunaux perdaient de leur autonomie à vue d’oeil. Afin d’exonérer les accusés de leurs charges, le nouveau régime publie un décret qui indique le transfert du dossier à la juridiction militaire, laissant les assassins impunis. Il ne fait aucun doute non plus que les conclusions de ce procès ont influencé la formation politique du jeune Fidel Castro et la radicalisation de sa pensée. Le 1er mai 1952, lors d’un hommage à Carlos Rodríguez Rodríguez au cimetière de Colón, le jeune révolutionnaire Jesús Montané Oropesa présente deux leaders qui allaient marquer l’histoire de la nation cubaine, Fidel Castro et Abel Santamaría Cuadrado. L’année suivante, tous deux joueront un rôle de premier plan dans les événements du 26 juillet 1953.

Si son étape en tant qu’étudiant a été décisive dans sa formation politique, sa carrière d’avocat a donc également contribué à la consolidation de ses convictions. De son contact avec les secteurs les plus délaissés, de son affrontement avec le système politique et juridique corrompu du pays, ses convictions socialistes ont émergé. La mise en place de la dictature de Batista et la suspension de l’ordre constitutionnel empêchant toute continuation de la lutte sur le plan juridique comme politique, l’opposition menée par Fidel Castro, condamnée à la clandestinité, s’oriente vers la lutte armée pour combattre le nouveau régime. L’assaut de la caserne de Moncada, le 26 juillet 1953, sonne ainsi le début de la Révolution cubaine, à l’issue de laquelle, déclare Fidel Castro : « L’Histoire m’absoudra ».

Il faut attendre le 1er janvier 1959 pour que les révolutionnaires triomphent de Batista, et que le désormais commandant en chef des troupes révolutionnaires restaure la Constitution et entame une profonde transformation du pays…

« À Cuba, nous considérons la culture comme un besoin fondamental » – Entretien avec Abel Prieto

Raúl Martínez, Nosotros, salle Che Guevara de la Maison des Amériques © Léo Rosell

Cuba est une nation où règne la culture. Ses écrivains et poètes sont parmi les plus rayonnants de la littérature hispanique, les musiques et les danses afro-cubaines sont connues dans le monde entier et illustrent un mode de vie festif, dont le mojito et le cigare sont des symboles emblématiques. Mais au-delà de ces idées reçues qui affleurent sur les – rares – cartes postales que l’on trouve dans les boutiques pour touristes de La Havane, le développement culturel de l’île et son niveau d’éducation font la fierté du régime hérité de la Révolution. Pour ses opposants, le développement des institutions culturelles est également un moyen de renforcer le pouvoir du gouvernement. L’écrivain Abel Prieto, chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, a été pendant plus de quinze ans, de 1997 à 2012, le ministre de la Culture de Cuba, avant de devenir conseiller spécial de Raúl Castro à la présidence. Ancien président du syndicat des artistes et écrivains de Cuba, député à l’Assemblée nationale, il préside désormais la Maison des Amériques, une institution diplomatique et culturelle prestigieuse. Dans cet entretien, il revient sur la place centrale qu’occupe la culture à Cuba, sur les origines et les objectifs de la Maison des Amériques où il nous reçoit, ou encore sur l’importance de la culture française dans son parcours personnel.

LVSL : Vous êtes écrivain et avez été durant longtemps ministre de la Culture au sein du gouvernement cubain. Quelle place la culture occupe-t-elle dans la société cubaine et dans la vie quotidienne des Cubains, et quelles formes les politiques culturelles prennent-elles ici ?

A. P. – Récemment, on m’a commandé un texte sur le thème de la politique culturelle cubaine en lien avec le processus de décolonisation culturelle. Nous en avons tiré un petit numéro édité par la Maison des Amériques, faisant intervenir de nombreux artistes aussi jeunes que talentueux.

Le premier élément caractéristique de notre politique culturelle est donc pour moi l’élément décolonisateur. C’est une politique qui vise à freiner la colonisation culturelle et à émanciper la population. Nous n’avons jamais renoncé à cet objectif de démocratiser la culture. Il y a à Cuba une très grande tradition de création artistique, littéraire et poétique. La culture populaire est inscrite dans le quotidien des gens et dans leur rapport au monde, mais l’accès à la culture dite « légitime » a été durant trop longtemps limité. C’est pourquoi nous avons proclamé, comme le disait Fidel Castro, un droit du peuple à la culture, car sans culture, il n’y a pas de liberté possible. Cette relation était même au cœur de la réflexion de Fidel sur le « pauvre de droite », à travers l’idée que l’ignorance permet la manipulation.

S’est aussi développée l’idée qu’il ne devait surtout pas y avoir de promotion d’un style officiel. L’un des discours marquants de cette orientation a été prononcé par Fidel en 1961, et est passé à la postérité sous le titre de « Paroles aux intellectuels ». Dans ce discours, Fidel invite les artistes à produire un art qui serve la Révolution, tout en se démarquant du réalisme socialiste. Il se refuse à définir une doctrine esthétique ou un style officiel, contrairement au réalisme soviétique qui fut un désastre du point de vue de la création. Cette liberté créatrice, du point de vue esthétique, était l’une des préoccupations des artistes et des intellectuels, et leur a été garantie au terme de longues discussions de Fidel avec des artistes et des écrivains dans le théâtre de la Bibliothèque nationale de La Havane.

La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” »

L’un des autres éléments caractéristiques de la politique culturelle cubaine est son ouverture. Cela fait écho à une autre thèse de Fidel, selon laquelle on ne peut former le Cubain d’aujourd’hui et celui de demain dans un bocal en verre. Il faut le former aux intempéries, en lui apprenant à penser par lui-même, en créant des antidotes. Cette intuition est d’autant plus pertinente depuis l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Fidel était par exemple très préoccupé par la propagande commerciale et la façon dont elle avilit les hommes. Il disait que la propagande commerciale produisait des réflexes conditionnés chez les individus, et leur ôtait la capacité de penser par eux-mêmes. La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” » Nous ne voulons pas former des fanatiques mais des gens qui réfléchissent et sont dès lors en mesure de comprendre le monde, ses pièges et ses manipulations potentielles.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier livre édité par l’Imprimerie nationale ne soit pas un manuel de guérilla révolutionnaire ou de philosophie marxiste, mais le Don Quichotte, un monument de la littérature universelle, qui plus est le premier roman moderne. Dans un pays sous-développé en grande partie à cause de sa subordination aux intérêts états-uniens, et à l’issue d’une révolution menée par des paysans, des ouvriers, des gens humbles voire sans emploi, le signal est donné que l’émancipation passe par le Don Quichotte. C’est une chose extraordinaire, qui révèle la grandeur de cette politique, avant qu’elle ne se développe encore davantage avec la grande campagne d’alphabétisation de 1961.

Rappelons qu’il s’agit également d’un héritage de José Martí, le fondateur de notre nation. Martí disait que la seule façon d’être libre était d’être cultivé. Ce n’est pas un hasard non plus si son portrait et des citations issues de son œuvre sont omniprésents dans les écoles cubaines. Fidel disait même qu’il était l’auteur spirituel de la Révolution. Nous avons repris le fil de Martí et toute notre politique culturelle provient de cet héritage.

Abel Prieto
Abel Prieto dans la salle de réunion de la Maison des Amériques, La Havane © Léo Rosell

Plus concrètement, cette politique culturelle s’appuie sur une alliance entre les institutions culturelles et l’avant-garde intellectuelle et artistique. La veille de cet entretien, par exemple, était organisée à la Maison des Amériques le Conseil national de l’Union des artistes et écrivains de Cuba, syndicat que j’ai eu la chance de diriger par le passé. C’était une réunion absolument passionnante, très profonde quant aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. En particulier, celui de la terrible crise économique que nous traversons, à la suite de la pandémie et surtout du renforcement du blocus américain contre nous. L’une des critiques adressées lors de cette réunion a été le sentiment que l’importance de la culture est sous-estimée par les responsables politiques, qui doivent en même temps faire preuve de pragmatisme dans cette situation. Le dialogue très étroit entre avant-garde politique et avant-garde intellectuelle et artistique est donc toujours vif.

LVSL : Désormais, vous êtes le président de la Maison des Amériques. Pouvez-vous revenir sur les origines, l’histoire et les objectifs de cette institution ?

A. P. – Cette institution a été créée de façon très précoce, dès avril 1959, soit quelques mois seulement après le triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959, dans la foulée de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) et de l’Imprimerie nationale. C’est Haydée Santamaría, grande héroïne de la Révolution, déjà présente lors de l’assaut de Moncada en 1953, qui en a eu l’idée et qui en a été la première directrice. Alors que les États-Unis organisaient déjà l’isolement de Cuba par rapport au reste de l’Amérique latine, et que seul le Mexique continuait à entretenir des relations diplomatiques avec notre pays, l’objectif était de permettre le maintien de liens avec des artistes, intellectuels et écrivains du reste du continent.

Nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí et faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis.

Fidel a été très impliqué dans la création de cette Maison des Amériques, de même que Raúl qui y a prononcé un discours très important le 8 septembre 1959. Cette institution manifeste en quelque sorte le fait que nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí, que nous faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis. Malgré le fait que ces derniers nous ont exclus de l’Organisation des États américains, qu’ils ont tenté de nous isoler de notre famille spirituelle, de notre environnement naturel, cette idée est absolument transcendantale et décisive dans la survie de la Révolution. Notre institution a tenu un rôle crucial en réalisant un travail acharné pour déjouer, ou du moins atténuer, le funeste projet des États-Unis.

Ses missions sont donc l’accueil d’artistes et la promotion de la culture latino-américaine. Dans ce cadre, nous refusons la distinction entre haute culture et cultures populaires. Parmi nos collections, nous sommes très fiers de celle consacrée à l’artisanat populaire d’Amérique latine, d’autant plus que l’ensemble des pièces dont nous disposons n’ont pas été achetées mais sont issues de donations, ce qui révèle bien l’esprit de notre institution, fondée non pas dans un but mercantile mais dans celui de favoriser l’amitié entre les peuples et la coopération culturelle au sein de notre continent.

Cette fonction est encore plus importante lorsqu’il s’agit de la conservation d’œuvres menacées par les régimes fascistes sud-américains. Lorsque la maison-musée de la très grande chanteuse populaire et poétesse chilienne Violeta Parra a été pillée par les partisans de Pinochet, sa famille nous a fait don d’une broderie sur toile de jute qu’elle avait confectionnée, de même que la Fondation du nouveau cinéma latino-américain a conservé sous Pinochet les œuvres cinématographiques chiliennes qui auraient pu être détruites par le régime.

Violeta Parra, broderie sur toile de jute, Musée des Amériques © Léo Rosell

Notre promotion de la culture latino-américaine passe également par l’organisation d’un prix littéraire doté de 3 000 dollars. La plupart des grands prix littéraires internationaux en langue espagnole, comme le prix Alfaguara ou le prix Planeta, sont dotés de 150 000, parfois 200 000 dollars, car ce sont des opérations marketing à l’usage des maisons d’édition. Au contraire, notre politique culturelle a toujours été très claire quant au fait que nous ne souhaitons pas dégrader la culture au rang de marchandise. À Cuba, la culture est considérée comme un besoin fondamental et donc un droit.

LVSL – Comment les artistes sont-ils financés ?

A. P. – C’est l’un des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement, et qui ont été soulevés lors de la réunion. Certains artistes sont directement subventionnés par l’État. C’est notamment le cas des professionnels du théâtre ou de la musique de concert. En règle générale, c’est le cas des arts pour lesquels la demande est relativement faible et dont la vente des places ne permet pas de rémunérer les artistes. D’autres artistes ont des contrats directement avec des entreprises, et gagnent donc selon le succès et la demande de leur travail.

Durant la pandémie, tous les artistes ont été subventionnés, grâce à un effort financier du gouvernement qui a aussi favorisé la tenue de représentations théâtrales ou musicales sur internet et les réseaux sociaux. Mais l’un des symptômes de la pandémie a également été le fait que la population a perdu l’habitude de sortir, ce qui fragilise le secteur des arts vivants comme la musique, le théâtre ou les festivals.

L’enjeu fondamental, selon moi, est de se tirer de cette terrible crise en conservant notre spiritualité et notre âme intactes. Nous avons déjà traversé des moments terribles, notamment lors de la « période spéciale » des années 1990 après la chute de l’URSS et du bloc de l’Est. En 1993, Fidel déclara : « La culture est la première chose à sauver. » Il ne se référait pas seulement aux arts mais plus largement à notre identité, à notre nation. Ces mots sont donc plus que jamais d’actualité.

LVSL : Vous avez été décoré de la médaille Victor Hugo par l’Unesco et vous avez également été élevé au grade de chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français. Que représentent pour vous la France et plus particulièrement la culture française ?

A. P. – J’ai en effet été décoré de la médaille des Arts et des Lettres par le gouvernement français en 2012. L’idée est venue de mon ami Eusebio Leal, grand historien de La Havane, lui-même chevalier des Arts et des Lettres et commandeur de la Légion d’honneur. Il en a parlé à l’ambassadeur qui a directement accepté. Lors de la cérémonie, on m’a demandé quel était l’auteur français qui m’avait le plus inspiré, et un peu sur le ton de la blague, j’ai répondu Allan Kardec, le fondateur du spiritisme scientifique.

Mais au-delà de la plaisanterie initiale, j’ai toujours été fasciné par le spiritisme, et je garde un souvenir ému de la visite de sa tombe au Père-Lachaise, sans doute la plus entretenue et la plus fleurie. Mon grand-père paternel, Enrique Prieto, a été en quelque sorte un disciple du spiritisme scientifique que l’on doit à Kardec. Mon père, athée convaincu, anticlérical et « bouffeur de curés », comme on dit, a tenté de m’en éloigner, mais avec le temps j’y suis revenu. Je voudrais écrire un ouvrage sur cette question avec un ami, député lui aussi, Enrique Alemán Gutiérrez, président de la Plateforme pour le dialogue interreligieux à Cuba qui a développé le projet Quisicuaba. Ce « spiritisme croisé » mêle spiritisme et santeria, religion populaire folklorique afro-cubaine.

Tombe d’Allan Kardec au cimetière du Père Lachaise, Paris © Creative commons.

Ce qui me passionne, c’est la proximité de cette pratique avec l’idée socialiste de la Révolution. L’un des disciples d’Allan Kardec, Léon Denis, a écrit un livre intitulé Socialisme et spiritisme. Dans la région de Manzanillo par exemple, une partie de Cuba où le spiritisme est très développé, il y a aussi une dévotion traditionnelle très forte pour le communisme. La preuve : avant 1959, les réunions de la cellule locale du Parti communiste de Cuba ne pouvaient s’y tenir le vendredi car des messes du spiritisme avaient lieu ce jour-là. Cette population se sent à la fois communiste et spirite. Ce phénomène se retrouve dans bien d’autres régions de Cuba, et dans d’autres endroits d’Amérique latine, notamment au Brésil qui est La Mecque du spiritisme.

Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite.

D’ailleurs, il y avait aussi des connexions avec la théologie de la Libération, qui est un mouvement très intéressant à étudier. Lorsque les Américains se sont rendu compte qu’en Amérique latine, l’Église se mettait à appliquer véritablement les préceptes du Christ, à savoir se rapprocher des pauvres pour participer à leur émancipation, ils sont intervenus directement et l’Église catholique a réprimé les prêtres de la théologie de la libération pour les remplacer par des traditionnalistes évangélistes, qui ont joué un rôle décisif contre Lula et dans l’ascension de Bolsonaro.

Le fait qu’aujourd’hui, les pauvres des favelas suivent de façon aussi massive les évangélistes, jusque dans leur vote, ce qui rappelle la figue du « pauvre de droite » qui obsédait Fidel, est particulièrement préoccupant et nous alerte tous. En particulier chez les jeunes qui, autour des télévangélistes au Brésil, de Vox en Espagne ou des néo-fascistes italiens, notamment sur Instagram qui est devenu le paradis de la jeunesse néo-fasciste, trouvent de plus en plus d’audience. Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite. Aujourd’hui, le néo-fascisme a l’avantage d’apparaître comme antisystème. D’autant plus que le personnel politique, y compris de gauche, en Europe, a déçu trop de gens.

Il ne faut donc jamais dissocier les objectifs politiques de la quête de spiritualité des gens. Voilà pourquoi j’ai répondu, sur le ton de la blague, que l’auteur français qui m’a le plus influencé était Allan Kardec, mais derrière l’humour il y avait donc un fond de vérité.

LVSL – Et si vous aviez répondu plus sérieusement à cette question, quels auteurs français vous ont-ils le plus inspiré ?

A. P. – J’ai toujours entretenu une relation très intense, très proche avec la littérature française et les écrivains français. Ce lien remonte à mes lectures d’adolescence, en particulier les œuvres d’Alexandre Dumas et de Balzac, qui ont été très bien traduites et diffusées par les maisons d’édition latino-américaines. Lors de mes études de Littérature et langue hispaniques à l’Université de La Havane, j’ai aussi eu la chance de suivre des cours de littérature française.

L’œuvre de Victor Hugo me fascine évidemment, en particulier Les Misérables, comme celle de poètes français tels que Baudelaire, Paul Valéry ou Rimbaud, qui pour moi est un génie absolu, un véritable illuminé. J’ai découvert Rimbaud grâce au groupe des Orígenes, et à son influence sur José Lezama Lima, l’un de nos plus grands auteurs. On peut même dire qu’il fut le grand inspirateur esthétique et idéologique de la revue littéraire Orígenes. C’est également par ce biais que j’ai découvert des merveilles de la poésie française, des poètes qui se sont révélés fondamentaux pour moi, que j’ai lus et relus, comme Mallarmé. De même, comment pourrais-je ne pas évoquer Camus ? Que ce soit L’Étranger, chef-d’œuvre de la littérature mondiale, ou son essai L’Homme révolté, ce grand texte extraordinaire dont la lecture a été décisive dans mon parcours. Son théâtre me passionne également, comme Le Malentendu, qui est une pièce bouleversante. Je pourrais encore citer André Gide et ses Faux monnayeurs, ou Jean-Paul Sartre également, mais davantage du point de vue de sa pensée que pour ses œuvres narratives.

Pour revenir à votre question plus large sur mon rapport à la France, j’ai eu la chance de venir en France à plusieurs occasions, notamment lors d’un événement à Poitiers qui fut très important pour moi. Il s’agissait d’un colloque organisé sur l’œuvre de Lezama par Alain Sicard, éminent hispaniste français. Nous étions quelques écrivains latino-américains à y avoir été invités, comme la grande poétesse cubaine Fina García-Marruz. Cet assemblage de gens extraordinaires et partageant cette passion pour Lezama est tout simplement inoubliable, d’autant plus que c’était la première fois que je venais en France et que je visitais Paris.

À cette occasion, j’ai pu converser longuement avec Julio Cortázar, qui a entretenu une relation très étroite avec la Maison des Amériques. C’était un grand écrivain et en même temps une personne remarquable, éthique et intègre – qualités qui semblent malheureusement de plus en plus démodées–, loyal envers la Révolution, y compris lors des moments où les campagnes de propagande internationales contre nous furent les plus intenses. Il a publié un poème exceptionnel dans la revue de la Maison des Amériques, qui donne précisément à voir cette grandeur morale qu’il incarnait. À l’occasion de cette rencontre, nous avons découvert que nous avions beaucoup de lectures d’enfance en commun, qui nous ont subitement rapprochés, comme Constancio C. Vigil mais aussi Jules Verne, dont il était un grand lecteur, en témoigne son roman parodique La vuelta al día en ochenta mundos [Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, publié en 1967, NDLR].

L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique.

Les surinterprétations de Lezama dans le champ académique m’ont toujours amusé. Lors de ce colloque, l’un des intervenants, prisonnier des grilles de lecture structuralistes, a extrapolé le sens d’un poème de Lezama, « Café Alaska », avant d’être gentiment repris à l’ordre par Fina. Cet espace poétique propre à Lezama résiste de façon extraordinaire aux tentatives de réduction interprétative et de digestion par le monde académique. L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique. Pour autant, j’ai été impressionné par le dynamisme des études hispanistes en France, avec tout un courant de spécialistes de José Martí comme Paul Lestrade, ou Claude Couffon, qui a traduit Lezama et beaucoup d’autres grands auteurs cubains. Jusque dans l’ascenseur de la Tour Eiffel, nous faisions des jeux de mots et créions des néologismes entre l’espagnol et le français. C’était vraiment une rencontre intellectuelle et amicale exceptionnelle.

LVSL – L’histoire de France semble également jouer un rôle important dans l’imaginaire politique cubain, sous forme de références de la part d’intellectuels ou de politique à notre histoire révolutionnaire en particulier. Y a-t-il des épisodes de l’histoire de France qui ont particulièrement marqué votre réflexion ou votre trajectoire politique ?

A. P. – Mai 68 a été une période qui a profondément marqué ma génération, d’autant plus que je l’ai vécue lors de ma première année à l’Université de La Havane. C’est un moment qui nous a frappés car c’étaient nos guerilleros à nous qui, les premiers, avaient porté les cheveux longs et la barbe en guise de manifestation de leur adhésion à la Révolution. À cette même époque, dans notre université, apparaissait un courant très conservateur, très régressif, qui voyait ces habitudes comme quelque chose venant de l’étranger. C’était pour nous une folie que ce symbole émancipateur nous soit dénié de façon aussi absurde. L’homme nouveau auquel aspirait le Che, avec la barbe et les cheveux longs, devait tout à coup se fondre dans un schéma qui remettait profondément en cause sa propre émancipation.

Morceaux choisis des portraits du Che exposés dans la salle de réunion de la Maison des Amériques © Léo Rosell

La grande révolte juvénile des années 1968 contre la morale et la famille bourgeoise a toujours des conséquences aujourd’hui, en témoigne la réforme du code de la Famille qui a eu lieu à Cuba en novembre 2022 et qui dote notre île d’une des législations les plus progressistes d’Amérique latine, en reconnaissant notamment l’adoption et le mariage homosexuel, ou le concept de « familles » au pluriel. Cette réforme a été approuvée par référendum avec près de 67% de votes pour, dans un contexte extrêmement difficile pour le pays, et avec toutes les autorités religieuses contre, à l’exception des religions afro-cubaines. Ce fut donc une bataille très dure que nous avons gagnée face à ceux qui promettaient qu’une punition divine allait s’abattre sur Cuba.

L’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser.

Par ailleurs, je suis bien sûr un lecteur passionné de tous les ouvrages que je trouve sur la Révolution française. De toute façon, l’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser. L’une de mes œuvres préférées est Marat-Sade de Peter Weiss, La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade pour donner le titre précis. C’est une pièce de théâtre qui a été magnifiquement adaptée au cinéma par Peter Brook, et qui m’a profondément marqué, au même titre que la peinture de Marat dans son bain par Jacques-Louis David. Quatrevingt-treize de Victor Hugo est également un chef-d’œuvre, comme tous les romans de Hugo évidemment, en particulier Les Misérables, qui est un roman très populaire à Cuba.

La culture française est donc présente et très appréciée à Cuba. L’ambassade de France et l’Alliance française y participent activement, pour le plus grand bonheur de nombre de Cubains. Et puis il y a le cinéma français. La Semaine du cinéma français rencontre chaque année un énorme succès, et le cinéma français est en règle générale, de tous les cinémas étrangers, celui qui attire le plus l’attention des Cubains. Dès qu’un film français est à l’affiche, les gens l’attendent. C’est encore plus le cas des personnes de ma génération qui ont grandi avec la Nouvelle Vague. La Chinoise de Jean-Luc Godard m’a énormément influencé par exemple, et à cette époque, chez les jeunes Cubains comme moi, aller chaque semaine à la cinémathèque était presque une obligation morale.

Cuba : aux origines de la convoitise nord-américaine – Entretien avec Salim Lamrani

© Marielisa Vargas pour LVSL

Le 15 novembre 2022, une délégation du département d’État étasunien posait les pieds à La Havane. Était-ce l’amorce d’une accalmie entre les gouvernements des deux pays ? Selon Salim Lamrani, Maître de conférences à l’Université de La Réunion et auteur de plusieurs ouvrages sur l’embargo contre Cuba, aucun signe de réchauffement ne transparaît dans cet événement. À travers un retour historique sur les relations entre Cuba et les États-Unis, il offre une perspective sur l’agenda de déstabilisation à l’encontre de l’île, auquel une simple visite diplomatique ne mettra pas fin. Entretien réalisé par Maïlys Khider, journaliste et autrice de Médecins cubains : les armées de la paix (LGM éditions, 2021).

LVSL – Depuis quand et de quelles manières les États-Unis tentent-ils d’imposer leur domination sur Cuba, et de s’approprier l’île ?

Salim Lamrani – Le président des États-Unis Thomas Jefferson a souligné en 1805 l’importance stratégique de Cuba et a insisté sur le fait que tôt ou tard, cette île devrait intégrer l’Union américaine. La conquête serait facile, disait-il. Quelques années plus tard, en 1823, le secrétaire d’Etat John Quincy Adams a élaboré la théorie du « fruit mûr », selon laquelle il existait des lois de gravitation physique et politique et qu’avec le temps, tôt ou tard, Cuba finirait par tomber dans l’escarcelle étasunienne. Mais à l’époque, les conditions n’étaient pas réunies, et il fallait attendre le moment venu pour s’emparer de cette île à l’importance géostratégique.

Durant le XIXè siècle, les États-Unis ont essayé à pas moins de six reprises d’acheter Cuba à l’Espagne. La dernière offre était celle du président Pierce – à 130 millions de dollars – qui avait été rejetée par l’Espagne. Par la suite, la guerre d’indépendance cubaine débute en 1868 sous l’égide du « père de la patrie » Carlos Manuel de Céspedes. Elle dure dix ans et se solde par un échec dû notamment aux divisions au sein des différentes factions en faveur de l’émancipation. Quelle a été la position des États-Unis durant cette guerre ? Un soutien résolu, politique et militaire, à l’Espagne.

Washington était opposé à l’avènement d’une République cubaine, par crainte de voir l’émergence d’un nouvel Haïti, après la révolution menée sous l’égide de Toussaint Louverture. En 1878, la guerre d’indépendance échoue et débouche sur la signature du pacte de Zanjón, qui ne donne pas son indépendance à Cuba.

LVSL – En 1898, Cuba arrache son indépendance à l’Espagne après une guerre de plus de trois ans. Quelle a été la réaction des États-Unis ?

SL – José Martí, qui avait analysé en détails les raisons de l’échec de la première guerre d’indépendance, avait compris que la priorité pour pouvoir obtenir l’émancipation était de fédérer toutes les forces indépendantistes au sein d’une même structure. C’est la raison pour laquelle il a créé en 1891 le Parti révolutionnaire cubain, dont l’actuel parti communiste est le descendant.

Le premier président de la Cuba dite « indépendante » (de l’Espagne) a vécu trente ans aux États-Unis, possédait la citoyenneté étasunienne et a déclaré que le futur politique et moral de Cuba dépendait de ses liens avec ce pays

En 1895, José Marti qui a réussi à réunir les différents groupes, lance la guerre. Elle dure trois ans et les Cubains remportent la victoire. Au moment où les indépendantistes étaient sur le point de cueillir les fruits d’années de lutte, les États-Unis décident d’intervenir militairement et occupe l’île en 1898, ruinant efforts et sacrifices qui avaient été réalisés. Leur souhait est d’intégrer Cuba à leur union.

Ils organisent alors un simulacre d’élections. Une assemblée constituante est nommée. Lorsqu’elle rédige le texte constitutif de la nation, les États-Unis imposent par la force l’amendement Platt qui stipule entre autres qu’ils peuvent intervenir à tout moment dans les affaires internes de Cuba. Ils occupent une partie du territoire, la célèbre base de Guantánamo, toujours sous leur joug aujourd’hui. L’un des articles du texte établit que la République cubaine ne peut signer aucun accord de quelque type que ce soit sans l’autorisation des États-Unis, y compris un simple traité d’amitié.

Il y a eu un débat virulent au sein de l’Assemblée constituante car l’amendement Platt allait réduire en miettes toute aspiration à la souveraineté. Mais finalement, les Cubains ont décidé à une courte majorité – 16 voix contre 11 – d’adopter l’amendement en avançant qu’une République imparfaite, néocoloniale était préférable à son absence. Leonard Wood, le gouverneur des États-Unis à Cuba, avait écrit dans une missive à ses supérieurs « il est évident qu’il n’y a aucune indépendance laissée à Cuba avec l’amendement Platt ». Telle était la réalité de Cuba tel que le pays existait en 1901.

LVSL – Comment s’est concrètement manifestée la mainmise des États-Unis sur Cuba après la guerre ?

SL – Le premier président de la Cuba dite « indépendante » (de l’Espagne), Tómas Estrada Palma (1902-1906), a vécu trente ans aux États-Unis, possédait la citoyenneté étasunienne et a déclaré que le futur politique et moral de Cuba dépendait de ses liens avec ce pays ! C’était un annexionniste convaincu. Il ne représentait pas la volonté majoritaire des Cubains, qui visait à obtenir la souveraineté pleine et entière. Très rapidement, dès le début du XXè siècle, les États-Unis ont fait usage de l’amendement Platt en intervenant militairement dès lors que leurs intérêts étaient menacés, ou qu’ils constataient des troubles politiques. Ils sont intervenus en 1906, en 1912, 1917, et une nouvelle fois en 1924, faisant de la Cuba de l’époque une République sous influence, tributaire de la volonté du puissant voisin.

Parfaite illustration des relations entre les deux pays : en 1920, le président Woodrow Wilson envoie à Cuba un émissaire spécial appelé Enoch Crowder, sans en informer le président de l’époque Mario García Menocal. Lorsque celui-ci apprend la présence de l’envoyé spécial, il transmet un courrier diplomatique à Wilson pour lui signifier son étonnement. Quelle a été la réponse de ce dernier ? Je la cite : « Le président des États-Unis n’a pas besoin d’autorisation du président de Cuba pour envoyer un représentant spécial dans l’île ». Sous la Cuba néocoloniale, le premier magistrat de la nation était insulté par écrit par son homologue étasunien.

En 1933, lorsque la population cubaine se révolte contre la dictature de Gerardo Machado, les États-Unis empêchent l’accès à l’indépendance véritable par le biais de leur ambassadeur de l’époque, Sumner Welles. Il conspire avec une figure émergente de l’histoire de Cuba, un sergent qui devient en l’espace de quelques jours colonel et occupera par la suite la scène politique pendant près de 30 ans : Fulgencio Batista.

LVSL – Quel contexte a permis à Fulgencio Batista de se hisser au sommet du pouvoir ?

SL – Fulgencio Batista s’est d’abord présenté au peuple comme le défenseur des aspirations des Cubains à la souveraineté et à davantage de justice sociale. Puis il a trahi son engagement en mettant un terme à cette révolution de 1933. Dans ce but, il s’est fait complice des États-Unis pour renverser le gouvernement de Ramón Grau San Martín. Au même moment, les États-Unis changent de doctrine. Ils se rendent compte que l’amendement Platt est obsolète et coûteux politiquement, car il suscite l’hostilité des Cubains et de toute l’Amérique latine. La doctrine est alors modifiée et s’appuie non plus sur un texte, mais sur un homme qui défendrait les intérêts des États-Unis dans l’île. Fulgencio Batista gouverne en coulisses jusqu’en 1940. Plusieurs présidents se succèdent, jusqu’à l’élection de Batista. Il gouverne durant quatre ans.

En 1944 se succèdent deux gouvernements gangrénés par la corruption. La violence politique est omniprésente. La figure qui représente à cette époque les aspirations populaires, Eduardo Chibás, n’a pas vécu pas assez longtemps pour pouvoir mener à bien le projet du Parti orthodoxe qu’il dirige, et compte parmi ses membres un certain Fidel Castro. En 1952, à quelques mois de l’élection présidentielle qui allait porter au pouvoir ce parti, Batista orchestre un coup d’État militaire et met en place une dictature. Qu’ont fait les États-Unis ? Ils ont reconnu au bout de quelques semaines son gouvernement et l’ont soutenu politiquement et militairement jusqu’aux ultimes instants de décembre 1958, à la veille de la Révolution.

LVSL – L’opposition des États-Unis à Fidel Castro et ses compagnons prend racine avant la Révolution. Cela discrédite-t-il les arguments employés par les États-Unis pour s’opposer au gouvernement cubain ?

SL – La fameuse attaque à la caserne Moncada le 26 juillet 1953 par Fidel Castro et ses compagnons est un échec opérationnel, mais une grande victoire politique. Fidel Castro est par la suite emprisonné. Après avoir purgé sa peine, il lance une guerre de guérilla depuis le Mexique. Celle-ci dure 25 mois, de décembre 1956 à décembre 1958. Durant toute la guerre insurrectionnelle, les États-Unis apportent leur soutien résolu à la dictature de Fulgencio Batista.

Lorsque l’administration Eisenhower impose les premières sanctions économiques en juin 1960, elle les présente comme réaction aux expropriations opérées par le gouvernement révolutionnaire. Or, il s’agit là d’une mesure reconnue par le droit international public.

L’opposition au mouvement du 26 juillet a débuté bien avant l’avènement de la révolution cubaine. C’est la raison pour laquelle le cadre de la guerre froide, qui a servi d’argument aux États-Unis pour vilipender Cuba, ne permet pas à lui seul de justifier ou d’expliquer le conflit entre Washington et La Havane. Le 23 décembre 1958 – une semaine avant la victoire de la révolution cubaine -, lors d’une réunion du conseil de sécurité nationale des États-Unis, Allen Dulles, directeur de la CIA, déclare qu’il faut empêcher la victoire de Castro. A l’époque, il n’y avait aucun lien entre le mouvement 26 juillet et l’Union soviétique.

Dès les premiers instants qui suivent la prise de pouvoir du gouvernement révolutionnaire en 1959, les États-Unis expriment leur désaccord. Ils ouvrent leurs portes aux héritiers de l’Ancien régime – fussent-ils d’ex-tortionnaires ou assassins. Ils refusent d’extrader les responsables de crimes de sang. Cela donne une base juridique aux Cubains pour demander la dévolution de la base navale de Guantánamo. Dans le texte qui régit son occupation, il est spécifié que les États-Unis doivent accéder à toutes les requêtes d’extradition formulées par La Havane.

Au lieu de cela, les États-Unis lancent une campagne politique et médiatique contre la justice révolutionnaire. En 1959, Fidel Castro dès son premier discours à Santiago de Cuba avait affirmé que les responsables de crimes de sang seraient punis par les tribunaux révolutionnaires pour éviter les règlements de compte. Pour ne pas en passer par ce que nous avons connu en France à la libération – 10 000 exécutions en 1945, dont 9000 extra judiciaires. Le gouvernement étasunien dans ces documents secrets reconnaît que dans n’importe quel autre pays, les personnes passées par les tribunaux révolutionnaires auraient subi le même sort avec des accusations similaires.

LVSL – Comment les États-Unis ont-ils justifié leur politique d’oppression et les sanctions économiques mises en place à partir de 1960 contre Cuba ?

La rhétorique diplomatique justifiant l’hostilité vis-à-vis de La Havane fluctue au fil des ans. Lorsque l’administration Eisenhower impose les premières sanctions économiques en juin 1960, elle les présente comme réaction au processus de nationalisation et d’expropriation opéré par le gouvernement révolutionnaire. Or, il s’agit là d’une mesure bien reconnue de droit international public. Non pas de confiscations, comme cela s’est déroulé en URSS en 1917.

Les nationalisations cubaines impliquaient une indemnisation. Elle devait être basée sur les déclarations fiscales des multinationales étasuniennes, entre autres. Or, celles-ci, pour évader l’impôt et piller la richesse du pays, déclaraient une valeur qui couvrait à peine 20% de leurs revenus. Les États-Unis exigent un paiement immédiat, effectif et juste. Cuba ne peut pas payer car l’Ancien régime avait vidé les réserves de la banque centrale avant de s’exiler aux États-Unis, soit 424 millions de dollars.

Ceux-ci exigeaient un paiement en dollars – Cuba n’en avait pas – et au prix qu’ils avaient demandé. Or, le droit international stipule que c’est à l’État nationalisateur de décider des conditions. En réalité, les pertes étasuniennes à Cuba représentaient à peu près 800 millions de dollars. Ce qui est une somme importante mais modeste par rapport à l’économie d’un pays comme les États-Unis.

Cuba a signé des mémorandums d’accord avec tous les autres pays occidentaux affectés par ces mesures : la France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, etc. Seuls les États-Unis ont refusé. Quelle était la menace représentée par Cuba ? Pas tant les nationalisations car un pays comme les États-Unis pouvait se permettre une perte de 800 millions de dollars. Le danger – si l’on écoute les hauts fonctionnaires et stratèges étasuniens – c’était la menace de l’exemple donné par Cuba.

C’était un possible effet de contagion sur les autres États du continent. Rendez-vous compte de ce que symbolisait une petite île de six millions d’habitants située à une centaine de kilomètres des côtes étasuniennes, colonisée par l’Espagne jusqu’en 1898, mono-productrice et mono-exportatrice, qui lance un processus de réforme agraire… d’où les sanctions immédiates dès juillet 1960, quand Washington a supprimé la quote-part sucrière, principale source de revenus du pays.

LVSL – Entre 1970 et 1990, le discours étasunien a évolué, et de nouveaux motifs sont venus justifier les sanctions…

SL – Kennedy arrive au pouvoir deux années plus tard et fait peser des sanctions économiques totales, avançant que l’alliance avec l’Union soviétique est inacceptable. Or, les États-Unis ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour amener Cuba à s’allier avec Moscou. Cuba dès le départ a souhaité maintenir les relations avec les États-Unis, basées sur la symétrie, la réciprocité, la non ingérence. Lorsque les États-Unis découvrent que Cuba essaie d’acquérir des armes auprès des alliés latinoaméricains, ils font pression pour que la seule alternative pour La Havane soit l’Union soviétique et ainsi pouvoir justifier leur politique.

Dans les années 70 et 80, les États-Unis ont brandi un nouvel argument pour s’opposer à la normalisation des relations avec Cuba : le soutien apporté par La Havane aux mouvements révolutionnaires et indépendantistes. Puis, lorsqu’en 1989 le mur de Berlin s’est effondré et l’Union soviétique désintégrée, Cuba s’est retrouvée dans la pire crise économique de son histoire, avec une perte de 85% de son commerce extérieur, un produit intérieur brut (PIB) qui a chuté de 30 points, un taux de consommation calorique par habitant divisé par deux, une économie paralysée. Les États-Unis en profitent pour voter la loi Torricelli, qui stipule que toute entreprise étrangère qui importe de la marchandise à Cuba se verra interdire pendant six mois l’entrée dans les ports étasuniens… Cuba avait besoin de nouveaux partenaires, Torricelli aurait pu être le coup de grâce.

Obama a fait bien plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Mais il a fait bien moins que ce qu’il aurait pu en tant que détenteur du pouvoir exécutif. Il pouvait parfaitement démanteler 90% des sanctions économiques

Quatre années plus tard, sous l’administration du libéral Bill Clinton, une nouvelle loi est promulguée : Helms Burton. C’est une aberration juridique en raison de son caractère extraterritorial. Ses mesures s’appliquent au monde entier. Elle sanctionne les entreprises étrangères qui investissent dans des propriétés nationalisées dans les années 60 ayant appartenu à des citoyens étasuniens.

LVSL – George W.Bush est élu président des États-Unis en 2000. Malgré une respiration due à l’arrivée au pouvoir d’un allié de Cuba, Hugo Chavez, au Venezuela, Bush a tout fait pour continuer d’étouffer l’île…

SL – En 2004, l’administration Bush crée une commission d’assistance à une Cuba libre, qui adopte de nouvelles sanctions. La principale est celle qui a affecté les familles. De 2004 à 2009, les Cubains des États-Unis ne pouvaient se rendre que deux semaines tous les trois ans dans leur pays d’origine, à condition d’avoir un membre direct de leur famille sur place, selon un définition spécifique de la famille qui ne s’applique qu’à eux (elle concerne les enfants, les parents, le mari, l’épouse, etc). Les Cubains qui avaient une tante à Cuba par exemple ne pouvaient plus s’y rendre.

De la même manière, le président Bush, par le biais de cette commission, a limité à 100 dollars par mois l’aide qu’il était possible d’apporter à un membre de la famille, à condition qu’il ne soit ni fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, ni fonctionnaire des forces armées, ni membre du Parti Communiste cubain. Limiter le montant des remesas (envois d’argent), asséchait l’une des premières sources de revenus du pays. La première, ce sont les services médicaux que Cuba exporte, la deuxième les remesas, puis le tourisme.

LVSL – Barack Obama est dépeint comme un allié de Cuba. A-t-il (temporairement) levé la chape de plomb qui pèse sur le pays ?

SL – Barack Obama a flexibilisé quelque peu les mesures prises par Bush. Il a notamment annulé les restrictions liées aux visites familiales. Je diviserais la présidence d’Obama en deux parties : la première va de 2009 à 2014. L’administration qui a octroyé les sanctions financières les plus lourdes en raison de liens avec Cuba, a été celle du premier mandat d’Obama. BNP Paribas a été sanctionnée à hauteur de 7,9 milliards de dollars, alors qu’elle n’a pas violé le droit français, européen ou la législation internationale. Quel a été son crime ? D’avoir réalisé des transactions en dollars avec Cuba. Le Crédit agricole a, lui, été sanctionné à hauteur de 686 millions de dollars.

Obama réalise alors qu’il est isolé sur le plan diplomatique. Sur le continent américain en 2014, le seul pays à ne pas avoir de relations diplomatiques et commerciales avec Cuba, ce sont les États-Unis. Face aux critiques venues de toutes parts, ils opèrent un changement tactique. L’objectif d’Obama a été le même que celui de Bush, que celui de Clinton, de Reagan, de Carter, etc, c’est-à-dire ramener Cuba dans le giron étasunien. Seules les modalités étaient différentes. Obama s’est rendu compte que la politique d’agression, de contrainte et de menace ne fonctionnait pas.

Son calcul a été, par son influence, de convaincre les Cubains que le modèle de société étasunien était le meilleur. Et je crois qu’Obama a commis une erreur d’analyse qui est propre aux anglos axons qui méconnaissent la réalité latinoaméricaine. À Cuba, tous les Cubains savent que le niveau de vie matériel aux États-Unis est supérieur à celui de leur île. Donc lorsqu’un Cubain émigre aux États-Unis, il n’est pas surpris par ce qu’il découvre ; il sait également que là-bas, le système de santé et d’éducation est différent. En revanche, lorsque les Étasuniens vont à Cuba, l’immense majorité sont extrêmement surpris par ce qu’ils découvrent. Ils s’attendent à arriver dans l’antichambre de l’enfer (c’est comme ça que l’île est présentée depuis six décennies).

Ils découvrent une population éduquée, avec une sécurité, un accès universel à la santé, à l’enseignement, où les enfants sont protégés. Donc, la bataille idéologique qu’espérait gagner Obama partait d’un postulat qui était faux, c’est-à-dire croire que les Cubains aspiraient à adopter leur modèle économique, alors qu’ils souhaitent conserver leurs acquis et à améliorer leur niveau de vie, sans renoncer à la souveraineté nationale.

Obama a adopté deux mesures constructives. Il a fait bien plus que n’importe lequel de ses prédécesseurs. Mais il a fait bien moins que ce qu’il aurait pu en tant que détenteur du pouvoir exécutif. Il pouvait parfaitement démanteler 90% des sanctions économiques. Il ne pouvait pas permettre à Cuba d’acheter des produits étasuniens dans des filiales étasuniennes installées à l’étranger, par exemple acheter des voitures Ford au Panama. Mais il pouvait autoriser Cuba à acheter des voitures Ford à Miami. De la même manière, il ne pouvait pas permettre à Cuba d’acheter des matières premières alimentaires à crédit. mais pouvait autoriser l’achat de produits non alimentaires à crédit.

Le président ne peut pas permettre aux entreprises étrangères d’investir sur des terres ayant été nationalisées et ayant appartenu à des citoyens étasuniens. Mais il peut permettre aux investisseurs étasuniens d’investir partout ailleurs. Il n’y a donc pas eu de cohérence entre la rhétorique d’Obama qui a appelé le Congrès à lever les sanctions, et son attitude au vu des prérogatives dont il n’a pas fait usage.

LVSL – Quelle position a adoptée Donald Trump et quelles perspectives ouvre la présidence de Joe Biden ?

SL – Donald Trump a opéré un revirement vis-à-vis de la politique d’Obama. Il a introduit pas moins de 242 mesures coercitives contre les Cubains. Il est revenu à la politique anachronique, cruelle et illégale d’agression et de coercition économique. En pleine pandémie de Covid, Trump a imposé des sanctions qui ont empêché les Cubains d’acheter des appareils vitaux pour la santé de leur population. Quelle a été la réalité du gouvernement Trump ? Il s’en est pris aux missions médicales cubaines, menaçant et amenant certains pays à rompre les contrats ou projets de contrats. Il s’en est pris aux remesas en les limitant à 100 dollars par mois. Il s’en est pris au secteur touristique.

Un dernier mot sur Joe Biden, qui lors de sa campagne s’était engagé à revenir à la politique d’Obama. Nous sommes à mi-mandat et la seule chose qu’il ait faite est de débuter un dialogue migratoire afin de rouvrir les représentations diplomatiques consulaires à La Havane, qui avaient été fermées par Trump. Un Cubain qui souhaitait effectuer une visite familiale aux États-Unis devait se rendre dans un autre pays pour faire une demande de visa, sans avoir la garantie de l’obtenir. C’est comme si on demandait à un Français qui souhaite se rendre aux États-Unis d’aller en Turquie ou en Chine pour le demander.

Le conflit dans lequel Washington place La Havane est asymétrique et unilatéral. Les États-Unis sont incapables d’accepter la réalité d’une Cuba souveraine, avec un modèle politique spécifique et un système socio-économique différent du leur. Toute la rhétorique que l’on entend de la part de l’administration étasunienne relayée par la presse ne résiste pas à l’analyse factuelle. L’indépendance et la répartition équitable des richesses, c’est cela que n’acceptent pas les États-Unis.

À Cuba, le rêve d’une vieillesse préservée du capitalisme

© Marielisa Vargas

Cette période de scandales autour des EHPAD, de débats relatifs aux retraites ou à la préservation des personnes âgées en temps de Covid, a soulevé des interrogations concernant les politiques publiques à l’égard des retraités. Dans son ouvrage Vieillir à Cuba (IHEAL, 2022), la sociologue Blandine Destremau nous immerge dans le système cubain de traitement de la vieillesse. À travers de riches entretiens, récits et analyses, elle fait des personnes âgées les témoins de la Révolution cubaine et des transformations sociales du pays ces soixante dernières années. En miroir – et sans manichéisme aucun – elle conduit à réfléchir à la condition des retraités dans les pays occidentaux. Avec une question fondamentale : « Quelle combinaison d’amour, de nécessité et de faille des politiques publiques » requiert ce sujet ? Entretien par Maïlys Khider, autrice du livre Médecins cubains : Les armées de la paix (LGM éditions, 2021).

LVSL – Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question de la vieillesse à Cuba ?

Blandine Destremau – Le sujet de la vieillesse a surgi dans mes recherches. Je travaillais sur la protection sociale et la famille, avec pour interrogation : « qu’est-ce qu’une politique sociale socialiste ? ». Je me suis rendue compte que la présence des personnes âgées dans les familles absorbait beaucoup d’énergie. J’ai alors commencé à me pencher davantage sur les politiques publiques liées à l’accompagnement de la vieillesse par les familles. C’est une entrée fascinante sur Cuba. Il y a une classe d’âge entière dont le vécu dit de nombreuses choses sur l’accès aux biens, aux services, sur l’organisation de la famille. Certains ont vécu soixante ans de révolution et portent sa mémoire. Ils ont conscience de ce qui a changé, en mieux ou en pire. Cela donne une profondeur de champ sur l’histoire de la révolution et sur des trajectoires personnelles.

La vieillesse est un prisme important pour regarder Cuba. Et Cuba est un prisme important pour considérer la vieillesse. Mes déplacements d’un terrain à l’autre m’ont permis de remettre en cause des évidences. Les Cubains m’ont parfois formulé des réflexions telles que : « vous mettez tout le monde en EHPAD chez vous ! ». En France, nous n’étudions pas assez la contribution de la famille à la prise en charge des personnes âgées – ce que l’exemple cubain permet de penser. À l’inverse, si l’on ne veut pas d’institutions de type EHPAD, on sacrifie forcément un membre plus jeune de la famille. Réfléchir à partir de deux lieux met notre système en perspective.

LVSL – La population cubaine est vieillissante. Pourquoi ? Et en quoi cela témoigne-t-il d’évolutions sociales et médicales à Cuba ?

BD – La baisse de la fécondité est le premier facteur de vieillissement. Après un petit boom de naissances dans les années 1970, les femmes ont fait beaucoup moins d’enfants. C’est dû à leur émancipation, elles qui ont eu le choix d’avoir un autre destin que celui d’être mère, et à un accès aux contraceptifs et à l’avortement depuis 1965. Les difficultés de logement et à se projeter dans l’avenir, la pauvreté, ont aussi pu dissuader de faire des enfants.

Le « care », l’attention non médicale, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes

Le deuxième facteur de vieillissement est la longévité, en lien direct avec les progrès d’un système de santé fortement égalitaire. Tout le monde a accès aux services de soins. Au sein de toutes les classes sociales, la durée de vie s’est accrue. Troisième facteur : la migration. Ceux qui s’en vont sont principalement des jeunes en âge de travailler et de procréer. Et la migration s’intensifie depuis un ou deux ans. Elle affecte notamment les zones où la culture sucrière est en recul depuis la fin des années 1990. C’est d’abord de ces endroits-là que les gens partent (vers les grandes villes cubaines et d’autres pays).

LVSL – Cuba est un pays de cohabitation entre les générations. Beaucoup d’adultes (parents pour certains), vivent avec leurs ascendants. Cette cohabitation est-elle culturelle, due à un manque de moyens, ou à un mélange des deux facteurs ?

BD – A Cuba, il n’est pas automatique de quitter le logement de ses parents en devenant adulte et en ayant soi-même des descendants. Les parents ne mettent pas leurs enfants dehors. Ils aident beaucoup les générations d’en-dessous. Et vice-versa. Cela structure la prise en charge du vieil âge à Cuba. La famille doit s’occuper de ses parents âgés, quel que soit le prix en termes de carrière – surtout celles des femmes.

En plus de cela, les filles pensent avoir besoin de leur mère pour élever leurs propres enfants. Cette solidarité intergénérationnelle entre femmes est culturelle. Mais elle est aussi économique. De nombreux adultes ne peuvent pas déménager à Cuba car il n’y a pas suffisamment de logements disponibles. Par ailleurs, la vie quotidienne est tellement compliquée par les problèmes d’approvisionnement qu’une mère avec ses enfants seule, même avec un conjoint, peut difficilement s’organiser pour tout gérer. Les conditions matérielles à Cuba ne permettent pas réellement la conciliation entre travail et organisation du foyer. Cohabiter permet une économie de temps.

La cohabitation est une solution à l’impossibilité de vivre seul(e), avec une pension de retraite ou un salaire insuffisant. Les personnes âgées ont des difficultés car ils encaissent la crise plus que d’autres : les pensions ne sont pas indexées sur la dévaluation monétaire et l’inflation. D’un autre côté, en termes de services, ils ont un accès prioritaire à la santé. La gérontologie a été assez précoce et est toujours là. Mais la crise affecte le système de santé, pour eux comme pour les autres. Les pénuries de médicaments les touchent. La désorganisation du système de transport aussi, d’autant plus parce qu’ils sont moins en capacité de marcher.

LVSL – En 2011, une réforme de la propriété immobilière est intervenue. A-t-elle favorisé le déménagement de jeunes et une nouvelle organisation de cette cohabitation ?

BD – La propriété des logements n’a pas été abolie par la Révolution, contrairement à la propriété privée des moyens de production. Fidel Castro en avait fait le choix. Une propriété pouvait être échangée. Quelqu’un qui avait un appartement de deux pièces en centre-ville et voulait avoir des enfants pouvait l’échanger à une autre famille contre une maison avec jardin en banlieue. Cela s’appelle une permuta (échange, opération de troc).

En 2011, le marché immobilier a été ouvert. La possibilité d’acheter et de vendre a été introduite. Cela a permis davantage de mobilité, d’accumulation, d’investissement d’argent extérieur notamment dans des locations de tourisme. Des Cubains ont pu vendre leur maison pour partir aux États-Unis. En termes d’organisation familiale, cela a permis que la génération de jeunes adultes quitte parfois le microscopique logement partagé avec les parents et achète un appartement. De nouvelles mobilités se sont développées pour les gens qui en avaient les moyens. Des parents ont vendu des biens dont ils avaient hérité, ont donné l’argent à leur enfant pour qu’il déménage. Depuis, il existe un peu plus de souplesse dans les stratégies patrimoniales et résidentielles.

LVSL – Dans de nombreux pays, le recours à des aides à domicile est fréquent pour s’occuper des personnes âgées. Cette aide à domicile est-elle un angle mort de la médecine cubaine ? Le recours à des aides privées est-il devenu facteur d’inégalités ?

BD Ce n’est pas un angle mort de la médecine. C’est un angle mort de la société. Il existe à Cuba des établissements que l’on appelle hogares de ancianos (établissements résidentiels pour personnes âgées). Mais ils sont essentiellement destinés aux gens qui n’ont pas de famille pour s’occuper d’eux (ils peuvent accueillir également d’autres personnes).

Sur l’île, les services publics se sont développés, donnant accès au cure (soin). Mais le care, l’attention non médicale, l’aide, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes. De nombreuses Cubaines cessent de travailler à 45 ou 50 ans pour s’occuper de leurs parents. Aujourd’hui, cette question est de plus en plus politisée. Elle commence à être posée comme un enjeu féministe. Puisqu’il faut trouver des solutions, le ministère de la Santé commence à dire qu’il faut s’en occuper. J’étais à une convention de santé en octobre à Cuba. Ils sont en train d’en faire un objet partagé entre le ministère des Affaires sociales et le ministère de la Santé.

De plus en plus d’aides à domicile privées (une branche spécialisée des métiers d’auto-entrepreneurs autorisés), notamment des infirmiers et des infirmières, démissionnent et font de l’aide à domicile puisqu’ils gagnent plus d’argent. Il y a aussi des gens qui font du ménage, et qui, en plus de nettoyer, s’occupent des grands-parents. À Cuba, il existe un dispositif pour rémunérer les aidants familiaux d’enfants handicapés qui ne peuvent plus travailler. Mais la paie est très basse. Petit à petit, cela s’étend à la situation d’aidants familiaux de personnes âgées. À nouveau, c’est un emploi mal rémunéré – et qui concerne peu de Cubains. Ce qui s’est développé (mais de façon insuffisante), ce sont les aides à domicile pour les personnes âgées qui vivent seules. Mais les salaires sont bas, et en concurrence avec l’activité privée. Donc seules les personnes qui ont des revenus de l’étranger ou des revenus du « marché » ont accès au luxe d’une aide à domicile privée…

Les Cubains qui ont choisi de ne pas quitter leur pays ont dû payer un certains prix, notamment en termes de confort. L’homme nouveau, après tout, accepte un certain degré de sacrifice pour la promesse d’un nouveau modèle.

LVSL – Cette cohabitation est un laboratoire intéressant pour mesurer le fossé générationnel entre ceux qui sont nés avant ou au début de la Révolution et des jeunes qui rêvent parfois d’autre chose. Quelles différences de vision entre jeunes et vieux avez-vous pu constater ?

BD – Beaucoup de Cubains sont restés dans leur pays par conviction révolutionnaire. Alma, que je cite dans mon livre, a grandi avec une mère communiste qui a souhaité rester alors que son mari travaillait pour une entreprise étasunienne, possédait une voiture, bref, appartenait à la bourgeoisie. La famille a adhéré à la Révolution. Alma a trouvé fantastique le développement de la culture, des bibliothèques, du cinéma, du théâtre. Une autre interviewée devait aller étudier dans une grande université étasunienne, mais elle est restée. Ce fut aussi le cas d’Eduardo, médecin qui a refusé de quitter l’île pour s’occuper de ses parents âgés alors que son père, cardiologue, lui disait de s’en aller.

Pour ne pas laisser leur pays, ils et elles ont payé un certain prix. Notamment en termes de confort. Dire à 70 ou 80 ans « j’ai fait cela, j’ai cru à cela » est une manière de justifier ses choix de vie. L’homme nouveau [1], après tout, accepte un certain degré de sacrifices pour une promesse – une promesse pour soi, une promesse éthique, et la promesse d’un nouveau modèle. Alma me disait : « on a vécu une grande aventure. Quand j’ai commencé l’université, j’avais deux robes mais c’était fantastique. Sans cela, nous aurions été des petits bourgeois ».

Les plus jeunes n’ont pas participé à cette aventure fantastique. Ils ont hérité de choses et de services dont ils ne réalisent pas toujours la valeur. Car ils ne comparent pas les conditions de vie à celles du Guatemala ou de pays très pauvres d’Amérique latine, mais avec les États-Unis. Même si la santé ou l’éducation se dégradent, il est difficile pour eux de mesurer le progrès que ce système a amené. Lorsqu’on est pauvre, on a besoin de sécurité. La sécurité permet la liberté. Et on ne peut pas faire grand chose de la liberté sans sécurité.

La jeune génération a une relative sécurité même si celle-ci est incertaine (chaque jour, impossible de savoir si elle va trouver de la viande ou pas, les queues s’enchaînent, c’est une galère quotidienne). Mais ils ont un pays relativement stable, sans guerre civile, avec du logement, de la nourriture, des soins de santé, une école qui fonctionne. Avec la crise du système, cependant, il apparaît moins aujourd’hui comme la promesse d’un avenir plus juste et plus éthique.

LVSL – Quelles aspirations les jeunes vous ont-ils exprimé ?

BD – Je pense qu’une bonne partie des jeunes ont envie de consommation, de liberté d’échange, de communication, sans nécessairement se poser des questions sur le sens de tout cela. La question du sens à Cuba a été accaparée par la Révolution. Tout le monde était enjoint de n’avoir d’autre sens à sa vie que la Révolution.

Les jeunes en général veulent surtout avoir une sécurité matérielle sans devenir de gros consommateurs. Dans les familles que je vois, les enfants possèdent parfois de nombreuses choses inutiles mais qui font partie d’un confort et d’une sorte de dignité de classe moyenne. Bien sûr, certains jeunes que j’ai rencontrés sont très impliqués politiquement. À l’instar de Mario, membre d’un projet communautaire. Ils ont installé une espèce de squat dans un quartier assez pauvre. Ce sont des idéalistes. Ils veulent maintenir un projet social et socialiste. Mario est pauvre. Mais il se met au service de cela.

LVSL – Chez les personnes âgées, avez-vous constaté des volontés de transformation ? Des aspirations des plus jeunes que vous avez retrouvées chez eux ?

BD – Bien sûr. Il y a tout un mouvement autour de la revue Temas tenue par des gens qui ont vécu la Révolution, sont politiquement très engagés, et luttent pour réformer le socialisme, lui rendre son âme, son élan, sa force, son enthousiasme, et pour le décentraliser, le débureaucratiser. Pour trouver des solutions matérielles à la vie des gens. L’idée de socialisme se noie dans la vie quotidienne. C’est comme un couple qui s’aime beaucoup et rompt car il n’a pas décidé qui ferait la vaisselle. Il y a un décalage d’amplitude. Plusieurs générations s’impliquent pour que le seul avenir ne soit pas celui d’un capitalisme périphérique, avec de fortes inégalités, une grande pauvreté, de la prostitution. Et que les jeunes aient d’autres espérances que celle de migrer. C’est encore plus triste pour les Cubains puisque cet ailleurs, ce sont souvent les États-Unis, qui ont contribué aux échecs de la Révolution cubaine.

LVSL – Jeunes et vieux vivent-ils les crises de la société cubaine de la même manière, selon ce qu’ils vous ont raconté ?

BD – Ce qui est difficile, ce sont les pénuries. Pour les personnes âgées, cela peut représenter un épisode de plus dans l’histoire de la Révolution cubaine, ponctuée par les crises. Il y a eu l’âge d’or des années 1980, mais les années 1970 et 1990 ont été très difficiles. Les plus âgés ont l’habitude de ces crises. Les vieux ont aussi une forte conscience du poids de l’embargo. Les jeunes en ont ras-le-bol que l’on mette tout sur le dos de l’embargo, quand ils voient bien que le système productif s’écroule, que l’agriculture est en déshérence, que la distribution ne fonctionne pas bien. Ceux-là n’acceptent pas que ces pénuries-là aillent de paire avec le système socialiste.

Autre point, de la part de personnes âgées, j’ai entendu plusieurs fois qu’il était difficile d’accepter l’humiliation que représente la vieillesse pauvre et éventuellement dans la solitude. J’ai récolté plusieurs témoignages en ce sens : « ma mère est très engagée, elle a soutenu la Révolution, accompagné les crises, et regarde comment elle vieillit ! ». Les vieux le disent eux-mêmes. La promesse, c’était aussi un système de retraite. Que la société puisse répondre à des besoins qui se développent avec l’âge. À Cuba, les gens meurent âgés. L’espérance de vie y est supérieure à celle des Etats-Unis. Mais justement, que faire quand on a 80 ans et qu’on est à Cuba ? On ne peut pas être que vivant.

Notes :

[1] ”L’homme nouveau” est un terme utilisé par Ernesto Guevara pour décrire l’homme modelé par le socialisme, éduqué, émancipé, capable de défaire la domination capitaliste et façonnant des rapports nouveaux entre les hommes.

Qui sont les artistes contestataires à Cuba ?

Manifestation du 25 juillet 2021 à Place de la République © Laura Duguet pour LVSL

Depuis 2018, le collectif d’artistes du Mouvement San Isidro s’organise à Cuba contre le décret 349, considéré comme une attaque à la liberté artistique dans le pays. Réprimés par le gouvernement, certains ont fait le choix de l’exil tandis que d’autres sont, depuis le 11 juillet 2021, incarcérés. Le 25 juillet se tenait, à Paris, un rassemblement pour demander la libération des prisonniers politiques à Cuba et notamment de certains membres du Mouvement San Isidro. « Libertad », « Patria y vida », mais aussi pancartes arborant les emblèmes rayés du communisme et du nazisme… la confusion des slogans et des symboles utilisés lors de la manifestation interroge sur la nature du Mouvement San Isidro.

En 1959, les guérilleros prennent le pouvoir et instaurent à Cuba un gouvernement socialiste qui transformera le pays surnommé « bordel des États-Unis » en modèle de réussite révolutionnaire. L’art n’échappe pas à cette transformation. Sur la scène artistique, l’on trouve de tout. Certains artistes cubains entrent en contestation avec le pouvoir socialiste, utilisant l’art et leur statut comme un moyen et une ressource pour donner à voir ce qui est volontairement passé sous silence au sein du nouveau gouvernement, d’autres délivrent un message artistique dépolitisé ou favorable au pouvoir révolutionnaire et s’accommodent bien des structures culturelles étatiques nouvellement instaurées.

Dès 1961, des structures culturelles d’État sont en effet mises en place, les agents culturels faisant office de gardiens des bonnes mœurs. Aux échelles locales, régionales, et nationales, ils décident de l’entrée ou de la sortie des artistes au sein des institutions.

La fondation de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes de Cuba (UNEAC) en 1961 par Nicolas Guillén en est un bon exemple. Cette première organisation permet aux membres d’accéder à du matériel artistique ainsi qu’à des espaces publiques afin d’exposer leurs œuvres, elle garantit également l’obtention d’une carte d’identité d’artiste, gage de reconnaissance sociale. Pendant cette période et jusque récemment, appartenir à ces institutions pour exister en tant qu’artiste n’était pas obligatoire. Cela garantissait des conditions matérielles et l’accès à un marché de l’art, mais l’indépendance était possible.

L’État cubain, les artistes et le socialisme

 Au fil des années, la politique culturelle étatique a su s’adapter aux tendances artistiques en vogue. L’Agence de Rap est créée en 2002, la mesure n’est pas innocente. La scène musicale du Hip-Hop et du Rap étant une scène underground, la création de cette agence fût une manière de briser le potentiel contestataire et la clandestinité d’un art dans lequel une nouvelle génération s’identifiait.

L’accès aux structures culturelles est soumis à sélection. Un filtrage s’opère, et bien souvent, la formation en écoles d’art a permis d’ores et déjà de se créer un réseau favorable. Mais le réseau n’est pas suffisant, le filtre est aussi politique. Il serait faux de dire que les artistes admis doivent être acquis au pouvoir, il existe une marge de négociations, d’arrangements dans les relations entre institutions et artistes. Dévier de la ligne du gouvernement était possible mais l’été 2018 marque un durcissement de la politique culturelle. Katherine Bisquet, écrivaine et membre du Mouvement San Isidro (MSI), avait participé à la contre-Biennale de La Havane organisée en mai 2018 pour défendre l’art indépendant face à la Biennale officielle de l’État. Malgré ce positionnement, elle conservera sa place au sein de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains (UNEAC). Ce n’est qu’en 2019, à la suite d’une prise de position publique contre le décret 349, qu’elle en sera évincée.

En juillet 2018, le décret 349[1] vient réguler officiellement ce qui est admissible ou non de produire en tant qu’artiste. Cette nouvelle norme impose à toute personne désireuse d’être reconnue comme artiste de se faire enregistrer au sein des structures culturelles officielles reconnues par le Ministère de la Culture. Depuis le 7 décembre 2018, date d’application du décret, un artiste indépendant est par définition illégal, et les formes artistiques sont régulées suivant différents critères.

Voici les informations les plus révélatrices d’une mainmise de l’État sur l’art et les artistes cubains. En effet, toute œuvre artistique doit respecter les « symboles patriotiques », mais ne doit pas contenir de la pornographie, de la violence, un langage sexiste, vulgaire, obscène. Un individu n’a pas de possibilité de vendre ses œuvres en son nom sans être enregistré par le « Registre du Créateur des Arts Plastiques et Appliqués ». Les œuvres musicales et performances ne doivent pas dépasser un « niveaux de sons et bruits ou réaliser « utilisation abusive d’appareils ou de médias électroniques ». Tout individu ne respectant pas ces contraintes aura une contravention et pourra voir son spectacle interrompu par la police: « 1000 pesos pour les moins graves, 2000 pesos pour les plus graves ». L’appartenance à une structure officielle reconnue par l’État est obligatoire. Les galeries doivent, elles aussi, être autorisées et avoir une existence légale. À Cuba, les galeries « chez l’habitant » sont une pratique courante, mi galerie mi atelier, elles accueillent les artistes sans lieu de création. Ces galeries improvisées dans des maisons de particuliers sont rendues illégales.

Ne pas appartenir aux structures signifie ne pas avoir sa carte d’identité d’artiste et par conséquent, n’avoir ni revenus et ni possibilité d’exposer, de créer, de vendre ses œuvres. L’adoption de ce décret pose la question concrète des conditions matérielles d’existence, pour des artistes indépendants dont l’existence est tout simplement refusée.

« J’ai de la chance, ma famille qui habite à l’étranger m’aide, mais ce n’est pas le cas de tous ».

Michel Matos lors d’une visioconférence en juin 2021.

Aux origines du Mouvement San Isidro

Les racines du MSI remontent aux années 1990-2000, à Alamar, où va émerger le collectif, OMNI-ZonaFranca (1997-2009). Autrefois centre de l’expérience révolutionnaire, cette ville située à 11 km de la Havane fût construite par des micro-brigades de volontaires en attente d’un logement. Ville-modèle dans les années 1970, Alamar fût rapidement marginalisée par les lacunes du transport collectif, la dégradation du bâti, et l’absence d’activité productive.  

Cette marginalisation sera à l’origine d’une production artistique active. Le collectif OMNI-ZonaFranca entend occuper l’espace par la pratique artistique et souder ses habitants autour d’une culture commune. Par le graffiti et la peinture murale, les habitants se réapproprient les murs gris et sales d’une ville plus ou moins laissée à l’abandon. Basé sur un principe d’autonomie par rapport aux institutions étatiques, le collectif est aussi un espace d’échange, de rencontre et de discussion pour les artistes qui ne fréquentent pas les grandes écoles d’art.

Le Mouvement San Isidro naitra, en parti, de ces rencontres. Il se crée en réaction à la promulgation du décret 349, dont il dénonce l’atteinte à la liberté artistique et à l’indépendance des artistes. En septembre 2018, alors que le groupe d’artistes et amis est réuni à La Havane chez Luis Manuel Otero Alcántara – l’un des leaders du mouvement – dans le quartier de San Isidro, la police vient les arrêter. Michel Matos, membre fondateur du collectif, et producteur culturel me confiera que c’est en hommage à cette soirée de répression que le mouvement fût nommé.   

Renouvellement de la contestation à Cuba

Aux côtés du MSI, plusieurs organisations internationales, comme Amnesty International ou Freemuse, prennent position contre le décret. Une campagne internationale de contestation est lancée en août 2018. Le collectif d’artistes peut aussi compter sur le soutien de la diaspora cubaine en Espagne ou à Miami, force conservatrice qui saisit chaque opportunité d’attaquer le gouvernement.

Le mouvement se fait très actif sur les réseaux sociaux et multiplie les contenus sur Youtube avec des vidéos qui expliquent la contestation mais aussi des clips musicaux, « Conflicto social » par Analista, Karnal, Papa Humbertico, Papagoza, et Jamis Hill ou « Darse cuenta » de YACR par exemple.

Les militants n’ont plus peur de s’exposer à visage découvert. Certains réclament que leur nom et prénom apparaissent dans mes travaux. L’usage fait des réseaux sociaux permet d’attester d’un renouvellement des outils contestataires à Cuba. Depuis la mise en place du réseau public de Wi-Fi et de l’Internet à Cuba, entre 2015 et 2018, les artistes s’en sont saisis afin de montrer leur réalité, un visage différent de celui véhiculé par les agences de tourismes. La création d’une identité numérique, individuelle ou collective, a permis aux membres du MSI de prendre des positions publiques sur Instagram et Facebook de manière non-violente et de se rendre visible auprès de la communauté internationale. Certains membres choisiront de s’exposer comme artiste, ou contestataire, ou bien les deux à la fois ; tandis que d’autres, bien que publiant du contenu sur la répression des artistes ou les demandes de libérations ne se définiront pas comme tels.

Finalement, le positionnement en tant qu’artiste permet à ce dernier de récupérer une place d’acteur politique, et non d’observateur ou de traducteur du monde. La contestation veut se réapproprier une identité cubaine, dont le gouvernement prétend être arbitre de vérité. Finalement, qui est cubain ? Un vrai cubain doit-il être uniquement révolutionnaire. Et toute action remettant en question des décisions politiques à Cuba, est-elle contre-révolutionnaire ?

Octobre 2020 marque un tournant pour le MSI. Certains artistes décident de faire une grève de la faim et de la soif pour exiger la libération du rappeur contestataire Denis Solis, lui-même membre du MSI. Le collectif s’organise à San Isidro, chez Luis Manuel Otero Alcántara, et des solidarités s’installent avec les habitants du quartier. La presse officielle fait campagne contre ces « anti-cubains » et qualifie leur action de « nouveau show contre-révolutionnaire »[3]. L’État laisse faire, jusqu’à un certain point.

Le 26 novembre 2020, le MSI est délogé par les forces de police. En réponse, une manifestation est organisée le 27 novembre 2020 devant le Ministère de la culture. Artistes, sympathisants du MSI ou non, et plus largement, citoyens cubains, se réunissent afin de demander l’arrêt de la répression policière envers les artistes contestataires. Pour la première fois, un groupe de personnes auto-organisées, aux revendications politiques diverses, prenait possession de l’espace public et parvenaient à faire pression sur une institution gouvernementale : le Ministère de la Culture. Le dialogue ainsi ouvert ne durera pas longtemps, en quelques jours le gouvernement se ferme et jette le discrédit sur la mobilisation.

Ce nouveau mouvement, nommé 27N, est distinct du MSI bien que des membres du MSI soient sympathisants et ou acteurs dans les deux. Le 27N ne se cantonne pas aux problématiques de l’artiste à Cuba et porte des revendications plus larges. Il promeut notamment la légalisation du positionnement indépendant [4] et réclame « des libertés politiques, économiques et la légalisation des médias de communications indépendants ainsi que le droit d’association »[5].

ONG et diasporas cubaines, ingérence étrangère dans la contestation cubaine ?

Le MSI n’est pas un parti et ne formule aucun projet politique, leur seule ligne directrice est celle de la défense de la liberté d’expression, dont les artistes sont la figure de proue. Selon eux, tout soutien à cette ligne est bienvenu. Par souci de visibilité, la question de l’affiliation partisane ne se pose pas : le collectif fait le choix de ne pas se positionner sur l’échiquier politique afin d’en saisir toutes les opportunités. On trouve donc des sympathisants du MSI de tous bords, allant des artistes promus par le gouvernement cubain (Haydée Milanés[6], chanteuse cubaine et fille du célèbre Pablo Milanés), à l’extrême droite (Zoé Valdés, auteure cubaine exilée en France depuis 1995).

La diaspora cubaine à Miami, qui comptait parmi les plus fervents soutiens de Donald Trump, et concentre l’opposition anticastriste d’extrême droite, participe pour beaucoup à la diffusion des revendications du MSI. Une antenne du mouvement a même été créée dans le joyau de la Floride.

Une diaspora existe aussi à Paris bien qu’elle n’ait pas la même insertion dans le paysage politique. Dans l’élan international pour la libération des artistes incarcérés, une manifestation fut organisée à Paris le 25 juillet 2021. Lors de la manifestation, la chanson Patria y Vida[7], produite à Miami, résonnait.

La stratégie de non positionnement politique du MSI donne à voir des membres aux convictions divergentes. Si Yanelis Nuñez Leyva [8] nous dit sans ambages que « le capitalisme, c’est de la merde » (entretien d’avril 2021), cette position ne représente pas la majorité au sein du MSI. Les soutiens d’extrême droite au MSI se font nombreux : Zoé Valdés qui soutient Vox en Espagne et prend position contre le communisme dans le monde, les ONG comme Centro para la Apertura y el Desarollo de América Latina (CADAL) ou Cultura Democrática affiliées à la droite voire à l’extrême droite et soutenant l’idée que le gouvernement cubain est similaire à la dictature qu’a connue l’Argentine dans les années 70.

Le soutien du sénateur américain du parti Républicain Mario Diaz-Balart[9], est encore une illustration des sympathies de la droite vis-à-vis du MSI.

Bien que le MSI n’ait pas d’ancrage politique officiel, les sympathisants politiques majoritairement à droite et à l’extrême droite pose la question d’une possible instrumentalisation. Face à l’ampleur des soutiens et à la récupération par des dits « défenseurs de la liberté d’expression », le MSI n’a plus la maîtrise de son message. Depuis de nombreuses années, la diaspora cubaine de Miami a su s’imposer comme un allié de poids aussi bien en termes politique, diplomatique, qu’économique. Cependant, la course aux soutiens est également une question de survie pour les membres du MSI, et vient répondre au manque d’écoute à l’échelle nationale.

L’avenir de la contestation

En octobre 2021, Anamely Ramos González alors exilée au Mexique, venait aux États-Unis pour recevoir le « Premio Oxi al Coraje »[10] (Prix Oxi du Courage) au nom de Luis Manuel Otero Alcántara, toujours incarcéré, et du Mouvement San Isidro. Cette récompense hautement symbolique est une forme de consécration et de légitimation qui réactualise dans le débat public et international la question de la liberté d’expression à Cuba, notamment artistique.

Actuellement, des artistes sont toujours incarcérés. Toujours détenu dans la prison de Guanajay, Luis Manuel Otero Alcántara est en grève de la faim et de la soif. Malgré la répression et l’exil de plusieurs militants, le MSI existe et perdure toujours à Cuba.

En France, le mouvement est loin de faire l’unanimité. Le 20 novembre dernier, à l’initiative du Parti communiste français et de l’association « Cuba Si France », une manifestation était organisée place de la République à Paris en solidarité à l’encontre du peuple cubain et contre l’impérialisme américain. Lors de la manifestation, le MSI n’a pas été mentionné, ni décrié en tant que voix des États-Unis, ni salué comme un visage du peuple cubain.

Il serait peut-être trop hâtif de parier sur une stagnation du MSI au stade actuel, submergé par l’extrême-droite étasunienne et par des militants résolument anti-communistes. Cependant, bien qu’il n’ait pas pour le moment de projet politique, l’urgence et l’émergence du Mouvement du 27N obligera peut-être le MSI à se renouveler en fonction de l’actualité politique et des exigences de la population cubain. Le débat contestataire n’en est plus à s’interroger sur le statut de l’artiste. Les manifestations à Cuba opposants les soutiens du gouvernement à ses détracteurs, remet en question une division plus profonde au sein de la société cubaine qui pourra être déterminante pour l’avenir de la Révolution.

Notes :

[1] « DECRETO LEY No. 349 | Juriscuba », s. d. http://juriscuba.com/legislacion-2/decretos-leyes/decreto-ley-no-349/.

[2] Visioconférence avec Michel Matos en juin 2021.

[3] Granma.cu. « ¿Quién está detrás del show anticubano en San Isidro? (+Videos) ». Consulté le 26 novembre 2020. http://www.granma.cu/pensar-en-qr/2020-11-24/quien-esta-detras-del-show-anticubano-en-san-isidro.

[4] « Cuba’s 27N Movement Releases Manifesto — ARC ». Consulté le 21 août 2021. https://artistsatriskconnection.org/story/cubas-27n-movement-releases-manifesto.

[5] Ibidem.

[6] ADN Cuba. « Haydée Milanés sobre el MSI: Expresan sus ideas libremente y las defienden de manera pacífica ». Consulté le 29 novembre 2021. https://adncuba.com/noticias-de-cuba/actualidad/haydee-milanes-sobre-el-msi-expresan-sus-ideas-libremente-y-las.

[7] Yotuel. Patria y Vida – Yotuel , @Gente De Zona , @Descemer Bueno , Maykel Osorbo , El Funky. Consulté le 17 août 2021. https://www.youtube.com/watch?v=pP9Bto5lOEQ.

[8] Historienne de l’art cubaine, co-fondatrice du Musée virtuel de la dissidence, exilée à Madrid.

[9] Sénateur à Miami et neveu de la première épouse de Fidel Castro.

[10] Prix délivré par les États-Unis.

« L’activité des classes populaires à Cuba explique le caractère socialiste de la Révolution » – Entretien avec Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas

© Vincent Ortiz pour LVSL

Publié en août 2020, aux éditions Syllepse par Thomas Posado et Jean Baptiste Thomas, Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours, retrace 150 ans de luttes et de soulèvements à Cuba. En traitant de la guerre d’indépendance débutée en 1868, de la Révolution de 1933 ou de la chute de Batista en 1959, ce livre raconte par le bas la continuité historique d’un combat des subalternes cubains pour l’émancipation. Si l’arrivée au pouvoir de Fidel Castro marque un grand bond en avant pour ces velléités d’émancipation, elle témoigne aussi de ce que les auteurs analysent comme la naissance d’un « État ouvrier déformé », qui empêche la constitution d’une véritable démocratie par le bas. Ces contradictions initiales sont de fait primordiales pour comprendre les ambiguïtés actuelles de l’État cubain qui oscille entre attachement aux principes socialistes et réformes libérales. Entretien réalisé par Xavier Vest.

Le Vent Se Lève – Dans les années 1810, sur le continent sud-américain, la bourgeoisie créole à l’image de Bolivar débute un processus d’indépendance victorieux vis-à-vis de la Couronne espagnole. Pourtant Cuba ne sera indépendant qu’en 1898 après la guerre d’indépendance avec l’arrivée des États-Unis dans le conflit. Comment expliquer que l’île soit restée si longtemps dans le giron espagnol contrairement à ses voisins?

Jean Baptiste Thomas – Il y a une sorte de paradoxe un peu idéologique dans la question cubaine car dans le discours véhiculé par les institutions scolaires en France, on a l’impression que Cuba devient une question géopolitique centrale à partir de la crise des missiles. Cela occulte le fait que sans l’argent de la Nouvelle Espagne et du Nouveau Pérou et sans le sucre de la Caraïbe, l’Europe et le Système monde actuel n’auraient jamais existé tel quel. De ce point de vue, la Caraïbe est un enjeu stratégique pour les puissances européennes bien avant l’entrée des américains dans cette zone pour en faire leur arrière-cour. Pour la Couronne d’Espagne, Cuba est une base très importante pour son appui dans la tentative de décolonisation de l’Amérique du Sud dans les années 1810 ce qui explique que l’île devient une place forte royaliste et jusqu’au-boutiste. Le deuxième élément est le fait qu’avec le boom sucrier cubain lié à la révolte des esclaves à Saint-Domingue (Haïti) qui rompt avec la France, Cuba devient une île sucrière et un joyau de la Couronne pour des questions géostratégiques et économiques. À partir de ce moment, la bourgeoisie blanche de Cuba devient polarisée autour de la question noire. Elle défend alors deux options pour préserver sa rente sucrière : soit la position jusqu’au-boutiste en restant dans le giron espagnol ou la position annexionniste en rejoignant les États-Unis d’Amérique. Il y a donc une double tension anti-bolivarienne qui structure les axes idéologiques sur lesquels se construit cette bourgeoisie sucrière liée au marché international ce qui aura des conséquences importantes jusqu’en 1959.

LVSL – A partir de 1868 a lieu sur l’île un long processus de remise en question de l’autorité espagnole qui va mener à l’indépendance en deux parties avec tout d’abord la Guerre de dix ans de 1868 à 1878 puis la guerre d’indépendance de 1895 à 1898. Ce processus d’indépendance résulte-t-il d’une opposition spontanée venant d’une base populaire de travailleurs ruraux et d’esclaves ou à l’inverse d’une petite bourgeoisie intellectuelle organisée?

JB .T. – Le processus de rupture est préalable à 1868. Il est lié à l’influence qu’ont les processus d’émancipation et de rupture des colonies face aux métropoles européennes – dans le cas des 13 colonies nord-américaines, de la Révolution à Haiti ou encore des révolutions latino-américaines – sur les secteurs d’une petite bourgeoisie ou de la bourgeoisie créole avancée qui est très influencée par les idées des Lumières et d’émancipation. Mais ces courants restent très minoritaires et surtout leur influence est bridée par une répression féroce qui est vraiment un axe structurant de la politique espagnole sur l’île mais aussi à Puerto Rico ou aux Philippines. 

Ainsi, à partir de 1868, l’étincelle et ensuite la nouvelle explosion de 1895 est avant tout le fait de l’est de l’île. Plus qu’une vision d’une alliance entre subalternes et bourgeoisie intellectuelle, c’est l’est de l’île, marginalisé par le centre qui devient le fer de lance de la protestation coloniale. On retrouvera par ailleurs cette configuration géographique en 1933 et dans les années 50 avec la guérilla castriste dans la Sierra Maestra. Cette opposition à l’est de l’île regroupe alors une alliance particulière de petits ou moyens planteurs comme Carlos Manuel de Céspedes, leurs esclaves libérés, des fermiers, des métayers avant d’irriguer tout l’est de l’île. Face à cela, les espagnols vont mettre en œuvre une vraie politique de terre brûlée. Ces expérimentations affreuses de guerre coloniale serviront ensuite pour les puissances européennes en Afrique et en Asie. 

LVSL – Dans ce long processus d’indépendance se révèle la figure de José Martí aujourd’hui considéré comme un véritable héros de la nation cubaine. Quelle vision politique désire-t-il imposer à Cuba dans son combat pour l’indépendance ? Est-ce une vision simplement emblématique du libéralisme politique du XIXème siècle ou alors y a-t-il déjà un discours socialiste qui inspirera la Révolution de 1959?

JB.T. – Martí est un intellectuel comme on en fait au XIXème siècle. Il est à la fois journaliste, homme de lettres, poète, chef militaire et politique. Néanmoins, je crois que ce qui le caractérise est une extrême conscience latino-américaine. Le nationalisme cubain, en tout cas celui des secteurs radicaux des indépendantistes, est un nationalisme très inclusif. Est cubain toutes celles et ceux qui luttent pour la liberté. C’est la raison pour laquelle un des chefs principaux de l’insurrection en 1895, Maximo Gomez est dominicain. C’est la raison pour laquelle des petits colons et producteurs espagnols vont rejoindre les rangs de l’insurrection. Cela Martí l’exacerbe et de plus, il est un des premiers à alerter sur le risque pour Cuba à passer sous le giron états-unien car en tant qu’intellectuel havanais, il a à l’esprit les débats qui circulent sur la fausse alternative annexionniste de passer sous protectorat américain pour résoudre le problème colonial. Enfin, il n’y a pas de vision socialiste chez Martí mais en revanche il y a une vision national-populaire. Il comprend que l’échec de 1868-1878 est lié à son impréparation et que l’insurrection est restée trop située à l’est. Ainsi, en 1895, il fait en sorte que l’insurrection soit nationale et mobilise l’ensemble des forces vives de la nation dont les subalternes du centre et de l’ouest de l’île mais également les subalternes qui ont dû s’exiler et travailler aux USA comme les travailleurs du tabac cubains en Floride qui vont financer son parti. Il y a par exemple dans ces travailleurs, Carlos Baliño qui sera ensuite un membre fondateur du Parti Communiste Cubain dans les années 20, qui aura un rôle dans l’insurrection en 1933. Il est donc un passeur entre la génération martíenne du Parti Révolutionnaire Cubain (PRC) et la nouvelle génération qui participe à la Révolution de 1933. Ainsi chez Martí il y a une vision anti-impérialiste américaine et une vision populaire de l’insurrection.

Thomas Posado – C’est vrai que chez Martí, il y a cette conscience anti-américaine que n’ont pas avec cette intensité les autres leaders du processus d’indépendance de l’Amérique du Sud comme Bolivar. Cela est aussi lié au fait que l’impérialisme américain s’est grandement renforcé au cours du 19ème siècle et particulièrement à Cuba.

LVSL – Malgré l’indépendance de 1898, Cuba devient un protectorat soumis à l’impérialisme et au capital américain, dirigé de façon violente par des hommes de paille qui n’hésitent pas à faire exécuter les leaders de l’opposition politique et syndicale. De plus, l’île va devenir au fil du temps un paradis pour les gangsters et le tourisme américain. Pourtant dans un contexte de crise économique, éclate en 1933 une révolution contre le Président dictateur Gerardo Machado. Les forces qui structurent cette Révolution sont-elles issues de la continuité de celles qui ont milité pour l’indépendance et quel rôle y joue le mouvement ouvrier qui a émergé après l’indépendance?

JB.T. – Aujourd’hui tous les historiens, même les plus conservateurs, s’accordent pour dire que les États-Unis en 1898 prennent en otage le processus d’indépendance à Cuba tout comme à Puerto Rico et aux Philippines. Dès le dernier tiers du XIXème siècle, l’île est en fait déjà soumise au capital américain qui a un rôle prépondérant dans l’économie cubaine mais les américains vont mettre en adéquation cette emprise économique avec un régime de domination politique. Ce protectorat permet ainsi de gouverner par l’entremise d’hommes de paille, le plus paradigmatique étant Gerardo Machado. Concernant 1933, c’est une sorte d’anti-modèle par rapport au processus révolutionnaire de 1895-1898. Il est l’œuvre d’une nouvelle génération qui a relu les mises en garde de Martí sur les États-Unis et voit comment les patriotes ont fini par se faire seconder par les États-Unis après l’indépendance. Par conséquent, 1933 est une révolution directement anti-impérialiste dans son contenu avec un rôle cette fois central du mouvement ouvrier qui s’est consolidé dans les secteurs classiques de l’économie cubaine comme la canne à sucre et les transports (docks, ferroviaires). Mais il y a aussi un prolétariat manufacturier qui a émergé pendant le premier tiers du XXème siècle qui va être à l’origine de la grève générale en 1933 qui renverse Machado. Le mouvement révolutionnaire va alors coupler à ses revendications anti-dictatoriales des revendications sociales et économiques. Mais ce processus révolutionnaire ne sera pas conduit par le Parti communiste cubain qui devient rapidement après sa création, dans les années 20, une officine du Parti communiste mexicain qui est lui-même une expression diplomatique de l’URSS. Cette absence du PCC laisse donc un espace à des forces nationalistes de gauche et on retrouvera ce scénario plus tard en 1959 avec une hostilité du PCC face aux organisations qui voudront rejouer le scénario de 1933 et la geste martíenne.

T.P. – L’élément le plus hallucinant du vol de l’indépendance cubaine par les États-Unis c’est l’amendement Platt. C’est un cas unique dans une constitution où une puissance a un droit d’intervention dans les affaires d’un autre pays, droit d’intervention que les États-Unis ne manqueront pas d’utiliser. Pour revenir sur le Parti communiste cubain, les virages que vont faire le Kremlin et le Komintern dans les années 1930 ont des conséquences désastreuses pour la possibilité que le Parti communiste cubain soit vu comme une alternative crédible pour les cubains. Il va démobiliser en 1933 puis au nom d’un front anti-Hitler, il va appeler à soutenir Batista alors que les cubains sont à des milliers de kilomètres de l’Europe.

LVSL – En 1959, le nouvel homme de paille des américains, Fulgencio Batista qui avait réussi à limiter les effets de la Révolution de 1933 est renversé par la lutte armée de Fidel Castro, Guevara, Cienfuegos et les autres guérilleros qui ont la sympathie du prolétariat rural, de l’opposition étudiante et des mouvements ouvriers. Au départ, Castro présente un programme qui peut être qualifié d’anti-dictatorial, démocrate et qui a vocation à opérer des réformes modérées tandis qu’il est accueilli positivement par les États-Unis. Pourtant, dans les mois qui suivent, la Révolution prend une tournure radicale avec une nationalisation des terres, une expropriation du capital privé et national sans indemnisation et une défection des partis libéraux. Comment expliquer cette « Révolution par contrecoup » (Guevara)? Faut-il y voir la leçon du président guatémaltèque Jacobo Arbenz qui se fait renverser par la CIA en 1954 suite à ses réformes agraires après avoir refusé d’armer le peuple?

T.P. – Le renversement d’Arbenz en 1954 a un effet traumatique pour les gauches américaines y compris pour un jeune photographe argentin, Ernesto Guevara qui est présent à ce moment-là. Ce traumatisme du renversement d’Arbenz joue dans la radicalisation certes. Néanmoins, il y a d’autres mécanismes qui sont propres à Cuba avec des mobilisations extrêmement importantes des paysans et des ouvriers pour renverser Batista. Oui il y a une guérilla mais c’est par une grève générale que le gouvernement révolutionnaire advient. En 1959 et en 1960, il s’établit une dynamique liée d’un côté, à une pression des masses et de l’autre côté, à l’entêtement des États-Unis, ce qui va mener le nouveau gouvernement révolutionnaire vers une dynamique de révolution sociale, seule révolution sociale américaine où il y a une expropriation de la bourgeoisie sans indemnisations et un renversement de l’économie de marché. Tous les renversements qui ont eu lieu ensuite en Amérique ne sont jamais arrivés à ce résultat aussi radical. C’est l’entêtement des États-Unis durant le printemps-été 1960 qui emmène Fidel Castro à nationaliser massivement sans indemnités les secteurs de l’économie cubaine. Ce n’était pas le choix initial de Castro quand il commença sa guérilla. Mais c’est quelque chose qui se fait sous la pression des mobilisations mais pas par les mobilisations. Cela aboutit à un « État ouvrier deformé » car ça ne se fait pas par la participation des cubains dès le départ. Cette expression vient de Trotsky qui parle aussi pour la Russie d’un « État ouvrier dégénéré » pour évoquer le passage d’un pouvoir par le bas via les soviets en 1917 à la période stalinienne. Or Cuba n’a jamais connu ce degré de participation. Il y a d’emblée une prise de décisions verticale. Tous les embryons de démocratie de participation ensuite sont étouffés par le gouvernement castriste ou pas considérés par la base. À titre d’exemple, en 1959, le but du gouvernement est de faire des tribunaux d’arbitrage qui donnent souvent raison aux travailleurs mais ça ne se fait pas par les travailleurs. On a une direction qui donne aussi du pouvoir d’achat, des réformes sociales mais qui conserve ce pouvoir décisionnel.

JB.T. – Dans la Révolution cubaine, il faut faire attention à ne pas mettre trop l’accent sur le militaire qui provient souvent de la geste castriste. Certes, Batista est renversé par une insurrection militaire mais cette victoire résulte en dernier recours des masses cubaines et de la grève générale insurrectionnelle de 1958-1959. C’est un élément central pour comprendre cette « trans-croissance progressive » qu’il va y avoir entre une révolution démocratique et une révolution sociale puis socialiste qui se fait par la force des choses. La direction du M-26 sera conséquente à la différence d’autres courants latino-américains politiques dans les promesses qu’elle souhaite mettre en application. Il y a au cours de cette période, d’autres expériences de renversement de dictatures type guerre froide dans un contexte de remise en question de l’hégémonie étasunienne comme celle de Marcos Pérez Jiménez au Venezuela en 1958 mais pourtant ça ne donne pas lieu au même développement. La différence fondamentale à Cuba c’est que cette poursuite de l’activité des classes populaires explique le caractère populaire et social de la Révolution qui devient ensuite socialiste. Guevara utilise cette formule « Révolution socialiste ou Caricature de la Révolution ». Il se rend bien compte que si on ne va pas à des mesures d’expropriation et une subversion du pouvoir établi, on ne peut pas arriver à l’indépendance nationale et avoir une révolution authentiquement populaire.

Lien
@Alberto Korda, Source : Museo Che Guevara, La Havane, Cuba. Domaine public.

LVSL – Pour nommer l’État cubain qui naît de la Révolution vous utilisez l’expression « Etat ouvrier déformé » qui revient souvent dans votre livre. Pourtant les classes subalternes s’insèrent souvent dans des organisations syndicales ou politiques comme la Centrale des travailleurs Cubains (CTC), les Comités de défense révolutionnaire (CDR) ou encore la Fédération des femmes cubaines (FMC). Ces structures sont-elles des organes officiels du pouvoir ou permettent-elles une véritable démocratie ouvrière par le bas?

JB.T. – Sur ce type de structures, il y a des organisations créées avant la Révolution de 1959 comme la CTC et les autres qui sont créés ensuite comme les CDR ou la FMC. Dans les deux cas, ce qui joue avant tout, c’est qu’il y a une marge d’autonomie, d’indépendance et d’auto-représentation limitée pour les subalternes cubains pour un certain nombre de raisons politiques. Il n’existe pas de façon importante des courants qui défendent ce type de politiques autonomes, ce n’est pas la politique du PCC et les cadres militaires et politiques du M-26 qui bénéficient d’un énorme prestige n’ont pas un bagage politique marxiste révolutionnaire qui insisterait sur l’auto-représentation des subalternes. Pour eux, un processus qui garantit la participation suffit. Tout ça est donc limité d’entrée de jeu et ça va peser plus tard.

Guevara voit déjà ces lacunes et il comprend que la faible participation démocratique va entraver la bonne marche de la Révolution du point de vue de la production. D’un point de vue politique, ça sera catastrophique car une fois que la période de plus forte dynamique politique est passée et que la gauche du Mouvement du 26 juillet va se trouver marginalisée vers 1967 et 1968, cette insuffisance d’auto-représentation va alors se cristalliser. Mais on est loin d’être sur un type de régime de socialisme de caserne pas pour des questions de climat tropical mais car il y a une révolution par le bas en 1958-1959 sans que cela débouche sur un régime émancipateur et démocratique.

T.P. – J’avais fait un travail d’archives sur les organisations syndicales sur les premières années de la Révolution. Il y a un véritable prestige du M-26 qui bénéficie d’une adhésion massive et sincère et gagne les les élections syndicales avec une large majorité. Durant l’année 1959, il y a des débats légitimes dans le mouvement ouvrier comme sur l’organisation de la production mais à partir du Xème Congrès de la CTC, en novembre 1959, il n’y a plus de débats dans le camp révolutionnaire. Il y a toujours de l’expression mais pas la possibilité d’exprimer un projet alternatif. Il y a un glacis qui se fait dans un État qui n’a pas encore socialisé les moyens de production. Il n’y a pas encore de bourgeoisie qui a été expropriée mais on a pas de pouvoir à la base ou une démarche de type démocratie de conseils comme c’était souvent imaginé dans la démarche marxiste.

LVSL – Si les années 60 sont emblématiques d’une atmosphère révolutionnaire et émancipatrice avec un pluralisme partidaire et plusieurs courants, à contrario les années 70 sont souvent vues dans l’imaginaire commun comme un raidissement de la Révolution vers un modèle proche des démocraties populaires de l’est et un « socialisme de caserne ». À quoi cela est dû? Par ailleurs, les abus répressifs qui ont été commis à l’image des Unités militaires d’appui à la production sont-ils similaires au système carcéral et répressif en vigueur dans le bloc soviétique à cette époque?

T.P. – Cuba n’a jamais complètement ressemblé à un pays de l’est. Contrairement à ce qui se passe en Pologne ou en Tchécoslovaquie, ce n’est pas une invasion militaire qui est à l’origine du régime en place avec la Libération de 1945 par les troupes soviétiques. À Cuba, la Révolution gagne grâce à une lutte dans laquelle la population est impliquée. Ensuite bien évidemment, Cuba devient dépendant de l’URSS avec le commerce extérieur, ce qui va faire infléchir l’île vers ce modèle avec le parti unique. Mais la direction cubaine jouit d’une légitimité dont ne bénéficient pas les directions communistes en Hongrie ou en Pologne. Ensuite, il y a effectivement ce qu’on appelle le « quinquennat gris » dans les années 70 où on a des mesures répressives qui sont adoptées, le moment emblématique où Castro soutient l’intervention soviétique à Prague en 1968. Il y a de plus une répression des homosexuels à contre-courant de la libération des mœurs qu’avait représenté la Révolution cubaine en 1959, qui reste aujourd’hui un des rares pays avancés en Amérique latine où il est possible d’avorter depuis 1959. La preuve que c’est un modèle différent c’est que l’effondrement de l’Est se fait de manière immédiate avec le processus de restauration en URSS. À Cuba, le régime se maintient dans des circonstances effroyables et des difficultés immenses pour le peuple cubain. Si il n’y a pas de restauration de l’économie de marché c’est donc avant tout lié aux conditions d’établissement.

JB.T. – Il y a, en effet, eu des instruments répressifs mis en place par le régime cubain non pas pour résister à un danger d’invasion ou de restauration financé par les États-Unis mais pour brider la population dont l’expression la plus brutale sont les UMAP. Si ma comparaison n’a pas pour fonction de relativiser, c’est tout de même intéressant de mettre en miroir la façon dont les régimes concentrationnaires d’Amérique du Sud n’ont pas eu la même attention de la part du Département d’État américain. Si on parle d’un environnement concentrationnaire non pas sur un modèle soviétique mais sur un modèle fascisant, c’est l’Argentine, la Bolivie, le Chili, le Brésil pendant les années 70 qui n’ont pas eu la même attention des administrations américaines et européennes.

LVSL – En avril 1961, il y a une tentative de porter un coup fatal à la Révolution par les réseaux anti-castristes avec le débarquement de la Baie des cochons soutenu par la CIA qui échoue notamment grâce à la résistance populaire. Vous montrez d’ailleurs que les données collectées par les services cubains sur les biens cumulés des prisonniers du débarquement sont faramineuses en termes de possession  (375 000 hectares de terres, 10 000 maisons, 70 industries, 10 centrales sucrières, 5 mines, 2 banques). Comment les réseaux anti-castristes ont évolué après l’enracinement du régime révolutionnaire. Y a-t-il eu une forme de résignation ou à l’inverse une volonté jusqu’au-boutiste pour renverser le régime par tous les moyens possibles?

T.P. – Non, les réseaux anti-castristes n’ont jamais abdiqué. Il suffit de voir les données déclassifiées de la CIA qui montrent qu’il y a eu 638 tentatives d’assassinat contre Fidel Castro. Mais il est devenu difficile pour eux après l’échec de la Baie des cochons de poursuivre leur lutte sur le territoire cubain. Cette opposition est aujourd’hui encore extrêmement dépendante des États-Unis qui est sa principale ressource politique malgré le blocus qui coûte des milliards de dollars depuis 60 ans. Mais le lien avec la population cubaine a toujours été faible. À Cuba, l’opposition existe mais elle est d’une ampleur très faible pour menacer le gouvernement cubain, ce qui fait qu’elle peut être tolérée puis emprisonnée et vice versa. Un phénomène nouveau voit le jour, ces dernières semaines, avec le Mouvement San Isidro à partir de la détention du rappeur Denis Solis, demandant davantage de liberté d’expression mais on manque de recul pour savoir jusqu’où ira cette contestation. 

LVSL – Outre le soutien aux réseaux anti-castristes, les États-Unis ont mis en place à partir de 1962 un embargo économique qui visait à abattre le régime. Néanmoins, les effets de l’embargo furent contenus par les liens que Cuba entretenait avec le bloc de l’Est et l’URSS. Pourtant le début des années 1990 voit la chute de l’URSS et du bloc de l’Est, ce qui conduit à une crise profonde sur l’île baptisée par le gouvernement cubain une « période spéciale ». Cela a t-il conduit à une nouvelle offensive impérialiste des États-Unis et des réseaux anti-castristes durant les années 1990 pour tenter d’abattre le régime de Fidel Castro face aux carences économiques?

T.P. – Oui, de manière « légale » il y a les lois Torricelli en 1992 et Helms Burton en 1996 qui vont durcir l’embargo économique dans une période déjà compliquée. Or, il est évident que pour des raisons humanitaires, il aurait été nécessaire d’assouplir l’embargo. Ce qui rend Cuba comme un pays assez unique dans le monde, c’est la violence des changements d’équilibres commerciaux à la fois en 1959 puis en 1990 quand l’URSS s’en va aussi rapidement qu’elle est venue dans l’économie cubaine. À titre de comparaison, j’ai travaillé sur le Venezuela chaviste. En 2018, avant que Trump prenne des mesures de type blocus contre le Venezuela, les États-Unis étaient, après 20 ans de chavisme , toujours le premier partenaire commercial en terme d’importation et d’exportation au Venezuela et il y avait eu une dizaine de points de baisse du commerce extérieur ce qui est minime comparé à la brutalité des changements qu’a connu Cuba. Donc quand l’URSS s’en va, Cuba se retrouve sans débouchés commerciaux dans un moment où l’économie est globalisée et où il y a peu de soutiens diplomatiques. On se retrouve avec des conditions dramatiques pour les cubains qui vont connaître des fortes dégradations de leurs conditions de vie pour des raisons qui ne sont pas liées au gouvernement cubain.

JB.T. – L’embargo dans sa visée n’est pas économique. D’un strict point de vue de l’entrepreneuriat états-unien, ça n’a aucun sens. À titre d’exemple, Trump en homme d’affaires aurait adoré tout remettre en cause et intervenir dans le secteur touristique dans les années 90. Mais à son arrivée au pouvoir, il a exacerbé les bonnes vieilles méthodes pour des raisons de politique extérieure et de géopolitique. Il y a donc dans l’embargo, une visée avant tout politique et agressive pour créer des conditions d’asphyxie et favoriser un changement de régime. Face à aux méthodes américaines, il y a chez le peuple cubain un degré de résilience qui ne s’explique que par la conscience de ce qu’il y aurait à perdre si les acquis de la Révolution étaient renversés. 

LVSL – Concernant les perspectives d’avenir, bien que gardant un attachement à des idéaux socialistes inscrits dans la Constitution de 2019, la bureaucratie cubaine met de plus en plus en œuvre des réformes visant à  favoriser les investissements étrangers et à opérer un rétablissement de l’économie de marché. Cela fait-il courir un risque de fragmentation de la société cubaine entre une minorité de gagnants et un retour des inégalités économiques et raciales qui éloignerait les soutiens traditionnels du régime? De plus, ce processus de conversion à une économie de marché produit-il un risque de restauration capitaliste et un retour des émigrés contre-révolutionnaires qui n’ont jamais accepté la Révolution de 1959?

JB.T. – Le régime cubain a fait le choix contraint de mettre en application des réformes de marché pour favoriser l’investissement étranger, l’investissement local et pour répondre aux déformations du modèle économique et social de l’île devenu passablement insurmontable d’un point de vue d’économie classique. Aujourd’hui, concernant les inégalités, ce n’est pas qu’elles risquent de venir car elles sont déjà présentes à un degré encore plus fort que dans les années 90. Le dilemme cornélien pour le régime cubain, c’est que la minorité qui pourrait être gagnante de ses réformes court le risque d’être mise en minorité à son tour par un retour en force du capital cubano-américain qui emporterait en cas de restauration trop avancée les agents de cette ouverture qui aujourd’hui procèdent à petits pas. Les dirigeants cubains savent en effet que ce qui les attend, ce n’est pas l’avenir que Deng Xiaoping avait promis aux bureaucrates communistes chinois mais plutôt de se faire emporter par la vague de la restauration elle-même. La puissance des États-Unis à 150 kilomètres et la force du capital cubano-américain en Floride est bien différente de ce que représentait Taiwan pour la bureaucratie chinoise quand elle s’est ouverte à l’économie de marché.

T.P. – Ce qui se passe actuellement c’est un processus lent qui essaye de rester sur un équilibre entre attirer des investissements sans arriver à constituer une force sociale susceptible de renverser le régime. La restauration de la bourgeoisie cubano-américaine ne me semble pas à l’ordre du jour car elle reste l’otage des calculs des présidents américains. De plus, aujourd’hui, on a une sociologie différente des émigrés cubains présents en Floride. On est passé de l’exil doré de bourgeoisie aigrie des années 60 qui s’était fait nationalisée ses biens à des émigrés plus pauvres qui désirent la liberté de circulation et la possibilité d’envoyer de l’argent à Cuba. Cette nouvelle frange d’émigrés était logiquement plus sensible à la politique d’ouverture de Barack Obama.

LVSL – Outre les perspectives d’avenir, qu’est-ce qu’a révélé la crise sanitaire du Covid-19 sur Cuba?

JB.T. – À Cuba, sur 11 millions d’habitants, il y a eu seulement 7 000 cas de Covid et une centaine de morts. C’est lié au maillage sanitaire et aux réseaux médico-sociaux très développés qui ont permis de faire face à cette catastrophe. C’est très loin des désastres sanitaires proches d’économies comparables comme la République dominicaine ou également plus loin sur les DOM-TOM comme la Martinique. En revanche, les zones qui ont le plus souffert du Covid à Cuba sont les quartiers les plus pauvres du centre comme à La Havane où se concentrent les populations afro-descendantes, ce qui est lié à des problèmes criants de logement et de surpopulation. C’est paradoxal lorsqu’on sait que les premières mesures du gouvernement révolutionnaire étaient liées à l’expropriation et avaient donné lieu à une vaste réforme urbaine avec la construction de grands programmes de logements sociaux. Ça témoigne du prix de trente années de retour progressif à une économie de marché et un retrait progressif des politiques sociales et ce malgré les acquis du système médical cubain.

Révolutions à Cuba de 1868 à nos jours

T.P. –  On a vu avec le Covid que Cuba a envoyé des médecins en Martinique ou en Italie. C’est paradoxal qu’une île pauvre envoie des médecins chez des grandes puissances. À propos de ces interventions sanitaires, d’un côté Bolsonaro parle d’un « endoctrinement communiste » et du côté de la gauche, certains y voient un élan humaniste. Or c’est un secteur avant tout  économique rentable pour l’État cubain qui lui rapporte des milliards de dollars et il faut comprendre que c’est un choix politique du régime d’opérer une spécialisation économique dans ce domaine de la santé. C’est sûr que c’est plus humaniste que produire des armes ou de la haute couture. Il ne faut ni le romantiser ni le diaboliser. C’est une source de revenus qui permet aussi de donner des leçons à des États puissants qui en viennent à avoir besoin de Cuba en cas de crise sanitaire.

Thomas Posado est docteur en science politique à l’Université Paris-8 et 
chercheur associé au CRESPPA-CSU. Il a co-dirigé avec Franck Gaudichaud, 
Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018). La fin d’un 
âge d’or (Presses Universitaires de Rennes, 2021).

Jean Baptiste Thomas est maître de conférences en études hispano-américaines et enseigne à l’Ecole polytechnique. Il est membre du comité de rédaction de RévolutionPermanente.fr. A l’occasion du 150ème anniversaire, il publie, aux Editions sociales, Découvrir la Commune de Paris

Eduardo Angarica : du contre-espionnage à la littérature

Eduardo Angarica

Eduardo Angarica est écrivain cubain et professeur d’ateliers littéraires, diplômé en droit et ancien militaire dans la spécialité du contre-espionnage. Créateur du programme « Cours Réguliers d’Ateliers Littéraires », il a publié : Cuba ; Siete cuentos (Letra D ’Kmbio, 2020),La Habana intangible (Letra D ’Kmbio 2019), ainsi que El príncipe de los traviesos (Guantanamera, 2017) et Narrador de mentiras (Letra D’ Kmbio, 2017). Il a gagné la bourse littéraire La enorme hoguera en 2018. Entretien traduit par Nubia Rodríguez, Maïlys Baron et Nikola Delphino. 


LVSL – Votre nouveau livre, La Habana es mi sexo, publié en Espagne, est l’un de vos premiers ouvrages publiés en Europe. Que voulez-vous dire à vos futurs lecteurs ? 

Eduardo Angarica – J’invite les nouveaux lecteurs à accueillir ce nouveau livre et qu’au moment de la lecture, ils se prédisposent, si possible, à ressentir. Je dis ceci parce que je crois que nous sommes à une époque où tout demeure superficiel. Il y a tellement de nouvelles choses à découvrir que nous oublions de faire un véritable exercice de lecture, d’appréciation, et d’écoute. Nous agissons donc par intuition, nous posons le regard sans éveiller les sens. Je conseille aux lecteurs d’être positivement prédisposés à ressentir avec ce livre, qu’ils s’impliquent et s’identifient aux histoires que raconte La Habana es mi sexo.

LVSL – Comment est née l’envie d’écrire pour vous ? 

E.A. – Il y avait déjà une prédisposition en moi. Depuis mon enfance, je ressens ce besoin presque irrépressible d’écrire. Je sentais que j’avais quelque chose à dire et j’ai trouvé que le meilleur moyen de m’exprimer était tout simplement l’écriture. Je n’ai aucun souvenir du moment où tout ce processus a commencé, mais s’il s’agit de mes débuts dans la littérature, je dirais que c’était lors de mon adolescence, lorsque j’ai découvert ce monde complexe. Toutefois, l’écrivaine J.K. Rowling a simplifié les choses avec sa saga Harry Potter. Elle m’a influencé de deux manières : d’abord, grâce à ses livres j’ai su ce que je voulais devenir ; ils m’ont fait découvrir ma vraie vocation dans la vie (ce qu’aucun enseignant de l’école, ni ma famille n’ont pu m’apprendre). Deuxièmement, elle m’a donné un modèle à suivre. J’ai imité Rowling, j’ai réfléchi à la façon dont elle avait créé ce monde magique qui me fascinait complètement.

Donc, à l’aide de la lecture, j’ai commencé à écrire une sorte de Harry Potter cubain. En l’occurrence, le personnage était une fille qui émanait de l’imaginaire des livres de Rowling. Depuis, je n’ai pas cessé d’écrire et d’inventer des histoires. Ce que j’ai publié n’est pas de la fantaisie, mais cela a été le point de départ de ma carrière. Dans la suite, grâce à Gabriel García Márquez, j’ai trouvé une autre façon d’écrire de la fantaisie. Enfin, j’étais influencé par un écrivain français, Gustave Flaubert. Il suffit de lire Madame Bovary pour comprendre les raisons pour lesquelles je l’ai imité. Je suis toujours persuadé qu’imiter est une bonne ressource. Comme le dit l’expression ancienne, qui est presque un axiome de la littérature: qu’est-ce qu’un bon livre sinon une imitation d’un autre bon livre ?

LVSL – Dans votre travail, vous traitez de sexualité. Pourquoi une telle importance accordée à ce thème ? 

E.A. – La sexualité a laissé des traces importantes dans mon expérience. En tant qu’homosexuels, nous sommes inévitablement marqués d’un sceau à cause de notre sexualité. La raison en est que nous sommes séparés du reste du monde dès le début. Cette séparation et cette discrimination, que nous devons considérer comme normales, nous apprend que notre orientation sexuelle est la cause de nos maux ou de nos biens. Dès le plus jeune âge nous abordons le sujet de la sexualité. De même, nous sommes forcément tentés de découvrir pourquoi notre sexualité est un problème. Ainsi, comme beaucoup d’autres, j’ai expérimenté la sexualité à un âge précoce. L’interdiction qui pesait sur mes actes a donné une place importante à la sexualité dans ma vie.

Je me souviens qu’à l’époque où je réprimais encore ma propre sexualité, un écrivain qui faisait partie du cercle que je fréquentais à La Havane a dit : “quand tu vois un homosexuel heureux, tu vois un cadavre » (c’est un fait, il existe des intellectuels stupides). Cette déclaration m’a bouleversé, je l’ai pris comme une attaque personnelle. Mais je savais qu’il y avait d’autres homosexuels réprimés parmi nous, peut-être l’auteur de la phrase lui-même. À partir de ce jour-là, j’ai décidé, d’une part, de ne plus me modérer, de trouver un moyen de contester ma peur de la discrimination et de vivre mon homosexualité librement. Et d’autre part, de montrer qu’une personne LGBT peut et doit être heureuse, comme les autres. Alors, j’ai commencé à écrire sur les problématiques homosexuelles. Je me souviens que j’ai écrit de nombreuses histoires que je n’ai jamais partagées, à l’époque. Il s’agissait d’histoires qui portaient sur les homosexuels, sur leur chance d’aimer, d’être reconnus et acceptés, ainsi que sur le sexe non censuré entre hommes. Je me réjouissais d’écrire sur la question de l’érotisme. Enfin, s’il y a quelque chose pour laquelle je veux que l’on se souvienne de moi, c’est pour parler des aspects positifs de l’homosexualité. 

LVSL – Avant de débuter dans le monde de la littérature, vous étiez l’une des personnes en charge du contre-espionnage dans votre pays. Cette expérience militaire a-t-elle une influence dans votre œuvre aujourd’hui ?

E.A. – À Cuba on l’appelle contre-intelligence. J’ai été formé pendant 5 ans pour découvrir, prévenir et combattre les ennemis de l’État cubain. Nous voyons comme ennemis d’abord les agences d’espionnage internationales, comme la CIA ou le Mossad. Nous considérions également comme ennemis certains acteurs internes du pays. Fondamentalement, toute personne qui ne partage pas l’idéologie du Parti communiste était un ennemi interne, combattu par les services de sécurité de l’État comme ils sont aussi désignés.

Aujourd’hui, je me rends compte que cette expérience a été structurante dans ma vie, car c’est ici que je suis devenu conscient de ce qu’était réellement le système où nous vivions, nous, Cubains. À partir d’un moment, j’ai compris que nous ne pouvions plus continuer à voir la liberté de pensée comme une menace. Le changement a bien sûr été énorme. Je suis passé du suivisme aveugle, d’une foi dans un Dieu de chaire et d’os, au point de me former comme défenseur armé de ce Dieu, à un athéisme intransigeant.

Je ne crois plus beaucoup au système qui règne dans mon pays, mais je vois aussi ce que nous avons en face : un blocus étasunien qui fait souffrir nos familles depuis plusieurs décennies et qui est un crime. Nous avons été nombreux à souffrir de la « période spéciale ». [La période qui s’étend de la chute de l’Union soviétique au début de la décennie 2000. Pendant dix ans, Cuba se retrouve isolée face aux États-Unis, et est étouffée par l’embargo que suit toute l’Amérique latine. L’élection d’Hugo Chávez au Venezuela inaugure une nouvelle ère qui permet à Cuba de sortir de la « période spéciale » ndlr] Je reconnais aussi les réussites de mon pays en matière éducationnelle et dans le domaine de la santé. Cuba n’est ni blanche ni noire, elle est métisse, et cela s’applique également à la politique. Mais aujourd’hui, je fais davantage confiance aux jeunes, à leurs désirs, à leurs aspirations et leurs rêves. Le contre-espionnage reste présent, comme une autre marque de ma vie qui s’exprime dans mes écrits, et je crois qu’elle restera tant que j’aurais du sang dans mes veines et de l’encre dans mon encrier.

LVSL – Que représente la figure de Fidel Castro dans votre livre ? 

E.A. – Je vais vous répondre avec une brève histoire : c’est l’histoire d’un garçon qui admirait son père plus que n’importe quel homme. Pour ce garçon, tout sacrifice au nom et en faveur de son père en valait la peine, même si cela pouvait mettre sa vie en danger. Mais lorsqu’il a grandi, il a commencé à découvrir que son père n’avait pas toujours raison. La vie lui a appris que la vérité est toujours une construction qui se sert de nombreuses réalités. Il a pris conscience que son père n’était plus un exemple moral à suivre, qui s’accrochait au pouvoir, qui pouvait avoir tort. Soudainement, ce jeune garçon s’est trouvé confronté à une cruelle désillusion : découvrir le vrai visage de son idole. Il a mis longtemps à surmonter la perte de son père, et de l’illusion. Ce jeune garçon incrédule espère pouvoir pardonner à son père et se pardonner à lui-même.

LVSL – Vos œuvres parlent de Cuba, pourtant vous en êtes loin. Cette distance a-t-elle une signification ? 

E.A. – Je suis un Cubain irrémédiable, j’aime mon pays comme moi-même. Je n’adhère pas à cette phrase que brandissent tant d’écrivains qui disent : « ma patrie est ma langue ». Pour moi, ma patrie est sans le moindre doute Cuba. Je dois à ce pays chaque centimètre de ma personne. Je remercie cette terre pour chaque mauvais et bon moment que j’ai vécu. Mon rêve est de faire quelque chose qui puisse aider mon pays à devenir une meilleure terre pour ses enfants de naissance et de cœur.

Alors, être loin de Cuba signifie être loin de mon centre d’inspiration, c’est une mutilation consciente que j’ai effectuée pour me permettre de découvrir d’autres choses, pour me permettre de mieux comprendre mon pays à distance, et pour me prouver à moi-même que je peux faire certaines choses que, dans les conditions d’aujourd’hui, je n’aurais pas pu faire. Par exemple, publier mes livres. Tout ce que j’ai publié jusqu’à aujourd’hui, je l’ai publié à l’extérieur de mon pays. Là-bas, il n’y a pas de place pour certains écrivains.

En étant loin de Cuba, j’entrevois une double conséquence sur ma vie. Une mauvaise qui est le mal de ma patrie – même si jusqu’à maintenant j’ai pu y retourner quand je voulais. Et une conséquence positive qui est de pouvoir observer mon pays depuis l’étranger. Sortir de ma peau de Cubain et simuler que je suis un de ces étrangers qui nous rend visite pendant cinq jours. Être ici en France est comme faire cet exercice de compréhension, qui consiste à m’éloigner et à m’observer en silence, à essayer de comprendre ce qui arrive, comment cela arrive et pourquoi cela arrive.

LVSL – Comment se déroule le processus d’écriture de vos livres ? 

E.A. – La Habana es mi sexo, c’est la solution à un problème qui a été présent dans ma vie créative. Un jour, j’ai écrit une histoire en pensant qu’elle deviendrait un roman, mais sur la route je n’avais plus de récit. Ensuite j’ai commencé à écrire une autre histoire, complètement différente, ou du moins c’est ce que je croyais. Et il lui est arrivé la même chose. Puis une autre est arrivée et je l’ai laissée à l’abandon à nouveau, et ainsi se répétait le cycle.

Jusqu’à ce qu’un jour, en plein milieu d’une période vaseuse de ma vie, je me suis rendu compte, en lisant ces fragments d’histoires qu’il y avait un quelque chose qui les reliait, qui les réunissait, et ce quelque chose était La Havane. Comme si ce n’était pas assez, je revenais d’un projet important intitulé « La Havane intangible », une exposition que j’ai faite avec mon mari au Chili et à Cuba, dans laquelle on mélangeait ses photos et des petits contes de ma plume, dédiés à la ville pour ses 500 ans, et qui comptait, avec la participation de notre cher et regretté Eusebio Leal, historien de la ville. Bien sûr, La Havane était déjà transformée en matériel pour mon écriture, c’était le propos caché dans tout cet ossuaire d’histoires non terminées. Ainsi est née l’idée de former un livre qui s’est formé de lui-même en marge de ma conscience.

Vous allez rencontrer plusieurs personnages qui évoluent dans la ville. Chacun a une histoire qui tourne autour de La Havane : une Havane futuriste, une Havane où les choses sont différentes, où l’on ne parle quasiment plus de La Havane d’aujourd’hui. Plusieurs sont les marques littéraires qui caractérisent mon registre ; je parle de sexe, de contre-espionnage, de Fidel, de Cuba, je parle même un peu de fantaisie et en particulier, maintenant que j’y pense, je parle aussi de moi.

Face au COVID-19, le retour en grâce des médecins cubains

Médecins cubains Ebola
Médecins cubains lors de l’épidémie Ebola, ° Creative commons

Depuis le début de la crise du Covid-19, de nombreux pays ont fait venir des médecins cubains sur leur sol pour soigner leur population et les aider à trouver un remède. Parmi eux, la France a autorisé l’entrée de médecins cubains dans ses départements d’outre-mer. La médecine constitue ainsi une facette cruciale de la diplomatie cubaine, qui trouve ses origines dans la révolution de 1959. Le rayonnement international de l’île est aujourd’hui limité par un nouvel environnement géopolitique hostile au gouvernement cubain, caractérisé par l’émergence d’une série de gouvernements conservateurs et pro-américains. Par Antoine Bourdon et Léo Rosell. 


Aux origines du système de santé cubain

Depuis la révolution de 1959, le développement d’un système de santé publique performant a été, avec l’éducation, l’une des priorités du gouvernement cubain, de telle sorte que l’île est devenue une référence mondiale dans ce domaine.

L’enjeu était double pour le gouvernement cubain : la santé lui permettait de démontrer son attachement au développement humain et à l’amélioration des conditions matérielles de sa population, mais aussi de développer une véritable « diplomatie médicale », de nombreux médecins cubains étant envoyés dans des pays en voie de développement ou subissant une grande crise sanitaire, pour subvenir aux besoins de santé de leurs populations.

Cuba est ainsi le pays qui produit le plus grand pourcentage de médecins par habitant au monde, avec un médecin pour 148 habitants en 2012 selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La révolution cubaine (1953-1959) avait pourtant en son temps poussé à la fuite un grand nombre de médecins et de professeurs de médecine formés sous la dictature de Fulgencio Batista.

Le développement d’un système de santé efficace était donc à la fois une nécessité face à cette fuite massive des cerveaux et une revendication qui découlait logiquement de la perspective révolutionnaire des nouveaux dirigeants. Dès la victoire des insurgés en 1959, l’ensemble du système de santé fut nationalisé, du plus petit hôpital aux assurances privées. En parallèle, le prix des traitements fut progressivement abaissé jusqu’à devenir nul, et la gratuité des soins a d’ailleurs été inscrite dans la Constitution cubaine.

Deux principes clés : la prévention et la proximité

Les révolutionnaires développèrent également le système éducatif médical qui se réduisait en 1960 à une seule école à La Havane. Elle en compte aujourd’hui vingt-six. L’île ne retrouva un nombre de docteurs équivalent à celui d’avant la révolution qu’en 1976. Mais la vision révolutionnaire de la médecine ne s’arrêtait pas à un financement massif du secteur, elle s’accompagna également d’une profonde transformation du rapport de la société cubaine à la médecine.

Ce n’est sans doute pas pour rien que Cuba a fait d’un médecin, en la personne d’Ernesto “Che” Guevara, une icône mondiale de la Révolution. Alors que les médecins de l’île répugnaient à s’installer dans les territoires ruraux de l’île, ce dernier leur déclara dès 1960 : « Nous devons changer nos concepts, non seulement les concepts généraux, sociaux et philosophiques, mais parfois aussi nos concepts médicaux », appelant dès lors à une véritable révolution y compris dans ce domaine car, rappelait-il encore, « si vous êtes soldat ou révolutionnaire, restez d’abord un médecin ». 

salle attente Che
Portrait du « Che » dans une salle d’attente à Cuba. “La vie d’un être humain vaut plus que tout l’or de l’homme le plus riche du monde.”

Le gouvernement a ainsi totalement repensé le maillage territorial médical pour permettre deux principes clés : la prévention et la proximité, la base de ce système reposant sur des polycliniques locales. Le nouveau système de santé a mis l’accent sur les soins primaires et une approche de « médecine complète », qui consiste dans un accompagnement préventif servant à limiter et détecter en amont les cas de maladie et dans un accompagnement accru a posteriori, en plus du traitement dispensé à l’hôpital. 

« Le secteur biotechnologique est devenu un des piliers de l’économie cubaine »

Cette démarche « complète » a été rendue possible par le grand nombre de médecins formés, suffisant pour suppléer largement aux besoins médicaux sur l’ensemble de l’île. Des « équipes de santé primaires » furent créés en 1984, composées d’un médecin et d’un infirmier. En 2004, ces équipes supervisaient seulement 120 à 150 citoyens chacune, ce qui a permis l’instauration d’un véritable lien de proximité entre les habitants et le service public de santé, ainsi qu’une insertion de la prévention médicale et du suivi sur le long terme au cœur du tissu social cubain.

Un système qui résiste tant bien que mal aux difficultés économiques de l’île et au manque de moyens

Le système de santé cubain s’est révélé relativement résilient face aux aléas économiques. En 1989, avec l’effondrement du bloc de l’Est, Cuba perdit une très grande partie de ses partenaires commerciaux, tandis que les sanctions américaines imposées en 1992 par le Cuba Democracy Act inaugurent une « période spéciale » particulièrement douloureuse.

Ces problèmes économiques ont engrangé de nombreuses perturbations dans la vie quotidienne des Cubains : en plus du rationnement de la nourriture et des pénuries de médicaments, ceux-ci ont dû faire face à une épidémie de neuropathies optiques. Le gouvernement a néanmoins continué à financer le service public de santé de façon constante malgré des ressources toujours plus limitées. Lorsque l’économie s’est stabilisée, le système de santé a donc pu continuer à se moderniser jusqu’à devenir un secteur de pointe.

C’est notamment l’objectif de son Centre de recherche et développement de médicaments, dont le rôle est de produire les médicaments principaux dont la population de l’île a besoin. Ce système lui permet également de s’émanciper des industries pharmaceutiques traditionnelles, liées au secteur privé. Ainsi, Cuba a pu concentrer ses investissements sur la recherche médicale, ce qui lui a notamment permis d’être le premier pays au monde à éliminer la transmission du VIH de la mère à l’enfant, ainsi que la poliomyélite. 

« De nombreuses institutions internationales ont salué les succès de la politique cubaine en matière de santé »

Le secteur biotechnologique est donc devenu un des piliers de l’économie cubaine. L’innovation constante dans ce domaine a permis la création de nombreux laboratoires reconnus dans le monde entier, et la fabrication de nombreux vaccins, comme celui contre l’épidémie de méningites en Afrique de l’Ouest en 2010.

C’est pourquoi de nombreuses institutions internationales ont salué les succès de la politique cubaine en matière de santé et de développement humain. En ce sens, le Fond des Nations unies pour la population note que Cuba « a adopté il y a plus d’un demi-siècle des programmes sociaux très avancés, qui ont permis au pays d’atteindre des indicateurs sociaux et démographiques comparables à ceux des pays développés ».

Ce système de santé, bien qu’il ne puisse bénéficier en permanence d’équipements de pointe et qu’il souffre de manière chronique d’un manque de moyens, permet à Cuba de profiter d’indicateurs de santé qui comptent parmi les plus hauts du continent américain. Le système de santé cubain a en ce sens été classé au 23ème rang mondial par l’OMS en 2000, le premier d’Amérique latine et des Caraïbes. D’après les chiffres de l’ONU, la mortalité infantile à Cuba est d’environ 4‰ contre 6‰ aux États-Unis entre 2005 et 2010. À titre de comparaison, les « pays les moins avancés » (Chine exclue) affichaient en moyennent une mortalité infantile de 49‰ durant cette période. 

Pourquoi les médecins cubains sont-ils si demandés ?

De même, Cuba a développé dès les premières années de sa révolution un cadre de coopération Sud-Sud au sein duquel la médecine occupe un rôle majeur. Le système fonctionne par l’octroi de médecins par le gouvernement cubain, dont le paiement par le pays bénéficiaire finance en retour le système de santé cubain. 

Si la première mission à l’étranger de médecins cubains se déroula dans la jeune Algérie indépendante en 1962, la majeure partie de ses actions fut d’abord focalisée sur l’aide aux populations victimes de catastrophes naturelles ou d’épidémies, principalement en Amérique Latine.

Entre 1960 et 2000, pas moins de 67 000 médecins furent ainsi envoyés à l’étranger. Sur place aussi, les médecins cubains soignent les patients selon la doctrine de la médecine complète, et participent souvent à des opérations de formation destinées à renforcer le système de santé local. 

Une telle coopération prend forme dans le cadre du Programme intégral de santé lancé en 1998. L’envoi de médecins cubains au Guatemala en 1998 a notamment permis de diviser par deux la mortalité infantile dans six départements du pays et de réduire massivement l’ampleur des déserts médicaux après seulement 18 mois de présence sur place.

Cette démarche s’est concrétisée avec la création de l’École Latino-américaine de Médecine, qui accueille gratuitement chaque année des étudiants de toute l’Amérique Latine mais aussi des États-Unis ou du Pakistan, destinée à former des étudiants défavorisés à la médecine à la cubaine.

Etudiants ELAM
Etudiants de l’Ecole latino-américaine de médecine.

Ce projet, lancé en 1999 à la suite des désastres provoqués par des ouragans en Amérique centrale et dans les Caraïbes, symbolise cette orientation cubaine, qui sous couvert d’altruisme et de solidarité internationaliste, révèle aussi une véritable stratégie d’influence géopolitique.

La médecine, arme de softpower massive de Cuba

Cette influence en matière de coopération sanitaire et médicale a notamment été étudiée par Patrick Howlett-Martin, dans La coopération médicale internationale de Cuba. L’altruisme récompensé.

L’épidémie du virus Ebola en Afrique fut un bon exemple de cette coopération, de telle sorte qu’en octobre 2014, le secrétaire d’État américain John Kerry a salué dans un communiqué officiel l’envoi de 165 médecins et infirmiers cubains en Afrique de l’Ouest pour répondre aux besoins suscités par cette crise.

De même, le New York Times, dans un éditorial intitulé « Cuba’s Impressive Role on Ebola », interpellait Barack Obama sur ce sujet, quelques semaines seulement avant un rapprochement inédit entre les deux pays, allant jusqu’à estimer que “cela devrait rappeler à l’administration d’Obama que les avantages d’un renouement rapide des relations diplomatiques avec Cuba l’emportent largement sur les désavantages qu’il constituerait.”

Une manne économique majeure

Outre l’intérêt diplomatique que peut trouver le régime cubain à cette exportation de médecins, cette coopération constitue également une source de revenus considérable pour l’État cubain. En effet, à part pour les pays les plus indigents, cette aide est facturée par Cuba : ces programmes représentent aujourd’hui 11 milliards de dollars annuels de revenus pour le gouvernement cubain. Cet apport constitue en ce sens la principale source de recettes de l’État, une somme supérieure à celle générée par le tourisme sur l’île.

Le rayonnement international de Cuba dans les questions de santé, et sa capacité à développer une action diplomatique atypique, autour de cette « diplomatie médicale », se comprennent donc à la lumière de ces multiples facteurs, qui en font une référence en matière de système de santé publique et d’aide médicale aux pays les plus défavorisés.

médecin Cuba Mozambique
Médecin cubain au Mozambique à la suite de l’ouragan Idai, avril 2019.

Une fois encore, le gouvernement cubain justifie cette politique par la volonté d’émanciper la population des contraintes matérielles qui l’empêcheraient d’avoir un accès aux soins satisfaisant. Celui-ci passe notamment par une omniprésence du secteur public dans la santé, et par une solidarité internationaliste, renvoyant à des principes communistes fondamentaux.  

« Le “tournant à gauche ” des années 2000 a renforcé ces programmes et créé un bloc de coopération latino-américain. »

Coopération médicale et intégration régionale

L’élection d’Hugo Chávez au Venezuela avait constitué un tournant dans la diplomatie médicale cubaine, dans la perspective de cet internationalisme médical appliqué à l’échelle régionale. De nombreux programmes bilatéraux furent mis en place, Cuba intervenant notamment dans la “Misión barrio adentro” qui a fourni une présence médicale aux millions de Vénézuéliens pour qui le secteur de la santé était alors inaccessible. Le Venezuela, en échange, a développé des liens économiques inédits avec Cuba, toujours sous embargo américain, notamment à travers l’approvisionnement de l’île en pétrole.

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Hugo Chávez, en 2003, habillé en médecin lors du lancement de la « Misión barrio adentro ». À l’arrière-plan, un portrait du Che Guevara.

Le « tournant à gauche » des années 2000, marqué par l’élection de Lula au Brésil, d’Evo Morales en Bolivie, ou de Rafael Correa en Équateur, a multiplié les programmes de cette nature, les inscrivant dans un cadre de coopération continental. L’ALBA, inaugurée en 2005 par Fidel Castro et Hugo Chávez, et qui regroupe les gouvernements partageant officiellement la volonté d’instaurer un « socialisme du XXIe siècle », a notamment institutionnalisé une coopération triangulaire entre Cuba, fournisseur de médecins, le Venezuela, producteur de pétrole, et la Bolivie, cultivatrice de soja.

Cet environnement international a permis à l’économie cubaine de respirer, et au gouvernement de continuer à développer le secteur de la santé. La résurgence de gouvernements pro-américains et néolibéraux, marquée par la prise de pouvoir de Michel Temer puis de Jair Bolsonaro au Brésil, ainsi que le coup-d’État contre Evo Morales en Bolivie, ont cependant rebattu les cartes. Le Brésil a chassé en 2018 les médecins cubains de son territoire. L’Équateur de Lenín Moreno et la Bolivie de Jeanine Añez n’ont pas tardé à lui emboîter le pas.

Ces revirements privent ainsi l’État cubain d’une partie importante de ses précieux revenus, et restreignent l’étendue de ses coopérations. La résilience du gouvernement vénézuélien de Nicolas Maduro permet pour le moment de limiter l’impact de ces revirements politiques, mais la situation géopolitique de l’île n’avait pas semblé aussi fragile depuis les années 1990.

Le coronavirus, une aubaine pour le renouveau de la « diplomatie médicale » cubaine ?

À cause de la pandémie du COVID 19, les missions des brigades médicales cubaines aux pays en difficulté ont depuis augmenté, principalement dans la Caraïbe et en Amérique latine, mais aussi en Chine, en Afrique, et même en Europe.

« Cette situation, en plus de manifester l’incapacité de l’Union européenne, a suscité la colère de Donald Trump »

Le 24 mars, une quarantaine de députés français de tout bord incitait le Premier ministre Édouard Philippe à solliciter l’aide médicale de Cuba, peut après l’arrivée de médecins cubains en Italie. François-Michel Lambert, député ex-LREM, avait alors souligné qu’ « effectivement, Cuba a développé une expertise rare dans la gestion des crises d’épidémies sanitaires sur tous les continents ». Le gouvernement avait alors accepté par décret l’envoi de médecins cubains dans ses départements d’outre-mer. Une décision qui permet « d’aller puiser dans nos ressources fraternelles cubaines », se réjouit Catherine Conconne, sénatrice du Parti progressiste martiniquais. Cette dernière avait justement été à l’origine, en 2019, d’un amendement au code de la santé afin de permettre à Cuba d’envoyer un contingent médical pour lutter contre les déserts médicaux en outre-mer. 

Cette situation, en plus de manifester l’incapacité de l’Union européenne à répondre de façon coordonnée et solidaire à cette crise, a suscité la colère du président des États-Unis, Donald Trump. Pointant à juste titre la difficulté du quotidien des médecins cubains à l’étranger, parfois exposés à de très grands risques et confrontés à une grande précarité, l’essentiel de leurs revenus étant captés par l’île, le département d’État s’était ainsi violemment exprimé contre l’aide médicale cubaine, s’exposant à son tour à de vives critiques.

Dans une riposte, les dirigeants cubains ont à leur tour accusé les dirigeants américains d’immoralité. Juan Antonio Fernández, directeur adjoint de la communication du Ministère des affaires étrangères a ainsi déclaré : « La pandémie nous menace tous. C’est le moment de pratiquer la solidarité et de venir en aide à ceux qui en ont besoin », rappelant non sans provocation que Cuba compte 8,2 médecins pour 1000 habitants, contre 2,6 pour les États-Unis.

Reste à savoir si la diplomatie médicale cubaine, qui a vu son prestige renforcé lors de la crise tragique du coronavirus, permettra à l’île de pallier sa fragilité géopolitique régionale, accentuée par les revirements politiques de ses anciens alliés brésilien, équatorien et bolivien. 

 

Pour aller plus loin :

Revolutionary Doctors. How Venezuela and Cuba are changing the world conception of health care, NYU Press, 2011

De Vos, Pol, “Cuba’s international cooperation in health : an overview”, International Journal of Health Services, Sage Publications, Vol. 37, n°4, 2007

La farce de la « solidarité européenne » à la lumière de la pandémie de Covid-19

© Pixabay

Malgré le triomphalisme affiché par les dirigeants français, les réunions de l’Eurogroupe du 7 et 9 avril n’ont débouché que sur un nouveau refus allemand et néerlandais d’émettre les coronabonds – titres de dettes mutualisées – ardemment souhaités par l’Italie. Lors de ses deux adresses aux Français, Emmanuel Macron a mis en exergue l’importance de répondre à la pandémie à l’échelle de l’Union européenne. Les événements de ces dernières semaines questionnent pourtant la pertinence de l’échelle continentale.


Dans le débat public, l’un des arguments majeurs des partisans d’une intégration européenne approfondie est la nécessité pour les Européens de pouvoir défendre leurs intérêts communs en constituant un bloc fort dans la mondialisation face à leurs adversaires que seraient notamment la Russie et la Chine. La pandémie de coronavirus n’a pourtant pas tardé à remettre en cause la validité de l’argument mettant constamment en exergue les prétendus intérêts communs des nations européennes.

L’échec des coronabonds et de la solidarité financière européenne

Depuis plusieurs semaines, l’Union européenne est loin de briller en matière d’allocation d’aides financières pour les États les plus touchés. Si la Commission a consenti à renoncer temporairement à ses exigences d’orthodoxie budgétaire à travers la suspension de la règle des 3% de déficit public, les réponses minimalistes de la BCE – qui se contente de renflouer une nouvelle fois les banques pour éviter un effondrement financier, sans injecter un seul euro dans l’économie réelle – sont insuffisantes pour faire face à la crise.

« Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. »

Très vite, la demande d’aide financière de la part des pays les plus touchés, situés en l’occurrence dans le sud de l’Europe, s’est heurtée à l’hostilité des pays du Nord. Le projet phare porté par l’Italie, la France et l’Espagne réside dans la mutualisation des dettes européennes pour faire face à la crise sanitaire à l’aide de l’émission de bons du Trésor nommés coronabonds. Le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, Peter Altmaier, n’a pas tardé à formellement refuser une telle possibilité. Il a qualifié le débat à leur sujet de « fantôme », considérant que la priorité réside dans le renforcement de la compétitivité des économies européennes. Il a été rejoint par les Pays-Bas, l’Autriche et la Finlande.

Le gouvernement allemand avait déjà refusé l’émission d’eurobonds quelques années plus tôt pour faire face à la crise économique dans la zone euro. Ces gouvernements ne veulent en aucun cas mutualiser leurs propres dettes avec celles des peuples d’Europe du Sud auxquels ils ne font nullement confiance et qu’ils accusent de laxisme budgétaire. Le ministre des Finances néerlandais Wopke Hoekstra est allé jusqu’à suggérer à la Commission européenne de mener une enquête sur le manque de marges budgétaires dans les pays les plus durement touchés par la pandémie. Cette requête a suscité l’indignation du Premier ministre portugais Antonio Costa, qui a accusé les Pays-Bas de « mesquinerie récurrente ».1

Le manque de solidarité affichée par l’Europe du Nord a provoqué un tollé en Italie. Alors que le journal Il Fatto Quotidiano titre : « Conte dit à une Europe morte d’aller se faire foutre », le quotidien La Repubblica, d’habitude de tendance europhile, parle pour sa part de « laide Europe ». Le report de deux semaines de négociations qui s’enlisent du fait de l’inertie de l’Europe du Nord, alors que l’Italie continue à compter ses morts par centaines chaque jour, est en effet un signal d’alarme pour l’UE. Même l’ancien président du Parlement européen Antonio Tajani a déclaré : « Une Europe lâche comme celle que nous avons vue hier sera emportée par le coronavirus ». Jacques Delors, l’un des pères fondateurs du projet européen, voit pour sa part ce manque de solidarité comme un « danger mortel » pour l’Union européenne. Les excuses de la présidente de la Commission européenne et les regrets du ministre néerlandais des Finances à l’égard de l’Italie arrivent un peu tard. Tout comme le journal Bild qui titre le 1er avril en italien Siamo con voi! (« Nous sommes avec vous ! »), ce qui n’a pas tardé à être étrillé par le quotidien milanais Corriere della Sera, pourtant habituellement europhile, qui a dénoncé une « page hypocrite ». Ainsi, en Allemagne, on observe une prise de conscience de certains hommes politiques comme Joschka Fischer (Verts) ou encore Sigmar Gabriel (SPD) qui déclarent redouter que l’Italie et l’Espagne ne puissent pardonner aux Allemands « pendant cent ans » un tel manque de solidarité.

Un accord médiocre résultant de l’immobilisme germano-néerlandais

Alors que l’Allemagne et les Pays-Bas sont inflexibles sur les coronabonds, ils se montrent en revanche ouverts à l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES). Celui-ci fournit des prêts – voués, donc, à être remboursés – dans le cadre du Pacte budgétaire européen (également connu sous le nom de TSCG). Il s’agit d’une aide conditionnée à la mise en œuvre de « réformes structurelles » supervisées par les autres États européens, à savoir des plans d’austérité qui auraient pour conséquence de diminuer encore les dépenses publiques. Cette possibilité est très mal accueillie par l’Italie qui ne souhaite aucunement être placée sous tutelle budgétaire à l’instar de la Grèce quelques années plus tôt.

« Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros pour l’ensemble de l’UE paraît ridicule rapporté au PIB européen – d’autant qu’il ne s’agit pas de dons, mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. »

Loin du triomphalisme affiché par les ministres des Finances français et allemand Bruno Le Maire et Olaf Scholz, bien peu de choses ont changé avec l’accord de l’Eurogroupe du 9 avril. L’Allemagne et les Pays-Bas campent sur leur refus des coronabonds, pourtant expressément demandés par l’Italie et l’Espagne. Les Néerlandais ont simplement renoncé à exiger des réformes structurelles en contrepartie des emprunts contractés, à condition toutefois qu’ils contribuent à financer seulement les dépenses de santé liées à la pandémie. Toute autre dépense sociale et économique qui serait réalisée à l’aide du MES pour faire face à cette crise reste donc conditionnée par la mise en œuvre de réformes austéritaires à l’avenir en Europe du Sud. Au-delà du refus des coronabonds, le plan de 540 milliards d’euros prévu pour l’ensemble de l’UE apparaît ridicule par rapport au PIB européen (16 000 milliards d’euros), d’autant qu’il ne s’agit pas de dons mais de prêts, qui provoqueront un endettement supplémentaire. Giuseppe Conte lui-même a qualifié l’accord du 9 avril de « très insuffisant ».

Alors que la Banque d’Angleterre s’apprête à financer directement le Trésor britannique, cette possibilité est exclue dans la zone euro par le carcan que constitue le traité de Lisbonne. Arborant un triomphalisme de façade, Bruxelles opte seulement pour des prêts, synonymes d’endettement et potentiellement à terme d’austérité budgétaire pour les États les plus touchés par la pandémie.

Il semble manifeste que les pays du Nord n’ont aucune envie de perdre leur statut de créanciers en chef de l’Europe, notamment l’Allemagne, terriblement réticente à toute possibilité de mutualiser son budget excédentaire avec les pays du Sud. Les intérêts nationaux allemands et néerlandais priment sur toute forme de solidarité : il n’est pas question pour eux de payer pour l’Europe du Sud. L’intransigeance sans équivoque de Berlin et de La Haye démontre une nouvelle fois le caractère onirique et irréaliste des velléités fédéralistes d’Emmanuel Macron. Il faudra vraisemblablement s’attendre à des forces centrifuges croissantes au sein de l’Union européenne entre des pays du Nord attachés avant tout à leurs intérêts nationaux d’une part, et des pays du Sud se sentant abandonnés par leurs partenaires européens d’autre part. L’accroissement historique de la défiance vis-à-vis de l’UE dans une Italie jadis europhile, mais déjà peu aidée face aux migrations méditerranéennes, est à cet égard emblématique. Enfin, le mythe d’une Allemagne europhile et modérée opposée aux « populismes » eurosceptiques du sud et de l’est de l’Europe a définitivement fait long feu.

L’aide chinoise, russe et cubaine plus spontanée que celles des autres pays européens

En matière d’aide médicale, l’Italie, épicentre de la pandémie, a également pu constater avec amertume l’effroyable inertie des institutions européennes et des États membres de l’UE. Les cures d’austérité successives imposées à l’Italie et acceptées sans vergogne par ses dirigeants successifs ont rendu le système de santé transalpin incapable de faire face à un tel afflux de malades à soigner en réanimation.2

Alors que des milliers de personnes sont décédées du coronavirus depuis février, en particulier dans le nord du pays, ce ne sont pas les pays européens qui lui ont offert leur aide en premier lieu. Dès le 12 mars, c’est la Chine qui a envoyé à l’Italie une aide de plusieurs tonnes de matériel sanitaire (masques, appareils de ventilation, etc.). Le gouverneur de Lombardie, la région la plus touchée par la pandémie, a fait appel à la Chine, à Cuba et au Venezuela suite au relatif immobilisme des autres pays européens. Plus de cinquante médecins et infirmiers cubains, qui avaient déjà lutté contre Ebola quelques années plus tôt en Afrique, sont venus porter assistance au personnel soignant lombard. Enfin, la Russie a envoyé neuf avions militaires transportant du matériel sanitaire en Italie. Cette aide n’est bien sûr pas désintéressée, Pékin et Moscou en profitant pour accroître leur influence en Italie.

« « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. », a déclaré le président serbe. Pourtant candidat à l’entrée dans l’UE, il a choisi de se tourner vers la Chine. »

L’Italie n’est pas la seule à attendre indéfiniment une aide européenne qui n’arrive pas. La Commission européenne a décidé le 15 mars de limiter les exportations de matériel sanitaire, ce qui a provoqué l’ire du président de la Serbie, Aleksandar Vučić. Celui-ci a prononcé deux jours plus tard un discours acerbe fustigeant le manque de soutien octroyé à son pays, affirmant : « La solidarité européenne n’existe pas. C’était un conte de fées. ». La Serbie, pourtant candidate à l’entrée dans l’UE, choisit ainsi de se tourner vers la Chine, qui lui a fourni du matériel sanitaire et a dépêché une équipe de médecins à Belgrade. Il s’agit ici aussi pour la Chine de retenir un trop fort arrimage à l’Ouest des Balkans, dont l’influence lui est disputée par les États-Unis, l’Union européenne et la Russie.

En France également, face à la passivité des autres pays européens, quarante-cinq députés allant de la France insoumise aux Républicains ont écrit à Édouard Philippe le 22 mars pour demander l’aide de La Havane. Cinq jours plus tard, des médecins cubains ont été autorisés à entrer en Martinique, puis dans les autres départements français d’outre-mer. Dès le 18 mars, la Chine avait également fait parvenir pas moins d’un million de masques à la France.

Ce panorama peut toutefois être nuancé par plusieurs exemples de coopération intra-européenne. Plusieurs Länder allemands, à commencer par le Bade-Wurtemberg limitrophe de la France, ont répondu à l’appel à l’aide du département du Haut-Rhin, alors le plus touché de l’Hexagone par la pandémie. Ainsi, plusieurs patients alsaciens atteints du coronavirus ont été pris en charge par des hôpitaux de l’autre côté du Rhin. Le Luxembourg et les cantons suisses du Jura, de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne ont accueilli également des Français transférés dans leurs hôpitaux. Si l’initiative est bien évidemment louable, on ne peut pas à proprement parler de solidarité européenne, mais plutôt d’une solidarité transfrontalière entre des régions limitrophes. La Suisse n’est en effet pas membre de l’UE. Quant à l’accueil de patients alsaciens outre-Rhin, ce n’est pas le gouvernement fédéral de Berlin qui en a décidé ainsi, mais l’exécutif de certains Länder. Néanmoins, au fur et à mesure des jours, des patients français ont été accueillis par d’autres Länder plus éloignés comme la Rhénanie-du-Nord-Westphalie, tandis que des patients italiens ont été transférés en Saxe et en Bavière.

Les masques de la discorde

Au sein même de l’Union européenne, c’est bien le repli sur soi qui prédomine. Alors que la Lombardie se trouve dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. Prague a plaidé la confusion et prétendu que l’aide chinoise a été confisquée par ses services douaniers par erreur. On peut néanmoins douter de la crédibilité de cette version. En effet, selon le juriste tchèque Lukáš Lev Červinka, Prague s’est sciemment approprié un matériel dont la destination prévue lui était connue. Il a envoyé à plusieurs ONG des photographies mettant en évidence la présence de drapeaux italiens et chinois estampillés sur les cartons contenant ces masques, avec une indication explicite : « aide humanitaire pour l’Italie ». Le lanceur d’alerte a qualifié ce pitoyable épisode en ces termes : « Ce n’est pas du tout un geste de politique européenne, c’est une histoire honteuse ».

« Alors que la Lombardie est dans une situation sanitaire dramatique, la République tchèque s’est permis de confisquer 680 000 masques en provenance de Chine et destinés à l’Italie. »

Mais ce lamentable épisode n’est pas le seul imbroglio diplomatique entre des pays européens qui soit lié à l’acheminement de matériel sanitaire. Le chef du département des soins de santé du Latium, Alessio D’Amato, a accusé la Pologne d’avoir saisi plus de 23 000 masques en provenance de Russie et destinés à la province du centre de l’Italie. De son côté, la région tchèque de Moravie-Silésie a accusé la Hongrie d’avoir confisqué pas moins d’un demi-million de masques en provenance d’Inde. Varsovie et Budapest ont respectivement démenti ces charges exprimées à leur encontre. Enfin, la France a mis en place des restrictions d’exportations de matériel médical qui ont occasionné la réquisition à Lyon de quatre millions de masques appartenant au groupe suédois Mölnlycke. Les trois quarts de ces masques devaient pourtant être exportés vers d’autres pays européens, notamment l’Italie et l’Espagne. Suite au haussement de ton de Stockholm à l’égard de la France, le matériel a finalement été rendu à la Suède.

Frontières, confinement : quelle coordination européenne ?

Ces querelles multiples sur l’acheminement de masques ne constituent pas le seul exemple d’absence de coordination entre pays européens. La question des fermetures de frontières est également source de désorganisation. Lors de ses allocutions aux Français, Emmanuel Macron a évoqué l’importance d’une solution européenne en ce qui concerne la fermeture des frontières pour contrer l’épidémie. Pourtant, alors qu’il prononce sa première adresse aux Français le 12 mars, il est en retard sur l’actualité. En effet, plusieurs pays tels que l’Autriche, la Slovénie, la Slovaquie ou encore la République tchèque avaient d’ores et déjà fermé au moins partiellement leurs frontières nationales. Plus tôt dans la journée du 12 mars, l’Allemagne avait mis en place des contrôles sanitaires à sa frontière en Alsace et en Moselle, sans aucune concertation avec les autorités françaises. Les différents pays font ainsi prévaloir leurs intérêts nationaux en fermant les uns après les autres leurs frontières sans grande coordination entre eux. Et pour cause : fermer uniquement les frontières extérieures de l’espace Schengen n’a pas beaucoup de sens alors que les différents États européens sont très inégalement touchés par la pandémie…

Au-delà de la désorganisation sur la question des frontières, les solutions apportées pour limiter ou endiguer la pandémie varient considérablement d’un pays à l’autre. L’Italie, l’Espagne, la France et la Belgique sont les premiers États à décréter le confinement de leur population. Néanmoins, cette mesure radicale ne séduit pas immédiatement tous les décideurs politiques dans les autres pays, en particulier en Europe du Nord. Peut-être sont-ils davantage attachés à la responsabilité individuelle et à une moindre intervention de l’État dans la vie des citoyens, et par conséquent plus réticents à choisir d’appliquer une mesure si coercitive. En tout état de cause, l’Allemagne et les Pays-Bas font preuve d’un fatalisme édifiant à l’origine de leur relatif immobilisme. Pendant une réunion du groupe CDU-CSU au Bundestag, Angela Merkel déclare ainsi que « 60 à 70% des Allemands seront infectés par le coronavirus ». Lors d’une allocution télévisée le 16 mars, le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte affirme quant à lui : « La réalité est que dans le futur proche une large partie de la population néerlandaise sera infectée par le virus ».

Les Pays-Bas optent alors tout d’abord pour la stratégie dite de l’immunité collective, consistant à attendre qu’une large partie de la population soit infectée par le virus pour qu’elle soit à terme immunisée, ce qui favoriserait l’endiguement de l’épidémie. Néanmoins, cette stratégie est très controversée et peut aboutir à un bilan humain beaucoup plus lourd que si la population était confinée.3 Face aux critiques, les Pays-Bas ont fini par mettre en œuvre des mesures de distanciation sociale et fermer les écoles et restaurants, sans toutefois opter pour un confinement strict, à l’instar de l’Allemagne.

Cette absence de coordination des pays européens pour lutter contre l’épidémie peut également avoir des effets délétères à plus long terme. Si certains pays limitent plus tôt l’épidémie que ceux ayant délibérément laissé se propager le virus dans leur pays pendant des semaines, la réouverture des frontières intérieures de l’espace Schengen risque de ne pas être envisageable dans un futur proche. La relative inaction de la Suède interroge la Norvège et le Danemark voisins, alors que Copenhague amorce un déconfinement progressif et que la réouverture des frontières n’est pas à l’ordre du jour.

Les thuriféraires de la construction européenne exultent au lendemain de l’accord ambigu du 9 avril, qui n’est pourtant garant de rien de clair, si ce n’est d’un endettement accru. L’horizon des coronabonds et d’une aide massive et inconditionnelle pour l’Italie et l’Espagne semble bien loin. L’Allemagne et les Pays-Bas sont pourtant confrontés à un dilemme : suspendre leurs exigences de stricte rigueur budgétaire face à la crise sanitaire, ou bien devoir potentiellement endosser la responsabilité historique d’un déclin irrémédiable du projet européen. Cette pandémie constitue en effet un moment crucial pour l’avenir d’une Union européenne dans laquelle la discorde et les intérêts nationaux bien compris priment de manière éloquente sur toute forme de solidarité. Alors que la pandémie aurait pu être une opportunité d’entraide pour les Européens, force est de constater que Bruxelles s’enthousiasme davantage pour des négociations d’adhésion de l’Albanie et de la Macédoine du Nord dans l’Union européenne, qui n’aura pour conséquence que d’accroître des déséquilibres déjà insoutenables.

 

Notes :

1 L’article du Vent Se Lève intitulé « Les Pays-Bas, nouveaux champions de l’égoïsme néolibéral en Europe ? » détaille les déclarations polémiques des responsables politiques néerlandais sur les pays du Sud et l’hostilité de longue date de La Haye aux transferts financiers dans la zone euro.

2 Sur les conséquences de l’austérité budgétaire exigée par l’UE sur les systèmes de santé des pays européens, on pourra se référer à l’article du Vent Se Lève intitulé « Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne ». On pourra également lire avec intérêt l’entretien de l’eurodéputé Martin Schirdewan au journal L’Humanité du 2 avril 2020. Il déclare notamment : « À 63 reprises entre 2011 et 2018, la Commission européenne a recommandé aux États membres de l’UE de privatiser certains pans du secteur de la santé ou de réduire les dépenses publiques en matière de santé. »

3 Pour plus d’informations sur la stratégie dite de « l’immunité collective », on pourra se référer à la vidéo du Vent Se Lève intitulée « Face au coronavirus : l’immunité collective, une stratégie mortelle ».

Cuba après Castro : permanence, changement et durcissement du contexte international

© Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève

À l’heure où les Etats-Unis d’Amérique adoptent des orientations géopolitiques plus agressives que jamais à l’égard de Cuba, des changements semblent se profiler sur l’île. Le 24 février, les Cubains ont adopté à 86% la nouvelle constitution du pays. Celle-ci prévoit le remplacement du « communisme » par le « socialisme » dans les textes, actant la reconnaissance de la propriété privée et l’ouverture aux investissements étrangers. Après de nombreux débats, il ne contient finalement pas d’ouverture en vue de la légalisation du mariage entre personnes du même sexe. L’occasion est propice pour effectuer un bilan de la première année du président Diaz-Canel, dans un contexte international à l’hostilité croissante.


Le durcissement du contexte géopolitique et le risque d’un isolement croissant

Malgré un isolement permanent dû à l’embargo américain sur l’île, les rapprochements avec les pays étrangers se sont multipliés ces dernières années. Ils se sont accompagnés du développement du tourisme, encouragé par les autorités cubaines, qui représente tout de même 4 millions de visiteurs étrangers en 2017, pour un pays de 11 millions d’habitants. La volonté de mettre fin à l’enclavement de Cuba se voit également dans l’arrivée tardive d’Internet sur l’île, avec le développement du wifi public dans les grandes villes. La couverture internet demeure pour le moment beaucoup trop chère pour la grande majorité des Cubains, strictement publique – les boxes personnelles étant interdites -, et limitée à quelques points sur l’île.

Un semblant de dégel s’était amorcé en 2014 sous l’administration Obama, avec l’appui diplomatique du Vatican. Cependant l’embargo imposé sous Kennedy, bien que légèrement assoupli, n’a pas été remis en cause et continue d’étouffer l’île. Le dernier décret de politique étrangère signé par Barack Obama portait sur la confirmation des sanctions américaines contre Cuba, que Donald Trump prévoit de durcir encore. Les pertes pour l’économie cubaine sont considérables. On estime qu’elles s’élèvent chaque année à plusieurs milliards de dollars, et limitent drastiquement les capacités de consommation de la population. L’embargo américain rend difficile pour Cuba d’effectuer du commerce avec d’autres pays, les mesures de rétorsion étant de taille : un bateau qui accoste à Cuba est interdit d’entrée aux Etats-Unis pendant six mois. L’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis a entraîné un recul du tourisme américain. L’administration Trump s’est en effet employée à mettre des bâtons dans les roues aux potentiels touristes, notamment en empêchant les voyages personnels, c’est-à-dire non-encadrés par un groupe. Il pousse le gouvernement cubain à réaffirmer l’antagonisme structurant entre Cuba et l’impérialisme américain.

Le gouvernement cubain a mené ces deux dernières décennies une stratégie de diversification de ses partenaires. À échelle régionale, le Panama constitue l’un de ses partenaires les plus importants, avec deux millions de dollars d’exportations de celui-ci vers l’île en 2015. Ces liens entre l’île socialiste et le gouvernement conservateur du Panama peuvent paraître contre-nature, mais les importations composant 80% de l’offre de biens cubaine, les accords commerciaux ne peuvent que bénéficier aux deux camps. Cuba a également cherché à contracter des accords économiques avec le Portugal ou encore le Canada, ce dernier servant souvent d’intermédiaire dans les relations avec les Etats-Unis. L’Union européenne a elle aussi revu sa copie en revenant en 2016 sur la « Position commune » de 1996. Cependant, cette évolution positive des relations diplomatico-économiques de Cuba menace d’être compromise par le virage néolibéral et pro-américain d’une majorité de pays d’Amérique latine.

Jair Bolsonaro, président du Brésil, et Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale vénézuélienne auto-proclamé président du Venezuela. © Telesur

L’île perd les bonnes relations qu’elle entretenait avec le Brésil – cultivées depuis l’élection de Lula (2002) – avec l’arrivée de Bolsonaro, qui revendique un anti-communisme digne de la Guerre Froide. Le programme Mais Medicos, qui permettait à quelques 8500 médecins cubains de venir travailler au Brésil a pris fin il y a trois mois suite à des critiques du nouveau président. L’Equateur ou l’Argentine, alliés politiques importants du gouvernement cubain sous la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et des Kirchner (2003-2015), comptent désormais parmi ses adversaires résolus. La contestation grandissante du gouvernement de Nicolas Maduro pourrait faire perdre un nouvel allié à Cuba, et non des moindres. Le président vénézuélien Hugo Chavez (1999-2013), prédécesseur de Maduro, avait été adoubé par le gouvernement cubain comme « le meilleur ami de la Révolution cubaine ». Il avait mené à un rapprochement considérable des deux pays, qui s’est manifesté par une explosion du commerce bilatéral ainsi qu’une politique d’entraide mutuelle baptisée  « pétrole contre médecins » – le Venezuela fournissant une abondante manne pétrolière à Cuba, Cuba envoyant ses médecins appuyer les « missions sociales » mises en place par Hugo Chavez.  L’avenir des relations cubano-vénézuéliennes dépendra de l’issue de la tentative de coup d’Etat de Juan Guaido contre Nicolas Maduro appuyée par les Etats-Unis. La lutte pour la tête du Venezuela oppose un allié historique de Cuba à un partisan inconditionnel des Etats-Unis, qui affiche ouvertement son hostilité envers le gouvernement cubain. Dans ce basculement global du sous-continent américain, seule la Bolivie d’Evo Morales semble demeurer une alliée stable du gouvernement cubain.

Ce durcissement considérable du contexte international ne doit pas voiler l’importance des mutations que l’on peut observer sur l’île.

« Actualisation » du socialisme et volonté de conserver l’héritage de la Révolution

Les mots ont un sens. Ceux de la nouvelle Constitution cubaine, bien qu’essentiellement symboliques, sont symptomatiques d’un changement en cours sur l’île. Mais quelle est son ampleur réelle ? Le nouveau texte prend pour base la Constitution de 1976, instaurée par le Parti communiste cubain à la suite de la révolution de 1959 contre le despote Batista, tout en la modifiant sur certains points non négligeables. Si dans la version initiale on peut lire : « l’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme et le progrès vers la société communiste », la révision se limite à : « L’Etat oriente les efforts communs vers les hautes fins de la construction du socialisme. Il s’emploie à préserver et fortifier l’unité patriotique des Cubains et à développer des valeurs éthiques, morales et civiques ». En règle générale, le mot « communisme » a disparu du texte, si l’on excepte les expressions liées au parti (« Parti communiste cubain » et « Union des jeunes communistes »).

La transition vers davantage de libéralisme, allant jusqu’à un régime hybride, semble bien être à l’œuvre. Raul Castro a mené depuis son accession au pouvoir en 2006 une politique dite d’actualización, en ouvrant par exemple les secteurs automobiles et immobiliers au privé. 200 corps de métier sont aujourd’hui ouverts au secteur privé. Cuba est-elle en passe de muer en un “socialisme de marché” à la chinoise, alliant multinationales capitalistes et contrôle étatique ? La libéralisation de l’économie, très modeste avec seulement 13% des emplois relevant du secteur privé, donne du grain à moudre aux futurologues. Mais elle semble beaucoup trop faible pour que la comparaison soit pertinente. De même, l’encadrement extrêmement strict de la propriété privée par le gouvernement cubain, excluant tout mécanisme d’accumulation ou d’apparition d’acteurs économiques au poids significatif, n’autorise pour l’instant aucune assimilation avec la dynamique chinoise. Si la politique du gouvernement cubain cherche à encourager l’initiative individuelle, le développement accru de la propriété privée et l’apparition d’un secteur non-étatique de l’économie, il semble qu’elle cherche également à se prémunir du développement d’un capitalisme de milliardaires.

La Constitution réaffirme plusieurs “acquis” de la Révolution cubaine : gratuité des soins et de l’éducation, droit universel au logement, ou encore à l’alimentation. La prise en charge étatique de ces secteurs a permis aux Cubains et leur permet encore de bénéficier d’une espérance de vie supérieure à celle des Etats-Unis et d’un taux de scolarisation de 100% jusqu’à la fin du secondaire.

De quoi Miguel Diaz-Canel est-il le nom ?

L’ère Castro est-elle réellement terminée ? La mort de Fidel fin 2016 et le départ de Raul Castro de la présidence en 2018 ont semblé marquer sa fin. Raul Castro demeure cependant secrétaire général du Parti communiste de Cuba, conservant ainsi un grand pouvoir. L’actuel président Miguel Diaz-Canel est un proche des Castro, ayant été le vice-président de Raul pendant son mandat, mais d’un point de vue symbolique il incarne une époque nouvelle. Né en 1960, il n’a pas participé à la Révolution. L’image est importante : il s’agit de montrer que la Révolution se perpétue même sans lutte armée, sous la forme d’un processus continu.

Miguel Diaz-Canel et Raul Castro. © Telesur

La présidence de Diaz-Canel survient à un moment où une ouverture politique – relative – semble voir le jour. Bien sûr, le cadre autoritaire hérité des années Castro, mis en place pour lutter contre les agressions des Etats-Unis, reste en place : parti unique, contrôle étatique de la presse, censure des opinions critiques. Le développement de nouvelles formes de communication ne permet pas toujours d’y échapper. Récemment, les SMS contenant les mots « Yo voto No » ou « Yo no voto », (« Je vote Non » ou « Je ne vote pas ») ont été filtrés pendant la campagne pour l’adoption de la Constitution.

Force est cependant de reconnaître qu’une place plus grande est accordée à la contestation depuis quelques temps. La campagne physique pour le « Non » au référendum par exemple n’a pas été réprimée et a permis l’émergence d’opposants comme Manuel Cuesta Morua – dont les liens avec Washington sont pourtant de notoriété publique -, qui critique la nouvelle Constitution dans le poids qu’elle continue d’accorder au PCC et la trop timide libéralisation de l’économie. L’accès à internet a également permis au dark web de se développer. Des changements progressifs voient donc le jour. La question de la démocratie à Cuba est cependant sur-déterminée par le contexte géopolitique. Tant que les Etats-Unis maintiendront l’embargo sur l’île et que le spectre d’une nouvelle Baie des Cochons planera sur Cuba, une libéralisation politique réelle semble très peu probable.

Le recul sur la question du mariage gay

Alors que le gouvernement fait profession d’une défense sans concessions des droits LGBT, l’article 68 de la Constitution, qui dispose que « le mariage est l’union volontairement consentie d’un homme et d’une femme », n’a finalement pas été changé en « l’union volontairement consentie de deux personnes ». Il s’agit du débat qui a le plus agité les commissions au moment de la rédaction de cette révision. Il faut dire que Cuba entretient un rapport particulier aux droits des homosexuels.

En 1959, Fidel Castro considérait les homosexuels, selon ses propres mots, comme des produits de la « décadence bourgeoise ». Il a initié une politique d’arrestation et de « rééducation » des homosexuels. Un événement marquant de cette répression est la nuit dite des 3P – prostituées, pédérastes et proxénètes – où des prostituées et homosexuels ont été arrêtés et envoyés dans des camps de travaux forcés, les guanahacahibes. Ils ont été fermés peu de temps après leur ouverture, sur ordre personnel de Fidel Castro, qui y constatait les vexations dont étaient victimes les homosexuels. Le gouvernement a progressivement effectué certaines concessions, dépénalisant l’homosexualité en 1979.

Aujourd’hui, Cuba est devenue une figure de proue de la lutte pour les droits LGBT en Amérique Latine. Mariela Castro Espin, la fille de Raul Castro, est l’une des pierres angulaires de cette lutte. Avec sa défunte mère Vilma Espin, elles ont permis l’acceptation des personnes queer au sein de la société cubaine. Grâce à elles, les Cubains peuvent changer de sexe dans leur pays depuis 2008. Elle a aussi fortement milité pour le droit au mariage des personnes du même sexe mais a, cette fois, essuyé un revers. Le retour en arrière sur le texte constitutionnel du régime cubain s’explique notamment par la pression exercée par les églises évangéliques, encore puissantes sur l’île. La communauté évangélique cubaine se composant d’environ 1 million de personnes, soit 10% de la population, la mention polémique a été retirée du texte. Cette question est cependant loin d’être tranchée : le gouvernement a annoncé que le mariage gay à Cuba serait soumis à référendum d’ici 2 ans, pour savoir s’il sera intégré au Code de la Famille.

À l’abri de la tempête géopolitique qui couve, la société cubaine évolue, lentement mais de manière significative. L’élection de Hugo Chavez au Venezuela en 1999, suivie par celle de ses alliés géopolitiques, avait permis à Cuba de se libérer momentanément de l’asphyxie de l’embargo américain. Plus que Cuba après Castro, c’est peut-être Cuba après le chavisme – et la possibilité pour l’héritage de la Révolution de 1959 de survivre au chavisme – qui devrait poser question.