Islande, la révolution inachevée

© Haukur Þorgeirsson

Un spectre hante l’Europe : le spectre de la dette. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : la BCE et le FMI, Macron et Merkel, les Tories anglais et la Commission européenne. Mais l’Islande, pourtant membre du marché unique européen, a résisté au diktat. Endettée jusqu’au cou pendant la crise, elle a refusé de payer ses créanciers. Mieux encore, une juridiction européenne lui a donné raison. L’épisode islandais offre un récit alternatif à la fatalité de l’austérité, si ancrée dans les consciences par la capitulation du gouvernement grec en 2015. Elle permet de tirer les leçons d’une expérience inédite de désobéissance civile et de démocratie directe à l’échelle d’un État, de ses échecs et de ses espoirs.


La crise de 2008 en Islande

Après l’effondrement de la banque Lehman Brothers, l’économie mondiale a sombré dans le marasme financier. Tous ont encore en tête l’image de ces familles américaines jetées à la rue en plein hiver, ou les tombereaux d’insultes qui ont été réservés aux PIGS, ces États du Sud de l’Europe durement touchés par les politiques d’austérité. La crise de 2008 a plongé les déficits des États membres de la zone euro dans le rouge. Les leaders européens ont donc mis en place des mécanismes de refinancement pour « sauver » les États de l’insolvabilité en échange de réformes structurelles qui visaient au démantèlement des services publics et des systèmes de sécurité sociale.

L’Islande a été particulièrement touchée par la crise. Son secteur financier a connu un véritable boom dans les années 2000, avec les réformes néolibérales menées depuis les années 1990 par les gouvernements de centre-droit du Parti de l’Indépendance (conservateur) et du Parti du Progrès (agrarien). La banque privée Landsbanki a notamment créé Icesave en 2006, une banque de dépôts en ligne opérant au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, pour un total de dépôts estimé à 6,7 milliards d’euros. Dès le début de la crise, la couronne islandaise est entrée dans les eaux tumultueuses de l’hyperinflation : en juillet 2008, un simple Big Mac valait 469 couronnes, soit l’équivalent de 6 dollars américains. La branche islandaise de McDonald’s a d’ailleurs mis la clef sous la porte en 2009.

Pour faire face à l’effondrement économique, le gouvernement islandais a décidé le 7 octobre 2008 de nationaliser et de placer en faillite les trois banques privées du pays. La taille du secteur financier était totalement disproportionnée par rapport à celle de l’économie réelle du pays, et les Islandais auraient dû travailler pendant plusieurs décennies pour rembourser la dette extérieure de leurs banques. Le ministre islandais des Finances a donc averti son homologue britannique que son pays ne garantirait pas les dépôts des particuliers étrangers sur Icesave. Le lendemain, le Royaume-Uni a mis en œuvre des mesures de législation antiterroriste pour geler les avoirs financiers d’Icesave sur son territoire national, provoquant l’outrage du gouvernement islandais. La pétition en ligne « les Islandais ne sont pas des terroristes » a recueilli les signatures de 25% de l’ensemble des citoyens du pays. Quelques jours après, le peuple de Reykjavík est descendu devant l’Alþing (le Parlement islandais, établi en 930 après J-C). Il allait y mener chaque semaine, pendant des mois, la Kitchenware Revolution, des protestations massives contre la crise économique et la corruption de la classe politique.

Le début de la dispute légale

Les gouvernements britannique et néerlandais, furieux de la décision unilatérale de l’Islande de dénoncer la dette extérieure de ses banques, ont argué que celle-ci avait violé le traité sur l’Espace économique européen (EEE). En clair, le marché intérieur européen possède deux composantes : les États membres de l’Union européenne, et trois États membres de l’Association européenne de libre-échange (AELE), dont l’Islande. L’EEE a été créé en 1992 par accord entre la nouvelle UE et l’AELE comme marché unique caractérisé par quatre libertés : libre circulation des travailleurs, des biens, des marchandises et des capitaux. Afin d’assurer l’effectivité de ce marché, tous les États membres de l’EEE doivent transposer les directives européennes dans leur législation interne et participer au budget de l’Union. Cependant, les États de l’AELE ne sont pas soumis à la juridiction de la Cour de justice de l’Union européenne pour garantir l’application du droit européen, mais à un tribunal ad hoc, la Cour de l’AELE.

© Oddur Benediktsson

Entre-temps, les protestations continuaient à Reykjavík, avec l’usage de gaz lacrymogène par les forces de police pour la première fois depuis les manifestations anti-OTAN de 1949. La pression politique s’est fortement accentuée sur le gouvernement islandais et des élections anticipées ont été convoquées pour le 25 avril 2009. Elles ont été remportées par la gauche pour la première fois de l’histoire du pays, avec une coalition inédite entre l’Alliance sociale-démocrate et la Gauche Verte. Des partis de gauche avaient déjà participé au gouvernement, mais toujours en coalition avec les partis libéraux ou conservateurs. Il s’agissait donc d’un message très clair envoyé par les Islandais aux partis de gouvernement jugés responsables de la crise. Les sociaux-démocrates, comme remède à l’hyperinflation, ont fait de l’accession de l’Islande à l’UE et à l’euro leur cheval de bataille. Leur large victoire électorale leur a permis de commencer les démarches d’adhésion, mais les négociations avec l’UE ont été enterrées avec le retour de la droite au pouvoir.

La démocratie contre les créanciers

Le nouveau gouvernement s’est donc montré disposé à négocier avec le Royaume-Uni et les Pays-Bas sur les modalités d’un remboursement de la dette Icesave. Néanmoins, le premier projet de loi voté et amendé à cet effet par l’Alþing a été rejeté comme inacceptable par les deux créanciers. Un second projet de loi, voté par une très faible majorité parlementaire, et qui prévoyait le remboursement de « seulement » la moitié de la dette, a soulevé une controverse juridique : selon un des juges à la Cour suprême d’Islande, certaines dispositions du projet auraient eu pour effet de rendre l’État islandais responsable de la totalité du remboursement. Le président Ólafur Ragnar Grímsson a donc annoncé qu’il ne promulguerait pas la loi, et l’a soumise au référendum. Les Islandais ont rejeté le projet par 93% des voix, ce qui a entraîné une dégradation immédiate de la dette d’État au rang de junk status par les agences de notation. Un troisième projet de loi, négocié en début 2011, prévoyait un échelonnement des remboursements sur trente ans avec des mécanismes destinés à garantir l’économie islandaise ; une nouvelle fois soumis au référendum, il fut encore rejeté par 57% des voix. Les créanciers décidèrent donc d’en arriver au dernier recours, la résolution judiciaire devant la Cour de l’AELE.

La Cour a été saisie le 15 décembre 2011, mais n’a rendu son jugement qu’après une procédure d’un peu plus d’un an, le 28 janvier 2013. L’Autorité de Surveillance de l’AELE, appuyée par la Commission européenne et les gouvernements britannique et néerlandais, soutenait que le Fonds islandais de garanties des dépôts avait pour « obligation de résultat » de refinancer l’ensemble des dépôts des particuliers étrangers sur les banques islandaises. L’Islande soutenait quant à elle que « l’obligation de résultat » qui lui incombait consistait simplement à créer un fonds de garanties des dépôts similaire à ceux qu’avaient établi les autres États membres de l’EEE, et qu’il était impensable qu’un tel fonds puisse refinancer une faillite générale du système bancaire, ce qui aurait fait exploser le niveau la dette publique islandaise. La défense islandaise a d’ailleurs noté qu’une telle obligation de résultat, dans d’autres États, aurait eu pour effet de les endetter à hauteur de 372% de leur PIB. Rappelons que la Grèce, qui souffre toujours d’une austérité drastique, a une dette publique qui n’équivaut « qu’à » 180% de son PIB. La Cour a donné raison à l’Islande. Ce jugement de bon sens, intervenu au milieu de la crise des dettes de la zone euro, interpelle aujourd’hui sur la nécessité impérieuse de restructurer la dette des pays européens les plus touchés par la crise.

Une victoire à la Pyrrhus ?

L’Islande n’est certes pas un pays idéal à l’heure qu’il est. Le gouvernement de gauche de Jóhanna Sigurðadóttir, première femme cheffe du gouvernement islandais et première cheffe de gouvernement lesbienne de l’histoire, avait entamé une révision de la loi fondamentale en convoquant un conseil de citoyens tirés au sort afin de proposer une nouvelle Constitution, adoptée par le référendum du 20 octobre 2012. La révision devant encore être ratifiée par un nouveau Parlement, est restée lettre morte avec le retour de la droite à l’issue des législatives de 2013. Le Premier ministre Davið Sigurður Gunnlaugsson, libéral-populiste chassé du pouvoir en 2016 en raison de son implication dans le scandale des Panama Papers, continue de polluer la scène politique nationale. Les Islandais sont plus que jamais divisés, avec pas moins de sept partis représentés à l’Alþing pour moins de 250 000 électeurs.

© touteleurope.eu

C’est que la réforme politique n’a pas été menée à bien, même si treize banquiers ont été condamnés à des peines de prison (légères) en raison de leurs manipulations financières illégales d’avant 2008. Cependant, les finances publiques sont revenues à l’équilibre budgétaire et à un ratio dette/PIB acceptable, et le pays continue de caracoler en tête des indicateurs de développement humain. La dénonciation de la dette a permis à l’Islande d’éviter la situation calamiteuse de la Grèce. Cette révolution inachevée aura au moins prouvé que le spectre de la dette n’est qu’un tigre de papier.

La version originale de cet article a été publiée en décembre 2018 sur le site d’European Horizons Toulouse sous le titre « L’histoire d’une dette dénoncée en Europe : le cas Icesave »

Fusion de Deutsche Bank et Commerzbank : prochain monstre de la finance?

Deutsche Bank ©

Les deux plus grands établissements bancaires allemands ont annoncé avoir engagé des discussions en vue d’une fusion. Cette démarche, encouragée par une partie du gouvernement allemand, également actionnaire de la Commerzbank, suscite doutes et critiques. Loin de résoudre les problèmes auxquels sont confrontées ces deux banques, cette fusion risque de faire naître un mastodonte plombé par les difficultés, qui menacerait alors tout le système financier.


Un mariage de déraison

Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux principaux groupes bancaires allemands. Tous deux ont gagné en importance, au travers de la crise financière, la première en ayant fait l’acquisition de Deutsche Postbank en 2010, et la seconde la Dresdner Bank en 2008. Pour autant, les deux banques ne sont pas sorties complètement indemnes de la crise, et en portent encore les stigmates aujourd’hui. Ainsi, l’État allemand a dû accorder une aide de 10 milliards d’euros à la Commerzbank en achetant une part de capital et en est depuis le principal actionnaire. Notons que cette entrée au capital des banques ne fut pas pratiquée en France sous Nicolas Sarkozy pour des raisons purement idéologiques. Mais le cas le plus emblématique reste celui de Deutsche Bank, condamné à une amende de 7 milliards d’euros en raison de sa responsabilité dans la crise des subprimes. Au total, depuis la crise financière, Le Monde a évalué à 14 milliards d’euros le total des montants réglés par Deutsche Bank en amende et procédures diverses. De fait, le nom des deux établissements revient régulièrement au cœur de scandales financiers qui ont entaché leur réputation, en raison de la violation des embargos américains (amende de 1,45Md$ infligée en 2015 à Commerzbank), ou encore pour des manipulations sur les marchés (amende de 2,5 Md$ infligée à Deutsche Bank en 2017). Les deux banques sont encore en proie aux procédures judiciaires, Commezbank fait l’objet d’une enquête dans le cadre d’une vaste affaire de fraude fiscale reposant sur des échanges de titres, s’exposant à une sanction de 2,4 Md€, et Deutsche Bank apparaît mêlée à un vaste scandale de blanchiment de fonds russes par des banques européennes découvert récemment.

Sur un marché bancaire allemand particulièrement éclaté1, comptant une myriade d’établissements locaux, au sein duquel Deutsche Bank et Commerzbank sont les deux seuls établissements d’envergure européenne, ces derniers ont dû affronter un problème sérieux de rentabilité du fait de la politique des taux bas menées par la BCE qui a contribué à réduire les marges du secteur bancaire, et de la forte concurrence sur ce marché. Dans le même temps, elles ont dû augmenter les moyens consacrés aux fonctions de conformité du fait des diverses sanctions encourues2. Enfin, les deux banques, en restructuration continue depuis la crise, restent très exposées, la première aux risques sur les dérivés (paris sur la valeur à terme d’une actif financier), la seconde aux risques sur la dette italienne (à hauteur de 9 milliards d’euros au 31 décembre 2017).

Ce futur géant va cumuler les faiblesses des deux établissements actuels, sans garantie sur les gains espérés

En conséquence, d’où provient ce projet de fusion? Il est fondé sans surprise sur l’objectif d’économies d’échelle obtenues en accroissant la taille de la banque et en réduisant ses coûts (il est question de la possibilité d’une suppression 20 000 postes, soit 14 % du total des effectifs actuels). Pour autant, fusionner uniquement pour réduire les coûts ne suffit pas comme objectif stratégique pour espérer des résultats positifs à moyen ou long terme.

En effet, l’économie industrielle nous apprend qu’une fusion peut être motivée dans trois cas:

Dans le premier cas, la fusion entre deux établissements inégaux revient à l’acquisition d’un établissement par l’autre, et à l’extraction de valeur issue du démantèlement de la « proie » acquise. Or la Deutsche Bank, la plus importante des deux, aurait beaucoup de difficulté à mobiliser les fonds nécessaires pour racheter sa consœur, et le gouvernement ne tient pas au démantèlement de l’outil de financement de son Mittelstand.

Dans le second cas, il s’agit de réduire la concurrence sur un marché. Or les deux entreprises interviennent sur des segments assez différents (la banque dite de grande clientèle pour la première, c’est-à-dire le financement des grandes entreprises, et la banque de détail pour la seconde), et la concurrence resterait forte au niveau local.

Enfin, une fusion entre égaux demeure possible, dès lors que les activités sont complémentaires et offrent des opportunités de synergies. Cette possibilité existe avec une banque très exposée à l’international et orientée sur des activités de marché, qui ont atteint la même importance que ses activités de crédit, contrairement à la seconde, spécialisée dans le crédit et la banque de détail. Pour autant, l’expérience montre que les bénéfices de ce type d’opérations sont souvent surestimés par les cabinets en charge de leur réalisation, et qu’ils seront d’autant moins importants que les deux entreprises disposent d’une culture forte. Par ailleurs il est assez rare, et peu stratégique, qu’elles impliquent un établissement en difficulté, et plus encore les deux qui ont prévu de fusionner.

Dès lors le doute grandit sur l’opportunité d’une telle opération, ou, pour reprendre l’expression d’un syndicat allemand, il est peu probable que l’union de deux boiteux fasse un coureur de compétition. Ce doute gagne les autorités de régulation, sceptiques elles aussi sur la viabilité du nouvel ensemble et Angela Merkel elle-même a pris ses distances avec ce projet. On a pourtant pu lire dans la presse plusieurs hypothèses concernant l’activisme de Berlin pour voir cette option se réaliser : volonté d’empêcher le rachat par une banque étrangère et de préserver une souveraineté financière, bien loin de l’esprit des traités européens, de voir naître un géant européen de la taille de BNP Paribas, voire un conflit d’intérêt, encore peu clair, du côté du Ministère de l’économie.

Désengager l’État : un jeu dangereux

En vérité, l’établissement qui sortirait de cette fusion présenterait un risque systémique immédiat. Tout d’abord, avant que les synergies ne se produisent, la banque serait immédiatement confrontée à d’importantes dépenses de réorganisation et de restructuration compte tenu de l’ampleur de la fusion, ce qui n’améliorerait pas sa rentabilité à court terme. Les difficultés menacent également de s’aggraver suite au ralentissement de l’économie allemande, auxquels les deux demeurent particulièrement exposées (près de 50 % des crédits de Deutsche Bank3 et plus de 75 % pour la Commerzbank4 selon les chiffres 2017 publiés dans leurs rapports annuels respectifs), des turbulences sur les marchés financiers qui constituent le cœur d’activité de Deutsche Bank. Or la défaillance de l’établissement issu de la fusion aurait un impact considérable en raison des interconnections existantes entre Deutsche Bank et les autres banques européennes. Ainsi, les risques portés par chacun des établissements se cumuleraient et ne permettraient plus, de l’extérieur, de distinguer l’impact financier potentiel sur le géant ainsi né. En effet, l’activité et les caractéristiques de chacune leur font porter des risques spécifiques. Une fois fusionnées, il serait plus difficile de l’extérieur, pour un investisseur, un créancier ou même un client de discerner dans quelle mesure le nouvel ensemble est proche de la défaillance, à savoir si les risques encourus se déclenchent effectivement et quel est leur impact sur le nouvel ensemble. Or cette absence de visibilité dessert d’emblée la confiance dans cette nouvelle banque. En raison de sa taille et de ses activités avec les autres banques européennes, le spectre d’une nouvelle crise de liquidité se profile, tout comme en 2008 lorsque les banques refusaient de se fournir des prêts faute de savoir lesquelles d’entre elles étaient sur le point de faire défaut.

Est-ce à dire que depuis la dernière crise financière rien n’a changé dans le monde bancaire ? Les déclarations martiales des responsables politiques ont pourtant bien été suivies de quelques mesures. Tout d’abord avec la mise en place en 2014 de stress-tests par la BCE. Il s’agit de mesurer l’impact de conditions économiques dégradées sur les principaux indicateurs des banques, soit de mesurer leur capacité de résistance à un choc financier. Or, le dernier exercice réalisé en 2018 fait apparaître que Commerzbank et Deutsche Bank se situeraient à la limite du seuil réglementaire pour continuer à exercer leur activité (avec un ratio de fonds propres de respectivement 9,9 % et 8,1 % contre 8 % attendu).

Les outils de la résolution. Source : SRB

Ce seuil a trouvé une traduction concrète à la faveur de la dernière crise bancaire. En effet, les gouvernements se sont engagés à ne plus secourir des établissements bancaires défaillants à l’aide de l’argent des contribuables. Pour palier des défaillances attendues, un mécanisme à deux étages a été conçu, piloté par le Single Resolution Board. Si une première série d’indicateurs ne sont plus remplis, l’établissement doit mettre en place un plan de redressement interne. Or si les mesures prises ne sont pas concluantes, la banque passe sous contrôle de la BCE, qui met en place un plan de résolution, défini par ses soins.

Parmi les options retenues, si la possibilité de vendre totalement ou partiellement la banque est bien présente (premier instrument en haut à gauche) et a été éprouvée lors de la première activation de ce mécanisme sur une banque italienne l’année dernière, il apparaît contraire à l’esprit de la réglementation de rapprocher deux établissements en difficulté.

En cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accroît significativement le risque sur son marché bancaire, et menace le marché européen.

En revanche, la possibilité d’un bail-in (dernier instrument en bas à droite) fait apparaître le cœur du dilemme dans lequel se situe l’État allemand. La stratégie de bail-in consiste à faire peser sur les actionnaires et les créanciers, et in fine les déposants, le coût du sauvetage de la banque, afin d’éviter un bail-out, c’est-à-dire la mobilisation de fonds publiques. Or, l’État allemand intervient dans ce dossier à la fois comme le premier actionnaire de Commerzbank et comme l’autorité prêteuse en dernier ressort, en cas de bail-out si les montants issus du bail-in se révélaient insuffisants.

Dans le cas présent, on peut supposer que l’État allemand à chercher à résoudre deux problèmes, au risque d’en créer un plus grave encore. En effet, en cas de défaillance de Commerzbank, dont l’activité est jugée essentielle pour l’économie, Berlin devrait accroître son soutien à l’établissement, une politique difficilement acceptable pour les conservateurs opposés à l’interventionnisme d’Etat actuellement au pouvoir. Or Deutsche Bank présente des niveaux de fonds propres légèrement supérieurs à Commerzbank (soit respectivement 13,6% de CET1, contre 12,9% à fin 2017), mais surtout, du fait de sa taille, dispose d’un niveau de dépôts clientèles pléthoriques, permettant potentiellement d’absorber les pertes du nouvel ensemble, sans que l’État ait à accroître son intervention. Ainsi, en cherchant par tous les moyens à éviter de s’impliquer dans l’économie, la République fédérale accepte d’accroître significativement le risque sur son marché bancaire, et de menacer le marché européen. Cette disposition permet également de comprendre pourquoi des alternatives n’ont pas été prises en compte comme le rapprochement avec des banques de taille plus modeste mais également plus solides.

Quand les banques souffrent d’obésité morbide

Cette situation emblématique fait apparaître trois limites á la réglementation en vigueur. Tout d’abord, elle reste réactive à une crise. S’il existe désormais des mesures à mettre en œuvre en cas de difficulté, au travers de mesures de redressement ou de résolution, il manque des mesures préventives pour éviter ces crises, en l’absence d’une vraie volonté d’intervention dans les activités bancaires, par exemple en contrôlant les volumes ou l’affectation des crédits. Par ailleurs, ces outils permettent de remédier à des défaillances individuelles, afin d’éviter la propagation aux autres établissements. Or il apparaît qu’en cas de difficulté sur un pays tel que l’Italie, et la France y est particulièrement exposée, les difficultés seraient bien plus difficiles à absorber car concerneraient plusieurs établissements en même temps en raison des interdépendances bancaires, et le fonds de garantie mutualisé, un système d’assurance auquel les banques ont dû contribuer ces dernières années, est trop faiblement doté5 pour affronter une crise d’une telle ampleur. Enfin, comme l’illustre cette fusion, les règles actuelles encouragent l’accroissement de la taille des établissements, à rebours de ce qu’exigerait une bonne maîtrise des risques.

En effet, le « too big to fail » est devenu la norme: assuré de l’assurance de bénéficier du soutien de l’État en cas de difficultés, les établissements systémiques sont encouragés à prendre plus de risques et à continuer la course au gigantisme, dans l’espoir de réaliser des économies d’échelle, même si cela se fait au détriment de la maîtrise de leurs risques. Les établissements de large envergure ne présentent effectivement pas un pilotage fin et une bonne connaissance par sa direction de la réalité des activités effectives de filiales quelquefois éloignées du cœur de la direction. Le cas le plus emblématique est l’édiction par les instances européennes de la norme BCBS 239 issue de la crise financière, afin d’uniformiser les règles en matière d’agrégation de données au niveau d’un groupe, et de s’assurer que les données consolidées des grandes banques sont fiables. Du fait de la diversité des activités et de la multiplicité des filiales au sein d’un groupe, il n’est pas rare que les reportings des banques soient imprécis compte-tenu des écarts de données et de méthodologie ou des systèmes d’information, ce qui ne permet pas non plus aux dirigeants de prendre des décisions adéquates fondées sur des chiffres fiables. Il est inutile de préciser que cette situation facilite les dissimulation de fraude ou d’écarts de conduite par les entités les moins intégrées. En un sens, les banques ont atteint une taille qui ne permet pas de garantir une prise de décision fiable et éclairée, du fait de la complexité de leurs activités, et de maîtriser convenablement le niveau de risque réel associé.

Enfin, en raison du double impératif d’avoir des pratiques homogènes au sein d’un groupe de grande taille, mais également de les adapter aux différentes activités et organisations, ceux-ci se trouvent moins à l’aise pour intégrer rapidement les évolutions de la réglementation. Ces considérations avaient également poussé l’Assemblée Nationale à voter en juillet 2013 une loi de séparation et de régulation des activités bancaires (SRAB), afin de séparer des banques traditionnelles les activités de marché les plus risquées, et ainsi contenir le risque. Toutefois, sous la pression du lobby bancaire, qui avait à l’époque plaidé avec les mêmes arguments utilisés pour justifier la fusion de Deutsche Bank et Commerzbank, à savoir la préservation d’établissements d’envergure internationale et mondiale, les ambitions initiales du texte ont été sérieusement rabotées, et seule une infime partie de ses activités a été effectivement séparée. Il reste à espérer désormais que ce renoncement ne devienne pas la cause de leur chute, alors que BNP Paribas et Société Générale dans leur présentation de début d’année ont dû annoncer l’arrêt pur et simple de certaines activités, victimes de mauvaises performances des marchés en fin d’année 2018. Reste à savoir quelle sera la capacité de résistance de nos banques en cas de nouvelle crise économique, ou de chute du géant allemand, lorsque les nuages accumulés sur l’horizon de la finance finiront en orage.

1 L’Allemagne comptait fin 2017 1 585 établissements bancaires, le nombre le plus important d’Europe, et le triple de l’Autriche, seconde au classement (le nombre en France se situe à 348). Voir page 32 : https://acpr.banque-france.fr/lacpr/rapport-annuel/chiffres-du-marche-francais-de-la-banque-et-de-lassurance
2 La Deutsche Bank a ainsi recruté 1 700 nouveaux employés dans ce domaine malgré des objectifs de réduction du nombre d’employés drastiques
3 Répartition géographique présentée page 128 du rapport annuel 2017
4 Chiffre d’affaires 2017 de 6,4 Md€ réalisé en Allemagne, présenté page 257 du rapport annuel de la banque, 8,4 Md€ https://www.commerzbank.com/media/en/aktionaere/service/archive/konzern/2018_2/Geschaeftsbericht_2017_Konzern_EN.pdf
5 En juin 2018, ce fonds a atteint 24 Md€, à mettre au regard des montants de pénalités évoqués en début d’article.

Corbyn face à son parti et à l’Union européenne

Jeremy Corbyn à un meeting suite au Brexit © Capture d’écran d’une vidéo du site officiel du Labour Party

“Rebuilding Britain. For the Many, not the Few” : tel est le slogan mis en avant par le Labour de Jeremy Corbyn depuis quelques mois. Objectif : convaincre les Britanniques que son parti est capable de remettre sur pied un pays que quarante ans de néolibéralisme ont laissé en ruine. L’intégrité de Jeremy Corbyn et la popularité de son programme lui permettent pour l’instant de rester le leader de l’opposition. Mais les fractures avec sa base militante pro-européenne et les parlementaires blairistes contraignent la liberté de ce “socialiste” eurosceptique. Pour réindustrialiser le pays et redistribuer les richesses, il ne devra pourtant accepter aucun compromis sur la sortie de l’Union européenne et avec les héritiers de Tony Blair.


Finance partout, industrie nulle part

L’impasse actuelle s’explique en effet par le choix d’un nouveau modèle économique du Royaume-Uni depuis la crise des années 1970. Les mines, l’industrie, et les travailleurs syndiqués furent balayés par la concurrence internationale et européenne introduite par le libre-échange, tandis qu’un nouveau monde émergea : celui de la City et la finance. Plutôt que de combattre la hausse du chômage, Margaret Thatcher et ses successeurs firent le choix de s’attaquer à la forte inflation en combattant sans vergogne les syndicats gourmands de répartition des richesses et en relevant les taux d’intérêt. Le haut rendement des placements au Royaume-Uni attira les capitaux du monde entier autant qu’il rendit le crédit aux entreprises coûteux. La dérégulation et les privatisations de services publics rentables firent le reste : il suffisait pour les investisseurs de s’accaparer d’anciens fleurons en difficulté, de faire de grandes coupes dans la main-d’oeuvre et de revendre l’entreprise lorsque sa valeur est gonflée par la perspective de meilleure productivité. Les “sauveurs” autoproclamés de l’industrie des années 1980, arrivant avec leurs millions et leur soi-disant expertise de management, furent en réalité ses fossoyeurs : ils n’investirent nullement dans l’appareil productif, dépècerent les sociétés en morceaux plus ou moins rentables, forcerènt des sauts de productivité en exploitant davantage les employés et recherchèrent avant tout à revendre la compagnie avec une grosse plus-value. En France, Bernard Tapie est devenu l’incarnation de ces “années fric” où ces patrons d’un nouveau genre étalaient leur richesse avec faste au lieu de résoudre les vrais problèmes des entreprises qu’ils possédaient.

“Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 !”

Le poids du secteur manufacturier s’est effondré de 32% en 1970 à à peine plus de 10% aujourd’hui. Des régions entières ont été dévastées, au Nord de l’Angleterre et au pays de Galles notamment. Les importations de produits manufacturés creusent inexorablement le déficit commercial du Royaume-Uni, aujourd’hui établi à 135 milliards de livres, avec le reste du monde et en particulier avec l’espace économique européen. Brexit ou non, l’industrie britannique souffre de toute façon des maux apportés par le choix de la financiarisation. Les investissements représentent aujourd’hui environ 17% du PIB, cinq points de moins que la moyenne de l’OCDE, et sont excessivement concentrés dans le Sud-Est du pays. Parmi ces 17%, la recherche et développement ne touche que 1,6%, contre 2% pour la zone euro et la Chine, presque 3% aux USA et même 4,2% en Corée du Sud. La productivité horaire est bien plus faible que celle des pays européens, qui sont aussi les premiers partenaires commerciaux de Londres.

Dans son manifeste de 2017, le Labour promet 250 milliards d’investissements sur 10 ans par une Banque Nationale d’Investissement, un montant supérieur aux 100 milliards sur 5 ans défendus par Jean-Luc Mélenchon en 2017, mais absolument nécessaire au regard de la situation. La Royal Bank of Scotland, partiellement nationalisée depuis la crise de 2008, serait quant à elle décomposée en plus petites entités pour soutenir PME et coopératives, tandis que banques de dépôt et banques de crédit seraient séparées. Si ces mesures relèvent du bon sens, elles semblent pourtant insuffisamment ambitieuses : les paradis fiscaux de l’outre-mer Britannique ne sont nullement inquiétés et la nationalisation du secteur bancaire, pourtant renfloué à grands frais après la crise, n’est pas envisagée. Dans un article de fond, le professeur Robin Blackburn propose d’aller plus loin, en créant par exemple un fonds souverain qui regrouperait les titres de propriété de l’État dans le secteur privé pour investir sur le long-terme dans des projets bénéfiques à la société plutôt que d’en avoir une gestion passive. L’exemple le plus connu est celui du fonds norvégien, qui a accumulé plus de 1000 milliards de dollars grâce aux dividendes de l’exploitation pétrolière. Cette idée avait été proposée au début de l’extraction du pétrole de la Mer du Nord, dans les années 1970, par le ministre de l’énergie de l’époque et figure de la gauche radicale britannique Tony Benn. Une récente étude estime à 700 milliards de dollars la valeur d’un tel fonds aujourd’hui, mais Margaret Thatcher préféra utiliser cet argent pour réduire les impôts et financer les licenciements dans le secteur public.

Deux tours, deux mondes. A Grenfell, les précaires ont été abandonnés aux incendies tandis que The Tower, plus haut immeuble d’habitation est détenu par des étrangers fortunés qui y habitent très peu. ©Nathalie Oxford et Jim Linwood

Cependant, on est encore bien loin d’un dirigisme économique. Pour l’heure, les investissements sont surtout le fait du privé, et visent la spéculation de court-terme plutôt que le soutien à des secteurs vraiment productifs. Le marché immobilier est devenu un gigantesque casino, où la spéculation a multiplié le coût du logement par 10 entre 1980 et 2017 ! Alors que les conservateurs se contentent de se plaindre d’un nombre de nouveaux logements insuffisants, les chiffres attestent d’une autre réalité : celle de la spéculation. En 2014, le pays comptait 28 millions d’habitations pour 27,7 millions de ménages, tandis qu’à Londres, où le logement abordable a pratiquement disparu, le nombre d’habitations a cru plus vite que celui des ménages entre 2001 et 2015. Conséquences : Le nombre de personnes à la rue explose – +160% en huit ans -, tandis que l’endettement des ménages, principalement dû aux emprunts immobiliers, demeure à plus de 125% du revenu disponible.

Alors que les luxueux penthouses construits dans les nouveaux gratte-ciels londoniens sont rarement habités, le logement est devenu hors de prix pour beaucoup, ce qui entrave la mobilité des individus et le bon développement de l’économie. Les 79 morts et 74 blessés de l’incendie de la tour Grenfell en 2017 ont suscité une immense vague de colère dans tout le pays. Le choix de panneaux inflammables de polyéthylène pour réaliser une maigre économie de 6000£ et les menaces de poursuites contre deux habitantes de la tour qui militaient pour une meilleure sécurité incendie ont démontré à quel point le bilan catastrophique de l’austérité laisse les conservateurs de marbre. Contre ce problème de disparition du logement abordable de qualité décente, les travaillistes proposent de construire un million de logements supplémentaires, mais surtout d’encadrer les hausses de loyer, de durcir les conditions minimales d’habitabilité des logements et de réintroduire des aides au logement pour les jeunes de 18 à 21 ans. Une taxe basée sur la valeur du sol serait également considérée.  Néanmoins, il n’est pas certain que ces mesures suffisent au vu de la situation tragique. Une limite sur les achats de logement par de riches étrangers, à l’image des mesures prises en Nouvelle-Zélande et à Vancouver, au Canada, mériterait d’être discutée sérieusement.

Privatisations : plus cher pour moins bien !

Un train au dépôt de maintenance de Grove Park. ©Stephen Craven

Au-delà d’investissements massifs pour relancer la production industrielle et rendre le logement plus abordable, c’est l’Etat britannique lui-même qu’il faut rebâtir. 9 ans d’austérité très dure, qui n’ont pas permis de ramener le déficit à 0 dès 2015 comme promis par David Cameron, ont causé de profonds dégâts dans le système social. Les privatisations en cascade des conservateurs de Margaret Thatcher, puis la multiplication des partenariats public-privés par les néo-travaillistes de Tony Blair pour donner l’illusion d’investissements massifs dans les services publics ont dérobé l’État au bénéfice de quelques grandes sociétés privées. Les Private Finance Initiatives sur-utilisés par le New Labour permettent à l’État de maintenir les services publics sans en payer le prix réel à court terme, mais la rente détenue par le privé lui permet ensuite de se gaver aux frais du contribuable pendant de nombreuses années.

Aujourd’hui, le résultat est visible : la rapacité des investisseurs a systématiquement dégradé la qualité des services publics tout en augmentant leur coût. Le secteur ferroviaire est devenu le symbole de cette faillite à grande échelle, découverte en France à l’occasion du débat autour de la SNCF le printemps dernier. Alors que la ponctualité des trains britanniques est au plus bas depuis 12 ans, les tarifs des billets ont encore grimpé de 3,1% en moyenne, tandis qu’une partie du réseau a été temporairement renationalisé après que les compagnies Virgin et Stagecoach aient accumulé les pertes. Suite à l’austérité budgétaire, l’entreprise Carillion, un des plus gros sous-traitants de lÉtat, a quant à elle fait banqueroute. Son “modèle économique”? Racheter des sociétés bénéficiant de contrats avec l’État britannique et dissimuler les dettes via des entourloupes comptables.

L’exaspération des Britanniques contre la privatisation est donc au plus haut : 75% d’entre eux souhaitent renationaliser entièrement le secteur ferroviaire, et ce chiffre atteint 83% pour la gestion de l’eau, dont la fin des dividendes versés aux actionnaires et la baisse de taux d’intérêt pourrait faire économiser 2,3 milliards de livres par an. Grâce aux faibles taux d’intérêt en vigueur pour le moment, John McDonnell – chancelier fantôme, c’est-à-dire ministre de l’économie et des finances et numéro 2 de l’opposition – promet de revenir à une propriété entièrement publique de ces secteurs, ainsi que ceux de l’énergie et de la poste. Dans ce dernier domaine, réinstaurer un prix forfaitaire du timbre pour le secteur financier pourrait rapporter entre 1 et 2 milliards de livres par an en plus de rendre plus coûteuse la spéculation à tout va. Les idées pour financer le rachat des concessions et faire des économies sur la rente parasitaire des actionnaires et des banques ne manquent donc pas. Par ailleurs, Corbyn et McDonnell insistent régulièrement sur la gestion plus démocratique qu’il souhaitent faire des entreprises publiques, contrairement à la gestion technocratique d’après-guerre.

Toutefois, l’arrivée prochaine d’une nouvelle crise financière et la durée de certaines concessions risquent de compliquer sérieusement les plans des travaillistes. En termes d’éducation, la fin des frais de scolarité dans le supérieur, qui sont extrêmement élevés, fait consensus. Mais le parti ne va guère plus loin et ne prévoit pas de s’attaquer aux charter schools. Quant au NHS, le service de santé britannique au bord de l’explosion, Corbyn promet des investissements importants, des hausses de salaires et des mesures positives pour les usagers, mais la logique de New Public Management – l’obsession de mesurer la performance via des indicateurs imparfaits – n’est pas remise en cause.

Brexit : l’arme à double tranchant

Un graffiti de Banksy sur le Brexit à Douvres. ©Duncan Hull

Inévitablement, s’attaquer à ces problèmes structurels bien connus du capitalisme britannique à l’ère néolibérale pose la question de la compatibilité avec les traités européens, alors que le Brexit entre dans sa phase finale. Depuis le début de la campagne du référendum, l’establishment médiatique a largement soutenu le maintien dans l’UE, et promis un “Armageddon” en cas de sortie de l’Union sans accord. Après la défaite historique de l’accord proposé par Theresa May au Parlement de Westminster, un Hard Brexit est de plus en plus envisagé. Étendre la période de transition pour rouvrir des négociations ne servirait à rien : l’UE domine les tractations et toute participation des Britanniques à l’espace de libre-échange européen sans pouvoir à Bruxelles et Strasbourg serait ridicule. Quant aux soi-disants “protections sociales” minimales garanties par l’accord proposé par May, l’Union ne les a concédées que par peur de voir Corbyn devenir Premier ministre.

Les embouteillages de semi-remorques aux postes frontières, la pénurie de certains aliments et la destruction d’emplois dans les secteurs dépendants de l’ouverture internationale est certes réelle, mais elle s’explique principalement par la gestion déplorable des Tories qui ont nié jusqu’au bout l’hypothèse d’un retour aux règles commerciales de l’OMC et enchaînent désormais les bourdes monumentales. Au lieu d’avoir préparé sérieusement cette situation depuis 2 ans et demi, les conservateurs ont préféré dépenser 100.000 livres d’argent public en publicités Facebook pour promouvoir leur accord deal mort-né et signent dans la précipitation un contrat avec une entreprise maritime qui ne possède aucun ferry et n’a jamais exploité de liaisons à travers la Manche.

“Sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux, renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté.

Sauf que la droite espère ne peut avoir à payer le prix de cet amateurisme : Défendre une sortie sans accord fait oublier leur vrai bilan et les place en position de défenseurs du résultat d’un référendum qui a très fortement mobilisé –  72% de participation contre 66% en 2015 et 69% en 2017 – contre une caste défendant becs et ongles le Remain. D’autant que l’extrême-droite la plus rance enregistrera un succès fulgurant dans le cas contraire, comme l’espère le leader du UKIP Nigel Farage et le très dangereux Tommy Robinson, qui cherche à devenir un martyr grâce à sa peine de prison. Faute d’ambition intellectuelle, le projet vendu par les Tories est celui d’un “Singapour sous stéroïdes”, c’est-à-dire de faire du pays un paradis de la finance sans aucune régulation, ce que la sortie de l’UE permet d’envisager. La catastrophe sociale serait alors totale: ce même modèle poursuivi par l’Islande et ses 300.000 habitants a fini en cataclysme en 2009, alors que dire des conséquences pour un pays de 66 millions de personnes dont le salaire réel est en baisse continue depuis la dernière crise?

L’impossibilité d’un nouvel accord et la monopolisation de la défense du résultat par la droite extrême devrait encourager le Labour à proposer un plan sérieux de “Lexit”, c’est-à-dire de sortie de l’UE sur un programme de gauche. Durant les années 1970, une partie de la gauche britannique demandait d’ailleurs le retrait du marché commun, qui eut même sa place sur le programme travailliste de 1983, trop facilement caricaturé de “plus longue lettre de suicide” outre-Manche. Sauf que l’équation électorale actuelle du Labour, que Corbyn tente de maintenir de façon précaire, rend la chose impossible sans risquer de scission. Pourtant, sortir de l’UE est une condition indispensable pour limiter la libre circulation des capitaux – la fuite de capitaux est aux capitalistes ce qu’est la grève aux travailleurs – renationaliser certains secteurs économiques et investir dans les secteurs industriels et régions en difficulté. Même si la transition s’avère chaotique, le Brexit est donc une nécessité pour mettre en place n’importe quel programme un peu ambitieux de relance keynésienne, sans parler de politiques plus radicales. S’apitoyer sur les emplois mis en danger sans évoquer le bilan du néolibéralisme, seul système possible dans l’Union européenne, relève alors de l’hypocrisie. À défendre un nouveau référendum ou un accord avec l’UE pour se maintenir dans le marché unique, le Labour trahirait les classes populaires en demande de souveraineté et rendrait impossible l’application de son programme. Cela serait un cataclysme politique comparable à celui de Syriza qui achèverait l’espoir porté par la gauche radicale sur tout le continent.

Et en pratique?

Jeremy Corbyn avec John McDonnell, son numéro 2 en charge des questions économiques. ©Rwenland

Corbyn dispose de deux solides atouts : son charisme personnel et sa figure d’homme intègre, infatigable soutien de nombreuses causes depuis plusieurs décennies. Ce type de personnalité tranche avec la politique professionnalisée et opportuniste rejetée dans tous les pays occidentaux. Les campagnes médiatiques contre lui s’avèrent d’ailleurs de plus en plus contre-productives tant elles deviennent risibles telles les accusations d’antisémitisme pour son soutien à un État palestinien ou les accusations d’espionnage pour la Tchécoslovaquie communiste sans la moindre preuve. À court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?

“A court terme, le vétéran de la gauche radicale est indéboulonnable de son rôle de leader de l’opposition. La vraie question est : peut-il aller plus loin?”

D’abord, malgré les tentatives répétées de profiter des divisions internes à la majorité conservateurs-unionistes d’Irlande du Nord, le gouvernement tient et les élections anticipées demandées par Corbyn peuvent être oubliées. Même si celles-ci avaient lieu, la monopolisation du débat politique par le Brexit fragilise encore plus le Labour que les Tories. Pour gagner, Corbyn devrait à la fois maintenir la cohésion de son bloc électoral, bénéficier d’un vote stratégique de la part d’électeurs de petits partis comme en 2017 et profiter d’une faible performance du bloc conservateur, la vraie raison des victoires de Tony Blair. Problème : la peur de le voir au 10 Downing Street suffit à limiter l’éparpillement des voix entre Remainers et Brexiters de droite. Et s’il fallait passer par une alliance avec le Scottish National Party pour exercer le pouvoir, ce qui demeure officiellement exclu pour l’instant, l’alliance risque d’être instable : Les nationalistes écossais conservent pour but premier l’indépendance par un nouveau référendum, n’oublient pas que les écossais ont choisi de rester dans l’UE en 2016, et sont parfois qualifiés de “Tories en kilt” au regard de leurs positions économiques.

Sans nouvelle élection, Corbyn va donc continuer à encaisser les conséquences de sa stratégie floue sur le Brexit. Reconstruire un large bloc de gauche – composé d’électeurs de la classe laborieuse et de jeunes urbains progressistes – dans un système bipartisan s’est avéré très efficace à court terme pour Jeremy Corbyn, mais l’empêche désormais de défendre la sortie de l’UE qu’il appelle de ses voeux depuis des décennies. De même, s’il a renouvelé l’appareil du parti et cimenté son contrôle, Corbyn doit plus que jamais composer avec le Parliamentary Labour Party, bastion de l’aile droite depuis longtemps. Or, la “souveraineté parlementaire” chère aux Britanniques – c’est-à-dire la liberté de vote d’un élu – empêche de compter sur la discipline partisane de vote à la française. Le récent départ de 8 députés, sans cohérence idéologique et sans charisme, pour s’opposer à la gestion du parti par Corbyn rappelle la fragilité du contrôle de ce dernier sur les parlementaires.

L’obligation du passage par des primaires internes pour les élus sortants avant chaque élection ayant été bloquée à Liverpool en septembre dernier, Corbyn a les mains liées. Parmi les parlementaires travaillistes, on peut schématiquement compter une quarantaine de lieutenants de l’aile gauche, une soixantaine de blairistes déterminés et un gros bloc central d’environ 160 députés dont la loyauté est sensible aux vents du moment. Pour maintenir la cohésion du parti à tout prix, il faut avaler des couleuvres. Par exemple, la sortie de l’OTAN et la fin de l’armement nucléaire – combat de longue date de l’aile gauche travailliste mis en avant par Tony Benn dans sa stratégie économique alternative pour éviter de faire appel au FMI durant la crise de 1976 – sont des lignes rouges pour le centre-gauche pro-américain qui demeure en charge de la politique étrangère du Labour.

Si l’exercice du pouvoir est remis à plus tard, la sécurité relative de la position de Jeremy Corbyn permet d’aller au-delà d’une simple mise sous contrôle du parti. En l’absence d’élections majeures, l’heure doit être à l’émergence de nouvelles figures et à une plus grande radicalité intellectuelle et programmatique. La reprise par McDonnell d’une vieille idée de socialisation progressive des entreprises, développée par le plan Meidner en Suède des années 1970, laisse entrevoir un sursaut d’audace. Malgré sa place sur le banc de touche dans le dossier du Brexit et limité par la droite de son parti, Corbyn continue de traverser le pays pour défendre un autre système économique. Limité au keynésianisme pour l’instant, cette alternative ne doit pas être enterrée si vite, entre autres parce que même il y a 5 ans, peu auraient osé en rêver.

Écologie néolibérale : l’individu responsable de tout et maître de rien

https://pixabay.com/pl/photos/ceny-monety-inwestycje-biznesu-2724241/

La taxe sur les carburants repose sur une logique néolibérale du changement : celle de taxer le citoyen-consommateur en tant qu’il est défini comme roi et responsable. Cependant, ce dont le citoyen est responsable dépend-il réellement de lui ? Cette question ne trouve de réponse que par le rappel d’une rhétorique fondée sur la responsabilité et la culpabilité individuelle. Au cœur de ceci : le concept de dette écologique.


Dette et responsabilité

Maurizio Lazzareto, dans La Fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale (Amsterdam, 2011), s’intéresse à la notion de dette dans la société moderne. Celle-ci a produit, ces dernières décennies, un individu-type qu’est l’Homme endetté.

Une partie de sa démonstration consiste à montrer en quoi la dette est devenue un instrument pour rendre le citoyen prévisible et docile. Par exemple, elle est un critère de jugement neuf pour mesurer sa moralité et celle des autres.

Une éthique politico-économique se développe : est morale toute personne qui gère bien ses économies et son remboursement. Celui qui se gère peut se rassurer et sentir sa supériorité : il est un individu responsable. Dès lors, dans le modèle « start-up » et auto-entrepreneurial, les agents demandent de plus en plus de responsabilité. Celle-ci fonde leur moralité et, partant, leur liberté.

Responsabilité et individu-écolo

Si Lazzareto s’intéresse à la dette économique, nous pouvons étendre ce modèle à celui de la dette écologique. Ici, l’individu est non seulement responsable de lui-même (au sens moral) mais également responsable de la catastrophe écologique (au sens de culpabilité). Il doit se réformer et réformer ses habitudes. De l’Homme endetté découle alors un individu-écologique.

Celui-ci utilise les bonnes ampoules et poubelles ; il économise l’eau, l’électricité et le chauffage ; il restreint son régime alimentaire etc. Cet individu-modèle produit un sentiment de culpabilité chez ceux qui ne respectent pas la planète ou n’ont pas les moyens de le faire. Il acquiert ainsi une moralité. Il rembourse sa dette écologique.

La politique dite « écologique » qui va de pair avec ce raisonnement consiste donc bien à taxer l’individu et à le responsabiliser par de grands discours. Tout changement passe par le tout-puissant citoyen-consommateur.

Ses deux armes pour absoudre sa dette sont alors le pouvoir du vote et le pouvoir d’achat. Cependant, le premier n’est pas toujours respecté (le référendum de 2005, par exemple) et le second n’est qu’une illusion de pouvoir. En effet, d’une part le marché automobile vert est encore trop cher ou inexpérimenté. D’autre part, l’énorme majorité des États et ensembles régionaux ne respectent pas les accords dits « écologiques ». De même, ils utilisent les bénéfices des taxes environnementales pour autre chose que la transition énergétique (seuls 19% de la taxe carbone reviennent à la transition).

Nous relevons le cynisme d’une rhétorique dans laquelle l’individu est dit « responsable » de ce qui ne dépend pas de lui. Responsable de tout ; maître de rien.

Évidemment, il ne s’agit ni de vider l’individu de toute responsabilité ni d’abandonner ces gestes du quotidien. Plutôt, nous soulignons l’incapacité de l’individu-citoyen à influer à grande échelle.

Pour reprendre Cornelius Castoriadis, dans Une Société à la dérive – ouvrage où il appelle à un retournement de l’imaginaire contemporain pris dans le progrès technoscientifique et dans la consommation : « Un individu seul, ou une organisation, ne peut, au mieux, que préparer, critiquer, inciter, esquisser des orientations possibles. »

Repenser le collectif : de la politique écologique à l’écologie politique

Une solution serait de sortir de la culpabilisation individuelle, de la croyance dans l’individu-roi, fruit de toute une rhétorique devenue une habitude commune. D’ailleurs, ne sont-ce pas des mouvements globaux et non des actions à l’échelle individuelle qui ont institué notre économie de marché, des grandes découvertes à l’ordo-libéralisme en passant par le capitalisme classique ?

Cependant, il ne faut pas s’aveugler et louer toute initiative collective : celles-ci reposent parfois sur la même logique d’addition d’individualités.

Prenons le cas tant loué des fermes urbaines à Detroit. La plupart de celles que nous avons pu visiter ne consistent que dans une classe moyenne supérieure non-originaire de la ville qui a racheté à prix d’or des quartiers abandonnés sans se préoccuper de la pauvreté alentour. Ici, cette communauté a pris sa responsabilité individuelle et s’absout de sa dette sans ancrer son action dans une réflexion collective.

De même, si la ZAD proposait une nouvelle forme d’organisation possible, son entêtement anti-institutionnel ne faisait que l’enfermer dans un solipsisme. Elle vidait l’écologie de sa politique. Or, si la politique écologique repose sur l’insertion de thématiques écologiques dans une structure politique ancienne, l’écologie politique consiste à penser et à propager un relais institutionnel neuf. Ce n’est pas un isolationnisme contemplatif.

La moralité par la dette concerne donc également des groupes d’individus fiers de leur initiative, enfermés dans leur autosatisfaction.

Cependant, à Detroit, d’autres fermes -en minorité-, dynamisent un quartier abandonné pour ensuite en faire bénéficier les afro-américains et autres défavorisés. Il y a une réinvention du lien social par l’écologie et la culture (avec des manifestations musicales ou cinématographiques). Ce n’est ni l’écologie comme excroissance d’une structure sociale présente, ni l’écologie d’un individualisme collectif.

Ainsi, il ne faut pas confondre un geste collectif avec une addition d’actions individuelles. Nous avons perdu de vue que le changement nécessaire passe par une révision globale de notre imaginaire et du collectif tel qu’il se vit et se définit.

Le collectif n’est pas une homogénéité ou une addition d’individus hétérogènes. Il repose sur le partage des responsabilités.

Il revisite ainsi le rôle des acteurs qui ne sont plus en concurrence – économique et morale mais en coopération – économique et culturelle. Il rappelle que « l’Homme est ancré dans autre chose que lui », sans pour autant disparaître sous cette chose (Castoriadis, La Force révolutionnaire de l’écologie, 2012).

 

Image à la Une : Pixabay

« 59 % des montants de la dette réclamée à la France sont illégitimes » – Entretien avec Éric Toussaint

Eric Toussaint en conférence

Eric Toussaint est docteur en sciences politiques et porte-parole du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes). Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec Zoé Konstantopoùlou et dissoute le 12 novembre 2015 par le nouveau président du parlement grec. Son dernier livre Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (Les liens qui libèrent, 2017) traite de nombreux cas de répudiations de dettes durant l’Histoire. C’est notamment autour de ce thème que nous l’avons rencontrés.


LVSL –Trouvez-vous que la dette soit un sujet trop peu discuté dans les médias traditionnels ? Si oui, pour quelles raisons selon vous ?

Éric Toussaint – Elle est souvent évoquée mais elle ne l’est jamais dans le sens où le CADTM et moi l’abordons. Le discours des médias dominants et des gouvernements consiste à dire qu’il y a un excès de dette, trop de dépenses publiques des États, et, en conséquence, qu’il faut payer la dette et réduire ces dépenses publiques. Avec le CADTM, nous essayons tout d’abord de nous demander d’où viennent les dettes. Est-ce que les buts poursuivis via l’accumulation des dettes étaient légitimes ? et est-ce qu’elles ont été contractées de manière légitime et légale ? Voilà l’approche que nous essayons d’avoir et il est certain en effet que celle-ci n’est jamais évoquée dans les médias dominants. Ceux-ci n’y voient pas d’intérêt, et puis cette question est selon eux déconnectée de leur réalité.

LVSL – Vous avez construit une typologie des dettes selon qu’elles soient illégitimes voire odieuses. Pouvez-vous nous présenter les caractéristiques de ces types de dettes ?

Éric Toussaint – Il y a eu tout d’abord l’élaboration d’une doctrine sur la dette odieuse par un juriste conservateur russe et professeur de droit à l’Université de Saint-Pétersbourg pendant le régime tsariste (Petrograd à l’époque, était la capitale de l’empire russe), Alexander Nahum Sack. Il a élaboré celle-ci en réaction à la répudiation de la dette à laquelle le pouvoir soviétique a recouru en 1918. Lui n’était pas d’accord, il s’est exilé en France et a alors commencé par recenser tous les litiges en matière de dettes souveraines entre la fin du 18ème siècle et les années 1920. Il a étudié les arbitrages internationaux, les jurisprudences, les actes unilatéraux. De tout cela, il a pu construire une doctrine de droit international qui s’applique en partie aujourd’hui. Celle-ci établit un principe général qui affirme que même en cas de changement de gouvernement, de régime, il y a continuité des obligations internationales.

Néanmoins, cette doctrine intègre une exception fondamentale, celle de la dette odieuse qui se fonde sur deux critères. Le premier critère est rempli si l’on peut démontrer que les dettes réclamées à un État ont été contractées contre l’intérêt de la population de cet État. Le deuxième critère est rempli si les prêteurs étaient conscients de ce fait ou s’ils ne peuvent pas démontrer qu’ils étaient dans l’impossibilité de savoir que ces dettes étaient contractées contre l’intérêt de la population. Si ces deux critères se trouvent ainsi satisfaits, alors ces dettes contractées par un gouvernement antérieur sont odieuses, et le nouveau régime et sa population ne sont pas tenus de les rembourser. Pour le CADTM, cette doctrine doit être actualisée car la notion de ce qui est contraire à l’intérêt d’une population donnée a évolué depuis les années 1920, tout simplement car le droit international a évolué. C’est surtout le cas après la seconde guerre mondiale, où l’on a construit des instruments juridiques contraignants comme le PIDESC (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) ou le PIDCP (Pacte international relatif aux droits civils et politiques), qui permettent de déterminer ce qui est conforme ou contraire à l’intérêt d’une population.

À propos de la dette illégitime, celle-ci peut être définie en termes moins contraignants. Il n’y a pas la visée explicite d’aller à l’encontre de la population. Cette dette est « seulement » qualifiée d’illégitime du fait qu’elle a été accumulée pour favoriser l’intérêt de minorités privilégiées. Par exemple, c’est le cas quand une dette publique est contractée pour sauver les grands actionnaires de banques, alors que ces banques sont responsables d’un marasme dû à une crise bancaire. Dans ce contexte-là, des dettes accumulées depuis la crise bancaire de 2007-2008 dans des pays tels que la France ou les États-Unis sont des dettes illégitimes. Le CAC (Collectif pour un audit citoyen de la dette publique) a d’ailleurs déterminé par ses travaux que 59 % des montants de la dette réclamée à la France sont illégitimes. Cette masse correspond en partie au sauvetage bancaire mais aussi à toute une série de cadeaux fiscaux dont bénéficient les très grandes entreprises, et qui ne respectent pas les principes de justice fiscale et sociale. Par ailleurs, le renoncement des États de la zone euro à financer la dette étatique auprès de la banque centrale et la mise sur le marché de la dette oblige ces États à payer des taux d’intérêts supérieurs à ceux qu’ils auraient dû payer s’ils pouvaient se financer auprès de la banque centrale. Nous devrions donc déduire le montant de dette accumulée résultant de cette différence de taux.

« Pendant des années, il y a eu une interprétation erronée de la doctrine de A.N. Sack, qui limitait l’applicabilité de répudiation de la dette odieuse à des régimes dictatoriaux. »

LVSL – Au sujet de leur répudiation, comment les dettes sont-elles répudiées ? Vous citez, dans votre livre, beaucoup d’exemples de répudiation de dette, dès lors, y voyez-vous une continuité dans les contextes politiques qui favorisent ces répudiations ?

Éric Toussaint – Tout d’abord, il y a généralement un changement de régime ou de gouvernement qui aboutit à une remise en cause de ce qui a été accumulé comme dette jusqu’au moment du changement. Par exemple, en 1837 aux États-Unis, il y a eu une rébellion citoyenne dans quatre États qui a abouti au renversement de leurs gouverneurs, accusés par les populations d’être corrompus et d’avoir passé des accords avec des banquiers pour financer des infrastructures qui n’ont pas été réalisées. Les nouveaux gouverneurs ont répudié des dettes et les banquiers affectés par ces répudiations sont allés jusque devant la justice fédérale des États-Unis. Mais ils y ont été déboutés ! C’est un cas fort intéressant. La répudiation a été la résultante d’une mobilisation citoyenne, d’une dénonciation du comportement de certaines autorités par une population outrée, et qui s’est insurgée contre le paiement des dettes.

Autre exemple, au Mexique, le gouvernement du président Benito Juarez, libéral au sens du 19èmesiècle, c’est-à-dire pour la séparation de l’État et de l’Église, pour l’enseignement public gratuit, laïque et obligatoire, est renversé en 1858 par les conservateurs locaux. Ceux-ci empruntent aux banquiers français, suisses et mexicains pour financer leur gouvernement illégal. En 1861, quand Benito Juarez revient au pouvoir avec le soutien du peuple, il répudie les dettes contractées par les conservateurs. En janvier 1862, le gouvernement français de Bonaparte déclare la guerre au Mexique sous le prétexte d’obtenir le remboursement de la dette due aux banquiers français. Un corps expéditionnaire français qui a atteint 35 000 soldats impose alors le règne du prince autrichien Maximilien Ier, qui est proclamé empereur du Mexique. Mais Benito Juarez revient au pouvoir, encore une fois, avec l’appui populaire et il décide de répudier les dettes contractées par le régime de Maximilien d’Autriche entre 1862 et 1867. Cela a donné de bons résultats pour le pays. Toutes les grandes puissances ont reconnu le régime de Benito Juarez et ont signé des accords commerciaux avec lui, y compris la France après la chute de Bonaparte en 1870.

Enfin, on peut évoquer la révolution russe où la population était opposée aux dépenses du régime tsariste, et aux guerres que celui-ci menait. Et lorsque les soviets prennent le pouvoir en Octobre 1917, en conséquence de leur prise de pouvoir, un des décrets qui est adopté est d’abord la suspension de paiement, et puis la répudiation de la dette. Ces exemples témoignent d’actes que l’on peut qualifier d’unilatéraux.

Il peut y avoir également d’autres exemples dans lesquels on retrouve cette-fois-ci une intervention internationale. En 1919, au Costa Rica, il y a un renversement d’un régime anti-démocratique et un retour à un régime démocratique, associé à une décision du congrès costaricain de répudier des dettes contractées par le régime antérieur. Face à la menace d’intervention britannique, le Costa Rica demande alors un arbitrage neutre. Les deux pays s’accordent pour désigner le président de la Cour Suprême des États-Unis comme arbitre, et celle-ci délibère en faveur du Costa Rica ! C’est intéressant au niveau de la jurisprudence, et cela sert de référence à A.N. Sack car celui-ci est un admirateur des États-Unis.

Or, le président-juge de la Cour Suprême des États-Unis, William H. Taft, affirme que la dette réclamée au Costa Rica par une banque britannique, la Royal Bank of Canada, est une dette accumulée par le Président Federico Tinoco pour son bénéficie personnel et contre l’intérêt de la population. La banque n’a pas pu démontrer qu’elle ne savait pas que cet argent était emprunté par F. Tinoco en sa seule faveur. Surtout, à aucun moment dans le jugement, W.H. Taft ne se réfère au caractère despotique du régime, et A.N. Sack en ressortira dans sa doctrine que peu importe la nature du régime antérieur, cela n’a pas d’importance, ce qui compte dans l’appréciation de la dette est l’utilisation qui est faite de l’argent emprunté. De mon point de vue, cela est fondamental car pendant des années, il y a eu une interprétation erronée de la doctrine de A.N. Sack, qui limitait l’applicabilité de répudiation de la dette odieuse à des régimes dictatoriaux.  Pour A.N. Sack, sa doctrine se fonde à propos d’un gouvernement régulier sur un territoire donné, à un régime qui exerce un pouvoir réel, et qu’il soit légitime ou non, là n’est pas la question.

A.N. Sack, même s’il ne parle pas de « peuple » mais de « nation », et c’est toute la différence du contexte historique avec aujourd’hui et l’évolution parallèle du droit, mentionne clairement les intérêts de la population, notamment à partir d’un cas très précis : le traité de Versailles de Juin 1919. Celui-ci dit que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la Pologne ne peuvent pas être mises à charge de la Pologne restituée dans son existence en tant qu’État indépendant car justement cette dette a été contractée pour coloniser la Pologne et donc contre l’intérêt du peuple polonais. Dans le même traité il est dit que les dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser ses territoires d’Afrique (Namibie, Tanganyika, Cameroun, Togo, Ruanda-Urundi) ne peuvent pas être mises à charge des populations de ces territoires. Là intervient la notion d’intérêt des populations, avec laquelle A.N Sack ne sympathise pas, mais qui a pris du sens à partir de cette période. Effectivement, le Président des États-Unis de l’époque, Woodrow Wilson, publie une déclaration en Janvier 1918 qui proclame le droit des peuples à l’autodétermination. Dès lors, une dette accumulée pour coloniser une population donnée remet en cause le droit de ce peuple à l’autodétermination. Cette évolution du droit justifie ma position qui est de dire : reprenons les critères élaborés par A.N. Sack sur la base de la jurisprudence mais tenons compte de l’évolution du droit international.

LVSL – Si l’on regarde alors le cas de la Grèce en 2015, on retrouve un changement de gouvernement avec l’arrivée du pouvoir de Syriza et Alexis Tsipras, et un appui social important. Pourtant au final, celui-ci a déconsidéré et ignoré le travail de la Commission sur la vérité de la dette publique grecque pour laquelle vous avez œuvré. Quels sont les paramètres politiques qui ont empêché ce mouvement propice vers une possible répudiation d’une partie de la dette grecque ? 

Éric Toussaint – Oui, c’est extrêmement important d’analyser ce cas. Il s’agit tout simplement ici de l’incapacité de Tsipras à adopter une stratégie adaptée au contexte réel dans lequel la Grèce se trouvait. Si l’on regarde le programme de Thessalonique présenté en Septembre 2014, sur lequel il a été élu, il y avait toute une série d’engagements très importants qui impliquaient notamment une réduction radicale de la dette. Il y avait en effet des mesures qui devaient provoquer des changements radicaux par rapport à l’austérité la plus brutale qui avait été menée, par rapport aux privatisations, et par rapport à la manière dont les banques grecques avaient été sauvées. Lui a entrepris une démarche qui n’était pas du tout cohérente avec le programme et les engagements qu’il avait pris. Sa stratégie fut celle d’une concession très rapide à la Troïka, composée de la BCE, de la Commission et de l’Eurogroupe, ce dernier étant d’ailleurs une instance qui n’a pas de statut juridique, qui n’existe pas dans les traités. Mais c’est bien dans ce dernier que le gouvernement Tsipras a accepté d’être enfermé.

Varoufakis allait négocier et signer des accords avec l’Eurogroupe, présidé alors par Jeroen Dijsselbloem. Selon moi, c’est cette stratégie qui a amené à une première capitulation le 20 Février 2015, quasiment d’entrée. Le fait d’accepter de prolonger le mémorandum de quatre mois, de respecter le calendrier de paiements, et de s’engager à soumettre des propositions d’approfondissement des réformes à l’Eurogroupe, c’est poursuivre dans la servitude. Beaucoup ont interprété cela comme l’adoption d’une attitude intelligente, tactique de la part de Tsipras. En réalité, les termes de l’accord du 20 février 2015 constituaient un renoncement. Cela l’a définitivement emmuré. Or, il aurait dû revenir en arrière en admettant devant son peuple et devant l’opinion internationale qu’il avait été naïf en acceptant les termes du 20 Février. Face au refus de la Troïka de respecter les vœux émis par le peuple grec, il aurait dû déclarer qu’en faisant des concessions, il avait cru à tort que l’Eurogroupe allait également en faire. Dès lors, il aurait pu conclure sur la nécessité de changer d’approche. Mais il ne l’a pas fait alors qu’il avait la légitimité pour le faire, ce que nous avons ensuite vu lors du référendum qu’il a gagné. Mais même après celui-ci, il n’a pas appliqué la volonté populaire alors qu’il s’était engagé à le faire ! C’est donc Tsipras lui-même qui a empêché que l’on aille, entre autres, vers une répudiation de la dette.

LVSL – Peut-il aujourd’hui advenir une situation similaire avec l’Italie ? N’y a-t-il pas une volonté de la part des institutions européennes d’être beaucoup plus fermes avec des gouvernements de gauche, progressistes, plutôt qu’avec d’autres ? 

Éric Toussaint – Alors, avec l’Italie, nous sommes à un stade où l’on a l’impression, fondée sur des éléments réels, que le gouvernement Salvini, pour lequel je n’ai aucune sympathie évidemment, est un peu plus ferme que le gouvernement de Tsipras face aux diktats des dirigeants de Bruxelles. C’est néanmoins à relativiser car, pendant la campagne, Salvini demandait un mandat au peuple italien pour une sortie de l’euro et dès qu’il a participé à la conception du gouvernement avec Di Maio, il a accepté le cadre et le carcan de l’euro. Là où le gouvernement italien à l’air de rester ferme, c’est sur le refus de la stricte discipline budgétaire. Mais attendons la suite, car le plus important reste à venir. Si l’affrontement se poursuit et se durcit, quelle attitude le gouvernement italien va-t-il adopter au bout du compte ? Nul ne le sait. Il est en tout cas des plus regrettables de constater que c’est un gouvernement en partie d’extrême droite qui désobéit à l’Union européenne avec l’argument du refus de l’austérité à tout prix, alors que cette posture devrait être celle adoptée par un gouvernement démocratique et progressiste. Il est très dommage de voir le gouvernement polonais désobéir à l’austérité, le gouvernement hongrois désobéir sur d’autres aspects, et de voir d’autres gouvernements rester dociles par rapport aux politiques injustes dictées par les dirigeants de Bruxelles. Par exemple en Espagne, le gouvernement Pedro Sanchez a déposé un budget conforme aux règles édictées depuis Bruxelles.

D’un autre côté, il est absolument certain qu’il y a une volonté des institutions européennes d’être plus dures avec des gouvernements de gauche démocratique et progressistes qu’avec d’autres. Mais en même temps chez les premiers et notamment dans le cas de la Grèce, il n’y a pas eu de désobéissance. Ce qui est extraordinaire et ce sur quoi il faut absolument insister dans le cas de Tsipras, c’est que quelques jours après son élection en Janvier 2015 et la constitution de son gouvernement, alors qu’il n’avait encore pris aucune mesure, le 4 Février, la BCE a coupé les liquidités normales aux banques . C’était une déclaration de guerre. D’un autre côté, des gouvernements de droite et d’extrême droite désobéissent, mais où sont les mesures fortes de l’UE contre eux ? On ne les a pas encore vues.

« Le Quantitative easing n’est pas suffisamment analysé par les économistes en général, y compris les hétérodoxes de gauche, qui ne voient pas cette arme mise aux mains des États à partir du moment où ceux-ci décident de désobéir. »

LVSL – Partons de l’article récent de Renaud Lambert et Sylvain Leder dans le Monde Diplomatique Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer. Prenons le cas d’un pays comme la France qui voit l’élection d’un gouvernement de gauche progressiste et résolument déterminé à rompre avec le néolibéralisme. Le gouvernement annonce rapidement un moratoire sur la dette pour envisager la répudiation de sa partie illégitime. Comment dès lors éviter la panique financière et les dommages collatéraux économiques et sociaux qui s’en suivraient ?

Éric Toussaint – Je ne dirais pas qu’il s’agirait d’éviter la panique bancaire mais plutôt : comment la gérer ? Celle-ci sera là quoi qu’il arrive et il faut s’y préparer. Pour la limiter, j’avance un instrument qui n’est pas évoqué dans l’article du monde diplomatique et j’ai d’ailleurs eu un échange avec Renaud Lambert à ce propos. La BCE, dans le cadre du Quantitative easing (QE), a acheté pour un peu plus de 400 milliards de titres français à des banques privées. Elle a cela dans son bilan (Site officiel de la BCE, Breakdown of debt securities under the PSPP, consulté le 3 novembre 2018). Elle les a achetés aux banques privées, mais c’est le trésor français qui paie les intérêts à la BCE, et le capital à l’échéance des titres. Or, si la BCE fait mine à l’égard d’un gouvernement de gauche en France d’adopter une mesure comme elle l’a prise par rapport au gouvernement Tsipras, le gouvernement français peut décider de ne pas rembourser, face à la volonté de la BCE de l’empêcher d’accomplir son mandat démocratique. C’est un argument d’une puissance considérable qui inverse le rapport de force que la BCE pensait dominer. Je suis étonné qu’aucun des économistes consultés par Le Monde diplomatique n’y ait pensé. Le Quantitative easing n’est pas suffisamment analysé par les économistes en général, y compris les hétérodoxes de gauche, qui ne voient pas cette arme qui est mise aux mains des États à partir du moment où ceux-ci décident de désobéir. La Troïka serait dans une situation terrible.

Par ailleurs, je partage avec les auteurs de ce très intéressant article du Diplo la stratégie qui consiste également à vouloir diviser les créanciers. Par exemple, pour revenir encore sur le cas grec, Tsipras aurait pu dans un premier temps se concentrer sur le FMI. En effet, les six milliards qu’il fallait rembourser avant le 30 Juin 2015 concernaient seulement le FMI. Le gouvernement grec aurait dû cibler frontalement le FMI.

Aussi, lorsqu’on parle de panique sur les marchés et de menace de dégradation de la note de la France, si celle-ci affirme vouloir se financer autre part que sur les marchés, qu’importe alors la note que les agences lui attribueront. Il faut mettre en œuvre une politique alternative de financement en réalisant un emprunt légitime. Le gouvernement devrait imposer aux entreprises les plus importantes d’acquérir un montant donné de titres de la dette française à un taux d’intérêt fixé par les autorités publiques et pas par les « marchés ». Cela renvoie à ce que l’on appelait le circuit du trésor qui a fonctionné entre la deuxième guerre mondiale et les années 1970. Pour cela, il faut vraiment lire la thèse, éditée en livre, de Benjamin Lemoine et intitulée L’ordre de la dette. Cet ouvrage dit tout sur ce circuit du trésor qui a été oublié dans la mémoire.

LVSL – Comment expliquez-vous que lorsqu’on traite l’histoire des faits économiques, notamment à l’Université, la question de la dette soit peu traitée ?

Éric Toussaint – C’est un impensé car tout simplement c’est un tabou. C’est vraiment impressionnant alors qu’il n’y a pas que des auteurs hétérodoxes qui écrivent là-dessus. Par exemple, il y a des personnes comme Kenneth Rogoff, qui a été économiste en chef au FMI, et Carmen M. Reinhart, qui fournit des papiers pour le NBER (National Bureau of Economic Research), qui ont co-écrit un livre dont le nom était Cette fois, c’est différent : Huit siècles de folie financière, dans lequel ils évoquent profondément la question de ces dettes souveraines. La littérature sur la dette par des économistes classiques ou néo-classiques est très importante mais elle est très peu enseignée dans les universités effectivement. Elle commence cependant à l’être au niveau du droit dans les universités américaines, notamment par des pointures telles que Mitu Gulati, Professeur à l’Université de Duke, ou Odette Lienau, Professeure associée de droit à l’Université Cornell et qui a produit une thèse intitulée : « Repenser la question des dettes souveraines ». C’est dans les universités européennes que ce sujet socioéconomique et juridique vital est absent. Mais à mesure que la dette publique va prendre de nouveau une place centrale, les dinosaures et autres conservateurs dans les universités ne pourront plus éviter le débat sur des sujets comme la dette odieuse, la suspension de paiement et sur la répudiation.

Retour du FMI en Argentine : Le fossoyeur à la rescousse

Lien
Rencontre entre Mauricio Macri et Christine Lagarde le 16 mars 2018. ©Casa Rosada

17 ans après la pire crise économique de son histoire et l’intervention du Fonds Monétaire International, l’Argentine fait de nouveau appel au FMI. Si pendant les années Kirchner toute nouvelle mission du FMI avait été refusée, leur successeur de droite Mauricio Macri a annoncé le 8 mai dernier vouloir entamer des discussions pour un soutien financier face à la dépréciation brutale du peso argentin. Un retour de l’institution financière que les Argentins ne voient pas de bon augure.


Appel à l’aide

« De manière préventive, j’ai décidé d’entamer des discussions avec le FMI pour qu’il nous accorde une ligne de soutien financier » annonce Mauricio Macri le 8 mai, en réagissant à la chute du peso et à l’appréciation du dollar. Le peso a perdu 18 % de sa valeur depuis le début de l’année et a chuté brutalement début mai malgré des injections massives de la Banque centrale et le relèvement à 40 % de son taux d’intérêt. Le pays fait face à une inflation élevée et l’appréciation du dollar (25% en deux semaines) affecte particulièrement les Argentins, détenant principalement leur épargne dans cette devise. De même, la dette argentine étant contractée en dollars, son appréciation ne fait que renchérir le coût de la dette. Ayant pour objectif de calmer les marchés, le Président Macri cherche à rectifier le tir en obtenant un crédit du FMI d’une valeur de 30 milliards de dollars.

Une décision que les Etats-Unis n’ont pas tardé à féliciter : “Les Etats-Unis approuvent le programme de réforme économique du président Mauricio Macri, qui est orienté vers les marchés, centré sur la croissance et devrait améliorer l’avenir de l’Argentine. Le président Macri possède une vision juste pour l’économie argentine et a réalisé d’importantes avancées pour la modernisation de la politique économique du pays” a annoncé Sarah Huckabee Sanders, la porte-parole de la maison blanche. La déclaration en dit long sur la vision dite « juste » de l’économie du gouvernement Macri.

Toute crise a ses causes

En effet, l’appel à l’aide ne vient pas de nulle part. Si la dimension conjoncturelle de la crise, dans un contexte de méfiance envers les devises émergentes, y a bien sûr sa part, la « modernisation de la politique économique du pays » mise en place par le nouveau gouvernement depuis 2015 n’est pas pour rien dans la situation actuelle.

Tout juste arrivé au pouvoir, Mauricio Macri a laissé de côté la méthode Kirchner de financement de la dette par l’émission de pesos et la planche à billet. A ce moment-là, il est l’heure de la libéralisation financière et de l’ouverture sur le marché international du refinancement. L’objectif : rassurer et attirer les investisseurs étrangers et redonner à l’Argentine sa place sur les marchés financiers internationaux. Pour cela, Macri supprime le contrôle des capitaux instauré par sa prédecesseure Kirchner en 2011 et paie les fameux fonds vautours qui réclament toujours leur part de dette de 2001.

Si l’ouverture du marché des capitaux peut permettre une entrée rapide de capitaux elle facilite également sa fuite, ce qui explique aujourd’hui le manque de devises en Argentine, d’où le recours au FMI. A la question de savoir si Macri avait une alternative possible au FMI pour résoudre la situation, le sociologue Gabriel Roca répond : « Bien sûr qu’il existe d’autres manières de faire face à cette crise mais cela impliquerait de récupérer un certain nombre d’outils et de régulations que le gouvernement à démonter une par une ».

Une relation tumultueuse entre les Argentins et le Fonds

« Dans ce pays polarisé on s’unit par l’amour de la sélection nationale et la haine de l’institution multilatérale » résume Catalina Oquendo, journaliste à El Tiempo. L’intervention du FMI dans les années 90 et pendant la crise de 2001 a profondément marqué les esprits. Entre 1998 et 2001, sept plans d’austérité en échange d’aides financières ont été imposés par le FMI en Argentine dans la lignée du Consensus de Washington. Au lieu de résoudre la récession en cours, les mesures voulues par le FMI ne font alors que l’amplifier et ont conduit à une situation sociale plus que douloureuse. Celle-ci reste dans la mémoire des Argentins.

Le 25 mai dernier, jour de la patrie en Argentine et symbole de la révolution indépendantiste de 1810 face au Royaume d’Espagne, la rancœur de 2001 encore présente des argentins s’est matérialisée dans la rue. Avec des slogans tels que « Non au FMI », « La Patrie est en danger » des milliers de personnes ont exprimé leur rejet de l’aide financière. Organisée par différents syndicats et groupes politiques sociaux opposés au gouvernement de Macri, la manifestation s’est terminée par la lecture d’un document commun à la tribune : « Nous savons de quoi il s’agit, le colonialisme néolibéral offre seulement la misère ». En bref, pour les argentins, FMI est égal à crise. Tant bien que mal, Mauricio Macri tente de rassurer : « Le FMI a changé, ce n’est plus le même que celui des années 90 ».

Quelles contreparties ?

Il reste que faire appel au FMI revient presque systématiquement à obtenir une aide financière en échange de contreparties en termes de politique économique. Une relation que les Kirchner avaient pris soin de rompre en remboursant en une seule fois la dette de 9,6 milliards de dollars en 2006 et en refusant toute mission du FMI sur le territoire.

L’objectif de Mauricio Macri est d’arriver à un Stand-By Agreement qui permet selon le FMI de « répondre rapidement aux besoins de financement extérieur des pays et d’accompagner les politiques destinées à sortir des situations de crise et à rétablir une croissance durable ». L’accord, prévu pour le 20 juin sera finalement de 50 milliards de dollars.  Pour motiver l’obtention du prêt, une lettre d’intention et un mémorandum sur les politiques économiques ont été remis. Les négociations avec le FMI pour obtenir le crédit continuent et les contreparties possibles apparaissent. Bien plus qu’un simple financement, l’aide s’annonce une nouvelle fois comme un programme de « bonne conduite » économique. Le ministre des finances Nicolas Dujovne a déjà annoncé des coupes dans les travaux publics et une réduction de 15% des fonds aux entreprises publiques. Le FMI a également demandé une dévaluation du peso argentin pour financer le déficit extérieur. La directrice de l’institution s’en réjouit déjà : le programme « établit d’ambitieux objectifs budgétaires à moyen terme et des objectifs d’inflation réalistes ». Il y a de grandes chances qu’on connaisse la suite : un programme austéritaire qui n’annonce rien de bon dans un pays où les conditions sociales se dégradent déjà depuis plusieurs années. Les marchés sont rassurés, les Argentins peut-être un peu moins.

Auteur : Malo Jan

Crédits photos : ©Casa Rosada

10 ans après, une nouvelle crise financière ?

©geralt. Licence : CC0 Creative Commons.

Malgré une légère reprise, les nuages s’amoncellent sur l’économie mondiale. Le monde de la finance arrive progressivement à maturité pour une nouvelle crise financière.

La grande agitation politique et sociale de la période actuelle nous aurait presque fait oublier comment nous en sommes arrivés là. C’est pourtant bien la crise financière et économique de 2007-2008 qui explique en partie le chaos et les incertitudes actuelles, en même temps qu’elle a fait naître des nouveaux types de mouvements de protestation de masse tels qu’Occupy Wall Street ou le 15M. Jamais vraiment résorbé depuis, excepté pour la minorité oligarchique aux commandes, le plus gros krach d’après-guerre a pourtant laissé des traces : l’économie américaine est bel et bien en train d’être dépassée par celle de la Chine, l’Europe du Sud a enduré un massacre social sans grand résu

ltats sur la baisse des déficits et du chômage, et la plupart des pays du monde pataugent dans une zone d’incertitude en surnageant avec peine au-dessus de la récession et de la déflation. Dans les grandes institutions financières, on redoute depuis quelques temps déjà un nouveau krach d’une ampleur inégalée alors que le pire a été évité de peu durant l’été 2015 après les turbulences des marchés chinois et la possibilité d’un « Grexit ». Depuis, la croissance mondiale a timidement accéléré mais les nuages à l’horizon s’accumulent. C’est le FMI qui le dit. Une nouvelle crise financière d’ampleur est-elle probable dans un futur proche ? En tout cas, tous les ingrédients sont réunis et personne ne semble vraiment savoir comment y répondre.

 

Un contexte financier global intenable

Les facteurs susceptibles de provoquer une nouvelle crise sont nombreux : non seulement la réponse à la crise de 2007-2008 n’a pas été à la hauteur, mais en plus de nombreuses nouvelles bulles spéculatives ont émergé, encouragées par les politiques monétaires expansives.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:JUSTRADER_Salle_de_Trading.jpg
Une salle de trading. ©Justrader. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Malgré les promesses d’assainissement du système financier faites après la crise, très peu a été fait. Ainsi, l’évasion et l’optimisation fiscale vers les paradis fiscaux se portent à merveille, et grèvent toujours plus le budget des États alors que cet argent pourrait servir à relancer l’économie sur des projets d’avenir ou à alléger la charge de la dette. Les maigres régulations des marchés financiers n’ont pas non plus empêché les banques géantes de grossir encore et de bénéficier d’avantages dont ne disposent pas leurs concurrentes, comme un sauvetage en dernier recours par les États. Les fameux monstres de créances « too big to fail » sont moins nombreux mais encore plus imposants. Les péripéties de la Deutsche Bank, de la Banco Popular ou de nombreuses banques italiennes, toutes gorgées de créances quasi irremboursables, ont déjà suffi à donner des cheveux blancs à de nombreux dirigeants politiques contraints d’assurer leur sauvetage in extremis. Une crise généralisée achèverait donc sans doute ces grandes institutions financières, et causerait une pagaille sans précédent.

En parallèle, les rares avancées obtenues après la crise sont remises en cause les unes après les autres : l’administration Trump a démantelé une large partie de la loi Dodd-Frank, ensemble de régulations des marchés financiers mis en place par Obama, mais aussi la règle dite “Volcker”, qui empêche les banques commerciales de faire certains investissements risqués, tandis que les financements du bureau de protection des consommateurs, autre création démocrate, ont été diminué, et que Donald Trump peut désormais en virer le directeur à sa guise. En France, Emmanuel Macron avait annoncé en catimini sa volonté de déréguler largement le secteur financier durant la campagne, ce qui a attisé les inquiétudes de la plupart des acteurs concernés. Enfin, le Parlement Européen vient de réautoriser la titrisation – même si celle-ci n’avait jamais disparu – ce processus financier complexe qui permet de vendre des packs de titres, en incluant souvent des produits pourris, de manière très opaque. Les arguments sont toujours les mêmes : la crise appartient au passé et il est nécessaire de faciliter le financement des entreprises sur les marchés à tout prix. Tant pis si cela se révèle être le moindre des soucis des entrepreneurs et que le danger d’une nouvelle crise gonfle chaque jour. Par ailleurs, les taux de financement des entreprises ont largement baissé, il y a donc peu d’avantages à déréguler de ce point de vue.

Les niveaux records des indices boursiers du monde entier, en contradiction totale avec l’état de l’économie réelle révèlent un secret de Polichinelle : les bulles spéculatives se sont développées dans de nombreux domaines : les crédits subprimes sur les automobiles aux Etats-Unis, les prêts étudiants, l’immobilier espagnol, la survalorisation d’entreprises dans le secteur high-tech… Les survalorisations de certaines entreprises sont manifestes, par exemple Uber et ses 70 milliards de dollars pour un business model juridiquement incertain et une incapacité à dégager des profits.

Mais c’est la Chine qui fait le plus frissonner les économistes : Depuis 2008, des investissements de relance tous azimuts ont été lancés pour compenser la baisse des exportations vers le reste du monde. Le maintien d’un taux de croissance à deux chiffres a peut-être aidé le parti unique à se maintenir au pouvoir, mais il n’a pas été gratuit. L’État central conserve une dette et un déficit faible (respectivement 40% et 3% du PIB), mais certaines régions atteignent des niveaux d’endettement proches du défaut de paiement et les entreprises publiques sont endettés à 115% du PIB. Un endettement abyssal qui

n’aura en plus que peu aidé l’économie réelle et le quotidien des chinois : des sommes gigantesques ont été dépensées dans des projets absurdes, inutiles, non rentables et souvent liés à des affaires de corruption et accentuant les niveaux de surproduction dans certains domaines, tel que l’acier ou les centrales au charbon. Ajoutez-y des statistiques officielles qui suscitent peu la confiance et un marché financier complètement hors de contrôle et l’on comprend que le pays ait récemment perdu son Triple A auprès de l’agence de notation Moody’s…

Une politique monétaire nocive et qui s’épuise

Au vu des déséquilibres de l’économie mondiale, des nombreuses bulles ou de la folie court-termiste et suiviste des marchés financiers, on est donc en droit de craindre le pire. Mais ce n’est pas tout : le recours à des politiques monétaires non-conventionnelles fait également craindre l’absence d’outils efficaces pour soutenir une reprise de l’activité en cas de nouvelle crise. Cette politique, de plus, est en grande partie responsable de l’abondance de liquidités sur les marchés financiers, ce qui favorise la spéculation et les prises de risque excessives.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Selected_central_bank_rates.png
L’évolution des directeurs de la BCE, de la FED et de la Bank of England depuis 2001. ©MartinD. Licence : domaine public.

Durant la crise financière de 2008, les établissements financiers n’avaient plus assez confiance en leurs concurrents pour accepter de leur prêter – il s’agit d’un blocage sur le marché interbancaire -, en raison du risque de faillites imminentes de banques. Cette asphyxie du marché se répercuta alors sur l’offre de crédit des banques à leurs clients, entreprises et particuliers, et déclencha une crise économique. Pour éviter une faillite généralisée, les banques centrales ont été contraintes de faciliter l’accès aux prêts en diminuant les taux d’intérêts directeurs qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques commerciales, et surtout en ouvrant des programmes de rachats d’actifs. En faisant tomber ces taux à des niveaux proches de zéro très rapidement, les banques centrales ont non seulement facilité la recapitalisation des banques, mais aussi la baisse des taux d’intérêts que celles-ci pratiquent à l’égard de leurs clients, ce qui vise à relancer l’économie réelle en facilitant l’emprunt.

Dans la théorie keynésienne, l’usage conjoint de ces politiques monétaires dites expansives – car elles augmentent la masse monétaire en circulation – et de politiques budgétaires de relance, est censé relancer rapidement l’économie ; une fois celle-ci en meilleure santé, vient le temps de la réduction des déficits publics et de la remontée des taux d’intérêts directeurs. Pourtant, cela n’a pas été le cas après 2008 car les politiques de relance ont été menées durant trop peu de temps – notamment en raison des craintes sur la soutenabilité des dettes publiques dans la zone euro au début des années 2010 -, et car rien n’a été fait pour réduire les inégalités de revenu. Ainsi, depuis 2008, les salaires réels ont largement stagné en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, et la quasi-totalité des nouveaux revenus sont allés à une minorité aisée. Les conséquences d’une telle situation sont désastreuses : les masses de liquidités considérables mises en circulation sont majoritairement allées vers la spéculation, alimentant de nombreuses bulles alors que l’économie réelle peinait à se relancer. Les niveaux historiquement hauts des indicateurs boursiers tel que le Dow Jones, le CAC40 ou du S&P 500, en contradiction totale avec la reprise médiocre de l’activité réelle, en témoignent.

Parallèlement, les stocks colossaux de créances pourries possédés par les banques et les difficultés de financement des États – certaines dettes étant de moins en moins considérées comme de bons placements – ont conduit les banques centrales à racheter ces titres dont personne ne voulait au travers des politiques dites de « Quantitative Easing ». Les bilans des banques centrales (total de leurs actifs et de leurs passifs), réputées pour être des institutions stables, ont donc explosé, en même temps que le risque d’une nouvelle crise augmentait.

Le bilan de la FED, de la BCE et de la Banque du Japon.

Les taux d’intérêts des banques centrales ont très légèrement amorcé leur remontée depuis quelques mois en raison de la modeste amélioration de la santé des économies, principalement aux Etats-Unis. La BCE va quant à elle maintenir son programme de QE pour l’année prochaine, mais à un rythme réduit aux alentours de 30 milliards d’euros par mois. Mais au rythme actuel, il faudra de nombreuses années pour que les taux d’intérêt directeurs remontent suffisamment et que les bilans s’assainissent assez pour que la situation redevienne normale. Les banques centrales n’ont sans doute pas ce temps-là devant elles. C’est alors que la situation pourrait devenir apocalyptique : avec des taux d’intérêts directeurs déjà proches de zéro et des bilans gorgés de crédits pourris, même les outils “non-conventionnels” actuellement utilisés par les banques centrales ne suffiraient plus.

Une nouvelle crise pourrait alors non seulement mettre à terre les colosses financiers « too big to fail », mais aussi la confiance dans les banques centrales et la valeur des monnaies qu’elles émettent. Ce qui pourrait se traduire par une montée en flèche de l’inflation, voire un effondrement du système monétaire actuel. Avec des États qui se retrouveraient surendettés et qui ne pourraient plus espérer le rachat de leurs titres par les banques centrales, les derniers maillons réputés fiables du système financier tomberaient. La suite ne ressemblerait alors à rien de connu.

Quelques préconisations pour éviter le pire

La fuite en avant actuelle est donc intenable ; comme le résume Alfonso Lopez de Castro, directeur de la Financia Business School, « La question n’est plus de savoir s’il y aura un krach, puisque krach il y aura. La question est de savoir quand il aura lieu ». Il est donc temps de nettoyer en profondeur le système financier, ce qui est d’ailleurs la fonction d’une crise.

Tout d’abord, les mesures de régulation et de contrôle du secteur financier doivent être renforcées et non affaiblies : le shadow banking, système de financement qui outrepasse les banques d’investissement, doit être mis hors d’état de nuire, les crédits toxiques interdits et les provisions des banques encore renforcées. Une taxe sur les transaction financière, sans cesse promise et repoussée, et une interdiction du trading haute fréquence, technique algorithmique et informatique d’achat et de vente d’actions en quelques millisecondes qui est l’incarnation même du mimétisme et du court-termisme qui règnent sur les marchés financiers, permettraient de limiter sérieusement la spéculation nuisible et la sensibilité au cycle. Les pouvoirs et les moyens des autorités de surveillance du secteur doivent aussi être accrus si l’on veut être certains d’un changement en profondeur des pratiques du secteur.

Parallèlement, la politique monétaire mondiale doit retourner le plus vite possible à une situation normale, ce qui signifie la fin du Quantitative Easing et la remontée progressive des taux directeurs. C’est ce à quoi procèdent lentement et délicatement les banques centrales, mais si cet effort ne va pas de pair avec la régulation des marchés, les bulles spéculatives peuvent éclater. D’aucuns argueront que la fin de la politique monétaire expansive actuelle risquerait de nous pousser vers la déflation. Il est pourtant nécessaire de rappeler que si l’inflation et la reprise de l’économie demeurent si faibles, ce sont avant tout les politiques d’austérité, de réduction de la commande publique, de destruction des services sociaux et les 21.000 milliards qui dorment dans les paradis fiscaux qui en sont responsables. Au lieu de coupler une politique monétaire accommodante avec une relance budgétaire comme le préconise Keynes, nous avons pris le chemin de l’austérité dès les premières années qui ont suivi la crise, avec pour effet de mettre en péril la reprise et d’encourager une spéculation débridée sur des marchés pauvres en titres solides.

C’est pourquoi la structure de l’économie mondiale doit absolument être rééquilibrée : les excédents commerciaux de l’Allemagne et de la Chine sont trop élevés, de même que les déficits commerciaux d’autres pays, notamment les États-Unis d’Amérique. Il est également impératif de se redonner des marges de manœuvre budgétaires afin de mettre en place des politiques de relance basées sur la redistribution et la transition écologique. Certes, les faibles taux auxquels empruntent les États actuellement sont une opportunité à saisir, mais rien ne sera vraiment possible sans une lutte acharnée contre l’évasion et l’optimisation fiscale, le blanchiment d’argent et l’économie informelle. De nombreux pays doivent enfin sortir au plus vite de leur dépendance aux matières premières, qu’il s’agisse des hydrocarbures, de ressources minières ou agricoles. La situation épouvantable du Venezuela, désormais au bord du défaut de paiement, illustre combien une nation peut sombrer lors de variations de prix brutales que la spéculation accentue. La structure intérieure des économies n’est pas moins importante : les écarts de revenus actuels sont indéniablement nocifs.

Les défauts majeurs de l’économie et du monde financier actuels sont structurels : les réformer en profondeur sera nécessairement douloureux et long, mais c’est impératif. Car si une crise financière et économique prochaine paraît certaine dans le contexte actuel, tout doit être fait pour en réduire l’ampleur.

Crédits photo :

https://pixabay.com/p-598892/?no_redirect

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/68/JUSTRADER_Salle_de_Trading.jpg

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bd/Selected_central_bank_rates.png

https://www.lesechos.fr/medias/2017/05/12/2086250_0212065101978_web_tete.jpg

 

Réparations de guerre : la dette impayée de l’Allemagne envers les Grecs

©moritz320. Licence : CC0 Creative Commons.

269,5 milliards d’euros. C’est, selon un rapport du Parlement grec de 2015, la somme que doit payer l’Allemagne à la Grèce au titre des réparations de guerre pour l’occupation du pays par les nazis entre 1941 et 1944. Le remboursement de cette somme, qui représente plus de deux-tiers de la dette grecque (320 milliards d’euros), équivaudrait quasiment à son effacement. Le fait que ces réparations demeurent aujourd’hui impayées rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, l’Allemagne était au bord de la faillite, et que c’est précisément l’annulation et/ou le report de ses dettes – de guerre mais aussi hors-guerre – qui ont permis au pays de se redresser et d’être la puissance qu’elle est de nos jours. Un élément dont les instances européennes feraient bien de se souvenir…

 

L’occupation de la Grèce, un moment d’anéantissement du pays

27 avril 1941. Les armées grecques et leurs alliés britanniques vaincus, les troupes à motocyclettes allemandes et la seconde division Panzer entrent victorieuses dans Athènes. Se rendant directement à l’Acropole, ils y font descendre le drapeau grec de son mât pour le remplacer par la svastika nazie, actant symboliquement la fin de la Bataille de Grèce et la victoire du Troisième Reich et de ses alliés de l’Axe – bulgares et italiens.

S’ouvre alors le début d’une période d’occupation féroce du pays par l’Allemagne, désastreuse sur le plan humain et économique. Comme dans tous les pays qu’elle occupe, l’Allemagne oriente l’économie grecque au service des intérêts du Reich. Elle exige ainsi un important tribut de guerre, qui entraîne le pillage des ressources alimentaires grecques pour nourrir la Wehrmacht. Des frais d’occupation sont également exigés : l’occupant spolie plus de 400 milliards de drachmes entre 1941 et 1943. Enfin, les Nazis exproprient les richesses minières grecques en forçant les entreprises locales à nouer des contrats avec les exploitants allemands. Pour les Grecs, cela signifie une chute drastique de la production industrielle, une explosion du chômage et une inflation galopante. Le pillage par l’occupant allemand et les pénuries qui s’en suivent provoquent une longue période de famine dont le bilan est très lourd : 300 000 Grecs meurent de faim sur la période 1941-1944. A l’hiver 1941-1942, la situation est telle que dans la seule ville d’Athènes, la Croix-Rouge dénombre jusqu’à 300 décès par jour.

L’armée allemande est également responsable de terribles carnages, dans sa guerre permanente de représailles contre la résistance grecque, notamment l’EAM communiste. La répression allemande, particulièrement sanglante, se traduit par le massacre de villages entiers. Kalavyrta, Komeno, Distomo, Kaisariani… autant d’Ouradour-sur-Glane grecs parmi une liste interminable, pour un bilan humain tournant autour de 70 000 victimes. Sur l’ensemble de la période d’occupation, entre les privations, le pillage et la répression, on estime que ce sont entre 8 et 9 % des Grecs qui ont trouvé la mort (à titre de comparaison, ce chiffre s’élève à 1,5 % en France), et un septième de la population qui s’est retrouvée sans abri.

C’est cette dette de sang que l’Allemagne n’a jamais réglée, et qui a refait surface à l’heure où les créanciers allemands et européens étouffent l’économie hellénique.

Une arme diplomatique pour instaurer un rapport de force

Le 26 janvier 2015, le premier acte officiel d’Alexis Tsipras, alors fraîchement nommé Premier Ministre, fut de se rendre au mémorial de Kaisariani, village-martyr. Une manière hautement symbolique de renvoyer l’Allemagne à ses propres responsabilités historiques. Et de faire jouer un argument de poids dans le bras-de-fer à venir autour de la question de la dette grecque. La suite est bien connue : la trahison de Tsipras vis-à-vis du référendum de l’été 2015, suivie de l’acceptation du mémorandum européen. Le coup d’éclat à Kaisariani est resté lettre morte. Depuis, la question des réparations de guerre n’est plus évoquée lors des tables de négociation.

Pourtant, la somme des réparations de guerre évaluée par le Parlement grec en 2015, chiffrée à 269,5 milliards d’euros, changerait complètement la donne pour Athènes si elle était payée par l’Allemagne. Ce calcul prend en compte la somme réclamée par la Grèce dés 1946, qui s’élevait à 7 milliards de dollars : le chiffre est ensuite actualisé en prenant en compte l’inflation et les intérêts. Ces réparations recouvriraient ainsi les prêts (estimés à 10 milliards d’euros) que la Grèce a « consenti » avec un pistolet sur la tempe au Reich, les dédommagements pour les destructions de l’appareil productif et du système monétaire, ainsi que l’indemnisation des nombreuses familles de victimes (l’Allemagne n’ayant remboursé que les victimes juives, dans les années 1960). En tout, cela représente plus de deux-tiers de la dette grecque. Un tel remboursement, qui équivaudrait à un effacement des dettes de la Grèce envers ses créanciers par l’effacement de la dette historique de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce, permettrait à l’économie du pays de respirer enfin.

Évidemment, la question reste pure science-fiction en l’état, Berlin ayant clairement fermé la porte à une telle hypothèse. Mais à défaut de pouvoir trouver un écho juridique et économique immédiat, le sujet reste un argument moral indiscutable dans le camp grec. Car pour comprendre pourquoi le dossier des réparations de guerre n’est pas clos soixante-treize ans après la libération de la Grèce, il faut revenir à février 1953, date à laquelle l’Allemagne se voit octroyée une réduction de sa dette, et un quasi-renvoi aux calendes du remboursement des réparations de guerre (celles-ci sont alors renvoyées à la réunification future de l’Allemagne ; or, en 1990, Helmut Kohl refuse d’envisager le remboursement). Comparer le cas allemand en 1953 et le traitement du cas grec aujourd’hui permet de mettre en lumière l’injustice que subissent les Grecs, et d’anéantir la vue de l’esprit qui fait de la dette et de son remboursement consciencieux l’alpha et l’oméga de l’économie.

1953 : quand l’Allemagne voyait l’allègement de sa dette par ses créanciers

C’est un fait que les créanciers allemands et européens oublient un peu facilement. En février 1953, les Accords de Londres réduisent la dette ouest-allemande contractée hors-guerre de 60 %. Les Alliés sont alors bien conscients que l’humiliation économique du traité de Versailles a constitué l’une des conditions qui a rendu possible l’ascension d’Hitler au pouvoir, et ils ont dès lors été soucieux d’éviter que l’histoire ne se répète, même au prix d’une perte sèche pour les créanciers. L’Allemagne de l’Ouest devait à tout prix pouvoir se relancer : c’est le principe du « rembourser sans s’appauvrir ».

Pour cela, au-delà des effacements de dette et des reports, on établit que le service de la dette allemande ne doit pas dépasser 5 % de ses revenus d’exportation, afin de ne pas étouffer sa relance économique. Une telle disposition n’existe évidemment pas parmi les mesures imposées à la Grèce. Or, justement, les revenus d’exportation allemands augmentent, après-guerre. Et ceci en grande partie car le pays est autorisé à rembourser en monnaie nationale, et non en devises étrangères (ce qui implique la possibilité de faire tourner la planche à billets). Les créanciers, notamment français, britanniques et américains, se retrouvent ainsi remboursés avec des deutsche marks fortement dévalués qui ne servent à rien, si ce n’est à importer des produits ouest-allemands. Les exportations s’en trouvent donc dynamisées. Une telle possibilité n’existe pas pour la Grèce : tant qu’elle ne sort pas de la zone euro [1], elle sera de facto contrainte de payer en euro, alors qu’elle en manque (étant en déficit commercial avec les autres États-membres de l’UE).

Enfin, les Accords de Londres de 1953 accordaient aux tribunaux ouest-allemands la possibilité de suspendre le remboursement en cas de troubles à l’ordre public. En Grèce, le brasier social et la montée inédite de forces politiques extrémistes comme Aube Dorée, ne permettent d’avoir aucun doute sur les risques qu’encourt ce pays en termes de troubles à l’ordre public. La Troïka refuse pourtant catégoriquement un tel gel des remboursements ; une indication supplémentaire qui permet de penser que la priorité de l’Union européenne dans ce dossier n’est pas la stabilisation politique et démocratique de la Grèce, mais bien la satisfaction, coûte que coûte, des appétits des créanciers.

Toujours est-il que l’ironie de l’Histoire est savoureuse. Si l’Allemagne est là où elle en est aujourd’hui, parmi les premiers de la classe de l’économie mondialisée, c’est aussi parce qu’à un moment de son histoire, sa dette a été partiellement effacée, en partie aménagée, par pure volonté politique de ses créanciers dans le cadre de la Guerre Froide. Les arguments présentés lors des Accords de Londres sont toujours valables aujourd’hui. Le précédent grec est une menace pour tous les peuples européens. L’Allemagne, parce qu’elle a profité d’un effacement salutaire de sa dette, et parce qu’elle n’a à ce titre jamais payé pour les atrocités commises durant l’occupation de la Grèce, a une double responsabilité morale vis-à-vis de ce peuple. Elle est, plus que n’importe quel autre État européen, la plus illégitime pour demander aux Grecs de rembourser quoi que ce soit.

Comme l’illustrent les Accords de Londres, la dette n’est pas tant une question économique qu’un problème de volonté politique. Un effacement de la dette grecque n’a rien d’impossible. Seulement, en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne, l’heure est à la saignée.

Et pour cause. Un rapport de juillet 2017 émis par le ministère des Finances allemand a montré que les prêts accordés à la Grèce par l’Allemagne avaient rapporté à Berlin un bénéfice de 1,34 milliards d’euros, via les intérêts. Et ce n’est pas tout. Car s’il est normalement prévu que ces bénéfices soient restitués à la Grèce dans le cadre du plan d’aide, c’est à la seule condition que la Grèce se plie aux exigences de ses créanciers. Parmi celles-ci, une vaste opération de démantèlement et de privatisations des services publics, au profit… de l’Allemagne, entre autre. Gagnante à tous les coups.

Ainsi, lorsque quatorze aéroports grecs – parmi les plus rentables : ceux de Mykonos ou encore de Santorin et de Corfou – ont été privatisés, ils ont été vendus à l’entreprise allemande Fraport, dont les actionnaires majoritaires sont la région de Hesse et la ville de Francfort. Ou quand les pouvoirs publics allemands se renflouent sur la misère d’un peuple et la destruction méticuleuse de la propriété publique d’un « partenaire » européen…

[1] il convient de préciser que même si la Grèce avait sa propre monnaie, il faudrait encore qu’elle puisse parvenir à un accord avec ses créanciers sur la possibilité de rembourser sa dette avec cette monnaie nationale, c’est-à-dire de « monétiser sa dette ».

Crédits photo : ©moritz320. Licence : CC0 Creative Commons.

Sortir de l’euro : le premier pas vers une politique sociale

Lien
No credits needed

Loin d’être une dangereuse dérive fasciste, sortir de l’euro constitue le premier pas obligatoire pour toute politique sociale ambitieuse. (suite…)

L’Union Européenne rappelle à Tsipras qui sont les maîtres

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexis_Tsipras_in_Moscow_4.jpg
Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

Les créanciers viennent de suspendre l’allègement de la dette qu’ils avaient accordé au gouvernement grec. L’Eurogroupe estime qu’Alexis Tsipras a violé l’accord que son gouvernement a passé avec les créanciers en annonçant la mise en place de timides mesures sociales.


Le premier ministre grec Alexis Tsipras a promis il y a une semaine de mettre en place des mesures sociales destinées à soulager les plus pauvres : le versement de quelques centaines d’euros aux 1,6 millions de retraités pauvres gravement touchés par les mesures d’austérité et le report de la hausse de la TVA dans les îles de l’Est du pays les plus frappées par la crise migratoire (les réfugiés et les populations locales paieront cette taxe comme tout le monde). Des mesures qui n’affecteraient pas la situation financière de la Grèce, puisqu’elles seraient subventionnées par un excédent budgétaire de 674 millions d’euros. L’excédent primaire grec, c’est-à-dire l’excédent budgétaire avant que ne soient déduits du budget les coûts engendrés par le remboursement de la dette, est en effet l’un des plus élevés de la zone euro. C’en est trop pour les créanciers, qui ont décidé de suspendre l’allègement de la dette grecque décidée par l’Eurogroupe le 5 décembre ; un porte-parole de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, met en cause les mesures “unilatérales” d’Alexis Tsipras, qui “ne sont pas en ligne avec nos accords”, a-t-il précisé. Le premier ministre grec avait pourtant appliqué toutes les mesures réclamées par l’Eurogroupe et la “Troïka” (c’est-à-dire la Banque Centrale Européenne, la Commission Européenne et le FMI, qui représentent les créanciers de l’Etat grec).

Tsipras avait accepté les mesures des créanciers

Depuis juin 2015, le gouvernement grec a voté les centaines de mesures d’austérité préconisées par la « Troïka » : la TVA et les cotisations des travailleurs ont été fortement augmentées, l’expulsion des locataires endettés a été généralisée, et le gouvernement grec s’est engagé à privatiser l’équivalent de 50 milliards d’euros de biens publics. Pour atteindre cet objectif, il a purement et simplement dû se résoudre à privatiser une partie de son territoire ; Alexis Tsipras a ainsi mis en vente 597 îles grecques, des centaines de plages et de sites archéologiques.

Les mesures sociales annoncées par Alexis Tsipras ne contredisent pas les engagements pris avec les créanciers : rien dans ces accords n’interdit  au premier ministre grec de redistribuer les excédents budgétaires comme il l’entend. Pourtant, l’Eurogroupe a décidé de punir Alexis Tsipras en le menaçant de suspendre l’allègement de la dette prévu le 5 novembre.

Un allègement très relatif

L’accord signé en juin 2015 avec les créanciers prévoit une annulation de 30% de la dette grecque. Cette annulation a sans cesse été retardée par les créanciers, alors qu’Alexis Tsipras a pratiquement mis en place toutes les mesures d’austérité incluses dans l’accord. Bon nombre d’observateurs jugent que cet allègement serait insuffisant ; la dette grecque s’élève actuellement à 175% de son PIB ; même si elle était allégée de 30%, la dette grecque serait toujours supérieure au PIB du pays.

Depuis 2008, la crise de la dette entraîne la Grèce dans une spirale sans fin. Pour rembourser sa dette, la Grèce doit emprunter sur les marchés financiers avec taux d’intérêt ; pour rembourser ces nouveaux prêts, le gouvernement emprunte sur de nouveaux marchés financiers, toujours avec taux d’intérêt, et ce à l’infini. Résultat : la dette grecque, qui représentait l’équivalent de 110% du PIB en 2008, représente désormais 175% du PIB.

Les créanciers acceptent de prêter de l’argent à la Grèce uniquement si celle-ci met en place des mesures d’austérité, ce qu’ont accepté tous les gouvernements grecs depuis 2008. Ces plans d’austérité ont eu des conséquences sociales dramatiques.

La Grèce : l’un des pays les plus touchés par la crise

La situation du peuple grec frôle la crise humanitaire. 35% des Grecs vivent aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, et 15% en-dessous du seuil d’extrême-pauvreté, c’est-à-dire avec des revenus inférieurs à 182€ par mois. La mortalité infantile a augmenté de 43% depuis 2008, tandis que le taux de suicide a triplé. Le taux de chômage a doublé, et ce sont actuellement 47% des jeunes qui sont à la recherche d’emplois en Grèce.

La sortie de l’euro ou l’esclavage à perpétuité ?

Alexis Tsipras avait été élu en février 2016 en promettant de “changer l’Europe” pour mettre en place une “Europe sociale”. Pendant six mois, son gouvernement a tenté de concilier la lutte contre les politiques d’austérité préconisées par l’Union Européenne et le maintien dans la zone euro. Il avait finalement cédé à la “Troïka” (Commission européenne + Banque Centrale Européenne + FMI) et appliqué le plan d’austérité qu’elle réclamait. Depuis, la dette a encore augmenté et la situation sociale de la Grèce s’est dégradée. La seule manière pour la Grèce de rompre avec la spirale infernale de la dette résiderait dans la possibilité d’annuler une partie de sa dette et de contrôler son système bancaire ; mais depuis le Traité de Maastricht, interdiction est faite aux Etats membres de l’Union Européenne de contrôler leur banque centrale et d’avoir une quelconque souveraineté monétaire…

Puisque les timides mesures sociales prônées par Tsipras ne contredisaient pas les engagements pris avec la “Troïka”, pourquoi l’Eurogroupe a-t-il décidé de suspendre l’allègement de la dette grecque ? Certains y verront un aveuglement idéologique de la part des créanciers; d’autres une volonté politique de montrer qu’aucune alternative à l’austérité n’est possible. Quoi qu’il en soit, cette décision de l’Eurogroupe pose une fois de plus la question de la compatibilité entre le maintien dans la zone euro et la résistance à l’austérité. Elle montre que le gouvernement grec est pieds et poings liés devant ses créanciers, puisqu’il ne parvient pas à voter la moindre loi sans leur accord. Puisque ce sont l’Eurogroupe et la Banque Centrale Européenne qui décident s’ils doivent débloquer des fonds pour la Grèce, ils sont en mesure de lui imposer toutes les mesures d’austérité qu’ils souhaitent. Une alternative à l’austérité peut-elle se concevoir sans rupture avec l’Union Européenne et la monnaie unique ? La résistance à l’esclavage par la dette est-elle pensable sans rupture avec la Banque Centrale Européenne qui en est l’instrument ?

Crédits photographiques : ©www.kremlin.ru
Licence : Creative Commons Attribution 3.0 Unported license.