Militariser l’écologie : le nouvel esprit de l’impérialisme

© Bao Menglong

Alors que les tensions géopolitiques se multiplient, du Groenland au Cachemire, les dirigeants du monde entier, Donald Trump en tête, y voient l’occasion de s’accaparer de ressources qui leur échappait jusqu’ici. En parallèle, l’explosion des budgets militaires offre un relais de croissance à des économies moribondes, au prix de la destruction des restes de leurs modèles sociaux. Pour Clément Quintard, co-fondateur de la revue d’écologie radicale Fracas [1], cette nouvelle donne devrait inciter le mouvement écologiste à renouer avec ses racines anti-militaristes et anti-impérialistes.

Les calamités volent en escadrille. Nous avions déjà la hausse des températures, l’acidification des océans, la pollution de l’air, l’intensification des catastrophes météorologiques, la multiplication des feux de forêt et l’érosion de la biodiversité, mais il manquait l’assaisonnement indispensable pour lier entre elles toutes les saveurs du chaos : la menace d’un nouveau conflit planétaire.

Pour pimenter le tout, les crises géopolitiques actuelles s’hybrident avec les bouleversements écologiques, et ouvrent la voie à de nouvelles poussées impérialistes. Les diplomates et les militaires des grandes puissances ont désormais compris que la surchauffe planétaire a de profondes implications stratégiques. Pour eux, la crise écologique est non seulement un facteur de risques inédits (submersion des terres, pénuries de ressources, migrations de masse, épidémies, troubles civils), mais aussi d’opportunités à saisir (nouvelles routes terrestres et maritimes à investir, accès à des filons de minerais et d’hydrocarbures jusqu’ici inexploitables). D’autant que les ressources sur lesquelles il s’agit de faire main basse sont à la fois celles de la « transition » et celles du business-as-usual.

Les convoitises du président américain Donald Trump sur le Groenland et le Canada s’expliquent ainsi par la présence dans le cercle polaire de gisements miniers stratégiques (uranium, graphite, or, cuivre, nickel…) et d’hydrocarbures (le sous-sol arctique recèlerait 13 % des réserves mondiales non découvertes de pétrole et 30 % des réserves de gaz naturel), mais aussi par la volonté d’implanter de nouvelles bases militaires pour contester la suprématie de la Russie dans la région, qui dispose déjà d’un chapelet de ports sur les côtes sibériennes. 

Les accrochages militaires répétés au Cachemire ont pour toile de fond une « guerre de l’eau » entre un pays en amont, l’Inde, qui menace de détourner une partie du fleuve Indus grâce à ses barrages, et un pays en aval, le Pakistan, pour qui toute diminution du débit serait constitutif d’un « acte de guerre ». Rappelons, au passage, que les deux pays sont détenteurs de la bombe atomique. 

Cadrage sécuritaire et mensonges d’État

Un climat de destructions mutuelles qui se manifeste par la flambée des dépenses militaires. En 2024, elles ont enregistré un bond de près de 10%, soit la plus forte augmentation depuis la fin de la Guerre froide, selon un récent rapport publié par l’Institut international de recherche sur la paix (Sipri).

Dans ce contexte belliqueux, la France tient évidemment à tenir son rang de puissance impérialiste. Emmanuel Macron a annoncé le 20 février dernier vouloir porter le budget militaire de 2,1% du PIB à 5%, pliant face à la « demande » des États-Unis, qui avaient menacé de se retirer de l’OTAN si ce chiffre n’étaient pas atteint par ses alliés européens, et comptent bien inonder ceux-ci d’armes made in USA. En cas de défection américaine, le président français, dont le tropisme militaire est assumé de longue date, se rêve déjà en chef de guerre européen.

La relance de la course à l’armement permettrait ainsi à la France de compenser son recul sur les marchés mondiaux, comme le décrit l’économiste Claude Serfati, en dopant les principaux secteurs de la performance économique et de l’innovation hexagonales : le nucléaire, l’aéronautique et la production d’armes. Avec tout ce qu’impliquent l’ultra-centralisation autoritaire et l’existence nimbée de mensonges d’État de ces industries. 

Guerre totale et guerre sociale

De nouvelles ambitions militaristes pour lesquelles le grand patronat français peine à dissimuler son enthousiasme. Le PDG de Total Patrick Pouyanné y voit un effet d’aubaine car, selon lui, préparer la guerre militaire ne se fait pas sans mener la guerre sociale : « Pour monter le budget de la défense à 5% du PIB, il va falloir trouver l’argent quelque part ! Si l’on considère que la liberté et la souveraineté, et donc avoir les moyens de se défendre, doivent prévaloir sur la solidarité, il faut avoir le courage de remettre à plat certains budgets sociaux », a-t-il affirmé le 17 avril 2025 dans une interview donnée au Figaro.

Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée.

Face aux crises écologiques, le capitalisme nous rapproche chaque jour un peu plus de l’anéantissement généralisé, désormais avec le concours de la force armée. Un jusqu’au-boutisme que décrivait déjà Marx, dans Le Capital en 1867 : « Chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu’elle emportera son voisin après qu’il aura lui-même recueilli la pluie d’or au passage et l’aura mise en sûreté. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. » 

Autant de raisons, pour le mouvement écologiste, de renouer avec ses racines anti-impérialistes, anti-militaristes et anti-autoritaires. Ce à quoi s’emploient les Soulèvements de la terre dans une récente campagne, qui appelle à former une large coalition pour « faire la guerre à la guerre ». Ce à quoi ne s’emploie pas cette social-démocratie va-t-en-guerre, qui ne manque jamais l’occasion d’être à parts égales opportuniste et inconséquente dès que de grands rendez-vous historiques se profilent. Plus que jamais : choisir son camp.

[1] Cet article est originellement paru sur le site de la revue Fracas.

Accord UE-MERCOSUR : face à l’obsession libre-échangiste de Bruxelles, une opposition de pacotille

La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en déplacement en Uruguay pour annoncer la fin des négociations sur l’accord avec le MERCOSUR. © Free Malaysia Today

La reconduction de la Commission présidée par Ursula von der Leyen a ouvert la voie à la ratification du traité de libre-échange entre l’Union Européenne et les pays d’Amérique du Sud, réunie dans le MERCOSUR. Les protestations des responsables français ont peu d’effets face aux intérêts industriels. Alors que le protectionnisme est de retour, l’Union Européenne s’accroche plus que jamais à la mondialisation, au risque de sacrifier des intérêts économiques vitaux et d’accélérer la déforestation en Amazonie. S’il aboutit, cet accord sera une déflagration pour le monde agricole et un nouveau camouflet pour la démocratie, après le non-respect du référendum de 2005.

Plus rien ne semble pouvoir empêcher la ratification du traité de libre échange entre l’Union européenne et le MERCOSUR. En déplacement en Uruguay le 6 décembre dernier, Ursula von der Leyen a annoncé la fin des négociations avec le marché commun d’Amérique du Sud regroupant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, ainsi que plusieurs pays associés. Ce sujet fondamental aurait dû être au cœur du débat des élections européennes. Pourtant le camp gouvernemental, déjà en difficulté, l’a totalement escamoté. Tandis que les Commissaires européens, Ursula von der Leyen en tête, l’ont passé sous silence. Cette dernière étant désormais réélue, la voie vers une ratification de cet accord discuté depuis un quart de siècle est donc ouverte. 

L’accord commercial avec le MERCOSUR a en réalité déjà été signé en 2019, après 20 ans de négociations. Toutefois, suite à d’immenses incendies en Amazonie encouragés par le Président brésilien de l’époque Jair Bolsonaro, qui y voit de nouvelles terres pour l’agro-industrie, le processus de ratification est alors gelé. Depuis le retour au pouvoir de Lula, l’accord est relancé. Si Emmanuel Macron se dit opposé « en l’état » au traité, entendant qu’il pourrait le soutenir moyennant quelques évolutions, la Commission européenne entend au contraire profiter du moment pour passer en force et enclencher la ratification au plus vite. Pour contourner un potentiel veto de Paris, elle entend d’ailleurs scinder l’accord en deux, ce qui permet un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 15 pays membres représentant 65% de la population) sur le volet commercial.

L’Union européenne dans une frénésie libre-échangiste

Construite autour du marché dès l’origine et imprégnée de l’idéologie néolibérale dans ses traités, l’Union européenne souhaite en effet cet accord depuis longtemps. Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste : la chute du mur de Berlin a ouvert d’énormes marchés à la mondialisation, les Etats-Unis ont mis en place l’ALENA avec leurs voisins mexicain et canadien en 1994, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) est créée l’année suivante et la Chine rejoindra cette organisation deux ans plus tard, en 2001. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international libre de toute entrave apparaissait comme un horizon indépassable et inéluctable.

Lancées en 1999, les négociations prennent place dans une atmosphère de frénésie libre-échangiste. Dans cette époque de « fin de l’histoire », le développement du commerce international apparaissait comme un horizon indépassable.

Alors que le monde a profondément changé depuis, la Commission européenne reste viscéralement attachée à ce credo libre-échangiste. Si l’OMC est aujourd’hui complètement bloquée, l’Union européenne consacre des moyens très importants pour lever tous les obstacles à la circulation des marchandises et des services dans le monde entier, via des accords bilatéraux : accord avec la Corée du Sud en 2011, avec le Canada (CETA) en 2016, avec le Japon (JEFTA) en 2019, avec le Kenya et le Chili en 2023, avec la Nouvelle-Zélande cette année… D’autres sont également en cours de négociations, avec Singapour, l’Inde, l’Indonésie, les Philippines… Mais celui avec le Mercosur, qui donnerait naissance à la plus grande zone de libre-échange du monde, est sans doute le plus important pour Bruxelles, tant il est important symboliquement.

Pour convaincre des prétendus bienfaits de ces accords de plus en plus contestés, la Commission européenne parle d’accords « gagnant-gagnant », de nouveaux débouchés pour les PME ou encore de garanties environnementales ou pour les droits des travailleurs. Elle met aussi en avant le fait que l’UE a renoué avec les excédents commerciaux en 2023, après une année 2022 marquée par une flambée du coût des importations énergétiques, qui ont engendré un déficit commercial de 436 milliards d’euros pour l’ensemble du bloc. Outre notre dépendance aux importations d’énergies fossiles, ces résultats de façade masquent une situation bien contrastée. En séparant les échanges intra et extra européens, elle considère indifféremment de fortes disparités entre les pays. Alors que l’Allemagne, la Suède ou l’Italie sont de forts exportateurs hors UE, traduisant notamment l’importance de l’industrie automobile, la Belgique, l’Espagne ou la Pologne présentent des déficits importants dégagent des excédents au sein du bloc, mais sont en déficit vis-à-vis du reste du monde. La France a quant à elle un énorme déficit commercial, de presque 100 milliards d’euros en 2023.

Un traité qui fédère les colères

Malgré la présentation très enthousiaste de la Commission européenne, la colère de nombreux acteurs apparaît bien légitime. La poursuite de la politique libre-échangiste obéit à une vision purement libérale des échanges, qui remonte aux travaux de l’économiste David Ricardo il y a plus de 200 ans. D’après sa théorie des « avantages comparatifs », la multiplication des échanges ne peut être que bénéfique, chaque zone étant amenée à se spécialiser au maximum afin de gagner en efficacité. Cette vision est pourtant largement datée et se heurte à une série d’objections. Surtout, elle ne prend pas en compte d’autres aspects des échanges commerciaux, pourtant essentiels à la souveraineté nationale, aux relations internationales ou à la préservation de la planète.

La récente pandémie de Covid-19 a violemment rappelé aux nations développées leur très forte dépendance et leur vulnérabilité, les nations européennes n’étant plus souveraines dans nombre de productions essentielles. Les traités de libre échange, en introduisant massivement des importations moins coûteuses, en sont les principaux responsables. Par ailleurs, la vision portée par les élites depuis les années 1990 d’une économie centrée sur les services et les productions à haute valeur ajoutée est également remise en cause. Outre la concurrence accrue des pays émergents sur ce segment, elle apparaît très vulnérable au cycle économique et laisse de côté toute une partie des salariés. Enfin, l’impact climatique du commerce mondial et la pollution supplémentaire entraînée par la délocalisation d’activités dans des pays à la réglementation environnementale très faible sont à contre-courant de l’indispensable bifurcation écologique.

En pleine crise, un nouveau traité ouvre certes des relais de croissance pour quelques secteurs. Mais dans le même temps, il risque de frapper plus durement encore les secteurs fragilisés, encore mal remis de la crise du Covid et de ses conséquences. Or l’ouverture indistincte des marchés, malgré quelques restrictions prévues, risque de mettre en péril des secteurs entiers. L’agriculture, et l’élevage plus particulièrement, souvent présentée comme une « monnaie d’échange », et sacrifiée pour le développement industriel et du tertiaire. Ainsi, si les quotas d’importation, représentant une faible part de notre production, sont présentés comme des garanties, il ne faut pas négliger qu’au fil de ces accords, les différents quotas se cumulent. De plus, ces quotas sont généraux (porc, bœuf…) et des importations ciblées peuvent compromettre un segment de la production plus fragile, comme le jambon par exemple.

Le mirage des « clauses miroirs »

Enfin, le cœur de la contestation porte sur la réciprocité du respect des normes. Souvent présentée comme une opportunité, par exemple sur la reconnaissance des AOC/AOP, elle s’avère in fine quasi inopérante. Ainsi, si l’accord précise bien que l’Union Européenne souhaite respecter les accords de Paris, il n’existe aucun mécanisme contraignant en cas de non-respect. De même, les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs. Or, le secteur alimentaire est coutumier des scandales sanitaires ou de défauts de traçabilité. 

Les garanties sur le papier s’arrêtent au défaut de traçabilité et à l’absence de pouvoir des autorités européennes à l’égard des producteurs des pays importateurs.

Ces dangers pour le secteur agricole pousse même la toute-puissante FNSEA à s’opposer à l’accord « tel qu’il est rédigé », alors que le syndicat agricole majoritaire est habituellement favorable au libre-échange. Le président du syndicat, Arnaud Rousseau, est emblématique de ces contradictions, puisque le groupe Avril, dont il est le PDG, a récemment acheté une société brésilienne produisant et transformant de l’huile de ricin, et a donc tout intérêt à la conclusion de cet accord… Plus largement, tout le lobby agro-industriel est dans un double discours sur cet accord. Si la concurrence déloyale face à des produits contenant des antibiotiques ou pesticides interdits en France ou en Europe est souvent dénoncée, c’est généralement pour prôner un alignement vers le bas, en dérégulation et en réduisant les contrôles des exploitations, afin de pouvoir utiliser les produits autorisés à l’étranger.

Quant aux fameuses « clauses miroirs » continuellement mentionnées par les soutiens de l’accord, elles restent un mirage. D’une part, car il est très difficile de faire adopter par d’autres pays nos standards sanitaires et environnementaux, et plus encore de s’assurer de leur respect. Par ailleurs, comme l’avait mentionné le ministre de l’agriculture dans une réponse à un sénateur, « la mise en place de mesures miroirs nécessite de s’assurer qu’elles soient compatibles avec les règles de l’OMC », faute de quoi elles exposent à des mesures de rétorsion. L’eurodéputé macroniste Pascal Canfin reconnaît d’ailleurs lui-même à quel point l’ouverture à la mondialisation rend le respect des règles quasi-impossible : sur France info, celui-ci déclarait que « si demain matin on mettait une clause miroir sur le poulet ukrainien, la moitié de nos étals de supermarché n’auraient plus de nuggets. »

Ainsi, les « clauses miroirs » ne sont qu’un miroir aux alouettes destiné à faire passer la pilule de tels accords, avec presque aucun effet concret. Si l’autarcie alimentaire n’est pas un horizon envisageable, et pas forcément souhaitable, l’ouverture totale aux produits de l’autre bout du monde cultivés n’importe comment est en revanche certaine de continuer à décimer l’agriculture française. Autant d’éléments qui invalident les doubles discours consistant à s’opposer à l’accord « en l’état », tout en demandant des ajouts principalement symboliques et largement inapplicables.

Une lutte d’influence

Dès lors, ouvrir davantage les vannes du commerce international apparaît au cœur d’un cruel dilemme. La préservation de puissantes industries exportatrices ou de services doit-elle se faire au détriment des pays ou filières les plus fragiles ? La reconquête d’une souveraineté technologique suppose-t-elle de renoncer à des productions vitales ? Alors que leur modèles industriels sont en difficulté, l’Allemagne et l’Italie sont ainsi fortement incitées à ouvrir de nouveaux débouchés à leur industrie automobile grâce à cet accord. En face, l’accord devrait aussi faciliter l’accès à des matériaux stratégiques indispensables à l’électrification des usages comme le cuivre et le lithium, dont la Bolivie et l’Argentine sont d’importants producteurs. Pour Lula, qui essaie tant bien que mal de ne froisser ni l’agro-business ni le mouvement des paysans sans terre, et pour les autres États sud-américains, le surplus de croissance apportée par les nouveaux débouchés agricoles est prometteur. Dans ce vaste marchandage, le secteur agricole européen, déjà en grande difficulté, semble être condamné par la concurrence des géants du Mercosur. 

Dans ce contexte, les protestations d’une partie de la classe politique, soudainement opposée à un accord qu’elle a longtemps soutenue, sont largement teintées d’hypocrisie. En octobre 2020, un amendement pour s’opposer à l’accord avec le Mercosur a ainsi été rejeté par le Parlement européen : les macronistes et les Républicains ont soutenu l’accord, tandis que le RN s’abstenait. Quant au PS, s’il s’est effectivement opposé à l’accord, son groupe le soutient très largement. Seuls les écologistes et le groupe de la gauche européenne, auquel appartient la France insoumise, se sont mobilisés pleinement contre cet accord depuis le début.

Les revirements tardifs de certains sur le sujet, influencés par la protestation des agriculteurs et l’opposition de 3 Français sur quatre à l’accord, apparaissent donc comme un mensonge. Peu importent la récente tribune de 600 parlementaires français à Ursula von der Leyen ou le vote d’une résolution hostile à l’accord « en l’état » par le Parlement français : ces actes restent symboliques, la décision politique a déjà été prise. Le rejet de la ratification du CETA par le Sénat en avril dernier l’a rappelé : cette opposition n’a aucun effet concret car l’accord s’applique même en n’étant pas ratifié, la politique commerciale étant déléguée à Bruxelles par les traités européens.

Désormais, la seule option pour empêcher la conclusion de l’accord est de réunir une minorité de blocage suffisante, rassemblant au moins quatre Etats membres représentant plus de 35 % de la population européenne. Si la Pologne, les Pays-Bas, l’Autriche et l’Irlande ont eux aussi émis des doutes sur l’accord, leur poids combiné à celui de la France ne suffit toujours pas. Seul un basculement de l’Italie contre l’accord est encore susceptible d’inverser les choses. Mais le crédit d’Emmanuel Macron sur la scène européenne étant plus faible que jamais, notamment en raison de son manque de cohérence, sa capacité à conduire une coalition des opposants semble presque nulle. Si tout doit être fait pour éviter la mise en œuvre de ce traité délétère, encore faut-il savoir à qui faire confiance pour mener ce combat.

Marie Pochon : « Notre ambition est de construire une véritable écologie populaire »

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

Marie Pochon est l’une des rares députés écologistes à « porter la voix des territoires à l’Assemblée nationale », selon sa propre expression. Ses combats pour l’obtention de prix planchers pour les agriculteurs, la préservation des exploitations agricoles familiales ou encore l’accès à la mobilité dans les campagnes vont dans le sens de l’« écologie populaire » qu’elle appelle de ses vœux : une écologie qui priorise les préoccupations et les besoins du quotidien (se nourrir convenablement, se loger, se déplacer) partout sur le territoire. Alors que les territoires ruraux sont les premiers touchés par l’appauvrissement des services publics, la concurrence économique ou encore le dérèglement climatique, l’écologie en France reste souvent dépeinte comme « bobo », urbaine et déconnectée. Quels changements adopter, dans la posture et dans le discours, pour rompre avec cette image ? Comment incarner les ruralités dans leur diversité depuis les lieux de pouvoir ? Quelles luttes mener, à gauche, pour une écologie sociale et protectrice des exploitants familiaux, des cultures locales et de l’environnement ? La députée de la Drôme nous répond.

LVSL – Comment expliquez-vous la faible présence de votre parti, Les écologistes (ex-EELV), dans les circonscriptions rurales ? Sur quoi s’est jouée votre réélection, selon vous ?

Marie Pochon – Je pense que le manque de représentation de certaines populations au sein de nos institutions est réel et que l’Assemblée nationale ne fait pas exception. Face à cela, j’essaie de porter d’autres voix, ou du moins celles dont je suis dépositaire en tant que députée de la Drôme – ma circonscription comprend 240 communes, toutes de moins de 10.000 habitants.

Je suis convaincue que l’ensemble des propositions que nous portons, chez les écologistes et dans le camp de la gauche, sont tout à fait adaptées, à la fois dans les campagnes et dans les villes. Je crois que c’est par la justice sociale, la justice fiscale, par plus de démocratie et plus d’écologie que l’on revitalisera nos territoires ruraux. Pour autant, ce sont des mots qui ont encore du mal à passer aujourd’hui. Souvent revient cette lecture binaire des « écolo bobos, déconnectés et donneurs de leçon » versus « le bon sens paysan de nos campagnes » qui serait forcément conservateur, de droite voire d’extrême-droite. Il faut casser ce discours, changer nos mots, nos postures et trouver de nouvelles incarnations.

Dans ce sens, le collectif des « ruralités écologistes » dont je suis membre a pour vocation de mettre en avant nos élus ruraux, et notamment nos maires de petites communes rurales qui réalisent des choses formidables et qu’on l’on voit encore trop peu. Nous souhaitons leur donner plus de visibilité et incarner, à travers eux, toute la diversité de nos territoires.

Notre ambition, c’est de construire une véritable écologie populaire, une écologie qui réponde aux préoccupations des gens, qui permette de se nourrir, d’accéder aux soins et aux services publics fondamentaux, de se déplacer… Pour reprendre les mots de Marine Tondelier, nous devons faire en sorte que l’écologie ne se résume pas au « triangle Bastille-Nation-République » (en référence aux places de l’Est parisien où se déroulent de nombreuses manifestations, ndlr).

Concernant ma réélection, je pense qu’elle s’est jouée sur mon implantation dans la circonscription et sur mon travail de terrain. En tant que députée, je mets un point d’honneur à être à l’écoute et dans le dialogue, même avec des gens qui ne voteront jamais pour moi. Je veux que les habitants de ma circonscription sachent que je suis consciente de leur réalité.

LVSL – Quelles sont les spécificités de votre circonscription, la troisième de la Drôme, d’un point de vue sociologique, géographique et économique ? Qu’est-ce que cela vous apprend de la façon de vivre et pratiquer l’écologie dans les campagnes ?

Marie Pochon – Ma circonscription est particulière et très diverse. Ce sont à la fois des territoires de montagne et des grandes plaines. Le secteur agricole y est très développé, avec la viticulture dans le sud, l’élevage, les plantes à parfums et aromatiques. Le tourisme joue un rôle prépondérant dans l’économie locale, tout comme les pôles industriels, notamment du côté de Saint-Paul-Trois-Châteaux avec la centrale nucléaire du Tricastin, une des plus vieilles de France. C’est également une circonscription très attractive : beaucoup de familles et de jeunes souhaitent s’y installer, ce qui est très rare pour un territoire rural. Notre ruralité est aussi très innovante, que ce soit en matière d’agroécologie puisque c’est ici qu’est née la Biovallée, ou d’accueil des réfugiés, avec le premier Contrat territorial d’accueil et d’intégration rural de France.

Cette diversité s’observe aussi d’un point de vue sociologique. Dans certains de nos territoires, la fracture se creuse entre les « gens du pays », qui vivent dans des conditions très précaires et n’ont pas toujours un bagage économique et culturel important, et les nouvelles populations qui viennent acheter une résidence secondaire. Le grand défi, pour ces territoires, c’est de garantir aux enfants du pays de garder leur village vivant, sans être « mangés » par la métropolisation qui menace de les transformer en villages musées. Il faut pour cela mettre autant de protection et de régulation que possible, sur les plans immobilier et agricole notamment.

« Il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas. »

LVSL – Quels seront vos grands sujets de l’année 2025 à l’Assemblée nationale ?

Marie Pochon – D’abord, je vais continuer à travailler sur les questions agricoles. Lors de mon précédent mandat, j’ai été chef de file sur la loi d’orientation agricole et j’ai fait adopter la loi sur les prix planchers pour mieux rémunérer les agriculteurs (qui doit encore être votée par le Sénat, ndlr). La rémunération, c’est le sujet numéro un. Tant que l’on ne parle pas de revenu, on ne parle de rien du tout. Fille de vigneronne drômoise, je suis extrêmement attachée à ces métiers. Ce que je vois, c’est que l’on est en train de se faire manger par la concurrence déloyale, l’abaissement des normes et la course aux prix bas qui vont tuer nos exploitations familiales et pastorales. La Drôme est composée de territoires enclavés, de petites parcelles et de terres permettant des cultures limitées, avec des handicaps naturels évidents. Je pense qu’il faut protéger l’agriculture familiale car elle fait vivre le territoire, elle le dessine. Mais sans régulation ni prix rémunérateur, on n’y arrivera pas.

J’ai également commencé à travailler sur la question des droits des femmes en territoire rural. Souvent, la question féministe est pensée dans les grandes villes, là où il y a les grandes manifestations du 24 novembre par exemple. On imagine toujours les agressions dans les coins de rue, en ville, le soir. Pourtant 50% des féminicides ont lieu dans les territoires ruraux alors que seulement un tiers de la population nationale y vit. Je crois qu’il y a une parole à porter pour lutter contre le silence lié au manque d’anonymat (tout le monde se connaît, donc c’est compliqué de parler) et aux stéréotypes de genre qui sont encore très ancrés. Il faut soutenir les associations et permettre à la gendarmerie d’avoir des brigades itinérantes pour recueillir la parole le plus facilement possible. Beaucoup de femmes n’ont pas la possibilité d’aller jusqu’à la gendarmerie la plus proche.

Au-delà des violences faites aux femmes, il y a la question de la place des femmes dans les territoires ruraux. Souvent, ce sont elles qui tiennent les associations, qui sont très actives dans la vie du territoire et pourtant, on les entend peu. Je pense que c’est important de leur donner de la voix. Je compte m’y employer.

LVSL – Les écologistes sont encore très mal perçus par le monde agricole, qui reste très en colère. Selon vous, quel est le rôle et le pouvoir du premier syndicat agricole, la FNSEA, dans cette conflictualité ?

Marie Pochon – Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre première affirmation. Quand on regarde les sondages, et c’est assez étonnant, on voit que la population agricole vote plus pour les écologistes que la population générale. Pour autant, je ne remets pas en cause le fait que beaucoup des mots d’ordre des mobilisations de janvier et février dernier étaient contre ces fameux « écolos bobos ».

Concernant la FNSEA, c’est une organisation bien rodée avec énormément de moyens financiers et humains. Elle co-dirige la politique agricole depuis quarante ans dans ce pays et pendant ce temps, on a vu l’effondrement du nombre d’agriculteurs, l’accroissement de leur l’endettement, la dégradation de la biodiversité, tous ces accords de libre-échange signés… La FNSEA ne défend évidemment pas le même modèle que les écologistes. On se confronte régulièrement. Mais je crois aussi qu’entre les dirigeants nationaux de la FNSEA et ses adhérents, il y a beaucoup de non-dits. Je crois que beaucoup d’agriculteurs sont roulés dans la farine par rapport à ce qui est négocié dans les bureaux ministériels par leur président Arnaud Rousseau, qui ne défend absolument pas les intérêts du monde agricole.

Aujourd’hui, l’agriculture française et européenne est en plein questionnement et je crois que toutes ces mobilisations sont significatives du mur qui est en train de se dresser face à nos agriculteurs. On pourra lever toutes les normes environnementales du monde, comme le demande la FNSEA, mais quand les sols sont rendus infertiles, que l’on n’a plus d’eau, que l’on importe d’Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande de la viande à bas prix, cela devient de plus en plus compliqué. Aujourd’hui, les cours des céréales que l’on produit dans la Drôme dépendent des bourses de New-York et de Pékin. En vérité, on n’a plus aucun contrôle sur rien. Ces dynamiques de marché permanentes, où l’on fait passer le marché au-dessus de toute autre considération, sont délétères pour l’agriculture.

« Le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. »

LVSL – Vous avez défendu à l’Assemblée nationale des prix minimum pour les agriculteurs. Est-ce que ce type de combat a pu changer la perception de certains ? Pensez-vous que cela puisse réellement aboutir ?

Marie Pochon – Je ne sais pas si cela a fait changer la perception de certains. Mais ce n’était pas forcément mon objectif. Je mène ce qui me semble être des combats de bon sens. La question des « prix rémunérateurs », c’est-à-dire qui ne descendent pas en-dessous des coûts de production, me semble être la base de la transition agroécologique que j’appelle de mes vœux. Je crois qu’il faut que l’on puisse massifier l’installation en matière agricole, mais on ne le fera pas tant qu’il n’y aura pas de revenus dignes.

Est-ce que la proposition de loi va aboutir ? Je n’en sais rien. Elle a déjà abouti à l’Assemblée nationale, un peu par surprise. Les rapports de force disaient tout le contraire. Le Rassemblement national s’est abstenu et a laissé les macronistes mener la bataille contre. La droite était tout simplement absente. C’est pour vous dire l’absence de courage politique sur ces questions ! Ceux qui critiquent n’ont absolument rien à proposer en retour.

La proposition de loi a été adoptée en avril 2024. Nous allons maintenant faire en sorte que ce texte soit inscrit à l’ordre du jour du Sénat. Parallèlement, je viens d’intégrer l’Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires. Je compte bien, dans ce cadre-là, mener la bataille des prix rémunérateurs.

La députée EELV de la Drôme Marie Pochon. © Assemblée nationale 2023

LVSL – Dans le cadre du projet de loi de finances 2025, vous avez déposé un amendement visant à financer le permis de conduire aux jeunes ruraux. N’allez-vous pas ainsi à l’encontre d’une partie des écologistes ? Comment articuler le besoin de transport pour les ruraux avec la nécessité de réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?

Marie Pochon – Je ne crois pas aller à l’encontre des écologistes. En tous cas, personne ne s’est plaint en interne ! Au-delà de la question environnementale, il s’agit de garantir à chacun et chacune le droit à la mobilité. Aujourd’hui, ce droit, qui a été consacré par la loi LOM en 2019, n’est absolument pas respecté. D’après l’enquête du baromètre des mobilités parue en septembre dernier, près de 40% des gens ont déjà dû renoncer à un déplacement du fait du manque de moyens pour s’y rendre. Cela doit nous alerter.

« Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au “tout-voiture” et ceux dédiés aux mobilités alternatives. »

Pour lutter contre la dépendance à la voiture, il faudrait faire en sorte que chacun ait accès aux mobilités alternatives. Or actuellement, seulement 30 millions d’euros sont débloqués par an, à l’échelle nationale, pour développer ces mobilités en milieu rural. C’est l’équivalent du prix d’un échangeur autoroutier ! Il faut se rendre compte de la disproportion entre les moyens alloués au « tout-voiture » et ceux dédiés aux autres moyens de transport.

L’idée de l’aide au permis, c’est de lutter contre la fracture territoriale en permettant à chaque jeune d’avoir accès à la mobilité. Quand on n’a pas les moyens de se payer une voiture, souvent, on récupère une voiture qui est de très mauvaise qualité, donc très polluante. On constate aussi que beaucoup de jeunes roulent sans permis parce qu’ils ont besoin de bouger et qu’ils n’ont pas d’autre alternative que la voiture.

LVSL – Le 17 septembre dernier, vous déposiez un texte à l’Assemblée nationale pour que les cahiers de doléances issus des gilets jaunes et du Grand débat national soient rendus accessibles au grand public. Vous en avez vous-même consulté une partie en vous rendant dans les archives départementales de la Drôme. Qu’en avez-vous retenu ? Qu’en est-il aujourd’hui ?

Marie Pochon – On a déposé notre résolution de manière transpartisane en janvier dernier. Elle devait être étudiée le 19 juin à l’Assemblée nationale mais la dissolution est passée par là. Suite aux élections législatives, nous avons écrit une tribune dans Le Monde pour demander au futur gouvernement, quel qu’il soit, de s’inspirer des doléances pour fixer le cap de son action politique. Cela permettait aussi de dépasser cette posture d’un camp contre un autre. Je crois que le grand défi d’aujourd’hui, pour la gauche et les écologistes, est de pouvoir également considérer les électeurs d’extrême-droite et entendre les raisons de leur vote. Il faut pouvoir parler à tout le monde et les doléances permettaient cela.

Nous avons déposé une nouvelle résolution en septembre dernier et nous cherchons toujours à la faire inscrire à l’ordre du jour. Depuis, Michel Barnier a dit qu’il allait mettre deux ou trois conseillers sur l’affaire. Nous lui avons écrit un courrier la semaine passée pour lui demander de les ouvrir à l’ensemble des Françaises et des Français, car c’est le seul moyen de vérifier la sincérité de la démarche.

Sur le contenu, je n’ai pas de vision exhaustive de l’ensemble des cahiers, mais j’ai pu étudier ceux de la Gironde et de la Drôme. Beaucoup de personnes m’en ont envoyé par ailleurs. Ce qui est intéressant, et les chercheurs en parlent mieux que moi, c’est que l’on retrouve souvent les mêmes éléments : le « nous » contre un « eux », les « petits » face aux « grands ». La question de la mobilité et de la dépendance à la voiture, notamment dans les territoires ruraux, est centrale. Parmi les autres thèmes récurrents, on retrouve les services publics, l’accès aux soins, la justice fiscale (avec la suppression de l’ISF) et la démocratie (le RIC et la consultation des citoyens, d’une manière générale). Sur la plus grande consultation citoyenne de notre histoire, seulement 3 à 4% des doléances portent sur les enjeux d’insécurité et d’immigration. Quand on voit l’omniprésence de ces sujets dans les médias, il me semble important de le noter.

LVSL – Plusieurs responsables politiques et associations ont appelé à boycotter la COP 29 pour le climat, qui s’est ouverte le 12 novembre en Azerbaïdjan. Pensez-vous que la France ait réellement une voix à porter dans ces négociations, en dépit du contexte géopolitique actuel et de l’échec de la COP 16 biodiversité le mois dernier ?

Marie Pochon – Je suis totalement défavorable à ce boycott. Je pense que c’est se draper d’une jolie vertu mais ne pas faire avancer grand-chose, ni pour les droits humains en Azerbaïdjan, ni pour le climat. Le fonctionnement des COP et le lieu de chacune d’elles se décident pendant les COP. C’est pourquoi il ne faut pas mener la politique de la chaise vide. Il faut au contraire participer activement pour peser dans les négociations. On ne peut pas laisser les régimes autoritaires discuter entre eux de la manière dont ils vont détruire la planète. Il faut prendre la place tant qu’elle nous est laissée.

Bien évidemment que le contexte géopolitique et que l’état du débat en matière climatique sont très tristes. Il faut donc trouver des fenêtres d’espoir, malgré l’élection de Trump, les cours gaziers et pétroliers qui se portent mieux que jamais depuis l’invasion de l’Ukraine, l’abandon du climat, le développement du climato-scepticisme… Bien évidemment, tout cela est inquiétant, mais ne doit pas altérer notre détermination, car celle-ci est fondée sur des faits scientifiques, sur une alerte pour la survie de la biodiversité, des écosystèmes et de l’espère humaine.

« Je crois que l’on n’a pas le choix de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. »

Aujourd’hui, on ne sait pas dire quelles seront les conditions de vie en 2040-2050. On nous annonce que 40% des espèces connues seraient en risque d’extinction d’ici à 2040. On est en train de vivre des bouleversements absolument vertigineux et je crois que l’on n’a pas d’autre choix que de mener la bataille de l’atténuation, d’une part, mais aussi de l’adaptation au changement climatique. Je crois que c’est notre rôle, en tant qu’écologistes, de le faire aussi lors de ces COP.

LVSL – Impliquée dans le mouvement climat et l’Affaire du siècle en 2018, vous avez vous-même fait vos armes dans le milieu associatif. Quelle perception avez-vous aujourd’hui de ce type de militantisme et de son rôle auprès des responsables politiques ?

Marie Pochon – J’en ai une très bonne perception. Tous les membres de mon équipe travaillent avec des associations, des ONG, des syndicats, et tous types d’organisations pour préparer nos amendements. Ces acteurs extérieurs nous aident, nous conseillent et inspirent mon action. Je l’affirme en toute transparence. Le travail parlementaire n’est pas un travail replié sur lui-même à l’Assemblée nationale.

Je pense que le moment est compliqué pour tout le monde associatif qui gravite autour de la protection de l’environnement et du climat, qui plus est dans une circonscription rurale où il ne fait pas toujours bon de s’affirmer écologiste. On a vu ces dernières années éclore des termes comme « écoterrorisme » pour parler des militants de l’écologie politique.

Si l’on peut déplorer des postures, une forme de verticalité, en aucun cas cela ne mérite le mépris pour ces militants et pour la noble cause qu’ils défendent. Il faut protéger les militants écologistes, leur donner de la voix et les défendre. J’espère, à ma mesure, que cela pourra donner de la force à celles et ceux qui militent dans nos territoires ruraux.

Sécurité Sociale de l’Alimentation : de l’utopie à la réalité

© Sébastien Lapostolle

Étendre le principe de la Sécurité sociale à l’alimentation en permettant à tous les Français d’acheter des produits conventionnés, choisis démocratiquement, grâce à une carte dédiée. Le principe de la Sécurité sociale alimentaire est simple, sa mise en oeuvre moins. Celle-ci implique en effet une bataille majeure contre les acteurs qui gèrent aujourd’hui ce secteur, notamment l’agro-business et la grande distribution, mais aussi l’obsession libre-échangiste de l’Union européenne. Petit à petit, l’idée essaime pourtant un peu partout en France, à travers des expérimentations locales. Alors qu’une proposition de loi pour une massification a été déposée, des questions majeures, portant notamment sur le financement, cherchent encore des réponses.

Il y a un peu plus d’un an, les Restos du Cœur lançaient une vaste campagne d’appel aux dons, annonçant être submergés face à une demande croissante d’une partie de la population n’arrivant plus à se nourrir face à l’inflation. Encore aujourd’hui, la crise reste d’actualité, les files d’attente pour l’aide alimentaire ne disparaissent pas du paysage français. A titre d’exemple, un rapport publié le 17 octobre par l’association Cop1, révèle que 36 % des étudiants sautent régulièrement un repas faute de moyens, tandis que 18 % d’entre eux dépendent de l’aide alimentaire. Par ailleurs, l’isolement social accompagne les difficultés alimentaires : « 41 % des étudiant.e.s se sentent toujours ou souvent seul.e.s », contre 19 % dans la population générale. La crise cependant n’épargne pas les autres tranches d’âge. Le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire ne baisse pas, atteignant aujourd’hui 2,4 millions, selon le dernier rapport d’activités des Banques Alimentaires.

Une réponse démocratique à la faim et à la misère agricole

À l’autre extrémité de la chaîne de production, l’agonie du monde paysan et agricole se prolonge. Alors que les élections des chambres d’agriculture se tiendront en janvier 2025 et que l’UE s’apprête à signer un désastreux traité de libre-échange avec le MERCOSUR, les tensions restent vives. Dans un contexte de forte couverture médiatique, les mouvements agricoles tentent de décrocher de nouveaux engagements : une rémunération juste du travail, le partage équitable de la valeur ou le rééquilibrage des rapports de force face à la grande distribution. À cela s’ajoutent des revendications pour des simplifications administratives, certaines pourtant, enfermées dans le modèle de l’agro-business, vont à l’encontre des objectifs écologiques.

Pour toutes ces raisons, l’idée d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) fait son chemin. Encore peu connue, cette proposition se construit à travers diverses expérimentations, et apparaît de plus en plus souhaitable à chaque nouvelle crise. À l’occasion de la journée mondiale de l’alimentation, le 16 octobre 2024, plusieurs publications se sont penchées sur le sujet. Le 14 octobre, l’Institut Rousseau argumente l’idée d’une « sécurité sociale de l’alimentation » en soulignant « l’urgence d’une rupture avec le système alimentaire actuel ». Quelques jours plus tôt, la Fondation Jean Jaurès publiait une note appelant à la création de nouveaux droits pour agir sur les déterminants de santé. Ces deux rapports mettent en lumière des enjeux majeurs et bien réels.

Seulement, mettre uniquement en avant certaines dimensions de la Sécurité Sociale de l’Alimentation risque d’en limiter l’ambition, ou du moins de ne pas en percevoir le sens profond. En se focalisant sur des enjeux concrets tels que les inégalités alimentaires ou la santé publique, on peut perdre de vue une finalité première de la SSA : celle de la transformation profonde des institutions et d’une réinvention de la citoyenneté par la démocratisation du processus de production, de distribution et de consommation de l’alimentation. Cet objectif exige une rupture et l’émergence d’institutions nouvelles. Il s’agit ici de questionner la chaîne alimentaire dans son ensemble. Ainsi, parler de crise paysanne et de crise alimentaire peut nous amener à en oublier la division accrue du travail, et donc des étapes intermédiaires. Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution. Ce retour aux principes démocratiques de la SSA doit alors se faire au regard des stratégies de généralisation et des leçons tirées des expérimentations en cours. 

Matériellement, la démocratisation de l’assiette par la SSA remet au centre du jeu l’organisation de l’agro-industrie, de l’industrie de transformation alimentaire et celle de la grande distribution.

La SSA : entre idée neuve et reprise historique 

L’histoire de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) se situe à l’intersection de l’innovation théorique et de la réactivation de politiques historiques. Mais quels sont les fondements de cette idée qui a émergé au début des année 2010 au sein de la société civile et qui est aujourd’hui défendue par divers acteurs ?

La proposition d’une Sécurité sociale d’alimentation vise à étendre les principes du régime général de sécurité sociale dont nous profitons tous, établi en 1946 sous l’égide du ministre Ambroise Croizat, en les appliquant aux domaines de l’alimentation et de l’agriculture. L’objectif est de construire une organisation démocratique du système alimentaire. Cette initiative s’inspire de l’héritage de la Sécurité sociale, dont l’histoire est analysée entre autres par le collectif Réseau Salariat, ainsi que les contributions théoriques du sociologue Bernard Friot et les travaux de l’économiste Nicolas Da Silva

Depuis plusieurs années, un ensemble de collectifs, d’associations et de syndicats s’organisent sur le terrain. L’année 2019 marque la création d’un réseau national pour la promotion d’une Sécurité sociale de l’alimentation, conçu comme un espace commun permettant le partage des travaux. Ce réseau rassemble notamment des acteurs comme ISF Agrista, le Réseau CIVAM, Réseau Salariat, ou encore le syndicat agricole de la Confédération paysanne, ainsi que de nombreuses associations et collectifs locaux. La création de ce collectif représente un tournant historique, visant à structurer les échanges auparavant bilatéraux pour faire un premier état des lieux et amorcer un mouvement capable de porter ce projet dans le débat public.

Le mouvement prend appui sur plusieurs constatations. À la base des problèmes identifiés se trouve l’impossibilité de transformer l’agriculture sans l’adoption de politiques alimentaires de transformation en profondeur. De plus, il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie. C’est ainsi qu’on peut être amenés à réfléchir à partir du « déjà-là » et des réussites passées, notamment de l’établissement d’une organisation démocratique et universelle dans l’économie de la santé entre 1946 et 1959, rendue possible grâce à la branche maladie du régime général de sécurité sociale.

Il devient impératif de dépasser le modèle de l’aide alimentaire basé sur le don, pour garantir un accès universel et autonome à une alimentation choisie.

Concrètement, la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation s’appuie sur trois piliers fondamentaux. Le premier est l’universalité : la SSA s’appliquerait à toutes et tous, sans distinction. Cette approche peut surprendre, car elle inclut également les plus aisés. Pourtant, c’est bien cette universalité qui garantit la force et la légitimité de la mesure. Elle vise à éliminer les mécanismes d’exclusion et de discrimination, cherchant à rompre avec le contrôle social et administratif associé au « statut de la pauvreté » et donc à la stigmatisation des bénéficiaires. En faisant de l’accès à l’alimentation un droit universel, la SSA défie également l’argument de « l’assistanat ». Notre histoire sociale et politique, depuis 1789, montre en effet que les politiques universelles sont à même de créer et de stabiliser les droits de manière durable. 

Le deuxième pilier de la Sécurité Sociale de l’Alimentation repose sur un système de financement autonome, structuré autour de mécanismes de cotisations plutôt que sur la redistribution étatique. L’objectif est ainsi de limiter les risques de remises en cause futures, de détricotage, pour mieux pérenniser le système face aux arbitrages opposés aux politiques de solidarité. 

Enfin, le troisième pilier de la Sécurité sociale de l’alimentation repose sur un conventionnement des produits alimentaires, pensé pour être véritablement démocratique. Ce processus de décision collective est au cœur du « droit à l’alimentation » et permet aux citoyens de reprendre la maîtrise de la chaîne alimentaire. Concrètement, les acteurs du système alimentaire seraient sélectionnés et évalués selon un cahier des charges ou une charte reflétant les attentes citoyennes. Ce troisième pilier ouvre largement la porte aux expérimentations, car un conventionnement démocratique ne se décrète pas et ne s’impose pas d’en haut : il se forge plutôt par la pratique du terrain.

Pour concrétiser le projet de SSA, plusieurs scénarios sont envisagés. L’un d’entre eux propose un versement mensuel de 100 à 150 euros minimum sur une « carte de sécurité sociale », ou comme une extension de la carte Vitale, afin de garantir un accès suffisant à une alimentation saine. Ce montant, attribué aux parents pour les mineurs (sauf dans des cas spécifiques), servirait exclusivement à l’achat d’aliments auprès de producteurs et structures conventionnées. Les études montrent que 150 euros par mois par personne représentent un seuil minimal pour commencer à assurer un droit à l’alimentation. Cependant, comme le précise Mathieu Dalmais, agronome et membre de l’association Ingénieurs sans frontière, il reste loin d’être suffisant pour une alimentation équilibrée et digne en France.

Le droit à l’alimentation : condition de l’épanouissement de la citoyenneté 

Il faut commencer par constater l’absence d’application effective d’un droit pourtant reconnu comme fondamental : le droit à l’alimentation. Ce droit, inscrit au niveau international dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 1966, demeure encore largement absent dans de nombreuses régions du monde. La France n’est pas en reste. En analysant les textes de droit international et les lois françaises, Dominique Paturel, chercheuse à l’Institut national de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement (INRAE) et membre du collectif Démocratie Alimentaire, met en lumière les lacunes de la législation française en matière de sécurité alimentaire

A titre d’exemple, l’article 61 de la loi « EGalim » de 2018, introduit la lutte contre la précarité en visant à « favoriser l’accès à une alimentation favorable à la santé aux personnes en situation de vulnérabilité économique ou sociale ». Cependant, le texte privilégie l’aide alimentaire, refermant ainsi toute perspective de mise en place d’un véritable système de sécurité sociale. Il précise en effet que cette aide est fournie par « l’Union Européenne, l’État ou des acteurs associatifs », soulignant un rôle majeur des associations. Ce modèle, largement insuffisant, pose deux problèmes majeurs. D’une part, il limite l’élaboration d’un accompagnement durable, laissant aux associations la gestion d’un besoin prioritaire, tandis que l’État se désengage. D’autre part, il réduit l’accès à l’alimentation à un besoin individuel, sans reconnaître l’alimentation comme un droit fondamental qui caractérise le développement de la citoyenneté de l’individu au sein de la société. La loi « EGalim 2 » adoptée en octobre 2021 ne constitue aucunement un changement de philosophie. 

Sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire.

Les textes en vigueur légitiment ainsi une situation hautement problématique : sous prétexte de lutter contre le gaspillage, la France réduit le droit à l’alimentation à une simple aide alimentaire. Ce modèle peut contraindre plusieurs millions de personnes (entre 2 et 4 millions selon les chiffres en vigueur de l’INSEE rapportés par l’Observatoire des inégalités), à bénéficier du « surplus » de l’agrobusiness, issu d’un système productiviste et industriel. En favorisant un modèle de citoyenneté davantage consumériste et passif que véritablement actif, la puissance publique oriente vers une consommation faussement solidaire et démocratique.

Pourtant, l’idée d’un droit à l’alimentation peut être sans crainte comparé à des mobilisations historiques telles que la Révolution de février 1848, qui posa les fondations d’une République démocratique et sociale. Parmi les revendications, celle du « droit au travail » incarnait une réponse au paupérisme, portée depuis les années 1830 par des mouvements socialistes ainsi que la société civile engagée sur la question sociale. À l’époque, il s’agissait d’élargir une citoyenneté politique nouvellement acquise pour intégrer des droits sociaux autour de l’organisation du travail, et donc de l’existence quotidienne des classes populaires. Comme le souligne l’historienne et philosophe Michèle Riot-Sarcey, ce moment historique donna naissance à une volonté citoyenne de reprendre en main son destin : « Le moindre citoyen s’estime alors en droit de s’exprimer, en réunion, dans la rue, au sein des clubs. […] La révolution de février 1848 a su transformer cette coutume en expression de la volonté et donc de la souveraineté du peuple. ». 

Une organisation démocratique de l’économie

La SSA se dessine au sein d’un paradigme écologique nous imposant de repenser le rapport entre l’individu, son environnement et sa liberté de décision. L’enjeu est de favoriser une véritable démocratisation de l’économie, s’appuyant sur des mécanismes de planification participative, où les citoyens sont directement impliqués dans la prise de décision, non plus dans un processus consultatif mais où le dernier mot leur revient. Cette approche contraste nettement avec la démocratie libérale actuelle, qui se limite souvent à une participation à travers le vote, laissant ensuite les décisions quotidiennes aux mains des élus, sans mandat impératif.

Alors que la citoyenneté contemporaine est largement construite autour du statut de consommateur et que le pouvoir de consommation constitue l’inclusion sociale, la démocratie alimentaire vise un dépassement des fonctions discriminantes de l’alimentation en tant que déterminant social. Tanguy Martin, membre d’ISF Agrista, co-auteur avec Sarah Cohen de l’ouvrage La démocratie dans nos assiettes (2024), souligne que la Sécurité sociale de l’alimentation s’appuie sur une analyse structurelle des systèmes de domination, repensant en profondeur les rapports de pouvoir qui façonnent notre système alimentaire : « La démocratie dans son sens premier va fondamentalement à l’encontre de la logique de l’accumulation du capital qui régit aujourd’hui en grande partie les activités humaines et surtout organise l’espace social et matériel à partir de sa logique ».

La SSA n’impose pas, elle cherche à convaincre. Pourtant, ce principe est parfois encore difficile à comprendre dans les sphères militantes au fort capital culturel. Face à l’urgence de la bifurcation écologique, celles-ci sont souvent tentées par l’imposition de mesures strictes. Tanguy Martin abonde dans ce sens, rappelant qu’au départ, la proposition avait surpris certains milieux, où la mise en place de critères spécifiques était perçue comme évidente et urgente. Or, le conventionnement démocratique vise à légitimer socialement des décisions radicales qui pourraient, appliquées autrement, sembler punitives. Pour lui, il s’agit avant tout d’une question de principe que de « pragmatisme », puisqu’il permet d’ancrer ces choix dans une démarche collective et partagée : « tout ce qu’on met en place de manière autoritaire ne fonctionne pas », tout en insistant, « si nous voulons partager des idées fortes, comme celle d’une décroissance de la production et de la consommation d’énergie, nous devons le décider collectivement ».

Cet aspect central de l’organisation démocratique de la Sécurité sociale de l’alimentation est avant tout pédagogique. Elle rappelle l’expérience récente de la Convention Citoyenne pour le Climat qui – bien qu’ayant été en grande partie ignorée par le pouvoir politique – a démontré qu’un groupe de citoyens, non spécialistes, pouvait s’informer de manière rigoureuse, débattre avec des avis divergents, et aboutir à des propositions de politiques macro-économiques sérieuses et radicales. C’est là que réside la profondeur du conventionnement démocratique : il active le citoyen en mobilisant sa capacité à s’auto-éduquer socialement et renforce ainsi son engagement dans la prise de décision.

Le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser.

La démocratie alimentaire doit s’emparer pleinement de cette question de classe, du capital culturel, mais aussi du capital économique, d’autant plus nécessaire face aux limites de l’incitation à consommer bio et local. En effet, le coût élevé de l’alimentation plus saine tend à en faire un réflexe de classe qu’il devient urgent de dépasser. Alors que l’incitation à consommer bio devient contre-productive et suscite des caricatures, illustrant les limites atteintes dans l’espace social, la SSA représente une avancée vers un modèle supérieur. Elle redonne aux citoyens un pouvoir d’agir et la fierté d’accéder à des produits issus de l’agriculture biologique ou de haute qualité, sans que cela dépende d’un privilège économique ou d’une logique de distinction sociale.

Le conventionnement démocratique des acteurs devient ainsi un levier de participation pour une nouvelle planification démocratique de l’économie, orientée vers les impératifs écologiques. Aujourd’hui en France, le secteur de la grande distribution – principal point d’approvisionnement de la population et secteur fort de l’économie du pays – est dominé par quatre grandes enseignes, qui concentrent l’essentiel des ventes selon les données de 2023 : E.Leclerc (23,8 % de part de marché), Carrefour (19,7 %), Les Mousquetaires (16,7 %) et Système U (12 %). Cette concentration n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg de l’« agro-industrie », révélant l’emprise croissante des grands groupes sur nos choix alimentaires.

Autre exemple, l’annonce récente du géant Lactalis de réduire de 9 % sa collecte de lait en France d’ici 2030 illustre l’irresponsabilité de ces groupes envers la pérennité des fermes françaises tout comme illustre une stratégie visant à mettre en concurrence les producteurs laitiers à l’échelle mondiale. Cette approche s’oppose frontalement à l’idée d’une prise de décision citoyenne et démocratique sur la localisation de la production. L’organisation démocratique de l’alimentation soulève également la question cruciale de la répartition des terres. Alors que l’agro-industrie accapare les terres, la perspective du conventionnement citoyen doit s’emparer de l’enjeu foncier. 

Reste à concevoir l’institutionnalisation de cette planification démocratique de l’alimentation, visant à stimuler une politisation active des citoyens. Le débat est ouvert : avons-nous déjà les outils nécessaires, qu’il suffirait de réinventer, ou devons-nous créer un nouveau langage, de nouvelles institutions et des espaces inédits pour concrétiser le conventionnement démocratique ? Cette réflexion sur les moyens de donner corps à cette gouvernance citoyenne est déjà engagée à travers plusieurs expérimentations. 

La SSA à Cadenet : une expérimentation en milieu rural

L’initiative est audacieuse, elle sollicite l’imagination politique. Elle revient à « utopier » : c’est-à-dire se situer dans ces interstices entre rêveries et réalité. Comme l’affirme le sociologue Erik Olin Wright, les utopies réelles ne sont faites ni pour l’idéaliste ni pour le réaliste ; elles sont des pratiques concrètes qui ouvrent les possibles d’un futur alternatif.

La carte du site du collectif national pour la Sécurité sociale de l’alimentation permet de visualiser la répartition des initiatives locales à travers le pays : on compte plus d’une vingtaine de projets aux appellations variées. Régulièrement, de nouveaux projets rejoignent le mouvement, comme la « caisse commune de l’alimentation » récemment créée à Brest (Finistère). Les expérimentations s’adaptent aux spécificités locales : même si l’universalité et le financement par cotisation sociale restent aujourd’hui impossibles à mettre en œuvre à cette échelle, ces projets ont le mérite de placer la pratique démocratique au centre de leurs démarches. Sur le terrain, l’implantation locale devient donc un exercice de démocratie en acte qui alimente la théorie. 

Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain.

Lancée en 2021, l’expérimentation de Cadenet dans le Vaucluse, département parmi les plus défavorisés de la métropole, se distingue d’autres initiatives souvent basées en milieu urbain. Après une première année de travail et la création d’un « Comité de pilotage » composé de citoyens engagés, les années 2022 et 2023 ont concrétisé la naissance d’une première convention citoyenne locale. La démarche, exigeante, s’organise sur six mois de rencontres hebdomadaires, permettant aux participants de se former par l’échange et de construire une base d’informations commune. Le groupe accueille également des experts pour éclairer chaque étape de la chaîne de production alimentaire.

Éric Gauthier, membre de l’association Au Maquis, qui participe au projet, a été frappé par l’engouement suscité dès le départ : « Ce qui était frappant, c’est la construction des pensées ensemble, tout en cherchant une égalisation des savoirs », observe-t-il. « On s’est interrogés sur notre façon de s’organiser, sur nos objectifs et la manière de les atteindre tout en laissant place à la controverse et la porte ouverte aux retours sur les décisions ».

Carte de l’avenir alimentaire désirable du Collectif Local d’Alimentation de Cadenet. © CLAC

Rapidement, dans des espaces publics mis à disposition ou chez les militants lorsque les salles municipales sont indisponibles, les premières réunions permettent de lancer un travail initial : retracer l’histoire du territoire et élaborer une « carte de l’avenir alimentaire désirable ». Ces moments vont au-delà de l’organisation formelle, ils dépassent la simple expression des voix pour tisser des relations plus profondes. Des liens immatériels se forgent, des amitiés se nouent. Les ateliers se prolongent souvent jusqu’à tard le soir. Au fil des semaines et des mois, les participants ne sont plus de simples voisins. Ils partagent, apprennent à se connaître, à se comprendre, échangent rires et anecdotes. Tout cela va bien au-delà du projet initial. Une association a été créée : le Collectif Local d’Alimentation de Cadenet (CLAC).

La création d’une caisse commune représente une étape cruciale pour le projet, nécessitant plus de dix mois de préparation à Cadenet. Le groupe a dû réfléchir à un modèle de financement pour le lancement, puis à une solution permettant de pérenniser l’initiative. Dans toutes les expérimentations, le financement devient le nerf de la guerre. Les collectifs doivent l’affronter, penser malgré les blocages qu’ils rencontrent. Il faut savoir faire tout en sachant qu’on ne peut pas mettre en place l’idée d’un système de cotisation universelle. Ce sera pour plus tard, en attendant, on plante déjà quelques germes à l’échelon local. 

Dans le cas de Cadenet, un soutien financier de la Fondation de France a permis de constituer cette caisse, l’expérimentation ayant fait le choix collectif de se passer de fonds publics. D’autres initiatives, quant à elles, fonctionnent sur le principe de la mutualisation. La caisse commune de Cadenet a officiellement ouvert en avril 2024, après de longs mois de préparation et des étapes clés. La sélection des habitants bénéficiaires a été pensée de manière démocratique. Les membres du collectif ont informé les villageois, distribué des tracts et participé à des événements locaux comme le salon des associations, pour présenter ce nouvel organe démocratique à l’échelle locale. En investissant les places, les marchés, et en réactivant des méthodes de diffusion de proximité telles que le bouche-à-oreille, ils ont créé un véritable élan communautaire. Une réunion publique a réuni 70 volontaires, dont 33 ont été tirés au sort pour participer. 

Concrètement, les bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés, en présentant leurs justificatifs.

Faute de monnaie locale, et confronté aux contraintes de gestion, le collectif a opté pour un système temporaire de remboursement plutôt qu’une distribution directe d’euros avant achat. Concrètement, les habitants bénéficiaires de l’expérimentation peuvent, chaque mois, se faire rembourser près de 8.000 produits conventionnés dans des points de ventes, en se présentant à l’association gérant la caisse munis de leurs justificatifs. Pour permettre l’organisation du système de conventionnement un groupe de travail a été créé pour définir une grille de critères de conventionnement des producteurs et des lieux de ventes. Les critères sont basés sur des notations allant de 1 à 10, ils concernent entre autres le respect des normes environnementales, la taille de l’unité de production, dans la mesure du possible l’indépendance vis-à-vis de l’agro-industrie, mais aussi le bien être au travail des salariés sur les sites de production. 

Preuve de la capacité d’adaptation et de l’enthousiasme qui animent autour du projet, suite à la fermeture inattendue de l’épicerie, principal point de vente des produits conventionnés, un groupe s’est formé en parallèle de l’expérimentation pour racheter les locaux et investir dans un système alimentaire local autonome. Cette initiative illustre une fois de plus le dépassement de l’idée initiale : le lancement d’une démocratie alimentaire suscite un enthousiasme qui dépasse les cadres initiaux du militantisme et vient dessiner une action citoyenne sur des espaces publics et privés autrement investis.

Réunion publique à Cadenet autour de la Sécurité sociale alimentaire. © CLAC

Vers une généralisation trop rapide ?

Si des expérimentations de ce type permettent aux participants de se familiariser avec de nouvelles méthodes de gestion d’un système alimentaire, le saut d’échelle vers une généralisation apparaît plus difficile à réaliser. Le 15 octobre dernier, le député écologiste Charles Fournier a déposé une proposition de loi visant à expérimenter une « sécurité sociale de l’alimentation », soutenue et co-signée par trois parlementaires de chaque groupe du Nouveau Front Populaire. Concrètement, ce texte propose la création et le financement de caisses alimentaires pour une période expérimentale de cinq ans, avec un fonctionnement inspiré de celui des caisses locales de santé qui ont précédé la mise en place de la Sécu. La proposition se fonde sur des expérimentations citoyennes déjà en cours un peu partout en France (Montpellier, Saint-Etienne, Lyon ou le département de la Gironde), tout en soulignant la nécessité d’un soutien financier et humain pour en garantir la pérennité et l’élargissement. Il prend modèle sur l’initiative « Territoire zéro chômeur de longue durée », instaurée en 2016, qui cherche à mettre fin à la privation durable d’emploi à l’échelle d’un territoire, en se basant sur le principe historique du droit au travail et créant des emplois dans des domaines non-pourvus localement.

Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle ou bien faut-il attendre une fenêtre propice pour maximiser les chances de succès ? 

Dans la conjoncture actuelle, les conditions d’adoption d’un tel texte sont quasi inexistantes. Dans un contexte dominé par la pression du capital et des marchés financiers, et face à une Assemblée nationale peu favorable, exposer la SSA pourrait risquer de diluer son impact ou de « griller des cartouches ». Les militants s’interrogent : est-il temps de lancer une campagne officielle à grande échelle, incluant les médias, des actions sur l’espace public ou encore des démarches auprès des organisations politiques ? Ou bien faut-il encore attendre une fenêtre propice avec plus de retours des expériences locales et un poids politique suffisant pour maximiser les chances de succès dans la bataille de la généralisation ? 

L’introduction des débats sur la SSA au Parlement soulève également la question de la composition des organes décisionnaires chargés de superviser l’expérimentation. À ce sujet, l’article 2 propose la création d’un « conseil scientifique et citoyen » pour suivre le projet, dont la « composition [serait] fixée par décret » plutôt que par une participation directe des citoyens. Ce conseil aurait pour mission d’évaluer le dispositif et de remettre « un rapport d’ensemble au Parlement et aux ministres en charge de l’alimentation, de l’agriculture et de la solidarité » avec des recommandations pour l’avenir. Cela pose à nouveau l’incontournable question d’un réel pouvoir citoyen sur les décisions finales, et inversement des autres intérêts pouvant faire pression sur les élus.

On peut aussi se questionner sur la structure de l’association chargée de gérer le fonds national d’expérimentation de la SSA : selon l’article 3 du texte, le conseil d’administration serait également défini par décret en Conseil d’État, avec une liste de catégories de représentants, sans garantir pour autant une participation démocratique citoyenne équilibrée, voire majoritaire. Or, au regard de l’histoire de la Sécurité Sociale, où les luttes d’influence ont souvent opposé des intérêts divergents, il s’agit d’un enjeu majeur.

Ce débat sur la stratégie à adopter se reflète également au sein des organisations militantes œuvrant pour la mise en place de la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Dans les espaces de travail communs, la diversité des cultures politiques engendre parfois des tensions, mais aussi de belles coopérations, avec un déploiement d’efforts sur divers fronts. Un consensus émerge cependant : préserver la SSA comme un projet collectif et non personnalisé, un bien commun que chacun peut défendre à sa manière, selon ses compétences et ses ressources.

Le chemin reste également long pour faire de la Sécurité Sociale de l’Alimentation une priorité des programmes des organisations politiques de gauche. À titre d’exemple, la mesure n’était pas directement présente dans les principaux programmes lors de l’élection présidentielle de 2022, bien que la France insoumise proposait une « expérimentation visant à une garantie universelle d’accès à des aliments choisis » et EELV promettait une « démocratie alimentaire » offrant « une alimentation choisie, de qualité, en quantité suffisante et accessible à toute la population quels que soient ses revenus ». Aucune mention de la SSA en revanche dans le volet « Instaurer la souveraineté alimentaire par l’agriculture écologique et paysanne » du programme de la NUPES ou dans le contrat de législature élaboré en urgence par le Nouveau Front Populaire.

Dans le monde syndical et agricole, le constat est similaire. L’idée de la Sécurité Sociale de l’Alimentation y reste largement méconnue, souligne Clément Coulet, qui a participé en animation tournante au collectif SSA pour le compte des CIVAM et par ailleurs rédacteur au Vent Se Lève. Il faut dire que les principales organisations syndicales – notamment l’alliance FNSEA-Jeunes Agriculteurs et la Coordination Rurale – défendent des politiques agro-industrielles, qu’elles soient orientées vers le libre-échange mondialiste ou vers le nationalisme économique. Le Réseau CIVAM (Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural) et le troisième syndicat agricole, la Confédération Paysanne, font toutefois figure d’exception, participant depuis plusieurs années aux réflexions collectives autour de cette initiative.

Philippe Jaunet, paysan bio installé à Yzernay dans le Maine-et-Loire et militant pour « des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement », souligne l’importance d’une démocratisation du monde agricole : « L’objectif est aujourd’hui de redonner un sens à la terre et à la production par l’intervention citoyenne ». Il précise que cette intervention pourrait remettre en question la logique corporatiste du système alimentaire, et notamment celle de la production agricole, encore trop opaque. « Actuellement, les citoyens n’interviennent pas, ce qui permet à certaines organisations de monopoliser les instances de décision concernant les politiques mises en place ». Il prend notamment pour exemple le modèle de subventions de la Politique Agricole Commune (PAC), créée en 1962, aujourd’hui principal poste de dépense de l’Union européenne, dont la France bénéficie à hauteur de 9,5 milliards d’euros. Ce système financé par deux fonds européens – le Fonds européen agricole de garantie, FEAGA) et le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) – redistribue des aides aux agriculteurs sans consultation publique pour informer la population et lui permettre d’intervenir.

L’échelon européen pose problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’UE en matière de politique agricole, qui organise une concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange.

L’échelon européen pose enfin un autre problème pour la mise en place d’une Sécurité Sociale de l’Alimentation : les États membres sont dépossédés par l’Union européenne en matière de politique agricole, qui organise une mise en concurrence interne au marché européen et externe, via les traités de libre-échange. Mettre en œuvre la SSA impliquera d’une manière ou d’une autre une remise en cause de ce modèle de concurrence tous azimuts, et donc un lien avec les mouvements européens et internationaux pour une agriculture plus juste.

La SSA ne se limite donc pas à une solution conjoncturelle face aux crises actuelles, elle s’inscrit dans un héritage social et démocratique, éveillant une citoyenneté active et collective autour de la terre et de l’assiette. En ce sens, elle incarne la résistance à un système en bout de course et l’image d’un souffle transformateur qui se lève. Que ce soit la poursuite d’un « déjà-là » communiste ou l’émergence d’une société éco-socialiste, la Sécurité sociale de l’Alimentation appartient au futur. Une alternative qu’il reste largement à bâtir. En somme, cela revient à choisir entre être collectivement libres jusqu’au fond de l’assiette ou ne pas l’être dans le dogme de la consommation passive. 

Les racines communistes d’Hayao Miyazaki

Logo de Studio Ghibli.

Le Studio Ghibli, connu notamment à travers les œuvres de Hayao Miyazaki, n’est pas le Disney japonais, mais l’anti-Disney. Conçus par des animateurs issus du mouvement communiste japonais, ses films célèbrent le travail créatif et la solidarité humaine contre le capitalisme et la guerre. Par Owen Hatherley [1].

Les racines de l’un des studios d’animation les plus prospères de ces dernières décennies se trouvent chez Toei Doga, le département d’animation de l’une des plus grandes sociétés cinématographiques du Japon. Au milieu des années 1960, les conditions de travail dans le secteur étaient brutales, les équipes d’animateurs produisant des centaines de dessins par jour pour des dessins animés télévisés tels qu’Astro Boy (Astro le petit robot).

Les délais de fabrication étaient courts et la qualité n’avait aucune importance ; au moins un animateur est d’ailleurs mort au travail. Les jeunes animateurs Hayao Miyazaki (1941-) et Isao Takahata (1935-2018) comptaient parmi les délégués syndicaux les plus en vue du studio Toei. Il existe une photographie montrant le jeune Miyazaki, mégaphone à la main, à la tête d’une grève. Vingt ans plus tard, Miyazaki et Takahata fonderont ensemble leur propre studio, le Studio Ghibli.

Ghibli devait être tout ce que les studios existants n’étaient pas, même s’il restait dédié à l’élaboration de divertissements populaires. Ses animations fluides et riches décrivent ouvertement les dangers de la destruction de l’environnement, de la guerre et du capitalisme, mais flottent en quelque sorte – comme son héros, le « cochon rouge » Porco Rosso – sous le radar politique.

Ghibli devait être tout ce que les studios existants n’étaient pas, même s’il restait dédié à l’élaboration de divertissements populaires. Ses animations décrivent les dangers de la destruction de l’environnement, de la guerre et du capitalisme.

Miyazaki ne pouvait s’empêcher de déclarer : « Je dois dire que je déteste les œuvres de Disney », alors même que Ghibli signait en 1996 un accord de distribution à l’étranger avec le conglomérat multinational. Les films de Ghibli ne sont jamais propagandistes, mais, dans leur décontraction, ils ont donné naissance à une forme très particulière d’écosocialisme. Miyazaki et Takahata font partie des quelques cinéastes marxistes que le militant socialiste William Morris (1834-1896) aurait reconnu comme des âmes sœurs.

En même temps, l’orientation politique de Ghibli n’a jamais été un secret. En 1995, le réalisateur de Patlabor et de Ghost in the ShellMamoru Oshii, (1951) issu de la nouvelle gauche libertaire, a qualifié Takahata de « stalinien », Miyazaki de « quelque peu trotskiste » et le studio Ghibli de « Kremlin ». Le studio Toei, comme beaucoup de studios dans les années 60, était en grande partie contrôlé par le Parti Communiste Japonais, et bien que Miyazaki ait déclaré n’avoir jamais été un membre cotisant, il ne fait aucun doute que Takahata et lui étaient des compagnons de route.

On trouve quelques références malicieuses à ce sujet dans leurs films. L’as de l’aviation de Porco Rosso (1992), par exemple, refuse de s’engager dans l’armée de l’air sous Benito Mussolini – déclarant « mieux vaut être un cochon qu’un fasciste » – et dans une scène, son amante Gina chante l’hymne de la Commune de Paris « Le Temps des Cerises ». Mais la vision politique de Ghibli se manifeste surtout dans ses œuvres qui traitent de la campagne, au Japon et ailleurs, qui apparaît à la fois comme un rêve et un cauchemar.

Ghibli est basée à Tokyo, la plus grande métropole du monde, et c’est peut-être l’absence d’une « campagne » proche qui en fait un tel centre d’intérêt pour le travail du studio. Dans Mon voisin Totoro (1988), les créatures d’une forêt fantasmée et transfigurée aident à consoler deux enfants de la ville dont la mère est soignée pour une maladie chronique.

Mais l’un des mondes oniriques les plus politiquement révélateurs de Ghibli apparaît dans le précédent Le château dans le ciel (1986), dans lequel un garçon d’un village minier se retrouve à explorer la citadelle flottante détruite d’une société de haute technologie devenue obsolète que se disputent des aristocrates malveillants. Les paysages du film sont directement inspirés de la visite de Miyazaki et Takahata dans le sud du Pays de Galles en 1985.

Ayant l’intention de réaliser un film sur la révolution industrielle, ils se sont embarqués pour un voyage de recherche dans les Vallées (South Wales Valleys), une région aux étranges paysages ruraux et industriels où les maisons en terrasse sont entrecoupées de montagnes, de mines et d’usines sidérurgiques. Pour quiconque connaît les Valleys, le film est plutôt inquiétant, mais le sud du Pays de Galles n’a pas été qu’une simple source d’inspiration visuelle. Le hasard a voulu qu’ils s’y trouvent au lendemain de la grève des mineurs de 1984-85. L’année suivante, Miyazaki a exprimé son admiration pour le « véritable sens de la solidarité » qu’il a trouvé dans les villages miniers, et le film en est clairement inspiré.

Comme leur film précédent, la fable écologique post-apocalyptique Nausicaä de la vallée du vent (1984), Le Château dans le ciel est l’affirmation d’une vision particulière de la nature et d’une vision particulière du travail. Ghibli, malgré le grotesque de certains de ses films, n’a jamais cherché à être branché ou odieux. Parlant en 1982 de son rejet de la vague de bandes dessinées nihilistes gekiga d’après 1968, Miyazaki a expliqué qu’il avait décidé qu’il était « préférable d’exprimer de manière honnête que ce qui est bon est bon, que ce qui est joli est joli et que ce qui est beau est beau ». Le travail manuel est l’une des choses que Miyazaki et Takahata présentent constamment comme belles.

Des fonderies du Château dans le ciel aux ouvrières qui assemblent des avions dans Porco Rosso, les films Ghibli regorgent d’images de personnes en train de fabriquer des objetsLes films peuvent facilement être caricaturés comme étant anti-technologiques, étant donné la quantité de destruction écologique qu’ils dépeignent, en particulier avec les films plus récents comme Ponyo sur la falaise (2008) qui traitent explicitement du changement climatique.

Mais le Studio Ghibli adhère davantage à une distinction inspirée par le socialiste William Morris entre « travail utile » et « labeur inutile », ce dernier étant illustré de manière particulièrement mémorable dans le travail sans fin, digne du purgatoire et organisé de manière despotique du film Le voyage de Chihiro (2001). En 1979, Miyazaki a critiqué les séries de robots mecha pour lesquelles le Japon commençait à être connu à l’étranger, en raison de l’approche inévitablement juvénile et aliénée de la technologie dans ce genre. Il préférait que « le protagoniste se batte pour construire sa propre machine, qu’il la répare lorsqu’elle tombe en panne et qu’il doive la faire fonctionner lui-même ».

Les films peuvent facilement être caricaturés comme étant anti-technologiques, étant donné la quantité de destruction écologique qu’ils dépeignent. Mais le Studio Ghibli adhère davantage à une distinction inspirée par William Morris entre « travail utile » et « labeur inutile ».

« La faire fonctionner lui-même ». C’est exactement ce que font les gens dans les films de Ghibli, s’exprimant à travers le travail qu’ils font avec leurs mains. Les films de Miyazaki peuvent témoigner à la fois d’une admiration pour les réalisations du travail humain et d’une horreur pour leurs conséquences, comme dans Le vent se lève (2013), un film d’époque situé dans les années 1930 qui dépeint avec amour le développement et la construction de l’avion Mitsubishi A6M et montre comment il a été utilisé par l’impérialisme japonais.

Takahata est resté marxiste jusqu’à sa mort en 2018, tandis que Miyazaki a perdu la foi dans les années 1990 alors qu’il achevait la version manga de Nausicaä de la vallée du vent. Selon les termes de Miyazaki, il a « fait l’expérience de ce que certains pourraient considérer comme une capitulation politique », c’est-à-dire qu’il a décidé « que le marxisme était une erreur ». Il souligne que cela n’a rien à voir avec des événements politiques ou personnels, mais qu’il s’agit plutôt d’un rejet philosophique du romantisme ouvriériste – « les masses sont capables de faire un nombre infini de choses stupides », a-t-il déclaré – et d’un rejet du « matérialisme marxiste » et de la philosophie du progrès matériel.

Miyazaki lui-même a résumé son parcours politique en disant qu’il était « redevenu un vrai simple d’esprit ». Le fait d’être copropriétaire d’une entreprise à succès soutenue par Disney n’y est peut-être pas étranger. Bien que les conditions de travail chez Ghibli soient réputées bien meilleures que dans la plupart des studios d’animation japonais, il s’agit toujours d’une entreprise capitaliste, qui gagne des millions grâce aux produits dérivés.

Néanmoins, Miyazaki et le Studio Ghibli ont conservé un dégoût pour la guerre – il n’y a peut-être pas de plus grand film anti-guerre que Le tombeau des lucioles (1988) de Takahata – et pour l’impérialisme. La représentation des fascismes japonais et allemand dans Le vent se lève (2013) a suscité la colère des nationalistes japonais, tandis que le féroce Le château ambulant (2004), le dernier véritable chef-d’œuvre de Miyazaki, a canalisé la « rage » du réalisateur face à la guerre en Irak, durant laquelle il a refusé de se rendre aux États-Unis. Le château de ce film, une machine organique, changeante et réactive, est l’une des images les plus puissantes de Miyazaki d’une technologie non aliénée. De même, Miyazaki ne s’est jamais, au moins sur le plan philosophique, réconcilié avec le capitalisme : Le voyage de Chihiro regorge d’images horribles de l’exploitation industrielle et de la domination des classes sous l’apparence d’une fantaisie enfantine.

Bien que les conditions de travail chez Ghibli soient réputées bien meilleures que dans la plupart des studios d’animation japonais, il s’agit toujours d’une entreprise capitaliste, qui gagne des millions grâce aux produits dérivés.

Les subtilités de la vision de Ghibli sur le développement peuvent être mieux perçues dans certains de ses films les plus calmes. Deux films des années 1990 se déroulent dans la ville nouvelle de Tama, un projet de développement piloté par l’État qui a rasé d’immenses pans de campagne à l’extérieur de Tokyo dans les années 1970 : Pompoko et Si tu tends l’oreille. Pompoko, sorti en 1994, est une écocritique à la manière de ce que l’on peut attendre de Ghibli, dans laquelle les tanuki, les chiens viverrins considérés dans le folklore japonais comme ayant une double vie, à la fois animaux ordinaires et dotés de pouvoirs magiques comme la métamorphose, complotent pour empêcher la construction de la ville nouvelle.

Il s’agit d’une merveilleuse farce et d’une description plus optimiste des révolutionnaires non humains que tout ce qu’a pu écrire George Orwell. Mais Tama, une fois sortie de terre, est le cadre de la romance adolescente apparemment ordinaire de Si tu tends l’oreille, sorti en 1995. Une jeune fille qui vit dans une cité danchi – les logements sociaux construits en grand nombre à Tama – a le béguin pour un garçon qui vit en amont, dans un quartier plus ancien et plus aisé de la ville.

L’antagonisme des classes et l’attirance entre les deux, assistés par un chat fantôme anthropomorphique, sont décrits sans amertume, et le paysage urbain est dessiné avec amour et précision : une image de la modernité japonaise elle-même comme quelque chose de doux et d’humain. Cela reflète peut-être le rejet par Miyazaki de la lutte des classes, mais cela fait également partie de sa réaction au nihilisme sous toutes ses formes. Ici aussi, dans le paysage moderne, ce qui est beau est beau.

Le film le plus dialectique du studio Ghibli, et le plus subtilement marxien, est Souvenirs goutte à goutte (1991) d’Isao Takahata. Dans ce film, Taeko, une femme approchant la trentaine et insatisfaite de sa vie à Tokyo, se rend dans un village pour aider à la récolte. Un jeune ouvrier agricole la conduit à travers le paysage, avec ses rivières, ses champs, ses marais et ses forêts, tous animés avec amour dans des détails luxuriants et méticuleux. Elle le contemple avec émerveillement, exprimant son admiration pour la « nature ». Un film de Disney en resterait là, mais pas Ghibli. Le fermier, souriant mais quelque peu méprisant, insiste sur le fait que tout ce qu’elle peut voir est le résultat du travail humain.

Semblant paraphraser The Country and the City du marxiste gallois Raymond Williams (1912-1988), il lui dit que « les citadins voient les arbres et les rivières et sont reconnaissants à la « nature » ». Mais « chaque parcelle a son histoire, pas seulement les champs et les rizières. L’arrière-arrière-grand-père de quelqu’un l’a planté ou défriché ». À la fin du film, Taeko décide de rester dans le village, précisément parce que son expérience a été celle d’un travail au sein d’une communauté plutôt que celle d’une spectatrice et d’une contemplatrice.

Les mondes imaginaires du Studio Ghibli sont des paysages de production et des espaces de solidarité, et voici, dans son film le plus réaliste, une petite image d’une véritable utopie.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin.

Le militantisme écologiste est-il aussi impopulaire qu’on le pense ?

Manifestation des Soulèvements de la Terre contre le projet d’entrepôt logistique Greendock en mai 2024. © Vincent Dain

Blocages routiers, occupations, manifestations, ZAD, sabotage d’infrastructures écocidaires… Le mouvement écologiste recourt à des modes d’actions de plus en plus variés, dont l’utilité fait débat. Or, contrairement à une idée répandue, les actions les plus radicales peuvent être largement soutenues dans la population. À condition cependant qu’elles ciblent un adversaire clairement identifié plutôt que d’impacter les « citoyens lambda ». Explications [1].

Éco-terroristekhmers vertsayatollah de l’écologie… Les qualificatifs se sont multipliés ces dernières années pour condamner toute action des militants écologistes jugée trop radicale. Ce raidissement a atteint son apogée à l’issue de Sainte-Soline et de la tentative du gouvernement de dissoudre les Soulèvements de la Terre.

Si cette dernière a été rejetée par le Conseil d’État, les critiques en impopularité ne sont pas sans effet sur les mouvements eux-mêmes. Dans cette logique, Extinction Rebellion, outre-Manche, a fait le choix en décembre 2022 d’arrêter (temporairement) les actions disruptives pour créer un mouvement plus large et populaire, sentant le vent tourner face à un gouvernement et des médias conservateurs de plus en plus hostiles.

L’impopularité des mouvements écologistes serait autant liée à des modes d’action jugés trop radicaux qu’au profil sociologique particulier des militants, plutôt très diplômés, urbains et jeunes, et régulièrement qualifié de ce fait de « bobos » pour les disqualifier. Les résultats de la première vague du Baromètre Écologie Environnement, collectés en décembre 2023, viennent pourtant nuancer ce rejet des mouvements écologistes et de leurs méthodes.

Des modes d’action soutenus au-delà des idées reçues

Il ressort d’abord de cette enquête un taux de soutien élevé pour le répertoire d’action des mouvements écologistes. Sans surprise, cependant, c’est la manifestation, c’est-à-dire le mode d’action le moins perturbateur, qui arrive en tête avec 74 % des enquêtés qui la trouvent tout à fait ou plutôt acceptable. Plus étonnant en revanche, certains modes d’action parmi les plus perturbateurs et spécifiquement liés aux mouvements écologistes, font l’objet d’un rejet modéré, voire minoritaire. Une grande majorité de la population (67 %) considère ainsi acceptable de bloquer une entreprise polluante. De même, 61 % des Français reconnaissent la légitimité d’occuper une zone naturelle lorsque celle-ci est menacée.

Ce résultat est d’autant plus surprenant que les lignes de clivage ne correspondent pas à certaines idées reçues que l’on peut avoir sur la prévalence des classes moyennes supérieures dans la préoccupation pour l’environnement. Si une telle conception s’est cristallisée avec l’opposition entre la « fin du monde » et la « fin du mois » lors du lancement des gilets jaunes, elle a ensuite été partiellement démentie par la participation de certains d’entre eux aux marches pour le climat et la proximité établie par des travaux de recherche entre l’attitude des gilets jaunes l’environnement et celles de la moyenne des Français.

Notre enquête confirme cette réalité plus nuancée. On voit par exemple que les ouvriers et employés sont autant favorables au répertoire des écologistes que les cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS), si ce n’est davantage. Tandis que les premiers soutiennent le blocage d’entreprises polluantes à la hauteur de 67 %, ce taux baisse à 62 % chez les CPIS. Ces derniers sont 60 % à juger favorablement l’occupation de zones naturelles menacées, soit autant que les ouvriers et employés (61 %). À l’exception des agriculteurs, qui ne soutiennent qu’à 54 % le blocage des entreprises polluantes et à 33 % le fait d’occuper une zone naturelle menacée, le soutien à ces actions reste en fait majoritaire dans l’ensemble des catégories socio-professionnelles. Similairement, les niveaux de diplôme et de revenu ne semblent pas corrélés aux taux de soutien, ce qui discrédite l’idée d’un rejet mécanique du répertoire des écologistes par les classes populaires.

Autre réalité contre-intuitive, les taux de soutien restent hauts, même à droite de l’échiquier politique. Par exemple 43 % des électeurs qui s’identifient à la majorité présidentielle (LREM/MoDem/Horizons) et 46 % de ceux qui se sentent proches des Républicains reconnaissent comme tout à fait ou plutôt acceptable l’occupation de zones naturelles menacées, contre des taux supérieurs à 80 % pour La France Insoumise et EELV.

Alors que la défense des zones naturelles s’ancre dans l’attachement à un territoire et que le blocage d’entreprise polluante les désigne comme adversaires, les perturbations entraînées par le blocage de route et l’interruption d’événements sportifs impactent principalement le « citoyen lambda ».

Concernant l’intensité du soutien à ces modes d’action, cependant, on voit des règles plus prévisibles se confirmer avec un soutien qui décline avec le positionnement politique à droite et l’âge. Ce qui converge avec le constat que, sans être plus inquiets que leurs aînés pour l’environnement en France, les jeunes générations tendent à traduire davantage leur préoccupation en engagement.

L’importance des actions ciblées

Certains modes d’action suscitent toutefois beaucoup moins d’adhésion. Il en va ainsi du blocage de routes, rejeté par 69 % de la population, et de l’interruption d’événements sportifs (par exemple lors du Tour de France de 2022), rejeté à 74 %. Cette désaffection se retrouve de manière plutôt homogène dans la population. Atténué par l’âge, le rejet de ces modes d’action est plus net chez les agriculteurs, les ouvriers et employés.

Ces actions peu populaires ont un point commun : leur caractère indiscriminé. Alors que la défense des zones naturelles s’ancre dans l’attachement à un territoire et que le blocage d’entreprise polluante implique de les désigner comme adversaires car responsables, les perturbations entraînées par le blocage de route et l’interruption d’événements sportifs ne sont pas ciblées et impactent plus directement et principalement le ou la « citoyen lambda ».

Ces résultats rappellent la réforme des retraites et le soutien majoritaire pour un durcissement du mouvement : quand la cause est jugée juste par une grande partie de l’opinion et qu’un adversaire est clairement désigné comme responsable, le caractère illégal de certains modes d’action perd de son effet dissuasif et l’action est jugée majoritairement comme acceptable.

Si l’on reprend l’exemple d’Extinction Rebellion, le mouvement britannique ne s’y est pas trompé puisqu’à l’issue de l’action qui devait parachever en avril dernier sa stratégie de massification, une majorité de militants se sont prononcés en faveur de plus d’actions disruptives et ciblées. C’est également de cette façon qu’on peut comprendre en France le succès des Soulèvements de la Terre qui redynamisent l’opposition à projets locaux contestés (des méga-bassines de Sainte-Soline au projet de l’A69 dans le Tarn), et la multiplication d’actions de désobéissance civile ciblées, comme celles contre les Assemblées générales de Total ou le mode de vie des ultra-riches (des jets privés aux golfs en passant par les croisières). On se rappelle également de la popularité des Faucheurs Volontaires qui, au début des années 2000, sont parvenus à faire accepter la légitimité de leurs modes d’action impactants (arrachage de plants, destruction de stocks, etc.) en s’appuyant sur le rejet majoritaire des OGM par la population française et des figures appréciées comme José Bové.

Quelles perspectives pour les mouvements écologistes ?

Il ressort de ce panorama que la radicalité des modes d’action importe moins que le fait de cibler un adversaire clairement identifié. Doit-on pour autant imaginer que cela conduira les écologistes à abandonner une fois pour toutes leurs actions dans l’espace public ?

On peut en douter. En effet, les actions ciblées sont plus difficiles à mettre en place que les mobilisations de rue. Dans le cas des ZAD, elles impliquent une présence quotidienne sur place et dans celui des entreprises, les actions sont plus efficaces quand elles sont synchronisées avec l’actualité (comme l’annonce de bénéfices ou la tenue d’une Assemblée générale), ce qui demande une certaine organisation. De même, les lieux associés au gouvernement sont extrêmement protégés et la police, habituée à en défendre l’accès, comme en témoigne la tentative avortée de blocage du ministère de la Transition écologique en octobre 2020 par Extinction Rebellion.

L’espace public, quant à lui, ne se résume pas nécessairement à une confrontation entre les militants écologistes et l’opinion publique, puisque l’intervention souvent musclée de la police rappelle l’hostilité de l’État, tandis que les actions spectaculaires permettent de réaffirmer ses demandes à l’égard de la puissance publique. Au-delà de ces considérations pratiques, il faut rappeler que la popularité de leur répertoire n’est pas forcément l’objectif premier des militants écologistes, qui se préoccupent plus immédiatement de la protection des espaces naturels menacés et du maintien des questions environnementales et climatiques dans l’agenda médiatique et politique.

De plus, si l’enquête montre que certains modes d’action sont moins rejetés que d’autres par la population, on ne peut pas en conclure que les militantes écologistes disposent automatiquement d’un socle d’adhésion fort. On peut imaginer qu’un même mode d’action soit perçu différemment en fonction de ses modalités et des collectifs qui le portent. Par exemple, la question « d’occuper une zone naturelle menacée » peut autant couvrir la protection d’un parc public apprécié par des riverains dans leur quartier que l’occupation d’une ZAD par des militants accusés d’écoterrorisme par le gouvernement. La capacité des mouvements écologistes à imposer leur discours et leurs termes dans le débat sera donc déterminante face aux tentatives de criminalisation croissantes.

[1] Article initialement paru sur The Conversation

La planification écologique implique-t-elle une dictature verte ?  

Champ d’éoliennes © Afonso Coutinho

Alors que le capitalisme néolibéral et ses dogmes de croissance et de concurrence montrent chaque jour leurs limites pour faire face aux crises environnementales, la planification écologique semble indispensable. Elle va mettre au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. Quel rôle celui-ci peut-il être amené à jouer ? Quelles institutions peut-on mettre en place pour piloter la transition écologique et assurer sa dimension démocratique ? Deux essais parus récemment apportent des éclairages intéressants sur cette question. Pour le sociologue anarchiste James C. Scott, auteur de L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire (La Découverte, 2021), l’État a une tendance intrinsèque à imposer sa vision de la modernité et du progrès par la force. Une vision que partagent assez peu l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, auteurs de Comment bifurquer ? Les principes de la planification écologique (Zones, 2024), qui considèrent que différentes institutions peuvent permettre de mener une planification de manière démocratique.

La planète brûle, tandis que le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité s’accélèrent sans que nous n’arrivions pour l’instant à l’endiguer. Face à ce constat, ce qu’il nous reste à faire semble clair pour les plus convaincus. Il faut tout envoyer balader, nous débarrasser des structures responsables du chaos climatique : le capitalisme qui exploite aussi bien les êtres humains que la nature, l’idéologie du tout-marché, la course à la croissance sans fin et sans but, la croyance sans limites dans la notion de progrès. En somme, il faut changer complètement nos structures productives, nos modes de vie et de consommation, notre rapport à nos écosystèmes.

Illustrons ce constat par l’exemple criant de la rénovation des logements. Le marché capitaliste est incapable de répondre aux enjeux de l’adaptation des bâtiments au changement climatique et la décarbonation de leurs usages. Le recours au marché via le signal-prix (hausse des prix de l’énergie et primes à la rénovation) a révélé toute son inefficacité et mis en évidence la nécessité d’une intervention de l’Etat : obligations de rénovation, interdiction de la location des passoires thermiques, régulation du marché de l’immobilier et des successions, lutte contre la concentration immobilière, accompagnement des bailleurs sociaux à la rénovation, etc. L’état de crise écologique permanente marque le grand retour de la planification et de l’Etat au cœur de l’économie des sociétés, loin des solutions de marché proposées par le capitalisme néolibéral.

Ce grand changement de paradigme, des forces de rupture s’emploient déjà à le concrétiser à tous les échelons de la société : communautés locales, associations, villes et régions, états, organisations transnationales. Deux défis se posent alors à ces partisans d’une révolution copernicienne de notre modèle. Celui de la prise du pouvoir et des leviers de décision d’abord. Celui de l’organisation d’une société capable de respecter les limites planétaires tout en répondant aux besoins des êtres humains ensuite. Deux essais aux accents différents mais complémentaire, nous offrent des éléments de réponse.

Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ». Ces sont ces projets qualifiés de « haut-modernistes », c’est-à-dire basés sur une grande confiance en la science et en la technologie pour modeler le monde social et la nature, que l’anthropologue américain James C. Scott analyse dans son dernier essai L’œil de l’Etat : moderniser, uniformiser, détruire. Si les travaux de Scott s’étaient jusque-là portés sur des états anciens de Mésopotamie (Homo Domesticus) ou d’Asie du Sud-Est (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné), il s’intéresse bien dans l’essai discuté ici des projets « haut-modernistes » portés par des états modernes du XXème siècle.

Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ».

Cet essai s’inscrit dans la continuité de son analyse du rôle historique de l’Etat, que nous avions déjà présentée dans nos colonnes. Il détaille les mécanismes par lesquels l’Etat étend son emprise et son contrôle sur la société en la rendant lisible et en la simplifiant pour mieux l’administrer. Ceci passe notamment par un renforcement du contrôle des infrastructures de production et de transport (« pouvoir infrastructurel » de Michael Mann), ou sur le tissu relationnel. A partir de là, il détaille les raisons de l’échec de plusieurs projets haut-modernistes de planification sociale, à l’image des quartiers et des villes dessinées par Le Corbusier, de la collectivisation en URSS, ou bien encore de la politique de villagisation forcée en Tanzanie entreprise par le chef d’État Julius Nyerere.

Aujourd’hui sonne l’heure de la « planification écologique », prônée par une partie croissante de l’échiquier politique, notamment en France. Si l’usurpation de cette terminologie par la classe dominante ne mérite pas d’être analysée, intéressons-nous à la discussion féconde relative à sa mise en oeuvre, qui consiste notamment dans un renforcement de l’intervention publique. L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan nous offrent dans leur ouvrage Comment bifurquer : les principes de la planification écologique, des éléments de réflexion déterminants sur la mise en œuvre de cette méthode. À partir d’une analyse de la dynamique du capitalisme et d’exemples concrets de planification du passé, ils détaillent les deux pans indispensables pour bâtir la planification écologique : le gouvernement par les besoins et le calcul écologique. Puis ils présentent le triptyque d’institutions guidant la bifurcation écologique : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics.

Il n’est dès lors pas inintéressant de confronter la vision critique de l’intervention publique portée par l’anthropologue anarchiste James Scott aux projets de planification écologique portés par les forces de gauche.

Sous l’égide de l’Etat, des expériences de planification contrastées

L’Etat a toujours, depuis sa naissance, porté des projets et des mesures d’organisation, de lisibilité et de simplification du tissu social dans lequel il s’inscrivait. Pour administrer une population mais aussi pour exister, l’Etat doit pouvoir récupérer l’impôt, lever des troupes, construire des infrastructures de contrôle et de domination de sa population. C’est l’une des grandes thèses de James C. Scott, selon lequel l’Etat porte des projets visant à faciliter la « lisibilité » des populations qu’il gouverne. Cela passe notamment par des processus de standardisation. Dans L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire, Scott prend notamment pour exemple les stratégies d’uniformisation de la langue, du cadastre et de la propriété foncière, à l’image du village-type ujamaa mis en place dans le cadre de la dynamique de villagisation en Tanzanie entreprise par le président socialiste Julius Nyerere.

En somme, l’Etat façonne un territoire et une population afin qu’ils soient plus faciles à administrer. Scott parle même de « transformation de la réalité sociale turbulente ». Pourtant, il existe systématiquement un décalage fort entre la « carte de l’Etat », c’est-à-dire la manière dont il perçoit son territoire, et une réalité sociale beaucoup plus complexe. Si l’Etat transcrit en terme lisibles une réalité sociale complexe, il réarrange celle-ci pour qu’elle colle à l’image qu’il s’en fait. Ainsi, les premières cartes de propriété foncière ne collaient pas à la réalité de la répartition de l’usage de la terre. Mais il y a plus : l’utilisation de ces « cartes » pour administrer le territoire, par exemple pour déterminer le calcul de l’impôt et des redevances, pour organiser l’héritage sous l’égide de la justice étatique, finit par rétroagir sur la réalité sociale en la simplifiant et en l’uniformisant. Ainsi les parcelles éparses de champs gérées par la communauté deviennent des champs carrés avec un propriétaire bien identifié, les dialectes locaux laissent place à une langue unique et les forêts deviennent des alignements d’arbres visant à optimiser leur rendement économique.

Brasilia est un exemple pur de projet “haut-moderniste” visant à organiser la société par le haut.

Pour Scott, en conséquence, L’Etat, par son action simplificatrice et uniformisatrice, contribue à la fois à mettre en place ce qu’il considère comme une forme de progrès et de marche vers la rationalité, mais aussi à détruire de nombreux pans de la complexité du tissu social, à limiter le recours aux savoirs et aux pratiques locaux. Cela s’accompagne aussi d’une réorganisation des écosystèmes fonctionnels au service d’une consommation humaine de la nature et de ses ressources.

Le tableau que dresse Scott du rôle historique de l’Etat doit toutefois être nuancé. Fortement inspiré de la tradition anarchiste, il tend à accentuer la dimension coercitive de l’action étatique, source de contrôle des corps et des sociétés. Le développement de l’Etat moderne s’est aussi accompagné de nombreux aspects émancipateurs (de l’instruction aux services publics) qu’il faudrait se garder de jeter avec l’eau du bain.

URL incorrecte !

C’est dans cette continuité historique que Scott analyse ensuite ce qu’il appelle la « faillite des grandes utopies d’ingénierie sociale » du XXème siècle. Cette logique de planification et de standardisation de la société, intrinsèque au fonctionnement de l’Etat, est selon lui poussé à son paroxysme dans ce qu’il nomme « l’idéologie haut-moderniste ». Cet état d’esprit haut-moderniste a pu aussi bien se matérialiser dans des grands projets de transformation socialiste (collectivisation en URSS, villagisation en Tanzanie) que dans des projets urbains de grande ampleur (Le Corbusier, Oscar Niemeyer à Brasilia) ou dans des entreprises capitalistes à grande échelle (fermes géantes américaines).

Ces projets naissent si trois conditions sont remplies :

1) S’ils reposent sur une aspiration à changer l’Homme ainsi qu’à ordonner administrativement la société et la nature afin de la rendre plus lisible pour l’Etat.

2) Si le pouvoir coercitif de l’Etat est utilisé sans limites.

3) Si la société civile est affaiblie ou prostrée.

Ces programmes reposent sur une ingénierie sociale qui vise à transformer en profondeur la société et le tissu humain sous-jacent, ainsi que sur une croyance en la perfectibilité de l’ordre social. Leur maître-mot : planification. Planification des besoins, planification des infrastructures, planification de l’espace urbain et rural, planification de la trajectoire sociale des humains. L’Etat, de par la lisibilité qu’il impose à la société, est au cœur de ces projets d’ingénierie sociale.

Selon Scott, le constat est sans appel : l’idéologie haut-moderniste est vouée à l’échec. Ce, pour plusieurs raisons : aucun plan ne peut retracer l’intégralité du fonctionnement social réel dans sa complexité. L’idéologie haut-moderniste méconnaît le rôle des savoirs locaux, des processus informels et de l’improvisation. Avant tout, elle ne permet pas le recours à un élément indispensable au fonctionnement des sociétés : l’emploi de la métis. La métis caractérise l’ensemble des savoir-faire locaux, issus de l’expérience, de l’habitude, de la débrouille, de l’improvisation.

Elle s’oppose chez Scott à la techné qui est le savoir réfléchi, théorisé, couché sur le papier. Il prend l’exemple du fonctionnement d’une usine pour illustrer le rôle joué par la métis : lorsque les ouvriers font la grève du zèle, appliquant méthodiquement chaque règle de fonctionnement de l’usine, celle-ci tourne au ralenti. Au contraire, ce sont bien les petits arrangements et les improvisations, fruits de l’expérience et du savoir-faire de chaque ouvrier, qui permettent in fine de faire tourner la chaîne de production. Aucune politique publique venue d’en haut, aussi précise soit-elle, ne peut se passer d’arrangements avec le plan initial et de prise en compte du contexte local pour être mise en œuvre concrètement.

Les premières expériences de planification sont les économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. 

A contrario, les tenants de la théorie de la planification écologique se réfèrent à leur propre panthéon d’expériences de planification sociale ou industrielle. Ainsi, Durand et Keucheyan s’appuient sur une série d’exemples précurseurs de mise en place coordonnée et massive de planification : économies de guerre, réponse à la pandémie de COVID, planification à la chinoise suite à l’ouverture de la Chine au monde sous Deng Xiaoping. 

Les premières expériences de planification sont celles des économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. Les pénuries engendrent des hausses de prix incompatibles avec le maintien de la cohésion sociale dans l’adversité, ce qui conduit les autorités à contrôler les prix et à rationner les biens essentiels. Les auteurs rappellent l’épisode de la « bataille des usines » aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale où plus aucune voiture ne fut produite entre 1942 et 1944 pour que l’économie se tourne entièrement vers l’industrie militaire.

La crise sanitaire du Covid est une expérience récente d’une logique économique pour partie alternative à celle du marché. Un calcul en nature a été mis en place : la question n’était plus celle du prix mais celle des quantités disponibles dans un délai restreint. Le « quoi qu’il en coûte » s’est substitué à la rationalité comptable du moindre coût. Toutes les dépenses jugées prioritaires par les autorités politiques ont été financées sans restriction. Face au risque de « profiteurs », l’Etat a encadré le prix du gel hydroalcoolique. Production et consommation ont été rapidement politisées, comme l’ont illustré les débats sur les secteurs essentiels. Toutefois, le recours aveugle au marché a continué d’être privilégié sans en tirer les conclusions nécessaires : pas d’indépendance stratégique sur des médicaments et matériels médicaux essentiels, austérité budgétaire mortifère de retour, etc.

Durand et Keucheyan poussent ensuite leur réflexion plus loin. Pour eux, si le principe marchand est celui de la séparation des producteurs et des consommateurs, l’économie capitaliste est déjà en partie socialisée et fait déjà l’objet de logiques de planification. La socialisation peut être organisationnelle, cognitive, financière et infrastructurelle. Elle s’exprime par la concentration industrielle, la convergence des techniques productives en standards de production, la constitution de gestionnaires d’actifs géants comme Blackrock, ou la construction d’écoles, de routes ou d’hôpitaux. Cette socialisation est nécessaire à la dynamique d’accumulation car elle permet les gains de productivité et le partage du risque. Elle conduit, au sein des organisations qui socialisent une activité, à substituer à des mécanismes marchands une planification administrative. En somme, notre économie est déjà largement planifiée, non par les pouvoirs publics, mais par les grandes multinationales.

Cette socialisation multiforme est doublée d’une socialisation politique. Elle intervient d’abord en situation de crise, grâce aux socialisations productives préexistantes, et permet la planification, le calcul en nature ou l’économie de guerre. La socialisation opère par la production et la consommation, comme lors de l’achat groupé d’hydrocarbures par l’UE après l’invasion de l’Ukraine en 2022. La socialisation peut être monétaire et venir des classes dominantes comme le montre la socialisation des pertes financières de 2007-2008.

Inversement, la socialisation peut résulter de luttes populaires pour imposer une gestion égalitaire des ressources, comme l’illustre l’émanation de la Sécurité sociale. La socialisation structurelle, produite par la dynamique capitaliste, est ainsi distincte de la socialisation délibérée. Ainsi, il s’agit de passer d’une planification spontanée aux mains des entités du capital à une planification politisée, fruit de la délibération collective. L’ouvrage oppose alors deux formes de socialisation pour répondre à la crise écologique : la socialisation financière par le derisking et la socialisation politique par le biais de la planification écologique.

Ainsi, les analyses variées des expériences de planification et d’ingénierie sociale à grande échelle nous invitent à porter un regard exigeant et critique sur la notion de planification écologique. Il existe une tension certaine entre la nécessité d’utiliser la puissance de l’Etat moderne pour faire face aux défis du moment et l’attention forte à prévenir les dérives du passé. Par exemple, la réussite de la planification écologique nécessite un niveau de connaissance très fin de la société, une vision synoptique d’ensemble, dont l’Etat seul ne semble pas être en mesure de disposer sans recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Dans cette perspective, quel regard peut-on porter sur les propositions faites par Durand et Keucheyan ?

Planification écologique, mode d’emploi

L’ouvrage commence dans son premier chapitre par rappeler l’impossibilité d’un capitalisme vert. Tout d’abord, la nécessité des profits toujours croissants pour stabiliser le capitalisme est incompatible avec l’impossibilité de le découpler de l’exploitation croissante des ressources. Ensuite, le démantèlement progressif des infrastructures polluantes (forages pétroliers, centrales à charbon) est incompatible avec une gestion gouvernée par le profit. Le désinvestissement financier, sous l’effet des campagnes militantes, n’est pas suffisant car les infrastructures demeurent rentables et sont rachetées par des investisseurs soumis à une législation et à une pression politique moins exigeantes. Une gestion publique est alors nécessaire car elle peut supporter le coût de pertes significatives en capital.

Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes.

Au niveau macroéconomique, des investissements écologiques couplés à un taux élevé de profit sont incompatibles avec la stabilité des prix et la justice sociale. L’effet couplé du démantèlement et de l’investissement va contraindre fortement l’offre et faire peser l’ajustement sur la demande. Le maintien d’un niveau de profit élevé fait donc peser l’effort sur les classes moyennes et populaires. La stratégie de derisking caractérise la situation actuelle où les gouvernements subventionnent les investissements industriels pour garantir les profits des investisseurs. Cette stratégie est également inefficace car les investisseurs privés ont un horizon temporel plus restreint que l’Etat et elle finance le verdissement de processus existants sans transformer les modes de production et de consommation d’ensemble.

A partir de ce constat, l’ouvrage ancre la planification écologique dans la théorie économique en s’appuyant sur deux propositions-phares : la délibération démocratique pour gouverner par les besoins par opposition à l’individualisme du consommateur et le calcul en nature permettant d’assurer une répartition égalitaire des ressources qui s’oppose à l’allocation par la main invisible du marché. Le calcul en nature se décline alors en une nouvelle comptabilité écologique, la mise en place d’un investissement éco-socialiste et une émancipation de la demande vis-à-vis de la production.

Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes. La détermination de ces « conditions de vie décentes » repose sur une délibération collective visant à identifier les « besoins réels ». Pour les auteurs, les besoins ainsi identifiés doivent obéir à deux principes ; un principe de soutenabilité assurant que la satisfaction du besoin respecte les limites planétaires et l’équilibre du système-Terre ; et un principe d’égalité assurant que chaque personne soit en capacité de pouvoir satisfaire ses besoins réels.

Les principes de soutenabilité et d’égalité proposés par Durand et Keucheyan entrent en résonance avec la théorie du donut de l’économiste Kate Raworth.

Pour assurer le respect des limites planétaires, les solutions des économistes néo-libéraux passent par les prix (sur la taxe-carbone ou tout mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, se référer aux  travaux de Christian Gollier) ou bien une meilleure définition des droits de propriétés (Ronald Coase). Toutefois, ces propositions se heurtent à deux difficultés.

Elles ne permettent pas de faire face à un risque systémique qui nécessite une réponse collective et ne peux être la somme de choix individuels. Et elles reposent sur l’illusion d’une substituabilité totale entre ressources (tout service rendu par les écosystèmes peut être remplacé par de l’investissement en capital par exemple, c’est-à-dire notamment de l’innovation technologique). A contrario, Durand et Keucheyan réfutent la possibilité d’une substitution complète entre progrès technique et capital naturel et proposent de fixer des critères de préservation des ressources naturelles.

A partir de là, leur enquête s’attelle à détailler la mise en œuvre concrète du calcul en nature dans une économie planifiée. Alors qu’en régime capitaliste la consommation vit sous la domination de la production, le calcul en nature doit permettre de remettre les besoins, collectivement définis, au centre de l’échiquier, et restructurer la production pour qu’elle réponde à ces besoins. Le calcul en nature peut s’illustrer par exemple dans le cadre de la politique de gestion de l’eau : la détermination collective des besoins en eau d’un territoire (besoins résidentiels, agricoles, industriels) fixe l’ampleur des infrastructures de pompage et de restitution de l’eau aux écosystèmes, sous condition de soutenabilité des prélèvements dans les aquifères.

Tout d’abord, Durand et Keucheyan proposent de transformer la comptabilité pour qu’elle obéisse à des impératifs écologiques. Alors que les normes de comptabilité actuelles sont au service de la quête du profit et de l’accumulation pour les actionnaires, la comptabilité dite écologique doit permettre de subordonner la consommation et la production à une gestion durable des écosystèmes. Aux projets qui donnent une valeur comptable aux actifs naturels, l’ouvrage oppose la comptabilité CARE (Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement). Celle-ci permettrait de mesurer l’insertion de l’activité productive dans le respect des seuils écologiques et donc d’assurer une reddition écologique des comptes des entreprises.

Avec CARE, l’entreprise doit tout d’abord mesurer l’utilisation d’eau pour son activité (par exemple la consommation d’eau pour une usine de jean), de comparer cette utilisation par rapport aux seuils de soutenabilité de la ressource (volumes d’eau disponibles, seuils de pollution maximaux), de déterminer les coûts de restauration si les seuils sont dépassés et comptabiliser les seuils de renouvellement de la ressource dans sa ligne d’amortissement afin de de créer des fonds de renouvellement pour chaque capital, qui seront inscrits au bilan de l’entreprise. L’ouvrage suggère également de compléter cette comptabilité micro par une comptabilité macroécologique qui permette de rendre compatible production et consommation à l’échelle d’une branche économique, d’une région ou d’un pays tout entier.

Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort.

Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort. Outre le contrôle public direct par les nationalisations de secteurs clés (les « hauteurs stratégiques » de Lénine), un instrument clé est la politique du crédit. Mobilisée en France de la période de la reconstruction aux années 1980, elle permet d’augmenter ou de diminuer le volume des crédits accordés aux entreprises selon le caractère stratégique d’un secteur. Elle assure ainsi la conformité des décisions privées d’investissement aux priorités politiques.

L’ouvrage y voit également un moyen d’associer les travailleurs aux décisions d’investissement intersectoriel, en complément d’une participation aux décisions de leur entreprise. L’épargne des ménages pourrait aussi être mobilisée pour refinancer les crédits, limiter la consommation et modérer ainsi le risque inflationniste. Enfin, l’investissement socialisé accorde à l’Etat un rôle d’employeur en dernier ressort, émancipant les travailleurs de la nécessité d’être rentable et inscrivant chacun dans un projet de société.

L’émancipation de la demande vise à connecter la production aux besoins réels. Les économistes néolibéraux font du marché l’expression du choix des consommateurs, notamment avec la consommation « éthique » alors même que celle-ci s’avère incapable d’entraîner des changements systémiques – car le choix des consommateurs est en réalité limité et ne peut remonter jusqu’aux décisions de production qui conditionnent la consommation, à moins d’entrer dans des logiques d’autoconsommation. L’état de séparation entre producteurs et consommateurs a suscité la distinction marxiste entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre valeur et richesse. La marchandise apparait comme un fétiche, une médiation imparfaite des besoins réels des sociétés qui, en retour, les affecte et les gouverne.

L’enjeu de l’émancipation de la demande est dès lors « de troquer l’illusion d’une agentivité isolée factice contre une forme partagée mais effective et immédiate de souveraineté dans [les] modes de consommation ». La remontée des besoins des consommateurs vers les producteurs est déjà en cours, à travers les AMAP ou les communautés de passionnés de certains produits. L’intégration du producteur et du consommateur est même une tendance du capitalisme, par exemple avec le développement du commerce en ligne. Pour prolonger ce mouvement dans le sens de la planification écologique, l’ouvrage propose de rendre publiques les plateformes numériques et de réguler globalement le commerce en ligne.

Les institutions de la planification écologique

Les auteurs proposent de mettre en place ces préceptes au cœur d’un nouveau régime politique, reposant sur des outils de la planification écologique au nombre de trois : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics. Le régime politique conditionne la planification, la rend possible, la cadre et la rythme. L’enjeu est d’assurer un équilibre entre centralisation et décentralisation, entre cohérence écologique et liberté politique.

S’agissant de la Constitution, pour les auteurs, le fédéralisme écologique assure cet équilibre et offre la possibilité de conduire des expérimentations. Les collectivités fédérées sont libres car elles décident souverainement de l’octroi de compétences et de ressources à une structure fédérale. En retour, les interventions fédérales, coercitives si besoin, assurent le respect des engagements pris. L’Etat fédéral permet aussi l’expérimentation comme en Chine contemporaine avec la mise en place d’un « expérimentation sous hiérarchie » par opposition à la « thérapie du choc » appliquée dans l’espace post-soviétique. En cas d’échec, l’Etat a la possibilité d’intervenir pour arrêter les expérimentations.

Le fédéralisme écologique s’exerce dans le cadre d’une Constitution verte. La Constitution permet d’abord de trancher les conflits de compétences entre entités fédérales et collectivités fédérées. Elle vise surtout à empêcher des politiques qui ne respecteraient pas les principes d’égalité et de soutenabilité. Quatre formes de constitutionnalisme écologique sont explorées aujourd’hui : par le climat, par l’octroi de droits aux entités naturelles, par l’environnement comme composante de la dignité humaine et par les droits des générations futures.

La planification reste un exercice administratif, pratiqué un temps en France, et aujourd’hui par la Chine, dont s’inspirent les auteurs. L’offense ne sera pas faite de qualifier le travail actuel du « Secrétariat général à la planification écologique » de planification. Les exercices de planification s’organisent en cycles qui se chevauchent pour s’assurer en permanence que les expérimentations conduites sont en adéquation avec les objectifs politiques. Ils sont organisés par une commission, la « Commission de développement et de réforme » en Chine, et le « Commissariat général du plan » en France.

Selon les auteurs, cette commission de la planification écologique doit être une administration puissante, interministérielle capable de solliciter les avis d’une une multitude de parties prenantes. Le contrôle politique de l’Etat sur les entreprises est assuré par la maitrise des « hauteurs stratégiques » (banque, énergie, transports, télécommunications). L’ouvrage propose alors une planification écologique organisée de manière analogue par des « commissions post-croissance ». Leurs compétences évolueraient au fil des phases successives de la transition – investissement dans des infrastructures vertes, décroissance matérielle et économie stationnaire.

Le contrôle de la production et de la distribution d’énergie représente parfaitement l’idée de maîtrise des hauteurs stratégiques par l’Etat. Source : CEREMA

La planification écologique s’exerce aussi par des services publics. L’ouvrage rappelle la riche expérience française du service public qui symbolisait le contrat social entre l’Etat-providence et les citoyens. Le gouvernement par les besoins respecterait trois principes : la continuité temporelle et géographique du service public, l’égalité de traitement des citoyens et la mutabilité du service public selon les besoins. Selon Léon Duguit, père de l’école juridique du service public, le progrès et la civilisation consistent en un élargissement continu de ses prérogatives. Dans un tel cadre, l’Etat n’est plus seulement une souveraineté, mais une « coopération de services publics organisés et contrôlés ». Le théoricien de l’écologie George Monbiot défend lui le principe de « sobriété privée, luxe public ».

Enfin, ces institutions formelles doivent être appuyées par un fond démocratique augmenté. Il s’agit d’abord de redonner du pouvoir aux parlements et de renforcer leur légitimité en les dotant d’administrations plus fournies en personnel afin d’exercer un contrôle politique réel sur le cycle de planification. La composante citoyenne doit parallèlement être renforcée, en offrant des espaces de discussion publique aux associations de la société civile, en mobilisant des expériences de délibération exigeantes comme la Convention citoyenne pour le climat et en autorisant des expérimentations politiques radicales et écologiques, comme les ZAD.

Cette réflexion institutionnelle permet d’esquisser le cycle politique de la planification écologique en trois temps. La première est expérimentale-délibérative et repose sur la définition collective des besoins à l’échelle locale. La seconde phase serait celle des commissions post-croissance qui opèrent une synthèse des expérimentations et élaborent le « Plan de transformation de l’économie française », à l’image de ce que propose le think-tank Shift Project. La dernière est celle de la validation politique par le Parlement dont les modifications s’exercent sous le contrôle du Conseil constitutionnel veillant au respect de la nouvelle constitution écologique.

Canaliser et endiguer le pouvoir de l’Etat

Les travaux de James C. Scott nous invitent à poser un regard exigeant sur les propositions de Cédric Durant et Razmig Keucheyan. La mise en place de la planification écologique nécessite un déploiement d’énergie d’une grande ampleur. Si la société civile et les collectivités seront fortement mobilisées, c’est bien l’Etat qui reste l’outil central et la tour de contrôle du bon déroulé de la bifurcation écologique.

Premièrement, si son pouvoir est encadré dans une certaine mesure par des contre-pouvoirs (Constitution verte, commissions de post-croissance), la méthode proposée lui confère un pouvoir considérable : contrôle des « hauteurs stratégiques » et donc des secteurs-clés comme l’énergie, les transports, la grande industrie, organisation générale du rythme de la planification écologique, possibilité d’intervenir de manière coercitive pour assurer la cohérence et la synthèse globale. En outre l’Etat et ses administrations auront un rôle décisif à jouer pour mettre en œuvre le calcul en nature.

Deuxièmement, la mise en place du calcul en nature et le pilotage des hauteurs stratégiques demande un renforcement significatif des capacités de l’Etat, notamment en matière d’information. Pour piloter la décarbonation de la société mais aussi le gouvernement par les besoins, l’Etat et les commissions de post-croissance au sein desquelles il disposera structurellement d’un pouvoir important devront accroître leur niveau d’information et de connaissance du tissu social. En cela, cette logique s’inscrit dans la dynamique décrite par Scott d’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat. Pour assurer la soutenabilité de la société et le respect des seuils planétaires, l’Etat devra mécaniquement augmenter son niveau de connaissance du tissu économique, afin de rendre la société d’autant plus gouvernable et compréhensible à ses yeux. Or – c’est du moins la thèse de Scott – l’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat répond à une loi quasi-transhistorique d’uniformisation de la société, voir de destruction d’un certain nombre de pratiques et de savoirs.

Troisièmement, la mise en place de la planification écologique telle que proposée par Durand et Keucheyan va mobiliser la puissance de l’Etat dans des proportions considérables. La légitimité de l’intervention de l’Etat repose chez eux d’une part sur le processus constitutionnel démocratique conduisant à l’avènement d’une « Constitution verte » encadrant ses prérogatives et d’autre part sur son insertion dans le cycle politique de la planification écologique.

Toutefois, la bifurcation écologique nécessite un rapport de force d’une extrême violence avec les forces sociales et économiques qui n’y ont pas intérêt : industries capitalistes polluantes, grandes plateformes numériques, monde de la finance. Dès le début de sa mise en œuvre, et ce même en présence d’un large consensus démocratique, le conflit sera brutal : problèmes de financement et de remboursement de la dette, enchérissement des prix de l’énergie et des matières premières, fuite des capitaux. Face à ces problèmes urgents, le cycle délibératif de la planification sera probablement bien trop long pour apporter des réponses au bon-moment. A court-terme, seul le pouvoir de l’administration de l’Etat et de ses satellites semble pouvoir être en mesure de protéger les citoyens face à la révolte du capital, ce qui renforcera d’autant le pouvoir étatique. Et donc, pour suivre Scott, les risques de dérives dans l’utilisation de son pouvoir.

La proposition fédéraliste de Durand et Keucheyan mérite toutefois d’être étudiée attentivement, les expériences concrètes de logiques fédéralistes ayant un bilan pour le moins discutable, à l’échelon supérieur (construction européenne), comme inférieur (décentralisation).

Si l’enjeu premier et central dans cette bataille sera bien de réussir à endiguer les forces du capital, il faut d’ores et déjà réfléchir à la méthode pour canaliser et garder dans des limites acceptables le pouvoir de l’Etat. James C. Scott identifie trois conditions de dérives du pouvoir de l’Etat.

Tout d’abord, dans sa logique, la planification écologique peut s’apparenter à ce que Scott qualifie de projet « haut-moderniste », à part peut-être pour ce qui concerne la croyance aveugle dans le progrès. La planification écologique suppose une évolution forte des modes de vie de l’être humain et du métabolisme de la société avec la nature (que l’on pourrait qualifier d’amélioration), et entend transformer en profondeur les structures économiques mais aussi urbaines, en administrant la société dans ce but. Toutefois, le calcul en nature permet d’avoir une approche multicritère des enjeux, et donc de limiter les risques de simplification et d’uniformisation de la société. En sortant de la pure logique financière (par exemple en plantant une forêt uniquement pour maximiser son rendement), militaire ou liée aux impôts (cadastralisation forcée), le calcul en nature permet d’éviter les dérives destructrices du pouvoir de l’Etat. Il permet d’appréhender bien mieux la complexité des situations que ce qui a pu être le cas dans les expériences de planification passées, où le seul but pouvait être par exemple de produire un maximum de tanks (économie des USA au cours de la Seconde Guerre mondiale).

Ensuite, une dérive est possible si la mise en œuvre de ce projet pousse l’Etat à recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Un tel emballement n’est pas à exclure, comme cela a été discuté dans le paragraphe précédent. Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel au même titre que des outils comme le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou. Toutefois, cette dimension est probablement encore à creuser, afin d’éviter une radicalisation et une autonomisation de l’appareil de l’Etat. La situation actuelle, de dérive du pouvoir étatique en régime néolibéral, avec notamment un recours accru à la force policière, permet de relativiser ce risque.

Par ailleurs, la plupart des exemples choisis par Scott concernent des Etats de la première moitié du XXème siècle ou issus de transitions démocratiques récentes (décolonisation en Tanzanie, démocratie fragile au Brésil, etc.). Les structures dont nous héritons actuellement, pour ce qui concerne le monde occidental, sont issus d’un long processus de construction de l’Etat social et des nombreuses institutions de médiation qui jouent un rôle de tampon entre les individus et le pouvoir brut de l’Etat, comme les services publics, les collectivités locales, les structures de gestion partagées du pouvoir avec la société civile (syndicats, association, etc.).

Enfin, le pouvoir destructeur de l’Etat se manifeste particulièrement lorsque la société civile est prostrée et amorphe, incapable de résister à la puissance administrative. Cela arrive quand les oppositions politiques sont muselées, que la presse est contrôlée, que les associations sont surveillées. En situation d’économie de guerre écologique, il est largement possible d’imaginer un contrôle accru de la société civile économique, qui devra être mise au pas pour se plier au nouveau logiciel d’organisation de la société. Les grandes entreprises comme les institutions bancaires, financières, assurancielles seront étroitement contrôlées.

Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou.

Toutefois, pour ce qui concerne le monde associatif, médiatique et politique, le contrôler n’est pas dans l’ADN des mouvements souhaitant instituer la planification écologique. Au contraire, sa mise en œuvre nécessite un foisonnement d’idées, d’expérimentations et d’innovations. L’approche fédéraliste et l’importance donnée aux collectivités peuvent permettre de vivifier la société civile, que ce soit par des services publics locaux (circuits courts alimentaires, systèmes énergétiques territorialisés, expérimentations locales de garantie d’emploi) ou par une importance donnée aux acteurs de l’ensemble de la société dans le cycle de la planification.

Disons-le, les propositions de Durand et Keucheyan semblent globalement assez convaincantes : institutions permettant l’expérimentation à la fois économique mais aussi délibérative, encadrement par la Constitution verte, renforcement du rôle du Parlement. Leurs propositions pourraient néanmoins être étoffées par une réflexion sur la mise en place de ce que Scott nomme des « institutions favorables à la métis », susceptibles de valoriser, conserver et faire vivre tout ce savoir indispensable au fonctionnement de la société mais qui ne s’inscrit pas forcément dans le « grand plan d’ensemble ». Les propositions de Durand et Keucheyan sur l’émancipation de la demande par exemple, visant à faire correspondre la production à l’usage réel et vécu des objets par les utilisateurs, va dans cette direction, au même titre que le travail sur l’autonomie partielle des entités constituantes du fédéralisme.

La proposition fédéraliste mérite toutefois d’être étudiée attentivement. Elle a le mérite théorique de proposer un mécanisme de coordination, de synthèse et de mise en cohérence qui permet de passer d’une échelle à l’autre (de la collectivité locale à l’Etat, à l’échelle supranationale) par un transfert partiel de souveraineté, là où pour l’instant la coordination interétatiques à l’échelle régionale et mondiale reste globalement défaillante pour répondre aux crises environnementales. Toutefois, les expériences concrètes de logiques fédéralistes laissent bien plus circonspects.

A l’échelon supérieur, l’expérience européenne tourne court : l’abandon de la souveraineté nationale pour livrer des secteurs stratégiques (énergie, agriculture, industrie) aux grands vents du marché et du libre-échange empêche toute planification et coordination pour ce qui compte vraiment, à de rares exceptions près (statut des travailleurs ubérisés, coopération spatiale). A l’échelon inférieur, les transferts de compétences aux collectivités locales donnent des résultats mitigés : si certaines collectivités arrivent à mener des projets de rupture (refus de l’ouverture à la concurrence, services publics locaux par exemple avec la municipalisation de l’eau, expérimentations-clés comme la sécurité sociale de l’alimentation), la majorité des collectivités se vautrent dans un immobilisme et un clientélisme et mériterait d’être secouée par l’Etat. 

Une autre interrogation subsiste aussi. La mise en place du cycle de la planification et de la Constitution verte nécessite un consensus originel fort, qu’il semble difficile d’obtenir actuellement, quel que soit le pays considéré. Ce consensus originel est la clef de voute du bon fonctionnement des institutions de la planification écologique et est indispensable pour d’une part ancrer la mobilisation générale dans le temps et d’autre part pour donner aux institutions de la bifurcation la légitimité indispensable à la création d’un rapport de force favorable face aux puissances opposées à la logique de planification. Sans consensus, quelles seraient les modifications à apporter à la structure ci-dessus si la situation correspond plutôt à celle d’un mouvement d’avant-garde (au sens de Lénine, où l’avant-garde doit permettre de développer pleinement la nouvelle société et structure de classe) arrivant au pouvoir ? Si celui-ci est minoritaire dans sa conviction des changements à opérer, les mêmes mécanismes sont-ils possibles ?

Quoi qu’il advienne, la planification écologique mettra au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. C’est un objet à manier avec une précaution infinie et pour terminer avec Scott, c’est une « institution équivoque qui rend possible aussi bien nos répressions que nos libertés ». Si son pouvoir devient trop important, prions pour que nous sachions reconnaitre le cri d’alerte des oies du Capitole.

Transition énergétique : quand les multinationales rançonnent les États

LVSL charte de l'énergie
Manifestation des Amis de la Terre à Londres pour la sortie du Traité sur la Charte de l’Energie en 2023. © Global Justice Now

Dès l’indépendance des anciennes colonies européennes, les grandes entreprises extractivistes ont mis en œuvre des mécanismes pour y préserver leurs intérêts économiques. Depuis quelques décennies, ce processus touche aussi les pays européens qui tentent de réaliser leur transition énergétique. Le cas du Traité sur la Charte de l’Énergie, dont l’Union Européenne vient de sortir, constitue ici un cas d’école. Par Nick Dearden, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon [1].

Alors que la lutte contre le changement climatique accuse un immense retard, un récent vote du Parlement Européen est venu apporter une petite lueur d’espoir. Le 24 avril dernier, celui-ci a en effet validé la sortie de l’Union européenne du traité sur la Charte de l’énergie (TCE), demandée par plusieurs pays-membres dont la France. Le Royaume-Uni pourrait bientôt suivre, le gouvernement conservateur ayant annoncé son futur retrait en février dernier.

Ce traité climaticide est un legs d’une autre époque. Sa rédaction remonte aux années 1990, à une période où il s’agissait de préserver les intérêts énergétiques occidentaux dans les pays de l’ex-Union soviétique. Le cœur de ce traité est un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, via un tribunal d’arbitrage privé. Celui-ci permet aux sociétés et aux investisseurs transnationaux de poursuivre des gouvernements qui imposeraient des modifications réglementaires susceptibles d’attenter à leurs profits.

Cela fait à présent plusieurs décennies que sont inscrites des clauses relatives au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États dans les accords de commerce et d’investissement. Ces dispositions demandées par les magnats du pétrole et les financiers voient le jour dès les années 1950 : à mesure que les pays du Sud global se libéraient des jougs coloniaux et que des gouvernements issus des mouvements de libération nationale y prenaient le pouvoir, les dirigeants de grandes entreprises occidentales s’inquiétaient de la protection de leurs intérêts économiques.

La nationalisation du pétrole iranien en 1953 a marqué une rupture. Si les États-Unis et le Royaume-Uni ont alors organisé un coup d’État pour renverser le gouvernement iranien, il devenait évident que cette méthode n’était pas viable à long terme. Il valait mieux créer une série d’obligations juridiques. De fait, selon les mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États, si un gouvernement s’approprie les actifs d’une entreprise étrangère, celle-ci a la possibilité de contourner le système judiciaire national et de se tourner directement vers l’arbitrage international. Ainsi, avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Avec ce système fonctionnant dans l’opacité la plus totale, sans véritable juge chargé de peser les différents intérêts, sans possibilité de faire appel et avec tout le poids du droit international pour faire appliquer les verdicts, les entreprises ont instauré leur propre système judiciaire unilatéral.

Dans les années 1990, alors que l’Union soviétique s’effondre, les opportunités offertes aux entreprises occidentales sont légion, mais les sociétés se refusent à courir le risque que de nouveaux gouvernements puissent remettre en cause leur business. Le traité sur la charte de l’énergie a alors été conçu pour supprimer ce risque et enclencher des réglementations durablement favorables aux entreprises. Ce que les pays occidentaux n’ont alors pas réalisé, c’est qu’ils allaient à leur tour devenir la proie de ces tribunaux d’arbitrage.

Après le Sud global, l’Occident pris pour cible

À l’orée des années 2000, les entreprises se sont rendu compte que la menace la plus criante n’émanait pas de gouvernements souhaitant nationaliser leurs plateformes pétrolières, mais plutôt de mesures pour le climat, considérées à travers l’Europe comme une nécessité de plus en plus criante. Les juristes ont alors travaillé sans relâche pour multiplier les affaires susceptibles de relever du TCE. 

Les procédures visant des pays souhaitant adopter des mesures environnementales ambitieuses et abandonner l’exploitation des énergies fossiles se sont rapidement multipliées. Des entreprises allemandes du secteur du charbon ont ainsi poursuivi les Pays-Bas, qui tentaient d’abandonner le charbon. La Slovénie a été poursuivie pour son interdiction de la fracturation hydraulique, une technique d’extraction du gaz de schiste désastreuse pour l’environnement et l’eau. Le Danemark fut quant à lui ciblé pour sa taxe sur les superprofits tirés du pétrole.

Et ce n’est pas tout : les entreprises n’engagent pas uniquement des poursuites pour récupérer l’argent déjà investi dans les projets. La plupart du temps, elles ont d’ailleurs déjà reçu des compensations pour les frais engagés. En réalité, les réclamations sont bien plus importantes et concernent des profits qu’elles auraient réalisés à l’avenir, et qui sont soi-disant perdus.

L’entreprise britannique Rockhopper a ainsi attaqué l’Italie lorsque des manifestations ont forcé le gouvernement à interdire l’exploitation pétrolière au niveau de la côte Adriatique, une zone que l’entreprise espérait exploiter. La compensation réclamée par Rockhopper s’est élevée à 350 millions de dollars, sept fois plus que l’investissement engagé pour la seule exploration, le gisement n’ayant jamais été mis en exploitation ! La société a par la suite annoncé qu’elle investissait dans un nouveau projet au large des îles Malouines, détenues par le Royaume-Uni. Ainsi, le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

Nombre de ces affaires s’apparentent à des tentatives de punition des gouvernements qui prennent des décisions en réaction à des manifestations et à des campagnes orchestrées contre des projets d’extraction impopulaires. Partout dans le monde, des affaires portées devant le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États visaient spécifiquement à reprocher aux gouvernements de ne pas avoir déployé suffisamment d’efforts pour réprimer les mouvements de protestation menaçant les intérêts de capitalistes étrangers. 

Les militants du monde entier ont alors réalisé l’obstacle à la souveraineté populaire posé par le traité sur la charte de l’énergie. Des personnalités politiques de toutes obédiences ont appris avec étonnement l’existence du traité sur la charte de l’énergie et se sont horrifiées de la manière dont celui-ci empiète si fondamentalement sur la souveraineté. Des campagnes d’information et l’interpellation des élus sont parvenus à convaincre des gouvernements très divers, allant de la coalition de gauche en Espagne au parti très droitier Droit et Justice en Pologne, de sortir de ce pacte sur l’énergie.

Le traité sur la charte de l’énergie ne se contente pas de faire supporter le coût de l’action climatique du secteur privé au secteur public, il contribue activement à faire perdurer l’économie fossile.

En 2023, neuf pays, dont l’Italie, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont tous annoncé leur retrait du TCE. Pour eux, celui-ci constitue désormais un danger évident et imminent face à la nécessité impérative de réorienter leur économie en réalisant la transition énergétique, puisqu’il y ajoute des obstacles juridiques et contribue à siphonner l’argent nécessaire à un processus déjà ardu.

Un problème demeure néanmoins. Le traité sur la charte de l’énergie comporte une « clause de survie » indiquant que des recours judiciaires peuvent être lancés jusqu’à vingt ans après le départ d’un Etat. Une frénétique activité diplomatique a commencé dans l’Union européenne (UE) pour tenter d’abroger cette clause. Finalement, les gouvernements des États-membres se sont dit qu’ils avaient intérêt à quitter le traité ensemble, de façon coordonnée, afin de signer ensuite un accord empêchant les différents qui pourraient les opposer, ce qui permet à minima de limiter les risques.

La particularité du cas britannique

Une fois sorti de l’UE, le Royaume-Uni s’est mis à voir les choses sous un jour nouveau. Sa classe politique y reste convaincue des vertus du marché et souhaite faire du Brexit une opportunité pour signer de nouveaux traités de libre-échange avec le reste du monde, bien que peu aient vraiment abouti. Le gouvernement conservateur a même probablement voulu profiter de la sortie de l’UE du traité pour devenir le dernier bastion de protection des investisseurs en Europe et ainsi attirer davantage d’investissements. En annonçant son intention de « maximiser » l’exploitation des réserves d’énergie fossile de la mer du Nord en accordant de nouveaux permis, le Premier ministre britannique Rishi Sunak tente clairement de provoquer une guerre culturelle contre la gauche qui réclame la fin progressive des champs pétro-gaziers. 

Quelle que soit sa détermination, la réalité finira par le rattraper. Depuis que Joe Biden est devenu le président des États-Unis, il est de plus en plus évident que le changement climatique appelle un plus grand interventionnisme de l’Etat dans l’économie. Une course est lancée entre les grandes puissances, abondée par l’argent public, en vue de construire les industries « vertes » de demain.

Sur ces questions, le Royaume-Uni est loin derrière. Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité. Tandis que l’Union européenne commençait à sortir du traité sur la charte de l’énergie, les syndicats de l’industrie, une partie du monde des affaires et même quelques parlementaires conservateurs ont commencé à s’inquiéter à l’idée que le Royaume-Uni puisse se trouver confronté à des obstacles plus importants que ses voisins européens pour effectuer sa transition écologique. Des tensions ont commencé à se faire sentir au sein du gouvernement et son approche est graduellement passée d’un soutien inconditionnel (en 2023) à la reconnaissance que les coûts encourus à demeurer signataire du traité étaient tout simplement trop élevés (en février dernier).

Alors qu’une partie du monde des affaires, majoritairement les entreprises d’énergies fossiles et une partie du secteur financier, soutient le traité sur la charte de l’énergie, une autre partie est en train de réaliser que le laissez-faire du gouvernement britannique risque de saper durablement leur compétitivité.

Si le revirement du gouvernement doit beaucoup aux pressions du monde des affaires, cela ne remet aucunement en cause le rôle central joué par les pressions militantes. Ainsi, c’est uniquement grâce aux actions menées durant des dizaines d’années par le mouvement climat que l’action climatique est à présent considérée comme une nécessité. Si l’indispensable transformation économique est encore loin, le peuple a, sur ce sujet, vaincu les partisans de la mainmise du marché. Sans l’action de nombreux militants durant quatre ans, allant des franges les plus modérées au mouvement Extinction Rebellion (XR), l’UE et le Royaume-Uni seraient toujours signataires du TCE.

Une victoire qui pourrait en entraîner d’autres

Bien sûr, ces annonces récentes ne sont qu’une première étape, à savoir la suppression d’un obstacle structurel à la transition énergétique. Elle est cependant importante. Le retrait du Royaume-Uni pourrait bien sonner le glas du traité sur la charte de l’énergie dans son ensemble ; celui-ci est à présent considéré comme un mort-vivant et ne sera regretté que par ceux qui profitent de la destruction de la planète. Par contrecoup, cette annonce signifie aussi la suppression d’un élément certes mineur, mais prééminent, de notre économie néocoloniale abandonnée à la main invisible du marché.

Ceux qui ont le plus souffert du système de mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États vivent dans le Sud global. Dans de nombreux accords commerciaux, ce mécanisme est utilisé pour intimider et exploiter les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. Le Honduras et la Colombie sont par exemple actuellement confrontés à des demandes d’indemnisations extravagantes, alors qu’ils se contentent d’essayer de protéger les intérêts de leurs citoyens face à un capital vorace.

Récemment, les multinationales ont commencé à recourir aux tribunaux d’arbitrage privés pour sécuriser l’accès à des minerais d’importance critique pour la transition écologique, afin de les extraire selon leurs propres conditions. Quelle que soit l’importance de ces métaux pour la transition écologique, il ne peut être accepté que ceux qui ont le moins participé au changement climatique soient maintenant victimes d’une nouvelle phase d’exploitation au nom de « l’économie verte ». Au contraire, ces États doivent pouvoir décider de quelle manière leurs ressources sont utilisées pour soutenir leur développement.

Du Pakistan à l’Afrique du Sud en passant par la Bolivie, de nombreux pays ont engagé des procédures de sortie de ces traités qui les assujettissent à la loi des multinationales occidentales. Récemment, le gouvernement de gauche du Honduras a ainsi annoncé son futur retrait du système de tribunaux d’arbitrage de la Banque mondiale, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements. La victoire remportée contre le traité sur la charte de l’énergie aidera à mettre en lumière l’hypocrisie d’un Occident qui redécouvre peu à peu – bien que de manière très insuffisante – les vertus de la planification économique, tout en exigeant du reste du monde qu’il suive les règles du marché. Si l’ampleur de la tâche pour limiter le changement climatique est immense, ces combats auront au moins été une étape importante, permettant de lier les enjeux environnementaux à ceux de la souveraineté et de la planification économique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Global Laws That Help Corporations Block Climate Action »

La « consommation éthique » ne changera pas le monde

Que ce soit pour s’attaquer au réchauffement climatique ou aux conditions de travail insoutenables, c’est toujours la même musique. Les gens n’ont qu’à consommer « éthique » et « écologique ». En réalité, cette idée ne fait que préserver le statu quo.

Article republié depuis notre partenaire Lava Média.

L’immense majorité a envie de pouvoir faire quelque chose pour rendre le monde meilleur. Les entreprises elles-mêmes l’ont d’ailleurs bien compris. Ainsi, Colruyt, via sa filiale Bio-Planet nous pousse à les rejoindre dans le combat pour une planète B : « Avez-vous déjà vu ou entendu notre spot publicitaire ? Découvrez-le en intégralité ici et faites, avec nous, des choix responsables. Car il y a une planète B… Bio-Planet »1. Acheter chez Colruyt, ce serait le choix responsable, solidaire, juste, zéro-déchets, etc.

Après une longue journée de travail, c’est derrière un cadi que nous devrions participer à la vie politique.

Ensuite, en ce qui concerne le shopping, H&M propose de « changer la mode » sur leur page « Let’s change ». Ça ne s’arrête pas là pour l’enseigne : « faisons ce qui est en notre pouvoir pour que les générations futures se sentent bien et soient plus tolérantes les unes envers les autres. Faisons en sorte que chacun se sente inclus, quels que soient son origine, son sexe, sa religion, son âge, ses capacités, son orientation sexuelle, son style ou sa taille. Rendons la mode responsable et la responsabilité à la mode. Faisons une nouvelle promesse une fois que ces cases seront cochées. Soyons acteurs du changement. »2

Consommer ressemble de plus en plus à un engagement politique. Qu’en est-il réellement ?

« Acheter c’est voter ! »

On l’a tous déjà entendu. Tel quel ou sous ses variantes : « Acheter c’est voter ». Après une longue journée de travail, c’est derrière un cadi que nous devons participer à la vie politique. Nous voilà donc « consommateurs souverains »3, cynique conception du ‘consommateur’ devenu ‘acteur du changement’ par ces choix sur le marché libre. Ce consommateur doté d’un prétendu nouveau pouvoir politique peut compter sur les labels éthiques, écologiques, durables pour  l’aider à repérer les produits les plus justes, ceux qui correspondent vraiment à ses valeurs.

Laure Waridel, « eco-sociologue » canadienne, s’est spécialisée dans le commerce équitable de café jusqu’à en devenir une pionnière dans son pays. Après avoir décortiqué le fonctionnement mondial de la production et du commerce de café, Waridel en conclut elle aussi que notre levier d’action se situe dans nos choix de consommation. C’est comme ça que nous pouvons faire bouger les lignes. Le titre de son livre ? Acheter c’est voter – le cas du café. Ça ne s’invente pas… Waridel annonce la couleur dans le premier chapitre de son livre :

« Certaines actions sont d’ordre macroéconomique et relèvent de politiques internationales. D’autres sont à la portée des citoyens par le biais de choix de consommation qui favorisent le commerce équitable de même que l’agriculture biologique […]. »4. L’action d’ordre macroéconomique est hors de portée pour les citoyens, ce n’est que comme consommateurs qu’ils peuvent agir.

Évidemment, beaucoup ne se laissent pas avoir par les jolies phrases de Colruyt ou H&M et préfèrent se tourner vers le « seconde main », les coopératives ou le circuit court. C’est positif. Ça montre qu’il y a beaucoup de gens dégoûtés par les méthodes du capitalisme et leurs conséquences aussi bien sur les travailleurs que sur le climat.  Cependant, la logique qui en découle et vers laquelle on nous pousse est la même : les citoyens détiendraient un pouvoir politique en tant que « consommateurs souverains ». En achetant tel produit plutôt qu’un autre, en choisissant tel enseigne plutôt qu’une autre, nous pourrions exprimer nos valeurs, signifier nos préférences et défendre notre identité politique. La politique devient une affaire de lifestyle.

La démocratie par le marché : une vision néolibérale

Cette vision de la politique s’inscrit dans une vision néolibérale qui réduit la démocratie au marché prétendument libre.

Pour les néolibéraux, le marché permet de répondre efficacement aux besoins des gens. C’est le système des prix, régis par l’offre et la demande qui permet à tous les acteurs économiques de faire les choix les plus rationnels.

Le marché est donc, en fin de compte, l’institution qui permet le mieux de coordonner la production et de répondre au mieux aux besoins. Les citoyens indiquent leurs souhaits et les changements qu’ils veulent voir advenir par le biais de la consommation individuelle.

Cette manière de concevoir l’organisation de la production et la société dans son ensemble détermine dans le même temps une manière bien particulière de concevoir la politique. Participer à la vie politique, peser sur les décisions économiques, déterminer les besoins que nous avons dans une société donnée, ça se fait par le marché capitaliste. De ce fait, la démocratie on ne l’exerce plus comme citoyen et travailleur par la délibération collective, mais bien comme consommateur individuel. La démocratie se déplace des institutions de l’État comme le parlement vers le marché capitaliste. Ludwig von Mises, l’un des pères fondateurs du néolibéralisme5 est très clair :

« Considérée de ce point de vue, l’économie est une démocratie dans laquelle chaque centime joue le rôle d’un bulletin de vote. Elle est une démocratie dont les représentants ne jouissent que d’un mandat toujours révocable. C’est une démocratie des consommateurs. »6

Mais il y a trois choses importantes que les néolibéraux omettent et que les défenseurs d’une consommation « éthique » semblent oublier :

• Dans cette vision, le poids politique que chacun peut exercer est dépendant de son portefeuille. Consommer ‘éthique et écolo’, ce n’est pas à la portée tout le monde, loin de là. La démocratie sur le marché, c’est le retour du vote plural du 19ème siècle où certains pouvaient voter plusieurs fois en fonction de leur statut social.

• Cette perspective efface la question de la démocratie sur le lieu de travail et le rôle des travailleurs dans la société en général. Elle enlève toute légitimité à la lutte collective, car ‘il suffit de consommer autrement’ et nous sommes réduits à agir chacun isolément.

• Enfin, le marché ne répond pas seulement à une demande. Il crée cette demande. Les besoins évoluent avec le temps et les entreprises, notamment par la pub, jouent un rôle crucial pour les faire émerger. Contrairement à ce que les néolibéraux essayent de nous faire croire, sur la question des besoins, ce sont les entreprises qui ont le contrôle. Ce sont elles qui, en définitive, déterminent ce qu’on produit, pour qui et comment. Dans cette perspective, nous n’avons aucun poids sur la production. Qui mieux que Steve Jobs lui-même pour confirmer le propos :

« ‘Donnez aux clients ce qu’ils veulent’. Mais ce n’est pas mon approche. Notre travail consiste à déterminer ce qu’ils vont vouloir avant qu’ils ne le sachent. Henry Ford a dit un jour : “Si j’avais demandé aux clients ce qu’ils voulaient, ils m’auraient répondu : ‘Un cheval plus rapide ! Les gens ne savent pas ce qu’ils désirent tant que vous ne le leur montrez pas. C’est pourquoi je ne me fie jamais aux études de marché. » 7

En réduisant notre action politique à la consommation, on préserve plus le statu quo qu’on ne le remet en question.

Sur le marché capitaliste, ce sont les Steve Jobs et Elon Musk de ce monde qui font la loi.

Évidemment, mieux consommer part d’une bonne intention. De plus, on ne peut pas dire que cela fasse du mal. Cependant, en réduisant notre action politique à cela, on préserve plus le statu quo qu’on ne le remet en question.

Peut-on mieux consommer ? Probablement. Est-ce exercer un poids politique significatif ? Est-ce lutter ? Non. Refusons d’être réduits à si peu.

Remettre l’action collective au centre

Cette vision néolibérale constitue une attaque frontale contre toutes les formes d’action collective dont se sont dotés les mouvements sociaux, en particulier le mouvement ouvrier.

Sous un couvert bienveillant, éthique et écolo, les défenseurs de cette perspective participent à détruire la légitimité démocratique de ses actions collectives en diffusant des formes d’actions individualistes.

Reprenons le cas de H&M qui veut changer la mode. Sur leur site, il n’est évidemment pas mentionné que les travailleurs du textile qu’ils emploient indirectement au Bangladesh ont récemment mené une grève de trois semaines pour arracher une revalorisation salariale8. Depuis la tragédie du Rana Plaza qui avait fait plus de 1000 morts dans ce même secteur industriel bangladais, les grandes marques qui se fournissent là-bas n’ont rien changé à leur politique9. Les syndicats locaux en revanche ont mené une lutte déterminée pour améliorer la sécurité des travailleurs. Les salaires, eux, restaient particulièrement à la traîne. Après un mouvement qui a mené à de nombreux affrontements avec les forces de l’ordre faisant plusieurs morts, les syndicats ont fini par obtenir une augmentation salariale. Malgré une reprise du travail, ils ne lâchent pas le combat, car l’augmentation obtenue ne permet toujours pas une vie digne. Les changements dans la mode, ce sont les travailleurs qui l’amènent par leur lutte collective, pas le consommateur et encore moins les entreprises.

Contre le « moi » individualiste et simple consommateur, osons affirmer un « nous » de la classe travailleuse. Cette même classe qui produit la richesse et qui par son action a prouvé à travers l’histoire des grands mouvements sociaux et en particulier à travers de grandes grèves à quel point elle peut arracher des victoires.

Cela vaut autant ici qu’au Bangladesh. Les congés payés, la réduction du temps de travail, la sécurité sociale ou le droit de vote, tout cela n’a pas été arraché par un changement de consommation individuelle, mais par une lutte collective, combative et organisée.

Le paradoxe écologique des grands projets ferroviaires

Aiguillage. © Zane Lee

Le 27 août dernier, un spectaculaire éboulement dans la vallée de la Maurienne a entraîné la fermeture de la ligne ferroviaire reliant Paris à Milan. Cet incident intervient au cœur des débats entourant la construction du tunnel Lyon-Turin, mettant en lumière les défis auxquels sont confrontés les projets ferroviaires d’envergure dans le contexte de la transition écologique.

Le réseau ferroviaire français connaît depuis plusieurs décennies une phase de déclin. Entre 1980 et 2021, le réseau exploité est passé de 34 362 à 27 057 kilomètres soit une diminution de plus de 21%. Dans ce contexte, l’expansion du réseau repose principalement sur la construction de lignes à grande vitesse qui représentent aujourd’hui 8% du réseau ferré. Les dernières lignes mises en service sont les projets Ligne Nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL, Le Mans – Rennes) Sud Europe Atlantique (SEA, Tours – Bordeaux) en 2017, et le contournement Nîmes Montpellier en 2019. Cette tendance est toutefois remise en cause par l’abandon ou la modification des projets de grande vitesse sur fond de contestation des grands projets.

Entre 1980 et 2021, le réseau exploité a diminué de plus de 21%.

L’avenir incertain du réseau ferroviaire français

Les anciens plans de développement du réseau ferroviaire ont été très ambitieux. En 1991, le schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse prévoyait un développement massif de plus de 3500 kilomètres de lignes nouvelles desservant l’ensemble du territoire pour 180 milliards de francs (49 milliards d’euros actuels). Sous le mandat de Nicolas Sarkozy, le Grenelle de l’Environnement prévoyait également un développement important des LGV. Ces projets avaient pour triple objectif de promouvoir des modes de transport plus respectueux de l’environnement, de réduire les temps de trajet vers les régions enclavées et de stimuler l’emploi et l’économie. 

Cependant, bon nombre d’entre eux ont été remis en question, que ce soit en raison de leur utilité ou de leurs coûts élevés. Malgré une période de stagnation du ferroviaire, le discours a toutefois connu ces dernières années une importante évolution. Ainsi, alors qu’Emmanuel Macron déclarait en 2017 que « La réponse aux défis de notre territoire n’est pas d’aller promettre des TGV à tous les chefs-lieux de département de France. » allant jusqu’à défendre la liaison aérienne Paris-Toulouse jugée « très pertinente », le président évoquait en 2021 que « la décennie 2020 sera la nouvelle décennie TGV ».

Projets de lignes nouvelles, Rapport de présentation du schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse, mai 1991

Aujourd’hui, le gouvernement semble opter pour une approche plus mesurée du développement de la grande vitesse. Le 24 février 2023, Elisabeth Borne, alors Première ministre et ancienne ministre des transports, déclarait retenir le scénario « planification écologique » du rapport du Conseil d’Orientation des Infrastructures (COI) comme référence pour les discussions futures. Cette proposition de programmation inscrit l’évolution du réseau sur la longue durée, prévoyant des abandons, des reports et des modifications substantielles des projets existants.

Carte réalisée par l’auteur

Parmi les projets en cours, seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse. À quinze ans, une partie des nouvelles lignes normandes est prévue, tandis qu’à vingt ans, la section sud du Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO) menant jusqu’à Dax, la LGV entre Béziers et Perpignan, ainsi que le projet Lyon-Turin pourraient être réalisés.

Plus nombreux sont les projets renvoyés à un horizon lointain, s’étendant au-delà de quatre quinquennats. C’est le cas du prolongement de la LGV de Dax jusqu’à la frontière espagnole, du développement de nouvelles lignes en Normandie, notamment le projet du « Y de l’Eure ». Dans l’ouest, le projet initial de Ligne nouvelle Bretagne Pays de la Loire (LNOBPL), qui prévoyait plusieurs sections de nouvelles lignes vers Nantes, Brest et Quimper, est remis en question sur fonds d’abandon du projet de l’aéroport à Notre-Dame-des-Landes et est favorisé par les améliorations techniques apportées aux lignes existantes.

Seuls trois pourraient voir le jour dans la prochaine décennie : la ligne nouvelle Montpellier-Béziers, la liaison Roissy-Picardie et la ligne Bordeaux-Toulouse.

De plus, de nombreux projets conçus dans le contexte d’expansion du réseau ont évolué ou ont été annulés, comme le projet Rhin-Rhône, le Poitiers-Limoges ou la nouvelle ligne Paris-Lyon par Orléans et l’Auvergne, en raison de leurs coûts élevés ou des améliorations apportées aux lignes existantes. Ces annulations progressent en raison des défis associés aux lignes à grande vitesse, mettant en évidence les difficultés de réalisation des projets ferroviaires dans le contexte actuel.

La LGV, un transport coûteux mais structurant

Le ferroviaire, en raison de ses caractéristiques techniques, implique en effet une infrastructure lourde et exigeante en termes d’espace. Au-delà des rails, il est nécessaire de prévoir un espace adéquat pour le gabarit des trains, le matériel de signalisation, des caténaires électrifiées et leurs poteaux et d’éventuels talus pour limiter les nuisances sonores. Il en est de même des autres infrastructures gourmandes en surface : gares, aiguillages, centres de contrôle et stations électriques. De plus, il faut tenir compte des contraintes liées au tracé des voies ferrées, en particulier les courbes et les dénivelés, qui ont un impact direct sur la vitesse des déplacements ferroviaires. Enfin, les voies ferrées nécessitent une intégration adéquate avec les cours d’eau, les routes, les espaces naturels et le bâti.

Les Lignes à Grande Vitesse (LGV) imposent des contraintes supplémentaires visant à optimiser leur vitesse maximale. Elles se traduisent par une réduction des inclinaisons et des dénivelés, l’élimination des passages à niveau et une signalisation particulière. En conséquence, les LGV incluent de nombreux ouvrages d’art tels que des ponts et des tunnels pour minimiser l’impact de l’environnement sur la ligne. Tout est mis en œuvre pour garantir des trajets rectilignes et étanches ce qui a un coût significatif. Les 340 kilomètres de la LGV Sud Europe Atlantique (SEA) entre Tours et Bordeaux (302 kilomètres de LGV et 38 kilomètres de raccordement) ont coûté 7,7 milliards d’euros, soit 22,6 millions d’euros par kilomètre. De même, les 182 kilomètres de la LGV Bretagne-Pays de la Loire (BPL) entre Le Mans et Rennes ont coûté 3,3 milliards d’euros, soit 18,1 millions d’euros par kilomètre.

L’intérêt des lignes nouvelles, en particulier les Lignes à Grande Vitesse (LGV), n’est pas nouveau. Le développement de la grande vitesse ferroviaire a permis d’obtenir des gains de temps significatifs là où il a été déployé. Il a également contribué à désengorger les axes en voie de saturation comme le Paris-Lyon-Marseille, ouvrant la voie à une augmentation du trafic, notamment fret et régional.

Cependant, la grande vitesse ferroviaire suscite également de nombreuses critiques. En privilégiant des arrêts espacés pour minimiser les périodes de freinage et d’accélération, elle crée un « effet tunnel » qui isole de nombreuses régions, en particulier les zones rurales et les villes intermédiaires, favorisant les phénomènes de métropolisation. De plus, la construction de LGV requiert la mobilisation d’importants espaces, parfois naturels ou agricoles. En période de contraintes budgétaires, les coûts élevés associés à la construction des LGV sont remis en question, notamment en comparaison du manque d’investissement dans les lignes régionales. Les nouveaux projets ferroviaires suscitent donc une opposition significative, en raison d’un coût économique et environnemental élevé.

Lyon-Turin, l’exemple des dilemmes des grands projets ferroviaires

Le projet de ligne nouvelle entre Lyon et Turin cristallise le débat actuel sur les projets de grande vitesse ferroviaire. S’étendant sur 270 kilomètres de l’est de Lyon au nord de Turin, ce projet, dont les prémices remontent aux années 1980, comporte un tunnel de base de 57,5 kilomètres sous les Alpes. Ce projet vise à répondre à deux enjeux : d’une part l’augmentation attendue – et surtout souhaitée – du report modal du trafic de marchandises des camions vers le train et d’autre part une réduction des temps de trajet entre la France et l’Italie. 

Actuellement, la majorité des transports de marchandises franco-italiennes à travers les Alpes s’effectuent par voie routière, et le tunnel existant ne pourrait pas assurer un changement de ce paradigme. A ce jour, 93 % des marchandises sont acheminées par camion entre la France et l’Italie contre seulement 25% entre la Suisse et l’Italie, grâce à des infrastructures nouvelles et une politique active de transfert vers le rail de la Suisse. Ainsi, en 2021, 831 000 poids lourds ont emprunté le tunnel actuel du Fréjus, ce qui représente une augmentation de 7,6 % par rapport à 2019, sur un total de près de 3 millions de camions passant par l’un des trois points de passage principaux (Vintimille, Fréjus, Mont-Blanc). Pourtant, le transport ferroviaire est plus économique que le transport routier. Selon la Commission européenne, un trajet de Lille à Turin via le tunnel du Fréjus coûterait moins de 90 centimes par kilomètre, comparé à près de 1,9 euro par camion. Les raisons du choix prédominant du transport routier sont multiples, mais la capacité limitée du tunnel actuel doit également être prise en compte.

L’actuel tunnel ferroviaire, construit en 1871, est le plus ancien tunnel encore en service de l’arc alpin. En raison de sa structure – un tunnel monotube sans sorties de secours – il présente un certain nombre de limitations en termes de sécurité. Dans cette configuration, malgré d’importants travaux de réhabilitation réalisés il y a quelques années, le gestionnaire italien a imposé diverses restrictions qui interdisent, entre autres, le croisement ou la poursuite des trains transportant des marchandises dangereuses. Une note de SNCF Réseau datant de 2018 indique que ces dispositions limitent le nombre de circulations à 62 par jour, 54 si les croisements entre trains de marchandises et de voyageurs sont interdits, et 42 si une restriction de sécurité empêche la présence simultanée de deux trains dans le tunnel. Pour Transportail, si cette limite est fortement impactée par la fermeture du tunnel six heures par jour, une réduction de la durée de fermeture du tunnel pourrait permettre d’atteindre virtuellement 84 circulations par jour en l’absence de toute fermeture. Aujourd’hui , les jours de trafic les plus chargés voient environ 40 circulations, ce qui limite la marge pour une augmentation du trafic. Le projet Lyon-Turin pourrait permettre d’atteindre 162 circulations par jour dans une infrastructure aux normes actuelles.

La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité du Lyon-Turin que de ses coûts économiques et écologiques potentiels.

Plus généralement, l’ensemble de la ligne atteint ses limites. En raison des fortes pentes, parmi les plus importantes du réseau français, la capacité de chargement des trains est limitée à 1600 tonnes, nécessitant la présence de deux voire trois locomotives supplémentaires De plus, la section en aval, entre Chambéry et Montmélian, est également saturée avec le croisement des circulations nationales, régionales, urbaines et fret. En 2018, lors de sa journée la plus chargée, elle a vu passer 155 trains. Les infrastructures présentent également divers points inadaptés, notamment avec la présence de passages à niveau ou la traversée de villes, ce qui réduit les vitesses et, par conséquent, les capacités. C’est dans ce cadre plus large que doit être pensé l’amélioration du réseau pour penser un report modal massif.

Le projet d’un nouveau tunnel et de voies supplémentaires en aval de la ligne apparaît donc nécessaire pour accroître significativement le trafic ferroviaire et réduire la congestion routière transalpine. Cette ligne permettrait également d’améliorer considérablement les temps de trajet. En ce qui concerne le transport de voyageurs, le gain de temps serait d’une heure à une heure et quart avec un trajet théorique Lyon-Turin en 2h04 au lieu des 3h22 actuelles, plaçant Paris à 4h15 de Milan sans arrêt. Ce gain de temps couplé à une hausse capacitaire ouvrirait la voie à un transfert de passagers de l’avion vers le train pour les déplacements vers le nord de l’Italie. Toutefois, si le projet du nouveau tunnel venait à se concrétiser, il n’est pas garanti qu’il attirerait naturellement une clientèle significative. Comme le soulignait déjà la Cour des comptes en 2012, les prévisions d’augmentation du trafic, sur lesquelles repose le projet Lyon-Turin, ont été révisées à la baisse. Par conséquent, la Cour recommandait alors des mesures contraignantes en faveur du transfert modal vers le train afin de concrétiser les avantages potentiels d’une telle infrastructure.

La question qui se pose n’est pas tant celle de l’utilité de ce projet que de ses coûts économiques et écologiques potentiels. En 2012, la Cour des comptes estimait le coût global du chantier à 26,1 milliards d’euros, soit près de 96,7 millions d’euros par kilomètre. Cependant, ce chiffre est sujet à d’importantes évolutions en raison des incertitudes liées au tracé et à l’évolution des coûts sur une période de plus d’une décennie. Pour mettre cela en perspective, le seul tunnel était estimé à 9,6 milliards d’euros en 2019, tandis que le tunnel de base du Saint-Gothard en Suisse, long également de 57 kilomètres, coûtait environ 7,6 milliards d’euros en 2016.

Sur le plan environnemental, le projet de Lyon-Turin entraînerait l’artificialisation d’environ 1.500 hectares selon la Confédération paysanne. Il soulève également des préoccupations concernant l’eau. Le creusement du tunnel et les travaux connexes entraîneraient une consommation d’eau importante et une modification de l’hydrologie des vallées, ce qui nécessiterait de trouver de nouvelles sources d’eau pour approvisionner les villages. Selon les partisans du projet, le drainage aux abords du chantier représenterait de 0,6 à 1 mètre cube d’eau par seconde, soit de 20 à 30 millions de mètres cube par an, des chiffres équivalents à 1 à 2 % du débit de l’Avre, affluent de l’Isère. Enfin, l’empreinte carbone du projet est estimée à 10 millions de tonnes de CO2. Les partisans du projet avancent que cette empreinte carbone pourrait atteindre la neutralité en 15 ans, tandis que la Cour des comptes européenne estime qu’il faudrait entre 25 et 50 ans pour y parvenir.

Le projet Lyon-Turin illustre donc le dilemme écologique entre la volonté de transférer d’importants volumes de trafic routier et aérien de passagers et de marchandises d’une part, et les conséquences environnementales négatives de ce projet. Cependant, si le projet du tunnel était finalement privilégié, il serait essentiel de le construire le plus rapidement possible pour ne pas prolonger davantage la situation actuelle, qui favorise le statu quo du trafic routier, faute de décision politique claire.

La ligne nouvelle Provence Côte d’Azur, de la LGV à l’amélioration de l’infrastructure

Les évolutions du projet de Ligne nouvelle Provence Côte d’Azur (LN PCA) illustrent les difficultés de concilier l’amélioration du réseau avec une desserte équilibrée des territoires. Ce projet consiste en une amélioration des infrastructures entre Marseille et Nice. Initialement envisagé dès 1991 en complément de la LGV Méditerranée entre Lyon et Marseille, le projet a été révisé pour répondre aux besoins des zones métropolitaines.

L’infrastructure ferroviaire du littoral sud-est est devenue inadaptée aux besoins de la région. La ligne Marseille-Nice a été construite en 1860 et atteint ses limites avec 50% de trains retardés et une vitesse moyenne de 80 km/h. Les nœuds ferroviaires de Marseille, Toulon et Nice connaissent également une saturation croissante, notamment au niveau de goulets d’étranglement. C’est le cas du nœud marseillais où convergent les trois lignes vers le Nord, l’Occitanie et la Côte d’Azur vers une gare en cul-de-sac. En parallèle, la Côte d’Azur fait partie des territoires les plus éloignés du réseau national. Nice (7e agglomération de France, 963 000 habitants) se situe à 5h33 de Paris, Toulon (9e agglomération, 596 000 habitants) à 4h59. En parallèle, l’offre aérienne permet, à un prix similaire voire inférieur, de desservir plus rapidement Paris (1h20 en moyenne) et les autres agglomérations françaises. Aujourd’hui, la liaison aérienne Paris-Nice est la première liaison au sein de l’hexagone avec 2,9 millions de voyageurs en 2022 auxquels on peut ajouter les plus de 1,4 million de voyageurs se rendant de Nice vers d’autres destinations métropolitaines (Lille, Nantes, Bordeaux, Mulhouse, Lyon, Toulouse principalement).

Pour remédier à ces difficultés, différents projets ont visé à agir sur le gain de temps et l’augmentation capacitaire. Parmi ces deux enjeux, les projets de ligne nouvelle constituent les projets les plus sensibles et cristallisent les débats. La difficulté consiste entre deux choix : d’une part favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, et d’autre part, un trajet desservant un chapelet de métropoles sur la côte, favorable aux liaisons régionales, au risque de diminuer drastiquement le gain de temps. Deux grandes familles de scénarios en découlent lors du débat public en 2005-2008, : ceux des « Métropoles du Sud »  (Nice-Marseille via Toulon, Nice à environ 4h de Paris, Toulon à 3h20) préférés par le Var et ceux « Côte d’Azur » (trajet direct vers Nice, Nice à environ 3h30 de Paris) préférés par les Alpes-Maritimes mais plus destructeurs d’espaces viticoles. En 2009, le projet « Métropoles du Sud » est retenu (Nice à 3h50 de Paris, 180 kilomètres de lignes, 15 milliards d’euros).

Le projet connaît en 2012 une importante évolution à la faveur de la desserte régionale et change de nom de « LGV PACA » à « Ligne nouvelle PCA ». En 2013, la commission Mobilité 21 acte la décision de privilégier les liaisons locales et d’améliorer les infrastructures existantes à la place du projet de ligne nouvelle. Le projet est alors phasé en deux étapes, tout d’abord une désaturation des nœuds (horizon 2030) et ensuite des lignes nouvelles (post-2030) réduites à deux portions, entre Aubagne et Toulon et entre Le Muy et Cannes.

Faut-il favoriser le gain de temps, au travers un trajet le plus direct possible, composé de nombreux tunnels vers Nice, ou desservir un chapelet de métropoles sur la côte ?

En 2018, le comité d’organisation des infrastructures acte la priorité aux transports du quotidien et propose un phasage en 4 étapes privilégiant l’amélioration du réseau existant (nouvelles haltes, réorganisations des voies, augmentation du nombre des voies). Elle prévoit notamment la traversée souterraine de Marseille en phase 2 permettant un gain de temps de 15 à 20 minutes pour les trajets au-delà de Marseille (Paris-Nice en 5h15, Paris-Toulon en 4h45), qui s’intègre dans le projet de développement d’un service express régional métropolitain pour la cité phocéenne. La création de la ligne nouvelle est reléguée à la phase 4 prévue après 2038. En avril 2021, le projet est évalué à 3,5 milliards d’euros pour les deux premières phases, les phases 3 et 4 sont évaluées à 10,8 milliards d’euros. En 2022, le COI prévoit dans son scénario « planification écologique » une nouvelle planification à horizon 2043 de la phase 4.

La complexité de l’opération a orienté le projet à l’origine de LGV jusqu’à Nice vers un projet d’amélioration des trajets régionaux. Cette nouvelle orientation présente de véritables améliorations du réseau – notamment par l’augmentation du nombre des voies et la construction de la gare souterraine de Marseille – permettant, à terme, de désaturer les nœuds marseillais, toulonnais et niçois. Toutefois, les grands projets d’amélioration de la desserte et de lignes nouvelles, fortement restreints ont été renvoyés ad vitam.  Cette évolution illustre les difficultés à mettre en place des projets majeurs structurants, dans un domaine aussi complexe et long que le ferroviaire.

Bordeaux-Toulouse, le dernier grand projet ferroviaire ?

Dans le paysage ferroviaire, la LGV Bordeaux-Toulouse apparaît comme le dernier grand projet en cours de réalisation. Au-delà d’une meilleure desserte entre ces deux métropoles, elle s’inscrit dans un projet plus large de desserte du sud-ouest. Sa mise en service est attendue d’ici une dizaine d’années.

La ligne de Bordeaux à Toulouse constitue un axe historique du réseau ferroviaire français. La Loi relative à l’établissement des grandes lignes de chemin de fer en France du 11 juin 1842 qui prévoit l’organisation du réseau ferroviaire selon « L’étoile de Legrand » propose déjà un axe de Bordeaux à Marseille par Toulouse. Cet itinéraire a été préféré pour la grande vitesse à une ligne directe Paris-Limoges-Toulouse du fait du choix de desservir les métropoles de l’Ouest. Envisagé dans le schéma directeur de 1991, ce dernier prévoit une LGV « Grand-Sud » reliant Bordeaux à la Côte d’Azur par Toulouse permettant de desservir Toulouse en 2h48.

Ce projet vise ainsi historiquement à améliorer la desserte de Toulouse depuis le reste du pays. Aujourd’hui, alors que Toulouse se situe à 4h18 de Paris en train, la capitale occitane reste la seconde destination intérieure en avion avec un trajet Paris-Toulouse en 1h15 (2,15 millions de passagers en 2022 et plus d’un million pour les autres destinations intérieures). Il va toutefois connaître un développement autour des enjeux d’amélioration des capacités du réseau. En effet, les projets de réseaux express métropolitains, notamment à Bordeaux et Toulouse, demandent une augmentation importante des capacités du réseau où cohabitent déjà difficilement fret, trains régionaux et grandes lignes.

Les premiers projets de LGV ont permis de réduire drastiquement le temps de trajet de Paris à Toulouse. D’environ 6h depuis la fin des années 1960 (via Limoges), il diminue à 5h30 en 2014 (via Bordeaux) pour atteindre actuellement environ 4h15 avec le prolongement de la LGV jusqu’à Bordeaux. Depuis les années 2000 le projet est régulièrement remis en avant d’être intégré au « Grand Projet ferroviaire du Sud-Ouest » (GPSO), un projet plus large comprenant la branche Bordeaux-Toulouse, une branche vers l’Espagne et des aménagements ferroviaires au nord de Toulouse (AFNT) et au sud de Bordeaux (AFSB). Prévu par le Grenelle de l’environnement en 2009 avec trois branches à partir de la LGV Paris Bordeaux (une pour Toulouse, une pour l’Espagne, une pour Limoges), il est déclaré d’utilité publique en 2016, tandis que les deux autres branches sont remises à plus tard. 

Aujourd’hui, le projet est composé de deux phases, la phase 1 prévoit les aménagements toulousains et bordelais ainsi que les LGV vers Dax et Toulouse et la phase 2 prévoit le prolongement de Dax à la frontière espagnole par la côte basque. Alors que les travaux sur les nœuds bordelais et toulousains sont prévus pour 2024, les deux lignes nouvelles sont encore à l’étude. La ligne nouvelle est estimée à 6,6 milliards d’euros sur les 18 milliards d’euros des deux phases du GPSO et prévoit 222 kilomètres de LGV incluant 55 kilomètres communes à Bordeaux-Toulouse et Bordeaux-Dax. Il prévoit également la création de deux gares TGV en périphérie d’Agen et de Montauban. Le projet prévoit un gain de temps de 49 minutes avec les arrêts intermédiaires entre Bordeaux et Toulouse soit un trajet Paris-Toulouse en environ 3h25 avec arrêts.

Le projet connaît toutefois de nombreuses critiques tant sur son coût financier et écologique que sur ses prévisions de trafic et de gain de temps, ce qui amène ses opposants à défendre plutôt une modernisation de la ligne actuelle. Aussi, la commission d’enquête d’utilité publique rend en 2015 un avis défavorable en raison d’une faible rentabilité et d’une faible analyse des impacts sur l’environnement. Les études portant sur des alternatives à la ligne nouvelle prévoient la possibilité de gagner une dizaine de minutes sur la ligne actuelle ou d’une vingtaine de minutes avec la création de seulement 50 kilomètres de lignes. Toutefois, ces projets présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel comparé à leurs avantages (2,1 milliards d’euros pour l’amélioration de la ligne actuelle, 3,8 à 4,9 milliards d’euros pour les optimisations plus importantes contre 6,6 milliards d’euros pour le projet actuel). Face aux volontés de développer les réseaux urbains et régionaux, l’espoir d’un maintien voire d’une augmentation du trafic fret et surtout les fortes attentes d’une réduction des temps de trajets à partir du Sud-Ouest, ces alternatives n’ont pas été préférées au projet actuel. 

Les projets alternatifs à la LGV Bordeaux-Toulouse présentent des coûts encore plus importants que le projet actuel et des avantages plus faibles.

Le GPSO constitue aujourd’hui l’un des derniers grands projets ferroviaires dont la réalisation semble prochaine. Projet emblématique du développement du ferroviaire, il bénéficie d’un portage politique fort. Ainsi, lorsqu’en 2021 le maire de Bordeaux Pierre Hurmic évoquait son souhait de « tout mettre en œuvre pour arrêter ce projet insensé » en soulignant les réticences des élus du Lot-et-Garonne, de la Gironde et du Pays Basque, ce sont les présidents de la région Nouvelle-Aquitaine, Occitanie, le maire de Toulouse et le président de Bordeaux Métropole qui ont réaffirmé leur soutien au projet.

Face aux coûts et aux calendriers, la nécessaire planification du réseau

La durée étendue de ces projets – plusieurs décennies – souligne la nécessité de prendre en compte les enjeux de saturation dès le stade de la planification. Le projet Lyon-Turin, conçu dans les années 1980-1990 et prévu entre 2030 et 2050 en fonction des décisions politiques, illustre cet impératif. Par exemple, le laps de temps entre l’approbation du schéma directeur de la ligne Tours-Bordeaux (LGV SEA) en 1992 et l’ouverture de la ligne en 2017 a duré 25 ans. À l’heure où le développement des réseaux de RER métropolitains et la volonté d’accroître le transport de fret exercent une pression sur les infrastructures existantes, il est impératif d’engager une logique de planification, d’autant plus compte tenu des montants financiers engagés.

La construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables.

Sur le plan financier, le coût des projets de grande vitesse apparaît comme un argument en faveur de la réallocation de ces fonds vers des projets de lignes régionales et métropolitaines, qui seront également fortement sollicitées et présentent des masses financières moindres. En pratique, ces projets doivent coexister car la création de nouvelles lignes libère des voies pour le trafic quotidien. Il est toutefois difficile de défendre ce point de vue tant que les investissements dans le ferroviaire restent limités et comptés.

Enfin, il est essentiel de comprendre que la construction d’infrastructures ferroviaires ne garantit pas leur utilisation. Seules des normes et des incitations capables de détourner le transport aérien et routier vers le ferroviaire pourront rendre ces nouvelles infrastructures viables. A ce titre, il est intéressant de rappeler qu’alors que le réseau ferroviaire s’est réduit de plus de 15% en trente ans, le réseau routier a augmenté d’autant, avec plus de 150 000 kilomètres de routes en plus.

Moteurs du développement du réseau ferroviaire depuis un demi-siècle, les grands projets ferroviaires offrent d’importants avantages en termes de gain de temps et d’efficacité du réseau, mais ils ne sont pas exempts de coûts, tant sur le plan environnemental que social. Ils favorisent l’augmentation des déplacements entre les grands pôles d’activités au détriment des espaces traversés ou évités. Cependant, il est crucial de considérer ces projets comme des éléments structurants visant à soulager le réseau existant, et de les évaluer au cas par cas en prenant en compte leur impact sur le long terme, tant en termes de coûts que d’avantages.