Répression dans le sang des Gilets jaunes, usage intempestif du 49-3, provocations mémorielles : Emmanuel Macron aura abîmé la culture démocratique française, avec une légèreté qui a choqué jusque ses premiers soutiens. Sur le plan international, outre ses provocations multiples, Emmanuel Macron a fait voler en éclats l’illusion d’une France attachée aux Droits de l’Homme en affichant un soutient de fait à l’État d’Israël, dans son entreprise d’épuration ethnique à Gaza. Pour analyser cette évolution des institutions, nous recevons deux personnalités dont les travaux jettent un nouveau regard sur le clair-obscur actuel.
👤 Johann Chapoutot, professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste du nazisme
👤 Eugénie Mérieau, constitutionnaliste, maîtresse de conférences en droit public à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne
La crise structurelle de la Ve République, marquée par un recul des libertés fondamentales et de l’activité démocratique ces dernières années, contamine désormais l’échelon local, encore il y a peu le dernier bastion de confiance citoyenne envers les politiques. Une enquête universitaire commandée par l’Association des Maires de France en 2024révèle que 83 % des maires jugent leur mandat « usant pour leur santé », tandis que 2 400 démissions depuis 2020 soulignent la gravité de la situation. Alors que la défiance citoyenne atteint des sommets, les défis écologiques et sociaux exigeraient une gouvernance locale renforcée. À l’inverse, la lourdeur administrative, le développement des intercommunalités et la perte d’autonomie fiscale ont abouti à une perte d’autonomie des collectivités locales. Pourtant, des expériences concrètes renforcent une forme d’espoir et permettent d’envisager des alternatives. Alors que l’échéance des municipales 2026 arrive déjà à grands pas, enquête sur les terrains de la démocratie municipale.
L’idée de participation citoyenne n’est pas une idée totalement neuve. En parallèle de la tradition républicaine jacobine, des expériences marquantes de démocratie directe ont pu s’expérimenter au fil de l’histoire. Portés par des courants souvent qualifiés de socialistes démocratiques, de municipalistes ou de fédéralistes, ces mouvements défendaient entre autres des modèles fondés sur des « contrats de fédération, dont l’essence est de réserver toujours plus aux citoyens qu’à l’État » comme l’écrivait Pierre-Joseph Proudhon dans Le Principe fédératif en 1863.
La riche histoire de la participation citoyenne
À la fin du XIXe siècle, alors que la République s’installe en France, l’expérience de la Commune de Paris en 1871 fait figure de symbole. Avec un retentissement mondial, cet événement marque les esprits non seulement par sa répression sanglante – des dizaines de milliers d’habitants massacrés par l’armée – mais surtout pour être une tentative de sécession d’une ville vis-à-vis de l’administration centrale perçue comme illégitime. La Commune met en œuvre une démocratie directe sur l’espace public et expérimente l’autogestion dans les ateliers ouvriers. On parle alors de première démocratie ouvrière. Dans les années suivantes, la conquête de premières municipalités par des forces du mouvement social, comme Commentry en 1882, Marseille en 1892 et Lille en 1896, amorce des avancées majeures. Parmi elles : la municipalisation des services publics ou l’organisation de la distribution de l’eau et du gaz. Mais cette participation au pouvoir divise également le mouvement socialiste. Entre partisans de la réforme et défenseurs d’une opposition à toute prise des pouvoirs, y compris les exécutifs locaux, les stratégies s’opposent.
La conquête de premières municipalités par des forces du mouvement social, comme Commentry en 1882, Marseille en 1892 et Lille en 1896, amorce des avancées majeures. Parmi elles : la municipalisation des services publics ou l’organisation de la distribution de l’eau et du gaz.
Au XXe siècle, la France est le théâtre d’expérimentations démocratiques aux formes variées. Parmi elles, les Groupes d’Action Municipale (GAM), est un mouvement né dans les années 1960-1970, il défend une démocratie citoyenne. Initiés à l’échelle locale, notamment à Grenoble où une liste remporte l’élection municipale en 1965, ces groupes rassemblent syndicats, collectifs citoyens et associations. Convaincus que les partis traditionnels ne répondent déjà plus aux aspirations démocratiques, ils prendront rapidement une dimension nationale avec près de 150 unités à travers le pays. Malgré de belles épopées, ce mouvement n’est qu’éphémère et ne parvient pas à donner une véritable révolution des pratiques politiques locales. Plus tard, certaines villes s’imposeront comme des pionnières de la démocratie locale, comme la commune alsacienne de Kingersheim (Haut-Rhin) qui s’est distinguée par des processus délibératifs innovants.
Le phénomène n’en est pas pour autant linéaire. Loïc Blondiaux, chercheur au Centre Européen de Sociologie et de Science politique et spécialiste des pratiques démocratiques, précise ces fluctuations historiques. « Après le bouillonnement des années 1960-1970, et un recul conséquent dans les décennies 80-90, les années 2000 marquent le retour d’une volonté de démocratisation de l’échelle locale ». Celui qui avait théorisé au début des années 2000 « l’impératif délibératif » note l’effervescence autour d’un nouvel élan à analyser, selon lui, en réponse « des grands mouvements sociaux français et internationaux de ces dernières années », tout en poursuivant, « ce sont bien les municipalités qui sont aujourd’hui les lieux de l’innovation sociale et politique. Cela dans un paysage national toujours plus en polycrise. »
La « démocratie participative » a souvent suscité ces trente dernières années des espoirs rapidement déçus. Au point où les mots en sont devenus suspects.
Pourtant, la « démocratie participative » a souvent suscité ces trente dernières années des espoirs rapidement déçus. Au point où les mots en sont devenus suspects. Selon de nombreux observateurs, elle a pu être instrumentalisée par les responsables politiques pour devenir un « tout changer pour que rien ne change » , très souvent réduite à une simple vitrine. Une consultation symbolique qui est devenue une forme de label publicitaire à des fins de promotion du territoire. Assistons-nous de nos jours au début d’un nouveau chapitre de la démocratie locale ?
Une nouvelle ampleur depuis les municipales de 2020 ?
Ce récent engouement, Élisabeth Dau l’a observé de près depuis la création de la coopérative Fréquence Commune – qui accompagne les collectivités pour mettre en place des outils de démocratie locale – en 2019, dont elle est aujourd’hui la directrice des études et recherches. Elle affirme la dynamique des dernières élections : « Nous ne nous attendions pas, avant 2020, à un mouvement d’une telle ampleur. Nous pensions qu’une cinquantaine de listes se lanceraient, mais ce sont finalement plusieurs centaines de listes qui ont vu le jour. C’était un véritable souffle de renouveau dans différents territoires. Malgré le contexte sanitaire, certaines listes ont réussi à remporter des municipalités, preuve d’une réelle attente citoyenne. »
Depuis, les travaux menés par la coopérative visent à cartographier les initiatives, à favoriser leur mise en réseau et à accompagner les expérimentations locales. « Avec beaucoup d’humilité, nous cherchons à raconter ce qui fonctionne. Tout n’est pas simple : ilfaut trouver un équilibre entre “gouvernance” et “action”. La pratique de la démocratie citoyenne à l’échelle municipale s’inscrit dans le long terme », explique Thomas Simon, cofondateur chargé des actions sur le terrain. Le site de Fréquence Commune propose ainsi des outils de suivi destinés aux municipalités et collectifs souhaitant s’engager dans un processus de transformation démocratique.
Pour Élisabeth Dau « la démocratie est un combat contre l’atomisation ». « L’enjeu est de lutter contre la fragmentation des initiatives », car, souvent, les collectifs se retrouvent isolés sur leur territoire, d’autant plus lorsqu’ils doivent assumer la gestion administrative d’une commune. Le réseau « Actions Communes » incarne cette démarche : depuis 2022, il regroupe des collectifs, des élus de tout le pays et repose sur deux axes principaux : l’entraide entre groupes pour favoriser l’acculturation aux pratiques et un pôle action cherchant à coordonner les initiatives. Les rencontres nationales du collectif, sur le thème « La mairie est à vous » lors de l’été 2024, a été l’occasion du lancement d’une campagne. Elle porte un objectif clair : rompre avec la culture des politiques traditionnelles et faire triompher des listes citoyennes engagées dans une véritable transformation des pratiques. Son slogan « Prendre le pouvoir et le partager » dessine un idéal que les collectifs citoyens peuvent désormais viser, et que le réseau défend en publiant sa « boussole démocratique ».
Porter ces changements dans les politiques locales implique de se confronter à des obstacles. Dans de nombreux cas, la principale difficulté réside dans une culture verticale profondément ancrée qui s’impose comme norme, y compris au local. Ces habitudes ne concernent pas seulement les élus et les citoyens, elles imprègnent les agents des municipalités, les associations et les autres organisations en lien avec la municipalité. « Il y a une critique de l’irrationalité de l’hyper-présidentialisme. Mais en y regardant de plus près, on se rend compte que la culture du chef est également reproduite à l’échelle locale. Actuellement, tout est organisé pour que ce soit le maire qui décide de tout et ensuite que les équipes appliquent», explique Thomas Simon.
Un mouvement homogène ?
Le réseau Actions Communes se distingue et fait plutôt l’exception. Difficile de parler d’un mouvement citoyen homogène sur tout le territoire. Les caractéristiques localistes et horizontalistes des listes citoyennes empêchent de les considérer comme un bloc unique. Très peu de statistiques permettent aujourd’hui de recenser les listes dites citoyennes ou alternatives.
Loïc Blondiaux souligne les différences d’ancrage. « Le mouvement se caractérise par un triptyque de slogan que l’on retrouve très souvent : « justice sociale », « transition écologique » et « transformation démocratique ». Cependant, les moyens employés varient largement, avec des contextes territoriaux différents, une méfiance envers les regroupements plus larges et un fort désir d’indépendance ». Les tendances plus ou moins libertaires des listes varient selon la taille des municipalités. Moins prises dans les enjeux institutionnels nationaux, les plus petites communes affichent plus aisément une volonté de démocratie directe et continue, là où les listes des grandes villes s’orientent plutôt vers des revendications participatives.
Sur l’orientation idéologique, Élisabeth Dau ajoute : « Il y a indéniablement des ancrages théoriques et des expériences qui inspirent les mouvements » citant notamment les municipalismes européens, la pensée de Murray Bookchin, la démocratie du Rojava (dont l’existence dans le Nord-Est de la Syrie est en péril ces derniers mois, ndlr). Cependant, elle précise : « C’est le terrain qui forge l’expérience. Pour respecter les principes démocratiques, il ne peut y avoir de doctrine stricte. Entre ruralité et ville, il existe des régimes discursifs différents, avec des attentes et des besoins variés. Le réseau reste ouvert et les idées diverses, la critique de la démocratie participative comme pratique institutionnelle venant d’en haut demeure en revanche un marqueur fort de ces mouvements ». Des particularités et des besoins territoriaux qui questionnent le choix des outils démocratiques.
L’alternative oui… mais avec quels outils ?
Que ce soient les assemblées citoyennes, les comités et ateliers populaires, les pétitions, l’ouverture du droit de vote aux étrangers résidents, le tirage au sort, les mandats impératifs ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC)… Les idées pour réinventer la politique municipale ne manquent pas. Dans la réalité, leur mise en place reste toutefois complexe.
La démocratie citoyenne directe, bien qu’ambitionnée, ne peut être pensée sans considérer des potentielles discriminations. Ces processus participatifs favorisent souvent les classes sociales dotées d’un fort capital culturel et les retraités, mieux armés pour y participer grâce à leur disponibilité et leur aisance économique. Pour remédier à ces inégalités, des pistes comme l’octroi d’indemnités (sous le modèle des jurés d’assises) ou la réduction du temps de travail sont envisagées (comme la semaine à 4 jours). Le tirage au sort, souvent présenté comme un outil clé, présente aussi des limites : il exclut fréquemment les quartiers défavorisés, les non-inscrits ou mal-inscrits – 7,7 millions en 2022 – sur les listes électorales ; il reste coûteux et peut être méthodologiquement contestable lorsqu’il est réalisé par des instituts.
Assemblées citoyennes, comités et ateliers populaires, pétitions, ouverture du droit de vote aux étrangers résidents, tirage au sort, mandats impératifs ou référendum d’initiative citoyenne (RIC)… les idées pour réinventer la politique municipale ne manquent pas.
Pour pallier ces biais, de nouvelles méthodes de tirage au sort sont explorées. De son côté, Fréquence Commune propose de son côté d’expérimenter une méthode en deux étapes, utilisant des données publiques accessibles à tous : les données cadastrales. Plutôt que de tirer au sort des individus, cette méthode sélectionne aléatoirement des adresses dans différents quartiers. Une fois le panel constitué, des groupes d’élus et de citoyens se répartissent afin d’aller à la rencontre des habitants, pour expliquer leur démarche et leur proposer de participer aux futurs travaux citoyens.
À la Crèche, des citoyens décident d’augmenter leurs impôts locaux
La municipalité de la Crèche, commune de plus de 5 000 habitants dans les Deux-Sèvres, a expérimenté cette nouvelle méthode de tirage au sort. Consciente des limites de ce dispositif, Laëtitia Hamot, maire de la commune, partage tout de même sa bonne expérience : « Les habitants ont réellement apprécié les rencontres ! À la Crèche, nous
avons dû faire face à diverses disparités. Le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour le moment, c’est le tirage au sort à partir du cadastre ». Elle ajoute : « L’objectif est d’impliquer des personnes qui, à l’origine, n’auraient pas participé. Le porte-à-porte ça fonctionne bien ! On va à la rencontre des gens, et s’ils acceptent, on discute avec eux dans un lieu (chez eux) qui leur est familier et non hostile. Si l’habitant refuse, on se tourne vers le voisinage pour garantir cette répartition équitable par quartier. »
Plusieurs décisions citoyennes ont marqué l’histoire de la Crèche. L’une d’elles, portait sur un sujet très technique : le budget de la municipalité. Après avoir hérité d’une situation financière difficile – la Crèche avait été placée en alerte endettement -, il a été décidé d’ouvrir les débats du nouveau budget à la population. Pour instaurer une démocratie plus directe, cette ouverture ne s’est pas limitée à un processus de « co-construction » mais a intégré une dimension de « codécision ». Ainsi, le « comité budget » a pris la décision d’augmenter les impôts municipaux de 1,5 % par an sur trois ans afin de rétablir les comptes publics. Une décision bien souvent impopulaire mais qui, cette fois, venait directement de la population. « C’était le budget décidé par le comité citoyen, nous assumions ce résultat, mais nous avons dû le présenter comme l’unique décision du conseil municipal auprès des services de la préfecture », précise Laëtitia Hamot.
Pour les municipalités qui cherchent à rompre avec les modèles traditionnels de gouvernance où le conseil municipal est le seul organe légitime, le droit et les contrôles des services déconcentrés de l’État peuvent rapidement s’avérer être des freins. Un phénomène récurrent ciblant précisément des mairies qui se plaignent d’une forme de surveillance administrative excessive. La mairie de Poitiers a fait l’objet, en neuf mois, de trois déférés préfectoraux devant le tribunal administratif pour des litiges concernant, entre autres, l’octroi d’un financement associatif. L’exécutif municipal c’était alors plaint d’une utilisation « politique » de leviers relevant du droit administratif.
À Vaour, les commissions citoyennes réinventent la gouvernance
Vaour, village occitan de 400 habitants perché sur le plateau du Causse (Tarn), s’illustre depuis quelques années par un modèle municipal quelque peu singulier. Connu pour son dynamisme artistique et son festival, la commune a entrepris une transformation profonde de sa gouvernance. Celle-ci repose désormais sur trois niveaux, avec en son cœur un pouvoir citoyen au sein de sept commissions thématiques (affaires sociales, culture, transition écologique, aménagement, etc.). Ouvertes à tous, ces commissions, composées d’habitants, de référents et d’élus, prennent des décisions en cohérence avec les orientations générales définies par la population, dans le respect des budgets.
Si par les actes administratifs le conseil municipal existe, à Vaour on l’appelle « Groupe de coordination municipal » et il ne ressemble à aucun autre. Outre les 11 élus de la commune, il intègre des référents citoyens mandatés pour un an, ainsi que des animateurs et secrétaires aux postes tournants. Pour la gestion quotidienne des services, un « Groupe opérationnel » se réunit chaque semaine. Composé également des employés communaux, il permet à ces derniers de participer directement aux décisions en apportant leur expertise de terrain. Ce modèle, où les élus siègent aux côtés des habitants dans une démarche atypique, donne aujourd’hui à Vaour une certaine renommée dans la région.
Le maire, Jérémie Steil, le revendique sans hésitation : « Le centre décisionnel se trouve dans les commissions. Le conseil municipal acte et valide les décisions prises au sein du groupe de coordination, devenant ainsi un lieu d’enregistrement. » Toutefois, il nuance : « Mon rôle consiste aussi souvent à dissiper les fantasmes autour de Vaour. Ici, nous essayons simplement de mettre en place une pratique participative qui redonne le pouvoir aux habitants. C’est déjà beaucoup avec les moyens limités dont nous disposons ». Thierry Vignolles, habitant et amoureux du pays est venu s’installer à Vaour après plusieurs années en région toulousaine, partage cet avis : « Ici, on parle très peu des fonctions de “maire”, “adjoints” ou “conseillers”. On parle plutôt de référents, de coordinateurs. Ce dont nous sommes fiers, c’est cette égalité des voix entre tous les habitants et élus. »
Lors des débats sur le PLUi (plan local d’urbanisme intercommunal), qui engage des décisions majeures pour l’aménagement du territoire, un vaste cycle d’informations et de réunions publiques a été organisé. Quartier par quartier, les habitants ont eu l’opportunité de s’exprimer. Des tracts ont été distribués dans les boîtes aux lettres, complétés par la diffusion de la gazette du village. « Sur ce sujet, nous avons vraiment essayé d’intégrer au plus près la population, des plus jeunes aux plus âgés, des nouveaux arrivants à ceux installés de longue date », raconte Jérémie Steil.
Après quatre ans et demi à la tête de Vaour, le collectif municipal affiche une fierté mesurée, consciente du chemin restant à parcourir. « On peut toujours faire mieux » reconnaît Thierry Vignolles. Il pointe notamment un manque de connexion avec certains corps intermédiaires, tels que les associations culturelles, le groupe des pompiers ou l’association de chasse. Des groupes importants dans l’écosystème d’un village rural. « Nous devrions organiser des réunions plus fréquentes. Cela pourrait également convaincre ceux qui ne croient pas encore en notre modèle citoyen et démocratique, » ajoute-t-il avec lucidité.
« Le travail de maire, c’est courir d’un problème à l’autre, essayer de mettre des rustines sans avoir les moyens de faire plus.» Jérémie Steil, maire de Vaour (Tarn).
Fort de son expérience, bien qu’il avoue être éprouvé par la fonction, Jérémie Steil croit fermement en la voie de la démocratie municipale : « Le travail de maire, c’est courir d’un problème à l’autre, essayer de mettre des rustines sans avoir les moyens de faire plus.» Il ajoute néanmoins : « J’encourage tout le monde à s’inspirer de Vaour, où la dynamique citoyenne a permis de créer quelque chose qui n’existait pas. Mais il ne faut pas reproduire à l’identique, il faut inventer. Ce qui marche à Vaour ne marchera pas forcément ailleurs, il faut composer en fonction des spécificités de chaque ville ou village. Une de nos forces c’est la confiance qui règne au sein de notre communauté car nous plaçons l’humain et le bien commun en premier lieu, bien avant les intérêts personnels de chacune et chacun. »
L’alternative démocratique… mais à quel prix ?
L’échelle humaine et la possibilité de retrouver un peu de pouvoir sur son quotidien peuvent faire rêver. Mais l’alternative démocratique est désormais un terrain d’opportunités lucratives pour bon nombre de groupes privés. La multiplication des dispositifs participatifs s’est accompagnée de l’émergence d’un véritable marché, où les prestations s’arrachent à prix d’or. Sous les deux quinquennats d’Emmanuel Macron, ce phénomène a pris une ampleur inédite. Une enquête de Politis a levé le voile sur les coulisses des conventions citoyennes organisées récemment. Ainsi, il est révélé que la Convention citoyenne sur la fin de vie, initiée en septembre 2022 sous l’égide du Conseil économique, social et environnemental (Cese), a été pilotée par le cabinet de conseil Eurogroup Consulting. Ce dernier a sous-traité ses missions à trois autres structures – Planète Citoyenne, Stratéact’ Dialogue et Ezalen – pour un coût total atteignant 1,3 million d’euros. Eurogroup n’en était par ailleurs pas à son coup d’essai. L’organisation des échanges de la Convention citoyenne pour le climat lui avait déjà été confiée en collaboration avec Missions Publiques et Res Publica, moyennant une prestation évaluée, cette fois, à 1,9 million d’euros.
Pourquoi organiser des dispositifs participatifs coûteux ? Souvent animés par des cabinets privés sans réelle expertise, ces initiatives semblent servir des intérêts stratégiques. Un sénateur confiait à Politis que ces contrats permettent aux prestataires de tisser des réseaux influents et d’intervenir sur d’autres marchés des politiques publiques. Ainsi, la participation citoyenne pourrait n’être qu’un prétexte pour d’autres objectifs, un mécanisme déjà ancré nationalement et inquiétant à l’échelle locale.
En parallèle des grandes conventions citoyennes, un autre marché s’est implanté depuis plusieurs années dans les municipalités : celui des applications participatives, ou « civic tech ». Parfois développées par des initiatives publiques ou associatives (comme « Décidim » ou « Voxe »), elles peuvent aussi être impulsées par des structures à but lucratif (« Cap collectif », « Fluicity » ou « Bluenove »). À mi-chemin entre les théories managériales des start-up et l’utopie horizontaliste de la démocratie citoyenne, ces outils promettent de transformer la participation démocratique. Pourtant, les premiers bilans ne sont pas si positifs, ces technologies peinant à tenir leurs promesses. A l’image des confinements lors de la pandémie, si les « communs numériques » ouvrent de nouveaux espaces de partage, ils restent incapables de remplacer les relations humaines, essence de la vie démocratique.
Face à la montée en puissance de ces nouveaux cartels de la participation citoyenne, les initiatives indépendantes peinent encore à trouver leur place. Raison pour laquelle des voix s’élèvent pour appeler à un véritable mouvement de démocratie municipale, en France et en Europe. Face au nouvel abcès démocratique qui touche le pays, cet appel peut résonner comme une forme d’espoir en un printemps des peuples qui reste à portée d’hommes et de femmes, pour peu que l’engagement collectif sur le terrain en fasse….une volonté générale.
Étendre le principe de la Sécurité sociale à l’alimentation en permettant à tous les Français d’acheter des produits conventionnés, choisis démocratiquement, grâce à une carte dédiée. Le principe de la Sécurité sociale alimentaire est simple, sa mise en oeuvre moins. Celle-ci implique en effet une bataille majeure contre les acteurs qui gèrent aujourd’hui ce secteur, notamment l’agro-business et la grande distribution, mais aussi l’obsession libre-échangiste de l’Union européenne. Petit à petit, l’idée essaime pourtant un peu partout en France, à travers des expérimentations locales. Alors qu’une proposition de loi pour une massification a été déposée, des questions majeures, portant notamment sur le financement, cherchent encore des réponses.
Il y a un peu plus d’un an, les Restos du Cœur lançaient une vaste campagne d’appel aux dons, annonçant être submergés face à une demande croissante d’une partie de la population n’arrivant plus à se nourrir face à l’inflation. Encore aujourd’hui, la crise reste d’actualité, les files d’attente pour l’aide alimentaire ne disparaissent pas du paysage français. A titre d’exemple, un rapport publié le 17 octobre par l’association Cop1, révèle que 36 % des étudiants sautent régulièrement un repas faute de moyens, tandis que 18 % d’entre eux dépendent de l’aide alimentaire. Par ailleurs, l’isolement social accompagne les difficultés alimentaires : « 41 % des étudiant.e.s se sentent toujours ou souvent seul.e.s », contre 19 % dans la population générale. La crise cependant n’épargne pas les autres tranches d’âge. Le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire ne baisse pas, atteignant aujourd’hui 2,4 millions, selon le dernier rapport d’activités des Banques Alimentaires.
Une réponse démocratique à la faim et à la misère agricole
À l’autre extrémité de la chaîne de production, l’agonie du monde paysan et agricole se prolonge. Alors que les élections des chambres d’agriculture se tiendront en janvier 2025 et que l’UE s’apprête à signer un désastreux traité de libre-échange avec le MERCOSUR, les tensions restent vives. Dans un contexte de forte couverture médiatique, les mouvements agricoles tentent de décrocher de nouveaux engagements : une rémunération juste du travail, le partage équitable de la valeur ou le rééquilibrage des rapports de force face à la grande distribution. À cela s’ajoutent des revendications pour des simplifications administratives, certaines pourtant, enfermées dans le modèle de l’agro-business, vont à l’encontre des objectifs écologiques.
Seulement, mettre uniquement en avant certaines dimensions de la Sécurité Sociale de l’Alimentation risque d’en limiter l’ambition, ou du moins de ne pas en percevoir le sens profond. En se focalisant sur des enjeux concrets tels que les inégalités alimentaires ou la santé publique, on peut perdre de vue une finalité première de la SSA : celle de la transformation profonde des institutions et d’une réinvention de la citoyenneté par la démocratisation du processus de production, de distribution et de consommation de l’alimentation. Cet objectif exige une rupture et l’émergence d’institutions nouvelles. Il s’agit ici de questionner la chaîne alimentaire dans son ensemble. Ainsi, parler de crise paysanne et de crise alimentaire peut nous amener à en oublier la division accrue du travail, et donc des étapes intermédiaires. Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution. Ce retour aux principes démocratiques de la SSA doit alors se faire au regard des stratégies de généralisation et des leçons tirées des expérimentations en cours.
Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution.
La proposition d’une Sécurité sociale d’alimentation vise à étendre les principes du régime général de sécurité sociale dont nous profitons tous, établi en 1946 sous l’égide du ministre Ambroise Croizat, en les appliquant aux domaines de l’alimentation et de l’agriculture. L’objectif est de construire une organisation démocratique du système alimentaire. Cette initiative s’inspire de l’héritage de la Sécurité sociale, dont l’histoire est analysée entre autres par le collectif Réseau Salariat, ainsi que les contributions théoriques du sociologue Bernard Friot et les travaux de l’économiste Nicolas Da Silva.
Depuis plusieurs années, un ensemble de collectifs, d’associations et de syndicats s’organisent sur le terrain. L’année 2019 marque la création d’un réseau national pour la promotion d’une Sécurité sociale de l’alimentation, conçu comme un espace commun permettant le partage des travaux. Ce réseau rassemble notamment des acteurs comme ISF Agrista, le Réseau CIVAM, Réseau Salariat, ou encore le syndicat agricole de la Confédération paysanne, ainsi que de nombreuses associations et collectifs locaux. La création de ce collectif représente un tournant historique, visant à structurer les échanges auparavant bilatéraux pour faire un premier état des lieux et amorcer un mouvement capable de porter ce projet dans le débat public.
Le mouvement prend appui sur plusieurs constatations. À la base des problèmes identifiés se trouve l’impossibilité de transformer l’agriculture sans l’adoption de politiques alimentaires de transformation en profondeur. De plus, il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie. C’est ainsi qu’on peut être amenés à réfléchir à partir du « déjà-là » et des réussites passées, notamment de l’établissement d’une organisation démocratique et universelle dans l’économie de la santé entre 1946 et 1959, rendue possible grâce à la branche maladie du régime général de sécurité sociale.
Il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie.
Concrètement, la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation s’appuie sur trois piliers fondamentaux. Le premier est l’universalité : la SSA s’appliquerait à toutes et tous, sans distinction. Cette approche peut surprendre, car elle inclut également les plus aisés. Pourtant, c’est bien cette universalité qui garantit la force et la légitimité de la mesure. Elle vise à éliminer les mécanismes d’exclusion et de discrimination, cherchant à rompre avec le contrôle social et administratif associé au « statut de la pauvreté » et donc à la stigmatisation des bénéficiaires. En faisant de l’accès à l’alimentation un droit universel, la SSA défie également l’argument de « l’assistanat ». Notre histoire sociale et politique, depuis 1789, montre en effet que les politiques universelles sont à même de créer et de stabiliser les droits de manière durable.
Le deuxième pilier de la Sécurité Sociale de l’Alimentation repose sur un système de financement autonome, structuré autour de mécanismes de cotisations plutôt que sur la redistribution étatique. L’objectif est ainsi de limiter les risques de remises en cause futures, de détricotage, pour mieux pérenniser le système face aux arbitrages opposés aux politiques de solidarité.
Enfin, le troisième pilier de la Sécurité sociale de l’alimentation repose sur un conventionnement des produits alimentaires, pensé pour être véritablement démocratique. Ce processus de décision collective est au cœur du « droit à l’alimentation » et permet aux citoyens de reprendre la maîtrise de la chaîne alimentaire. Concrètement, les acteurs du système alimentaire seraient sélectionnés et évalués selon un cahier des charges ou une charte reflétant les attentes citoyennes. Ce troisième pilier ouvre largement la porte aux expérimentations, car un conventionnement démocratique ne se décrète pas et ne s’impose pas d’en haut : il se forge plutôt par la pratique du terrain.
Pour concrétiser le projet de SSA, plusieurs scénarios sont envisagés. L’un d’entre eux propose un versement mensuel de 100 à 150 euros minimum sur une « carte de sécurité sociale », ou comme une extension de la carte Vitale, afin de garantir un accès suffisant à une alimentation saine. Ce montant, attribué aux parents pour les mineurs (sauf dans des cas spécifiques), servirait exclusivement à l’achat d’aliments auprès de producteurs et structures conventionnées. Les études montrent que 150 euros par mois par personne représentent un seuil minimal pour commencer à assurer un droit à l’alimentation. Cependant, comme le précise Mathieu Dalmais, agronome et membre de l’association Ingénieurs sans frontière, il reste loin d’être suffisant pour une alimentation équilibrée et digne en France.
Le droit à l’alimentation : condition de l’épanouissement de la citoyenneté
Il faut commencer par constater l’absence d’application effective d’un droit pourtant reconnu comme fondamental : le droit à l’alimentation. Ce droit, inscrit au niveau international dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 1966, demeure encore largement absent dans de nombreuses régions du monde. La France n’est pas en reste. En analysant les textes de droit international et les lois françaises, Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement (INRAE) et membre du collectif Démocratie Alimentaire, met en lumière les lacunes de la législation française en matière de sécurité alimentaire.
A titre d’exemple, l’article 61 de la loi « EGalim » de 2018, introduit la lutte contre la précarité en visant à « favoriser l’accès à une alimentation favorable à la santé aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale ». Cependant, le texte privilégie l’aide alimentaire, refermant ainsi toute perspective de mise en place d’un véritable système de sécurité sociale. Il précise en effet que cette aide est fournie par « l’Union Européenne, l’État ou des acteurs associatifs », soulignant un rôle majeur des associations. Ce modèle, largement insuffisant, pose deux problèmes majeurs. D’une part, il limite l’élaboration d’un accompagnement durable, laissant aux associations la gestion d’un besoin prioritaire, tandis que l’État se désengage. D’autre part, il réduit l’accès à l’alimentation à un besoin individuel, sans reconnaître l’alimentation comme un droit fondamental qui caractérise le développement de la citoyenneté de l’individu au sein de la société. La loi « EGalim 2 » adoptée en octobre 2021 ne constitue aucunement un changement de philosophie.
Sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire.
Les textes en vigueur légitiment ainsi une situation hautement problématique : sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire. Ce modèle peut contraindre plusieurs millions de personnes (entre 2 et 4 millions selon les chiffres en vigueur de l’INSEE rapportés par l’Observatoire des inégalités), à bénéficier du « surplus » de l’agrobusiness, issu d’un système productiviste et industriel. En favorisant un modèle de citoyenneté davantage consumériste et passif que véritablement actif, la puissance publique oriente vers une consommation faussement solidaire et démocratique.
Pourtant, l’idée d’un droit à l’alimentation peut être sans crainte comparé à des mobilisations historiques telles que la Révolution de février 1848, qui posa les fondations d’une République démocratique et sociale. Parmi les revendications, celle du « droit au travail » incarnait une réponse au paupérisme, portée depuis les années 1830 par des mouvements socialistes ainsi que la société civile engagée sur la question sociale. À l’époque, il s’agissait d’élargir une citoyenneté politique nouvellement acquise pour intégrer des droits sociaux autour de l’organisation du travail, et donc de l’existence quotidienne des classes populaires. Comme le souligne l’historienne et philosophe Michèle Riot-Sarcey, ce moment historique donna naissance à une volonté citoyenne de reprendre en main son destin : « Le moindre citoyen s’estime alors en droit de s’exprimer, en réunion, dans la rue, au sein des clubs. […] La révolution de février 1848 a su transformer cette coutume en expression de la volonté et donc de la souveraineté du peuple. ».
Une organisation démocratique de l’économie
La SSA se dessine au sein d’un paradigme écologique nous imposant de repenser le rapport entre l’individu, son environnement et sa liberté de décision. L’enjeu est de favoriser une véritable démocratisation de l’économie, s’appuyant sur des mécanismes de planification participative, où les citoyens sont directement impliqués dans la prise de décision, non plus dans un processus consultatif mais où le dernier mot leur revient. Cette approche contraste nettement avec la démocratie libérale actuelle, qui se limite souvent à une participation à travers le vote, laissant ensuite les décisions quotidiennes aux mains des élus, sans mandat impératif.
Alors que la citoyenneté contemporaine est largement construite autour du statut de consommateur et que le pouvoir de consommation constitue l’inclusion sociale, la démocratie alimentaire vise un dépassement des fonctions discriminantes de l’alimentation en tant que déterminant social. Tanguy Martin, membre d’ISF Agrista, co-auteur avec Sarah Cohen de l’ouvrage La démocratie dans nos assiettes (2024), souligne que la Sécurité sociale de l’alimentation s’appuie sur une analyse structurelle des systèmes de domination, repensant en profondeur les rapports de pouvoir qui façonnent notre système alimentaire : « La démocratie dans son sens premier va fondamentalement à l’encontre de la logique de l’accumulation du capital qui régit aujourd’hui en grande partie les activités humaines et surtout organise l’espace social et matériel à partir de sa logique ».
La SSA n’impose pas, elle cherche à convaincre. Pourtant, ce principe est parfois encore difficile à comprendre dans les sphères militantes au fort capital culturel. Face à l’urgence de la bifurcation écologique, celles-ci sont souvent tentées par l’imposition de mesures strictes. Tanguy Martin abonde dans ce sens, rappelant qu’au départ, la proposition avait surpris certains milieux, où la mise en place de critères spécifiques était perçue comme évidente et urgente. Or, le conventionnement démocratique vise à légitimer socialement des décisions radicales qui pourraient, appliquées autrement, sembler punitives. Pour lui, il s’agit avant tout d’une question de principe que de « pragmatisme », puisqu’il permet d’ancrer ces choix dans une démarche collective et partagée : « tout ce qu’on met en place de manière autoritaire ne fonctionne pas », tout en insistant, « si nous voulons partager des idées fortes, comme celle d’une décroissance de la production et de la consommation d’énergie, nous devons le décider collectivement ».
Cet aspect central de l’organisation démocratique de la Sécurité sociale de l’alimentation est avant tout pédagogique. Elle rappelle l’expérience récente de la Convention Citoyenne pour le Climat qui – bien qu’ayant été en grande partie ignorée par le pouvoir politique – a démontré qu’un groupe de citoyens, non spécialistes, pouvait s’informer de manière rigoureuse, débattre avec des avis divergents, et aboutir à des propositions de politiques macro-économiques sérieuses et radicales. C’est là que réside la profondeur du conventionnement démocratique : il active le citoyen en mobilisant sa capacité à s’auto-éduquer socialement et renforce ainsi son engagement dans la prise de décision.
Le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser.
La démocratie alimentaire doit s’emparer pleinement de cette question de classe, du capital culturel, mais aussi du capital économique, d’autant plus nécessaire face aux limites de l’incitation à consommer bio et local. En effet, le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser. Alors que l’incitation à consommer bio devient contre-productive et suscite des caricatures, illustrant les limites atteintes dans l’espace social, la SSA représente une avancée vers un modèle supérieur. Elle redonne aux citoyens un pouvoir d’agir et la fierté d’accéder à des produits issus de l’agriculture biologique ou de haute qualité, sans que cela dépende d’un privilège économique ou d’une logique de distinction sociale.
Le conventionnement démocratique des acteurs devient ainsi un levier de participation pour une nouvelle planification démocratique de l’économie, orientée vers les impératifs écologiques. Aujourd’hui en France, le secteur de la grande distribution – principal point d’approvisionnement de la population et secteur fort de l’économie du pays – est dominé par quatre grandes enseignes, qui concentrent l’essentiel des ventes selon les données de 2023 : E.Leclerc (23,8 % de part de marché), Carrefour (19,7 %), Les Mousquetaires (16,7 %) et Système U (12 %). Cette concentration n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg de l’« agro-industrie », révélant l’emprise croissante des grands groupes sur nos choix alimentaires.
Autre exemple, l’annonce récente du géant Lactalis de réduire de 9 % sa collecte de lait en France d’ici 2030 illustre l’irresponsabilité de ces groupes envers la pérennité des fermes françaises tout comme illustre une stratégie visant à mettre en concurrence les producteurs laitiers à l’échelle mondiale. Cette approche s’oppose frontalement à l’idée d’une prise de décision citoyenne et démocratique sur la localisation de la production. L’organisation démocratique de l’alimentation soulève également la question cruciale de la répartition des terres. Alors que l’agro-industrie accapare les terres, la perspective du conventionnement citoyen doit s’emparer de l’enjeu foncier.
Reste à concevoir l’institutionnalisation de cette planification démocratique de l’alimentation, visant à stimuler une politisation active des citoyens. Le débat est ouvert : avons-nous déjà les outils nécessaires, qu’il suffirait de réinventer, ou devons-nous créer un nouveau langage, de nouvelles institutions et des espaces inédits pour concrétiser le conventionnement démocratique ? Cette réflexion sur les moyens de donner corps à cette gouvernance citoyenne est déjà engagée à travers plusieurs expérimentations.
La SSA à Cadenet : une expérimentation en milieu rural
L’initiative est audacieuse, elle sollicite l’imagination politique. Elle revient à « utopier » : c’est-à-dire se situer dans ces interstices entre rêveries et réalité. Comme l’affirme le sociologue Erik Olin Wright, les utopies réelles ne sont faites ni pour l’idéaliste ni pour le réaliste ; elles sont des pratiques concrètes qui ouvrent les possibles d’un futur alternatif.
La carte du site du collectif national pour la Sécurité sociale de l’alimentation permet de visualiser la répartition des initiatives locales à travers le pays : on compte plus d’une vingtaine de projets aux appellations variées. Régulièrement, de nouveaux projets rejoignent le mouvement, comme la « caisse commune de l’alimentation » récemment créée à Brest (Finistère). Les expérimentations s’adaptent aux spécificités locales : même si l’universalité et le financement par cotisation sociale restent aujourd’hui impossibles à mettre en œuvre à cette échelle, ces projets ont le mérite de placer la pratique démocratique au centre de leurs démarches. Sur le terrain, l’implantation locale devient donc un exercice de démocratie en acte qui alimente la théorie.
Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain.
Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain. Après une première année de travail et la création d’un « Comité de pilotage » composé de citoyens engagés, les années 2022 et 2023 ont concrétisé la naissance d’une première convention citoyenne locale. La démarche, exigeante, s’organise sur six mois de rencontres hebdomadaires, permettant aux participants de se former par l’échange et de construire une base d’informations commune. Le groupe accueille également des experts pour éclairer chaque étape de la chaîne de production alimentaire.
Éric Gauthier, membre de l’association Au Maquis, qui participe au projet, a été frappé par l’engouement suscité dès le départ : « Ce qui était frappant, c’est la construction des pensées ensemble, tout en cherchant une égalisation des savoirs », observe-t-il. « On s’est interrogés sur notre façon de s’organiser, sur nos objectifs et la manière de les atteindre tout en laissant place à la controverse et la porte ouverte aux retours sur les décisions ».
Rapidement, dans des espaces publics mis à disposition ou chez les militants lorsque les salles municipales sont indisponibles, les premières réunions permettent de lancer un travail initial : retracer l’histoire du territoire et élaborer une « carte de l’avenir alimentaire désirable ». Ces moments vont au-delà de l’organisation formelle, ils dépassent la simple expression des voix pour tisser des relations plus profondes. Des liens immatériels se forgent, des amitiés se nouent. Les ateliers se prolongent souvent jusqu’à tard le soir. Au fil des semaines et des mois, les participants ne sont plus de simples voisins. Ils partagent, apprennent à se connaître, à se comprendre, échangent rires et anecdotes. Tout cela va bien au-delà du projet initial. Une association a été créée : le Collectif Local d’Alimentation de Cadenet (CLAC).
La création d’une caisse commune représente une étape cruciale pour le projet, nécessitant plus de dix mois de préparation à Cadenet. Le groupe a dû réfléchir à un modèle de financement pour le lancement, puis à une solution permettant de pérenniser l’initiative. Dans toutes les expérimentations, le financement devient le nerf de la guerre. Les collectifs doivent l’affronter, penser malgré les blocages qu’ils rencontrent. Il faut savoir faire tout en sachant qu’on ne peut pas mettre en place l’idée d’un système de cotisation universelle. Ce sera pour plus tard, en attendant, on plante déjà quelques germes à l’échelon local.
Dans le cas de Cadenet, un soutien financier de la Fondation de France a permis de constituer cette caisse, l’expérimentation ayant fait le choix collectif de se passer de fonds publics. D’autres initiatives, quant à elles, fonctionnent sur le principe de la mutualisation. La caisse commune de Cadenet a officiellement ouvert en avril 2024, après de longs mois de préparation et des étapes clés. La sélection des habitants bénéficiaires a été pensée de manière démocratique. Les membres du collectif ont informé les villageois, distribué des tracts et participé à des événements locaux comme le salon des associations, pour présenter ce nouvel organe démocratique à l’échelle locale. En investissant les places, les marchés, et en réactivant des méthodes de diffusion de proximité telles que le bouche-à-oreille, ils ont créé un véritable élan communautaire. Une réunion publique a réuni 70 volontaires, dont 33 ont été tirés au sort pour participer.
Concrètement, les bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés, en présentant leurs justificatifs.
Faute de monnaie locale, et confronté aux contraintes de gestion, le collectif a opté pour un système temporaire de remboursement plutôt qu’une distribution directe d’euros avant achat. Concrètement, les habitants bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés dans des points de ventes, en se présentant à l’association gérant la caisse munis de leurs justificatifs. Pour permettre l’organisation du système de conventionnement un groupe de travail a été créé pour définir une grille de critères de conventionnement des producteurs et des lieux de ventes. Les critères sont basés sur des notations allant de 1 à 10, ils concernent entre autres le respect des normes environnementales, la taille de l’unité de production, dans la mesure du possible l’indépendance vis-à-vis de l’agro-industrie, mais aussi le bien être au travail des salariés sur les sites de production.
Preuve de la capacité d’adaptation et de l’enthousiasme qui animent autour du projet, suite à la fermeture inattendue de l’épicerie, principal point de vente des produits conventionnés, un groupe s’est formé en parallèle de l’expérimentation pour racheter les locaux et investir dans un système alimentaire local autonome. Cette initiative illustre une fois de plus le dépassement de l’idée initiale : le lancement d’une démocratie alimentaire suscite un enthousiasme qui dépasse les cadres initiaux du militantisme et vient dessiner une action citoyenne sur des espaces publics et privés autrement investis.
Si des expérimentations de ce type permettent aux participants de se familiariser avec de nouvelles méthodes de gestion d’un système alimentaire, le saut d’échelle vers une généralisation apparaît plus difficile à réaliser. Le 15 octobre dernier, le député écologiste Charles Fournier a déposé une proposition de loi visant à expérimenter une « sécurité sociale de l’alimentation », soutenue et co-signée par trois parlementaires de chaque groupe du Nouveau Front Populaire. Concrètement, ce texte propose la création et le financement de caisses alimentaires pour une période expérimentale de cinq ans, avec un fonctionnement inspiré de celui des caisses locales de santé qui ont précédé la mise en place de la Sécu. La proposition se fonde sur des expérimentations citoyennes déjà en cours un peu partout en France (Montpellier, Saint-Etienne, Lyon ou le département de la Gironde), tout en soulignant la nécessité d’un soutien financier et humain pour en garantir la pérennité et l’élargissement. Il prend modèle sur l’initiative « Territoire zéro chômeur de longue durée », instaurée en 2016, qui cherche à mettre fin à la privation durable d’emploi à l’échelle d’un territoire, en se basant sur le principe historique du droit au travail et créant des emplois dans des domaines non-pourvus localement.
Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle ou bien faut-il attendre une fenêtre propice pour maximiser les chances de succès ?
Dans la conjoncture actuelle, les conditions d’adoption d’un tel texte sont quasi inexistantes. Dans un contexte dominé par la pression du capital et des marchés financiers, et face à une Assemblée nationale peu favorable, exposer la SSA pourrait risquer de diluer son impact ou de « griller des cartouches ». Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle, incluant les médias, des actions sur l’espace public ou encore des démarches auprès des organisations politiques ? Ou bien faut-il encore attendre une fenêtre propice avec plus de retours des expériences locales et un poids politique suffisant pour maximiser les chances de succès dans la bataille de la généralisation ?
L’introduction des débats sur la SSA au Parlement soulève également la question de la composition des organes décisionnaires chargés de superviser l’expérimentation. À ce sujet, l’article 2 propose la création d’un « conseil scientifique et citoyen » pour suivre le projet, dont la « composition [serait] fixée par décret » plutôt que par une participation directe des citoyens. Ce conseil aurait pour mission d’évaluer le dispositif et de remettre « un rapport d’ensemble au Parlement et aux ministres en charge de l’alimentation, de l’agriculture et de la solidarité » avec des recommandations pour l’avenir. Cela pose à nouveau l’incontournable question d’un réel pouvoir citoyen sur les décisions finales, et inversement des autres intérêts pouvant faire pression sur les élus.
On peut aussi se questionner sur la structure de l’association chargée de gérer le fonds national d’expérimentation de la SSA : selon l’article 3 du texte, le conseil d’administration serait également défini par décret en Conseil d’État, avec une liste de catégories de représentants, sans garantir pour autant une participation démocratique citoyenne équilibrée, voire majoritaire. Or, au regard de l’histoire de la Sécurité Sociale, où les luttes d’influence ont souvent opposé des intérêts divergents, il s’agit d’un enjeu majeur.
Ce débat sur la stratégie à adopter se reflète également au sein des organisations militantes œuvrant pour la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Dans les espaces de travail communs, la diversité des cultures politiques engendre parfois des tensions, mais aussi de belles coopérations, avec un déploiement d’efforts sur divers fronts. Un consensus émerge cependant : préserver la SSA comme un projet collectif et non personnalisé, un bien commun que chacun peut défendre à sa manière, selon ses compétences et ses ressources.
Le chemin reste également long pour faire de la Sécurité Sociale de l’Alimentation une priorité des programmes des organisations politiques de gauche. À titre d’exemple, la mesure n’était pas directement présente dans les principaux programmes lors de l’élection présidentielle de 2022, bien que la France insoumise proposait une « expérimentation visant à une garantie universelle d’accès à des aliments choisis » et EELV promettait une « démocratie alimentaire » offrant « une alimentation choisie, de qualité, en quantité suffisante et accessible à toute la population quels que soient ses revenus ». Aucune mention de la SSA en revanche dans le volet « Instaurer la souveraineté alimentaire par l’agriculture écologique et paysanne » du programme de la NUPES ou dans le contrat de législature élaboré en urgence par le Nouveau Front Populaire.
Dans le monde syndical et agricole, le constat est similaire. L’idée de la Sécurité Sociale de l’Alimentation y reste largement méconnue, souligne Clément Coulet, qui a participé en animation tournante au collectif SSA pour le compte des CIVAM et par ailleurs rédacteur au Vent Se Lève. Il faut dire que les principales organisations syndicales – notamment l’alliance FNSEA-Jeunes Agriculteurs et la Coordination Rurale – défendent des politiques agro-industrielles, qu’elles soient orientées vers le libre-échange mondialiste ou vers le nationalisme économique. Le Réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) et le troisième syndicat agricole, la Confédération Paysanne, font toutefois figure d’exception, participant depuis plusieurs années aux réflexions collectives autour de cette initiative.
Philippe Jaunet, paysan bio installé à Yzernay dans le Maine-et-Loire et militant pour « des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement », souligne l’importance d’une démocratisation du monde agricole : « L’objectif est aujourd’hui de redonner un sens à la terre et à la production par l’intervention citoyenne ». Il précise que cette intervention pourrait remettre en question la logique corporatiste du système alimentaire, et notamment celle de la production agricole, encore trop opaque. « Actuellement, les citoyens n’interviennent pas, ce qui permet à certaines organisations de monopoliser les instances de décision concernant les politiques mises en place ». Il prend notamment pour exemple le modèle de subventions de la Politique Agricole Commune (PAC), créée en 1962, aujourd’hui principal poste de dépense de l’Union européenne, dont la France bénéficie à hauteur de 9,5 milliards d’euros. Ce système financé par deux fonds européens – le Fonds européen agricole de garantie, FEAGA) et le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) – redistribue des aides aux agriculteurs sans consultation publique pour informer la population et lui permettre d’intervenir.
L’échelon européen pose problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’UE en matière de politique agricole, qui organise une concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange.
L’échelon européen pose enfin un autre problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’Union européenne en matière de politique agricole, qui organise une mise en concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange. Mettre en œuvre la SSA impliquera d’une manière ou d’une autre une remise en cause de ce modèle de concurrence tous azimuts, et donc un lien avec les mouvements européens et internationaux pour une agriculture plus juste.
La SSA ne se limite donc pas à une solution conjoncturelle face aux crises actuelles, elle s’inscrit dans un héritage social et démocratique, éveillant une citoyenneté active et collective autour de la terre et de l’assiette. En ce sens, elle incarne la résistance à un système en bout de course et l’image d’un souffle transformateur qui se lève. Que ce soit la poursuite d’un « déjà-là » communiste ou l’émergence d’une société éco-socialiste, la Sécurité sociale de l’Alimentation appartient au futur. Une alternative qu’il reste largement à bâtir. En somme, cela revient à choisir entre être collectivement libres jusqu’au fond de l’assiette ou ne pas l’être dans le dogme de la consommation passive.
La période actuelle semble devoir marquer une profonde mutation de la Ve République, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Si l’absence de majorité aux ordres nous rappelle que nous sommes dans un vrai régime parlementaire, l’épisode actuel démontre aussi de vraies failles dans notre édifice constitutionnel. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.
La Ve République est un vrai régime parlementaire. Nous l’avons oublié, et pourtant, le texte constitutionnel ne saurait être plus clair sur ce point. Le gouvernement est responsable devant le Parlement. Le Président dispose certes de pouvoirs importants, mais ce sont des pouvoirs d’exception. Dire que le Président est fort parce qu’il peut déclencher l’article 16 (pleins pouvoirs), l’article 12 (dissoudre l’Assemblée nationale) ou utiliser le feu nucléaire relève du sophisme. Ces pouvoirs sont rarement utilisés, et c’est heureux. Le Président est le chef des armées et il nomme le Premier ministre, c’est vrai. Le Roi des Belges aussi. Dans la Constitution de la Ve République, c’est le Premier ministre qui dispose du pouvoir réglementaire et des forces armées ; sous l’empire des lois de 1875, il s’agissait du Président. En droit donc, pour les affaires courantes du pays, le Président de la Ve République a moins de prise que son homologue de la IIIe.
Emmanuel Macron, au regard du droit, dispose d’un rôle moins important que Paul Deschanel. Pour autant, en fait, le Président de la République dispose d’un pouvoir bien supérieur à son homologue américain, hors période de cohabitation. Ce dernier doit composer avec les contre-pouvoirs parlementaires et judiciaires dans un régime fédéral. La notion de régime semi-présidentiel est donc absurde. Les présidents portugais, autrichiens ou finlandais sont également élus au suffrage universel direct, mais ils ne disposent pas de plus de pouvoir que leurs homologues italiens ou allemands. Le Président est tout puissant en fait, peu puissant en droit.
Le Président est tout puissant en fait, peu puissant en droit.
D’où vient ce paradoxe ? Nous sommes dans un régime parlementaire, le gouvernement est donc responsable devant le Parlement. Qui contrôle l’Assemblée contrôle Matignon. Or, si le Président contrôle la majorité parlementaire, il concentre autour de lui le pouvoir gouvernemental et le pouvoir parlementaire. Depuis 1962, un phénomène étrange se produit. Les élections législatives suivent, par dissolution ou automatiquement depuis la mise en place du quinquennat, les élections présidentielles. Ces dernières sont marquées par un jeu de mobilisation différentielle : l’électorat de l’opposition, pensant avoir déjà perdu, se démobilise ; celui de la majorité se mobilise. Or, le mode de scrutin majoritaire à deux tours est très sensible à cette mobilisation différentielle. Ce phénomène apporte donc quasi systématiquement au Président nouvellement élu une majorité absolue. Cette dernière lui doit tout, car les députés ont été élus grâce au ricochet de la présidentielle. Si leur champion se présente à nouveau et l’emporte, ils en profiteront à nouveau. Si un autre gagne, alors ils sont sur des sièges éjectables. La majorité est donc non seulement importante, elle est également soumise. Le pouvoir du Président n’est pas prévu par le droit, il est le fruit de l’allégeance inconditionnelle d’une majorité parlementaire.
Cette époque est probablement terminée. En effet, on a trop facilement assimilé le mode de scrutin majoritaire à deux tours à des majorités absolues. Il n’en a jamais produit sous la IIIe République, où il fut presque continuellement appliqué. Il n’en a pas non plus produit en 1959, alors que le système des partis n’avait pas encore pris la forme bipolaire qu’il revêtirait sous la Ve République. Le mode de scrutin majoritaire à deux tours ne produit une majorité absolue qu’en cas de mobilisation différentielle et de forte bipolarisation de la vie politique. La gauche s’est concentrée dans ses fiefs (centre-ville et banlieues), ce qui ne lui permet pas de prendre le pouvoir, mais fait de ces circonscriptions des forteresses. Le centre et la droite dominent l’espace « modéré » dans le périurbain et le rural, où ils se disputent avec un RN dont on voit mal ce qui pourrait provoquer un effondrement. Notre vie politique est donc tripolaire, et l’affaiblissement du front républicain, qui pourrait être amplifié par un gouvernement Barnier tenant sur une non-censure de Marine Le Pen, devrait encore accentuer ce phénomène. Cela serait d’autant plus acté si nous passions à un scrutin proportionnel.
Ce changement politique modifie profondément notre vie publique. Sans majorité, le Président ne peut plus dicter sa loi. Il est cantonné à un rôle d’arbitre ou, au mieux, d’influence. Quand un Président dit, lors de sa campagne, qu’il fera, au hasard, une réforme des retraites, en bon droit il ment. Il n’a même pas le pouvoir de déposer un projet de loi. Son seul contact avec la réforme se fait en bout de course, lorsqu’il promulgue le texte. En faisant une telle promesse, il présuppose qu’il aura une majorité à l’Assemblée. Si demain il sait d’avance qu’il ne pourra en obtenir une, une telle promesse devient absurde, comme elle le serait lors d’une campagne présidentielle portugaise ou autrichienne. Le changement de notre configuration parlementaire transforme donc en profondeur la façon même dont nous concevons le régime.
Toutefois, une telle évolution ne se fait pas sans mal. Car si un Président a été élu en disant qu’il allait faire une réforme des retraites, il se sent légitime à avancer dans cette voie, même si les élections législatives ne lui en donnent pas les moyens. L’usage répété de l’article 49 alinéa 3 lors de la dernière législature et, de façon plus technique, le contournement des conventions parlementaires sont les symptômes de ce présidentialisme qui tente de survivre au changement de système. De même, lorsque le gouvernement utilise sur le même texte l’article 47-1, réservé au PLFSS (Projet de loi de financement de la sécurité sociale), il s’agit d’une manière de contourner une situation de blocage liée à l’impossibilité de tenir des promesses qu’en bon droit, on pourrait juger absurdes de faire. La situation demeurait toutefois gérable si l’on comprend que la Constitution a été pensée par Michel Debré pour permettre à des gouvernements minoritaires de tenir et d’appliquer un programme. En d’autres termes, la Constitution avait été écrite pour gérer une situation parlementaire telle que celle de 2022 à 2024, donnant à un gouvernement répondant au Président les moyens d’appliquer le programme de ce dernier.
La situation se complique lorsque, après la dissolution du 9 juin, le chef de l’État ne dispose plus d’aucune majorité, même relative. Là encore, le présidentialisme tente de survivre. Un chef d’État dans un régime parlementaire classique n’aurait pas nommé Lucie Castets à Matignon. Il aurait reçu Lucie Castets et lui aurait donné 15 jours pour prouver qu’elle pouvait réunir une majorité suffisante pour ne pas être renversée. Il aurait ensuite rencontré les chefs de partis s’engageant dans cette voie, et s’il avait jugé l’option crédible, il l’aurait nommée. À défaut, au bout des 15 jours, il aurait demandé la même chose à un Bernard Cazeneuve, puis à un Xavier Bertrand… À l’inverse, Emmanuel Macron a fixé lui-même, dans sa lettre du 10 juillet, les cadres des coalitions possibles, d’EELV à LR. Il a ensuite demandé aux partis qu’il jugeait acceptables de s’entendre sur un gouvernement qu’il nommerait. Par la suite, c’est le chef de l’État qui a mené les consultations et nommé un Premier ministre après avoir négocié avec lui les grandes lignes politiques et s’être assuré d’un pacte de non-agression avec le Rassemblement national. La vie d’un tel gouvernement est par définition difficile, puisqu’il va devoir composer avec un Président qui ne veut pas lâcher prise et une Assemblée capricieuse, où il ne tient que par la bonne grâce de son principal adversaire politique.
Régime parlementaire sur le modèle de nos voisins ou pente glissante vers un présidentialisme illibéral, la Ve République est à un tournant.
Mais les fractures ouvertes ne sont pas uniquement conjoncturelles. On comprend les choix tactiques d’Emmanuel Macron. Ce dernier a montré une rare compétence à exploiter les failles de la Constitution. Quoi qu’en disent certains, il n’est pas un apprenti dictateur, et le régime qu’il met en place n’est pas une démocratie illibérale… mais les précédents qu’il crée rendent possible une telle dérive. Demain, toute réforme sociale pourrait passer par l’article 47-1, réduisant à peau de chagrin les débats parlementaires. En laissant expédier les affaires courantes pendant deux mois au gouvernement Attal, Emmanuel Macron a également montré qu’il existait une voie de sortie du régime parlementaire. Les pouvoirs d’un gouvernement démissionnaire augmentant avec le temps pour assurer la continuité de la vie de la nation, ce dernier peut se rapprocher des compétences d’un gouvernement de plein exercice. Pour autant, une motion de censure ayant pour effet de faire démissionner le gouvernement, un gouvernement démissionnaire ne peut être renversé par le Parlement, puisqu’il est déjà tombé. Un président qui déciderait demain d’ignorer pendant cinq ans la censure se verrait donc offrir une porte ouverte.
Régime parlementaire sur le modèle de nos voisins ou pente glissante vers un présidentialisme illibéral, la Ve République est à un tournant. Plus que jamais, le droit constitutionnel ne saurait rester uniquement l’affaire des spécialistes, mais doit redevenir un bien commun, celui dont naguère la Constitution montagnarde consacrait le peuple comme gardien.
Face à la prolifération de ce qui est communément appelé « théories du complot », il serait tentant de penser qu’une partie grandissante des populations abuse de raccourcis aveugles pour comprendre l’actualité. La vérité devrait ainsi être rétablie par les détenteurs du savoir, en abreuvant les ignorants de données indiscutables. Cette vision, bien que caricaturale, est pourtant courante dans la lutte contre la désinformation et les fake news, et creuse l’écart entre l’expert, représentant de l’élite scientifique, et le « citoyen lambda ». Le complotisme s’explique dès lors – au moins en partie – à lumière du rejet de cet élitisme et nous avertit de l’inefficacité de certaines démarches de vulgarisation. Aussi indispensables soient la rigueur scientifique et la vérification des faits, dans le cadre du débat public d’une société démocratique, celles-ci doivent donc se construire plus horizontalement, afin de permettre un libre cheminement jusqu’à la vérité. Une « méthode » d’ailleurs plus proche de celle employée par les scientifiques eux-mêmes, lorsque leur recherche n’est pas instrumentalisée à des fins politiques.
« Contre les climato-relativistes et les idéologues de l’écologie, un seul remède : la science ! ». Cette affirmation, formulée sur le réseau social LinkedIn le 8 mai dernier par Christophe Béchu, alors ministre de la Transition écologique, est lourde de signification. Le choix des termes en lui-même pourrait être sujet à débat, mais le fond du propos interroge davantage. Le climato-relativisme (la conviction que le réchauffement climatique est moins important qu’annoncé par les scientifiques), comme le climato-dénialisme (le refus de croire au réchauffement climatique lui-même), s’appuie aussi bien sur la défiance à l’égard des médias traditionnels et des institutions que sur le questionnement de la véracité des résultats scientifiques pour nourrir le doute à propos du changement climatique. Ces deux phénomènes sociaux, réfractaires aux problématiques du climat, partagent leurs caractéristiques avec ce qui est communément appelé le complotisme. Malgré l’absence de consensus statuant la définition du terme « complotisme » (initialement utilisé pour désigner les adeptes de « théories du complot »), celui-ci peut être vu comme un ensemble hétérogène de méthodologies et de croyances, caractérisées par le refus de croire la « version officielle » établie par les médias traditionnels, les responsables politiques ou les scientifiques.
En 2018, un sondage Ifop concluait que la majorité des Françaises et des Français adhèrent à au moins une théorie du complot. Au-delà de ce résultat maintes fois commenté, le sondage lui-même témoigne de l’omniprésence du concept de complotisme dans l’espace médiatique. Si bien que la plupart des médias traditionnels sont désormais dotés de journalistes spécialisés dans le fact-checking, dont le principe consiste à vérifier la véracité des informations diffusées via divers canaux et corriger les manquements identifiés. Dans ce même mouvement de défense de la vérité factuelle, de nombreux scientifiques, experts et professionnels de tous domaines participent à cette lutte contre la désinformation sur les réseaux sociaux en publiant des debunks, des décortications de fake news et autres rumeurs à la lumière des faits réels et de la méthode scientifique.
Le complotisme ne mobilise pas un groupe socialement homogène et, surtout, il ne rejette pas la vérité par principe.
Cette stratégie est probablement efficace lorsqu’il s’agit d’informer correctement des personnes déjà sensibilisées souhaitant s’assurer de la fiabilité de leurs sources. Mais pour adresser le phénomène social complexe que représente le complotisme, cette méthode semble au mieux inefficace, au pire contre-productive. En effet, cette stratégie rhétorique (démonter les rumeurs, démontrer les faits scientifiques) revient à considérer les personnes adhérentes au complotisme comme un groupe d’individus ignorants ou déraisonnables à qui il faudrait montrer la vérité. Cette vision souffre d’un impensé de taille : le complotisme ne mobilise pas un groupe socialement homogène et, surtout, il ne rejette pas la vérité par principe. Il rejette les concepteurs de cette vérité, qu’il associe à un corpus uni et corrompu, incluant les médias et les élites dirigeante et scientifique. Cette défiance étant l’une des principales caractéristiques des stratégies de désinformation, y répondre par davantage de démonstrations et de faits irréfutables semble futile.
Le doute comme moteur commun
La démarche associée au complotisme est paradoxalement basée sur les codes de la méthode scientifique : poursuivant une quête de la vérité cachée, le « complotiste » se documente, écoute ceux qu’il juge spécialistes et tire des conclusions de ses découvertes. À première vue, cette méthode est semblable à celle qui permet à une chercheuse doutant de ses résultats, assistant à des conférences et publiant des articles à destination d’une communauté de spécialistes, de produire du savoir avec rigueur. Leur principale distinction, cependant, est que les conclusions de la chercheuse suivent ses travaux, tandis que la méthode du complotiste vise à confirmer ses affirmations par des faits choisis dans sa démarche de documentation. Concrètement, d’après Sebastian Dieguez et Sylvain Delouvée, le complotisme « consiste à décréter un complot plutôt qu’à le découvrir, il s’impose d’emblée au raisonnement plutôt qu’à la suite d’un raisonnement ». Ainsi, là où la recherche tente de construire une vérité à partir de faits observés, le complotisme construit sa propre vérité (indépendamment des connaissances établies par la recherche) et l’illustre a posteriori avec des faits.
Par ailleurs, si le doute anime à la fois la recherche scientifique et le complotisme, un rapide tour d’horizon de la méthodologie de la recherche permet de mettre en lumière les usages différenciés qu’en font chercheurs et complotistes. Parvenir à un consensus de la communauté académique est un processus très long qui nécessite des années de travaux, réalisés par nombreux chercheurs. Dans ce processus, chaque scientifique ou groupe de scientifiques travaillant sur un sujet particulier doit soumettre son travail à l’évaluation de ses confrères et consœurs, dans l’anonymat : l’étape de la relecture par les pairs.
Cette phase cruciale permet, malgré de nombreux défauts – qui pourraient être l’objet d’un article séparé –, de déceler des erreurs (méthodologiques, techniques, logiques, etc.) et de les corriger avant de publier définitivement une étude (parfois elle-même le résultat de plusieurs années de travail, dont le doute fait partie intégrante). L’étude en question devient ainsi une goutte dans l’océan des publications existantes. D’autres scientifiques peuvent alors s’appuyer sur ces travaux de recherche, pour tenter de reproduire les résultats de l’étude, confirmer ou démentir ses conclusions, ou bien proposer un angle d’étude tout à fait différent. La « vérité » scientifique n’est atteinte que lorsqu’un résultat est admis par une grande majorité des auteurs, en l’absence de preuves convaincantes de son invalidité. Cette vérité est alors ajoutée à l’ensemble des connaissances établies par cette méthode, consolidant une théorie.
Le complotisme, en revanche, use et abuse du doute jusqu’à le sacraliser : tout est dubitable, rien n’est tangible. La seule issue est alors paradoxalement la croyance, le savoir n’ayant plus de légitimité.
Là réside l’opposition fondamentale entre recherche scientifique et complotisme. La première élabore une théorie par l’expérience et l’observation, puis la renforce par les débats et l’argumentation amenés par le doute, tandis que le second utilise le doute pour remettre en question la théorie elle-même tout en rejetant la réfutation de ses arguments. Ainsi la recherche se base-t-elle sur une certitude paradoxale, démontrée par le philosophe René Descartes : le doute est un puissant outil dans le processus de construction de la connaissance, à même de mettre à l’épreuve la justesse d’un raisonnement et le renforcer en conséquence. Le complotisme, en revanche, use et abuse du doute jusqu’à le sacraliser : tout est dubitable, rien n’est plus tangible. La seule issue est alors paradoxalement la croyance, le savoir n’ayant plus de légitimité.
Contester le monopole de l’expertise
Malgré ces profondes disparités dans la méthode et l’éthique, science et complotisme ont un objectif commun : interpréter des phénomènes inexpliqués. Pourquoi alors, sachant que la méthode scientifique est efficace pour produire avec rigueur des réponses crédibles à d’innombrables questions, cette dernière est-elle contestée par les complotistes ?
Comme discuté plus haut, le processus de la recherche scientifique requiert une connaissance approfondie des méthodes et de l’état de l’art du domaine concerné ainsi qu’une maîtrise de la rhétorique et de la logique. Les individus ayant acquis ces compétences sont dès lors aptes à contribuer à la production de la connaissance par la recherche et peuvent prétendre au statut d’expert.
Cette reconnaissance légitime dès lors l’établissement d’une posture prêtant aux scientifiques des capacités supérieures leur ayant permis d’atteindre l’excellence et nourrit un imaginaire qui réserve le savoir et la science à une catégorie d’élites prédisposées. Ces élites scientifiques, par ailleurs ouvertement valorisées dans le récit néolibéral (en particulier dans le domaine des sciences dites « dures »), participent à sacraliser leur posture par la pratique de la vulgarisation.
La transmission de la connaissance est cruciale pour débattre de sujets techniques de manière démocratique : nombre d’acteurs du milieu scientifique remplissent d’ailleurs cette mission avec passion et efficacité. Mais pour certains, souvent sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision, la méthode privilégiée consiste à communiquer des données et démonstrations scientifiques, présentées comme factuelles et indiscutables. Cette méthode permet en effet de vérifier des informations et de souligner un défaut méthodologique à destination des personnes averties, mais elle échoue à s’adresser aux personnes perméables aux thèses complotistes : les explications fournies leur apparaissent systématiquement fausses, manipulatoires ou dogmatiques. Et cela malgré la rigueur de la démonstration et la solidité de l’argumentaire.
Le complotisme correspond à une dynamique contestataire qui ne pourra être traitée en profondeur qu’en acceptant sa dimension politique.
Cette opposition de principe indique à nouveau que le complotisme exprime moins le rejet des faits eux-mêmes ou de la « vérité » que de toute la mécanique de production de ces faits, incluant institutions et personnalités politiques. Leur opposition est par ailleurs accentuée par les nombreuses critiques – légitimes – émanant des pratiques fallacieuses de certains responsables politiques ou industriels. Comme utiliser des résultats scientifiques pour justifier des pratiques de marketing douteuses ou, au contraire, ignorer les alertes et recommandations légitimes soulevées par la science et ainsi participer à sa décrédibilisation. Ainsi, le complotisme correspond à une dynamique contestataire qui ne pourra être traitée en profondeur qu’en acceptant sa dimension politique.
Politiser la science pour sortir des postures
Face aux postures d’experts, reconnus par les sphères politiques et médiatiques ou provenant des milieux académiques, le complotiste adopte paradoxalement une posture symétrique. Ce dernier se réclame de l’esprit critique, du questionnement inquisiteur et de l’indépendance idéologique : remettant en question toute information provenant des médias traditionnels au nom de la vérité, dans une démarche dubitative poussée à l’extrême, il s’érige lui-même comme expert d’un sujet. Il se construit alors une légitimité auprès de ceux qui se reconnaissent dans son discours et prétend à cette posture comme moyen de concurrencer celle de l’expert scientifique.
Suivant cette logique, tout citoyen devrait ainsi être investi du pouvoir de devenir expert d’un sujet et participer aux décisions s’y rapportant. Ce désir de démocratisation de la science pourrait être la revendication principale du complotisme : y répondre contribuerait sans aucun doute à affaiblir ce dernier.
Ce désir de démocratisation de la science pourrait être la revendication principale du complotisme : y répondre contribuerait sans aucun doute à affaiblir ce dernier.
En effet, rendre la science et ses méthodes accessibles sans céder aux écueils de la verticalité ou de l’instrumentalisation pourrait avoir de nombreux bénéfices, parmi lesquels la restauration du lien de confiance avec des citoyens qui s’en détournent par dépit autant que par défi. Associer la société civile aux choix scientifiques et technologiques qui accompagnent son existence serait ainsi une stratégie efficace pour lutter contre l’« épidémie » du complotisme et des fake news. Une prémisse de ce principe peut d’ailleurs d’ores et déjà être observée dans les chambres parlementaires : les commissions de l’Assemblée Nationale et de Sénat permettent aux élus de se pencher sur un sujet dont ils ne sont pas nécessairement spécialistes, afin de le devenir et faire part de leurs conclusions en vue d’un débat éclairé. Les Conventions Citoyennes pour le climat (2020) et sur la fin de vie (2023), ont également démontré que des citoyens réunis autour d’un thème scientifique et stratégique et accompagnés par des spécialistes n’ont aucun mal à se saisir du sujet et en tirer des préconisations à la fois ambitieuses et réalisables.
Ce fonctionnement gagnerait à être généralisé et amplifié au sein de nos institutions, à l’image de la Chambre du futur imaginée par Dominique Bourg : 120 parlementaires, dont la moitié seraient élus et l’autre moitié issus du monde scientifique, ayant un pouvoir d’initiative, voire un droit de veto sur les lois votées au parlement (dans le cas où elles seraient jugées contraires aux objectifs scientifiques déterminés collectivement). Une consolidation bienvenue du CESE (Conseil économique social et environnemental), la troisième chambre qui accueille les Conventions Citoyennes. Démocratiser le savoir permettrait ainsi d’en faire un puissant outil d’arbitrage politique – contre la déraison des politiques anti-démocratiques et climaticides et pour la réappropriation citoyenne de « l’expertise » indispensable à l’élaboration des lois, garantissant le bien commun.
Les grandes manœuvres politiques observées depuis la dissolution de l’Assemblée nationale témoignent du caractère historique de la période que nous traversons. Mais l’ampleur de la crise politique appelle à des mesures immédiates pour redonner du pouvoir aux citoyens. S’il veut retrouver la confiance des électeurs et surmonter les blocages institutionnels, le nouveau Front Populaire doit mettre en place le référendum d’initiative citoyenne constituant au plus vite et s’inscrire dans l’héritage des combats qu’a portés le Front Populaire. Tribune des politologues Clara Egger et Raul Magni-Berton.
Sa création a peine annoncée, le nouveau Front Populaire est déjà sur toutes les lèvres. Après de premiers échanges par déclarations interposées où chaque parti posait ses conditions, un accord a très rapidement abouti sur la répartition des candidatures et un programme partagé. Ce programme met avant tout l’accent sur des mesures économiques et sociales en en faisant la priorité des premiers jours de la mandature et en reléguant au second plan les réformes institutionnelles et démocratiques. Disons-le franchement, ces manœuvres politiques et la volonté de chaque officine de vouloir imposer son agenda ne laissent présager aucun changement radical de méthode. Une nouvelle fois, la grande alliance de la gauche risque de se faire sans tenir compte des priorités des électeurs, notamment en matière de réforme démocratique.
Une demande de démocratie directe forte mais invisibilisée
Les signes que notre démocratie parlementaire s’essouffle se multiplient. Le poids du Parlement n’a cessé de se réduire au profit de l’exécutif ces dernières années sous l’effet des états d’urgence successifs permettant une surutilisation de procédures exceptionnelles comme le 49.3 et le recours aux ordonnances. De nombreux rapports alertent sur l’état des libertés publiques en France et notre pays occupe le bas des classements évaluant la qualité democratique des pays d’Europe de l’Ouest. La possibilité pour Emmanuel Macron de convoquer de nouvelles élections sous trois semaines sans consulter partis et groupes d’opposition est un des nombreux symptômes de cette prépondérance de l’exécutif.
Face à cela, notre système politique dispose du meilleur antidote qu’il puisse exister : des citoyens soutenant fortement la démocratie et avides de nouveaux droits politiques. A rebours des discours regrettant un désintérêt des citoyens pour les questions institutionnelles et démocratiques conçues comme trop lointaines, techniques ou non prioritaires, les citoyens français expriment, dans la rue et dans les sondages, une soif de renouveau.
Depuis le mouvement des Gilets Jaunes, la demande d’une participation directe à la prise de décision politique a le vent en poupe dans notre pays. Elle se cristallise autour d’un outil : le référendum d’initiative citoyenne constitutionnel (RICC) qui recueille le soutien de près de 75% des Françaises et des Français. Aucune autre réforme institutionnelle ne peut se targuer d’un tel soutien. Si on la compare à d’autres options envisagées dans le programme de la NUPES et maintenant du nouveau Front Populaire – comme la convocation d’une Assemblée constituante, la tenue d’assemblées citoyennes ou même la réforme du référendum d’initiative partagée – le RICC caracole en tête.
En Europe, les Français ne sont pas isolés dans leurs aspirations : en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, les citoyens exigent de pouvoir initier et voter directement les lois. Si exception française il y a, c’est dans la réponse des élites politiques – notamment de gauche – à ses revendications qui oscillent entre reprise de la mesure dans un programme sans toutefois la mettre en avant, indifférence et parfois même mépris. Alors que les Pays-Bas s’apprêtent à introduire le RIC suspensif dans leur Constitution sous l’effet de cette pression populaire et d’un soutien unanime des partis de gauche, la gauche française en est encore aux atermoiements.
Prendre au sérieux l’héritage démocratique du Front Populaire
Pourtant, François Ruffin, l’initiateur du projet de Front Populaire, le dit lui-même : il faut “arrêter de déconner”. La recherche en sciences sociales et l’exemple de près de 30 pays à travers le monde l’attestent : la démocratie directe renforce la qualité des institutions démocratiques, évite la concentration du pouvoir, renforce la protection des minorités et des droits fondamentaux et contribuent à des politiques économiques plus stables et plus justes. Ses vertus devraient suffire à faire du RICC la mesure phare d’une nouvelle alliance à gauche.
Par ailleurs, dans une France de plus en plus fragmentée et ingouvernable, le RICC peut être l’occasion de conduire des réformes demandées de longue date par le peuple français en surmontant les blocages institutionnels et l’influence des lobbys et autres cabinets de conseil. Justice fiscale, présence des services publics partout sur le territoire, factures d’énergie, renationalisation de biens publics comme les autoroutes… Nombre de mesures plébiscitées par les Français mais auxquelles la sphère politique reste majoritairement réticente pourraient enfin trouver un débouché démocratique. En outre, la menace d’un référendum contre les élus qui ne respecteraient pas leurs promesses de campagne limiterait sensiblement les revirements politiques qui brisent la confiance dans notre démocratie.
L’héritage démocratique du Front Populaire oblige celles et ceux qui s’en revendiquent. La défense de la démocratie et de la liberté de chacun était au cœur de l’accord de 1936. Comme aujourd’hui, la France était alors en retard sur nombre de ses voisins dans la conquête d’un droit politique : le droit de vote des femmes. Comme aujourd’hui, et lors de chaque avancée démocratique, la mesure était perçue par les élites comme trop radicale : les femmes n’étant pas assez éduquées ou autonomes pour voter par elles-mêmes. Les députés du Front Populaire votèrent pourtant massivement pour son introduction le 30 juillet 1936. En 1936, comme aujourd’hui, le Front Populaire ne peut sans faire sans prendre au sérieux les demandes de droits politiques des citoyens français.
La France est-elle vraiment une démocratie ? La concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République, l’accumulation de lois passées par 49.3 et la représentativité limitée des parlementaires invitent en tout cas à poser la question. Face à ce constat, les gilets jaunes avaient porté une demande simple et pourtant révolutionnaire : l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC). A chaque fois que cette option est évoquée, elle suscite néanmoins des inquiétudes auprès d’une part de la population, qui craint une «tyrannie de la majorité » ou des décisions prises sous le coup de l’émotion et des fake news. Il suffit pourtant d’étudier les pays disposant du RIC pour réaliser que ces peurs sont infondées. Article de Raul Magni-Berton, politologue à l’Université catholique de Lille, originellement publié sur The Conversation France.
Depuis vingt ans, l’émergence de partis « populistes » questionne la place du peuple dans nos démocraties libérales. De l’extrême gauche à l’extrême droite, il est commun d’affirmer que « le peuple français n’est pas entendu » sur l’immigration, ou que le peuple français ne veut pas de la guerre, ou encore que les élites ont trahi le peuple. Selon certains observateurs, donner plus de souveraineté au peuple serait dangereux pour trois raisons. Sont-elles valables ?
Premièrement, l’argument de l’oppression des minorités par la tyrannie de la majorité remonte à Benjamin Constant. Celui-ci met en avant qu’une démocratie libérale doit protéger ses minorités, et que cela n’est pas possible si tous les pouvoirs sont concentrés dans les mains du peuple, ou plutôt de sa majorité. Beaucoup d’opposants au suffrage universel avançaient cet argument, à l’instar de Sir Henry Sumner Maine pour qui réforme religieuse et tolérance pour les dissidents n’auraient pas vu le jour sous le suffrage universel. Si le suffrage universel n’est plus l’objet de critiques, cet argument est encore utilisé dans les débats sur l’extension des droits des citoyens.
Deuxièmement, la pleine souveraineté populaire conduirait à l’affaiblissement des contre-pouvoirs – notamment les juges et les autorités indépendantes. Ceux-ci devraient se plier à une législation volatile qui changerait au gré des caprices des émotions populaires. Cet argument, qui remonte à Montesquieu, est aussi régulièrement avancé aujourd’hui.
Enfin, les choix arbitraires d’une masse peu informée produiraient le plus souvent erreurs ou décisions contradictoires. Au XIXe siècle, c’était un argument courant. Gustave Flaubert, par exemple, affirmait que « Le peuple est un éternel mineur ». Cette crainte se retrouve aujourd’hui sous une forme plus raffinée : les masses seraient sujettes aux biais cognitifs et au manque d’information.
Ces trois dangers seraient incarnés par les partis populistes, dont l’exemple paradigmatique est le national-socialisme. Les nazis ont été élus par le peuple en Allemagne et Hitler a concentré le pouvoir dans ses mains en utilisant deux référendums. Ainsi, flatter le peuple créerait des monstres.
Le nazisme, un exemple trompeur ?
Premièrement, les nazis n’ont jamais bénéficié de la majorité des voix en Allemagne, mais du soutien de la majorité des députés qui leur ont donné les pleins pouvoirs. C’est donc plutôt le fonctionnement représentatif qui est ici en cause.
Deuxièmement, les référendums en 1933 et 1934 se sont tenus après la concentration du pouvoir entre les mains de Hitler. Les résultats – proches de 100 % de oui – furent largement influencés par des pratiques d’intimidation physique ou d’autres manipulations électorales.
Troisièmement, Hitler ne s’est jamais distingué par une rhétorique faisant du peuple le souverain. Dans Mein Kampf, il affirme que ses buts « ne sont compris que d’une très petite élite » et que « les grandes masses sont aveugles et stupides ». Selon lui, leur seule motivation stable est « l’émotion et la haine ».
La Suisse des années 1930, grande oubliée
Si en Allemagne la recherche du peuple souverain n’était pas prioritaire, dans la Suisse voisine elle était au cœur du système politique. Les citoyens suisses avaient le droit de modifier directement leur Constitution depuis presque un demi-siècle, par l’initiative populaire et le référendum obligatoire.
Ce pays est le seul territoire de langue germanique où, lors de la montée d’Hitler, les partis d’inspiration nazie étaient pratiquement inexistants. Avec sa démocratie directe, la Suisse a aboli la peine de mort au moment où fonctionnaient les chambres à gaz dans les pays voisins. Elle a reconnu comme langue nationale la langue romanche pourtant parlée par moins de 2 % de la population. La minorité romanche n’a pas été la seule à être privilégiée, puisque beaucoup de minorités recevaient alors asile dans ce pays, qui, contrairement à l’Allemagne, ne jurait que par le peuple souverain.
De fait, historiquement, la recherche de la souveraineté populaire a souvent été le moteur de l’établissement et de la perpétuation des régimes basés sur les contre-pouvoirs, les droits fondamentaux et la protection des minorités. Ainsi, à l’époque où les monarchies étaient largement majoritaires, les régimes représentatifs sont nés au nom de la souveraineté du peuple. Cela a été le cas aux États-Unis et en France, deux pays qui ont porté les premières Constitutions libérales à la fin du XVIIIe siècle. C’est aussi au nom du peuple souverain que le suffrage a été progressivement élargi en France.
Qu’est-ce que la souveraineté populaire ?
Que signifie donc exactement que le peuple est souverain ? Dans son acception la plus littérale, la souveraineté fait référence à une autorité suprême, qui peut modifier toutes les décisions, mais dont les décisions ne peuvent être modifiées par aucune autre autorité.
Dans les systèmes contemporains, cela correspond à la capacité à contrôler la constitution, qui est au sommet de la hiérarchie des normes. En ce sens, la souveraineté est populaire si le peuple peut directement réviser la Constitution. Cette configuration correspond à ce qu’on appelle la démocratie directe.
Le pouvoir populaire de réviser la Constitution se compose en deux aspects. Le premier consiste à pouvoir initier une révision. Si les systèmes représentatifs restreignent l’initiative aux représentants, les démocraties directes confèrent ce pouvoir à l’ensemble de leurs citoyens. Le deuxième pouvoir consiste à avoir un droit de veto sur la législation. Quand la démocratie est directe, le droit de veto est conféré au peuple directement (par référendum), et non à ses représentants. Aujourd’hui, les régimes qui reposent sur la souveraineté populaire sont la Suisse, l’Uruguay, une partie des États-Unis et quelques micro-États comme les îles Palaos ou le Liechtenstein.
Il est important de ne pas confondre des institutions de démocratie directe avec des pratiques plébiscitaires. Dans beaucoup de pays, les référendums existent, mais ne confèrent aux électeurs ni un droit d’initiative ni un droit de veto. Ils se limitent à la possibilité pour le pouvoir exécutif de consulter son peuple (comme c’est le cas en France). De ce fait, il s’agit souvent de simples questions, et non de lois rédigées. La formulation des questions est parfois manipulatoire. Par exemple, fin 2023, les Vénézuéliens devaient se prononcer sur la question ainsi formulée par leur président :
« Êtes-vous d’accord d’opposer, par toutes les voies juridiques, les revendications du Guyana à disposer unilatéralement, en toute illégalité et en violation de la loi internationale, de la zone maritime encore en arbitrage ? »
La démocratie directe est-elle dangereuse ?
Depuis plus de 100 ans que la Suisse, l’Oregon, le Colorado ou le Dakota du Nord fonctionnent ainsi, on peut constater que dans ces démocraties directes le respect des minorités, les droits fondamentaux, et l’indépendance des juges sont bien plus développés que dans la plupart des régimes représentatifs, dont la France. Leur économie connaît également d’excellents résultats, affichant un PIB par habitant parmi les plus élevés du monde (ce n’était pas le cas avant la mise en place de leur démocratie directe). De même, l’Uruguay caracole en tête de son continent dans les indicateurs de prospérité et de bonne gouvernance démocratique – dont l’indépendance des juges).
La stabilité et la durée de ces régimes sont aussi considérables. Aucun tournant illibéral n’est à enregistrer, sauf le coup d’État de 1973 en Uruguay que les Uruguayens n’ont pas causé. Au contraire, lorsqu’en 1980, la junte militaire a voulu réviser la Constitution et a soumi la proposition à référendum – comme la Constitution l’obligeait – les Uruguayens l’ont rejetée.
Pourquoi les peuples ne sont pas incompétents et dictatoriaux
Il y a au moins trois raisons pour expliquer que, quel que soit le niveau d’« incompétence » des électeurs, les démocraties directes fonctionnent très bien. Tout d’abord, contrairement à des majorités parlementaires, la majorité d’un peuple n’a pas la possibilité de contrôler l’action de l’exécutif ou des juges. En effet, la majorité d’un peuple n’est pas coordonnée ni structurée et, pour lancer une réforme par pétition et référendum, il lui faut environ trois ans. La séparation des pouvoirs apparaît donc plus solide sous une démocratie directe.
Deuxièmement, bien que les électeurs soient moins bien informés, la complexité des décisions qu’ils ont à prendre est moindre par rapport à leurs représentants. Le votant, lui, peut simplement voter pour défendre son intérêt personnel. L’idée est que, si tout le monde vote pour son propre intérêt, on parvient à un résultat qui, par définition, prend en compte l’intérêt de chacun. En revanche, on n’attend pas d’un représentant qu’il suive son intérêt. Il doit non seulement être altruiste mais aussi formidablement bien informé : il doit connaître l’intérêt de tous les représentés, ainsi que les conséquences de ses choix sur chacun d’entre eux. En fait, la démocratie directe demande beaucoup moins aux votants, et c’est leur nombre qui se charge de réduire l’impact de l’incompétence de chaque individu. Voilà pourquoi les décisions prises par référendum sont souvent raisonnables.
Troisièmement, les majorités populaires, contrairement aux majorités parlementaires, sont instables. Chaque individu se retrouve souvent membre d’une minorité dans certains référendums. Dès lors, un équilibre s’installe où les revendications minoritaires tendent à être acceptées si elles ne nuisent pas trop à la majorité.
Les craintes des systèmes qui donnent une place centrale à la législation directe par les citoyens diffèrent finalement peu de celles envers le suffrage universel. Elles se nourrissent d’une faible connaissance des équilibres qui se créent dans les États qui la pratiquent. Au XVIIIe siècle, la France a été le premier pays au monde à se doter d’une constitution moderne promouvant une pleine souveraineté populaire. Cette Constitution, suspendue pendant la terreur, fut ensuite remplacée par les constitutions napoléoniennes. Les Français redemandent depuis régulièrement le retour d’une forme de démocratie directe (révolution de 1848, « gilets jaunes »…) Peut-être ne faudrait-il pas avoir si peur de droits au fondement de l’histoire de notre pays et paisiblement appliqués chez certains de nos voisins ?
Jacques Trentesaux est rédacteur en chef de Mediacités, un média d’investigation à l’échelle locale, qui depuis sept ans propose articles et enquêtes dans quatre villes (Lille, Lyon, Nantes et Toulouse). Ce média résume son projet sous la forme d’un triptyque : enquêter, expliquer, participer. Il revient pour LVSL sur le rôle démocratique de l’indépendance de la presse dans un climat de défiance relative des citoyens à l’égard des médias et des élus.
Le Vent Se Lève – Sur votre site, on peut lire que Mediacités est une « entreprise de presse à haute intensité démocratique ». Par quels moyens votre media participe-t-il à la restauration du débat public ?
Jacques Trentesaux – Pour qu’il puisse y avoir un débat public, il faut que les conditions soient réunies. Si, dans l’absolu, on constate aujourd’hui un appauvrissement de ce côté-là, c’est sans doute dû en premier lieu à la manière dont les informations circulent. Le débat prenait auparavant la forme de réunions publiques. Désormais, tout se passe sur internet, qui n’est pas un lieu propice à l’instauration d’un débat démocratique : les réseaux sociaux créent des invectives et favorisent l’anathèmes au détriment de la discussion. Mais en dehors de tous ces biais favorisés par les GAFAM et dont je n’ai pas besoin de vous parler, il y a par ailleurs un mouvement de déni, ou de détournement démocratique, qui se caractérise par un désintérêt croissant du public pour la chose publique, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, la chose publique est quelque chose de complexe : nous vivons dans des sociétés très sophistiquées, et le ticket d’entrée pour pouvoir débattre, pour s’estimer légitime de parler, est élevé. Ajouter à cela le fait que les citoyens ne se sentent plus représentés, et ils ont raison parce qu’il y a un problème de représentativité des hommes et des femmes politiques. Mais cette défiance à l’égard de la chose publique rencontre également des raisons qui sont moins bonnes, à savoir le fait qu’aujourd’hui, on ne voit pas trop l’intérêt de réfléchir ensemble. On constate une sorte de repli des individus sur eux-mêmes. C’est ce qu’on a pu appeler « l’individuation des sociétés ».
À Mediacités nous essayons d’aller à rebours de ce constat, grâce à une approche qui est très journalistique, au sens classique du terme. Pour nous, l’information est un bien commun qui peut être vecteur de débat, parce qu’en partageant l’information, on élève le niveau global de connaissance. En donnant accès, de la manière la plus objective possible, à un large public des informations sans biais idéologique, on concourt et favorise le débat public.
« La démocratie en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. »
Notre approche est celle du journalisme non partisan mais engagé. « Engagé » au regard de notre professionnalisme, de notre connaissance du terrain et des domaines où nous estimons qu’il nous est possible de pousser pour que les choses avancent. La démocratie, en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. Notamment à la faveur d’un manifeste pour une démocratie locale réelle, dans lequel nous formulons des propositions pour améliorer les processus démocratiques.
Nous allons ainsi un peu plus loin que le journalisme classique parce que nous faisons des propositions, sans pour autant défendre une position qui serait biaisée, idéologiquement parlant. C’est-à-dire que nos opinions n’apparaissent pas, sauf exceptions sur certains dossiers, comme la démocratie locale.
Nous misons ainsi sur la dimension participative du journalisme d’investigation local. Nous essayons de favoriser le débat public en donnant la bonne information, et en travaillant avec notre public sur des sujets d’enquête. L’objectif étant d’être plus pertinent, de peser plus fort, et aussi bien sûr d’impliquer nos lecteurs. Nous avons par exemple mené il y a un peu plus d’un an une belle opération sur la gentrification, au cours de laquelle nous proposions à nos lecteurs de nous faire part des thèmes qu’ils aimeraient voir traiter dans nos articles. Partant du constat que les métropoles et les centres-villes dans lesquels nous étions présents s’embourgeoisent, il nous semblait intéressant de consulter nos lecteurs sur ce qu’ils avaient envie de connaître sur le thème. Nous n’avons pas été plus directifs que cela, afin de voir ce qui remontait. Nous avons eu 350 contributions. Certains nous livraient leur témoignage sur l’évolution du quartier, d’autres nous demandaient de définir le sens de ce terme, de comparer la situation française avec d’autres métropoles internationales. D’autres encore nous interrogeaient sur les moyens de lutter contre la gentrification, ou encore quelles étaient les raisons de ce type de phénomène.
« On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance. »
À partir de ces retours, nous avons bâti un programme éditorial, qui comprenait plusieurs enquêtes agrémentées de prises de positions, de témoignages, et nous avons bouclé la boucle en organisant des ateliers débats. Chaque événement comprenait une quarantaine de personnes environ, que nous avons réparti par table, chacune animée par une ou deux personnes qui en savaient un peu plus sur le sujet. Nous avons également organisé des conférences plus classiques, notamment au moment des municipales. Nous avons enfin des accords avec des cinémas d’art et essai qui projettent des films qui font échos à nos enquêtes. Toutes ces initiatives font de Mediacités un acteur à part entière du débat démocratique – ce qui est l’une des missions que doit remplir la presse.
LVSL – En dehors des articles de presse, on trouve sur votre site des contenus – le projet Radar, le manifeste pour une démocratie locale réelle et ses 25 propositions etc. – qui visent à rendre publiques et à clarifier pour les contribuables le contenu des documents (procès-verbaux, promesses électorales) produits par les conseils municipaux. Y-a-t-il, dans le prolongement, une promesse des médias numériques sur cette question, un enjeu « d’éditorialisation » de l’information politique à l’échelon locale ? Pour ainsi ré-ancrer les décisions et promesses dans la vie quotidienne des contribuables ?
J. T. – Il y a un enjeu énorme en matière de démocratie locale dont nous parlons trop peu. On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance parce qu’ils concentrent énormément de pouvoir. Or la démocratie c’est le fait de donner le pouvoir au peuple, c’est du collectif. C’est donc aussi du contre-pouvoir.
« La fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. »
L’outil radar est par exemple un merveilleux outil de contrôle des promesses électorales. Beaucoup de gens disent que les politiques ne tiennent jamais leurs promesses, qu’ils ne font que ce qu’ils veulent et qu’ils nous prennent pour les dindons de la farce. Nous les prenons au mot : nous avons numérisé l’ensemble des promesses des candidats aux municipales, nous la consignons et demandons à nos lecteurs de nous alerter lorsqu’une promesse qui les concerne particulièrement a évolué en bien ou en mal. La logique est celle d’une ré-application citoyenne autour de projets. Nous sommes là au cœur du processus démocratique.
LVSL – Alors que les maires sont régulièrement qualifiés élus « les plus appréciés » des Français, est-ce que vous pensez qu’il y a un mal de démocratie à l’échelon local, qu’il est difficile pour les citoyens de percevoir les enjeux qui s’y jouent ? L’importante abstention des dernières élections en serait-elle le symptôme ?
J.T – J’aimerais revenir sur l’idée selon laquelle « les maires sont les élus les plus appréciés de l’opinion publique ». C’est quelque chose qui est toujours vrai mais qui l’est moins qu’autrefois. Je vais vous donner deux chiffres pour que vous compreniez bien ce qui se passe : il y a à peu près une vingtaine d’années, un sondage a été publié qui montrait qu’il y avait plus de 80% des gens qui étaient capables de citer le nom de leurs maires (sondage de l’AMF, de l’association des maires de France). Nous avons refait ce sondage récemment et le pourcentage était diminué de 20 points. Cela veut dire que le lien s’effiloche entre les maires et les citoyens. Certes le maire reste plus apprécié que les hommes et femmes politiques parce que c’est un élu de proximité. Mais la fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. Comment peut-on apprécier son maire si on ne le connait pas ? Cela permet de relativiser les choses.
Pour l’abstention du dernier scrutin municipal, le Covid-19 n’explique évidemment pas tout. Et il suffit de regarder les différents scores des municipales au fil du temps pour constater que la participation diminue scrutin après scrutin. Le détournement démocratique que l’on observe au niveau national touche aussi le local et c’est fort de ces convictions que nous avons réfléchi aux raisons de ces dysfonctionnements.
« Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous allons éclairer le public sur les excès du capitalisme. »
Ce qui nous a marqué, en premier lieu, c’est le défaut de transparence. Même en développant l’open source, il reste très compliqué de trouver des données publiques. Soit parce qu’elles sont cachées, soit parce qu’il faut au préalable les extraire de tableurs pour les rendre accessibles. Il faut aussi reconnaître un défaut dans le processus d’élaboration des décisions publiques. Pour beaucoup, ces décisions sont prises sans que les citoyens soient consultés ou qu’ils puissent contribuer. Ce qui est intéressant, c’est que la faute n’incombe pas totalement aux élus, qui ont pu se montrer déçus en constant l’absence de participation citoyenne. Finalement, chacun se renvoie un peu la responsabilité : les citoyens sont inactifs, passifs mais considèrent aussi qu’ils ne sont pas assez partis prenantes des décisions qui sont prises. Il faut donc sortir de cette opposition en trouvant les moyens d’une démocratie contributive, en réfléchissant à de nouveaux processus d’élaboration des décisions publiques : nous avons vu apparaître le RIC au moment des Gilets Jaunes et il y a eu la convention citoyenne pour le climat.
LVSL – Dans un article du 10 juillet 2020 sur l’usine Cargill Haubourdin, vous montrez comment les désengagements et réductions d’activités menées par des fonds d’investissement ont conduit à un plan de restructuration qui a permis le licenciement de plus de la moitié des employés de l’usine, dans l’indifférence générale. L’usine fournit pourtant des dérivés d’amidon aux industries alimentaires et pharmaceutiques. Les secteurs qui devaient répondre présents pendant la crise du Covid-19. Face à un tel constat, que peut le journalisme d’investigation ? Ou plus précisément, à quel point ce type d’article sur des conflits locaux pèse-t-il contre les intérêts des actionnaires ? Y compris lorsque le conflit social ne peut acquérir qu’un retentissement national limité ?
J.T – C’est une question très difficile. Ce n’est parce que nous avons du mal à mesurer l’impact de nos enquêtes qu’il n’y en a pas. Pourquoi je peux être aussi catégorique ? Parce que nous sommes dans une société où l’image compte énormément, notamment dans le secteur économique. Je suis donc persuadé qu’un article qui démonte un dispositif négatif, comme l’action néfaste de fonds de pension, a un impact. Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous pouvons éclairer le public sur les excès du capitalisme.
« Nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information. »
Cargill est une multinationale du secteur agro-alimentaire, spécialisée dans la production et la transformation d’amidon et qui fait plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaire avec une centaine de sites dans le monde. Haubourdin n’est donc qu’un point sur une carte. Nous avons décrit dans notre enquête comment l’entreprise a été progressivement détruite : par des mutations de chefs, par une perte de mémoire du site et par des prises de décisions qui ont été sorties du lieu pour remonter soit à Paris, soit à Chicago. Le dossier est très particulier parce qu’en période de Covid, et après avoir été menacé, l’usine a été jugée hautement stratégique et les salariés ont même obtenu une prime pour continuer de travailler en période de confinement. Puis le cours de l’histoire a repris comme si rien ne s’était passé. L’enquête met bien en valeur le cynisme des dirigeants. En faisant ce travail, nous avons décrit un univers, celui de l’usine, dans lequel beaucoup de nos lecteurs n’ont jamais mis les pieds.
LVSL – Parmi les initiatives pour reprendre contrôle sur l’information, on peut notamment citer celle de l’économiste Julia Cagé, avec «Un bout des médias ». Dans un article consacré à ce sujet, vous semblez avoir un avis mitigé sur cette démarche : « Cette initiative va-t-elle sauver la presse ? Non, bien sûr. Car les sommes récoltées n’y suffiront pas et que rien ne changera vraiment sans une refonte en profondeur d’un système d’aide à la presse obsolète et inique. Toutefois, son grand mérite est de faire naître dans l’esprit du public l’idée que la presse doit s’extraire d’une logique purement capitalistique : que l’information est un bien commun ; que les journaux poursuivent une mission d’intérêt général ; et, donc, que leur propriété doit revêtir une dimension populaire. » Êtes-vous optimiste quant à à l’avenir de la presse indépendante ? À l’heure où comme vous le soulignez dans ce même article, seulement 23 % des citoyens français accordent leur confiance aux journaux ? Pourriez-vous nous en dire plus sur « cette refonte en profondeur du système d’aide à la presse » ?
J.T – La période de l’immédiat après-guerre est très intéressante au regard de l’histoire de la presse en France. C’est un moment où il est décidé de refonder la société sur d’autres bases : on crée la sécurité sociale, on renforce le système des retraites. Du côté du secteur de la presse, un épineuse question se pose : comment réguler un secteur qui a collaboré avec l’ennemi ? En effet, la plupart des journaux voire la quasi-totalité des journaux avaient été collaborateurs. La solution a consisté à mettre des résistants à la tête des journaux et – parce que nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information – certains parlementaires ont proposé de sortir d’un système capitalisme classique. Il a été décidé du maintien d’un secteur marchand tempéré par des aides publiques importantes. C’est de là que sont nées les aides à la presse. Aides à la presse qui n’ont cessé de croître pour représenter 10% des chiffres d’affaires de la presse.
Nous sommes donc les dépositaires de cet héritage, d’un système marchand hautement subventionné. Toutes aides confondues – aides directe et indirecte – les aides à la presse –représentent entre 800 millions et un milliard d’euros par an. C’est colossal. Je ne suis pas certain que le public sache aujourd’hui qu’une partie de ses impôts est rétribuée à des entreprises de presse.
Depuis, ce système sous forme de prime est devenu une véritable usine à gaz, valorisant les insiders, ceux qui sont déjà dans le coup et savent défendre leur bout de gras. Ce qui conduit aujourd’hui à des aberrations, avec des journaux très lucratifs, qui sont aussi les plus subventionnés. Télérama reçoit énormément d’aide à la presse en raison des aides au portage postal, alors que c’est un des rares journaux qui gagne encore beaucoup d’argent. Pendant longtemps, l’Express, qui était détenu par le milliardaire Patrick Draghi recevait des centaines de millions d’aide à la presse, alors que de petits sites comme celui du Vent Se Lève, ou Médiacités cherchent de l’argent partout.
Bref, notre système est opaque, obsolète, et on pourrait très bien envisager, comme le fait d’ailleurs Julia Cagé de donner la possibilité à tout un chacun d’user de bons pour la presse, à sa guise. Chacun aurait un droit de tirage, proportionné au montant global des aides accordées à la presse par le nombre de citoyens et chacun aurait la possibilité de choisir où placer cet argent. Les citoyens français auraient ainsi la possibilité de flécher cette aide sur les médias qu’ils suivent. Ce système serait beaucoup plus démocratique, beaucoup plus sain.
En dehors de ce chantier de refonte des aides à la presse, il y a aussi ce que porte Julia Cagé, qui est – il faut l’avouer – un peu seule dans son combat. Julia Cagé défend une utopie de réinvestissement, de reconquête citoyenne des médias par le capital. Tout un chacun pourrait donc monter pour un prix modique, dans le capital des médias afin de participer à la vie des médias et de participer à la vie d’un média. C’est donc une très belle idée ! Beaucoup d’entreprises disposent aujourd’hui d’administrateurs salariés, et il suffit d’avoir une part – même faible de salariés au capital pour les faire peser sur la stratégie des entreprises.
Parallèlement à cette initiative d’un bout du monde, on a donc vu fleurir des fonds de dotation. Des fondations avec un système plus simple de fonctionnement, nourries par l’épargne populaire et qui ont pour but de soutenir l’activité de médias indépendants, au pluriel. Un peu sur le modèle de la fondation de recherche de la lutte contre le cancer mais cette fois pour la presse. Mediapart a créé son fonds, le fonds pour la presse libre. Libération va changer de statut pour être adossé à un fonds pour la presse indépendante. Le Monde réfléchit également à transférer les actions détenues par des privés au sein d’un fonds de dotation.
Une mutation se fait donc sentir et si c’est le cas, nous nous rapprocherons de ce qui existe parfois à l’étranger, comme par exemple en Angleterre avec le Scotland Trust, qui porte l’activité du Guardian. Mais il faudrait également regarder du côté de l’Allemagne où certains groupes sont détenus par des fondations.
Contrairement aux choix qui a été fait dans l’immédiat après-guerre, il s’agirait de ainsi de revenir sur un mode de fonctionnement qui ne serait plus public ou parapublic mais coopératif. C’est intéressant parce que la presse est dans la situation que vous savez en raison de l’érosion des recettes publicitaires mais aussi de la défiance croissante des publics qui pose le problème de l’offre éditoriale. C’est quelque chose qu’on ne dit pas assez. Seul 23% des Français ont confiance dans la presse, la considérant comme connivente, superficielle ou excessive.
C’est pourquoi on a lancé Mediacités. Nous voulons une presse différente dont l’offre, la proposition éditoriale soit différente et à même de reconquérir un public qui s’est détourné de la presse. Ce qui passe par des actions participatives, des financements et des modes financements différents. Avec Mediacités, nous avons bâti un mode de gouvernance reposant sur une société des amis qui réunit des sociétaires, de petits copropriétaires et une société d’exploitation qui réunit une quarantaine d’actionnaires. En cumul cela fait plus de 110 actionnaires qui donnent à Mediacités une dimension plus citoyenne et démocratique, à même de regagner la confiance perdue du public envers sa presse.
Alors que le gouvernement tente de passer en force son budget à l’aide de l’article 49-3, l’opposition parlementaire a répondu par plusieurs motions de censure, qui « n’avaient a priori aucune chance d’être adoptées ». Face à une telle asymétrie, comment réveiller la démocratie ? C’est notamment le titre d’un ouvrage dirigé par Nicolas Dufrêne, Matthieu Caron et Benjamin Morel, qui donne la parole à des économistes, politologues et journalistes afin de réfléchir, proposer, et étudier les possibilités d’un renouveau démocratique. Entretien réalisé par Aitana Pérez et Albane Le Cabec.
LVSL – Le contexte actuel est marqué par certaines tensions démocratiques : les Français sont de plus en plus nombreux à bouder les urnes mais ils sont aussi de plus en plus nombreux à réinventer les formes de mobilisations – les gilets jaunes ayant constitué une mobilisation exemplaire de ce point de vue – et réclamer plus de démocratie – avec la proposition du RIC par exemple. Avec ce livre, souhaitiez-vous éclairer le débat, nourrir les aspirations des Français de revendications concrètes ?
Nicolas Dufrêne – La démocratie est fragilisée par l’abstention et la montée des vieux démons – l’extrême droite et ce que Léon Poliakov appelait la causalité diabolique, c’est-à-dire le fait de désigner des boucs émissaires. Elle est fragilisée également par l’absence de tuyaux qui permettraient un contrôle citoyen de la politique ou une participation directe. En conséquence, les citoyens perdent le contact démocratique et l’envie de s’intéresser à la démocratie. Or, il n’y a pas de République sans républicains. Lorsque ceux-ci s’en détournent, elle ne peut qu’être dégradée. Avec cet ouvrage, nous voulions proposer aux citoyens des débouchés concrets à cette crise démocratique sans verser dans une prise de position excessive car nous ne vivons pas en dictature.
Matthieu Caron – Le débat public est extrêmement dégradé. D’une part, ce qu’on appelle la démocratie juridique va très bien : nous vivons dans un grand État de droit, même si certaines libertés publiques ont pu être fragilisées ces dernières années. Mais d’autre part, la démocratie politique est très fatiguée à cause de l’arrivée des chaines d’information en continue et des réseaux sociaux, qui ont participé à appauvrir le débat public. Au contraire, ces technologies favorisent les fake news, l’ère du complotisme et le tout-émotionnel. Nous avons voulu sortir du tout-émotionnel pour prendre de la hauteur. En formulant des solutions concrètes, nous espérons revenir à des postures saines et sortir des clivages idéologiques stériles.
Benjamin Morel – Je rajouterais que la crise de la démocratie est à la fois structurelle et conjoncturelle. Malgré des différences sociales et des systèmes politiques distincts, toutes les grandes démocraties occidentales vont mal ; les dernières élections en Suède nous montrent que même le modèle scandinave – sur lequel on s’est extasié pendant longtemps – est lui aussi entré en crise.
Le sentiment général de beaucoup de gens est qu’ils n’ont pas la capacité d’agir sur les grandes décisions et, qu’en retour, le politique ne peut rien non plus. Devant cette situation sans issue, les citoyens ont généralement deux réactions. D’abord le repli sur soi et l’abstention ; les citoyens pensent que si le politique ne peut rien pour eux, alors la seule solution est de protéger sa petite tribu. Cette réaction est amplifiée par la croyance selon laquelle les problèmes économiques et sociaux d’aujourd’hui seraient trop complexes et que seul un régime technocratique est de taille face aux enjeux de nos sociétés. La deuxième réaction possible est le désir de « faire péter le système ». Mais sans désir de changer les institutions politiques, ces citoyens désœuvrés se tournent vers celui ou celle qui se présente comme un Bonaparte, promettant de faire tomber à lui seul le système. Carl Schmitt, en bon critique de la démocratie, expliquait très bien ce mécanisme : un homme qui incarnerait cette capacité à agir sur le réel aurait toujours un avantage en cas de crise du politique.
Proposer des solutions concrètes permet justement d’éviter cette disjonction funeste. Mais ne soyons pas dupes, si les institutions sont un outil pour sortir de la crise, elles ne font pas de bonnes thématiques de campagne. Ces thématiques ne convainquent pas encore dans le champ électoral. C’est pourquoi nous cherchons davantage à réengager les citoyens avec ces propositions.
LVSL – Depuis 2017, et l’élection d’Emmanuel Macron, la volonté de l’exécutif de légiférer toujours plus efficacement et rapidement, notamment par un recours accru aux ordonnances, a accentué les craintes relatives à un affaiblissement du Parlement, qui serait dessaisi de sa fonction législative. Comment revaloriser le rôle du Parlement et des parlementaires ?
B. M. – La soumission politique du Parlement français est son principal problème. Son mode de scrutin, mais aussi sa faible autonomie d’expertise est en cause. Le manque de moyen du Parlement est criant : le coût d’un collaborateur en France est trois fois moins élevé en France qu’en Allemagne ; de sept par rapport aux États-Unis – ce qui les empêche de construire un contre-projet.
Toutefois les ressources ne sont pas seulement en jeu concernant le travail parlementaire. On donne aux parlementaires une tâche impossible : palier par l’abondance de lois, des problèmes qui ne relèvent justement pas de la rédaction de la loi. Pour comprendre l’enjeu des ressources, il suffit de considérer le problème de la sécurité publique : celui-ci ne peut être réglé qu’avec plus d’argent, de policiers, de juges, de coûts de force diplomatique avec les pays exportateurs de drogue, mais non en passant de nouvelles lois. Le problème de la sécurité publique n’est pas législatif, les lois qui sont passées pour le résoudre servent essentiellement à satisfaire un électorat.
C’est de cette façon qu’on alimente le phénomène communément appelé « inflation législative ». Or cela participe à délégitimer l’action du Parlement et favorise l’arbitraire, car ces lois ambiguës sont ensuite interprétées par des juges dont le pouvoir est de fait étendu, alors qu’ils ne sont pas élus par le peuple.
M. C. – Guy Carcassonne disait que « ce qu’il manque au Parlement, ce ne sont pas des droits mais des parlementaires pour les exercer ». Le Parlement a de nombreux pouvoirs, mais les parlementaires ne les exercent pas de crainte notamment de la dissolution. Et il faut dire que le Président porte peu d’estime au travail des parlementaires. Si l’on peut légiférer à coups de 49-3 pour résoudre une crise, il n’est pas acceptable ni légitime d’utiliser cet instrument pour réformer le marché du travail ou les retraites.
Il faudrait que le Président entre dans une logique de co-construction avec le Parlement en évitant d’avoir recours à ce type d’instrument lorsqu’il rencontre une opposition ou en acceptant les propositions du Parlement. Renforcer les rôles du Parlement ne nécessite pas de réformer la constitution comme on l’entend souvent. Commençons par respecter et valoriser le Parlement par une autre pratique politique de la Constitution.
LVSL – Les événements politiques de ces dernières années ont montré que les Français aspirent à plus de démocratie participative et directe. Vous alertez également sur les risques de « consultation washing », sorte d’ersatz de la démocratie participative. Qu’est-ce que la démocratie participative et directe et qu’est-ce qu’elle n’est pas ?
B. M. – Tout d’abord j’aimerais définir ces deux concepts, souvent utilisés de manière interchangeable alors qu’ils ne renvoient pas exactement aux mêmes revendications. La démocratie participative c’est chercher à consulter les citoyens, à les intégrer dans le processus de décision, en soit en consultant les citoyens qui veulent entrer en dialogue, grâce à des consultations citoyennes ou le droit d’amendement, soit en recourant au tirage au sort par exemple.
La démocratie directe consiste plutôt à ne pas déléguer la formulation de la volonté générale aux représentants et s’ancre dans les traditions rousseauistes et celles des Montagnards. Elle repose sur l’idée que les représentants ne peuvent pas connaître la volonté générale, ils peuvent seulement la deviner ; c’est pourquoi il faut des outils d’expression directe pour que les citoyens puissent corriger leurs représentants lorsqu’ils ont mal interprété leur volonté.
Notre ouvrage étudie les façons de faire de la démocratie participative et directe, en étudiant les avantages et les inconvénients de chacune d’entre elles et en formulant des propositions concrètes qui permettent d’éviter leurs écueils. Par exemple, les consultations citoyennes ne permettent d’inclure qu’un échantillon restreint de la population, peu représentatif de son ensemble, puisqu’y participeront ceux qui sont déjà politisés. C’est pourquoi le modèle a ses limites et peut être caricaturé à la façon des conventions citoyennes organisées par Macron pendant son premier mandat. De l’autre côté, le tirage au sort permet un meilleur brassage de la population mais il faut bien avoir en tête que les citoyens non-politisés se politiseront auprès d’experts, ce qui suppose qu’un cadre de formation des citoyens et de délibération soit pensé pour favoriser l’expression citoyenne la plus éclairée possible.
Mais je tiens à dissiper d’entrée de jeu des peurs infondées. Nous craignons souvent que le peuple choisisse mal, qu’il soit populiste. Or les nombreuses expérimentations de démocratie directe dans certains États américains, ou certains de nos voisins européens, montrent que non seulement ces initiatives sont techniquement et juridiquement possibles à mettre en place, mais aussi que l’avortement n’a jamais été interdit ni la peine de mort rétablie par référendum. La raison en est que les citoyens s’informent et se politisent lorsqu’ils sont consultés. L’exemple du référendum de 2005 est assez significatif, il n’aurait pas constitué un aussi grand traumatisme démocratique si les citoyens ne s’étaient pas instruits dans le but de formuler un choix éclairé : les gens ont lu et écouté les politiques et les universitaires pour préparer leur vote. Il faut se souvenir que l’école forme à la politique mais que la politique forme le citoyen, faisons donc confiance aux citoyens.
N. D. – Il faut des instruments plus fréquents de consultation des citoyens par l’usage des référendums d’initiative populaire, et assurer les conditions d’une expression populaire informée en communiquant suffisamment pour impliquer les citoyens autrement que de façon ponctuelle, et/ou sous l’initiative des politiques.
La proposition d’amendement citoyen de Beverley Toudic va dans ce sens, car ce droit permettrait à des citoyens de proposer un amendement et, s’ils obtiennent plus de 100 000 soutiens, ils verraient leur texte étudié par l’Assemblée nationale et participeraient de fait au processus législatif.
Cette proposition aurait une vertu démocratique majeure : il serait difficile pour la majorité de traiter sous la jambe un amendement issu directement de l’expression populaire.
Pour revenir à la question du « consultationwashing », il n’y a rien de pire pour la démocratie que de faire semblant d’associer des citoyens à une décision sans que cela ne se reflète dans les faits, comme nous l’avons vu avec la Convention citoyenne pour le climat. Cela a pour effet de tenir la parole des citoyens – la seule légitime pourtant – comme suspecte, ou peu légitime tant qu’elle n’est pas corrigée par celle des experts. En 2005, le peuple a refusé un projet de traité par référendum et ce choix n’a pas été respecté. Les gouvernants peuvent penser que le peuple s’est trompé, mais ils ne peuvent pas bafouer son choix. Lorsque le peuple est consulté, les politiques doivent respecter leur expression, peu importe le choix des citoyens, au risque de dévaluer leur parole et de renforcer le sentiment que « ceux d’en haut » méprisent la parole populaire
M. C. – Face à l’effondrement culturel que nos sociétés connaissent, le réengagement politique des citoyens est crucial. Pour cela, il ne suffit pas de légiférer et de changer les règles du jeu institutionnel, il faut aussi accompagner les citoyens tout au long de leur vie pour leur donner le bagage culturel nécessaire la participation.
Notre ouvrage formule plusieurs propositions parmi lesquelles la formation citoyenne tout au long de la vie afin de sensibiliser à l’écologie, l’entrée de la philosophie beaucoup plus tôt dans la formation scolaire, ou encore l’enseignement de l’économie à l’école pour que les citoyens comprennent les mécanismes de base de ce domaine.
LVSL – L’éveil de la démocratie suppose non seulement de renouveler les structuresdémocratiques existantes mais aussi d’étendre la démocratie à des domaines qui ne sont aujourd’hui régulés par aucun principe démocratique – l’entreprise, le marché de l’emploi, la politique monétaire… Sans cette dimension de démocratisation de l’économie, le réveil démocratique est-il compromis ?
M. C. – Plus j’avance, plus je pense que les grandes réponses démocratiques sont du côté de l’économique, du social et de l’environnemental. L’entreprise est par exemple un impensé démocratique. En France, nous sommes enfermés dans une vision caricaturale de l’entreprise entre ceux qui la résument à un lieu du profit, et ceux qui la réduisent à un lieu d’antagonisme de classes. L’entreprise mérite plus que cela : elle est un lieu de création des richesses humaines, de socialisation et d’innovation. La transformation économique et sociale n’adviendra pas sans elle. Or il faut construire les conditions pour qu’elle favorise l’« altercroissance », imaginer les conditions de l’avènement d’une « écolo-démocratie ».
N. D. – On a tendance à penser les questions du pouvoir et de la démocratie en termes d’institutions politiques. En réalité, ces questions dépassent ce cadre institutionnel. Les questions relatives aux médias, à la finance ou à la monnaie sont également cruciales pour la vie démocratique et pour l’expression de la population. On ne peut pas avoir une démocratie qui s’arrête aux portes de l’entreprise et du fonctionnement du marché. Cela résulte d’un choix idéologique qui n’a rien de naturel ou d’inaltérable, même si un certain nombre de pratiques ultralibérales, comme le dogme de la libre concurrence, ont été constitutionnalisés par les traités européens. De la même manière, les autorités administratives indépendantes ou les institutions indépendantes comme la BCE posent un problème démocratique majeur : leur indépendance du pouvoir politique est un moyen de soustraire leur action au jugement collectif et démocratique. Il y a ainsi une série d’institutions et de pouvoirs qui pourraient être élus. À titre d’exemple, on peut penser à l’ancien fonctionnement de la Sécurité sociale. Si on ne démocratise pas ces institutions, on court le risque qu’elles deviennent impuissantes. En effet, ces institutions indépendantes n’ont par définition pas la « légitimité » d’opérer par elles-mêmes des changements majeurs, car ces derniers ne peuvent venir que d’une décision politique. Par conséquent, leur indépendance conduit à une forme d’immobilisme. En outre, ceci génère un jeu malsain entre les différents pouvoirs : le gouvernement se déresponsabilise en affirmant que telle ou tell politique (par exemple la politique monétaire de la BCE) ne relève pas de son domaine tandis que les institutions indépendantes se déresponsabilisent également en disant qu’elles se limitent à respecter son mandat.
Nous sommes donc face à une déresponsabilisation croissante du pouvoir, que nous souhaitons combattre par le récit des biens communs, qui supposent une gouvernance commune entre l’Etat et le corps social de toute une série de fonctions fondamentales : la sécurité sociale, la politique monétaire (nos ancêtres du CNR voulaient ainsi établir un « parlement du crédit et de la monnaie »), les règles relatives au chômage ou à la retraite. Il n’y a aucune raison pour que ces biens communs échappent au regard de la collectivité. Au lieu de fossiliser l’État social par un recours excessif à des normes et à des institutions indépendantes, nous devons réintroduire la pratique et l’idée du dialogue permanent.
B. M. – La démocratie est confrontée à trois crises distinctes. D’abord, la crise de la représentativité, qui est ressentie en France et dans le monde entier. Ensuite, nous connaissons une crise du débat public : la campagne présidentielle, tout comme les élections départementales, régionales et municipales, n’ont pas été couvertes, noyées dans les informations sur la guerre en Ukraine ou l’épidémie de Covid. Tout ceci est la conséquence d’une certaine façon de prioriser l’information. Les réseaux sociaux favorisent un système d’information en silos où prospèrent les fake news, par lequel les points de vue se confrontent et dont peut surgir une forme de vérité qui est entrainée par une dialectique du débat.
Le troisième aspect de la crise de la démocratie est l’impuissance politique. L’élément central de l’action politique reste l’économie : reprendre le contrôle de la sphère économique est un impératif démocratique. En ce sens, la réimplication du peuple dans l’appareil économique est nécessaire. Mais il y a aussi le rôle de l’État. Au début de la crise des gilets jaunes, on ne parlait pas de RIC. Le sujet initial du mouvement concernait le fait de remplir son frigo pour nourrir ses enfants, et de faire en sorte que l’État en prenne sa part de responsabilité. Mais l’État s’est dit incapable de le faire. Le RIC n’est donc pas à l’origine des gilets jaunes, mais c’est le moyen que les gens ont trouvé pour forcer l’instrument de souveraineté qu’est l’État à mener une politique économique qui semble légitime car nécessaire. En pleine crise du Covid, les gens disaient que l’État était en incapacité d’agir. Or, les enquêtes montrent que les Français croient que le niveau d’intervention adéquat n’est pas international ou local mais national. L’État reste ainsi l’instrument dans lequel se projette le peuple pour agir sur lui-même et son destin. Si jamais on ne donne pas les moyens d’agir à l’État, les citoyens feront soit le choix du renversement du système en votant Le Pen, soit le choix de la désaffection et de l’abstention politique.
LVSL – Certaines institutions françaises ont perdu les principes démocratiques qui guidaient leur organisation. Comme vous le rappelez, les assurés votaient pour élire les administrateurs de la Sécurité sociale jusqu’en 1962. Alors que legouvernement semble aujourd’hui prêt à mettre en œuvre une réforme des retraites largementrejetée par les Français, quel rapport de force permettrait le retour de ce modèledémocratique de la Sécurité sociale ?
B. M. – Lors du premier quinquennat Macron, la question du pouvoir des partenaires sociaux s’est posée. Macron a pu recevoir les syndicats, mais uniquement pour faire de la pédagogie et les consulter de manière fictive puisque les projets de loi étaient déjà écrits et n’avaient pas vocation à évoluer. Il s’agit d’un Président totalement omnipotent en ce sens, avec une majorité pléthorique à ses ordres, qui est d’ailleurs peu représentative de la population. Les députés LREM-MODEM au premier tour représentaient 30% des votants, soient 17% des inscrits. Les contrepouvoirs au sein des institutions démocratiques sont ainsi totalement neutralisés. Macron peut faire la réforme des retraites grâce au 49-3 ; pourquoi dialoguerait-il alors ? Le peuple a perdu la possibilité de s’opposer à ses représentants : pour mettre en place le référendum d’initiative partagée, un nombre très élevé de signatures est nécessaire, et les deux chambres doivent refuser d’examiner le texte pour qu’il y ait référendum. Un changement de perspective est nécessaire pour intégrer les citoyens dans les institutions.
M. C. – Les gens ont compris qu’une réforme des retraites est nécessaire, mais ils ne veulent pas entendre qu’il n’y a qu’une seule solution possible : celle de travailler plus longtemps. Ils savent bien qu’un changement peut advenir en agissant sur bien d’autres facteurs – la durée des cotisations, la pénibilité, le travail à temps partiel ou le plafonnement des pensions notamment. L’enjeu aujourd’hui est de créer des nouveaux corps intermédiaires et de nouveaux contrepouvoirs pour penser ces réformes de manière sereine. Les syndicats sont de moins en moins légitimes aux yeux des Français car ils s’enferment trop souvent dans une logique de conflictualité. Les nouveaux corps intermédiaires pourraient ressembler à la Convention citoyenne pour le climat qu’on aurait dû respecter. Ce modèle mériterait d’ailleurs probablement d’être utilisé pour la réforme des retraites.
En 1770, Nicolas de Condorcet érige un principe simple pour déterminer la légitimité démocratique d’une élection : « si un [candidat] est préféré à tout autre par une majorité, alors ce candidat doit être élu ». L’énoncé apparaît logique, pourtant notre mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours échoue le plus souvent à le respecter. Nous conservons pourtant ce scrutin alors que plusieurs générations de penseurs ont construit de nombreuses méthodes alternatives plus à même de refléter les préférences des électeurs. Si certaines d’entre elles ont connu un écho médiatique important, il s’agit ici d’attirer l’attention sur un scrutin peu connu du grand public, au contraire des chercheurs : le vote par approbation. En effet, en 2010 un collectif de 21 spécialistes en théorie du vote a élu le vote par approbation comme étant le meilleur mode de scrutin, et ce en usant… du vote par approbation1. Sur quels critères ce scrutin pourrait-il s’imposer comme l’alternative la plus crédible à notre mode de scrutin actuel ?
Les défauts du scrutin uninominal majoritaire à deux tours
Notre méthode de vote pour nos principales élections repose sur le scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Uninominal car nous ne pouvons déposer qu’un nom dans l’urne. Majoritaire car c’est le candidat récoltant plus de 50% des suffrages exprimés qui est élu. Cela peut survenir dès le premier tour, mais le cas est rare, ce qui nécessite donc un deuxième tour au cours duquel les deux candidats ayant récolté le plus de voix au premier tour s’affrontent en duel pour obtenir la majorité de 50% des suffrages exprimés. Cette méthode de vote qui nous paraît désormais naturelle, comporte pourtant au moins deux effets pervers graves, qui compromettent la garantie d’une juste représentation de l’opinion des électeurs à travers leurs représentants élus.
Il s’agit d’abord de ce que l’on nomme parfois le Spoiler effect, à savoir le fait que deux candidatures trop proches idéologiquement se gâchent mutuellement leur chance de passer le premier tour et donc à terme de remporter les élections. Un « gros candidat » peut ainsi voir ses probabilités de l’emporter considérablement amoindries voire anéanties par l’émergence d’une ou de plusieurs « petites candidatures » de son camp politique. Le cas d’école étant évidemment celui de la défaite de Jospin en 2002, donné gagnant par plusieurs sondages2 face à n’importe quel autre candidat au second tour mais manquant la marche du premier à cause de la dispersion des candidatures à gauche.
Dès lors, l’un des enjeux décisifs d’une élection avec ce mode de scrutin consiste à éliminer les rivaux de son propre camp ou des camps voisins, en constituant une candidature unique. Le résultat des élections tient donc, pour beaucoup, non pas aux préférences des électeurs mais à la capacité des partis politiques d’un même camp à se rassembler. Cette dynamique est donc bien une conséquence perverse d’un mode de scrutin spécifique, et ne relève pas forcément du « bon sens » de rassembler un camp aux idées similaires. Dans ce contexte, l’union peut conduire à faire disparaître des candidats représentant réellement une sensibilité politique distincte, et donc à empêcher des électeurs d’exprimer finement leur opinion.
Le deuxième effet néfaste est que, bien souvent, ce mode de scrutin oblige à un vote stratégique pour espérer faire passer au second tour la candidature que l’on déprécie le moins parmi celles qui ont à peu près une chance de l’emporter. Ce faisant, ce vote « utile » empêche d’exprimer toute forme de soutien, par le vote, à des candidatures qu’on lui préfère. Ce vote « utile » empêche donc le vote de conviction.
Le principal problème qui en découle est d’ordre démocratique : les citoyens ne peuvent pas exprimer leurs préférences réelles, lors des rares occasions où leurs avis sont sollicités. Mais un autre problème est la conséquence que ce vote « utile » a sur la manière de mener campagne. Alors que l’on devrait s’attendre à voir s’affronter en priorité des candidats qui sont des adversaires idéologiques, on observe que, paradoxalement, la logique du vote utile incite des candidats-partenaires au sein d’un même camp politique à s’affronter tout aussi violemment, si ce n’est davantage, pour espérer enrayer chez eux cette dynamique du vote utile. Les affrontements entre le RN et Reconquête l’illustrent parfaitement.
Enfin, ces deux phénomènes conjugués ne sont pas sans conséquences sur les résultats du scrutin. Pour déterminer s’ils sont légitimes démocratiquement, la plupart des chercheurs en théorie des votes s’accordent sur le fait que ceux-ci doivent respecter une norme : le principe de Condorcet, selon lequel « si une alternative [ici un candidat] est préférée par une majorité à toute autre alternative, alors celle-ci doit être élue ». Par extension, le candidat ainsi choisi est appelé le vainqueur de Condorcet. En clair, il s’agit d’appliquer le principe de préférence de la majorité.
Le respect de ce principe nous paraît instinctif lorsqu’il s’agit de qualifier ce qu’est une élection légitime démocratiquement. Pourtant si l’on étudie le fonctionnement du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours, celui-ci est bien souvent incapable de respecter ce principe démocratique. Ainsi, si l’on prend l’exemple de trois candidats A, B et C, pour lesquels on obtient les résultats suivants : · 4 électeurs : A > B > C (lire 4 électeurs, préfèrent A à B et B à C). · 3 électeurs : C > B > A · 2 électeurs : B > C > A
Avec notre mode de scrutin actuel, B est éliminé dès le premier tour, et au second tour c’est C qui l’emporte, en bénéficiant du report de voix des électeurs de B au premier tour (3+2 = 5 pour C, contre 4 pour A). Or, si B devait affronter en duel A, les électeurs de C se reporteraient sur B, le faisant ainsi gagner avec 2+3 voix, donc 5 voix contre 4. De même, si B affronte C en duel, B bénéficie du report de voix de A, avec donc 2+4 voix soit 6 voix contre 3. On observe ainsi que B est bien le vainqueur de Condorcet : face à toutes les alternatives (A et C), B est préféré par une majorité d’électeurs. Le principe de Condorcet est respecté alors que le scrutin uninominal majoritaire à deux tours échoue à le garantir, en élisant C.
Pour prendre un exemple réel, en 2007, la plupart des sondages donnaient François Bayrou vainqueur en duel face à n’importe quel candidat au 2ème tour3. Pourtant, incapable de passer le premier tour, il n’a pas été élu. Il ne s’agit pas de défendre, sur le fond des idées, la candidature de Bayrou, mais bien de nous en tenir au principe de Condorcet selon lequel, de tous les candidats, c’était bien François Bayrou qui était le candidat le plus légitime démocratiquement pour gagner ces élections.
Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, sous les effets conjugués du spoiler effect et de la dynamique du vote utile est donc nuisible à la bonne représentation des préférences des électeurs en étant incapable de faire élire le vainqueur de Condorcet, tout en conduisant à des dynamiques politiques dommageables pour la tenue d’un débat démocratique constructif. Ces défauts sont suffisamment graves pour remettre en cause la légitimité de l’élection même. Pourtant, bien que ces effets soient connus, nous maintenons cette méthode de vote : quelles en sont les raisons ?
Des modes de scrutin alternatifs jugés trop compliqués
L’une des raisons principales relève d’une défiance structurelle à l’égard du changement, quand bien même l’état actuel des choses nous serait collectivement et individuellement défavorable. Ce « biais du statut quo » est un biais cognitif connu en psychologie sociale, qui explique probablement beaucoup des absurdités de notre système politique et économique. Il s’agit néanmoins de le prendre en compte si nous souhaitons réformer notre système de vote.
Car en effet, la question de la réforme de notre mode de scrutin n’est pas nouvelle. Dès l’irruption des élections dans la vie politique française, des penseurs se sont penchés sur la question de la méthode de vote à choisir afin qu’elle rende compte au mieux des préférences des électeurs. Il existe donc pléthore de modes de scrutin plus vertueux que celui que nous utilisons : les duels électoraux de la méthode de Condorcet, le vote à point de la méthode Borda, le scrutin de Condorcet randomisé, etc.
Mais plus récemment, c’est la méthode du jugement majoritaire qui a fait grand bruit. Probablement même un peu trop. Les élections présidentielles ont en effet été parcourues de plusieurs petits événements dont celui de la Primaire Populaire, d’initiative citoyenne, qui avait pour objectif de faire émerger une candidature unique à gauche, au moyen d’un mode de scrutin innovant, disposant, de l’avis de beaucoup de spécialistes, d’excellentes propriétés. Cette méthode électorale consiste à donner non pas une note mais une mention à chacune des candidatures : excellent, très bien, bien, assez bien, passable, insuffisant, à rejeter. Pour chaque candidature on obtient ensuite un pourcentage pour chacune des mentions. Il s’agit ensuite de déterminer la mention majoritaire à partir de la médiane.
Cette méthode de vote, dans le cadre de cette Primaire Populaire, a été beaucoup critiquée et moquée. Outre le fait qu’avec cette méthode nos présidents et députés pourraient être élus sur la base d’une mention « Passable », ce qui comporte sa dose de ridicule4, ce système de vote a paru trop compliqué. Car dans notre contexte politique actuel, marqué par une abstention croissante, complexifier le mode de scrutin fait courir le risque de créer de nouvelles barrières entre les électeurs et les urnes.
Le seul avantage de notre mode de scrutin est sa simplicité. Pour autant, ses défauts sont trop importants pour que cette seule raison soit suffisante pour le pérenniser. Il s’agit dès lors de trouver une méthode de vote à même de résoudre ces défauts, tout en étant suffisamment simple pour être facilement admise par les électeurs français. La tâche paraît ardue, et pourtant la solution pourrait bien se trouver dans le changement d’un seul des paramètres de notre mode de scrutin.
Le vote par approbation : l’introduction de la plurinominalité
Le biais cognitif de statut quo pousse à privilégier l’état actuel des choses, comme suggéré précédemment. Il s’agit donc de perturber le moins possible notre mode de scrutin actuel, tant dans son principe que dans sa mise en œuvre pratique. Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours est simple, il repose, comme son nom l’indique, sur trois principes : l’uninominalité (on doit déposer un seul nom dans l’urne), la majorité (le candidat qui remporte une majorité de suffrage l’emporte) et la réalisation en deux tours, afin de garantir une majorité absolue (plus de 50% des suffrages). Pratiquement, le jour du vote nous nous rendons dans un bureau de vote, déclinons notre identité, récupérons plusieurs bulletins pour garantir le secret de notre vote, nous rendons dans l’isoloir, déposons un nom dans l’enveloppe, et déposons cette dernière dans l’urne après signature et validation de l’identité. A voté.
Dès lors, sur quel principe faut-il agir pour améliorer notre méthode de vote ? Le principe de majorité est indispensable. Selon le principe de Condorcet, pour qu’une élection soit légitime démocratiquement, il faut que la préférence de la majorité l’emporte. Il semble même qu’avec notre méthode actuelle, ce principe est insuffisamment respecté, étant donné que le vainqueur de Condorcet est presque systématiquement défait. La réalisation de l’élection en deux tours est un principe cosmétique, mais dans le cas de ce mode de scrutin, il s’agit bien plus d’une mesure visant à davantage respecter le principe de majorité en corrigeant les effets néfastes d’un scrutin uninominal, en jouant sur les reports de voix lors du second tour. En effet, les scrutins uninominaux majoritaires à un tour sont considérés comme les pires méthodes de votes par les chercheurs, à commencer par le panel de 21 chercheurs que nous citions en introduction. Ces scrutins reflètent très mal les préférences de la majorité en étant encore plus sensibles au Spoiler effect et au vote utile tel que nous les avons décrits.
La validité du dernier principe semble plus discutable. Pourquoi ne déposer qu’un nom dans l’urne ? Notre méthode de vote nous pousse à considérer que notre soutien pour un candidat vaut forcément désapprobation de tous les autres, alors que les enquêtes d’opinion démontrent au contraire la forte hésitation des électeurs entre plusieurs candidats5. De manière générale, dans tout autre contexte que les élections politiques, apporter notre soutien à une cause ne se fait pas en exclusion d’une autre. C’est pourtant de cette manière que nous votons pour les élections qui décident de l’avenir de la nation tout entière, en ne prenant aucunement en compte les préférences multiples des électeurs, parfois intensément indécis. C’est donc bien sur le principe de l’uninominalité qu’il faut agir.
En somme, il faudrait (presque) que rien ne change pour que tout change : d’un vote uninominal majoritaire à deux tours, il s’agit simplement de passer à un scrutin plurinominal majoritaire à deux tours. Le déroulé du vote serait quasiment le même : se rendre dans notre bureau de vote, décliner notre identité, récupérer, plusieurs bulletins, se rendre dans l’isoloir et déposer plusieurs noms dans l’enveloppe, déposer cette dernière dans l’urne après signature et validation de l’identité. A voté.
Communément, ce mode de scrutin est appelé « vote par approbation ». Comme pour notre système de vote actuel, on pourrait prendre le nombre de votes et le diviser par le nombre total de suffrages exprimés pour rendre compte du résultat en pourcentage. Ces pourcentages d’approbation additionnés dépasseraient probablement les 100 points de %, mais le principe de majorité reste le même : les deux candidats obtenant les % d’approbation le plus élevés peuvent passer au deuxième tour. Celui ou celle qui remporte au deuxième tour une majorité de suffrage l’emporte. Notons par ailleurs qu’un candidat pourrait être élu avec moins de 50% des suffrages, car le fait de ne déposer aucun nom dans l’urne peut être considéré comme une forme particulière de vote (« je n’approuve personne ») qui peut faire diminuer le pourcentage d’approbation des deux candidats (et donc du vainqueur également). Précisons enfin que, dans un scrutin plurinominal majoritaire, la réalisation en deux tours n’est pas vraiment nécessaire, et consisterait plutôt à rassurer les électeurs en ne bousculant pas trop leurs habitudes. En effet, le report de voix n’a plus de sens dans un mode de scrutin pour lequel il est déjà possible d’exprimer ses préférences pour plusieurs candidats.
Le vote par approbation modifie très peu nos habitudes de vote, et à bien des égards, nous le pratiquons déjà : questionnaire à choix multiples, choix de dates, et Doodle en tous genres. Simple, instinctif même, mais pas seulement. Ce petit changement dans la manière de voter permet de résoudre les deux principaux problèmes de notre mode de scrutin actuel, à savoir le Spoiler effect et le vote utile qui empêche le vote de conviction.
Petit changement, grandes vertus
Le problème du Spoiler effect est tout entier contenu dans le fait qu’une candidature supplémentaire peut influencer la quantité de votes que peut en espérer une autre, d’autant plus si ces candidatures sont idéologiquement proches. Avec l’introduction de la plurinominalité, apporter son soutien à une candidature ne revient plus à le retirer d’une autre. D’une certaine manière les candidatures deviennent indépendantes les unes des autres.
Il n’y a donc plus d’intérêt aussi décisif au fait de constituer une candidature unique, les possibilités de victoire ne dépendent plus d’un élément exogène à la préférence des électeurs mais bien d’un élément endogène, propre aux électeurs et non plus aux partis politiques. Par ailleurs, inutile désormais d’essayer de discréditer les candidatures des autres pour inciter les électeurs à voter spécifiquement pour la sienne, l’enjeu est de convaincre les électeurs de voter aussi pour la sienne, ce qui est une dynamique autrement plus saine.
De manière plus claire encore, le problème du vote utile qui empêche le vote de conviction ne se pose plus. Chacun peut exprimer librement ses convictions en signifiant son approbation à ses candidats préférés, même si ceux-ci n’ont que très peu de chance de l’emporter, sans que cela ne change le résultat du vote.
Ainsi, en jouant sur une seule dimension de notre mode de scrutin actuel, à savoir son caractère uninominal, nous en résolvons ses principaux problèmes. Certes, les informations que le vote par approbation permet de récolter sont parcellaires, contrairement à d’autres méthodes comme le vote majoritaire. Pour autant, il a le mérite de s’inscrire dans la continuité de notre système actuel, d’être simple, instinctif et donc acceptable. Mais au-delà de ses propriétés intrinsèques, le vote par approbation changerait le visage de la vie politique française, en en changeant les pratiques électorales et en permettant d’en clarifier l’analyse.
Le vote par approbation : quelle transformation de la vie politique en attendre ?
Pour nous inspirer, nous pouvons nous baser sur les résultats de nombreuses études, qui, en France, étudient depuis 20 ans les différents systèmes de vote et leurs conséquences sur notre démocratie. C’est notamment le cas de l’équipe du CNRS Voter Autrement qui, à chaque élection présidentielle, propose aux électeurs de plusieurs bureaux de vote de voter une deuxième fois selon d’autres modes de scrutin. Le vote par approbation a été testé et les résultats sont éclairants. Les expériences confirment que le vote par approbation est facile à prendre en main pour les électeurs. Par ailleurs, il est très bien compris (faible nombre de bulletins blancs) et les électeurs se saisissent des possibilités de ce mode de scrutin en « approuvant » en moyenne près de 3 candidats6.
Il s’agit également de lutter contre les effets néfastes du scrutin uninominal, et faire en sorte d’élire le candidat le plus légitime démocratiquement, à savoir le vainqueur de Condorcet. Là aussi les expériences menées démontrent que c’est bien le cas. D’après les expériences menées en 2007, c’est bien François Bayrou qui aurait été élu avec ce mode de scrutin, avec un taux d’approbation de 50% contre 45% pour Nicolas Sarkozy (voir le tableau ci-dessous).
Comment expliquer cette différence ? Le vote par approbation nous permet de déterminer le niveau de concentration électorale c’est-à-dire la capacité pour un candidat à attirer le vote des électeurs sans que ces derniers ne votent pour d’autres candidats. En 2007, la candidature de Nicolas Sarkozy témoigne de cette capacité, ces soutiens l’approuvent de manière presque inconditionnelle, sans songer à soutenir d’autres candidats. Pour autant, il n’attire que peu d’autres soutiens au-delà de ce socle de fidèles. Il en va de même pour Jean-Marie Le Pen. Une hypothèse peut-être formulée : cette « fidélité électorale » traduit une tradition du vote de droite, l’élection d’un chef, qui ne doit pas souffrir de concurrence. Cette tradition avantage ainsi largement les candidatures de droite dans notre système de vote actuel, qui dans le cadre de la Vème République, héritière des traditions gaulliste et bonapartiste, a précisément pour objet de faire émerger cette figure du chef. À l’inverse, le vote par approbation promeut une autre culture politique, qui laisse davantage la place au débat d’idées et au compromis.
Ainsi, les expériences du vote par approbation modifient significativement le classement des candidatures. On le voit dans le tableau ci-dessus, pour les élections de 2007, Bayrou est premier, suivi de Sarkozy, Royal, Besancenot, Voynet et en 6ème position seulement : Jean-Marie Le Pen. En 2012, c’est François Hollande qui est premier suivi par François Bayrou, Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Sarkozy, Eva Joly et en 6ème position, toujours une Le Pen7. Pour les élections de 2022, contrairement aux années précédentes, le podium reste inchangé mais l’adhésion à Jadot et Poutou est beaucoup plus élevée. On observe donc systématiquement que « les petits candidats » y sont mieux représentés, ce qui témoigne de l’intérêt des électeurs pour leurs thématiques. De fait, les enquêtes d’opinion nous indiquent bien que parmi les grandes crises que traverse la France, c’est bien la crise sociale qui est la plus importante (46%) et la crise environnementale (30%), largement devant la crise identitaire (24%)8. Là encore, le vote par approbation permet de mieux rendre compte des préoccupations des Français, tandis que le scrutin uninominal érige Eric Zemmour en 4ème homme des élections de 2022.
Au-delà des changements que le vote par approbation entraînerait sur les résultats des élections, cette méthode permettrait surtout de mieux en comprendre la signification. D’abord, car le vote par approbation permet, naturellement, de prendre en compte un type de vote qu’à l’inverse le vote uninominal éclipse mécaniquement : le vote blanc. En effet, avec cette méthode le fait de déposer une enveloppe vide dans l’urne est bien pris en compte en contribuant à diminuer le taux d’approbation de chacun des candidats. Ce faisant, cela nous permet d’évaluer plus justement le niveau de légitimité du président élu, qui ne peut plus bénéficier au second tour d’une majorité absolue automatique, ou bénéficier au premier tour d’un vote utile pour contrer un concurrent clivant. Le scrutin uninominal a ainsi permis à Emmanuel Macron de récolter 58% de suffrages artificiels, sans que le taux d’abstention ou le vote blanc ne puisse entamer officiellement cette légitimité de façade. Encore aujourd’hui, il nous est impossible de déterminer objectivement les suffrages relevant du vote de conviction de ceux consécutifs au rejet de l’extrême droite, forçant ainsi les commentateurs de tous bords à spéculer sur le sens de ce vote pourtant crucial.
En second lieu, l’analyse des approbations des électeurs permet d’évaluer comment ces derniers associent implicitement les candidats entre eux. En d’autres termes, le vote par approbation nous autorise à déterminer l’axe politique le plus pertinent pour comprendre le vote des électeurs. Avec cette méthode, il serait possible de répondre à l’une des questions permanentes de la politique française : le clivage gauche-droite est-il mort ? En 2012, la réponse était négative. La dernière étude en date, fondée sur le vote par approbation, fait émerger un banal axe gauche-droite (voir figure ci-dessous). L’analyse est à actualiser, et il est bien possible que cet axe ne soit plus pertinent, pour autant elle a l’avantage d’offrir une réponse scientifique à une question à laquelle on répond davantage à partir de critères idéologiques afin de légitimer un agenda politique.
Le scrutin uninominal conduit donc à des résultats pour une large part inexploitables pour l’analyse, qui nous condamne à les interpréter subjectivement ou à compenser ses insuffisances intrinsèques par l’usage de sondages à la méthodologie parfois douteuse. À l’inverse le vote par approbation nous permettrait d’obtenir des informations claires sur l’état des forces politiques à un instant donné, et ainsi nous permettre de substituer aux bavardages des commentateurs, la rigueur d’une analyse scientifique.
Changer notre mode de scrutin constitue dès lors une condition nécessaire pour accorder une légitimité démocratique à nos élections. Nécessaire, certes, mais pas suffisante. Un juste scrutin ne constitue que le dernier jalon d’un ensemble de conditions préalables : indépendance des médias pour une information de qualité, financement public massif des partis et des campagnes politiques, garantie de la représentativité des élus… En somme, assurer ainsi la représentation des intérêts des citoyens, et contribuer à les réconcilier avec une forme particulière de démocratie.