3. La juriste : Valérie Cabanes | Les Armes de la Transition

Valérie Cabanes est juriste en droit international, spécialisée sur les droits de l’Homme. Elle fait partie des premières personnes à populariser le terme d’écocide ainsi que d’autres concepts relatifs au droit de l’environnement. « Quand le politique n’est plus à même de protéger la planète, il faut se tourner vers les juges » répète-t-elle souvent. Co-fondatrice de l’ONG Notre affaire à tous qui attaque l’État français en justice pour inaction climatique, Valérie Cabanes nous éclaire sur le rôle potentiel d’un juriste dans le cadre de la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert une juriste pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette voie-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Valérie Cabanes : Je crois que le droit est notre dernier rempart avant la violence. Face à la crise écologique, à la crise climatique à laquelle nous devons faire face, il est nécessaire aujourd’hui de requestionner véritablement les règles du vivre-ensemble. Ce que je trouve particulièrement intéressant dans certains concepts juridiques que j’ai pu découvrir dans le monde à travers d’autres cultures, c’est l’idée qu’on ne peut pas protéger les droits fondamentaux des humains si on ne replace pas cette humanité dans certaines règles, dans certaines lois biologiques. Des lois que l’on a transgressées très objectivement depuis le début de l’ère industrielle. Donc, il s’agit aujourd’hui, à travers le droit, de requestionner la place de l’Homme, et de réfléchir à de nouvelles règles qui nous permettent de vivre en harmonie avec le vivant.

LVSL : D’accord. Et donc, en quoi consiste votre activité ? Plus concrètement, pouvez-vous nous décrire, par exemple, une de vos journées types ? Quelle est votre méthodologie ?

VC : Ma journée va se construire par rapport aux sollicitations. Je suis, finalement, très peu proactive, dans le sens où je ne cherche pas à imposer des idées, mais je cherche à semer des graines et à leur permettre de s’épanouir.

Ma stratégie est multiple, je vais essayer de la résumer assez rapidement. J’ai lancé, en France, une initiative citoyenne européenne qui permet de saisir la Commission européenne et de proposer, en tant que citoyen, une directive européenne sur un nouveau concept. C’est un outil de démocratie directe et participative issu du Traité de Lisbonne. Pour cela, en 2013, nous avons proposé une directive européenne sur le crime d’écocide – l’écocide étant, je le rappelle, le fait de nuire gravement ou de détruire, des écosystèmes vitaux, et tous types de systèmes vivants qui nous permettent de maintenir la vie telle qu’on la connaît sur Terre depuis finalement 10 000 – 12 000 ans – l’ère de l’holocène.

La stratégie a été pour moi de démarrer sur l’idée qu’il fallait reconnaître la responsabilité pénale des dirigeants. Pas que des dirigeants étatiques, mais également des dirigeants économiques, des dirigeants bancaires, qui ne font pas assez, aujourd’hui, pour la transition écologique, et qui sont dans un régime d’impunité par rapport à leurs choix d’investissement et d’exploitation. Je pense par exemple à continuer d’investir massivement dans les énergies fossiles, quand on sait qu’il faut absolument aujourd’hui passer à autre chose.

Donc, j’ai popularisé ce terme d’écocide en France en 2013, mais avec l’idée d’amener de nouveaux concepts juridiques dans le débat public, à savoir l’idée qu’il fallait reconnaître comme des sujets de droit les générations futures. Parce qu’aujourd’hui, un enfant qui n’est pas né ne se voit pas protégé quand il naîtra.

Je donne un exemple très concret : un enfant qui naît aujourd’hui avec une malformation en lien avec l’usage de l’agent orange pendant la guerre du Viêt Nam ne peut pas réclamer justice. Et pour le climat, on le voit aujourd’hui, les jeunes se lèvent en disant « Protégez nos droits futurs ! » Ce concept était très intéressant, pour moi, à développer.

Le second concept sous-jacent dans le crime d’écocide, c’est le fait de reconnaître la nature comme sujet de droit. C’est-à-dire, de donner la possibilité à des écosystèmes d’être protégés pour leur valeur intrinsèque, pour le rôle qu’ils ont à jouer dans la communauté de vie, et donc de ne pas relier le droit – qu’il soit de l’environnement, ou le droit international, ou le droit international des droits de l’Homme – seulement aux intérêts de l’humanité. Parce que tout le droit occidental, qui s’est imposé au monde entier, est un droit qui s’est construit autour d’une valeur centrale : la dignité de l’Homme. Étant une juriste des droits de l’Homme, je ne vais pas le remettre en question. Mais on a complètement oublié que l’Homme était un élément de la Nature et qu’il ne pouvait pas survivre sans elle. Il fallait donc aussi construire des règles et des devoirs pour l’humanité, pour mieux protéger les écosystèmes.

Ma stratégie depuis 2013 est donc de populariser en même temps le crime d’écocide, les droits des générations futures et les droits de la Nature. Finalement, au quotidien, je réponds aux sollicitations, que ce soit à travers des conférences, à travers la demande de livres, de chapitres de livres collectifs – en ce moment, ce sont même des préfaces, qu’on me demande, d’interviews, d’articles plus ou moins académiques, plus ou moins à grand public, etc. J’essaie de toucher toute la société, du citoyen au politique, au-delà du monde du droit : les avocats, les magistrats, les barreaux etc. de manière à ce qu’il y ait une synergie qui se mette tout doucement en place. Et ça commence à prendre.

Mon quotidien va donc être d’écrire un article, de répondre à une interview en même temps, de courir cet après-midi à Bruxelles pour donner une conférence.

LVSL : Quel est votre but ?

VC : Mon but ultime, c’est véritablement une révolution de la conscience occidentale : si le droit reconnaît le statut de sujet à des éléments de la Nature, chaque citoyen sera reconnecté à cette réalité première qu’il est un simple élément de la Nature et qu’il a besoin des autres espèces pour vivre. C’est pour ça que j’ai écrit mes livres. C’est un double travail qui est d’amener à un changement institutionnel, mais qui ne pourra, de fait, se faire vraiment que quand chaque citoyen aura saisi – je dirais presque dans ses tripes, de façon émotionnelle – cette nécessité vitale qu’il a aujourd’hui de se reconnecter au vivant, de le respecter, et finalement d’adopter une attitude plus sobre, une attitude de partage. Il comprendra qu’au fond, sa survie en dépend.

Je vise un changement de conscience. Et le droit ne sera, finalement, que le reflet de notre changement de conscience, à un moment donné. Je n’ai pas pour objectif de sauver la planète, en disant : « Je vais obtenir la création d’une loi, et je serai celle qui… » Non. Je crois que, quand on s’engage de cette manière-là, en règle générale on finit extrêmement épuisé et déçu. Pour avoir travaillé dix-huit ans dans l’humanitaire, je sais à quel point vouloir sauver les autres est une démarche compliquée vis-à-vis de soi-même, et peut être épuisant, mais par contre, si je peux faire émerger cette prise de conscience en amenant ces nouveaux concepts dans le débat public, ce sera une réussite suffisante, pour moi.

C’est d’ailleurs pour cette raison que je travaille aujourd’hui sur un film sur les droits de la Nature, parce que l’image permet de créer cette émotion, qui nous manque aujourd’hui pour nous mettre en action.

LVSL: Vous avez commencé à évoquer quelques concepts que vous avez portés pendant votre carrière. Pourriez-vous nous donner trois certitudes que vous vous êtes forgées à travers votre activité ?

VC : La première des certitudes, c’est que l’une des solutions à la crise actuelle est véritablement de reconnecter les règles des hommes avec les lois biologiques. Je crois que si l’on n’est pas capable de faire ça, si on laisse notre vision occidentale hors-sol continuer à guider nos choix politiques et nos choix économiques, on court à la catastrophe.

La seconde, qui m’a été démontrée par les deux millions de soutiens au recours que l’on veut lancer contre l’État – la pétition l’Affaire du siècle, c’est que quand on atteint un certain pourcentage de la population, et des chercheurs ont estimé qu’il s’agit à peu près de 3,5 %, quand on arrive à populariser certains concepts, certaines prises de conscience au sein d’une petite proportion de la population, il y a un effet-levier extrêmement important qui va en général amener ce qu’on appelle « la première majorité à suivre ». Et ce que je trouve absolument fascinant en ce moment, c’est que l’on est, pour moi, à cette charnière. Et donc, il faut absolument tenir bon, il ne faut rien lâcher. Et je crois au pouvoir citoyen de faire véritablement changer la donne. Ce que j’espère, simplement, c’est d’arriver à le faire de la façon la moins violente possible.

La troisième certitude, c’est qu’on a besoin, aujourd’hui, de reconnaître nos liens d’interdépendance, avec le monde vivant, d’une part, mais aussi – et surtout – avec les autres humains. Ça nous oblige à un décentrage, c’est-à-dire à sortir d’une voie qui est en train d’être empruntée par certains peuples et certains dirigeants, qui est de croire qu’on s’en sortira en devenant de plus en plus protectionnistes, donc de plus en plus isolés sur la scène internationale. Je crois, au contraire, que le défi qui nous est proposé aujourd’hui, c’est de reconnaître qu’on est d’abord habitant de la Terre avant d’être citoyen d’un État. Donc qu’en s’ouvrant à l’autre, en reconnaissant nos liens d’interdépendance au niveau de l’humanité elle-même, en reconnaissant l’autre comme un voisin, comme un frère, alors on trouvera peut-être des solutions pour essayer de sauver un maximum de monde par rapport à la catastrophe qui s’annonce.

LVSL : Comment traduiriez-vous ces trois certitudes en politiques publiques, si par exemple un gouvernement arrivait au pouvoir avec une vraie volonté d’aller dans ce sens-là et vous le demandait ?

VC : La première des choses, c’est que l’État accepte de perdre, parfois, sa souveraineté nationale pour pouvoir défendre un intérêt général plus large. Ce qui veut dire accepter de suivre des règles universelles qui nous permettraient de résoudre collectivement la crise écologique, climatique et humanitaire. Je dis ça, moi en tant que juriste de droit international, parce qu’on croit que parce que l’ONU a été créée à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États sont d’accord pour respecter certaines règles universelles. Il faut comprendre qu’aujourd’hui, le principe de souveraineté nationale est une pierre angulaire du droit international, et bloque toutes les avancées courageuses qui consistent à se mettre d’accord sur des règles – parfois contraignantes – ensemble. L’Accord de Paris en est un exemple, il n’est pas véritablement contraignant, et un chef d’État peut en sortir sans craindre une justice internationale, même si les décisions qu’il prend vont avoir un impact sur l’humanité tout entière. Donc la première des choses que je dirais à un chef d’État, c’est qu’il montre l’exemple en disant : « Moi je suis prêt à baisser la garde à ce niveau-là ».

Deuxième étape : il faudrait travailler sur une constitution qui intègre les droits fondamentaux de l’humanité dans des droits plus larges qui sont les droits de la Nature à exister, à perdurer et à se régénérer. C’est le travail qu’on a mené l’année dernière, quand il y a eu un processus qui s’est mis en place pour lancer une réforme constitutionnelle en France. On a donc proposé de retravailler l’Article 1, en y intégrant l’idée que la République devait aussi être écologique et solidaire, qu’elle devait s’engager à lutter contre le changement climatique, à protéger la biodiversité, et qu’elle s’engageait à respecter les limites planétaires, c’est-à-dire à reconstruire toute l’activité du pays – économique, industrielle – de manière à ne pas dépasser ces fameux seuils, ces fameuses limites planétaires, qui mènent l’humanité vers un état planétaire qui devient dangereux pour tout le monde.

Au niveau de l’État lui-même, travailler sur la Constitution va forcément se décliner par l’adoption de nouvelles lois, ou d’amendements aux lois existantes. Je travaille très concrètement là-dessus aujourd’hui, puisqu’il m’a été demandé par des parlementaires, députés et sénateurs une proposition de loi sur le crime d’écocide par exemple. Et si l’on reconnaît le crime d’écocide dans le droit français, il va falloir intégrer, en tout cas selon la définition que j’en donne, cette notion de limite planétaire et donc dans chaque loi (loi sur biodiversité, la loi sur l’eau, etc.) d’intégrer ces limites planétaires comme des normes contraignantes.

Donc, quand vous me dites : « Si, dans un monde idéal, vous pouviez… », en fait, je suis déjà dedans ! C’est-à-dire que les parlementaires nous demandent de travailler sur des propositions de loi, même sur les droits de la Nature… Dans le cadre de la réforme constitutionnelle, il y a eu vingt amendements déposés en juin et juillet 2018 qui se raccrochaient à la notion de droit à la Nature ; des députés ont littéralement demandé à ce que des droits à la Nature soient intégrés à la Constitution, comme dans la Constitution équatorienne ou la loi adossée à la Constitution bolivienne. Donc, ce sont des concepts qui sont en train de véritablement faire leur chemin, de prendre racine au sein même de notre monde politique, et je sais que, dans le cadre des européennes, et c’était le cas aussi pendant la campagne présidentielle, plusieurs partis politiques sont en train de reconstruire leur programme avec une vision quasi d’écologie intégrale. Ces derniers expliquent en effet qu’aujourd’hui, on doit protéger les droits fondamentaux des humains par une protection beaucoup plus forte de la Nature. Et la meilleure des manières de prévenir les dégâts, c’est de donner le statut, en tout cas la personnalité juridique aux éléments de la Nature pour qu’ils puissent défendre son droit à exister, même en justice.

LVSL : Quelle devrait être, selon vous, la place de votre discipline – le droit – par rapport au moment de la décision politique ? Dans le cadre d’une transition, à quel niveau se situerait votre action ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui permettrait d’avoir une incidence sur l’action de l’État ?

VC : Il est impératif que la justice et le gouvernement soient indépendants et, en France, ce n’est quand même pas vraiment le cas. Je ne suis pas sûre que tout le monde en soit conscient. On a quand même une justice qui est sous le chapeau du ministère de la Justice,  donc il y a un problème d’indépendance. Il doit donc y avoir une vraie distinction entre le législatif et le judiciaire. Le législatif appartenant au politique et le judiciaire appartenant au corps judiciaire indépendant.

Ce qui me semble être essentiel aujourd’hui, c’est d’une part que le droit s’appuie sur des faits scientifiques pour déterminer s’il y a un risque d’écocide, s’il y a un risque probable de catastrophe environnementale, et que de l’autre côté, les lois s’appuient elles aussi sur des données scientifiques pour établir les normes que l’on doit respecter.

D’où l’intérêt du concept des limites planétaires, qui est un concept purement scientifique de seuils chiffrés, mais qui nous permettrait de beaucoup mieux cadrer notre activité humaine pour mieux respecter l’écosystème terrestre. Donc, c’est cette interdisciplinarité entre la science et le législateur, le politique, la science et le judiciaire, qui nous permettrait de rééquilibrer les lois humaines avec les lois biologiques.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour réaliser son programme en matière d’écologie, que pourriez-vous proposer, dans le cadre de votre spécialité, pour rendre ce programme à la fois populaire et réaliste ?

VC : Populaire et réaliste ? C’est un petit peu ce qui est en train de se jouer en ce moment, dans la rencontre qui se produit entre les défenseurs de la justice sociale, et les défenseurs de la justice climatique ou environnementale. On a déjà, au sein même des citoyens, cette volonté aujourd’hui de ne plus opposer la dignité humaine au respect de l’écologie. On le sent, même dans le mouvement des gilets jaunes ; des gilets jaunes qui intègrent les marches Climat, où il y a des gilets verts, en disant « On n’est plus dans cette logique de dire que c’est d’abord l’économie qui va nous permettre d’avoir du travail », et qui s’oppose aux contraintes que veut le mouvement écologiste pour pouvoir mieux respecter les limites de la planète.

Donc, je dirais qu’il n’y a pas forcément besoin de populariser, c’est en train de se mettre en œuvre. Par contre, il y a un besoin de soutenir cette volonté, cette rencontre entre différents objectifs, qui est de vivre dignement – par le travail, par l’activité économique – et en même temps d’être en capacité de protéger notre avenir commun. Et ce qui se profile, si je dois le rendre populaire dans un discours, c’est de dire qu’il y a un moment donné où le droit économique doit s’assujettir aux deux autres niveaux de droits, c’est-à-dire doit respecter les droits humains et les droits de la Nature. Donc, nous ne pouvons plus laisser dans cet état d’impunité les multinationales, par exemple, qui vont en même temps détruire l’environnement, et en même temps détruire les conditions sociales de multiples peuples dans le monde, dont le peuple français.

C’est pour ça que, stratégiquement, on ne peut pas avoir un programme français qui ne s’intéresse pas à ce qui se passe au niveau des normes internationales ; c’est-à-dire que l’État français doit absolument soutenir, de façon claire et ferme, les négociations en cours à l’ONU pour voter un traité contraignant, qui vise les multinationales, leur demandant de respecter les droits humains et le droit de l’environnement. C’est-à-dire, de faire en sorte que les multinationales, aujourd’hui, soient soumises aux mêmes obligations que les États, ce qu’elles ne sont pas puisqu’elles fonctionnent aujourd’hui dans un système parallèle, qui est dirigé par l’OMC et la Banque mondiale, avec des tribunaux d’arbitrage parallèles aux systèmes de justice internationale.

Donc, considérer que ces multinationales – qui sont parfois plus riches que des États – doivent être soumises à ces obligations-là. Elles doivent pouvoir répondre des violations qu’elles commettent. L’État français doit affirmer haut et clair son soutien à ce type de résolution, parce qu’il démontrera à ce moment-là qu’il n’est pas le bras droit des multinationales, mais qu’il est véritablement là pour protéger son peuple et son territoire des risques économiques et des risques environnementaux.

LVSL: Travaillez-vous, au quotidien, avec des spécialistes d’autres disciplines, et si oui, comment vos relations se passent-elles, concrètement ?

VC : Oui, j’essaie vraiment de travailler avec d’autres disciplines, mais après, ça dépend des milieux. Par exemple, je peux être dans un conseil scientifique qui regroupe des climatologues, des philosophes, des agronomes, des juristes… On a un travail de concertation par rapport aux propositions que l’on peut produire, et s’informer les uns les autres sur des sujets qu’on ne connaît pas bien.

Je suis par exemple dans le comité scientifique, au niveau de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris, de la création d’une exposition permanente qui va ouvrir en 2020, sur « Prendre le vivant en modèle ». Et là, je vais travailler avec des personnes qui

travaillent sur le bio-mimétisme, avec des biologistes, des chimistes ; je suis probablement la seule juriste du groupe. C’est une richesse extraordinaire, et ce n’est pas forcément simple, parce que lorsqu’on est face à une personne qui est en science dite « dure », et qu’on lui parle tout d’un coup des droits de la Nature, on n’a pas une adhésion immédiate. C’est-à-dire « Je ne comprends pas comment on peut donner la personnalité juridique à un cycle bio-géochimique de l’azote et du phosphore… Mais alors, va-t-on la donner à des bactéries ? »

Il y a donc des échanges absolument passionnants, intellectuellement, et l’intérêt de travailler en transdisciplinarité. En ce qui me concerne personnellement, j’aime être autodidacte sur plein de sujets différents. Quand j’ai écrit « Un nouveau droit pour la Terre », j’ai dû être autodidacte, parce qu’aller analyser les rapports ou les recherches qui sont publiées dans « Nature », dans « Science », pour être sûre de ce que je raconte et d’être vraiment dans la prospective de ce qui peut se passer, et de le vulgariser de manière à ce que je le comprenne et que je puisse l’expliquer au grand public – ça demande forcément d’être transdisciplinaire.

On ne peut pas rester enfermé, et c’est d’ailleurs un des écueils du droit de l’environnement, et des personnes qui ont été formatées dans le droit de l’environnement, c’est qu’il y a peu de passerelles de faites, par exemple avec les biologistes. Je connais quelques juristes de l’environnement qui ont eu un cursus parallèle en biologie, par exemple, ou en écologie, ou en géologie, ou en géophysique de la Terre, mais ce n’est pas une démarche spontanée qui est proposée, et donc on est face à des gens qui sont spécialistes du droit, mais qui n’ont pas de connexion directe avec les écosystèmes, mais surtout qui ont une vue morcelée de la Nature.

Le droit occidental, européen, va protéger une forêt par le biais du label Natura 2000, protéger une espèce menacée, s’intéresser au loup, mais n’a jamais une vision écosystémique du monde, parce que le droit de l’environnement est à l’image de la manière dont l’Occidental se perçoit dans le monde. Il ne voit pas ces liens d’interdépendance, il ne voit pas l’écosystème terrestre dans lequel il devrait s’inscrire. Travailler avec d’autres branches scientifiques nous permet véritablement de prendre conscience de tous ces enjeux et de travailler de concert, c’est extrêmement important.

LVSL : Toute dernière question : Êtes-vous plutôt optimiste par rapport à la capacité de l’humanité à répondre au défi climatique, ou non ?

VC : Ma réponse sera double. Je pense qu’on n’échappera pas à une dégradation des conditions de la vie sur Terre, dans le sens où il est presque trop tard au niveau de l’emballement climatique,  pour des raisons liées au fait que les politiques n’ont pas pris la mesure de ce qui se passait, que les industriels ne s’en sont pas préoccupés… Et aussi parce que les rapports du GIEC ont toujours été des rapports de consensus qui, chaque fois qu’ils sont publiés, avouent que finalement ils n’avaient pas pris en considération certains paramètres qui rendent la situation encore plus grave qu’elle ne l’était. Donc, je pense qu’on va au-devant de terribles souffrances, pour des millions et des millions de personnes dans le monde. À fortiori pour les plus vulnérables, les plus pauvres, celles qui vivent dans les zones qui vont être affectées par la désertification ou la montée des océans.

En revanche, je sens qu’il y a une vraie prise de conscience de l’urgence. Jusqu’à présent, c’était conceptuel, mais pas ressenti comme une réalité possible, et les Européens sont en train d’en prendre conscience. Il faut effectivement passer par l’émotion pour entrer en action, même quand on est au courant. Les sciences cognitives nous l’expliquent très bien. Vous pouvez voir un problème, vous pouvez l’analyser, trouver les solutions, mais pour passer à l’action, il faut qu’il y ait une émotion. Donc, on est au stade de l’émotion.

Et je ne lâcherai pas ce que je fais, parce que pour moi, il ne s’agit pas de parler en millions ou en milliards de personnes. Il s’agit de regarder chaque être humain comme essentiel, et donc, chaque petit pas que l’on fera aujourd’hui, chaque prise de conscience, chaque petite loi qu’on arrivera à faire avancer, c’est une vie, plus une vie, plus une vie… qu’on sauvera. Il y aura à mon avis énormément de victimes d’ici la fin du siècle, mais tout ce qu’on fera aujourd’hui évitera de la souffrance à énormément de personnes aussi. C’est comme ça que je me place et je crois que c’est vraiment dans l’action qu’on arrive à garder, aussi, sa joie de vivre. Ce n’est pas une question d’optimisme.

Cette planète est magnifique, moi, je me réveille chaque matin émerveillée, et à partir de là, j’ai envie de protéger la vie telle que je la vois, telle que je l’ai connue enfant, telle que je la vois encore dans certains endroits du monde. Et j’ai envie, aujourd’hui, d’essayer de faire en sorte que les humains redeviennent plus solidaires et œuvrent ensemble à essayer de résoudre la plupart des problèmes que, malheureusement, on a créé collectivement.

Ce n’est pas optimiste, mais on n’a pas le droit, aujourd’hui, de dire que : « C’est foutu, profitons de ce qu’il nous reste ». Et on n’a pas le droit non plus de se dire : « Je me réfugie derrière mon jardin, je plante des carottes », parce que ça, en plus, c’est un leurre, c’est une utopie. Rentrer dans l’idée qu’on va s’en sortir en devenant juste, soi, tout seul, dans son coin, autonome sur le plan alimentaire, c’est une utopie. Ou alors, il faut que vous appreniez à manier des armes, parce que ceux qui n’auront pas appris à planter des carottes viendront piquer les carottes dans votre jardin, le jour où ce sera la catastrophe. Donc, il faut se reconnecter à l’universel, se reconnecter à la solidarité, au partage, et travailler collectivement à trouver les solutions, et pas de façon individualiste.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

 

 

2. L’ingénieur : Yves Marignac | Les Armes de la Transition

Yves Marignac est porte-parole de l’association négaWatt, connue en France pour produire des scénarios techniques de transition vers la neutralité carbone. Ce collectif, largement composé d’ingénieurs, prône notamment la sobriété énergétique, via par exemple l’isolation des bâtiments, comme un levier prioritaire pour la transition, au même titre que les énergies renouvelables. Yves Marignac nous éclaire sur le rôle de l’ingénieur dans la transition écologique.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différent. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des « armes » de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un ingénieur pour le climat ? Pourquoi avez-vous choisi cette branche-là plutôt qu’une autre pour apporter votre pierre à la transition écologique ?

Yves Marignac : Bien que n’étant pas exactement ingénieur moi-même, je suis effectivement très actif au sein de négaWatt, qui est pour beaucoup une association d’ingénieurs. À quoi les ingénieurs peuvent servir sur cette question ? Tout simplement à éclairer techniquement les possibles, les potentiels, aussi bien du côté d’une meilleure efficacité dans la manière dont on utilise l’énergie, que de la mobilisation des énergies renouvelables. Tout cela passe, évidemment, par de la technique, et passe aussi par une cohérence d’actions systémiques. Les ingénieurs, les experts techniques, ont beaucoup à apporter pour cela. On pourrait dire, d’une certaine manière, que la transition énergétique passe nécessairement par cette technique et ce travail d’ingénierie, même si elle ne se réduit pas nécessairement à ça, puisque bien sûr, il y a toute la question de la mise en œuvre sur le plan économique, social et politique.

À titre personnel, je n’ai pas choisi ce métier pour m’engager dans la transition énergétique, c’est plutôt l’inverse. J’ai, depuis plus de vingt-cinq ans, développé une expertise dans le champ du nucléaire, de l’énergie et, par extension, de la transition énergétique. C’est un engagement personnel, citoyen, dans la manière dont l’expertise peut servir la société, le débat et l’évolution vers une trajectoire plus soutenable, qui me conduit à mettre cette expertise, cette capacité de réflexion et d’ingénierie, au service de la transition énergétique.

LVSL : En quoi consiste, concrètement, votre activité ? Pourriez-vous nous décrire une journée type ? Quelle est votre méthode de travail ?

Yves Marignac : Il n’y a vraiment pas de journée type ! C’est une des choses qui me motivent parce que pour faire ce métier d’expert non-institutionnel au service du débat, et au service de décisions plus éclairées, il y a une forme d’engagement qui rompt avec des situations professionnelles potentiellement plus confortables. Chaque journée est différente parce que je suis chaque jour confronté à de nouveaux sujets, de nouvelles rencontres, de nouvelles situations… En revanche, il y a des vraies constantes dans l’exigence avec laquelle j’essaie de remplir ce rôle.

Il faut suivre et se maintenir vraiment à jour sur les sujets de l’énergie, de la transition en France et à l’international. Cette perspective internationale est toujours essentielle… Donc l’exigence d’une veille sur ces sujets, l’exigence d’une analyse aussi impartiale, aussi sérieuse, aussi réfutable dans sa méthode que possible, sur les potentiels d’action, les leviers de changement, et l’exigence de restitution à différents publics de cette analyse, sous des formes adaptées, aussi bien par la production de rapports que par des interventions médiatiques ou dans des conférences.

Lorsque nous rédigeons un rapport négaWatt, on va prendre de l’information, lire des publications scientifiques, lire d’autres rapports… Il faut lire également la presse, suivre l’évolution du débat médiatique et politique sur ces questions, donc une bonne partie de mon temps c’est cette prise d’information puis des échanges avec les collègues – de négaWatt ou d’autres – sur l’analyse de différents sujets. C’est ça qui va nous permettre de poser les choses par écrit de la manière la plus claire, la plus synthétique possible.

Une partie de mes journées, c’est aussi de répondre à des sollicitations médiatiques qui parfois viennent par vagues, quand il y a une actualité qui émerge, ou intervenir dans des séminaires, dans des conférences… Je crois que, vraiment, les deux mots-clefs dans ma pratique au quotidien, c’est « l’exigence » et « le partage », sur la prise d’information, et la restitution d’une analyse.

LVSL : Quel est votre but ?

Yves Marignac : Mon but, en tant que citoyen, d’abord, c’est évidemment d’œuvrer à ce que notre société aille vers une trajectoire plus soutenable, puisque aujourd’hui, chaque jour qui passe nous rapproche, au contraire, de catastrophes de plus en plus inquiétantes.

Mon but, à titre professionnel, c’est de contribuer, par l’analyse technique que je suis capable de produire de la situation actuelle, à des leviers d’actions possibles, de contribuer à une meilleure prise de conscience de ces enjeux, et une meilleure prise de conscience des solutions possibles. Donc de contribuer à ce que la société ait, sur ces sujets, un débat informé, et prenne des décisions qui aillent, autant que possible, vers l’intérêt collectif et l’intérêt à long terme.

LVSL : Pourriez-vous nous livrer trois certitudes que vous avez développées au cours de vos travaux ?

Yves Marignac : La certitude est toujours dangereuse pour l’expert, mais ma première certitude est la faisabilité technique d’une conversion de notre système énergétique à 100% d’énergies renouvelables, à l’horizon de quelques décennies. C’est une intuition que certains d’entre nous ont depuis longtemps, et c’est notamment le sens de l’engagement de l’association négaWatt. Mais aujourd’hui, cette intuition devient une certitude parce qu’on a désormais la capacité de mobiliser les énergies renouvelables, notamment pour produire de l’électricité, nous avons la possibilité à terme de stocker cette électricité, et donc de répondre au problème de variabilité de la production solaire ou éolienne. Et nous pouvons tirer parti de la biomasse… Mais tout cela peut se faire à la condition – c’est aussi le sens des travaux de négaWatt – de maîtriser nos consommations par de la sobriété et de l’efficacité, et le tout rend vraiment possible le 100% d’énergies renouvelables.

Ma deuxième certitude n’appartient pas au champ technique, mais elle est le résultat de mon expérience. On vit dans une société où la rationalité de l’intérêt général et de l’intérêt à long terme ne s’impose pas spontanément. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas de produire des analyses, des scénarios, des visions de l’avenir montrant qu’aller vers un système beaucoup plus soutenable est possible, qu’un chemin réaliste existe pour l’atteindre, il ne suffit pas de mettre ça sur la table pour engager un mouvement de la société. Au contraire, les intérêts à court terme, les lobbies, les divergences de vues sur les options à mettre en œuvre, font que la société peine vraiment à se mettre en mouvement.

Je ne suis pas sûr que la simple prise de conscience puisse aller suffisamment vite pour provoquer les changements nécessaires au bon niveau et à la bonne vitesse.

LVSL : Pourriez-vous nous donner des exemples de traduction concrète de ces certitudes en des politiques publiques idéales ?

Yves Marignac : Il faut des politiques qui changent vraiment la focale des décisions et qui dépassent des visions court-termistes pour vraiment s’inscrire dans la réponse à ce qu’on appelle à négaWatt « l’urgence du long terme ». Il faut des politiques publiques qui dépassent aussi les questions de rentabilité ou de performance économique vues étroitement depuis l’opérateur ou l’investisseur, et qui regardent du point de vue de l’intérêt de l’ensemble de la société. Et aussi des politiques qui apprennent, en fait, à créer de la valeur en économisant la ressource plutôt qu’en la détruisant.

Un exemple de politique publique possible qui concrétise ce genre de choses : la rénovation thermique du bâtiment, c’est un enjeu central dans un pays comme le nôtre. Il est pleinement identifié depuis au moins une dizaine d’années, mais on bute toujours sur sa mise en œuvre. On bute parce que les logiques conduisant aux politiques appliquées sont trop court-termistes, trop sectorielles, trop focalisées sur la création de valeur dans notre logiciel actuel… Les solutions techniques existent pour la très grande majorité des bâtiments, tout comme il existe les solutions en termes d’ingénierie financière pour assurer facilement un équilibre en trésorerie sur la réalisation de ces opérations, et ce, en mobilisant les bonnes solutions de tiers financements… Tout ça est aujourd’hui possible avec à peu près les niveaux d’aide qui y sont consacrés actuellement. À budget égal, avec les quatre à cinq milliards d’euros qui sont consacrés chaque année à la rénovation thermique, on peut réellement permettre une massification d’un programme de rénovation performant.

Il faut atteindre, à terme, de l’ordre de 500 à 700 000 opérations de rénovation par an. Mais la décision politique bute sur des repères, sur des logiques d’évaluation de la décision et de sa performance qui ne sont pas celles qu’il faut pour prendre les décisions dans l’intérêt collectif à long terme.

J’ai pris cet exemple volontairement, parce qu’on a un vrai intérêt collectif à ce que notre patrimoine de bâtiments assure la meilleure performance possible sur le long terme. Individuellement, ça reste aujourd’hui très difficile, mais c’est un bon exemple d’un sujet sur lequel, techniquement et financièrement, l’ingénierie a fait son boulot, mais où il faut que les politiques publiques dépassent les difficultés individuelles.

LVSL : Quelle place devrait avoir votre discipline dans la planification de la transition ? À quel moment votre expertise devrait-elle intervenir par rapport à la décision ? Avez-vous déjà pensé à une structure qui pourrait faciliter cela ?

Yves Marignac : La transition énergétique est un problème systémique. J’ai coutume de dire que l’énergie fait système, et que ce système fait société, c’est-à-dire que la manière dont on met en relation des ressources énergétiques et des services que rend l’énergie forme un système, et que ce système structure la société– on peut penser, par exemple, à la manière dont la propriété de voitures individuelles structure tous nos modes de vie. Donc, au-delà de l’approche technique, il faut du pluridisciplinaire.

La deuxième chose à laquelle me renvoie la question, c’est la nécessité de processus organisés dans le temps. L’expertise vient à la fois en amont du constat, au niveau du diagnostic. Elle vient sur la proposition de solution. Et elle vient aussi, parce que le diable se niche dans les détails, sur le suivi et sur la mise en œuvre. Cette expertise est utile à un niveau très global (par exemple, le niveau national, c’est le travail de l’association négaWatt : éclairer une transition énergétique à l’échelle de la France, voire bientôt à l’échelle européenne), mais elle intervient aussi auprès des collectivités, voire auprès des entreprises, auprès des particuliers… Il existe déjà des groupes d’experts, des hauts-conseils, etc. La question n’est pas d’en créer un autre, mais bien de donner un rôle à cette expertise, et donc de faire en sorte qu’elle soit vraiment ancrée dans le processus de décision politique, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

LVSL : Si un candidat à la présidentielle vous donnait carte blanche pour élaborer son programme en matière de transition écologique, dans le cadre de votre spécialité, que pourriez-vous proposer, concrètement ?

Yves Marignac : D’abord, je me garderais bien d’accepter une carte blanche dans ce domaine, parce que justement la réflexion sur la politique de transition énergétique ne doit pas être laissée aux seuls experts. La première recommandation que je lui ferais serait de s’entourer de compétences multiples pour éclairer ses choix.

Cela étant dit, une première proposition serait d’introduire partout, à toutes les échelles de collectivité, une logique de conditionnement des nouvelles implantations d’habitation, d’activité, à un certain degré de proximité avec les réseaux, les infrastructures et les services existants. C’est l’idée de conditionner tout nouveau développement, tout nouvel aménagement du territoire à la densité existante afin de retrouver une maîtrise publique collective de la manière dont nos territoires évoluent. C’est vital parce que ce qu’on constate aujourd’hui, ce sont les effets désastreux sur le plan énergétique, mais aussi social et économique, de l’étalement périurbain, et de la dévitalisation gravissime des territoires ruraux. Il faut donc retrouver une forme d’équilibre dans ces évolutions pour mieux maîtriser la consommation, réduire les distances à parcourir, optimiser la forme des bâtiments, etc. Il faut mobiliser aussi, à travers cet aménagement, les potentiels de production d’énergies renouvelables au plus près des besoins. Voilà une mesure qui pourrait être complètement structurante sur le long terme, concernant ces questions.

Une deuxième mesure plus symbolique, mais avec un effet-levier important, serait d’inscrire les énergies renouvelables comme étant d’utilité publique, pratiquement constitutionnellement. Cela permettrait de poser les bases d’un développement systématique partout où des potentiels existent.

Une autre idée simple à laquelle on peut penser, c’est la généralisation de ce qu’on appelle les économes de flux. Les économes de flux, c’est un métier technique qui consiste à se pencher, à l’échelle d’une collectivité de quelques dizaines de milliers d’habitants, par exemple, ou même à l’échelle d’un parc de bâtiments tertiaires, sur l’ensemble des flux, des fluides (électricité, autres énergies, eau…) et à rechercher toutes les économies possibles. C’est un métier qui, en général, se rémunère directement en à peine un an, sur les économ

ies réalisées. Il y a des collectivités qui sont en pointe dans le développement de ce type de poste, mais il y a vraiment matière à généraliser ça sur l’ensemble du parc de bâtiments tertiaires, publics et privés, dès qu’on peut faire des regroupements qui rendent ça pertinent partout en France. C’est non seulement un levier important pour aller chercher des économies d’énergie, mais c’est aussi une perspective vraiment nouvelle en termes de métier.

Globalement, un des conseils qu’on peut donner aussi à un candidat à la présidence de la République, c’est vraiment d’axer un programme de transition énergétique sur les nouveaux métiers, sur les besoins de formations, d’accompagnement de professionnels que ça engendre… parce qu’il y a vraiment matière, sur les économes de flux, sur la rénovation thermique, sur la réparabilité des objets, sur le développement des renouvelables, à donner, notamment pour notre jeunesse, des perspectives de dynamique, d’utilité sociale. Je ne comprends pas, aujourd’hui, que les politiques ne s’en saisissent pas davantage.

LVSL : Êtes-vous en lien avec des spécialistes d’autres domaines ? Si oui, comment travaillez-vous ensemble ?

Yves Marignac : C’est vraiment essentiel pour moi d’inscrire en permanence mon travail dans une forme de pluridisciplinarité. On a besoin, dès lors qu’on réfléchit à la transition énergétique, au système énergétique, de mobiliser évidemment des compétences techniques, mais de mobiliser également des compétences sur l’économie. On a besoin de changer de paradigme économique pour permettre que cette transition se fasse puisque, aujourd’hui, on voit bien que les signaux économiques, la manière dont se forment les prix, les réflexes trop court-termistes des investisseurs, etc., ne nous placent pas sur la bonne trajectoire. Les économistes doivent être mobilisés, les sociologues aussi évidemment, sur ce qui concerne l’accompagnement du changement… Bref, toutes les spécialités qui contribuent à réfléchir aux politiques publiques – les sciences politiques, le droit, doivent aussi être mobilisés. Il faut le faire non seulement au niveau national, mais aussi au niveau territorial et au niveau international, parce que tout ça doit s’articuler.

Il n’y a pas un moment dans mon travail professionnel où je ne ressente le besoin d’être en prise avec les compétences, les productions de spécialistes hors de mon domaine. Concrètement, ça passe par beaucoup de lectures, beaucoup d’échanges, et beaucoup de travail collectif. L’association négaWatt, par exemple, fonctionne avec un noyau dur qui comprend certes des ingénieurs spécialistes des différentes filières énergétiques ou de l’efficacité énergétique, mais aussi des sociologues, des chercheurs en économie, des spécialistes de l’urbanisme ou de l’architecture… On a vraiment besoin de connecter tout ça au quotidien.

Et il y a un domaine que je n’ai pas cité, et qui est peut-être le plus fondamental d’entre tous aujourd’hui, c’est celui de la philosophie… Parce qu’on a réellement besoin, aujourd’hui, de se poser la question de notre rapport même à la société, à la nature ou l’environnement ou la planète.

Toutes ces compétences, tous ces métiers sont vraiment fondamentaux à faire travailler ensemble. On essaie de le faire au quotidien, mais on manque encore beaucoup, aujourd’hui, de transversalité dans le fonctionnement de la production académique, de la production d’expertise, et dans le fonctionnement – encore plus, peut-être – de la production des politiques publiques.

LVSL : Êtes-vous optimiste quant à la faculté de l’humanité à répondre au défi climatique ?

Yves Marignac : Résolument optimiste, ou raisonnablement optimiste. D’abord parce qu’on a besoin de l’être. Quand on s’engage sur un sujet comme celui-là, on a besoin de penser qu’effectivement, les efforts que nous faisons pour contribuer à la prise de conscience sont susceptibles de produire leurs fruits suffisamment vite, parce que tout l’enjeu est là. La question n’est pas de savoir si un jour l’humanité prendra conscience de la nécessité de changer de système pour traiter l’enjeu climatique, mais plus largement, l’enjeu réside dans l’épuisement des ressources et dans les limites physiques de la planète. On sera confronté à ces limites, d’une manière ou d’une autre, et l’humanité s’y adaptera, d’une manière ou d’une autre.

La question est de savoir si elle s’y adaptera par anticipation, ou si elle s’y adaptera par crise, et on peut imaginer des crises extrêmement graves ne remettant pas en cause l’humanité en tant que telle, mais remettant en cause notre civilisation – c’est les théories de l’effondrement notamment. J’espère que l’humanité saura prendre conscience, et adapter l’organisation de la société suffisamment vite pour éviter des crises majeures, même si je pense que ça passera par des crises plus violentes encore que celles que l’on connaît aujourd’hui.

Je me rappelais récemment d’une conférence que j’ai entendue, il y a assez longtemps, de Michel Serres, sur l’année 1905 et la manière dont, en 1905, dans plein de domaines différents, des idées nouvelles ont émergé et convergé. Il faisait, par exemple, un parallèle entre le pointillisme dans la peinture et les évolutions majeures dans le domaine de la physique… Je pense qu’on est, aujourd’hui, et c’est mon côté résolument optimiste, dans un moment qui est un peu de même nature. On voit émerger via des signaux faibles des nouvelles réflexions, des nouvelles approches en économie, en gestion, en politiques publiques, etc. On voit émerger des nouvelles aspirations, des nouvelles façons de concevoir les projets de vie, le rapport des uns et des autres à la communauté, à l’environnement…

Je pense que ces nouvelles formes sont en train d’émerger, et j’ai l’espoir que tout ça apporte réellement les changements majeurs dans le fonctionnement économique, le fonctionnement politique, etc., rendant possible la mise en œuvre de la transition énergétique qui, par ailleurs, fait techniquement et économiquement complètement sens aujourd’hui. Ma crainte – et si je pense à 1905, je pense aussi à 1914 –, c’est que tout ceci n’émerge pas suffisamment pour nous épargner une crise majeure. Mon espoir, c’est qu’avec d’autres, et on est de plus en plus nombreux à s’engager dans cette direction, on fasse masse, on fasse corps, on entraîne suffisamment vite la société pour qu’effectivement, ces nouvelles formes émergent avant une grande crise.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

1. Le philosophe : Dominique Bourg | Les Armes de la Transition

Dominique Bourg est philosophe, et l’un des premiers à s’être intéressé aux bouleversements environnementaux que nous traversons. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, enseigne à l’Université de Lausanne et dirige la revue La pensée écologique, pour ne citer qu’une petite partie de ses activités. Nous avons choisi de débuter notre série avec son témoignage, car la transition écologique exige avant tout un changement profond de philosophie.


Dans cette série de grands entretiens, nous avons choisi de poser les mêmes questions à des personnalités du monde de l’écologie ayant chacune une approche, un métier, différents. Un tel projet est inédit, et son but est de donner à voir comment chacun se complète pour esquisser les grandes lignes de l’urgente transition écologique. Chacun détient une partie de la solution, une partie des armes de la transition. La transdisciplinarité doit devenir une norme de travail, pas une exception.

La série Les Armes de la Transition existe aussi en format vidéo :

LVSL : À quoi sert un philosophe pour la transition écologique et pourquoi avez-vous choisi cette discipline-là pour apporter votre pierre à ce combat ?

Dominique Bourg : La philosophie existait bien avant qu’on ne parle de transition écologique. À quoi sert-elle ? Elle existe depuis 25 siècles, elle naît avec les sciences. Aujourd’hui on a d’autant plus besoin de philosophie qu’on observe une explosion des disciplines universitaires. Dans les années cinquante, il y avait peut-être une cinquantaine de disciplines. Aujourd’hui il y en a plus de 2000 estampillées comme telles. On a donc affaire à une espèce d’hyper fragmentation du savoir, surproduite d’ailleurs par le néolibéralisme. Mes amis universitaires sont très dociles, ça leur plaît beaucoup d’avoir tous leur chapelle. Du coup, on a une énorme fragmentation du savoir.

Dans un contexte comme celui-là, la philosophie est d’autant plus utile parce qu’elle appelle une démarche réflexive à partir d’autres savoirs. La philosophie c’est revenir sur les choses et mailler, faire des croisements, interpréter les savoirs. C’est d’autant plus utile et important à une époque où on est un peu écrasé par le savoir analytique et cette division à l’infini des problèmes.

À quoi sert la philosophie dans le cadre de la transition écologique ? La première chose, c’est peut-être qu’il faut être philosophe pour s’interroger là-dessus. Quand j’étais jeune étudiant, la transition écologique n’avait évidemment aucun sens. Au tout début des années 2000, on a commencé à parler de développement durable et même de décroissance, etc. Pourtant il y avait eu le rapport Meadows trente ans avant – le rapport du club de Rome dont un des scénarios nous montre que les courbes de croissance de tous les indicateurs s’inversent entre 2020 et 2040 ; attention, il s’agissait d’une projection et non d’une prédiction. Mais à la fin des années 1990, on baignait dans une sorte d’optimisme.

Au fond, on n’avait pas une conscience aussi aiguë de l’irréversibilité des difficultés qu’on a aujourd’hui. On pensait que la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère aurait des effets au court terme – un peu plus d’un siècle – et on se projetait à la fin du siècle, pas avant.

Je ne sais pas si le mot transition est toujours aussi utile et intéressant parce qu’il subit le sort de bien des mots. Le développement durable, c’était un peu une tarte à la crème dès le départ, mais il y a aussi des choses intéressantes dedans. De fait on reste dans un schéma de croissance avec des courbes qui s’envolent quand même. À partir du moment où tout le monde se réapproprie le terme transition, il perd de son tranchant et on s’en sert paradoxalement pour ne pas transiter.

Lorsqu’on parle de philosophie, on parle de réflexion, et donc de réflexivité, c’est-à-dire à la fois revenir sur un savoir déjà présent, et revenir sur son savoir et sa propre démarche. Très souvent, on est en contradiction totale entre ce que l’on dit, avec le fait de le dire ; et le fait d’assumer sous une autre forme, à un autre endroit, ce qu’on dénonce. La méthode philosophique est souvent généalogique. C’est-à-dire que lorsqu’on a un problème, on cherchera à savoir d’où ça vient, à savoir pourquoi. Si on ne fait pas cette généalogie, on ne peut pas donner de vraies solutions, au contraire. C’est le travail du philosophe d’essayer de comprendre pourquoi on est dans ce degré de destruction par rapport à ce qu’on appelle la nature, le milieu qui nous entoure et nous englobe.

LVSL : En quoi consiste concrètement votre activité ? À quoi ressemble une journée de travail type de Dominique Bourg ? Quelle est votre méthode de travail ?

DB : La démarche d’un philosophe est toujours à mi-chemin entre les lectures, l’écriture, et puis ce qu’on voit, ce qu’on repère, ce qu’on essaie de sentir dans le cours des choses. Il faut faire une alchimie de tout cela.

LVSL : Quel est votre objectif ?

DB : En ai-je un et un seul ? Je ne suis pas sûr… Comme je vous l’ai dit, j’ai vu comment ces trente dernières années, on est passé d’une certaine forme de légèreté sur les questions environnementales à un discours beaucoup plus dur et tragique.

On se rend compte du caractère irréversible de ce qu’on a fait. Et si la destruction qu’on a opérée collectivement a un caractère irréversible, le travail ne va pas être de revenir en arrière. C’est fichu ! Le travail, c’est d’essayer de comprendre et ça, c’est fondamental. Et puis à partir de la compréhension, en reliant des savoirs différents, essayer d’avoir une vision assez claire, notamment sur le côté scientifique des choses. Il faut pour cela ingérer chaque jour une bonne petite quantité de littérature scientifique.

Cela m’amène par exemple à revenir sur la notion de risque, car quand on emploie exclusivement cette notion de risque, on ne se fait pas une idée juste de ce qu’on est en train de faire aujourd’hui, c’est-à-dire compromettre les conditions d’habitabilité de la Terre. Si vous raisonnez en matière de risques, vous allez raisonner comme un économiste néoclassique et vous n’allez rien comprendre. C’est par exemple Nordhaus qui vous dit que l’optimum de l’augmentation de la température serait de 6,2 degrés sur Terre par rapport à l’avant révolution industrielle. C’est qui est une absurdité totale, à cette température-là, on ne serait plus que quelques millions d’êtres humains à habiter au Groenland habillés en tenue légère.

Il faut aussi comprendre les raisons pour lesquelles on a lentement évolué vers un gouvernement représentatif, et pourquoi ce gouvernement représentatif ne peut pas prendre en compte les problèmes que l’on connaît. Benjamin Constant avait bien compris les raisons pour lesquelles nous sommes dans un gouvernement représentatif. Si vous prenez par exemple la France, il y a à peu près 2000 décisions législatives par an. Vous imaginez bien que si on fait un RIC, un Référendum d’initiative citoyenne, et si on veut que ça se substitue à la représentation, et bien on va faire pire que les Grecs d’autrefois. On va passer sa vie sur l’Agora sans jamais prendre une seconde pour se nourrir.

Comment essayer de corriger les défauts du gouvernement représentatif ? Quelles institutions mettre sur pied pour l’aider et nous aider à mieux prendre en compte les problèmes gravissimes auxquels on est confrontés ?

Il faudrait peut-être essayer de produire des visions sur le futur. On est vraiment sur un moment de bascule en termes de civilisation. Nous étions une civilisation très mécaniste depuis la fin du XVIème siècle. On s’imaginait que la nature n’était qu’un agrégat de particules matérielles, donc que les animaux étaient des machines pour reprendre Descartes, mais que nous autres êtres humains nous étions étrangers à la nature. Du coup, le progrès était de s’éloigner au maximum de la nature, de l’artificialiser, de la détruire. Si vous n’avez pas compris l’héritage de cette façon de penser, vous aurez des problèmes pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Depuis Darwin et le XIXème siècle, on commence à comprendre qu’on appartient vraiment au vivant. Darwin a replacé l’espèce humaine au cœur de la nature. L’étude du comportement des animaux dans la seconde moitié du XXème siècle nous a montré qu’entre eux et nous, c’est finalement une différence de degrés. Aujourd’hui, c’est la biologie végétale qui nous montre que les plantes sont pleinement vivantes. Elles exercent les mêmes fonctions que les animaux, mais évidemment pas de la même manière. On prend conscience du vivant et on voit dans la société émerger des courants qui en sont la conséquence. Le rôle du philosophe ça va être de les déceler, de les traduire et de voir ce que pourrait donner leur développement. C’est aussi tout cela le travail du philosophe.

LVSL : Dans le champ de la philosophie et de l’écologie politique en France, vous écrivez depuis longtemps, vous faites même partie des pionniers. Pourriez nous livrer deux ou trois concepts que vous avez forgé au cours de vos travaux ?

DB : Je vous ai parlé tout à l’heure de risques. J’essaie d’opposer à cette notion de risque la notion de dommage transcendantal. Le mot est un peu ronflant, mais cela veut simplement dire que ce qui est affecté aujourd’hui par nos activités, ce n’est pas telle ou telle partie de notre territoire, ce n’est pas telle ou telle catégorie de personnes, c’est le fait même de pouvoir habiter la Terre. Imaginez par exemple qu’on aille vers une augmentation moyenne de la température de 4 degrés – et malheureusement c’est tout sauf impossible – et bien vous auriez de nombreuses régions au monde où vivent des milliards de personnes où l’accumulation entre la chaleur et l’humidité saturerait les capacités de régulation thermique du corps humain et on meurt en quelques minutes. Donc en d’autres termes, cette région ne serait plus habitable. Donc, quand je parle de dommage transcendantal voyez bien ce que cela veut dire : notre façon d’habiter la Terre est en train de changer et il y a des endroits sur Terre qui vont devenir proprement inhabitables. On ne va donc pas parler de risque, parce que ça n’a plus de sens.

J’ai essayé de trouver comment faire pour que les problèmes du long terme soient mieux pris en compte et je me suis intéressé au mot spiritualité pour lui donner deux sens très différents, mais liés. Le premier sens est ontologique : toute société est en relation avec ce qui l’entoure, le milieu naturel ; elle le reçoit avec un style particulier. L’autre sens, c’est qu’il n’y a pas de société au sein de laquelle on ne propose pas aux êtres humains des modèles de réalisation de soi.

Très concrètement, dans la manière dont on conçoit les êtres vivants à la fin du XIXème siècle, il n’y a pas de vivant. Le vivant est une matière première, dépourvue de valeur : on va écraser les poussins pour en faire des nuggets, c’est l’horreur ! Dans la spiritualité d’un moderne, se réaliser c’était accumuler des biens matériels. La nature c’était ce qu’on doit consumer, ce qu’on doit détruire. Si vous voulez consumer votre nature, il faut que de votre côté vous consommiez, et donc que réaliser son humanité soit le fait de consommer. On voit aujourd’hui que ce sens-là est en train de changer. Si effectivement on commence à se comprendre comme appartenant au vivant, le vivant n’est plus une matière première. Il va exiger une forme de respect. Et à partir de ce moment-là, on voit bien que les spiritualités sont en train de changer, l’empathie avec le vivant croit. J’essaye de comprendre ces moments de fond et en quoi ils dessinent un avenir un peu différent, plus séduisant. Peut-être que pour atteindre cet avenir il faut probablement passer par des choses moins drôles, ce qu’on va appeler effondrement, et caetera.

LVSL : Est-ce que vous avez déjà réfléchi à une traduction possible de vos conclusions en politiques publiques très concrètes ?

DB : Si on veut que l’effondrement potentiel de notre société soit moins violent, il faudrait dès maintenant se donner un objectif à l’échelle d’une société. Par exemple, on pourrait se dire que grâce à un référendum d’initiative populaire, on vote en France le fait de revenir à une empreinte écologique d’une planète – si tout le monde vivait comme un Français, il faudrait plus de trois planètes. Comment pourrait-on faire ça ? Comment pourrait-on y arriver ? Quels seraient les instruments en termes de politique publique qui permettraient quelque chose comme ça ? J’ai essayé de répondre ailleurs à ces questions.

LVSL : Quelle devrait être la place de la philosophie dans la planification de la transition ? À quel moment la philosophie intervient-elle par rapport à la décision politique et quelle structure pourrait porter cela ?

DB : Donner un sens à la transition, c’est la tâche du philosophe, mais aussi de l’artiste, du cinéaste, de l’écrivain, c’est la tâche de multiples types de fonctions dans la société. Si vous n’avez aucune vision de ce que pourrait être l’avenir, vous ne pouvez pas transiter, ou alors votre transition sera purement technocratique. Si revenir à une empreinte écologique d’une seule planète est une fin en soi, ça ne va pas être très motivant. Cela peut même devenir une espèce d’expertocratie assez effrayante. Ce qu’il faut bien comprendre dans ce moment où on est, c’est que toutes les choses doivent changer en même temps, mais avec une certaine synergie. Elles doivent converger vers un but et la philosophie est une des disciplines qui peut y contribuer, mais elle n’est évidemment pas la seule.

LVSL : Admettons qu’un candidat à la présidentielle vous donne carte blanche pour réaliser son programme en matière de transition écologique. Dans le cadre de votre champ, la philosophie, quelles propositions concrètes pourriez-vous faire pour rendre ce programme à la fois attractif et réaliste ?

DB : Le problème des défis qui sont les nôtres aujourd’hui, c’est que ce n’est pas quelque chose qu’un président peut décider. Pour changer, il faut changer ses modes de vie, ses façons de faire, etc., c’est assez intime. Ça ne veut pas dire qu’un président n’aurait aucun rôle. Imaginons précisément qu’un président se fasse élire sur un programme tel que je le décrivais tout à l’heure, celui de l’objectif d’une France à une empreinte écologique d’une planète en 2050. Il faudrait déjà que cet objectif soit accepté par quelque chose comme un référendum. Si vous n’avez pas plus d’une moitié de la population qui est décidée à y aller, qui a compris, qui le veut, et bien on ne peut pas.

Ensuite c’est extrêmement difficile un objectif pareil, on ne sait pas forcément comment on va faire. Du coup, le rôle de l’État c’est d’organiser le consensus autour de l’objectif, de mettre sur pied les indicateurs qui vont nous permettre de contrôler qu’on va bien vers cet objectif, mais en même temps il doit laisser la pluralité des moyens de parvenir à cet objectif. L’État doit permettre que la société tâtonne, qu’elle fasse des erreurs, des essais. Il faut qu’on soit ferme sur les objectifs et en même temps qu’on facilite cette liberté d’initiative. C’est pourquoi je tiquais un peu sur l’histoire du président. Ce n’est pas avec un : « Ça y est c’est décidé tout le monde me suit » qu’on va arriver à une empreinte écologique d’une planète.

Par ailleurs, j’ai souvent évoqué l’idée d’une troisième chambre. À peu près tous les systèmes politiques mondiaux démocratiques sont bicaméraux, c’est-à-dire où il y a deux chambres. On a en général une chambre comme l’Assemblée nationale en France où siègent les représentants de la nation. Leur rôle sera de trouver les moins mauvais compromis entre les partis et les intérêts associés à ces partis. Du coup, le temps présent domine tout.

Ensuite, il y a généralement la deuxième chambre. C’est plutôt la chambre qui va incarner les États dans une fédération, les régions, les territoires, etc. En France, si les territoires ruraux sont très représentés au Sénat, c’est parce qu’on imaginait que la ruralité allait apaiser en quelque sorte les conflits du travail. On reste encore sur les objectifs de conflits d’intérêts au présent.

En 2017 les émissions françaises de gaz à effet de serre ont augmenté de 3 %. A l’échelle internationale, elles augmentent tous les ans d’à peu près 2%. Ces chambres sont incapables de planifier et de réduire nos émissions. Et en même temps, on n’a pas grand-chose à mettre à la place du principe de représentation, même si on le conteste. Mais en le contestant, on le reconnaît. On déteste seulement quelqu’un qui ne nous représente pas. Tous les problèmes de ce pauvre Macron tiennent du fait qu’il est complètement différent. Les gens ont vraiment l’impression qu’il est à 180° différent d’eux et qu’il ne les incarne en rien.

Donc il y a besoin d’une chambre beaucoup plus spécialisée, axée sur les grands enjeux à long terme. Le problème de ces enjeux de long terme c’est que souvent, on ne les voit pas. Ça devient un peu moins vrai pour le climat maintenant, mais on ne les ressent pas suffisamment. Si vous n’avez pas un savoir scientifique, il est difficile d’avoir une idée précise du fait que le vivant s’effondre autour de nous. Sans le savoir scientifique, le changement climatique passe pour un changement de météo. On a besoin d’avoir un lieu où ces savoirs peuvent pénétrer l’espace social et où des gens se focaliseront sur les conséquences à long terme de nos actions. Qu’on le veuille ou non, tout ce qui nous tombe sur la tête aujourd’hui est le fruit de décisions antérieures.

Donc cette chambre doit être vraiment focalisée là-dessus, sans pour autant être composée uniquement de scientifiques, sinon on serait dans une espèce d’épistémocratie. Ce sont plutôt des citoyens connus pour leur engagement qui vont être pris dans cette chambre, avec pour mission d’essayer de discerner ce qui bouge dans la société. Cette chambre est là simplement pour opposer un veto momentané, pour contraindre les deux chambres classiques à rediscuter. On peut aussi s’en saisir pour s’opposer à des lois dont on sait qu’elles vont avoir un effet très destructeur. C’est un instrument certes insuffisant, mais qui pourrait permettre au Parlement de changer sa manière de faire les lois, d’être plus attentif, de façon plus expérimentale et systématique, à ce qui se passe sur les territoires. Avec une troisième chambre, on ne regarderait pas forcément les ZAD de la même manière par exemple, parce que dans certaines ZAD, il y a de véritables expérimentations. Par exemple sur le développement de lowtech, de mode d’organisation, etc.

C’est un instrument, qui en aucun cas ne suffirait. C’est un instrument qui peut permettre de changer la façon dont on fait la loi, en tenant compte des savoirs scientifiques et en regardant ce qui se fait dans les territoires.

LVSL : Est-ce que vous êtes en lien au quotidien avec des experts d’autres disciplines ? Comment travaillez-vous ensemble ?

DB : Ça m’arrive dans les conseils scientifiques, par exemple ceux des fondations. Par définition ce sont des conseils scientifiques pluridisciplinaires. C’est vraiment génial pour un philosophe parce que quand vous avez des questions à poser sur un certain sujet ou quand vous voulez voir comment certains scientifiques appréhendent leur propre savoir. Quand vous voulez réfléchir sur les questions d’environnement, il est absolument nécessaire d’avoir un savoir scientifique positif à disposition. Ça a vraiment été très important pour moi d’appartenir à de telles structures.

LVSL : Êtes-vous plutôt optimiste quant à la faculté de l’humanité à relever le défi climatique ?

DB : Alors il faut faire très attention, car il n’y a pas que le défi climatique. Le climat, ce n’est jamais que les conditions optimales d’épanouissement d’un certain type d’espèces. On le voit bien dans le rapport SR 15 du GIEC qui nous parle d’émissions négatives et de production électrique de masse avec de la biomasse, etc. En fait, ces solutions peuvent être très destructrices en termes de biodiversité. Donc c’est vraiment important de raisonner avec ce qu’on appelle les limites planétaires. Effectivement, les deux limites planétaires les plus importantes sont celles qui concernent l’évolution de la vie, avec d’un côté le taux d’érosion des espèces et ce qui menace l’intégrité des écosystèmes, et puis de l’autre côté, le climat.

Ce sont deux paramètres qui sont liés comme le recto et le verso d’une feuille de papier. Ce qu’on ne comprend pas toujours, et c’est assez grave, c’est que le basculement de l’un appelle celui de l’autre et réciproquement. Que ce soit en matière de climat ou en matière de vivant, on est malheureusement déjà dans une certaine forme d’irréversibilité. Donc si votre optimisme consiste à dire que ce n’est pas grave, qu’on va s’en tirer et que finalement on va surmonter tous nos problèmes, c’est totalement faux.

Ce n’est pas une question d’être optimiste ou d’être pessimiste : on est déjà entré dans l’anthropocène. Qu’on le veuille ou non, l’habitabilité de la Terre sera notablement fragilisée dans les décennies qui viennent. En revanche, le degré de fragilisation est encore en partie dans nos mains. Mais pour un temps très court, pour une dizaine d’années. Donc est-ce que je peux être optimiste dans les dix ans qui viennent ? Je crois qu’être optimiste ce serait tout simplement être mal informé.

Aujourd’hui vous avez partout des peuples qui choisissent ce qu’on appelle le populisme. Ce qu’ont en commun tous ces populistes – Trump, Bolsonaro, Salvini, les Polonais, Le Pen en France, les Hongrois, l’AFD en Allemagne – c’est le climatoscepticisme. Quand on nous dit : « Ouh là là si on écoute les écologistes on va avoir un régime autoritaire » je pense que les gens se trompent : on entre dans des régimes autoritaires, mais qui eux vont empirer et qui peut-être vont nous empêcher d’utiliser cette dernière décennie qui nous reste pour empêcher le plus grave. Alors attention, ça n’est pas fait : en même temps qu’il y a ces menaces populistes, il y a des forces dans la société qui sont en train de se lever.

Je dirais que l’année 2018 a été une année tout à fait particulière parce que c’est la première année au sein de laquelle le changement climatique est devenu sensible. Les gens l’ont touché, ils l’ont ressenti, ils ont été profondément affectés. En ce moment on est tout début février et en Australie c’est l’été austral. Les vagues de chaleur sont telles que dans certaines villes on avoisine les 50 degrés. Entre 40 et 45 degrés, toutes les plantes arrêtent la photosynthèse. Dans certains endroits en Australie vous avez des chauves-souris qui tombent de déshydratation et de chaleur. Donc là on commence à voir des choses, et du coup il y a un seuil de mobilisation. En 2018 et début 2019, des dizaines de milliers de gens se déplacent lors de mobilisation pour le climat. Avant ce n’était que des centaines et j’espère que demain ce sera partout des centaines de milliers. Donc là on est à un moment de changement très profond. On a franchi un seuil de mobilisation. Donc on voit bien qu’on a ces deux forces-là : des populistes qui sont très forts, qui font tout pour que les gens ne sachent pas, ne voient pas, et puis vous avez cette partie agissante plutôt jeune de la population qui, elle, a compris qu’il en va de sa propre vie. Je ne sais pas ce qui va en découler, mais je garde vraiment espoir que cette mobilisation d’aujourd’hui nous fasse agir à temps. Mais ce n’est pas de l’optimisme, c’est un souhait volontaire.

 

Retrouvez l’ensemble des épisodes de Les Armes de la Transition dans le dossier suivant (écrit) :

Et sur YouTube (vidéo) :

https://www.youtube.com/playlist?list=PLPGOXjDeue501zsAnWcxXH1LfUMOs3F4u

 

 

 

 

Quelles nouvelles de la Grande muraille verte ? Entretien avec Chérif Ndianor

Chérif Ndianor préside le Conseil de surveillance de l’Agence nationale de la Grande muraille verte au Sénégal. Nous l’avions premièrement rencontré pendant la COP24 puis ressollicité lors de son passage à Paris, car nous souhaitions qu’il nous en dise plus sur ce plan de reboisement pharaonique censé arrêter l’avancée du désert, et donc stabiliser les populations sahéliennes. Ce projet écologique d’une ambition sans précédent avait fait couler beaucoup d’encre lors de la COP21, suscitant beaucoup d’espoir pour un continent touché de plein fouet par le changement climatique. Le Sénégal est le pays qui, sur les 11 concernés par le projet, a le plus avancé dans les plantations. Comment cela se passe-t-il concrètement sur le terrain et où en sont ces travaux ?


 

LVSL : On a beaucoup entendu parler de l’immense projet de la Grande muraille verte ici en France, surtout à l’occasion de la COP21. Depuis, nous n’avons pas eu beaucoup de nouvelles. Pouvez-vous premièrement nous expliquer ce qu’est la Grande muraille verte, et dans quel contexte le projet est apparu ?

Chérif Ndianor : La Grande muraille verte est un projet qui est né d’un constat : l’avancée du désert est liée à la déforestation et au changement climatique. Au 7ème sommet de conférence des chefs d’États de la zone saharo-saharienne, en 2005, l’idée de créer une barrière d’arbres pour lutter contre l’avancée du désert a été émise pour la première fois. Le projet concerne 11 pays et vise à créer une ceinture verte, de Dakar à Djibouti (7 000 km de long). Le Burkina Faso, l’Erythrée, l’Éthiopie, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria, le Sénégal, le Soudan et Djibouti sont concernés par le tracé. Pour le Sénégal, le projet s’étend sur 545 km de long, 15 km de large et concerne trois régions : Louga, Matam et Tambacounda.

5 ans plus tard, le 17 juin 2010, l’agence panafricaine pour la Grande muraille verte a été créée à Ndjamena au Tchad. Elle est désormais basée en Mauritanie, mais dès 2008 déjà le Sénégal a créé sa propre agence nationale (décret 2008-1521 du 31 décembre 2008) et a commencé ses activités.

LVSL : On sait que l’Algérie de Boumédiène, dans les années 70, a été la première à évoquer un projet d’un barrage vert pour éviter la désertification saharienne qui menaçait les fertiles portes de l’Atlas. Était-ce une inspiration ?

Chérif Ndianor : Oui, on peut parler de cette idée algérienne, mais beaucoup d’autres théoriciens ont évoqué des projets de barrière verte pour endiguer le désert. La Chine qui lutte contre l’avancée du désert de Gobi est une vraie source d’inspiration. Mais l’idée est venue aussi d’un sentiment de nécessité des États concernés, qui finalement les a poussés à créer cette agence panafricaine pour vraiment lutter contre l’avancée du désert et la pauvreté dans cette zone.

LVSL : Qu’est-ce que la Grande muraille verte permettrait sur le plan environnemental, sur le plan climatique et sur le plan social ? Dans un contexte de changement climatique où la désertification avance vite au Sahel, est-il vraiment possible de gagner cette bataille et d’inverser la tendance à la désertification ? Est-ce que la muraille suffira ?

Oui, je pense que la Grande muraille verte peut suffire à inverser cette tendance-là. Ce qu’elle permettrait au niveau environnemental, c’est surtout d’encourager la conservation, la restauration et la valorisation de la biodiversité, mais aussi la durabilité de l’exploitation de la terre.

Au niveau climatique, nous participons à la séquestration de carbone dans les végétaux et dans les sols. Grâce au partenariat avec l’Observatoire Hommes-Milieux (O.H.M) et le CNRS, l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) a été mise à contribution pour travailler sur des méthodes de calculs pour comprendre le potentiel de séquestration par hectare planté.

L’impact social est déterminant. L’acacia que nous plantons fournit aussi de la gomme arabique qui peut également être valorisée donc génère des revenus pour la population locale. L’acacia Sénégal produit un fruit qu’on appelle chez nous le « soump », qui est commercialisé et dont les vertus médicinales sont connues.

Nous mettons en place des « jardins polyvalents villageois » (JPV) gérés par des femmes, qui permettent de produire des fruits et des légumes dans une zone pourtant très aride. Outre une amélioration de l’alimentation, de la nutrition et donc de la santé, ces femmes à travers leur organisation en groupements en tirent des revenus non négligeables.

Nous pensons vraiment que l’on peut gagner cette bataille avec un appui financier plus conséquent, et je pense qu’on va y arriver aussi. Ce projet la demande aussi beaucoup de ressources et c’est pour cette raison que nous sollicitons davantage le soutien et l’appui de nouveaux partenaires techniques et financiers.

LVSL : En Chine, la Grande muraille verte pour lutter contre l’avancée du désert de Gobi a provoqué des assèchements ponctuels des nappes phréatiques, car les arbres étaient en fait mal adaptés. Comment allez-vous réussir au Sénégal et en Afrique à prévenir de potentielles externalités négatives en termes environnementaux ?

Chérif Ndianor : Oui nous le savons c’est pourquoi notre approche a été assez différente de celle de la Chine. La Chine avait privilégié la quantité par rapport à la qualité. Les aspects biodiversité, diversité des espèces et espacements entre les espèces plantées n’y étaient pas trop pris en compte. Or il y a des écartements à respecter entre les arbres. Si on privilégie la quantité, alors trop d’arbres pompent dans la nappe phréatique en même temps quand il fait chaud actionner l’évapotranspiration.

Chez nous, on a d’abord fait le choix de confier tout ce travail sur les aspects biodiversité, choix des espèces et écartements à respecter aux experts : forestiers et universitaires. Ainsi, ils ont travaillé sur des espèces adaptées au type de sol et au type de climat local.

L’appui des universités et du CNRS français nous a aussi permis d’avoir une idée claire sur les espèces à planter et sur les écartements à respecter entre les différents arbres. Le choix a été fait de maintenir un écartement de 6 ou 8 mètres entre chaque arbre. Cela nous permet aujourd’hui d’avoir vraiment un très bon taux de réussite (taux de survie de chaque arbre planté) qui avoisine les 80%. Et pour l’instant ça marche très bien.

LVSL : Quand on dit Grande muraille verte on a en tête une ligne de forêt continue qui irait du Sénégal jusqu’à Djibouti. En réalité il s’agit plus d’un enchevêtrement de petites fermes, alors comment est-ce que vous allez mettre cela en œuvre, qui va construire tout ça ?

Chérif Ndianor : L’idée de grande muraille est symbolique. On sait très bien que techniquement ce n’est pas possible d’avoir un mur continu d’arbres de Dakar à Djibouti parce que cela traverse des espaces de vie où des populations vivent, des espaces d’agriculture, des espaces de pâturages. Et je pense même que ce n’est pas mieux, on a vu l’exemple de la Chine. Ce qu’on a fait au Sénégal et qui sera reproduit un peu partout, c’est de définir un tracé et d’y réaliser des activités de reboisement, de mise en défens, de valorisation du potentiel local (maraîchage, écotourisme, etc.). C’est donc, selon les endroits du reboisement – nous clôturons par exemple 5000 hectares pour empêcher le bétail de manger les jeunes pousses, mais aussi des jardins polyvalents ou simplement des réserves naturelles communautaires. Les activités y sont vraiment multiformes.

Avec le reboisement la faune revient aussi. Nous réintroduisons des espèces animales qui avaient disparu, on peut citer notamment des tortues dans la réserve naturelle communautaire de Koyli Alpha. Nous avons pour projet de réintroduire des gazelles et nous avons pu observer le retour des loups, des oiseaux, des insectes…

Nous développons aussi d’autres activités par exemple dans le Ferlo qui est une zone d’éleveurs peuls nomades. En saison des pluies ils se stabilisent, mais quand il n’y a plus d’herbes ils se déplacent, quitte à empiéter sur les cultures des agriculteurs sédentaires et de créer des conflits. Avec le projet de la Grande muraille, nous clôturons les pâturages ce qui permet de sédentariser ces éleveurs en leur offrant du travail. Mais cela permet aussi d’améliorer le niveau de fréquentation de l’école, parce qu’avec des rythmes nomades leurs enfants avaient généralement du mal à suivre.

LVSL : Il y avait des tensions entre les Peuls et d’autres communautés sédentaires pour la concurrence aux terres et qui maintenant diminuent avec la Grande muraille verte ?

Chérif Ndianor : C’est vrai qu’il y avait plus de tensions entre les éleveurs et les agriculteurs au niveau des terres. Mais aujourd’hui avec le projet, ce sont ces populations-là qui sont sur le terrain et qui le gèrent. Nous sommes là pour l’appui technique, l’appui logistique… mais le travail, c’est eux. Par exemple la période de collecte ou de récolte des fourrages pour les animaux, c’est eux qui la gèrent. Les jardins polyvalents permettent aussi une meilleure amélioration du voisinage entre les agriculteurs et les éleveurs.

LVSL : Concrètement, pouvez-vous nous parler de ces résultats ?

Chérif Ndianor : Nous produisons 1,5 million de plants par an. En 10 ans d’expérience de la Grande muraille sénégalaise, c’est donc 15 millions d’arbres qui ont été plantés. Nous mettons en place 1 000 km de pare-feu par an, que nous entretenons ou bien que nous ouvrons. Les pare-feux servent à lutter contre les feux de brousse qui détruiraient les jeunes plantations. On débroussaille pour que le feu soit circonscrit à un endroit bien précis en somme. Nous plantons 6 000 hectares de forêt par an et en protégeons autant pour qu’elles se régénèrent naturellement.

8 jardins polyvalents sont aménagés chaque année pour un chiffre d’affaire estimé à 2 millions de francs CFA que les femmes arrivent à récupérer. Nous formons également les populations à l’utilisation de la gomme arabique.

LVSL : Concrètement, qui construit tout cela et comment se passent les travaux ?

Chérif Ndianor : Il faudrait préciser premièrement que le reboisement ne se fait pas uniquement dans le cadre de l’agence nationale la Grande muraille verte. Le ministère de l’Environnement par le biais de la Direction des eaux et forêts fait aussi un gros travail en matière de reboisement.

De février à mars, on commence par identifier les zones à reboiser et nous effectuons un travail de préparation du sol appelé phase de sous-solage. Des tracteurs viennent tourner la terre pour faire des tranchées sur 30 mètres, ce qui permet à la terre d’absorber mieux l’eau. Ensuite, nous reboisons à la saison des pluies (juillet-septembre), autrement nous n’aurions pas assez d’eau facilement disponible.

Beaucoup d’acteurs interviennent sur le projet, dont l’Agence nationale de la Grande muraille par le biais de ses bases opérationnelles sur le terrain. Nous recrutons durant cette période-là au sein de la population locale. Nous recrutons de la main d’œuvre qui vient nous aider au jour le jour, mais aussi pour la préparation des pépinières qui se fait bien en amont.

Nous avons la chance aussi d’avoir des partenaires comme l’ONG internationale Sukyo Mahikari qui envoie en moyenne 300 personnes pour aider sur le terrain et des fonds. Ils sont basés un peu partout en Europe, aux États-Unis, en Asie. Nous avons aussi des associations locales de jeunesse. Le ministère de la Jeunesse organise des vacances citoyennes en envoyant des jeunes nous aider au reboisement, avec bien entendu la coordination de nos techniciens qui sont sur le terrain pour les orienter.

LVSL : Maintenant j’aimerais qu’on s’intéresse un peu aux mécanismes de financement pour ce projet : combien cela coûte-t-il au Sénégal ? Est-ce que l’argent va entièrement sur le terrain ?

Chérif Ndianor : Nous avons eu la chance d’avoir une volonté politique très forte dès le départ. Le Sénégal n’a pas attendu la création en 2010 de l’Agence panafricaine de la Grande muraille verte pour démarrer ses activités. Dès 2008 déjà, le Sénégal a créé son agence nationale et a commencé à mener des activités.

Cette volonté politique très forte se matérialise aujourd’hui par la signature d’un contrat de performances 2016-2018 entre l’État du Sénégal et l’Agence nationale de la Grande muraille verte du Sénégal dans lequel l’État s’est engagé à assurer les dotations financières nécessaires à la mise en œuvre de ce projet soit une subvention d’au moins 4.702.168.090 Francs CFA (soit 7 179 000 €) sur la période des trois ans.

La Banque mondiale qui intervient dans le programme PDIDAS (Programme de développement inclusif et durable de l’agro-business au Sénégal) a fourni une enveloppe de 3 millions de dollars pour cette période 2016-2018.

Le projet FLEUVE (Front local environnemental pour une union verte) est aussi financé par l’Union européenne à hauteur de 7,8 millions euros et concerne 5 pays du Sahel, dont 916 000 € pour le Sénégal sur la période 2016-2018. La FAO, via l’ACD (Action contre la désertification) a débloqué 41 millions d’euros sur 4 ans pour 6 pays africains, dont 1 553 00 € pour le Sénégal.

C’est dire donc qu’un budget conséquent a été octroyé. Ce qui traduit une volonté politique de donner plus d’impulsion, d’autorité et d’autonomie à un ensemble d’activités nouvelles ou insuffisamment prises en charge. Ce n’est évidemment jamais assez, mais c’est énorme quand même. Il faut reconnaître que l’État a fait un effort important et son engagement va en augmentant.

Ces fonds vont uniquement aux projets auxquels ils sont destinés et nous sommes là sur le terrain pour le vérifier. Aujourd’hui, il y a un changement de paradigme. Avec l’arrivée au pouvoir du président Macky Sall et à travers “l’Axe 3 Bonne Gouvernance” du PSE (Plan Sénégal émergent), l’accent est surtout mis sur la gestion axée sur les résultats et les performances avec un impératif de rendre compte. Donc on peut dire qu’il y a tout de même une rigueur dans la gestion de ces fonds et dans l’accomplissement de ces différentes activités.

LVSL : Pourquoi le Sénégal est le seul pays qui avançait sur le dossier jusqu’à présent ? Vous avez cité les 11 pays du tracé, mais on se rend compte avec les photos satellites qu’en fait il n’y a qu’au Sénégal que les arbres apparaissent.

Chérif Ndianor : Je ne peux pas vous laisser dire que le Sénégal est le seul pays qui a avancé sur ce projet-là. Peut-être que le Sénégal est en avance par rapport aux autres, car nous avons commencé 2 ans avant la création de l’Agence panafricaine, en 2008. Beaucoup de pays ont depuis commencé comme la Mauritanie, le Niger, le Burkina Faso entre autres. La Mauritanie, qui abrite l’Agence panafricaine, a d’ailleurs très bien démarré avec plus de 1 000 km de tracé défini. Chaque pays a sa spécificité, ses contraintes, ou bien ses priorités, mais aujourd’hui on peut quand même dire que tout le monde est sensibilisé par rapport à ce projet.

Depuis la COP21, les chefs d’État se sont rencontrés et il y a même d’autres pays qui ne faisaient pas partie du tracé qui demandent à y être intégrés, comme l’Algérie ou les pays du bassin du Congo. Toute l’Afrique aujourd’hui est intéressée et beaucoup d’envoyés viennent au Sénégal pour s’inspirer et peut-être transposer dans leurs pays des pratiques similaires.

LVSL : La dimension sécuritaire entre aussi en compte ? Puisque le Sénégal est relativement épargné par le péril djihadiste. Boko Haram par exemple frappe plutôt d’autres pays sahéliens et ça n’aide évidemment pas ces pays à accélérer les travaux.

Chérif Ndianor : Oui effectivement, chaque pays a ses priorités. Nous avons la chance d’être épargnés de ces risques et d’être un pays stable démocratiquement, avec des alternances qui se passent sans problème. Nous avons aussi des experts reconnus dans le monde entier. Je le constate aussi quand je vais dans les sommets internationaux ; les experts sénégalais sont à la tête de plusieurs structures. C’est un atout indéniable.

Mais aujourd’hui beaucoup de pays sont sensibles à cette question-là. Le cas du Nigeria est intéressant puisqu’il a pour projet de replanter 1 500 km avec le but affiché de lutter ainsi contre Boko Haram via l’amélioration des conditions de vie des populations. On sait qu’une bonne partie des gens qui vont se radicaliser le font à cause de leurs conditions de vie précaires. Donc je pense que c’est un projet panafricain intégrateur, qui peut permettre en plus de lutter contre la pauvreté, de lutter peut-être aussi contre le terrorisme, mais aussi contre les migrations clandestines en fixant les populations autour d’une activité, des revenus…

LVSL : Est-ce que vous pensez que ce projet-là peut suffire à fixer les populations sahéliennes et ainsi tarir les flux des migrations interafricaines et intercontinentales ?

Chérif Ndianor : Bien sûr. La première vague d’immigration sénégalaise vers la France a eu lieu dans les années 70, années de sécheresse. La sécheresse a poussé les populations à migrer des zones rurales vers les zones urbaines, puis vers l’immigration clandestine. La Grande muraille permet de régler le problème à la racine. Mais il n’y a pas seulement ce projet-là. Le Sénégal est en train de mettre en place d’autres projets comme les aménagements hydroagricoles visant à l’autosuffisance alimentaire. Toute la zone de la vallée du fleuve Sénégal a vu l’aménagement de terres pour faire de l’agriculture, de la riziculture, etc.

LVSL : La Grande muraille verte est un projet pharaonique, est-ce qu’il y a d’autres grands projets écologiques en Afrique qui suivent cet exemple-là ?

Chérif Ndianor : Oui, j’en citerais deux particulièrement ambitieux comme le projet d’appui à la transition agro-écologique en Afrique de l’Ouest (PATAE) qui a été lancé en avril 2018 à Abuja (Nigéria) avec 8 millions d’euros et qui s’étend sur 4 ans (2018-2021). Il rassemble la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal et le Togo. Il est cofinancé par l’Agence française de développement et la CEDEAO.

Il y a aussi le Fonds bleu, projet du bassin du Congo avec 12 pays africains donc l’objectif est de subventionner des projets qui permettent de préserver ce territoire de la déforestation et des dégradations environnementales. Le bassin du Congo est le deuxième poumon mondial après l’Amazonie, il faut donc protéger ses 220 millions d’hectares de forêts. 101 millions d’euros par an vont être mobilisés autour de ces projets que je trouve vraiment intégrateurs et qui peuvent permettre à l’Afrique de lutter efficacement contre la désertification et les changements climatiques.

 

Image à la une : © Clément Tissot pour Le Vent se Lève

Appelez les pompiers, pas le colibri

https://pxhere.com/en/photo/796595
© Creative Commons CC0

La lenteur avec laquelle les gouvernements opèrent la transition écologique – quand ils ne prennent pas le chemin inverse – encourage les citoyens à d’autres types d’actions. Certains essayent de faire pression sur le politique par divers moyens de mobilisation collective, d’autres choisissent l’action individuelle, parfois au sein d’un collectif. Pourtant, toutes ces formes d’engagement n’ont pas la même efficacité, précisément parce que la responsabilité du changement climatique n’est pas celle de l’individu.


Le terme de catastrophe écologique recouvre plusieurs phénomènes, qui sont liés les uns aux autres : réchauffement climatique, accroissement des catastrophes naturelles et montée des eaux, chute de la biodiversité et des populations, pollutions des écosystèmes et atteintes à la santé humaine, notamment.

Pour l’écologie, deux méthodes

Les méthodes des activistes écologistes sont multiples et se partagent principalement entre deux paradigmes. Certains militants veulent changer le monde en se changeant eux-mêmes. Ils deviennent végétariens, se déplacent à vélo et tentent de convaincre un maximum de personnes autour d’eux de faire de même. L’idée est qu’une fois tout le monde converti au végétarisme, l’industrie de la viande s’écroulera.

L’autre type de militants souhaite prendre le pouvoir. En effet, le pouvoir législatif permet d’écrire des lois imposant directement des limitations aux industries polluantes et nocives. Une loi peut également soutenir les industries ou méthodes alternatives, comme l’agriculture biologique ou l’agroécologie. Bien sûr, ces deux moyens de la lutte peuvent aller de pair et nombre de militants les reprennent tous les deux. Mais leur efficacité comparée est l’objet d’un juste débat. Leur priorisation trahit l’idéologie de celui ou celle qui les porte.

https://www.liberation.fr/france/2018/08/28/hulot-sur-france-inter-un-moment-de-radio_1674972
Nicolas Hulot annonce sa démission sur France Inter

Le gouvernement actuel a choisi sa méthode. Il croit aux incitations, comme le marché des droits à polluer – instauré en Europe en 2005 et connu pour son échec. L’un de ses anciens membres, Nicolas Hulot, a vertement critiqué son action en le quittant. Pour lui, d’une part, le pouvoir de changer les choses passe par la prise du pouvoir. D’autre part, le gouvernement actuel ne fera rien de suffisant dans cette lutte car il est arrimé idéologiquement au libéralisme économique qui n’est pas compatible avec la lutte écologique.

La faute n’est pas du côté des ménages

Ayant clarifié ces positions, analysons les méthodes citoyennes des prosélytes de l’écologie. Les limites de leur démarche sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, cette écologie des petits gestes possède une dimension culpabilisante inutile, voire nocive. Julien Vidal le montre avec son initiative et son livre Ça commence par moi[1], bien qu’il présente ses exemples (faire pipi sous la douche, trier ses déchets etc.) avec l’idée que « c’en est terminé de l’écologie dépressive, culpabilisante, punitive ». L’idée est toujours celle d’une responsabilité de tous les humains. Or s’il y a partage de responsabilité, il s’agit d’un partage bien peu équitable.

En effet, si c’est bien un certain mode de vie qui cause la catastrophe écologique, il ne résulte pas d’un choix conscient des individus ni d’un choix démocratique du peuple. Par exemple, le documentaire de Cash investigation de septembre 2018[2] a montré comment l’industrie alimentaire s’y est prise pour imposer les bouteilles en plastique plutôt qu’en verre. Contrairement au verre, le plastique pollue les milieux naturels en diffusant notamment des microparticules, dont des perturbateurs endocriniens.

La Coca-Cola Company a abandonné ce modèle il y a quelques décennies, en finançant des lobbys pour infléchir la législation et des campagnes massives de publicité pour infléchir l’opinion publique[3]. L’ancien système de la bouteille en verre consignée était plus coûteux pour les distributeurs de boissons, qui devaient organiser la collecte et la réutilisation (plutôt que le recyclage) des bouteilles. Dans ce cas précis, la culpabilisation a été poussée jusqu’à la diffusion par Coca-Cola d’un spot publicitaire montrant un indien d’Amérique qui pleure face à une personne qui jette ses déchets dans la nature, accompagné du slogan « Keep America beautiful ». La Coca-Cola Company a même créé une association de ce même nom, pour diffuser l’idée de la responsabilité citoyenne dans la lutte contre la pollution[4].

De même, le cas de l’obsolescence programmée est symptomatique. Que les industriels soient amenés à saboter leurs propres produits montre que le système économique actuel est absurde et, en l’occurrence, antiécologique. Pour prendre un dernier exemple, les paquebots de croisière émettent autant de particules fines en un jour qu’un million de voitures particulières[5]. Pour réduire la pollution atmosphérique dans les ports fréquentés par ces bateaux, il serait donc bien plus efficace d’interdire les croisières plutôt que d’espérer que les habitants utilisent un peu moins leur voiture parce que le carburant serait un peu plus cher. Et dans les campagnes, les habitants n’ont a priori pas d’autre alternative que leur voiture pour se déplacer. Inutile dès lors d’augmenter les taxes sur le carburant en pensant réduire ainsi les émissions de GES et de particules fines.

À l’opposé, rétablir le service public des petites lignes de train est à la fois vertueux du point de vue écologique et social. En fin de compte, la dimension culpabilisante de l’écologie du quotidien réside dans le fait que le mode de vie des individus est fortement contraint par leur position sociale[6]. Cela a bien été perçu et mis en avant par le mouvement des gilets jaunes, fin 2018, qui s’est soulevé au départ contre une taxe sur le gazole. Dès 2015, les cars Macron représentaient l’exemple typique de ce qu’il ne faut pas faire : opposer justice sociale et lutte contre le changement climatique[7]. Il est en effet indécent de demander des efforts au prétexte écologique à ceux qui peinent à joindre les deux bouts lorsqu’à l’opposé, les plus fortunés bénéficient de mesures favorables comme la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune.

Au-delà de l’insensée culpabilisation, essayons maintenant d’imaginer « le poids réel des petits gestes du quotidien […] : au niveau mondial, 90% de l’eau douce consommée est utilisée par le secteur agricole (65%) et par l’industrie (25%). » En jouant sur la consommation des ménages, seulement 10% du problème pourrait donc être réglé. Quant aux déchets, en France, « les 38,6 millions de tonnes de déchets ménagers restent bien loin des 310 millions de tonnes produits par les entreprises en 2010 »[8]. Enfin concernant l’énergie, il est à noter que l’amélioration de l’efficacité énergétique des installations existantes (en particulier le chauffage) est allée de pair avec une apparition de nouveaux usages (appareils électroniques notamment), en résultant une hausse constante de la consommation d’énergie.

En somme, il peut être réconfortant de faire ces actions individuelles, mais éteindre la lumière n’économise qu’une quantité très faible de GES et de toute façon des entreprises laissent régulièrement des bureaux entiers allumés la nuit. Grâce aux tribunaux d’arbitrage, notamment issus des derniers traités de libre-échange comme le CETA[9], les multinationales peuvent même attaquer en justice les États qui contreviendraient à leurs possibilités de profit. Il va donc falloir engager un rapport de force contre ces multinationales et leurs responsables. On ne peut attendre des pollueurs qu’ils réduisent d’eux-mêmes leurs émissions dans un système qui ne les contraint pas à le faire. Les industriels ne font aucun effort (au sens d’engagement volontaire et désintéressé), et souvent ne respectent même pas leurs engagements[10]. Les individus peuvent le faire, mais au prix d’un stress généré par les injonctions paradoxales qu’ils reçoivent : consommer, mais de manière responsable – car c’est vous le responsable[11].

La question des institutions

La catastrophe écologique est donc liée à un système de domination sociale, elle-même enchâssée dans une oppression institutionnelle. Il faut remarquer que dans l’état actuel des institutions, la transition écologique n’est pas finançable. Les traités européens empêchent les États d’agir librement en matière économique (déficit public conjoncturel autorisé à 3%, et structurel à 0,5%, monnaie unique européenne, etc.) et également en matière industrielle (interdiction pour un État d’aider des entreprises nationales, au nom du droit à la concurrence).

Or, la transition écologique a besoin d’une politique industrielle ambitieuse pour transformer radicalement (c’est-à-dire complètement) le système de production et d’une marge budgétaire pour réorienter la consommation. D’autre part, les traités de libre-échange empêchent de refuser des marchandises produites dans des conditions polluantes ou socialement injustes, ce qui limite la coordination solidaire que l’on pourrait instaurer avec les États qui le souhaitent. Il faut donc changer ces institutions. Un surplus de démocratie, comme le référendum d’initiative citoyenne, pourrait permettre d’y parvenir.

Les colibris et la collapsologie

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hummingbird-colibri.jpg?uselang=fr
Colibri © Brocken Inaglory

Parmi les figures de l’écocitoyenneté se trouve Pierre Rabhi, le paysan ardéchois superstar des journaux, et Cyril Dion, cofondateur avec lui du mouvement des colibris[12], réalisateur du long-métrage Demain et du documentaire Après-demain. Ils ont nommé ainsi leur association en hommage à une fable amérindienne que Pierre Rabhi aime à rappeler. Lors d’un feu de forêt, un colibri s’emploie à faire des allers-retours pour jeter des gouttes d’eau sur le feu. Lorsque les autres animaux lui font remarquer qu’il est trop petit pour éteindre l’incendie, il rétorque qu’il le sait, mais qu’il fait sa part. Cependant, comme l’a remarqué le journaliste Jean-Baptiste Malet dans une enquête publiée dans Le Monde diplomatique, Pierre Rabhi omet qu’à la fin de la fable amérindienne, le colibri meurt d’épuisement et la forêt est partie en fumée. Le danger n’est-il pas dans cette « écologie inoffensive»[13], qui rassure les citoyens de bonne volonté tout en s’assurant qu’ils ne dérangent personne[14] ?

Les colibris gravitent dans une nébuleuse que l’on observe de plus en plus sensible aux thèses portées par les collapsologues. Parmi eux, Pablo Servigne rappelle régulièrement combien « l’effondrement de notre civilisation thermo-industrielle » sera dur et déprimant, d’un point de vue personnel. Mais qui est-ce qui sera triste et pour qui ? C’est bien « notre civilisation thermo-industrielle » qui rend la vie dure, dès aujourd’hui et pas dans un avenir plus ou moins lointain, pour des millions d’êtres humains et d’animaux. Ce n’est pas le réchauffement qui viendra mettre à mal notre société, c’est notre société qui a réchauffé la planète, qui ravage le seul écosystème dans lequel nous pouvons pourtant vivre.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Pablo_Servigne.jpg
Pablo Servigne sur © Thinkerview

Que ce système inique de pillage institutionnalisé vienne à s’effondrer pourrait tout aussi bien nous réjouir. Cette précision est systématiquement éludée par les collapsologues. Et à la question subséquente de savoir s’il faut ralentir ou accélérer l’avènement de l’effondrement, Pablo Servigne évite très soigneusement de répondre[15]. Il se limite à agréger des faits – dans la première partie de son premier ouvrage[16] – et à émettre des idées philosophiques piochées çà et là dans la seconde partie, ainsi que dans son nouveau livre[17]. Son travail d’agronome et de biologiste lui permet de circonscrire utilement le concept d’effondrement, qu’il définit avec Yves Cochet[18] comme le « processus à l’issue duquel les besoins de base ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Outil qui montre sa pertinence pour mettre en relation des évolutions passées des sociétés humaines, l’effondrement n’est pas un moyen politique permettant de lutter contre les évolutions anticipées de ces mêmes phénomènes.

En agglomérant en même temps des idées à droite et à gauche, Pablo Servigne risque d’être repris par sa droite. Comme un certain journalisme se borne à donner des faits sans essayer de les expliquer, de les relier, de les sous-tendre par des contextes historiques et doctrinaires, la collapsologie se contente de constater la pluralité des facettes de la catastrophe en cours comme la pluralité des positions existantes face à elle. Refusant de choisir parmi les idéologies mises en confrontation, ne voulant pas cliver, pour mieux rassembler, la collapsologie s’effondre sous son propre poids. En cela, Pablo Servigne et Cyril Dion adoptent d’ailleurs la même démarche, et la même faiblesse opérationnelle[19]. Voilà pourquoi leur discours tend très rapidement vers la psychologie, qui dissout les rapports de force et les structures sociales réellement existants dans les eaux glacées de la médicalisation des comportements.

Les limites du collectif citoyen

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Cyril_dion.png
Cyril Dion © Bright Bright Bright

Dans une tentative légitime de faire un pont entre individualisme et collectif, Cyril Dion suppose que le système tient sur des récits[20] qu’il faudrait changer par une conscientisation progressive des masses. Si les idéologies, qui portent de fait des récits, ont évidemment leur rôle dans la catastrophe en cours, il ne faut pas le surestimer par rapport à celui joué par les institutions. Ces dernières ont une influence sur les corps, ce qui permet au système de tenir concrètement – la dernière à ce titre étant en définitive la police. Peut-être Cyril Dion omet-il ce fait car il n’y est pas lui-même exposé, comme il le reconnaît d’ailleurs – dans une conférence récente, il s’adressait à « ceux qui ont une marge de manœuvre financière »[21]. Cela permet également de trancher l’interrogation précédente : s’adressant à un public ayant un certain confort dans la société actuelle, il est admis implicitement que la difficulté dans l’effondrement sera donc de devoir abandonner ce confort de vie. Et pour ces personnes en effet, il peut être réconfortant de faire les petits gestes, ceux-ci pouvant combler une juste aspiration à l’action. Ainsi cette écologie « s’efforce de promouvoir des formes d’engagement domestiquées, susceptibles de satisfaire le désir d’agir qui se fait jour tout en le réorientant dans une direction non antagonique, compatible avec les intérêts [des industriels] plutôt qu’en conflit avec eux » [22].

La démarche des collapsologues et de l’écologie dite citoyenne se ramène donc à l’intériorité, fût-elle connectée – aux autres, à la terre, au vivant, voire à soi-même etc. Ainsi, elle s’inscrit finalement dans l’atomisation sociale et l’apolitisation créée par le néolibéralisme depuis plus de trois décennies[23].

Plutôt que de se couper des réseaux, appuyons-nous dessus. Le mouvement des gilets jaunes le montre aujourd’hui : la reconstruction d’un collectif local, d’une fraternité incarnée sur les ronds-points, est allée de pair avec une politisation générale et accélérée, et avec une liste de revendications qui cherchent à reconstruire la solidarité nationale, notamment par la défense des services publics. In fine, les réponses appropriées aux questions posées par la collapsologie sont impossibles à atteindre à partir de leurs postulats.

Le cas emblématique est celui d’Aurélien Barrau, astrophysicien qui s’échine à dire que tout gouvernement qui ne mettrait pas la sauvegarde de l’environnement au centre de sa politique ne serait pas crédible, tout en évitant de préciser que le gouvernement actuel ne le fait pas. Ainsi peut perdurer l’illusion macroniste du hashtag Make our planet great again.

Au-delà de la distance entre paroles et actes, les idées, aussi bien exprimées, et les faits, aussi bien relatés, ne suffisent pas. Spinoza, parfois mal interprété, signifiait cela en disant qu’une idée vraie n’a pas de force en tant qu’elle est vraie[24]. Elle en a une en tant qu’elle est utilisée dans un rapport de force, empuissantée[25]. Ainsi l’idéologie dominante, qui n’est autre que celle de la classe dominante, l’est grâce aux pouvoirs que les dominants ont pour la naturaliser, notamment via la possession de journaux. Pour modifier l’opinion publique, le bouche-à-oreille citoyen risque de ne pas suffire. À ne vouloir s’aliéner personne, on risque de ne pas modifier les rapports de force existant, c’est-à-dire l’ordre établi, c’est-à-dire encore ce qui cause la catastrophe écologique.

Reprenons pour terminer le dernier ouvrage de Pablo Servigne et de ses collègues : la fin de la préface y indique « arrêtons de dévaler la pente de cette modernité délétère. Opposons-lui notre intériorité ». Certes, mais une intériorité n’a jamais pu grand-chose face à une tractopelle, un loyer trop cher ou un flash-ball. Quelques lignes plus loin, il nous est proposé « d’élever nos spiritualités », avant que ne commence le premier chapitre, « Apprendre à vivre avec ». Ne faudrait-il pas plutôt élever notre indignation face à ce système, et loin de vivre avec, lutter contre ?


[1] « Julien Vidal nous parle de son combat quotidien pour la planète », Konbini News, Youtube, 4 septembre 2018 ; Ça commence par moi, Julien Vidal, éditions du seuil, septembre 2018. Il se réfère abondamment à Pierre Rabhi et au mouvement des colibris, à Cyril Dion, et à Pablo Servigne.

[2] « Cash investigation. Plastique, la grande intox », présenté par Elise Lucet, France Télévisions, 11 septembre 2018

[3] Ces techniques ont été étudiées par Edward Herman et Noam Chomsky dans La Fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (1988). Un documentaire a été réalisé par Arte France et l’INA autour de ce thème en 2017, Propaganda la fabrique du consentement.

[4] « Eh bien, recyclez maintenant ! », Grégoire Chamayou, Le Monde Diplomatique, février 2019

[5] « Un paquebot de croisière émet autant de particules fines qu’un million de voitures », Actu Nautique, novembre 2018

[6] Autre exemple : environ 40% des Français ne prennent jamais l’avion, d’après Statista, ce qui est pourtant cité comme l’un des gestes les plus pollueurs. Voir également « Enquête : les nouveaux comportements des Français pour prendre l’avion », Air Journal, 2014. « Cette étude a été menée auprès de 1011 Français représentatifs de la population française de 15 ans et plus. La méthode des quotas croisés a été appliquée : CSP + âge + région + habitat + sexe. »

[7] « La justice sociale, clé de la transition écologique », Philippe Descamps, Le Monde Diplomatique, janvier 2019. « Chaque américain, luxembourgeois ou Saoudien appartenant aux 1% les plus riches de son pays émet 200 tonnes [de GES] par an, soit plus de 2000 fois plus qu’un pauvre du Honduras ou du Rwanda »

[8] « Ce ne sont pas les petits gestes du quotidien qui sauveront la planète », Frustration n°15 Les riches nous tuent, septembre 2018

[9] Canada Europe Trade Agreement, accord de libre-échange Canada-Europe. Il est appliqué « provisoirement » depuis le 21 septembre 2017, en attendant sa ratification par les parlements nationaux des Etats-membres de l’Union Européenne.

[10] « Total est le premier émetteur de GES de France et le 19ème au monde. Il a déclaré un bénéfice net de 8,6 milliards de dollars en 2017. Pourtant, il continue d’être en infraction avec les dispositions issues de la COP21 » (Gilles Gauché-Cazalis, élu municipal du groupe majoritaire (PCF) à Nanterre, Nanterre info, décembre 2018)

[11] Grégoire Chamayou, op. cit.

[12] Voir ici leur page Wikipédia.

[13] « Le système Pierre Rabhi », Jean-Baptiste Malet, Le Monde diplomatique, août 2018 ; « L’autre Interview : Jean Baptiste Malet », Le Média, Youtube, 19 septembre 2018

Voir également « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme », Jean-Baptiste Malet, Le monde Diplomatique, juillet 2018. On y découvre les liens entre le mouvement des colibris et l’antroposophie, via notamment la personne de Françoise Nyssen, adepte des deux écoles, ministre de la culture sous le premier gouvernement Philippe, avant d’être démise pour une affaire l’impliquant dans sa maison d’éditions Acte Sud, par laquelle elle a publié les livres de Cyril Dion.

[14] On peut mener le même raisonnement en le limitant à la question des inégalités sociales : faut-il redistribuer les revenus tout en laissant tourner l’implacable compétition de marché, ou bien s’attaquer précisément aux mécanismes qui permettent cette répartition injuste de la richesse ? Cf « Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes », Daniel Zamora, Le Monde Diplomatique, janvier 2019.

[15] Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Écouter à partir de 1h06min pour la question de savoir s’il vaut mieux ralentir ou accélérer l’effondrement. Il a posé cette question sur Facebook à propos des solutions vues dans Demain. Récoltant des réponses partagées, il ne prend pas position lui-même.

[16] Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, éditions du seuil, 2015

[17] Une autre fin du monde est possible, Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, éditions du seuil, 2018

[18] Yves Cochet rapporté par Pablo Servigne, Entretien pour la chaîne Youtube Thinkerview, 2018. Question posée de la définition de l’effondrement à partir de 25min.

[19] « La ZAD et le Colibri : deux écologies irréconciliables ? », Maxime Chédin, Terrestres.org, novembre 2018

[20] Cyril Dion, comme Pablo Servigne, citent directement la thèse de Yuval Noah Harari, par ailleurs très critiquable. Lire « Tout est fiction, reste le marché », Evelyne Pieiller, Le Monde Diplomatique, janvier 2019

[21] « Carte blanche à Cyril Dion », 24 janvier 2019, au Ground Control à Paris

[22] Grégoire Chamayou, op. cit.

[23] « Que faire ? – 2/4 », groupe Jean-Pierre Vernant, 2 janvier 2018.

[24] « La connaissance vraie du bon et du mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun affect ; elle ne le peut qu’en tant qu’elle est considérée comme un affect ». L’Ethique, IV (de la servitude humaine), proposition XIV

[25] Les affects de la politique, Frédéric Lordon, éditions du seuil, 2016

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

« Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » – Entretien avec Razmig Keucheyan

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Spécialiste d’Antonio Gramsci et penseur de la question environnementale, il est notamment l’auteur de Hémisphère Gauche (2010), Guerre de mouvement et guerre de position (2012) et de La nature est un champ de bataille (2014). Dans cet entretien, nous l’avons interrogé sur l’état actuel de nos démocraties, la manière dont la question écologique doit se poser, l’actualité de la pensée d’Antonio Gramsci, la reconfiguration de l’échiquier politique et l’actualité récente marquée par le mouvement des Gilets Jaunes. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Marie-France Arnal. 


Le Vent se Lève : Dans un appel à propos de la répression des mouvements sociaux en Grèce, vous avez dénoncé le phénomène d’escalade répressive que l’on peut constater aujourd’hui dans plusieurs pays. Qu’en est-il aujourd’hui de l’état de nos démocraties ?

Razmig Keucheyan : Le moment est venu de réfléchir à ce qu’est une démocratie représentative, et à la manière dont s’y organise le pouvoir. La Grèce est en effet aux avant-postes d’une mutation générale que subissent les démocraties à l’heure actuelle.

Selon Gramsci, l’hégémonie dans les sociétés modernes repose sur deux piliers : la force et le consentement. C’est ce qu’il appelle le « centaure de Machiavel ». L’objectif d’une classe dominante doit être, à chaque époque, de trouver la bonne alchimie entre les deux. Lorsque la croissance économique est au rendez-vous, l’adhésion des classes subalternes à l’ordre politique est acquise. Les dominants s’enrichissent, et les conditions d’une (relative) redistribution des ressources matérielles et symboliques sont réunies. Dans l’alchimie entre la force et le consentement, le second prédomine. La force – judiciaire, policière, militaire… – ne disparaît pas, bien sûr, mais elle est présente à l’état virtuel.

Lorsqu’arrive la crise, l’alchimie se dérègle. Le consentement des populations est de plus en plus difficile à obtenir. La « force » du centaure machiavélien monte en puissance, à mesure que la légitimité de l’ordre politique décline aux yeux des subalternes. Les « crises organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci, sont le fruit de contradictions non résolues du capitalisme, elles trouvent leur origine dans l’économie. Mais elles contaminent progressivement le champ politique. Ce sont des crises totales.

“L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu.”

Les démocraties représentatives traversent une période de ce genre à l’heure actuelle. Nicos Poulantzas, le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, parle « d’étatisme autoritaire » pour désigner la dérive des démocraties vers des formes de gouvernement autoritaires. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un mécanisme endogène aux démocraties. L’étatisme autoritaire, c’est  autre chose qu’une dictature militaire, où l’armée vient suspendre d’un coup les procédures démocratiques. L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu. C’est ce qui se passe notamment en Grèce, en Italie, aux États-Unis, et en France depuis plusieurs années.

Deux possibilités se présentent alors : soit l’autoritarisme continue à se renforcer, et la composante démocratique de nos institutions à s’affaiblir, jusqu’à disparaître, ou alors les mouvements sociaux parviennent à conjurer cette menace par leurs luttes et leur créativité. Il s’agit non de revenir à la situation antérieure, mais de transcender l’étatisme autoritaire en exigeant une démocratisation radicale du système. Comme toujours, les crises sont porteuses de risques mais également d’espoirs nouveaux. Le mouvement des gilets jaunes incarne bien me semble-t-il cette ambivalence…

LVSL : À votre avis, quelle est la signification profonde du mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

RK : Les gilets jaunes sont un objet politique encore non identifié. Il faut par conséquent résister à la tentation de le faire entrer de force dans telle ou telle catégorie. Vouloir comprendre ce qui se passe est bien sûr naturel, et même nécessaire si on veut élaborer une stratégie politique commune. Mais il faut aussi se rendre sensible à la nouveauté, et ne pas vouloir conclure trop vite.

Beaucoup de choses ont été dites à propos des gilets jaunes. J’insiste sur l’un des éléments le plus impressionnants de la séquence à mes yeux : la confusion qui règne au sommet de l’Etat et au sein des élites. Dans les situations de crise, nous disent Gramsci et Poulantzas, les rapports entre dominants et dominés deviennent de plus en plus conflictuels. Mais les rapports entre les différents secteurs des classes dominantes elles-mêmes le deviennent également. Les classes dominantes ne sont pas un « bloc monolithique », des intérêts et des visions du monde social différents s’y expriment. La bourgeoisie industrielle, par exemple, n’a pas toujours les mêmes intérêts que la haute finance, ou la haute fonction publique. En période de croissance économique, ces intérêts coexistent harmonieusement, tout le monde est à peu près satisfait. Mais quand la crise survient, cette coexistence pacifique devient plus compliquée.

“les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet.”

C’est ce qui explique que la réaction des dominants au mouvement des gilets jaunes a été hésitante et discordante. Certains secteurs, ayant beaucoup à perdre économiquement ou politiquement, se sont montrés favorables à des concessions immédiates. D’autres ont privilégié une approche répressive. Ces hésitations se sont manifestées au sein même de l’exécutif.

Le point important est celui-ci : les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet. L’un des objectifs doit être de détacher les classes moyennes (ou certains secteurs de ces dernières) de l’emprise de la bourgeoisie, pour les embarquer dans une alliance progressiste ou révolutionnaire. Toutes les grandes révolutions modernes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au Printemps arabe, ont donné lieu à des basculements de ce genre. C’est un enjeu stratégique majeur pour les années qui viennent. Mais pour cela, il faut un programme politique à même de convaincre.

“Le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement.”

LVSL : Revenons au fondement du mouvement des gilets jaunes. De nombreux commentateurs ont accusé ce mouvement qualifié de « populiste » né de la contestation de la taxe sur l’essence, de ne tenir aucun compte de la question environnementale. Comment peut-on articuler cette question du populisme avec la question environnementale ?

RK : Le mot d’ordre de « justice environnementale » est l’un des plus prometteurs pour les décennies à venir. Il permet d’articuler les questions de justice sociale, au fondement du mouvement ouvrier et de la gauche depuis le XIXe siècle, avec les enjeux écologiques. À sa manière, ce sont les modalités concrètes de cette articulation qu’a soulevé le mouvement des gilets jaunes. Et l’impact sur les médias mainstream a été immédiat, puisque l’expression de justice environnementale y est désormais fréquente.

La justice environnementale comporte au moins deux dimensions. D’abord, c’est l’idée que le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement – ce qu’a voulu faire Macron avec sa taxe. « Justice environnementale » signifie que doivent payer les coûts de la transition ceux qui en ont les moyens, et qui se trouvent par ailleurs être ceux qui polluent le plus : les riches. La crise environnementale ne suspend pas les logiques de classe, contrairement à ce que pense l’écologie molle défendue par les Verts, elle les aggrave. L’écologie et la lutte des classes, c’est la même chose.

“Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement.”

Ensuite, la justice environnementale, c’est la reconnaissance de l’existence d’inégalités environnementales : les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’impact du changement climatique. Les principales victimes des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, des catastrophes naturelles ou de l’épuisement des ressources naturelles, ce sont les classes populaires, dans les pays du Sud comme du Nord. Par conséquent, l’effort en matière de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à celui-ci doit prioritairement se porter sur ces populations.

Une transition  écologique juste supposera notamment des investissements financiers massifs dans les secteurs non polluants, par exemple dans celui des énergies dites renouvelables. Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement[1]. Les investissements en question seront pour une part significative à la charge de l’État, même si une place pour le privé peut être envisagée.

Or l’État néolibéral, on le sait, est un État en crise, un État endetté, un État qui a organisé sa propre impuissance. Il faut donc en reprendre le contrôle, le re-démocratiser, afin de lui rendre un pouvoir d’intervention financière permettant de planifier la transition écologique dans la longue durée. « Justice environnementale » et « planification écologique » vont de pair : la transition ne sera juste que si elle est maîtrisée, et elle ne sera maîtrisée que si elle est placée sous contrôle démocratique. Selon quelles modalités ? C’est toute la question. Des formes de démocratie à la base, une démocratie des conseils approfondissant la démocratie représentative, me paraît de mise.

LVSL : Vous avez développé le concept de « racisme environnemental », pouvez-vous revenir sur cette question ? Estimez-vous que la politique écologique d’Emmanuel Macron procède de ce racisme environnemental que vous évoquez ?

RK : Le racisme environnemental est une forme d’inégalité environnementale. Ce concept naît aux États-Unis dans les années 1980. C’est à ce moment que des militants des droits civiques s’aperçoivent qu’en plus d’autres formes de racisme qu’ont à subir les Noirs, ils subissent un racisme environnemental : ils ont statistiquement plus de chances que les Blancs de vivre à proximité de décharges de déchets toxiques ou de rivières polluées par exemple.

Le concept de racisme environnemental a ceci d’intéressant qu’il permet de rapprocher deux types de luttes en apparence éloignées : les luttes antiracistes et les luttes écologistes. Si les minorités ethno-raciales souffrent davantage de la crise environnementale, alors des convergences entre ces deux luttes sont susceptibles de voir le jour. C’est précisément ce que les théoriciens du racisme environnemental – notamment le sociologue Robert Bullard – ont voulu favoriser.

Le racisme environnemental existe aussi en France. Une étude statistique datant de 2012 révèle par exemple que si la population étrangère d’une ville augmente de 1%, il y a 29% de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions cancérigènes comme les dioxines, soit installé[2]. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou « blanches » de ces nuisances.

Autre exemple, en matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population.

À ma connaissance, aucun parti politique n’évoque ce sujet en France. Il est vrai que la prise en charge de la question du racisme – dans toutes ses dimensions – par les organisations de gauche dans ce pays est très lacunaire. Le racisme environnemental est une thématique émergente, dont le potentiel politique est très important.

LVSL : Dans plusieurs entretiens, vous évoquez André Gorz qui affirme que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Comment analysez-vous cette prise de position particulière, à la lumière de l’ensemble de vos travaux ?

RK : Un débat fondamental a cours dans l’écologie politique, et en particulier dans ce qu’on appelle le « marxisme écologique ». Certains pensent que la crise environnementale est la crise terminale du capitalisme : le système ne s’en relèvera pas. La raison en est qu’il n’a pu exister jusqu’ici qu’en tirant profit de ressources naturelles qu’il n’a pas eu à produire, un don de Dieu au capital, en somme. Or celles-ci s’épuisent ou sont de plus en plus difficiles à extraire et exploiter. Conclusion : l’accumulation va s’épuiser.

Un autre groupe de marxistes écologiques, auquel appartient André Gorz, soutient que le capitalisme sera en mesure de produire et reproduire la nature artificiellement, comme il le fait depuis qu’il existe. Les ressources naturelles n’ont jamais été vraiment naturelles. Elles ont toujours été liées à des dispositifs technologiques d’extraction et de valorisation. De ce point de vue, la crise environnementale affecte les conditions de l’accumulation du capital, elle peut conduire par exemple à une diminution de la productivité. Mais elle n’est en aucun cas une crise terminale, un « effondrement », pour parler comme les « collapsologues ».

Personnellement je suis d’accord avec ce second point de vue. Le capitalisme est un système incroyablement résilient et créatif. Il a connu de nombreuses crises par le passé et il a toujours été capable de se réinventer, de s’adapter, y compris au besoin en se re-régulant. Le dépassement du capitalisme est possible mais il ne peut être que politique, il n’aura rien d’automatique. Comme disait Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.

LVSL : Parlons de Gramsci et de la question du populisme. Le populisme a notamment été revendiqué pendant la campagne 2017 par Jean-Luc Mélenchon et s’affirme aujourd’hui avec les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Comment placez-vous cette tendance dans la cartographie que vous avez élaborée dans vos travaux sur la question de la pensée théorique de gauche ?

RK : Pour y voir plus clair, on peut distinguer le populisme du néo-populisme. Le populisme naît au XIXe siècle, on le trouve par exemple en Russie avec les Narodniki ou aux États-Unis avec le People’s party. Il repose sur trois éléments principaux : d’abord, une opposition entre le peuple et les élites, « eux » et « nous », les 1% contre les 99% ; en deuxième lieu, une conception essentiellement morale de la politique, avec la dénonciation de la « corruption » des élites comme leitmotiv ; et enfin une utilisation du passé pour critiquer le présent, le populisme se représentant l’histoire comme un « déclin » par rapport à une situation antérieure jugée préférable.

Le néo-populisme d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est très différent. Il résulte du croisement de deux contextes. Laclau est argentin, et quand il théorise le populisme, c’est toujours avec le péronisme en tête. Sa conception du populisme est profondément ancrée dans l’histoire de son pays. Les politiques mises en œuvre par Juan Domingo Perón comportaient des aspects progressistes (journée de huit heures, droit de vote des femmes), mais Perón était aussi un typique caudillo latino-américain. Si bien que le transposer à d’autres contextes nationaux, et particulièrement au contexte européen actuel, est assez problématique.

Le second contexte, c’est le poststructuralisme anglo-américain des années 1970 et 1980. Laclau s’installe en Grande-Bretagne à la fin des années 1960, et participe aux débats académiques qui y font rage. Le poststructuralisme – ce qu’on appelle parfois aussi la french theory – développe l’idée que le langage et le discours ont une importance centrale en politique. Il s’agit d’une rupture nette avec le marxisme, pour qui la lutte des classes et les éléments matériels qui l’entourent sont prépondérants. Pour Laclau, le combat politique a pour principal enjeu les « signifiants vides », des symboles dans lesquels des secteurs hétérogènes de la société investissent chacun leurs revendications. Dans le mouvement des gilets jaunes, les drapeaux français prolifèrent, mais renvoient à des revendications diverses, parfois contradictoires, certaines sociales, d’autres nationalistes.

Les populismes européens de gauche actuels, celui de Podemos ou de la France insoumise par exemple, empruntent à la fois au populisme historique et au néo-populisme. Ils remplacent par exemple la perspective de classe marxiste par l’opposition entre le peuple et les élites. Ils accordent aussi une importance très grande à la dimension médiatique (symbolique) de la bataille politique. C’est un secteur intéressant des pensées critiques actuelles, incontestablement l’un de ceux qui ont la plus grande influence sur le champ politique.

LVSL : Quelles critiques formulez-vous à l’égard du populisme ?

RK : La critique porte sur deux points. D’abord, l’opposition entre le peuple et les élites est simpliste. Une représentation du monde social moderne plus sophistiquée, en termes de classes sociales, est requise. Dans les « 99% » évoqués par Occupy Wall Street et par les populistes de gauche européens, on trouve les secteurs les plus divers. Mettre en avant l’opposition entre les « 1% » et les « 99% » permet peut-être de déclencher un mouvement social, mais en aucun cas de l’inscrire dans la durée, précisément parce que les situations que recouvrent la seconde de ces catégories sont extraordinairement hétérogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le péri-urbain appartiennent tous deux au « 99% », or leurs intérêts s’opposent en tous points. Par conséquent, il convient d’examiner de plus près la composition de ces « 99% », et le type d’alliances politiques qu’elle rend possible.

La seconde critique porte sur la surestimation par Laclau et Mouffe de l’importance du langage et du discours en politique. Les mots sont importants, aucun doute, mais ils s’ancrent – de manière complexe – dans des dynamiques de classes. Les gilets jaunes ne sont pas apparus parce qu’une quelconque « bataille culturelle » a été remportée par des éditocrates classés à gauche. Ils ont émergé parce que la situation matérielle de vastes secteurs de la population de ce pays est devenue tout simplement insupportable. Qu’à partir de là le gilet jaune soit devenu un « signifiant vide », comme dirait Laclau, auquel divers secteurs sociaux attribuent un sens différent mais convergeant, d’accord. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de la causalité.

LVSL : La bataille culturelle théorisée par Gramsci est souvent réduite à une dimension strictement intellectuelle. Pouvez-vous revenir sur ce concept d’une part et d’autre part sur l’utilisation qui en est faite par ceux qui s’y réfèrent ?

RK : La notion de « bataille culturelle » n’existe pas chez Gramsci. On trouve toutefois dans les Cahiers de prison celle de « front culturel ». Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le cœur de la lutte des classes. Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la “valorisation” du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique  ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est sa grande idée.

“Les dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs.”

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ». Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Comme Lénine avant lui, Gramsci pense que le « front politique » surdétermine les deux autres, la politique est toujours aux commandes. Pour que l’intervention sur le terrain syndical et sur celui des idées soit efficace, il faut disposer d’un programme politique consistant et cohérent à même de convaincre des secteurs majoritaires de la société.

Aujourd’hui, du fait de l’importance des médias et des réseaux sociaux, la tentation de se représenter le « front culturel » comme séparé des deux autres, comme un lieu d’intervention en soi, est plus grande qu’à l’époque de Gramsci. Comme si la lutte des classes se menait désormais sur Facebook et Twitter. Loin de moi l’idée de négliger ces aspects-là, ils ont leur importance. Il n’est pas même exclu que la modification de l’algorithme de Facebook ait pu exercer une influence sur l’apparition des gilets jaunes[3]. Mais il serait sociologiquement erroné et politiquement désastreux de surestimer ce genre de facteurs. Ne serait-ce que parce que ces dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs : ils favorisent l’expression du sens commun, un sens commun qui aujourd’hui penche sérieusement à droite.

LVSL : Percevez-vous, à gauche de l’échiquier, l’émergence d’un Prince moderne au sens où Gramsci l’entendait ?

RK : Pas encore, mais on progresse. A l’époque de Machiavel, dit Gramsci, le « Prince » peut être une personne. Mais avec la complexification des sociétés, il ne peut être que collectif, le « Prince » devient une organisation. Gramsci a lui-même œuvré à l’émergence d’un « Prince » collectif révolutionnaire : le Parti Communiste Italien, dont il fut en 1921 l’un des fondateurs avec Palmiro Togliatti. La question pour nous aujourd’hui est de déterminer quelle forme un « Prince » adapté aux conditions du 21e siècle pourrait revêtir. La forme-parti est-elle toujours actuelle ? Faut-il la remplacer par d’autres formes : la forme-mouvement, la forme-multitude, la forme-occupation, pour évoquer quelques idées apparues au cours des deux dernières décennies ?

“La gauche est très en retard du point de vue programmatique.”

Les gauches sont sorties très mal en point du 20e siècle, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la défaite. Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que la refondation prenne du temps. Le capitalisme lui-même évolue rapidement à l’échelle globale, posant de redoutables problèmes analytiques et de construction d’une nouvelle vision stratégique.

Depuis les années 1990, une série d’expériences politiques aux quatre coins du monde sont venues alimenter la réflexion sur un « autre monde possible ». Mais la gauche est très en retard du point de vue programmatique. Par exemple, tout au long du 20e siècle a prédominé en son sein l’idée que la planification économique sous des formes diverses pouvait constituer une alternative au marché. La plupart des expériences de planification passées – en URSS, en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, à Cuba – se sont soldées par des échecs. Mais il y a certainement des enseignements à tirer de ces expériences. Des enjeux politiques nouveaux, comme la préservation des ressources naturelles ou les nouvelles technologies de l’information, nous invitent à penser la planification à nouveaux frais.

Il faut se mettre au travail et être patients. Daniel Bensaïd disait que le révolutionnaire doit faire preuve d’une « lente impatience » : il doit être impatient parce que les injustices du capitalisme sont insupportables, mais cette impatience doit être réfléchie, réflexive, parce que trouver des alternatives viables à ce système ne va nullement de soi.

 

[1] Voir Robert Pollin, « De-growth versus Green new deal », in New Left Review, 112, juillet-août 2018, disponible à l’adresse : https://newleftreview.org/II/112/robert-pollin-de-growth-vs-a-green-new-deal

[2] Voir Lucie Laurian et Richard Funderberg, « Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of Incinerator Location », in Journal of Environmental Planning and Management, vol. 57 (3), 2014.

[3] Voir Michel Szadkowski, « Facebook, réservoir et carburant de la révolte des gilets jaunes », in Le Monde, 7 décembre 2018.

Autorisation du Roundup : à quoi jouent les autorités sanitaires ?

Le glyphosate est le principe actif du Roundup, le désherbant le plus vendu au monde, commercialisé par la marque Monsanto depuis 1974.

Alors que le plagiat des documents de Monsanto par l’Institut fédéral d’évaluation des risques allemand (BfR) défraie la chronique, en France aussi, l’expertise et l’impartialité des agences sanitaires sont mises en doute. Mardi 15 janvier, le tribunal administratif de Lyon a annulé l’autorisation de mise sur le marché du Round Up Pro 360 délivrée par l’ANSES. Retour sur une affaire particulière qui, au-delà de l’acte fort que représente l’annulation de l’autorisation de mise sur le marché d’un pesticide, questionne le système d’évaluation de la toxicité par les agences compétentes.


Pour résumer brièvement, l’affaire débute le 6 mars 2017 avec l’autorisation de mise sur le marché du Round up Pro 360 par l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Le Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique (CRIIGEN) présente alors une requête au tribunal administratif de Melun contre cette décision. En mai 2017, la présidente du tribunal de Melun transmet le dossier au tribunal administratif de Lyon, qui, le 15 janvier 2019, annule la décision de l’ANSES pour méconnaissance du principe de précaution. Explications.

Le CRIIGEN, à l’origine du recours, est un groupe d’experts fondé en 1999 par Corinne Lepage[1]. Un de leurs buts historique autodéclaré était notamment de “semer le doute sur l’innocuité des OGM et de fournir des arguments avec le label «scientifique et indépendant» aux militants anti-OGM”. Il s’est notamment fait connaitre pour ses publications contre l’Autorité européenne de sécurité des aliments dans le dossier du maïs génétiquement modifié MON 863.

Le CRIIGEN considère les autorisations de mise sur le marché comme uniquement effectuées sur la base d’informations délivrées par les firmes. Son combat principal porte sur la transparence et la publicisation des études scientifiques sur la toxicité des produits. Aujourd’hui, on oppose à la publication de ces études les considérations légales de droits d’auteurs et de secret des affaires.

Dans le cas du Round Up Pro, le comité a adressé deux demandes au tribunal administratif de Melun. D’abord l’annulation de l’autorisation de mise sur le marché du Round Up Pro précedemment évoquée, mais également la saisie de la Cour de justice de l’Union européenne sur les modalités de conditions d’approbation de la substance active glyphosate.

La sécurité alimentaire, un droit

En effet, notre sécurité alimentaire est régie par le droit européen ; les conditions de mise sur le marché et d’utilisation des produits phyto pharmaceutiques sont définies par le règlement européen n°1107/2009. Une fois ces conditions remplies, les décisions finales d’autorisation, de modification ou de renouvellement reviennent à l’agence sanitaire nationale, en l’occurence l’ANSES, qui doit s’appuyer pour ce faire sur une évaluation du produit qu’elle a elle-même conduite[2] dans un de ses onze laboratoires.

Le principe de précaution est très important puisqu’il permet l’action, l’interdiction d’un produit par exemple, sur la base d’un risque non prouvé.

Le droit national n’est tout de même pas inexistant, et le droit de l’environnement a pris, en France, une importance croissante depuis 15 ans. La Charte de l’environnement, charte à valeur constitutionnelle, protège depuis 2004 le droit pour chacun « de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Cette charte a notamment consacré le « principe de précaution ».

Ce principe est très important puisqu’il permet l’action, l’interdiction d’un produit par exemple, sur la base d’un risque non prouvé. Selon l’article 5 « lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent […] à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation de ce dommage. ». En d’autres termes, le doute suffit à justifier des mesures publiques de protection.

C’est sur la base de ce principe que le CRIIGEN a attaqué l’ANSES. En effet, pour le Comité, il existait des doutes certains sur la dangerosité du produit. Ces doutes auraient dû suffire à l’ANSES pour ne pas délivrer l’autorisation de mise sur le marché.

Parmi les exemples cités par le requêrant, on trouve une étude du Centre International de recherche sur le cancer (CIRC). Ce dernier avait mené une étude en amont de la mise sur le marché du Round Up Pro, et avait estimé que le glyphosate était « probablement cancérogène »[3]. Le CIRC est un organe reconnu, branche de l’OMS, à l’expertise scientifique avérée.

L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ne classe, elle, le glyphosate que comme une substance « suspectée d’être cancérogène ». l’EFSA s’est d’ailleurs exprimée sur cette différence après la publication de l’étude du CIRC. Pour l’agence européenne, la différence de résultat vient du fait que le CIRC s’intéresse aux préparations à base de glyphosate et non juste au glyphosate lui-même, comme le fait l’EFSA.

Or le glyphosate n’est jamais utilisé pur. Il est un principe actif que l’on trouve dans de nombreux désherbants de différentes marques, toujours mélangé à d’autres produits. De plus, les agriculteurs sont susceptibles d’utiliser plusieurs produits phytosanitaires.

« Effet cocktail »

L’un des principaux problèmes de l’évaluation officielle se trouve sur ce point précis, autrement appelé « effet cocktail ». En effet, la dangerosité du glyphosate n’est pas prouvée. Par contre sa dangerosité lorsqu’il est mélangé, ou au contact de d’autres produits, fait déjà beaucoup plus l’unanimité.

Autrement dit, si le glyphosate comme substance active n’est pas officiellement cancérogène, les mélanges en contenant peuvent l’être.

A fortiori, l’utilisation de d’autres adjuvants, et les différentes combinaisons possibles, sont une lacune avérée de la recherche en matière de toxicité. Ce paramètre est pris en compte dans le droit européen depuis 2009, mais les tests ne semblent pas être systématiques. C’est notamment le cas du Round Up Pro 360 justement.

Une autorisation douteuse

Dans le cas du Round up Pro, l’ANSES n’a pas testé la dangerosité du produit. Elle a autorisé sa mise sur le marché au motif que la composition était identique à celle du Typhon, autre produit phytosanitaire à base de glyphosate et autorisé à la vente en 2008.

Selon le CRIIGEN,  l’évaluation des risques et dangers du produit Typhon est caduque. L’autorisation du Typhon se basait sur les doses journalières admissibles de glyphosate et non sur une analyse de la préparation du Typhon. Autrement dit, la proportion de glyphosate qu’il contenant était jugé suffisament faible pour ne pas présenter une risque avéré dans des conditions normales d’utilisation.

Or, comme nous l’avons vu, ce mode d’évaluation ne permet pas de prendre en compte “l’effet cocktail”. Le règlement européen n°1107/2009 a permis de faire évoluer la législation en matière de test. Désormais, pour permettre une mise sur le marché, un contrôle doit être effectué sur l’interaction entre la substance active, les phytoprotecteurs, les synergistes et coformulants. Il semblerait que ce test n’ait pas eu lieu au moment de la reconduction de l’autorisation du Typhon. Or, cette reconduction a servi de base à la décision d’autoriser le Round Up Pro.

Donc, au regard de ses nouveaux éléments sur « l’effet cocktail », le doute est plus que permis sur la dangerosité et le caractère cancérogène des deux produits, Typhon et Round Up.

La compétence du juge administratif

Cette démonstration est directement tirée de l’arrêt du tribunal administratif de Lyon.

La juridiciton mobilise également d’autres études menées en parallèle à celle du CIRC pour justifier sa décision. Elle fait notamment état d’une étude de l’INSERM Pesticides/effets sur la santé publiée en 2013 sur le lien entre glyphosate et morts fœtales, pour conclure à la dangerosité suspectée du produit.

Mais le tribunal ne considère pas uniquement le risque pour la santé humaine, il ouvre également une porte pour juger de l’impact sur l’écosystème au regard des études menées. Et là aussi, le « laxisme » supposé par le CRIIGEN dans l’évaluation de l’ANSES est validé par le tribunal.

Le tribunal administratif de Lyon conclut de tous ces éléments que « l’utilisation du Round Up Pro 360 porte une atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé.»

En effet, un règlement européen de 2008 classe le glyphosate dans la catégorie « toxique pour les organismes aquatiques ». Mais le Round up Pro est également composé d’ammonium quaternaire à 9.5%. Cet autre composé a, au regard du même règlement « une toxicité chronique aquatique ».

Un avis de l’ANSES avait d’ailleurs été rendu au sujet du Typhon, qui, rappelons-le, a la même composition que le Round up 360, disant que le Typhon était 12 fois plus toxiques pour les organismes aquatiques que le seul glyphosate ». Le risque était donc connu.

Le tribunal administratif de Lyon conclut de tous ces éléments que « l’utilisation du Round Up Pro 360 porte une atteinte à l’environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé. Par suite, l’ANSES a commis une erreur d’appréciation au regard du principe de précaution défini par l’article 5 de la charte de l’environnement en autorisant le Round Up Pro 360. ».

Affaire à suivre

L’ANSES a réagi dans un très bref communiqué le 17 janvier. Elle conteste toute erreur d’appréciation dans l’application de la réglementation nationale et européenne.

Cette affaire doit être comprise comme l’extension de la compétence du juge administratif sur l’expertise scientifique d’une autorité indépendante comme l’Anses. A travers ce jugement, c’est bien l’impartialité et la compétence de l’autorité sanitaire qui sont mises en doute.

Le principe de précaution est également inscrit dans le droit européen. [4] Un raisonnement similaire n’est pas à exclure à cette échelle, ce qui ouvre de nombreuses portes aux associations et à la société civile.

Le droit semble être le nouveau terrain de protection de l’environnement. Cette décision intervient notamment après le lancement de la très médiatique « Affaire du siècle », et dans un contexte de recours croissant des associations contre les tribunaux. Reste à mesurer la concrétisation de ces décisions.

[1] Ministre de l’environnement sous Jacques Chirac et députée européenne jusqu’en 2014

[2] Principes uniformes d’évaluation et d’autorisation mentionnés au paragraphe 6 de l’article 29 du règlement CE n°1107/2009

[3] Classification 1B, Classification 2 correspondant aux substances « suspectées d’être cancérogènes »

[4] Paragraphe 2 article 191 du traité sur le fonctionnement de l’union européenne. Article 35 de la charte sur les droits fondamentaux de l’Union européenne.

Le procès en radicalisation pour discréditer les mouvements sociaux

Ces deux dernières années, le terme de « radicalisation » s’est imposé pour décrire toute frange violente d’un quelconque mouvement. Certains parlent alors d’une radicalisation des Gilets Jaunes, des écolos, des vegans, etc. Pourtant, l’expression tire principalement son origine du terrorisme. Pourquoi alors employer ce terme de « radicalisation » à propos de mouvements civiques et écologiques ? Toute violence devient-elle terroriste ? Peut-on mettre sur le même plan un Bataclan et une vitrine de boucher ? Qu’entend-on, finalement, par « radicalisation » ?


Définition : du terrorisme à la contestation civique

Avant d’aller plus loin, intéressons-nous à la définition de “radicalisation” donnée sur le site gouvernemental « Stop Djihadisme ». Elle « désigne les personnes souhaitant changer radicalement la société en faisant – ou pas – usage de la violence. »

La définition étant presque tautologique (définir “radicalisation” par l’adverbe “radicalement”), précisons que « changer radicalement » doit vouloir dire ici changer à l’inverse de ce que la société est aujourd’hui. Le djihadisme propose indéniablement un renversement au profit d’un ordre uniquement inégalitaire et violent. L’écologie met quant à elle en avant un renversement au profit d’une économie respectueuse et sociale. Deux renversements incomparables. La fin de la définition précise que la radicalisation n’est pas nécessairement violente. Dès lors, la Désobéissance Civile telle qu’elle a été pensée par Thoreau – prônant un renversement systémique – constitue-elle en soi une radicalisation ? Édifiant.

 

Fascisme, terrorisme et civisme

La suite du site précise que « se radicaliser, ce n’est pas seulement contester ou refuser un ordre établi. La radicalisation djihadiste est portée par la volonté de remplacer la démocratie par une théocratie basée sur la loi islamique (la charia) en utilisant la violence et les armes. »

Pour illustrer la radicalisation, le djihadisme est le premier et seul exemple – après tout, le site s’appelle Stop-Djihadisme, ne faisons pas de faux-procès. Le terme est donc intimement lié, dans sa racine, au terrorisme. Son application à d’autres réalités porte nécessairement la marque de ce terrorisme. C’est d’ailleurs, selon nous, pour cette connotation qu’il accompagne le qualificatif « extrême » lorsque les Gilets Jaunes sont analysés. Là où “extrême” renvoie au fascisme des années 30, “radicalisation” nous rapproche du djihadisme.

Les groupes désignés sont renvoyés à une lutte idéologique entre des systèmes de valeurs jugés irréconciliables. Ils sont ainsi discrédités et considérés comme les agents d’une guerre civile. Ce n’est alors pas un hasard si plusieurs médias et politiques évoquaient, à propos des Gilets Jaunes, des « scènes de guerre », élément de langage qui renvoie évidemment aux guerres mondiales mais qui a également été employé lors du 13 Novembre 2015.

 

En outre, comment repérer un citoyen qui se radicalise ? Une autre page du site nous fait comprendre qu’est radicale toute personne qui 1) remet en question les informations général(ist)es, notamment au profit de thèses complotistes 2) se satisfait de la dichotomie « bien/mal, eux/nous » 3) prône la violence pour des raisons purement « émotionnelles » avec des « motivations triviales : désirs matériels, déceptions, besoin de reconnaissance ou d’aventure ». En d’autres termes, la radicalisation désigne ce qui remet en question un ordre établi et interroge un discours politique et médiatique dominant. Enfin, elle emploie la violence en obéissant à des binarités simplistes.

Si vous souhaitez la fin d’une logique productiviste et consumériste et dénoncez une démocratie en berne ainsi qu’une homogénéité du langage médiatique, vous êtes un radicalisé. Si vous prétendez lutter contre l’injustice fiscale et environnementale, en réalité, vous faites sédition et défendez un “système de valeurs” inadéquat. Vous obéissez aux mêmes instincts qu’un terroriste. Or, nous sommes en état d’urgence : vous êtes un ennemi de nos valeurs. Ainsi, bien que le site s’intéresse principalement au djihadisme, nous pouvons voir que sa rhétorique parcourt celle employée à propos des Gilets Jaunes, écolos, vegans, etc.

Rhétorique : les ressorts passionnels

Enfin, revenons à l’aspect « émotionnel » évoqué sur le site. Ce dernier répertorie dans les « motivations triviales » le « besoin de reconnaissance » – qui est mis sur le même plan que le besoin d’aventure. Or, les Gilets Jaunes luttent pour une reconnaissance politique et sociale ; l’écologie se fonde sur la reconnaissance des intérêts naturels et humains ; le veganisme défend la reconnaissance de la vie animale. Donc, au cœur de la crise démocratique et économique actuelle : la reconnaissance. Une trivialité – selon un site gouvernemental.

 

Avec cette motivation émotionnelle triviale, nombre de commentateurs comme Boris Cyrulnik ou Laurent Bigorgne (Institut Montaigne) parlent de « contagion émotionnelle » ou de « blues » des Gilets Jaunes. Par ces termes qui ramènent les revendications à des émotions, nous serions uniquement dans le régime du pathos et du non-rationnel, et donc dans l’infantilisation des manifestants.

Certes, il ne faut jamais se précipiter et acclamer les mouvements de masse et les violences qui en résultent. Cependant, les réduire simplement à du passionnel d’une part et les ancrer dans un discours anti-terroriste d’autre part, revient à un aveuglement volontaire. Au contraire, les quarante propositions diffusées il y a un mois ne font que témoigner d’une conscience politique forte et d’une rationalité dans l’organisation et la nature des revendications. Elles témoignent non pas d’une radicalisation mais d’une re-politisation.

 

Radicalisation ou re-politisation ?

Revenons alors au début de la définition de « Stop-Djihadisme ». Elle précise : « Le mot “radicalisation” vient du latin radix, qui signifie “aller à la racine” ». La radicalisation n’est donc pas nécessairement à entendre comme un renversement violent des valeurs. Elle peut désigner un retour au cœur des institutions et des valeurs. Ni plus, ni moins.

Or, précisément, ce mouvement consiste principalement en un retour aux valeurs démocratiques et humanistes. Il témoigne d’un besoin de reconnaissance exprimé par le citoyen se sentant dépossédé, ignoré. Un tel besoin ne peut passer que par une repolitisation des citoyens après des décennies de dépolitisation et de violence symbolique. Toujours est-il que ce retour aux institutions démocratiques et aux valeurs humaines semble manifestement s’inscrire dans la catégorie « radicalisation djihadiste ».

 

« 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches » – Entretien avec Cécile Duflot

Cécile Duflot, crédit photo : Matis Brasca pour Le Vent se Lève

Cécile Duflot a été députée pour Europe Écologie les Verts (EELV), Ministre du Logement et de l’égalité des territoires de 2012 à 2014 et dirige désormais la branche française de l’ONG Oxfam, spécialisée notamment dans la lutte contre les inégalités sociales. Elle est également à l’origine de la pétition aux presque deux millions de signatures L’affaire du siècle, qui promet d’attaquer l’État français en justice pour « inaction climatique ».  Au vu de son expérience transversale, nous avons souhaité l’interroger sur les derniers faits d’actualité en lien avec l’écologie, entre la démission de Nicolas Hulot et les revendications du mouvement des gilets jaunes. La question de l’exercice du pouvoir est le fil directeur de cet entretien, réalisé dans les locaux d’Oxfam France, à Paris. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, retranscription par Marie-France Arnal.


LVSL – Dans le domaine de l’écologie, s’il est facile quand on est une ONG comme OXFAM de proposer, c’est sans doute un peu plus compliqué quand on est au sein d’un gouvernement, d’autres données entrant en jeu. Vous avez une longue expérience politique. Vous avez été députée puis ministre au Logement et à l’égalité des territoires entre 2012 et 2014. Cette expérience de la realpolitik a-t-elle modifié votre rapport à l’action publique ? Quel bilan tirez-vous de l’action du gouvernement Macron dans le domaine de l’écologie ? Que pensez-vous de la démission de Nicolas Hulot ?

Cécile Duflot – Mon expérience de ministre m’a plutôt donné confiance dans la possibilité de l’action publique. On peut prétexter ne rien pouvoir changer, que c’est trop compliqué et trop laborieux. Mais, en définitive, il ne s’agit que d’une volonté politique. Ce fut le cas par exemple dans cette bagarre homérique au sujet de l’encadrement des loyers.  Alors que tout le monde disait qu’il était impossible de le faire, nous l’avons fait.

En matière d’écologie, la situation d’aujourd’hui est différente de celle d’il y a dix ans. On sait désormais que c’est techniquement possible et financièrement moins coûteux d’engager la transition. Ce n’est donc pas un manque de possibilités, mais un manque de décisions, de volonté politique. J’en tire un bilan, partagé par toutes les ONG environnementales : on est loin de ce qu’il faudrait faire. Emmanuel Macron a pris un certain nombre d’engagements, de postures ou de positionnements médiatiques autour des questions d’écologie, mais sur la réalité des politiques menées – Nicolas Hulot l’a dit et c’est le sens de sa démission – on est très loin du compte. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, les petits pas ne sont pas suffisants. Je raconte souvent cette histoire : c’est comme si vous vouliez faire décoller une fusée sur la lune avec un moteur de 2CV. L’ingénieur vous dit que ça ne va pas marcher et vous répondez « ça va on t’a déjà filé un moteur arrête d’être mécontent ! ».

Aujourd’hui l’ampleur du risque climatique est telle qu’il faut un changement de modèle. Ce changement de modèle est à portée de main, sur la base d’économies d’énergie, d’énergies renouvelables, de limitation et de rapprochement des lieux de production et des lieux de  consommation. C’est un modèle qu’on peut imaginer de façon cognitive, qu’on peut réaliser techniquement et qu’on a les moyens de financer.

LVSL – Maintenant que vous êtes à Oxfam, vous faites le choix de privilégier, au niveau de la société civile, les actions plutôt citoyennes, individuelles ou collectives – par rapport à l’action étatique ? Pour vous quel devrait être le rôle de l’État ? Quelle est l’échelle la plus pertinente pour la transition écologique ?

Cécile Duflot – Toutes les actions concourent au même but. Il n’y a pas d’opposition entre l’action des ONG et l’action politique. Mon engagement signe une dimension personnelle. Il faut avoir, je crois, une certaine fraîcheur et pas de cynisme quand on est responsable politique. J’avais pratiqué ces responsabilités politiques longtemps et j’avais envie d’un autre mode d’action.

Je pense qu’il faut contribuer à faire mûrir la société face à la réalité de l’urgence climatique et de la question des inégalités. C’est la grande force d’Oxfam : lier ces deux questions, travailler à la fois sur la question climatique et sur la question des inégalités. On voit bien aujourd’hui en France à quel point ces sujets sont d’actualité avec les gilets jaunes. On aurait pu prévoir cette situation.

D’autre part, et vous avez raison de parler d’échelle, cette question de la dimension internationale est essentielle. C’est notre premier défi dans l’histoire de l’humanité, un défi terrien, un défi des habitants de cette planète qu’est la Terre. Ces sujets doivent être portés à l’échelle internationale, ce qui veut dire que les solutions doivent être mises en œuvre pour certaines à l’échelle internationale, pour d’autres à l’échelle européenne et d’autres au niveau national.

Pour moi il y a trois modes d’action dans l’action publique. Le premier est la fiscalité. Le débat est très actuel, mais la fiscalité est ce qui vous permet de choisir de faire telle ou telle chose : typiquement, quand vous donnez de l’argent à des ONG, une partie de cette somme est déduite de vos impôts. C’est un des moteurs et un intérêt général que des ONG ou des associations, en particulier les plus vulnérables, disposent de moyens pour agir. Deuxième outil : la réglementation soit ce qui est permis et ce qui est autorisé. Il faut faire telle ou telle chose, il faut arrêter la pollution, il faut fermer les centrales à charbon etc. Troisième outil : la commande publique ou les investissements publics : quand on décide d’investir dans des lignes de chemin de fer secondaires plutôt que dans des autoroutes, on mène une politique en faveur – ou en défaveur si on choisit le contraire – de la transition écologique. Vous pouvez aussi décider de renationaliser et faire évoluer EDF vers un rang de société majoritairement dédiée aux énergies renouvelables par exemple.

LVSL – Qu’est-ce qui, selon vous, freine aujourd’hui l’action publique?

Cécile Duflot  Les choix et les arbitrages qui sont faits aujourd’hui par les dirigeants relèvent plus de l’obsession idéologique. Quand on voit ce qui risque de se passer d’ici quinze ans, beaucoup de sujets qui apparaissent comme des sujets centraux deviendront  complètement secondaires alors que c’est la vie même de l’humanité qui est en jeu.

LVSL – Donc c’est une question d’idéologie, une question de dogmatisme ?

Cécile Duflot – C’est une question de choix à court terme plutôt qu’à long terme. C’est une question de choix des intérêts privés mais peut-être également une absence de prise de conscience chez certains dirigeants.

LVSL – Vous pensez qu’en l’occurrence c’est une affaire de conscience chez nos dirigeants ? Vous pensez que ces gens-là n’ont pas de conseillers qui leur expliquent les tenants et les aboutissants du changement climatique ?

Cécile Duflot – Je pense que certains admettent que, comme l’a dit Emmanuel Macron, après avoir reçu pourtant un prix, quand on fait de l’écologie on est impopulaire. Ceci n’est pas vrai. Je vais vous donner un exemple : quand j’étais conseillère régionale, on a décidé qu’il n’y aurait plus de zones sur le Pass Navigo. C’est une mesure qui va dans le sens de la transition écologique puisque les gens sont incités à prendre les transports en commun. Quelques années après on voit que cela a réussi. Quand vous faites une loi sur l’alimentation qui ne fait aucun pas vers l’alimentation de proximité et le bio, que vous ne changez pas le système agricole actuel qui, par ailleurs ruine les paysans, vous faites des choix politiques.

LVSL – Quand vous parlez des limites de l’action publique, quel rôle tient pour vous l’Europe ? Quelle conclusion en tirez-vous ?

Cécile Duflot – Dans les années 1980, et au début des années 1990, l’Europe a été à l’avant-garde sur les réglementations environnementales. Elle a beaucoup contribué à faire bouger les États sur ces questions, mais depuis quelques années, on constate qu’elle est devenue un outil de régulation financière, notamment après la crise des banques. Elle est obsédée par cette question des comptes publics, des déficits publics, bien plus que par l’enjeu de la transition, même si, sur certains sujets, c’est la France qui freine les décisions européennes. Je suis convaincue que certaines questions, notamment la question de la transition énergétique au sens des moyens de production d’énergie, ne se règlent pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle européenne. On a fait Airbus par exemple : il faudrait l’équivalent de grandes structures capables de porter au niveau européen la transition écologique.

LVSL – Les contraintes budgétaires imposées par Bruxelles sont-elles une limite, comme le disent certains économistes, dans le domaine de l’écologie ?

Cécile Duflot – Les investissements en matière de transition écologique pourraient être sortis du calcul du déficit, de ce cadre des 3 %. Par exemple : les conséquences de catastrophes climatiques impactent de façon importante les comptes publics, alors qu’elles pourraient être évitées par des investissements – je  pense au risque inondation. Il serait donc logique de défalquer ces investissements du calcul du déficit public puisqu’à terme ils ont vocation à produire des économies significatives et sans doute supérieures à leur coût.

LVSL – Suivant cette logique on pourrait défalquer les investissements en matière de santé d’hôpitaux,  de social etc. ?

Cécile Duflot – Oui bien sûr ! Les maladies du mode de vie, les maladies chroniques, aujourd’hui, représentent 80 % des dépenses de santé. Ce sont aussi des maladies liées à la pollution aérienne, à la pollution de notre alimentation, à la pollution des matériaux qui sont autour de nous. De façon rationnelle, on peut évaluer, par exemple, le coût sur la santé de la précarité énergétique, en particulier chez les personnes âgées. Les gens qui se chauffent mal sont plus vulnérables, plus malades, plus désocialisés parce qu’ils n’osent pas inviter de gens chez eux. Des études montrent que 1€ investi dans la lutte contre la précarité énergétique économise 80 centimes de dépenses de santé. C’est cette réflexion-là qu’il faudrait avoir. Mais aujourd’hui ce n’est pas ce logiciel-là qui est aux commandes malheureusement.

LVSL – On voit s’enchaîner tous les rapports un peu catastrophiques assez alarmistes sur l’évolution du climat. Pensez-vous qu’il y a une solution au changement climatique ? Êtes-vous plutôt optimiste ou plutôt pessimiste ?

Cécile Duflot – Je suis bizarrement optimiste dans la mesure où les solutions existent. Les moyens financiers existent et ils sont inférieurs aux coûts financiers des catastrophes. Un moment viendra où l’espèce humaine dans son ensemble réagira face à sa propre mise en péril. C’est cela qui me rend optimiste. C’est une forme de rationalité de la catastrophe annoncée, mais aussi la connaissance très précise que les solutions technologiques, techniques et financières sont à notre disposition. Aujourd’hui les catastrophes climatiques que l’on vit sont des périodes d’adaptation. Elles sont très violentes parce que le changement climatique est beaucoup plus violent que ce que la planète a connu au cours de son histoire. Pour la planète ce n’est pas très grave. C’est grave pour les humains par contre. Je pense qu’il peut y avoir cette conscience collective de l’humanité de la nécessité de l’arrêt de ce système destructeur.

LVSL – Vous dirigez la branche française de l’ONG Oxfam depuis avril 2018, ONG spécialisée dans la lutte contre les inégalités sociales y compris les inégalités liées aux changements climatiques. Vos rapports sur les inégalités sont assez flagrants. Comment liez-vous environnemental et social ? Que pensez-vous du mouvement des Gilets jaunes ?

Cécile Duflot – Un chiffre donné par Oxfam est extrêmement parlant : 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont dus aux 10 % les plus riches. Les 50% les plus pauvres en émettent 10 %. Ce sont pourtant eux, aujourd’hui, qui sont les plus vulnérables et qui en subissent les conséquences. Les inégalités et la crise écologique sont bien consubstantielles.

Quel est l’élément déclencheur du mouvement des gilets jaunes ? C’est la taxe supplémentaire sur le gazole, ce qui est logique : pendant des années, pour vendre des voitures françaises, on a sous-taxé le diesel incitant par là les gens à acheter ces véhicules qui sont polluants. Maintenant, on connaît les conséquences des émissions des gaz à effet de serre et des particules fines sur le dérèglement climatique et sur la santé. On n’a pas anticipé la réalité de ces répercussions sur les populations et notamment sur ceux qui sont aujourd’hui dépendants de leur voiture. Cet état de fait arrive sur le terreau d’une aggravation des inégalités en France. Depuis vingt ans on compte 1 200 000 pauvres supplémentaires, mais surtout un envol du nombre des ultra-riches. En matière d’action publique, ce terreau d’une fiscalité injuste génère ce qui se passe actuellement – en anglais on ne dit pas la goutte d’eau qui fait déborder le vase, mais la paille qui casse le dos du chameau.

Les gens ne supportent plus qu’on leur demande de payer alors qu’ils n’ont pas de solution et que, parallèlement, on trouve de l’argent pour les plus riches. C’est là le terreau des gilets jaunes. L’an dernier, Oxfam a publié un rapport intitulé « Réforme fiscale : les pauvres en payent l’impôt cassé » expliquant que la réforme fiscale qui va être mise en œuvre va prendre aux plus pauvres et bénéficier aux ultra-riches. Un an après, une étude publiée dans le journal Les Échos révèle que ce sont bien les 1 %, et même les 1 ‰ qui gagnent beaucoup d’argent. Dans cette situation-là, le terreau est mûr pour que les gens trouvent cela insupportable.

LVSL – Les revendications des gilets jaunes sont sociales, mais aussi écologiques. Dans leur liste de doléances, ils revendiquent de développer les transports en commun, favoriser le transport de marchandises par voie ferrée, instaurer une taxe sur le fioul maritime et le kérosène, soutenir les petits commerces de villages et de centres-villes ou encore cesser la construction des zones commerciales autour des grandes villes qui tuent les petits commerces.

Cécile Duflot – Dans un premier temps on a voulu présenter ce mouvement des gilets jaunes comme anti-écologique, ce qui n’est pas du tout le cas. Même si ce collectif n’est pas très identifié, son message général n’est pas un message contre l’écologie ou un message qui nie l’existence du dérèglement climatique. C’est un message qui dénonce l’injustice fiscale.

Le président de la République n’a rien fait pour l’écologie. Beaucoup de gens expliquent qu’ils se sont remis à prendre la voiture parce que la ligne de train qu’ils utilisaient a fermé, soit complètement, soit du fait de la dégradation importante de la desserte qui ne leur donne plus l’assurance d’arriver à l’heure sur leur lieu de travail. D’autres pays ont su recréer de la desserte par transport en commun y compris en zone rurale. C’est encore une fois une question de choix politique.

LVSL – Quand on écoute les porte-paroles des gilets jaunes il y a aussi la revendication contre une  écologie dite « punitive » –  le terme a été  souvent employé. Qu’en pensez-vous ?

Cécile Duflot – Le nombre de gens atteints de cancers et le nombre de ceux qui meurent de maladies respiratoires chaque année est une situation très punitive. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive et tout le monde va être puni. Par exemple, parmi les vingt plus gros incendies que la Californie a connu de toute son histoire, sept se sont produits ces trois dernières années. Là, le feu ne fait pas le détail entre les maisons des ultra-riches et celles des pauvres. C’est une erreur de croire qu’il y a une écologie punitive et ce mot-là fait énormément de mal parce que ceux qui souffrent le plus de l’alimentation de mauvaise qualité et de ses conséquences sur la santé ce ne sont pas les plus riches. Ceux qui vivent à proximité des zones les plus polluées, ceux qui sont exposés à des polluants lors de leur travail ne sont pas les cadres supérieurs.

 

Crédits photo ©Matis Brasca pour LVSL