Le naufrage de Macron au Sahel

Fort de Madama, Niger, 2014. Thomas Goisque | Wikimedia Creative Commons.

Le bilan de la politique macroniste au Sahel se résume en un mot : naufrage. L’opération Barkhane se sera montrée incapable d’affaiblir les groupes djihadistes, le soutien français à des présidents francophiles n’aura pas empêché leur renversement et l’hostilité envers la politique française aura atteint un niveau record chez les populations sahéliennes. Alors qu’un débat parlementaire sur la question a été annoncé et que l’avenir de force européenne Takuba doit être décidé d’ici mi-février, il est temps de revoir intégralement la politique de la France au Sahel et en Afrique.

Joël Meyer, l’ambassadeur de France, aura fini par être expulsé du Mali. Il fait les frais de la montée des tensions diplomatiques entre Paris et Bamako, alors même que 5 000 soldats français sont déployés au Sahel pour lutter contre les groupes djihadistes. Préférant entrer dans le jeu de la surenchère plutôt que d’adopter une stratégie de baisse des tensions, le gouvernement français porte une grande responsabilité dans cette escalade face à une junte soutenue par la population dans un pays exsangue. L’horreur affichée par le gouvernement français face au retour de la Russie au Mali – à quoi s’ajoute la montée des tensions en Ukraine – aura eu raison de toute retenue en matière diplomatique.

Chute de deux présidents francophiles

Après la chute du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), c’est au tour du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré de tomber, tous deux emportés par des coups d’État d’une grande popularité. La présence militaire française n’aura pas suffi à protéger ces deux présidents francophiles, dont les armées étaient en lambeaux, rongées par la corruption. En plus de leur impuissance à lutter contre les groupes djihadistes et de la corruption de leurs régimes, leur soumission à Paris humiliait leurs citoyens et aura ravivé chez eux l’hostilité face à la politique de la France en Afrique.

Non content de son ascendance sur eux, Macron aura enfoncé ses homologues sahéliens en les humiliant. Peu de temps après son élection, il avait demandé, hilare, au président Kaboré s’il était parti « réparer la climatisation », devant des étudiants ouagalais tout aussi hilares. Et face à la montée de la contestation populaire de l’opération Barkhane, il avait convoqué les présidents des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) comme pour leur faire prêter allégeance à leur suzerain, lors du sommet de Pau de janvier 2020, soit sept mois avant le renversement d’IBK.

Cet échec total de la diplomatie française aura donc eu raison de deux présidents pourtant disposés à avaler toutes sortes de couleuvres venant de Paris. Au Mali, une junte indocile a pris le pouvoir avant d’annoncer son choix, face à l’échec patent et au redéploiement de Barkhane, de diversifier ses partenaires sécuritaires, en faisant appel aux mercenaires du groupe russe Wagner – décision accueillie comme une déclaration de guerre par le gouvernement français.

Nouvelle guerre froide entre France et Russie

Estimant sans doute que la situation n’était pas assez compliquée, Jean-Yves Le Drian a jugé bon de déverser, avec une certaine persévérance, l’huile sur le feu. On ne compte plus ses sorties incendiaires à propos de la relation qu’Assimi Goïta, le chef de la junte malienne, entretient avec Wagner. « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali » déclarait-il quelques semaines avant que les Russes n’arrivent. Les voilà au Mali que la junte, « illégitime », prend des « mesures irresponsables » pendant que Wagner « spolie le Mali ». Oubliant que le Mali est un pays indépendant depuis 1960, Le Drian aura provoqué l’expulsion du malheureux Joël Meyer par la junte bamakoise. Mais sur quel critère se fonde la légitimité ou l’illégitimité d’une junte, selon Le Drian ? Manifestement pas à sa manière de prendre le pouvoir. On ne l’a jamais entendu s’en prendre à la junte – dynastique – tchadienne, que Macron aura adoubée sans attendre en assistant aux premières loges aux funérailles du sanguinaire feu Idriss Déby. Deux poids, deux mesures.

Malgré l’impopularité et les insuffisances de Barkhane, il n’est pas inutile de rappeler que la junte malienne n’a à ce jour pas demandé le départ des forces françaises. Bien au contraire : ce qui a mis le feu aux poudres, avant même le déploiement de Wagner, c’est l’annonce puis la mise en œuvre du « redéploiement » de Barkhane et la fermeture des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou. Choguel Maïga, le premier ministre malien, avait vivement réagi en accusant la France, à la tribune des Nations unies, d’« abandon en plein vol ». C’est donc aussi la stratégie militaire de Macron qui a ouvert la voie au retour historique de la Russie au Mali – les présidents Modibo Keita (1960-1968) et Moussa Traoré (1968-1991) avaient signé des accords de coopération militaire avec l’Union soviétique.

Échec de Barkhane, mort de Takuba ?

Pourquoi Barkhane est-elle devenue si impopulaire chez les populations sahéliennes ? L’exécutif français a beau jeu de désigner comme seuls responsables les « trolls russes » qui suscitent un hypothétique « sentiment anti-français » chez les populations sahéliennes en propageant des « fake news » sur les réseaux sociaux. Cette rhétorique leur permet d’esquiver la question des échecs de Barkhane, incapable d’endiguer le fléau djihadiste. Car ce sont d’abord et avant tout ces échecs qui poussent les populations et les gouvernements sahéliens à envisager d’autres partenariats – dont on peut douter, par ailleurs, qu’ils seront plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Le Quai d’Orsay et l’Hôtel de Brienne se sont donné une mission impossible à réaliser, à savoir l’éradication des groupes djihadistes, et ils l’ont compris. En effet, une armée conventionnelle est inefficace à vaincre des groupes insurgés dans le cadre d’une guerre asymétrique. D’autant qu’avant d’être des « fous de Dieu », leurs jeunes combattants islamistes s’insurgent – dans les formes les plus détestables qui soient, certes – contre l’État et les autorités publiques incapables de leur fournir les moyens de vivre dans la dignité. Les groupes djihadistes prospèrent grâce à la profonde crise du monde rural sahélien : il est aussi indispensable de délimiter des pistes à bétail pour éviter les confrontations entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, que de traquer les terroristes. Mais les autorités maliennes ne remplissent pas leur mission.

La rupture entre Barkhane et les populations sahéliennes aura été définitivement consommée quand des militaires français ouvriront le feu… sur des manifestants désarmés, provoquant la mort de trois d’entre eux. Un convoi militaire français, partant de la Côte d’Ivoire vers la base de Gao au Mali, avait été stoppé une première fois à Kaya, au Burkina Faso, et une seconde fois à Téra, au Niger, dans les deux cas par des manifestations spontanées. C’est dans cette deuxième ville que l’armée française aura commis l’irréparable… sans jamais que le gouvernement français ne l’admette. Mais ces dénégations sont une habitude. François Lecointre, le chef d’état-major d’alors, avait osé qualifier un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), concluant que l’armée française avait tué 19 civils en bombardant un mariage à Bounti, au Mali, de « manipulation » et d’« attaque » contre l’opération Barkhane.

À cette inadaptation des réponses militaires aux crises et conflits sahéliens, à cet échec à faire « monter en puissance » les armées sahéliennes, à ce déni face à l’inefficacité de Barkhane et à ses graves bavures, s’ajoute la mort probable de Takuba – cette force européenne était pourtant un projet-phare de Macron l’européen. La décision de la junte malienne d’expulser les militaires danois, après avoir estimé que leur entrée sur le territoire malien était illégale, fait craindre à Paris que le Portugal, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie ne suivent le même chemin que la Suède, qui a déjà renoncé à envoyer ses soldats.

Échec de la Cédéao

L’échec de Macron est aussi celui de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Élysée s’appuyait sur elle pour faire adopter des sanctions économiques drastiques au peuple malien – chose qui a été faite – en espérant délégitimer la junte. Mais… c’est l’inverse qui s’est produit. La junte en est sortie renforcée tandis que la Cédéao a, elle, perdu toute légitimité en votant un blocus inique contre un peuple déjà à bout de souffle. Pourtant, il y a dix ans, lors d’un précédent coup d’État, les sanctions avaient été efficaces. Mais la donne a changé depuis.

Les populations sahéliennes peinent à comprendre pourquoi la Cédéao, considérée comme le « syndicat des chefs d’État » de la sous-région, fait preuve d’autant de zèle contre la junte malienne alors qu’elle et les États ouest-africains ont bien peu soutenu le Mali dans la lutte contre les groupes djihadistes. De plus, quelles leçons peuvent donner un Ouattara – en train de réaliser son troisième mandat à la légalité plus que douteuse – un Eyadema – en train de réaliser son quatrième mandat – ou un Macky Sall – qui laisse planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat – en termes de bonne gouvernance ? S’ils adoptent une position aussi dure, c’est aussi parce qu’ils craignent d’être à leur tour renversés.

Ces mêmes populations sahéliennes se demandent quel rôle a joué la France dans l’adoption de ces sanctions. La France avait en effet proposé une résolution pour que le Conseil de sécurité s’aligne sur les sanctions de la Cédéao, que la Russie et la Chine ont bloquée. L’objectif de Macron apparaît désormais clairement : qu’Assimi Goïta quitte le pouvoir au plus vite et qu’un dirigeant plus favorable à la France le remplace. Mais, après tant d’échecs essuyés, Macron pourra-t-il atteindre un tel objectif ? Car, à ce jeu, la junte malienne semble bien plus habile que le gouvernement français.

Le jeu habile de la junte malienne

Assimi Goïta joue parfaitement son coup depuis le début des manifestations contre le pouvoir d’IBK. Il a su agir quand IBK a perdu toute légitimité politique, pour le renverser sous les acclamations de la population. Il a su choisir un homme de paille, Bah N’Daw, à la tête de la transition et l’écarter quand celui-ci s’est montré indocile. Il a su gagner en popularité en lançant des procès pour corruption contre d’anciens caciques du régime d’IBK. Il a su obtenir le soutien de Moscou pour compenser le redéploiement et la baisse des effectifs de Barkhane. Il a su garder le soutien de son peuple face à la Cédéao, en appelant à une manifestation qui fut une véritable démonstration de force. Il a su organiser des « assises nationales » lui accordant cinq ans de transition.

Il sait envoyer ses ministres au front, en premier lieu son bras droit Choguel Maïga et son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, qui marquent les esprits par leur éloquence. Il sait jouer du sentiment de nationalisme de son peuple en affrontant ouvertement la France. Son exemple a inspiré ses homologues et voisins Mamadi Doumbouya en Guinée et Paul-Henri Damiba au Burkina Faso, qui ont eux-mêmes renversé leurs présidents, rompant par-là l’isolement du Mali dans l’espace Cédéao. Mais il n’empêche qu’il va se retrouver en difficulté face au blocus, tandis que les djihadistes profitent de ce désordre.

Sur cet échiquier, c’est à la France et à l’Union européenne de jouer les prochains coups. La France va ouvrir un débat parlementaire sur Barkhane, dont le retrait total du Mali n’est pas exclu, tandis que l’Union européenne, sous présidence française, doit décider d’ici mi-février de l’avenir de Takuba. On ne connaît pas encore le gagnant de ce jeu entre Macron et Goïta, mais on connaît déjà le perdant : le peuple malien, qui continue de souffrir des attaques djihadistes incessantes et de la crise économique, en silence.

Le Burkina Faso au bord de l’effondrement, la présence française en question

Photo du blocage du convoi militaire français à Kaya. Facebook : OR noir.

Depuis plusieurs mois la situation se dégrade au Burkina Faso : les attaques se multiplient, la population manifeste sa colère contre le gouvernement et l’intervention française n’a jamais été aussi impopulaire. Bruno Jaffré, spécialiste du Burkina Faso, biographe de Thomas Sankara et auteur de L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014 (Syllepse, 2019), analyse ici les conséquences politiques des attaques terroristes et des manifestations contre la présence de l’armée française au Burkina Faso. Ce texte a initialement été publié sur son blog, hébergé par le Club de Mediapart.

Jamais depuis l’indépendance une crise au Burkina Faso n’a été aussi grave. Le pays semble s’enfoncer dans une crise politico-militaire, sans qu’aucune perspective ne se dessine.

Dans un de nos récents articles [1], nous évoquions déjà l’électrochoc ressenti après l’attaque de la ville de Solhan, située dans la région Nord à proximité d’un site d’orpaillage. Cette attaque terroriste avait fait 132 victimes, sans que l’armée n’ait été capable d’intervenir à temps, alors qu’une garnison n’était distante que d’une quinzaine de kilomètres.

De nombreuses attaques se produisent très régulièrement, faisant de nombreuses victimes. Il y a peu, lesdits terroristes s’en prenaient aux civils et parfois aux religieux, avec pour objectif clair de faire fuir les personnels administratifs et les habitants s’ils ne respectaient pas leurs consignes. Les incursions menaçantes touchent désormais de nouvelles régions plus au sud, alors que, jusque-là, elles ne touchaient que le grand nord. Les terroristes semblent se déplacer à leur gré dans de nombreuses régions, souvent par groupe de dizaines ou centaines de motos. Ils se promettent même de revenir s’ils ne sont pas entendus, donnant l’impression d’être les maîtres de ces territoires. L’armée paraît dépassée et manquant de renseignements.

Progression des attaques terroristes depuis 2017 (Source : Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED)) © Free Afrik.

L’audio ci-dessous, datant de quelques jours, illustre le désarroi de la population. Il provient d’un habitant de la province de Nayala, située dans la région Nord à environ 150 km de Ouagadougou et est révélateur de leur progression et de leur avancée vers le sud.

Écouter ici le témoignage d’un habitant de la région de la Boucle du Mouhoun.

La population n’en peut plus. Si Ouagadougou semble vivre dans une certaine insouciance, de nombreuses villes voient affluer des déplacés fuyant l’insécurité. Depuis déjà plusieurs mois, de nombreuses manifestations se déroulent dans les grandes villes du Nord et de l’Est, les plus touchées par les attaques. Les manifestants dénoncent l’incompétence du gouvernement et l’incapacité de l’armée. Ils sont souvent sortis dans les rues à la suite d’appels de coalitions locales qui les encadraient ; d’autre fois, ils sont sortis avec un certain décalage avec les appels de l’opposition politique dirigée par le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), le parti de Blaise Compaoré, au pouvoir de 1987 à 2014. La guerre frappe souvent aux portes de ces villes qui, dans un élan de solidarité sans faille, accueillent des dizaines de milliers de déplacés.

Inata, l’attaque de trop

L’attaque d’Inata du 14 novembre dernier fait l’effet d’un électrochoc. Cette localité du Nord du pays a subi l’assaut d’une dizaine de motos accompagnées de pickups munis de mitrailleuses. L’assaut est attribué au Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM), affilié à Al-Qaida. Son bilan est lourd : 57 tués dont 53 gendarmes, sur 113 gendarmes et 5 civils présents dans le camp. Le carnage est doublé d’une grave défaite militaire. Le même jour, une autre garnison, située à Kelbo, dans la région du Sahel, était attaqué. Mais, selon un communiqué officiel de l’armée, les Forces de défense et de sécurité (FDS) et les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont pu la repousser. Et le 21 novembre, l’attaque d’un détachement de gendarmerie de Foubé, dans la région du Centre-Nord, a tué une dizaine de civils et neuf gendarmes.

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire.

Une défaite militaire écrasante ! Chacune de ces défaites est ressentie comme une humiliation pour ce pays. Pays qui, hier encore, était fier de son insurrection de 2014, qui a chassé Blaise Compaoré, et de la victoire contre le putsch du général Diendéré, fomenté en 2015. Le général Diendéré, déjà condamné à vingt ans de réclusion pour sa tentative de putsch, est actuellement jugé pour l’assassinat de Thomas Sankara et de ses compagnons. Sept ans après, le Burkina Faso est méconnaissable.

Lire sur LVSL notre entretien avec Bruno Jaffré : « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Il y a peu, on lisait encore régulièrement sur Facebook des sarcasmes de Burkinabè à l’encontre des militaires d’autres pays, notamment au Mali, qui a entamé des négociations avec les Russes de la milice Wagner pour affronter les terroristes.

Mais la colère grandit au fur et à mesure que les informations sur ce dernier drame se précisent. Informations dramatiques et révoltantes s’il en est ! LeFaso.net, média numérique de référence, est, fait rarissime, sorti de sa neutralité le 23 novembre. On peut lire, dans un éditorial intitulé « Inata ! : la grande honte de la grande muette ! », des extraits d’un message radio, daté du 12 novembre et issu de la garnison, dans laquelle elle se plaint « d’une rupture totale de provision alimentaire » obligeant les soldats à abattre les animaux alentours pour se nourrir, et ce depuis deux semaines. Et, plus loin, un groupe de gendarmes « qui se présente comme les “gendarmes de la mission Dablo/Foubé” révèlent qu’”avant le mois de mars 2021, tous ceux qui ont effectué des missions dans ces deux zones n’ont reçu que la moitié des primes. Aucune prise en charge sanitaire”. “Pourquoi ?” exclame le groupe qui dit n’avoir eu que des promesses de la part de ses supérieurs qui sont responsables de ces coupures ». Les gendarmes étaient donc abandonnés à eux-mêmes sans nourriture depuis près de deux semaines !

Nouvelles promesses du président Roch Marc Christian Kaboré

Une première réaction du président intervient d’abord le 17 novembre sous forme de condoléances. Et, après un très long silence gouvernemental, la réponse aux manifestations qui se multiplient dans le pays intervient dans un discours le 25 novembre, à 23h30 ! Il annonce le lancement d’une enquête administrative suivie de sanctions et de poursuites judiciaires contre les responsables, des changements dans la hiérarchie militaire, l’envoi sur le terrain des chefs militaires souvent accusés sur les réseaux sociaux de rester en sécurité à Ouagadougou et la constitution d’une nouvelle équipe gouvernementale plus resserrée. Mais aussi, ce qui est nouveau et était très attendu, c’est une opération mains propres et le traitement tous les dossiers pendants de corruption, afin de « mettre fin aux dysfonctionnements inacceptables qui sapent le moral de nos troupes combattantes et entravent leur efficacité dans la lutte contre les groupes armés terroristes. »

Quelle crédibilité accorder à ces déclarations ?

Alors que de nombreux partis ont rejoint la majorité présidentielle après les élections présidentielles de 2020, le chef de l’État apparaît bien seul et bien faible pour affronter la crise, si tant est qu’il ait vraiment la volonté politique de le faire. Même le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) – méga-parti issu d’une scission interne au CDP, peu avant l’insurrection de 2014 – disposant pourtant de la majorité absolue, semble aphone devant la gravité des évènements. Il s’est contenté d’appeler à « fédérer des énergies contre le terrorisme ». Seul est monté au créneau l’Union pour la renaissance / Mouvement patriotique sankariste (UNIR/MPS), appartenant à la majorité présidentielle. Son président, maître Bénéwendé Sankara [2], a proposé, lors d’une conférence de presse, des changements dans l’armée, la mise en place de l’état d’urgence et de l’état de siège.

Pourtant, la majorité présidentielle est écrasante après le ralliement de nombreux partis au lendemain des dernières élections. Leurs militants, surtout formés pour mener des campagnes électorales, s’avèrent incapables d’affronter cette grave crise politique et de se mobiliser pour défendre la politique gouvernementale. En revanche, les journaux sont envahis de déclarations ou comptes-rendus de conférences de presse de petites organisations sans envergure, affirmant leur soutien ou demandant la démission du président.

Déjà, lors des nombreuses grèves des années 2016 et 2017 à l’appel des syndicats demandant des augmentations de salaire, des voix s’exprimaient dans le pays dénonçant la faiblesse du gouvernement qui satisfaisait à leurs revendications alors que la guerre s’amplifiait. En réalité, la corruption et les dysfonctionnements de l’armée sont dénoncés depuis de nombreuses années sans que le gouvernement n’ait engagé d’action pour y remédier.

Des officiers corrompus, des moyens aériens déficients

Les FDS, qui affrontent les terroristes, subissent de très graves revers suivis parfois de quelques communiqués de victoire annonçant la mise hors d’état de nuire de dizaines de terroristes. Malheureusement le doute s’est installé depuis que, par le passé, de simples civils ont été qualifiés de terroristes. Des organisations de la société civile, comme le Mouvement burkinabè des droits humains (MBDHP) dénoncent régulièrement les exactions des militaires envers les populations.

Lire sur LVSL : « Sur quoi prospère le “djihadisme” au Burkina Faso », par Tangi Bihan.

La population, qui ne ménage pas ses déclarations de soutien aux FDS, ne cesse de déplorer les pertes militaires et civiles. Mais elle découvre, avec une stupeur mêlée d’une colère grandissante, les très graves dysfonctionnements de l’armée.

À Inata les gendarmes n’étaient plus approvisionnés en nourriture depuis plus de deux semaines, faute de disponibilité d’un hélicoptère. Ils en étaient réduits à abattre les animaux alentours, ce qui n’est pas la meilleure façon d’acquérir la sympathie et la collaboration des habitants de la ville. Et ils s’apprêtaient même à quitter leur position après avoir demandé, sans succès, à leur hiérarchie que l’évacuation se fasse par hélicoptère. Mais ce n’est pas tout. La relève devait être assurée depuis début novembre [3]. C’est un cantonnement isolé et abandonné par sa hiérarchie qui a été massacré : environ la moitié des gendarmes ont été tués et on ne sait pas ce que sont devenus les autres, s’ils ont été blessés, évacués ou enlevés.

Ra-Sablga Seydou Ouedraogo [4], directeur de l’institut de recherche indépendant Free Afrik, était interrogé sur 3TV le 25 novembre. Dès janvier 2017, a-t-il déclaré, l’institut Free Afrik a publié un rapport, intitulé Burkina Faso 2016/2017 : s’éloigner du précipice ; engager le renouveau, dans lequel les dysfonctionnements actuels étaient déjà signalés, et notamment la corruption des officiers. « Rien n’a été fait depuis » a-t-il lancé avec colère. Selon la presse, les militaires au front ne touchent plus leurs primes depuis plusieurs mois. Par ailleurs, il a fustigé les députés de l’actuelle Assemblée nationale dont beaucoup se sont fait élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire.

Concernant les moyens aériens de l’armée, questionné lors du débat à l’Assemblée nationale, le ministre de la Défense, le général Aimé Barthélémy Simporé, a déclaré : « Vous avez parlé des capacités aériennes, nous les renforçonsBientôt, d’ailleurs, nous allons vous présenter de nouvelles acquisitions en matière d’outils aériens ».Ce débat a permis de rendre public les chiffres prouvant l’accroissement des moyens mis à la disposition de la défense. Ainsi, le portefeuille de la Défense et de la Sécurité est passé de 157,97 milliards de francs CFA en 2016 à 428,32 milliards de francs CFA en 2021 !

Récemment, des communiqués de l’armée rapportaient les différentes sorties aériennes pour soutenir l’armée ou le retour des civils dans leurs villages. Pourtant, lors de l’attaque de Sohlan, le ministre de la Sécurité, questionné sur l’absence d’hélicoptère, avait déclaré « L’hélicoptère ne vole pas à toute heure. Il faut un certain équipement pour pouvoir voler de nuit » [5]. Plus grave, un bruit récurrent court, et dont j’ai fait vérifier la véracité par deux sources sérieuses, selon lequel des hélicoptères achetés par l’armée ne sont pas opérationnels. Ce serait l’œuvre de circuits mafieux d’achat d’armes que dénoncent Ra-Sablga Seydou Ouedraogo à la télévision. D’ailleurs, 48 heures après l’attaque d’Inata, des troupes d’élite de la gendarmerie ont pu reprendre le contrôle de cette position. Et c’est un avion Transall C-160 de l’armée française qui les a transportés avec leur matériel, d’abord à Djibo, la ville la plus proche, puis un hélicoptère français a ensuite fait la navette à partir de Djibo pour les transporter sur place [6].

Un convoi militaire français bloqué à Kaya

Kaya, ville située à centaine de kilomètres au nord-est de Ouagadougou, accueille des milliers de déplacés. Elle se trouve sur la route du nord qu’empruntaient, jusqu’ici très régulièrement et sans incidents, les importants convois militaires composés de plusieurs dizaines d’engins espacés parfois de plusieurs kilomètres.

Les incidents ont en réalité commencé quelques jours avant, à Bobo-Dioulasso, la seconde ville du pays. Des activistes peu connus de la Coalition des patriotes du Burkina Faso (COPA/BF), avaient annoncé, lors d’une conférence de presse en juin 2021, vouloir organiser une manifestation pour demander le départ des troupes françaises. Pour assurer le succès de leur manifestation, ils ont invité Kemi Seba à Bobo-Dioulasso [7]. Celui-ci est finalement expulsé du pays avant de rejoindre la ville. Quelques centaines de manifestants se réunissent cependant, à l’appel du COPA/BF, du Mouvement panafricain de rejet du franc CFA et d’Urgences panafricanistes de Kemi Seba, rapidement dispersés par les forces de l’ordre [8].

Des manifestations et tentatives de blocage, rassemblant plusieurs centaines de jeunes et rapidement dispersés, ont émaillé le passage du convoi militaire à Bobo-Dioulasso le 16 novembre et à Ouagadougou le 17 novembre.

Mais c’est une manifestation d’une toute autre ampleur qui va se dérouler à Kaya à partir du 18 novembre. Les échos de ces précédentes tentatives de blocage et des appels à la radio locale ont rapidement fait sortir des centaines puis des milliers de personnes après que les organisateurs sur place, mal identifiés, aient fait le tour des différents établissements scolaires de la localité pour ramener des renforts. Les appels à manifester vont jusqu’à raconter que ce convoi, à destination de Gao, contient des armes à destination des « djihadistes » !

Alors que partout dans le pays les manifestations fustigent le gouvernement et ses insuffisances et exigent souvent la démission de président Roch Marc Christian Kaboré, à Kaya, seule l’armée française est visée. Cette fois, le convoi est bloqué et bien bloqué et les réseaux sociaux sont envahis de messages de soutien aux bloqueurs. Plusieurs leaders d’opinion tentent vainement d’expliquer que si ce convoi est là, c’est en raison des accords entre le gouvernement et l’armée française et qu’il convient plutôt de s’adresser au gouvernement. Un communiqué du Balai citoyen, publié le 20 novembre et silencieux sur le blocage de Kaya, remet les responsabilités gouvernementales au premier plan.

Les notables du pays – les autorités politiques et les chefs traditionnels et religieux – essayent de négocier pour que le convoi puisse repartir, sans succès. Les FDS burkinabè tentent de maintenir la foule avec beaucoup de retenue. Des vidéos ont montré des jeunes ayant réussi à ouvrir un container et à vider quelques caisses à la recherche d’armes. Deux des camions appartenant à l’armée burkinabè, remplis de nourriture à destination des garnisons du nord du pays, furent finalement autorisés à passer.

Par la suite, une militaire française va tirer, occasionnant plusieurs blessés, comme l’indique la journaliste Agnès Faivre dans un reportage publié dans Libération. Elle a pu interroger plusieurs manifestants et rapporter leur état d’esprit. « “Pendant que les attaques s’amplifient chez nous, on voit passer ces convois, tous les trois ou quatre mois. Si nos soldats avaient eu l’armement des Français à Inata, ils auraient pu combattre, [indique] Abdoulaye Ouedraogo, étudiant de 27 ans et secrétaire de l’association des élèves et étudiants de Kaya. Et puis nos soldats tombent. Leurs convois sont visés par des engins explosifs. Les Français passent sur les mêmes axes, mais on n’a jamais appris qu’un convoi français a été attaqué.” Et l’homme de s’interroger sur les “armes puissantes” des djihadistes. “Qui leur donne ?” On demande : dans quel but la France les armerait-elle ? “Nous, ce qu’on sait, c’est que la France n’a pas d’amis. Elle n’a que des intérêts”, balaie calmement Ouedraogo. »

En réalité, en raison d’une communication déficiente, les explications manquent sur les revers de l’armée. Est-ce le secret défense ? La colère et le désarroi laissent la population à la merci d’activistes peu scrupuleux qui diffusent des informations mensongères. Le Balai citoyen a été contraint de diffuser un communiqué démentant être à l’origine de collectes destinées à soutenir les manifestants. Ce n’est pas nouveau, à chaque nouvelle attaque d’envergure, les Burkinabè se demandent : avec tous ces satellites, les réseaux de renseignements occidentaux ne sont-ils pas informés des attaques ? Pourquoi ne préviennent-ils pas nos soldats ? Ce déficit de communication sur les accords entre l’armée française et les FDS burkinabè laissent la place à toute sorte de supputation. Selon nos informations, au Burkina Faso, l’armée française n’intervient que lorsque les autorités burkinabè la sollicitent. La coopération est-elle efficace ? N’y a-t-il pas de la part du Burkina Faso une volonté d’indépendance ? Autant de question sans réponse.

Pour éviter de nouvelles manifestations et éviter la communication entre les manifestants, le gouvernement a coupé l’Internet mobile, rajoutant un motif supplémentaire de mécontentement.

Le convoi va rester bloqué six jours avant de pouvoir reprendre la route vers le Niger, où il se trouvera de nouveau confronté à des manifestants dans la localité de Tera. Deux manifestants vont perdre la vie, après des tirs de l’armée française pour dégager la voie, tandis que 18 sont blessés dont 11 gravement, selon un communiqué de l’armée nigérienne [9].

Nouvelles manifestations antigouvernementales

Les attaques d’Inata et de Kelbo ont de nouveau fait descendre dans la rue des milliers de manifestants exprimant leur colère contre le gouvernement, avec parfois même des appels à un coup d’État. Ce qui est nouveau, ce sont les appels nombreux et récurrents à la démission du président. Un véritable ras-le-bol s’est emparé des Burkinabè. Si le blocage de Kaya a entraîné un véritable engouement parmi la jeunesse, de nombreuses voix moins juvéniles, notamment le très respecté maire de Dori, la grande ville du Nord, appellent à plus de retenue, expliquant qu’un coup d’État ne ferait qu’aggraver la situation.

Une coalition dite du 27 novembre appelait depuis plusieurs jours à manifester à cette date [10]. De nombreuses échauffourées ont éclatées à Ouagadougou, avec notamment des dégradations de bâtiments publics. Le nombre de manifestants est resté modeste au vu des photos publiées dans la presse. La manifestation étant interdite, les forces de l’ordre ont dispersé toute tentative de rassemblement. Et la presse a raillé les leaders ayant appelé à manifester, pour leur absence sur les lieux.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont aussi multipliées en France

Quant au Chef de file de l’opposition (CFOP), il a lancé un ultimatum au gouvernement pour le 9 décembre : « Si dans un délai d’un mois, rien de sérieux et de concret n’est entrepris pour maîtriser la situation sécuritaire, l’Opposition politique, en concertation avec des organisations soucieuses de l’avenir de la Nation, appellera à des manifestations fortes pour exiger purement et simplement la démission immédiate du chef de l’État et de son gouvernement » [11]. Selon maître Guy Hervé Kam, le CDP de Eddie Komboïgo n’aurait guère le rayonnement suffisant pour drainer des foules derrière lui.

Le pouvoir à bout de souffle, les potentialités internes existent encore pour éviter le pire

Les jours qui viennent seront déterminants. La réaction risque d’être vive si le président ne respecte pas ses dernières promesses. Mais la situation n’a rien à voir avec celle ayant précédé la fuite de Blaise Compaoré. Il n’y a pas de leaders capables de canaliser la jeunesse, alors qu’à l’époque, les Sams’K Le Jah ou Smockey, alors respectés et écoutés en tant que leaders du Balai citoyen, avaient de l’autorité et réussissaient à limiter la violence. Et les manifestations de rue massive étaient parfaitement encadrées. Par ailleurs, l’opposition, qui alors parlait d’une seule voix, paraissait en mesure d’assumer le pouvoir, même si ce sont finalement les leaders de la société civile, hors du Balai citoyen d’ailleurs, qui ont essentiellement œuvré à la mise en place de la transition. Les partis politiques semblaient laisser les choses se faire… avant de rejoindre le processus enclenché.

Comme nous l’avons dit, le Burkina Faso est fier de son histoire. Il regorge de personnalités compétentes et intègres aptes à affronter les problèmes d’aujourd’hui. Il existe cependant une vive compétition dans les excès verbaux, amplifiée par les réseaux sociaux, et sans qu’il soit tenu compte de la véracité des informations diffusées, entre des aspirants leaders souvent plus jeunes. Mais c’est aussi l’expression d’une prise de conscience des responsabilités du peuple Burkinabè et pas seulement les dirigeants, qui ont laissé le pays sombrer petit à petit en perdant toute la rigueur morale dont le pays était si fier par le passé. C’est en se ressourçant auprès de ses potentialités que ce pays pourra éventuellement sortir de cette grave crise, inédite dans l’histoire du pays. Mais rien n’est possible sans une lutte implacable contre la corruption, ce qu’avait entrepris rapidement Thomas Sankara et qui avait entraîné cette immense popularité.

La présence française en question

Les blocages, qui ont gravement perturbé le convoi de l’armée française en route pour Gao, ont démontré une impopularité jamais égalée de la présence militaire française. Même si ce convoi a représenté un exutoire à la colère des populations après l’attaque d’Inata, la désinformation affirmant que les armes étaient destinées aux terroristes ne peut à elle seule expliquer le développement de cette colère, qui, nous l’avons vu, a bien d’autres motifs. À ce propos, une communication conjointe plus efficace et plus transparente entre les militaires et les dirigeants politiques des deux pays, expliquant la réalité de la collaboration entre les militaires locaux et les militaires français, paraît nécessaire.

Lire sur LVSL : « Que fait l’armée française au Sahel ? », par Raphaël Granvaud.

Les réflexions critiques sur l’échec de politique française se sont multipliées aussi en France. Citée par Mediapart, Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Sector Network (ASSN), explique : « Dictée par des considérations humanitaires – la France craignait des exactions des soldats maliens contre les Touaregs – mais surtout stratégiques – le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), qui contrôlait Kidal, était un allié de la France dans la traque aux djihadistes –, cette décision a très vite retourné l’opinion contre l’opération Serval. Elle est aujourd’hui utilisée comme un argument pour dénoncer le “double jeu” de la France au Mali. »

Et le Burkina Faso de Blaise Compaoré, très proche de la France, n’était pas en reste. En mars 2018, nous écrivions : « C’est encore un hélicoptère burkinabè qui viendra sauver in extrémis les chefs du MNLA, qui avaient aussi les faveurs de la France, en déroute le 26 juin 2012 », et qu’« Iyad Ag Ghali fut lui-même un des protégés de Blaise Compaoré. »

Aujourd’hui, Iyad Ag Ghali est en quelque sorte devenu l’ennemi public numéro. Reste qu’il apparaît désormais difficile pour le gouvernement français de ne pas repenser sérieusement sa stratégie. Car chaque convoi risque dorénavant d’être perturbé. Coincée entre sa volonté de défendre sa place de grande puissance dans la lutte contre le terrorisme et les difficultés des régimes en place au Sahel – peu mobilisés pour résoudre les problèmes sociaux des populations éloignées des capitales et disposant d’armées affaiblies par de graves dysfonctionnements internes – la France n’a guère de véritable marge de manœuvre.

Se retirer en ordre ? Ce serait reconnaitre la défaite. Renégocier les interventions avec les gouvernements ? Est-il encore possible d’éviter un retrait ? Gardons-nous de nous poser en donneur de leçon, tant les questions sont complexes. Mais nous souhaitons par cet écrit alerter et exprimer notre forte inquiétude.

Mais on reste en droit de se poser la question : y a-t-il eu un acte terroriste en France ou en Europe commis à la suite d’un ordre donné depuis le Sahel ? Sans se détourner du drame qui se joue au Sahel, n’est-il pas temps de réfléchir à des nouvelles formes de solidarité à négocier avec les gouvernements en place ?

Notes :

[1] Bruno Jaffré, « Enfin le procès de l’assassinat de Sankara et de ses compagnons », Le Club de Mediapart, 10 octobre 2021. Voir notamment la dernière partie de l’article.

[2] Maître Bénéwendé Sankara a exprimé de nouvelles ambitions à l’issue de son récent congrès, affirmant : « l’objectif ultime c’est de conquérir le pouvoir d’État ». L’UNIR/MPS est issu d’un congrès de réunification de plusieurs organisations, partis et associations, dont surtout l’ancien Mouvement patriotique pour le salut (MPS). L’ancien MPS était dirigé par Augustin Lada, ancien chercheur et ancienne figure de la société civile et son président d’honneur n’était autre que le général Isaac Zida, ancien officier supérieur du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) de Blaise Compaoré et qui fut le Premier ministre lors de la transition.

[3] « Burkina Faso : problèmes de ravitaillement, absence de relève… Ce que l’on sait de l’attaque d’Inata », Jeune Afrique, 20 novembre 2021.

[4] C’est une des personnalités les plus en vue de la société civile, grâce à son intégrité, son engagement, ses qualités pédagogiques et ses compétences. Il multiplie les conférences dans son institut. Nous en avons déjà parlé dans notre blog. Il a joué un rôle important lors de la mise en place de la transition en 2014. (Voir Bruno Jaffré, L‘insurrection inachevéeBurkina Faso 2014, Syllepse, 2019). Son portrait y figure, ainsi que ceux de nombreux autres de personnalités du pays.

[5] « Sécurité : “L’hélicoptère ne vole pas à toute heure” le ministre Ousséni Compaoré explique les difficultés face à certaines attaques terroristes », Toute Info, 23 juin 2021.

[6] « Attaques terroristes : les Burkinabè reprennent le contrôle d’Inata », WakatSéra, 19 novembre 2021.

[7] Kemi Seba a d’abord côtoyé en France Alain Soral, proche des idées d’extrême droite et plusieurs fois condamnés pour racisme. À son tour condamné pour violence en France, il s’est installé en Afrique, d’abord au Sénégal puis au Bénin. Polémiste, « suprématiste noir » comme le surnomment les médias français, ses excès de langage relayés par une communication importante sur les réseaux sociaux l’ont rendu populaire en Afrique, notamment après son engagement contre le franc CFA et maintenant contre la présence française sur le continent.

[8] Romuald Dofini, « Marche-meeting contre le néocolonialisme : Les manifestants dispersés à coups de gaz lacrymogène à Bobo-Dioulasso », LeFaso.net, 31 octobre 2021.

[9] « Niger : le convoi de la mission Barkhane enfin arrivé à Gao après de nombreux heurts », France 24, 29 novembre 2021.

[10] Deux des personnalités à l’origine de la manifestation, Hervé Ouattara et Michel Tankoano, se sont fait connaître lors de l’insurrection et de la transition. Le premier a depuis un itinéraire sinueux, proche du MPP durant l’insurrection, il deviendra le responsable de la jeunesse du MPS (le parti qui a rejoint la coalition UNIR/MPS) tout en se rapprochant de Kemi Seba.

[11] « Ultimatum lancé par le CFOP au chef de l’État », Le Pays, 15 novembre 2021.

« De l’administration de la sauvagerie » : comprendre la vision du monde de Daech

© مُحَمَد جليلة

Beaucoup a été écrit sur Daech ; peu se sont penchés sur l’idéologie qui présidait à son action, jugée trop irrationnelle ou criminelle pour être étudiée. La condamnation morale a été préférée à l’analyse rigoureuse de la vision du monde des dirigeants de l’Organisation de l’État islamique (OEI). Elle est pourtant riche d’enseignements quant à la spécificité de ce groupe armé par rapport à la nébuleuse islamiste qui couve au Moyen-Orient. Le chaudron vert de l’islam centrasiatique, publié aux éditions l’Harmattan (2020) par Yoann Nominé et David Gaüzere, se penche sur les représentations politiques, économiques, culturelles et philosophiques des djihadistes qui ont présidé à la création de l’État territorialisé de Daech (2014-2019). Les lignes suivantes sont extraites de cet ouvrage.

Les fondements idéologiques de Daech. L’application stricto sensu d’un manuel idéologique

La philosophie prend une place importante dans l’Organisation de l’État islamique (OEI), elle se traduit par le livre De l’administration de la sauvagerie et par la place que prend Ibn Khaldûn dans la pensée des djihadistes. Ceux-ci ont tenté de mettre ses fondements en pratique, avec plus ou moins de succès face à l’épreuve de la réalité. L’administration de l’« État » djihadiste, couplée à une ethnicisation poussée des fonctions en son sein, en est l’illustration.

De l’administration de la sauvagerie et la théorie d’Ibn Khaldûn sont d’une importance fondamentale pour comprendre l’ « État » djihadiste. De l’administration de la sauvagerie officie comme un véritable livre de sujet pour celui qui souhaite installer un État islamique sur les ruines d’un État disparu, et décrit comment le décomposer.

De l’administration de la sauvagerie, la territorialisation comme solution politique.

De l’administration de la sauvagerie est un ouvrage qui aurait été rédigé en 2004 par Abu Bakr Naji, proche d’Ayman al-Zawahiri. L’auteur présumé, que l’on considérait comme un propagandiste d’al-Qaïda était également connu sous le nom d’Abu Jihad al-Masri ; il a trouvé la mort au Waziristan du Nord en 2008. Cependant, la véritable identité de l’auteur laisse place au doute, et « Abu Bakr Naji » pourrait référer au pseudonyme d’une collectivité. Quoi qu’il en soit, si nous ne sommes pas certains de la véritable identité de l’auteur, l’influence de la pensée exprimée dans le livre est telle que l’œuvre est habituellement nommée « le livre de chevet des djihadistes ». Elle se décompose en trois étapes qui partent de la mise en place d’un état de violence extrême pour ensuite déboucher sur le retour du califat.

Couverture du livre

En premier lieu, l’auteur insiste sur la préparation et les études préliminaires que doit effectuer l’apprenti djihadiste avant d’intenter toute action. Le guerrier saint doit également rester en communication constante avec les autres djihadistes déjà présents sur le terrain. Enfin, le livre met l’accent sur l’entraînement des combattants, qui doivent s’auréoler d’emblée d’une réputation de soldats redoutables pour être crédibles.

Une fois le chaos installé et le groupe de djihadistes enraciné, Naji prédit que les populations, en grand besoin de sécurité, chercheront à résoudre elles-mêmes leurs problèmes sans attendre une hypothétique libération de la part d’une police et d’une armée en pleine déshérence. Une polarisation ne peut alors que s’installer dans ces sociétés : certaines choisiront le djihad comme unique moyen d’un retour à la sécurité, d’autres tenteront de redresser l’« État » local en formant des milices ou en apportant un soutien logistique à l’armée.

C’est à ce moment-là que l’« État » djihadiste doit commencer à se mettre en place, considérant que chaque pas en ce sens servira à convaincre les populations locales de choisir le camp djihadiste. Cet « État » reprend les activités régaliennes de son prédécesseur : il paye les salaires, entretient la voirie, fait fonctionner les écoles… De même, les djihadistes tentent de remédier aux besoins les plus urgents de la population en organisant des soupes populaires, en établissant des œuvres de charité ou en ouvrant le recrutement aux franges les plus pauvres de la population.

Le califat : prérequis à l’administration de l’État et au processus de légitimation

Il existe une troisième étape dans l’œuvre de Naji, concomitante à la seconde et qui légitimera le nouveau régime, pour les musulmans : le retour du califat. C’est l’aboutissement de la violence, l’apogée de la sauvagerie ; le califat en marque la fin et inaugure une ère de paix. Surtout, il est montré comme le seul qui pourra abattre les ennemis de l’OEI – les « Juifs barbares » ou les « hordes sauvages chiites ». L’OEI justifie également la violence de ce coup d’État par l’exemple du califat abbasside de Bagdad (750-1258) qui prit le pouvoir en renversant les Omeyyades de Damas puis les massacra lors du célèbre épisode du banquet. Ici, on en arrive également à une dimension eschatologique : dans l’ultime combat entre le bien et le mal, seul le califat serait à même de lutter.

De fait, on touche au cœur des motivations des djihadistes, derrière la barbarie qu’ils déploient : elle a pour but de sauver l’islam des infidèles, elle incarne le légitime préliminaire à la résurrection d’un califat universel.

Toutefois, force est de constater que l’OEI ne respecte pas totalement le processus d’Abu Bakr Naji. Si la première étape d’explosion de la violence fut un succès et le passage de la violence à la sécurité globalement respecté, des poches de résistance persistaient en 2014-2015 au moment de la proclamation de l’État. À ce moment-là, le territoire de l’OEI n’était pas totalement homogène et les États que l’OEI devait remplacer se montraient sévèrement affaiblis mais non pas détruits. Il apparaît donc que les instances de l’OEI ont quelque peu précipité le retour du califat, quitte à lui donner une assise faible, s’éloignant donc des modalités prônées par De l’administration de la sauvagerie.

Par ailleurs, dans l’esprit des djihadistes, le retour du califat représentera la clé qui unira enfin l’islam par-delà les États-nations ayant succédé à la colonisation occidentale, ainsi que la fin apportée à la parenthèse d’Atatürk (1924) : l’ère nouvelle d’un califat maître de sa destinée. Par ce renouveau d’un État perdu, Daech veut effacer le traumatisme de la prise de Bagdad par les Mongols d’Hulagu (1258) qui avait mis fin à l’islam classique.

Pour parvenir à ses fins, l’OEI tente de s’arroger le soutien présumé de tous les juristes de l’islam des premiers temps ou de la première période du califat abbasside, en place avant l’irruption des Turcs dans l’espace politique. Est cité al-Muqaffa pour qui le calife, investi de l’autorité divine, incarne la seule figure unificatrice, ou Al-Mahdi, qui rappelle la nécessité de s’appuyer sur un guide pour lutter contre les hérétiques ; Abu Yusûf, qui qualifie le calife d’« l’ombre de dieu », ou al-Jahîz, pour qui le calife incarne le respect envers la loi et guide la communauté en ce sens.

Mais, alors que la récupération des cadis de l’époque abbasside représente déjà un sérieux défi envers la jurisprudence islamique, l’OEI tente de s’approprier des figures historiques connues de tous afin d’améliorer son socle de légitimité pour le califat.

Figure 1 : Les étapes de la restauration du califat selon l’administration de la sauvagerie (Crédit Yoann NOMINÉ)

Par exemple, quand l’OEI parle d’une communauté unie et soumise sous sa direction, il cite le calife Omar (584-644) qui déclarait : « Ô Arabes : il n’est pas d’islam sans groupe et de groupe sans commandement et de commandement sans obéissance ». Si la légitimité de l’OEI, qu’elle tire du califat, reste extrêmement faible, la tentative des djihadistes de s’approprier les figures historiques et juridiques de l’islam pose une menace sur le long terme bien plus redoutable que leur proclamation du califat le 29 juin 2014. Cependant, pour retourner au califat et à l’empire, il leur faudra suivre des règles théorisées à la fois dans l’islam médiéval et parmi les théologiens du XXe siècle.

Ndlr : Les djihadistes ont pensé leur État en fonction des représentations qu’ils se font du Moyen Age islamique. Ces représentations ont structuré et structurent encore la vision du monde des djihadistes, autour, notamment, de l’utilisation d’ethnies dites « combattantes » (Caucasiens, Centrasiatiques, Peuls et Haoussas en Afrique…), préférées aux Arabes et aux Européens, considérés comme « non combattants ».

Ce livre met à nu l’idéologie et la rationalité qui ont présidé à la construction de l’EI en zone irako-syrienne. L’Asie centrale offre un exemple parfait de ce lien entre l’idéologie et le terrain. La région, tourmentée, bascule depuis les années 2010 du salafisme au djihadisme, et offre à Daech un vivier de recrutement important. Sa lecture est riche d’enseignements, tant elle permet de comprendre la direction que prend Daech pour le futur.

Sur quoi prospère le « djihadisme » au Burkina Faso

Village actuellement abandonné dans le nord du pays. © Rodrigue Hilou

Alors que l’ensemble des pays sahéliens continue de s’enfoncer dans la crise sécuritaire, le Burkina Faso vient de franchir la barre du million de déplacés internes – pour environ 20 millions d’habitants. Les groupes « djihadistes » [1] semblent y gagner du terrain, comme en témoigne l’attaque d’humanitaires français et nigériens à proximité de Niamey le 9 août ou celle d’un poste-frontière entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire le 11 juin dernier. Comment comprendre l’extension des espaces contrôlés par les « djihadistes » ? Faut-il y voir le succès d’une idéologie politico-religieuse ? Le résultat de conflits ethniques ? L’expression d’une simple criminalité organisée ? Ce sont surtout des facteurs structurels qui expliquent l’attrait d’une partie de la population pour ces organisations funestes : l’appauvrissement des campagnes, les tensions foncières et la crise de légitimité de l’État.


Pauvreté rurale, tensions foncières

Les campagnes burkinabè connaissent une situation de pauvreté durable pour trois raisons principales : la croissance démographique, la désertification, et le manque d’investissements, notamment de la part de l’État. Dans ce contexte, l’Union africaine estime : « Malgré les efforts de libéralisation de l’espace politique, la lutte pour l’accès à la terre et aux ressources naturelles demeure l’un des principaux facteurs qui alimentent l’instabilité en Afrique. [2] »

Bien que le Burkina Faso subisse, comme la plupart des pays d’Afrique, un fort exode rural, la population des campagnes continue de croître : elle a doublé entre 1985 et 2019, passant d’environ 7 à 14 millions de personnes. Conséquence immédiate : plus d’hommes pour moins de terres. Dans un contexte où les moyens de faire croître la productivité de l’agriculture sont quasi inexistants, les communautés villageoises disposent de peu de solutions pour permettre à chacun de subvenir à ses besoins : partager les terres, en mettre de nouvelles en culture, pousser les jeunes à en trouver une dans un autre village ou à aller vivre en ville. De surcroît, contrairement à l’idée selon laquelle l’élevage pastoral – qui concerne essentiellement les Peuls, ethnie présente dans toute l’Afrique de l’Ouest – serait un archaïsme en voie de disparition et que tous les peuples seraient destinés à se sédentariser, le nombre de pasteurs demeure croissant [3].

La disponibilité des terres diminue non seulement par rapport à la population, mais aussi de manière absolue du fait de la désertification [4]. Les sols des régions arides et semi-arides – c’est-à-dire presque tout le territoire burkinabè – sont particulièrement fragiles et se dégradent rapidement. Certes, le changement climatique y est pour beaucoup, mais la surexploitation des terres agricoles, les défrichements et le surpâturage représentent des pratiques très néfastes.

Sol désertifié. © Rodrigue Hilou

Si la dégradation des sols touche surtout le nord du pays, d’autres espaces, comme le sud-ouest et le centre, connaissent une forte pression foncière. Depuis une dizaine d’années,  les « nouveaux acteurs » – cadres administratifs, personnel politique, entrepreneurs, etc. – investissent en se rendant acquéreurs de parcelles relativement grandes (plusieurs dizaines ou centaines d’hectares). La spéculation côtoie l’agrobusiness, avec la culture notamment du coton ou de la noix de cajou destinés à l’exportation. Le processus de « titrisation » des parcelles, c’est-à-dire la transformation des droits coutumiers en droits de propriété privée exclusifs, initié sous le régime de Blaise Compaoré (1987-2014) [5], facilite les acquisitions par ces « nouveaux acteurs ».

Le pays se rapproche ainsi de plus en plus d’une situation de saturation foncière, où toutes les terres arables ou dédiées au pâturage sont exploitées. Cette situation engendre des conflits entre éleveurs pastoraux et agriculteurs du fait des empiétements des troupeaux sur les champs et de la destruction des cultures. Le chercheur Alexis Gonin identifie plusieurs sources de tension : la concurrence dans l’accès aux points d’eau ; l’augmentation du nombre d’agriculteurs qui se lancent également dans l’élevage et menacent le droit de vaine pâture des pasteurs (droit de faire paître ses troupeaux sur les restes des cultures après la récolte) ; la tendance des « nouveaux acteurs » à clôturer leurs parcelles pour s’en assurer la jouissance exclusive [6] ; les couloirs de circulation des troupeaux qui se réduisent à mesure que les espaces cultivés s’étendent, obligeant les pasteurs à empiéter sur les cultures [7].

Pourtant, l’État est censé garantir l’accès aux pâturages pour les éleveurs pastoraux, comme le stipule la loi 034/2002 portant loi d’orientation relative au pastoralisme. Dans le sud-ouest du pays, les éleveurs ont été encouragés à s’installer après les sécheresses des années 1970-1980 en bénéficiant de zones aménagées et réservées. Mais aujourd’hui, face à la pression des agriculteurs cherchant à s’approprier ces espaces, les autorités coutumières remettent en cause les droits des éleveurs.

Comment, dès lors, se résolvent les conflits qui éclatent régulièrement entre pasteurs et agriculteurs ? C’est l’autorité coutumière qui s’en charge [8] à travers la commission de conciliation foncière villageoise. Lorsqu’elle ne parvient pas à accorder les parties en présence, ou que les enjeux sont trop importants, c’est la justice qui est saisie. En pratique, l’autorité coutumière, traversée par les rapports de force qui se jouent entre pasteurs et agriculteurs, est plutôt favorable aux seconds. Quant à la justice, elle est critiquée pour sa lenteur, son inefficacité, voire sa corruption.

À tout cela s’ajoute une autre source d’insécurité foncière pour les éleveurs : les aires protégées. Patrice Akiam, auteur d’un mémoire [9] sur la question, explique : « Il s’agit notamment des deux plus grands complexes écologiques du pays qui regorgent en leur sein d’aires de faune, de ranchs, de parcs, de corridors ainsi que de zones villageoises d’intérêt cynégétique. Le premier et le plus important est le complexe W-Arly-Pendjari situé à l’est, à cheval entre le Burkina Faso, le Bénin et le Niger ; le second est le complexe Pô-Nazinga-Sissili, situé dans le centre-sud. Ces différents espaces contiennent plusieurs zones correspondant à différents niveaux de protection, certaines étant interdites aux éleveurs (les ranchs, les Parcs, etc.), d’autres accessibles (les zones tampon, les zones de pâtures, etc.). Bien que ce zonage soit en partie négocié avec les chefs coutumiers locaux et les représentants des pasteurs, les tensions entre agriculteurs et éleveurs demeurent. Cela est dû aux empiétements des zones tampons et de pâtures par les agriculteurs, toujours en quête de nouvelles terres à défricher, entraînant une réduction considérable des espaces de pâturage pour les pasteurs. La conséquence est l’empiétement sur les cultures et d’autres espaces protégés par les éleveurs, dû au manque de pâturages. »

Aux problèmes agricoles s’ajoute la situation préoccupante touchant aux mines d’or. La forte hausse du cours de l’or depuis le début des années 2000 a aiguisé les appétits, entraînant une concurrence toujours plus forte pour accéder aux mines artisanales et aux sites d’orpaillage. Les groupes « djihadistes » trouvent là un moyen de se financer, notamment au nord et à l’est du pays, où les attaques sont devenues fréquentes. Ces groupes profitent soit de l’absence de l’État, soit du comportement prédateur de ses agents ou des milices qu’il utilise et qui poussent les orpailleurs à les rejoindre [10].

Vers Ouahigouya, au nord. © Rodrigue Hilou

Crise de l’État social, crise de l’État régalien

Troisième facteur de pauvreté dans les campagnes : la crise de l’État social et le manque d’investissements publics. Concrètement, tout manque : eau, électricité, écoles, dispensaires, routes, etc. Le chercheur Ra-Sablga Ouédraogo va jusqu’à analyser les mouvements « djihadistes » comme une insurrection – prenant les formes les plus détestables qui soient – des marges contre le pouvoir central qui les abandonne à la misère, tandis que les conditions de vie dans les villes sont relativement meilleures [11].

Encore plus grave que la crise de l’État social est celle de l’État régalien. Dans le nord du pays, les fonctionnaires et les forces de sécurité, qui souvent ne sont pas issus de ces localités et ne parlent pas le fulfuldé – la langue des Peuls –, sont plus souvent perçus comme des étrangers cherchant à s’enrichir que comme des agents chargés de fournir des services [12]. Les forces de sécurité commettent de nombreuses exécutions extrajudiciaires dans le cadre de la lutte antiterroriste et le recrutement de civils volontaires dans l’armée augmente le risque de dérives. À Djibo, dans le nord du pays, 180 corps ont été retrouvés. Ces exécutions, « justifiées » par des soupçons de complicité avec les « djihadistes », fonctionnent comme des « prophéties autoréalisatrices » [13] : les proches des victimes finissent par chercher protection ou vengeance auprès des groupes « djihadistes ».

Le banditisme et les « coupeurs de routes » se sont développés ces dernières années et l’État n’est pas en mesure de les réprimer du fait de la faible couverture territoriale des forces de sécurité. Face à cela et à la montée du « djihadisme », il a laissé et même encouragé le développement de milices d’autodéfense appelées « koglweogo », qui se sont rendu coupables d’exactions, voire de massacres [14]. Censées assurer la sécurité des populations, ces milices aggravent les tensions en entretenant un cycle de violences et de vengeances. Ce fut en particulier le cas le 1er janvier 2019 lors des massacres de Yirgou quand, en réponse à une attaque « djihadiste » survenue la veille, les koglweogo ont assassiné plusieurs dizaines [15] de pasteurs peuls, accusés de complicité avec les assaillants.

L’inefficacité et le manque de moyens de la justice poussent à la surenchère violente. La lenteur des procédures, malgré la création d’un pôle antiterroriste en 2017, conduit des militaires à exécuter des suspects. Le massacre de Yirgou, comme de nombreux autres règlements de compte, est survenu aussi en raison du manque de confiance dans la justice de l’État : les populations préfèrent se faire justice elles-mêmes. De plus, les pasteurs peuls ont de grandes difficultés à faire respecter leurs droits en raison du climat de méfiance réciproque entretenu avec l’administration ; un an après le massacre de Yirgou, seules douze personnes ont été arrêtées et leur jugement se fait toujours attendre.

© Rodrigue Hilou

La crise de légitimité de l’État procède aussi de la corruption qui existe en son sein. En témoigne une vaste affaire d’acquisitions illégales de parcelles urbaines. Le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le foncier urbain paru en 2016 pointe « la forte ingérence du politique dans la gestion du foncier. C’est ainsi que dans l’activité de promotion immobilière, des promoteurs liés aux milieux politiques ont pu bénéficier d’énormes facilités qui ne sauraient prospérer dans un contexte de bonne gouvernance et de respect de l’éthique en la matière. [16] » Au total, plus de 100 000 parcelles acquises illégalement et faisant l’objet de spéculations ont été saisies.

Si les conflits peuvent s’expliquer par les différentes causes structurelles identifiées ici, la dynamique des violences tend à s’autonomiser [17]. Chaque attaque – qu’elle vienne des « djihadistes » ou des milices – encourage un peu plus les populations à s’organiser et à s’armer pour se défendre et se venger. Et ceci entretient un cercle vicieux de violences et de contre-violences, prenant de plus un caractère ethnique.

C’est sur ce terreau que prospère le « djihadisme ». Les conflits ouverts ou larvés avec les agriculteurs accentuent la marginalité sociale des pasteurs peuls, liée à leur mode de vie. C’est ce qui amène une partie d’entre eux à collaborer avec les « djihadistes ». L’International Crisis Group analyse : « La surreprésentation présumée de la communauté peule parmi les djihadistes traduit moins une prédisposition au djihad que l’exposition particulière des éleveurs et des propriétaires fonciers peuls à des situations d’injustice et leur plus faible intégration aux institutions étatiques, à commencer par l’école publique. [18] » Et la stigmatisation des Peuls conduit à la « prophétie autoréalisatrice » identifiée plus haut. Donc bien loin d’une lecture culturaliste, il est nécessaire de comprendre les motivations des « djihadistes » à partir du contexte socio-économique.

C’est également ce qui explique les alliances conjoncturelles de bandits et de « coupeurs de routes » avec les « djihadistes ». La situation d’extrême pauvreté facilite grandement le recrutement de ces organisations, il suffit parfois de quelques dizaines de milliers de francs CFA [19] pour attirer des combattants. De ce point de vue, la situation des jeunes ruraux est particulièrement préoccupante : un accès à la terre de plus en plus difficile, un faible niveau d’éducation – quand ils ne sont pas illettrés – qui leur enlève la possibilité de s’intégrer au secteur formel en ville, et les voici réceptifs aux propositions de groupes armés qui leur garantissent des revenus et un statut social. De ce fait, bien qu’on suive l’hypothèse selon laquelle les cadres des formations « djihadistes » auraient des ambitions politico-religieuses – contrôler des territoires et imposer leur vision de la « charia » –, la plus grande part des combattants intègre en réalité ces organisations par opportunisme ou par détresse. L’armée ne peut résoudre ces problèmes, la réponse se doit d’être politique.


[1] Il existe un débat sur le caractère ou non religieux de ces groupes armés. Bien que le terme « djihadisme » soit répandu dans la presse et les diverses publications, il a le défaut de donner la prééminence aux motivations religieuses. La Banque mondiale ou le PNUD préfèrent l’expression « groupes extrémistes violents », en mettant l’accent sur leur caractère criminel et les trafics qu’ils opèrent. Par ailleurs, ces groupes sont nombreux et divers (Katiba Macina, Al-Qaida au Maghreb Islamique, Front de libération de l’Azawad, etc.) ; ils affichent des motivations et des modes d’actions différents, se font concurrence ou coopèrent ponctuellement. Tout ceci complexifie beaucoup l’analyse. Dans cet article, le terme « djihadiste » sera employé entre guillemets pour mettre ce débat en évidence. Cf. Giovanni Zanoletti, « Sahel : pourquoi prendre les armes ? Une revue de la littérature », Papiers de recherche, n°134, Agence française de développement, juillet 2020.
[2] Union africaine, Banque africaine de développement, Commission économique pour l’Afrique, « Cadre et lignes directrices sur les politiques foncières en Afrique », 2010.
[3] Comité scientifique français de la désertification, « Pastoralisme en zone sèche. Le cas de l’Afrique subsaharienne », Les Dossiers thématiques, n°9, 2012.
[4] On estime qu’à l’échelle de l’Afrique, environ 4% des terres sont menacées de dégradation irréversible. A fortiori, ce chiffre doit être bien supérieur au Sahel. Cf. « La désertification, un constat alarmant », Groupe de travail désertification, 2017.
[5] Notamment avec la loi portant réorganisation agraire et foncière de 1996 et la loi de 2009 portant régime foncier.
[6] On peut rapprocher ce phénomène au « mouvement des enclosure », qui a eu lieu en Angleterre entre le XVIe et le XVIIe, marquant le passage d’un système de propriété communautaire à un système de propriété privée. Cf. Giovanni Zanoletti, « Mali : le “jihad de la vache” », Libération, 12 juin 2019.
[7] Alexis Gonin, « Concurrences spatiales, libre accès et insécurité foncière des éleveurs (sud-ouest du Burkina Faso) », Les Cahiers du Pôle Foncier, n°21, 2018.
[8] Ceci a été formalisé avec la loi 034/2009 portant régime foncier et ses décrets d’application.
[9] Patrice B. Akiam, « Dynamiques des systèmes agraires et conservation d’une aire de faune en pays Kasséna : analyse sociologique du cas du « couloir des éléphants » dans le complexe dit PONASI dans la province du Nahouri au Burkina Faso », Mémoire de master en Sociologie, Université Joseph Ki-Zerbo de Ouagadougou, 2019.
[10] International Crisis Group, « Reprendre en main la ruée vers l’or au Sahel central », Rapport Afrique n°282, novembre 2019.
[11] Panel de l’Institut Free Afrik, « Burkina Faso : comment faire nation face à l’insécurité terroriste, sanitaire et socio-économique ? », avec Aziz Diallo, Fidèle Ouoba et Ra-Sablga Seydou Ouédraogo, 7 juin 2020.
[12] International Crisis Group, « Nord du Burkina Faso : ce que cache le jihad », Rapport Afrique n°254, 2017.
[13] International Crisis Group, « Burkina Faso : sortir de la spirale des violences », Rapport Afrique n°287, 2020.
[14] Rémi Carayol, « Les milices prolifèrent au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, mai 2020.
[15] Le bilan officiel mentionne une soixantaine de morts, mais certaines estimations vont jusqu’à 210.
[16] Commission d’enquête parlementaire sur le foncier urbain au Burkina Faso, Rapport général, 2016.
[17] Giovanni Zanoletti, « Sahel : pourquoi prendre les armes ? Une revue de la littérature », op. cit.
[18] International Crisis Group, « Burkina Faso : sortir de la spirale des violences », op. cit.
[19] 1 euro = 656 francs CFA, donc 10 000 francs CFA = 15,20 euros.

Mozambique : le Cabo Delgado, du pétrole au djihadisme ?

Illustration le Cabo Delgdao
Cette province de l’extrême-nord du Mozambique se distingue nettement du reste du pays. ®F Mira

Depuis octobre 2017, au nord du Mozambique, la région du Cabo Delgado est marquée par des attaques de groupes djihadistes faisant de très nombreuses victimes. Ces attaques résultent d’une série de problèmes économiques et sociaux, qui foisonnent dans une région longtemps délaissée par le gouvernement – et ravagée par des réformes ultralibérales, que viennent appuyer un gouvernement autoritaire et des organisations militaires.


Alors que le monde entier est touché par l’épidémie de Covid-19, des attaques menées par des groupes djihadistes, certains affiliés à l’État islamique, se perpétuent depuis 2017 dans la province du Cabo Delgado, au nord du Mozambique. Ces attaques sont nombreuses : le 4 et le 7 juin 2018, les villages de Naunde et Namaluco ont été incendiés et cinq personnes sont décédées ; le 2 mai 2018, 10 personnes meurent, certaines décapitées, à Olumbi. Plus récemment, le 7 avril 2020, plus de 50 jeunes se sont faits tués pour refus d’obtempérer dans le village de Xitaxi, près de la frontière tanzanienne. Depuis octobre 2017, les violences au Cabo Delgado ont fait au moins 900 morts selon un décompte de l’ONG Acled.

Le Haut-Commissariat aux réfugiés estime que 150 000 Mozambicains ont été affectés ou déplacés par le conflit, qui se superpose à des incidents climatiques comme le cyclone du 9 avril qui a ravagé le littoral. Le Cabo Delgado est peuplé de 2 233 728 millions d’habitants (chiffres de 2017[1]), le Mozambique en comprenant 31 076 969 millions [2]. C’est une région agricole, vivant majoritairement de la pêche et d’une agriculture de subsistance, qui est directement touchée par les attaques qui empêchent toute activité économique. L’identité de ces attaquants est largement méconnue et fait l’objet de nombreuses spéculations et « théories du complot » : certains dénoncent une orchestration gouvernementale, alors que d’autres ciblent une ethnie en particulier.

Le Cabo Delgado à l’écart du Mozambique

La majorité de la population du Cabo Delgado est musulmane, au sein d’un pays majoritairement chrétien. Elle est plus proche culturellement des Swahilis de Tanzanie que des populations du sud du Mozambique, où se regroupent les services, les richesses et les activités économiques. Le Cabo Delgado est également un lieu de tensions entre les Macondes, ethnie dont l’actuel président Filipe Nyusi est un représentant, chrétiens et très impliqués durant la guerre d’indépendance contre les Portugais, et les Makhuwas, musulmans et plus à distance du pouvoir central du FRELIMO (Front de libération nationale) ; ils sont quant à eux proches de la RENAMO (Résistance nationale mozambicaine), qualifié de parti « ennemi » durant la guerre civile, et constituent 66% de la population du Cabo Delgado[3].

Des tensions existaient déjà avant et pendant l’époque coloniale, du fait de la mise en esclavage des populations de la région et du recrutement des Macondes comme cipaios[4]. Celles-ci se sont aggravées à l’indépendance avec la guerre civile. Durant toute la durée de la guerre – et même après – les populations réfractaires à l’autorité du FRELIMO du Cabo-Delgado ont été désignées comme étant des ennemis, sinon des traîtres à la « nation » mozambicaine ; celle-ci s’est construite en niant l’hétérogénéité culturelle du pays et de son modèle rural, avec l’homem novo, laïc et résolument « moderne », comme horizon. Les Makhuwas du Cabo Delgado, qui ont adhéré massivement à la RENAMO, étaient réfractaires à ce modèle national.

Le rejet du modèle « national » du Mozambique

Ce rejet du modèle national par une partie importante de la population du Cabo Delgado s’est perpétué à la fin de la guerre lorsque le FRELIMO change d’orientation politique, passant du marxisme-léninisme à l’ultralibéralisme. Ce changement radical d’orientation politique du pouvoir a pu favoriser l’essor et la présence de cellules djihadistes, formées par des groupes somaliens et surtout tanzaniens, et sous l’influence des écoles saoudiennes. Celles-ci recrutent parmi les plus pauvres, délaissés, ou « oubliés » de la nation mozambicaine. À l’échelle du pays entier, il s’agit de ceux qui ne se reconnaissent pas dans le modèle national du FRELIMO, composé de cadres originaires du Sud du pays, chrétiens ou laïcs, et qui maîtrisent le portugais, langue des élites. À l’échelle du Cabo Delgado, cela peut concerner une frange importante de la population.

Pour les populations touchées, ce sont les Shabab, comme en Somalie ou dans le Nord du Kenya, qui sont les auteurs des différents massacres. Eric Morier-Genoud, spécialiste du Mozambique et de ses religions, considère que les origines du groupe Shabab remontent aux années 2000[5], lorsque des jeunes hommes du Conseil islamique souhaitent imposer une nouvelle lecture du Coran et de l’Islam. Cela se traduit par l’établissement d’une sous-organisation légale au sein du Conseil islamique, Ansaru Sunna, en 1998 [le Conseil  islamique est une institution gouvernementale créée par le FRELIMO en 1982 afin de rallier les différentes populations musulmanes dans le camp du gouvernement durant la guerre civile N.D.L.R.].

Très vite, celle-ci construit de nouvelles mosquées et favorise une application plus rigoriste de l’Islam dans la province. Elle donne vite naissance à une secte encore plus radicale et militante, que la population locale nomme « al-Shabab ». Très vite, celle-ci s’oppose au gouvernement, se fait réprimer et s’organise militairement, comme en Somalie. Par ailleurs, Shabab veut dire en swahili et en arabe : « jeune » ou « jeunesse ».  Ceci n’est pas anodin, puisque ce sont des jeunes qui sont désignés comme les auteurs des attaques. Il faut en effet prendre en compte un facteur important : la grande majorité de la population du Cabo Delgado a moins de 30 ans, et n’a connu ni la violence coloniale, ni plus directement la guerre civile. L’âge médian au Mozambique est de 17,5 ans, et il est de 18 ans au Cabo Delgado[6].

Le profil de la plupart de ces djihadistes se distingue alors des formateurs et des « soldats » venus de l’étranger, en particulier du Sud frontalier de la Tanzanie. Il s’agit de jeunes personnes qui n’ont pas de travail et ne sentent pas Mozambicains. Ils ne parlent pas la même langue et ne se sentent pas proches sur les plans culturel et religieux des autres Mozambicains, notamment ceux issus du modèle « sudocentriste »[8].La manière dont ce modèle s’impose, à l’école notamment, avec l’obligation de ne parler que le portugais, est vécu comme une forme de déracinement culturel. 66 % des moins de 15 ans sont analphabètes et, outre le travail agricole, le travail se trouve essentiellement dans les grandes villes du pays, à Nampula, Beira ou Maputo, où l’expérience du racisme n’est pas rare. Ils rejettent ainsi la notion de « mozambicanité » et sont désintéressées de la vie politique du pays. Ils se sentent ignorés par les politiciens, qu’ils soient du FRELIMO ou même de la RENAMO, parce qu’ils sont Makhuwas, Macondes ou simplement « nordistes ».

La politique ultralibérale du FRELIMO dans le Cabo Delgado

Néanmoins, le rejet du modèle national imposé avec autorité n’est pas le seul facteur explicatif de l’essor d’attaques djihadistes. En lien avec ce rejet, la présence de cellules djihadistes s’explique aussi par la présence toujours plus importante de multinationales étrangères, à l’instar de Technip ou de Total, intéressées par la présence de ressources gazières et pétrolières et perçues comme des facteurs de prédation et d’exploitation. Le tournant ultralibéral de la politique du FRELIMO et la découverte de matières premières dans les eaux du canal du Mozambique a profondément changé la région et ses activités économiques.

Alors que les dynamiques sociales, religieuses et politiques afférentes au Cabo Delgado font l’objet d’un manque d’intérêt du gouvernement, la région subitement un enjeu majeur pour le FRELIMO ; cette attitude n’a pu que renforcer la rancœur de ses habitants. Les activités des multinationales s’effectuent en effet aux dépens des activités côtières de la population. Elles ont ainsi aggravé davantage la paupérisation d’une population qui est déjà l’une des plus pauvres du monde. Les investissements du groupe sud-africain de services sous-marins aux pétroliers OSC Marine, à Pemba, sous l’égide de l’homme d’affaires Dusan Misic, ont fait l’objet de critiques particulièrement acérées. Les entreprises multinationales qui le constituent se sont en effet concertés avec le gouvernement pour recruter des mercenaires russes et sud-africains afin d’assurer le maintien de l’ordre et la sécurité de leurs activités économiques. Le gouvernement russe, qui cherche à préserver ses intérêts dans la région, a aussi envoyé 2 hélicoptères M-17 à Nacala. Après les négligences d’un pouvoir autoritaire, le Cabo Delgado est confronté à un ultralibéralisme mondialisé dont il ne tire aucun bénéfice et qui renforce déjà une tension identitaire déjà palpable.

L’action djihadiste et le soutien d’une frange de la population dont elle bénéficie peut s’interpréter comme le produit d’une colère qui remonte à plusieurs décennies. La présence de ressources pétrolières et gazières a aggravé ce sentiment de délaissement, et les attaques djihadistes ont pour horizon l’imposition d’un nouveau modèle régional, qui dépasserait les frontières mozambicaines et s’étendrait jusqu’en Tanzanie.

 

Notes :

[1]  https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

[2] https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

[3] ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

[4] Ce sont des soldats recrutés au service du colonisateur. Ce terme, d’origine indienne, désigne à l’origine les soldats indiens recrutés par l’Empire britannique.

[5]  Voir Eric MORIER-GENOUD, « Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière », revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

[6]  Source : ANEME, Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018, p.37

[7]  Nous reprenons ici le terme de Michel Cahen pour désigner le FRELIMO et le modèle national mis en place à l’indépendance.

 

Bibliographie :

– Margarida VAQUEIRO LOPES et Luis BARRA, ‘’ Moçambique: ataques em Cabo Delgado deslocam milhares e aumentam pobreza ‘’, journal Visao , 28 novembre 2019

– Michel CAHEN, Mozambique : histoire géopolitique d’un pays sans nation, Lusotopie, Année 1994, pp. 213-266

– Michel CAHEN, Les Bandits, un historien au Mozambique, Edition Calouse Gulbenkian, Paris, 1994

-Michel CAHEN « “Resistência Nacional Moçambicana”, de la victoire à la déroute », Politique africaine, vol. 117, no. 1, 2010, pp. 23-43.

– Eric MORIER-GENOUD, ‘’ Au Mozambique, une insurrection mystérieuse et meurtrière ‘’, revue The Conversation, 22 février 2019, traduit de l’anglais par Karine Degliame-O’Keeffe pour Fast for Word

– Eric MORIER-GENOUD. « Renouveau religieux et politique au Mozambique : entre permanence, rupture et historicité », Politique africaine, vol. 134, no. 2, 2014, pp. 155-177.

–  Christian GEFFRAY, La cause des armes au Mozambique. Anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala-Credu, 1990

– Maria Paula MENESES , « Xiconhoca, o inimigo: Narrativas de violência sobre a construção da nação em Moçambique », Revista Crítica de Ciências Sociais, 106 | 2015, 09-52.

Voir aussi :

https://www.citypopulation.de/en/mozambique/admin/02__cabo_delgado/

https://www.worldometers.info/world-population/mozambique-population/

ANEME : Estudo de Moçambique : provincia de Cabo Delgado, Avril 2018

Ibn Khaldûn et Daesh : la philosophie au prisme de la terreur

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Statue_Ibn_Khaldoun.jpg
Statue d’Ibn Khaldoun à Tunis / Wikimedia commons

Philosophe et historien du XIVème siècle (1332-1406), Ibn Khaldûn est bien connu des chercheurs et universitaires qui l’étudient depuis le XIXème siècle. Dans son “Administration de la sauvagerie” , publiée en 2008, Abu Bakr Naji appelle les djihadistes à utiliser le mécanisme qu’Ibn Khaldûn décrit dans le cadre de l’installation d’un État islamique. Pour sortir de la violence zarqaouiste où les attentats et les massacres se succèdent sans rationalité, pour en arriver à cet ordre que représente idéologiquement un État islamique, Ibn Khaldûn apparaît comme la clé.


Pour autant, le philosophe maghrébin apparaît comme un repoussoir aux djihadistes. Il est partisan de la mystique soufie, ce que l’EI abhorre. Le massacre de 300 soufis tués dans le Sinaï en novembre 2017 montre bien cet état de fait. Pire encore, Ibn Khaldûn se dit lui-même influencé par la pensée d’Aristote, même s’il ne le montre pas trop par crainte de ses contemporains résolument hostiles – pour la plupart en souvent en apparence – à la philosophie grecque. Malgré cela, ce paradoxe s’explique par une formule qu’Ibn Khaldûn utilise lui-même : l’État se fiche de ses références ou de la couleur idéologique ou religieuse de la puissance militaire qui le protège. Par exemple, les Ottomans ont longtemps utilisé des janissaires Serbes ou Géorgiens (XVème-XVIIIème siècle), les derniers Moghols en Inde étaient protégés par des Marathes hindous (XVIIIème siècle) et des chevaliers castillans ont longtemps protégés les Almohades au Maroc (XIIIème siècle).

Mieux, Le Caire est fondé par un ancien esclave d’origine sicilienne à la solde du calife Fatimide en 969. « La victorieuse » (Al Qahira), symbole d’une Égypte conquise par les Fatimides sur les Abbassides, est fondée, pour porter chance à la bataille, sous les auspices du dieu de la guerre Mars, avec célébrations, fêtes et rituels. On voit bien que dans les références, militaires, culturelles et intellectuelles, les États n’hésitent pas, dans la pratique, à piocher selon leurs intérêts du moment et où bon leur semble. Dans ce cadre-là, si l’EI utilise un penseur soufi et qu’il massacre à côté ses représentants actuels, cela ne lui est pas vraiment gênant.

Pour comprendre la construction de Daesh, il faut donc sortir du prisme européen et de la construction historique de l’État en Europe. En effet, pour l’EI, les traités de Westphalie (1648) ou encore le congrès de Vienne (1815), qui admettent respectivement l’idée d’États-nations et celui d’un « concert » garantissant l’équilibre international, ne s’applique pas au Califat universel voulu par les djihadistes. Point non plus de res publica qui considère l’État comme une propriété publique, indissociable des habitants qui le compose. Le Moyen Âge, pensé dans la représentation occidentale comme une époque barbare, dirigée par des seigneurs de guerre brutaux et qui n’est finalement que l’ombre de l’Empire romain, n’est pas vécu comme tel chez les partisans de la résurrection d’un État islamique. Le haut Moyen Âge a vu naître la prophétie, puis l’émergence d’un empire islamique qui n’est pas au cœur du monde, mais qui est comme le monde, avec comme seul manque Constantinople, assiégée par deux fois (673, 717).

Construction et destruction du pouvoir politique en Islam selon Ibn Khaldûn

Sortir de cette conception européenne de l’État-nation est donc un effort intellectuel difficile mais nécessaire, et Ibn Khaldûn nous aide ici à le réaliser. Sa théorie, pour résumer, se compose du schéma suivant :

Génération  Asabiyya[1]  [« Esprit de corps »] Da’wa[2]

[“Message religieux”]

Force militaire[3] Développement de l’État[4].
1. Conquête des territoires riches, de l’apparatus de l’État

 

Forte du fait de la survie dans un environnement difficile (désert montagne)

Forte,le prédicateur chassé   partant se réfugier dans les zones tribales Forte, galvanisé par l’esprit de corps malgré un équipement de mauvaise qualité Faible, dynastie en gestation, étranger à la notion d’impôt. Concentration sur le butin
2. Mise en place d’une administration Étatique Moyenne, le pouvoir désarmant son propre clan pour taire la contestation. Forte, la puissance de l’État étant utilisé pour diffuser le message religieux. Moyenne, le désarmement des conquérants causant un affaiblissement militaire. Fort, grâce au désarmement qui permet l’impôt et le commerce.
3. Expansion de l’État Faible, la force militaire passant à des étrangers. Moyenne, l’État ne souhaitant plus dépenser autant d’argent pour la prédication. Retour aux anciennes mœurs.

 

 

 

Forte en apparence, recrutement d’esclaves-soldats étrangers fidèles au souverain en place mais peu nombreux et enclin à la révolte. Trop fort, la montée des impôts et des taxes pour payer les étrangers entraînant un ralentissement économique.
4 Extinction Inexistante, les étrangers contrôlant l’État, et bientôt remplacée par une asabiyya issue du monde tribal. Inexistante, remplacée par les mœurs anciennes, et bientôt remplacée par une nouvelle issue du monde tribal. Inexistant avec la défaite des esclaves-soldats liés à l’ancienne dynastie, puis fort avec la nouvelle asabiyya. Faible voire inexistant, entre la décadence de l’ancienne dynastie et les pillages des conquérants.

 

On remarque qu’Ibn Khaldûn décompose la vie de l’État selon plusieurs générations, qui correspondent dans l’Islam médiéval aux durées de règne d’un ou de deux souverains. Il estime la durée de vie d’une dynastie à 120 ans : entre sa sortie du monde tribal à la conquête de l’État ; à sa mort, soit d’une guerre civile, soit conquise par une nouvelle tribu, amenant une nouvelle dynastie. On a donc un mouvement de balancier : la dynastie issue du monde tribal (désert aride, montagnes difficile d’accès, plaines désolées etc.) est d’abord très forte, et c’est son acculturation, le toucher du luxe qu’incombe un pouvoir impérial qui affaiblit la dynastie et qui précipite sa chute. Néanmoins, Ibn Khaldûn ne raisonne pas selon un regret du monde tribal, car c’est le passage à la sédentarité, l’affaiblissement de la dynastie qui permet l’épanouissement de la ville, des arts, et de la culture etc. En ce sens Ibn Khaldûn n’est pas anarchiste comme il est souvent affirmé : son prisme n’a pas d’autres horizons que l’État et les zones bédouines d’Ibn Khaldûn vivent et évoluent selon les besoins de l’État qui lui est voisin. Si l’État désigne une zone tribale comme réservoir de soldats, alors il développera avec le temps des interactions qui modifieront sa physionomie sociétale.

De la théorie à la pratique: l’exemple des Arabes

Si cette théorie est difficile à appréhender par un schéma ou autour d’un exposé magistral, elle est bien plus simple autour d’un exemple, qu’Ibn Khaldûn lui-même nous fournit : il s’agit de l’exemple de l’évolution des Arabes, de la conquête à la fin de leur hégémonie sous les coups des peuples nouveaux (Berbères, Francs, Turcs) :

  • À l’origine les Arabes se divisent en plusieurs tribus continuellement en guerre à l’exception de la Mecque, où les Omeyyades maintiennent une paix armée. Ces tribus appartiennent au monde bédouin, soit un monde pauvre, où la survie passe par des liens forts dans le clan, qui leur permettent de se protéger. Un grand message religieux,  l’Islam, est la force dépassant les clivages claniques. Mohammed a été chassé de la centralité de la Mecque – ce qui se rapproche le plus d’un État -, est allé à Médine, et conquiert La Mecque grâce à l’aide des troupes bédouines médinoises. Après sa mort, grâce à la force du message, les successeurs de Mohammed parviennent à maintenir les troupes bédouines en ordre ce qui permet la conquête de la Perse et une grande partie de l’Empire byzantin (obligation de conquête pour pérenniser le proto-État).
  • Néanmoins, au fur et à mesure du temps, les Arabes s’habituent aux cultures sédentaires et à la richesse locale. La ville, par son abondance, rend obsolète les pratiques de survie tribale. De ce fait, les conquérants, les Arabes, perdent leur tranchant militaire. L’Arabe et l’Islam, la langue et la religion des vainqueurs commencent à se diffuser et les Arabes perdent, du coup, leur étrangeté, par rapport aux vaincus. Mais pour maintenir l’État, et pour maintenir l’impôt qui lui permet de survivre, il faut une armée forte, et étrangère aux Arabes. Il faut, pour le pouvoir, recruter des forces étrangères issues des zones tribales (Berbères dans le Maghreb et Turcs d’Asie centrale) pour maintenir l’ordre dans son territoire. L’empire islamique doit également surveiller les révoltes issues de l’Arabie devenue étrangère à cet ensemble. Paradoxe : l’EI a donc des références envers un État déjà étranger à l’Arabie de Mohammed et tente sur chaque question liée à l’installation de son État d’aller au plus ancien.

Mais cette combinaison recèle un problème de taille. Les Turcs et les Berbères à qui on a confié les fonctions de violences supplantent, par leur contrôle militaire, graduellement, le pouvoir des Arabes. C’est donc aux clients, à la fin du cycle de vie de l’État, que revient le pouvoir. Ils font et défont les souverains, qui ne deviennent plus qu’une marionnette et, à partir de Xème siècle environ, les Arabes ne contrôlent plus les destinées de l’Empire islamique qui se morcelle. La vague bédouine turque seldjoukide déferle sur les restes de l’Empire et on recommence le cycle de vie de l’État, avec les Turcs à sa tête.

La structure d’Ibn Khaldûn au coeur de l’organisation étatique de Daesh.

Cette règle est inamovible dans le monde médiéval, et l’EI ne tente pas de la contester mais bien d’y retourner. Cependant, lorsque les conquérants s’acculturent aux populations soumises, le travail de légitimation commence et vise à pérenniser leur place au sommet de l’État. C’est dans cela que s’inscrit les évolutions du Califat médiéval et celui de l’EI. On remarque néanmoins que sa situation précaire le contraint à avancer beaucoup plus rapidement que la structure khaldunienne – à peine deux ans sur chaque étape contre vingt à quarante ans en général -. Il s’agit donc d’un facteur d’instabilité, notamment face aux tribus sunnites. C’est d’ailleurs, peut-être, la grande erreur des combattants djihadistes : forcer la marche de la théorie d’Ibn Khaldûn en massacrant les tribus sunnites dès l’été 2014, alors qu’elles sont encore en état de combattre, montre bien que la représentation prend le pas sur la réalité. En effet, pour les terroristes, les tribus sont l’antithèse de l’État, ce qu’observe d’ailleurs Ibn Khaldûn. Là Ibn Khaldûn parle d’un phénomène naturel les tribus sont absorbées par l’État en gestation, Daesh organise des massacres pour régler rapidement le problème.

Obsédés par l’idée d’un Califat impérial et déterminés à utiliser la théorie d’Ibn Khaldûn pour le ramener dans le monde temporel, les terroristes de Daesh ont sacrifié artificiellement leurs assises tribales pour arriver le plus vite possible à un État fonctionnel. Il en résulte une période dite “étatique” effective d’à peine deux ans, et un effondrement fulgurant durant l’année 2017. Au final, leur incompréhension est une conséquence de leur idéologie : la théorie d’Ibn Khaldûn décrit des comportements humains, avec des aspects politiques, sociologiques, économiques et est issue du fruit d’un travail au cœur du terrain et des acteurs, qu’ils soient tribaux ou citadins. Pour les djihadistes, Ibn Khaldûn est tout simplement un manuel de réinstallation du Califat médiéval, qui apparait, à leurs yeux, comme le régime politique le plus pur et le plus proche de la révélation coranique. Cette erreur, subtile mais lourde de conséquence, doit être prise en compte dans la lutte politique, culturelle et historique face à Daesh qui tente d’homogénéiser le monde musulman autour de son idéologie obscurantiste.

Fort de cette mise au point, avec un exposé rapide de la théorie d’Ibn Khaldûn, et avec le fait de savoir pourquoi le philosophe est utilisé par les djihadistes de l’EI, nous pouvons tenter une grille d’analyse de l’évolution étatique de Daesh grâce à la structure donnée précédemment.

Schéma des périodes étatiques de l’EI :

Bornes chronologiques Asabiyya Da’wa Force militaire Développement de l’État.
2012-2014 conquêtes Forte, grâce au concours des tribus arabes et des anciens officiers baasistes de l’armée irakienne. Forte, par l’héritage de Zarqaoui et la scission avec Al Qaida. Forte, les Arabes tribaux et les sunnites ralliés à l’EI étant bien commandés par les anciens officiers baasistes. Faible, les violences engendrées par les premières attaques de l’EI détruisant le pouvoir des administrations précédentes.
2014-2015

Instauration de l’État

Moyenne, les pertes subies par les Arabes et l’installation de l’État après leur conquête émoussant leur capacité militaire (siège de Kobané, etc.) Révolte des tribus refusant l’impôt. Forte, par la mise en place de la propagande. (Dabiq, Amaq, etc.). Moyenne, les pertes subies désorganisant la chaîne de commandement. Moyen : reprise en main des structures de l’État, lutte, lutte contre la corruption, mise en place des structures juridiques et de l’administration.
2015-2016

Expansion de l’État, début du déclin

Faible, les capacités militaires passant aux mains des combattants caucasiens, turcs et eurasiatiques sous le commandement d’Al Chichani. Moyenne, mise en place de contre-mesures face à la propagande de l’EI, qui récolte néanmoins les fruits de son travail (attentats du 13 Novembre, du 14 Juillet, etc.). Forte en apparence, Al Chichani arrivant à tenir globalement les positions de l’EI en restant sur la défensive, mais leur nombre est faible. Fort, pérennisation des structures de l’État, tentatives d’uniformiser la justice, l’impôt, création d’une monnaie.
2016

Effondrement

Inexistante, le départ des forces vives de l’EI après la mort d’Al Chichani scellant la défaite de l’EI. Faible, les organes de propagande souffrant du recul de l’EI. Inexistante, le départ des caucasiens et de leurs alliés turcs et eurasiatiques ne laissant pas véritablement de régénération de l’appareil militaire.

 

Faible, la perte de Mossoul et le siège de Raqqa entraînant l’effondrement de l’État.

 

On voit donc, au travers de tous ces schémas, que l’organisation étatique est pensée, rationnelle et qu’elle a globalement rempli son but : créer un État fonctionnel, qui se veut capable de puiser dans les références de l’âge d’or impérial islamique. Si la partie « État » de l’EI est tombée au moment du siège de Mossoul, le souvenir, les archives numériques et la jurisprudence restent. De ce fait, si l’EI arrive à se territorialiser à nouveau, le groupe terroriste n’aura plus à tâtonner autant dans l’installation de l’Etat. Il bénéficie, dorénavant, de la partie théorique d’Abu Bakr Naji et la partie pratique de la zone irako-syrienne.

[1]« Esprit de corps », « solidarité », renvoie à la cohésion de la tribu ou du pouvoir politique dans un cadre Étatique.

[2]« Message religieux », renvoie ici à la puissance du message religieux comme manière de créer ou de consolider une asabiyya.

[3]Indique la capacité de l’État à se protéger des forces extérieures et à assurer la sécurité de la capitale.

[4]Indique la capacité de l’État à lever l’impôt et sa faculté à désarmer les populations sous son administration.

 

Le retour de Daesh

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Char_Etat_islamique_Raqqa.jpg
Char de l’Etat islamique à Raqqa ©Qasioun News Agency [CC BY 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/3.0)]

Proclamé vaincu après la chute de Raqqa en octobre 2017, le groupe État islamique (EI), loin d’être abattu, conserve une présence en zone irako-syrienne et se réorganise, en Afrique comme en Asie.


À bien des égards, la montée soudaine de l’EI en 2014 et sa défaite tout aussi spectaculaire en 2017 apparaît pour les experts et les médias comme une terreur nocturne dont le souvenir en est brisé au petit matin. À l’origine spécialiste reconnu d’Israël, l’historien Pierre Razoux, dans son entretien du 6 juillet 2018 pour Geostrategia, avance que l’État islamique est une organisation finie, que ses djihadistes attendent de ressortir sous un nouveau nom et qu’Al Qaïda, passée au second plan, retrouve ses forces et ne pourra, mécaniquement, que sortir vainqueur de ce schisme dans le monde djihadiste. En tout état de cause, il semblerait que Pierre Razoux et les autres experts sur la question qui soutiennent ces opinions oublient la phrase tirée du livre premier de De la Guerre de Clausewitz :

« Finalement, l’issue ultime d’une guerre tout entière ne peut jamais être conçue comme un absolu ; souvent l’État vaincu y voit plutôt un mal temporaire, auquel les circonstances politiques de l’avenir pourront remédier. »

On rétorquera qu’une organisation comme l’EI n’existait pas dans le monde du congrès de Vienne (1815) de Clausewitz ; qu’adapter une citation sise dans une époque à une autre est un acte peu scientifique ; ou encore que l’EI n’ait jamais créé véritablement d’État. C’est oublier que les djihadistes se sont inspirés des écrits de Clausewitz, notamment par des exemplaires annotés retrouvés dans un camp d’entraînement d’Al Qaïda à Tora Bora. C’est oublier également que la présence de l’EI en zone irako-syrienne s’est marquée par le développement d’une administration, par la levée de l’impôt, par la mise en place d’un service public, d’une économie et d’une armée, soit quasiment tous les attributs pouvant constituer un État. Seule ombre au tableau, l’échec du lancement de la monnaie, qui accaparait bien plus l’attention du calife autoproclamé de l’EI, Abou Bakr al-Bagdhadi, que le recul de son organisation au niveau militaire. Enfin, si la phrase de Clausewitz s’applique à l’origine pour des États déjà établis, elle peut aussi s’expliquer au travers de groupes sociaux, ethniques ou politiques bien particuliers. En somme, la phrase de Clausewitz est un avatar politique du vieil adage : « ce qui ne tue pas, rend plus fort ».

Si l’État islamique a été vaincu au niveau militaire, il reste présent sur les territoires qu’il contrôlait préalablement, son trésor de guerre a été mis à l’abri bien avant l’arrivée des Kurdes à Raqqa, son calife est toujours vivant, tandis que les éléments les plus redoutables de ses combattants, les Caucasiens et les Centrasiatiques, ont graduellement quittés la zone irako-syrienne fin 2016 et début 2017. De même, si l’administration de l’EI s’est effondrée, le fondement de sa montée en puissance reste toujours très forte en Irak. L’État irakien reste corrompu, le dialogue avec sa population sunnite est coupé par la campagne de violence que l’EI réinstaure depuis quelques mois au nord de Bagdad, dans la région de Diyala et de Salaheddin. Loin d’être abattu en Irak, l’EI réoriente sa stratégie sur une campagne de violence aveugle en s’en prenant aux symboles de l’État, selon le même processus qu’en 2014. La nouveauté, ici, est l’intérêt porté aux jeunes, qui sont particulièrement ciblés par une propagande encore très efficace. C’est donc bien sur le long terme que s’inscrit l’action de l’EI.

Malgré ces signes, que relaient les plus éminents spécialistes de la question, comme Pierre-Jean Luizard ou Myriam Benraad, la plupart des experts maintiennent donc cette idée qu’Al Qaïda va recouvrer sous peu ses « droits historiques » sur le djihadisme mondial. Cette volonté de diminuer l’action de l’EI jusqu’à la rendre anecdotique malgré la réalité du terrain revient à retourner à une configuration du début des années 2000 où Al Qaïda était quasiment seul dans la galaxie djihadiste. Les thuriféraires de la vision simplette du pouvoir macronien sur la question du terrorisme international entrent, finalement, dans la vieille expression irlandaise : « Better the devil you know, than the devil you don’t ». Mais se concentrer sur le premier diable (Al Qaïda) n’effacera en rien le second (l’EI), qui continuera à évoluer et à être sous-estimé.

Le chaos libyen, un terreau fertile pour Daesh

Depuis sa défaite à Syrte en décembre 2016, l’EI a pu gagner le désert libyen pour regagner des forces. Sa mobilité lui a permis de se placer au centre des grands trafics en provenance du Sahel, tels que la drogue, les cigarettes, les voitures ou encore les êtres humains. L’EI n’est ni le plus puissant, ni même le plus violent des groupes qui se partagent ces trafics. Comme les autres, il arrête les migrants pour les enrôler de force ou exploiter leur force de travail pendant deux ou trois semaines, avant de les relâcher, épuisés et mourants, à la discrétion du prochain groupe armé qui les trouvera. Le cycle infernal se reproduira pour les migrants jusqu’à ce qu’ils gagnent la côte. La position de l’EI dans ce trafic répond aussi à des nécessités purement matérielles, en recherchant constamment de nouvelles pièces détachées pour ses véhicules malmenés par les rigueurs du désert. Nous sommes ici dans quelque chose de fondamental pour l’existence des groupes armés dans la région : sans pièces détachées, pas de mobilité, et, sans mobilité, l’existence du groupe armé et compromis. Enfin, la volatilité de l’EI lui permet de sortir ponctuellement du désert libyen pour s’approprier d’autres trafics et établir des liens avec ses affidés hors du pays. Par exemple, l’EI pénètre régulièrement les frontières égyptiennes par l’Est de la Libye, où il massacre des Coptes. A cela, il faut ajouter la mainmise des terroristes sur le trafic d’antiquités égyptiennes. Ils y achètent le butin des pilleurs de tombes, armés depuis 2013-2014, le font passer en Libye via les réseaux du trafic d’armes, et l’écoule jusqu’en Espagne, où les biens volés côtoient les antiquités grecques auxquelles l’EI a aussi accès.

“Depuis l’annonce de son grand retour en septembre 2017, l’État Islamique, en particulier depuis l’hiver 2017-2018, maintient une pression importante sur les troupes de l’ANL (Armée Nationale Libyenne) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar dans la région de l’oasis de Jufrah comme dans la zone du terminal pétrolier de Ras Lanouf”.

Cette autonomie financière associée à une importante liberté de mouvement de la part du groupe djihadiste lui offre un rayon d’action recouvrant les grandes régions du pays, la Tripolitaine et la Cyrénaïque. Depuis l’annonce de son grand retour en septembre 2017, l’EI, en particulier depuis l’hiver 2017-2018, maintient une pression importante sur les troupes de l’ANL (Armée Nationale Libyenne) dirigée par le maréchal Khalifa Haftar dans la région de l’oasis de Jufrah comme dans la zone du terminal pétrolier de Ras Lanouf. La pression que maintient l’EI et l’impossibilité pour Haftar de vaincre l’organisation terroriste à ses portes témoigne de la faiblesse relative de son armée. De même, la santé du vieux maréchal, déclinante, ouvre la question de sa succession, et de la mainmise de sa tribu, les Furjani, à la tête de l’ANL.

En Tripolitaine, le retour de Daesh s’est déroulé de manière plus tardive, du fait de la présence des milices de Misrata, qui avaient vaincu l’EI à Syrte. D’autres groupes armés islamistes sont également présents et constituent un obstacle à la progression de Daesh. Ceux-ci sont souvent des groupes clients du gouvernement de Tripoli, qui représente l’entité politique légitime de la Libye face au gouvernement de Tobrouk, protégé par l’armée du maréchal Haftar. Néanmoins, l’EI n’avance pas ici en terrain étranger. Il ne fait que réinvestir ses anciennes positions, en particulier dans la zone de Béni Walid, au Sud de Tripoli et à l’Ouest de Misrata. On a pris la mesure de cette nouvelle position en mai dernier avec la mort d’un émir de l’EI dans la zone, mais ce retour est probablement antérieur à cette date, on peut même considérer que le groupe djihadiste y a toujours maintenu une présence minimale en dépit de ses déconvenues militaires. De fait, le renouveau de Daesh en Tripolitaine implique de nouvelles attaques au cœur même de la capitale libyenne, avec un attentat contre la commission électorale de Tripoli le 2 mai 2018.

Autonome financièrement, mobile et capable de frapper dans tout le pays, l’EI a finalement retenu la leçon infligée par les milices de Misrata à Syrte : lors de sa première existence en Libye, Daesh était un corps étranger tentant d’appliquer les mêmes recettes ayant abouti à la mise en place de son « califat » en zone irako-syrienne. Dorénavant, l’EI agit comme un acteur intégré au monde libyen. S’il ne se territorialisera pas ou, du moins, imparfaitement, il gagne en résilience et en adaptabilité. Il s’agit d’un acteur redoutable quasiment impossible à déloger au vu de la situation actuelle.

L’EI en Égypte, un parasite capable de dévorer son hôte

L’Égypte est le second théâtre africain d’importance pour le groupe terroriste. Depuis novembre 2014, l’EI a reçu l’allégeance du groupe Ansar Bait al-Maqdis, symbolisé par un cérémonial organisé en zone irako-syrienne par le groupe terroriste, avec l’envoyé du groupe égyptien faisant allégeance à al-Baghdadi en personne. Si Daesh est l’organisation en présence, ce sont en réalité les autorités d’Ansar Bait al-Maqdis qui continuent le combat et décident du destin de la wilaya. L’apport de l’EI y est plus technique et humain. On peut parler d’ouverture d’une route à destination de la Libye gangrenée par l’EI, comme l’atteste la présence de Libyens dans le conseil de la Shura du groupe égyptien. À cette interconnexion s’ajoute la violence et l’horreur des actions dont Daesh est coutumier. En novembre 2017, un attentat dans une mosquée dans le nord du Sinaï fait 300 victimes. Cette attaque n’est que l’apogée d’une longue suite d’attaques depuis le début de l’insurrection du Sinaï en 2011. L’EI, qui n’a fait qu’imprimer sa marque dans un conflit déjà profondément enraciné, provoque l’intervention de l’armée égyptienne en février 2018.

“Plus l’État Islamique tient au Sinaï, continue à se développer dans le sud de l’Égypte, et monte des incursions depuis l’Est de la Libye, plus le régime d’Al Sissi se sclérosera”.

L’offensive de l’armée égyptienne met à mal l’EI dans la région. Les tribus bédouines favorables à l’armée se rallient à l’État central, l’armée sécurise la frontière avec la bande de Gaza, ce qui diminue la contrebande et ralentit modérément la pénétration de Daesh dans la zone. De même, le groupe terroriste ne peut plus compter sur l’appui de la centralité irako-syrienne, vaincue à Raqqa en octobre 2017. Néanmoins il peut s’appuyer sur l’arrivée de quelques combattants issus de l’ancienne Union Soviétique. Mais ces combattants ne forment qu’une force d’appoint et ne menacent donc pas le pouvoir des tribus bédouines au sein du groupe. De même, l’armée égyptienne pêche par sa méfiance généralisée envers les tribus bédouines de la région. Incapable de reconnaître les différentes allégeances des tribus, et incapable de comprendre à quelles tribus appartiennent les individus, les militaires égyptiens ont traité tous les tribaux comme des ennemis potentiels. En découle un affaiblissement significatif du support tribal à l’armée, synonyme d’une neutralité vis-à-vis de l’EI, voire d’un renforcement de ses effectifs.

Cette incapacité d’adaptation de l’armée égyptienne, la destruction des infrastructures synonyme d’une détérioration du niveau de vie des bédouins, le peu d’intérêt du gouvernement central pour le sort de ceux-ci et l’indifférence vis-à-vis du développement de la région implique que l’EI apparaît de plus en plus comme le porte-flambeau du monde tribal face au gouvernement citadin et brutal du Caire. Engoncée dans un territoire qui lui est étranger, l’armée égyptienne se trouve embourbée dans une guerre d’attrition où le défenseur est nécessairement le gagnant politique de la confrontation. Pire encore, le régime d’Al Sissi tire sa légitimité à l’égard de la population en lui assurant une sécurité face au terrorisme. De fait, le calcul est simple : plus l’EI tient au Sinaï, plus il continue à se développer dans le sud de l’Égypte et mène des incursions depuis l’Est de la Libye, plus le régime d’Al Sissi se sclérosera. Si le régime égyptien se laisse emprisonner dans le cercle géographique et politique que lui dessine Daesh, alors les possibilités de déstabilisation du pays seront très fortes. Si, à ce jour, ces critères ne sont pas réunis, c’est toute la région qui est concernée par un tel risque.

L’Afghanistan, zone principale du repli des djihadistes de la zone irako-syrienne

L’Afghanistan connait déjà l’insurrection des Talibans qui contrôlent une grande partie du pays et n’ont jamais paru aussi fort depuis l’invasion américaine de 2001. Dès 2014, al-Baghdadi déclare vouloir étendre son « califat » en Afghanistan et en Asie centrale. En janvier 2015, le porte-parole de l’organisation, Abu Muhammad al-Adnani, déclare officiellement la création de la province du Khorassan, du nom de l’ancienne région médiévale regroupant l’Est de l’Iran, le Sud des anciennes républiques soviétiques, ainsi que l’Ouest de l’Afghanistan.

Cette région du Khorassan témoigne bien de la volonté des autorités de l’EI de briser les frontières issues de l’ancien grand jeu entre les anciennes puissances coloniales de la région, c’est-à-dire la Russie en Asie centrale et l’Empire britannique dans le sous-continent indien. L’Afghanistan est considéré alors par ces grandes puissances comme un « État tampon » qui était, de toute manière, impossible à vraiment contrôler du fait de la topographie et de la combativité des tribus. La fin de la domination britannique dans les Indes en 1947 comme l’effondrement de l’URSS en 1991 ne remettent pas en question ces frontières. De la même manière qu’en Irak, en Syrie et dans l’Afrique du Nord, l’EI se joue des frontières héritées de la colonisation. S’il est plus visible en Afghanistan, son action se situe aussi dans les anciennes républiques soviétiques, au Pakistan et jusqu’au Kashmir indien.

La réorganisation de Daesh en Afghanistan est devenue palpable entre 2016 et 2018. Bénéficiant de l’arrivée des vétérans de la zone irako-syrienne, l’État islamique compterait près de 10 000 combattants, selon les estimations du ministère des affaires étrangères russe. Les autorités afghanes annoncent un nombre de djihadistes avoisinant les 3000. Il n’empêche, les quelques centaines de membres que comptaient l’EI en 2015 en Afghanistan ne sont plus qu’un souvenir, alors que le groupe terroriste compte au moins plusieurs milliers de combattants dans la zone. Avec cette nouvelle force, l’État islamique est en mesure d’imposer son agenda aux autres acteurs, quitte à contester l’hégémonie des Talibans dans l’insurrection face à l’État central afghan. Dans sa volonté de se territorialiser, l’EI applique les mêmes recettes qu’en Irak et en Syrie. Il s’agit d’un processus tiré du manuel De l’administration de la sauvagerie, dont s’inspirent les terroristes depuis les premières violences qui ont été à l’origine de l’instauration du proto-État en zone irako-syrienne :

  • Les djihadistes s’en prennent aux minorités religieuses qui sont la cible d’attentats, de raids ou de massacres. En Afghanistan, les djihadistes perpétuent des massacres dans les villages chiites hazaras ou parmi la minorité sikhe à Jalalabad. Par ces tueries, ils montrent que l’État central est incapable de protéger sa population. De même, ils éliminent toutes les autres organisations djihadistes dans la région. Il faut que l’EI soit seul et monopolise la violence face à l’État qu’il cible. Il instaure une polarisation à tous les niveaux de la société.
  • Cela est renforcé par le fait que les bâtiments publics (commissariats, prisons, perceptions, écoles, etc.) sont une cible récurrente des terroristes. En frappant des cibles, qui n’ont parfois aucune valeur militaire, les djihadistes montrent que l’État est incapable de protéger les bâtiments qui lui donnent une assise symbolique et spatiale sur la population qu’il contrôle.
  • Une fois ce processus engagé, l’État central se délite et laisse la place à un chaos généralisé ; la criminalité se développe, les salaires ne sont plus versés et la violence croît. C’est à ce moment, qualifié de « critique » par les auteurs de l’ouvrage, que les terroristes s’approprient le rôle de l’État. Ils éradiquent la criminalité, organisent des soupes populaires, luttent contre la corruption, mettent en scène des exécutions publiques et versent les salaires des fonctionnaires. Une fois ce moment passé, les djihadistes peuvent installer leur État obscurantiste sur les structures de l’ancien État.

“En quelques mois, l’État Islamique s’en est pris aux chiites hazaras, aux sikhs, aux talibans, à l’armée régulière, aux bâtiments publics à l’intérieur de la capitale, et jusqu’aux services de renseignements afghans”.

Les derniers mois ont vu une explosion de la violence de la part des djihadistes de l’EI en Afghanistan sans commune mesure avec ce que l’on pouvait observer les années précédentes. En quelques mois, les terroristes s’en sont pris aux chiites hazaras, aux Sikhs, aux Talibans, à l’armée régulière, aux bâtiments publics à l’intérieur de la capitale et jusqu’aux services de renseignements afghans. Seul rempart face au renforcement de l’EI, les Talibans lui mènent la vie dure dans la région de Jalalabad : plus d’une centaine de djihadistes ont déjà été tués depuis que Daesh a démarré sa campagne de violence en mai dernier. Néanmoins, si les Talibans sont devenus très forts, ils sont affaiblis par la présence de l’EI lui-même. Ses membres n’ont pas tous la même attitude face à Daesh. Là ou certains combattent l’EI comme une infestation étrangère, d’autres coopèrent avec lui dans ses massacres de villages chiites, qui sont autant de points stratégiques dans les montagnes. Là où la direction des Talibans entretient un dialogue ténu avec les États-Unis et – ponctuellement – avec le gouvernement afghan, les plus radicaux d’entre eux sont séduits par l’EI, qui ne dialogue avec personne et cherche l’élimination du gouvernement central afghan. De même, les plus jeunes des Afghans souhaitant s’engager pour le djihad sont davantage attirés par le discours universel de l’EI  et par les histoires des revenants de la zone irako-syrienne. En face, la mouvance nationaliste des Talibans, très influente dans les territoires mais éreintée par une guerre qui dure depuis 17 ans, a du mal à attirer autant de recrues que Daesh. Il n’empêche, devant l’impotence de l’armée afghane et l’incompétence du gouvernement, les Talibans apparaissent comme le seul rempart à une nouvelle territorialisation de Daesh. Pareille territorialisation, même imparfaite, serait catastrophique. Les djihadistes bénéficieraient alors d’un nouveau centre permettant d’alimenter l’instabilité dans la région.

Mais une territorialisation, que ce soit en Libye, en Égypte ou en Afghanistan, ne sera que temporaire aux yeux des djihadistes. De la même manière que le prophète Mahomet est expulsé de la Mecque, acquiert à Médine des forces considérables et retourne en vainqueur dans la ville dont il a été chassé, les djihadistes ayant fui le Moyen-Orient appliquent ce processus à leur histoire propre : leur Mecque n’est autre que la zone irako-syrienne. Leur Médine, les points de chute qu’ils ont trouvés, même si l’Afghanistan fait figure de principal lieu de repli. Leur envie est donc de retourner en zone irako-syrienne, de la même façon que Mahomet est retourné à La Mecque : victorieux. Cette vision du monde inspirée de l’épisode de l’Hégire est d’une importance capitale pour comprendre leurs motivations. Et, enfin, pouvoir construire l’amorce d’une stratégie mondiale sur le long terme face aux djihadistes.

Par Louis-Abel Constant

Pour aller plus loin :

Benraad Myriam, L’État islamique pris aux mots, Malakoff, Armand Colin, « engagements », 2017.

Guidère Mathieu, le retour du Califat, Paris, Gallimard, « Le débat », 2016.

Jambu Jerôme, Daech, la monnaie comme arme, AFHE, 2016, https://afhe.hypotheses.org/8669

Korinmann Michel, Chaosland : Du Moyen-Orient à l’Asie (du centre ?), Bègles, L’esprit du temps, « Outre-terre », 2017.

Luizard Pierre-Jean, Le piège Daech, l’EI ou le retour de l’Histoire, Paris, La découverte, 2017.

Mouline Nabil, Le Califat, histoire politique de l’Islam, Paris, Flammarion, « Champs, Histoire », 2016.

Nasr Wassim, L’État islamique, le fait accompli, Paris, Plon « tribune du monde », 2016.

Martinez-Gros Gabriel, Brève histoire des empires, comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Éditions du seuil, « la couleur des idées », 2014.