À la recherche des profs perdus : la gauche néglige-t-elle l’école ?

© Camille Castant pour LVSL

Malgré les 12 millions d’élèves et les 866.000 enseignants que compte la France, la question de l’école reste peu abordée dans le débat public. Hormis les suppressions de classes qui mobilisent localement, l’éducation nationale ne revient sur le devant de la scène qu’à l’occasion des scandales dans l’enseignement privé (Stanislas, Betharram….) et d’épisodes de violence dans les écoles. La défense de l’école républicaine est pourtant un vieux combat de la gauche et les motifs d’inquiétude ne manquent pas : profs épuisés, classes surchargées, niveau des élèves alarmant… En publiant un livre sur le sujet, le nouveau président de Picardie Debout, mouvement de François Ruffin, entend remettre ce sujet au cœur du débat. Si son analyse est pertinente sur de nombreux points, ses propositions restent vagues et insuffisantes.

Pour son premier livre-enquête, À la recherche des profs perdus (éditions de l’Aube, 2025), Mathieu Bosque – président de Picardie Debout, mouvement de soutien à François Ruffin – livre le texte d’un élève moyen dont l’école ne l’a ni fait rêver, ni encouragé à s’élever. Ainsi, ce texte nous ressemble, à nous, cette majorité d’anciens élèves moyens de l’école française qui n’aimaient pas tant l’école que pour ses récréations ou pour le bruit strident de la sonnerie de 17 h. Cette enquête, écrite sur une idée de F. Ruffin, remonte l’histoire de l’école française jusqu’à aujourd’hui et en tire plusieurs constats alarmants. L’auteur y propose aussi un petit programme pour remettre l’école française sur les rails de la réussite, du sens du métier de professeur aux formations enseignées, en passant par le rôle du secteur privé et la reprise des programmes enseignés.

L’école, vieux combat républicain

Au 21e siècle, la plupart d’entre nous a évolué dans une société où l’existence de l’école allait de soi. Mathieu Bosque tient à revenir en arrière pour nous rappeler la fragilité de cette institution, de son accès très inégalitaire, particulièrement pour les jeunes filles, même après la révolution de 1789. Le pays ayant fait l’objet de nombreux tumultes intérieurs et de guerres, de changements de régimes et de gouvernements incertains, la question de l’école n’a jamais été prioritaire. Dès 1790, Condorcet propose de construire une école pour 400 habitants, au fonctionnement indépendant, dont l’État assurerait uniquement un rôle de contrôle. En 1793, Joseph Lakanal s’intéresse de plus près au recrutement des enseignants et pousse à la création de « l’école normale » afin de former des professeurs. La première de ces écoles ouvrira deux ans plus tard. Une autre évolution importante a lieu en 1861, sous le Second Empire, lorsque le ministre de l’instruction publique et des cultes, Gustave Rouland, demande directement aux instituteurs leurs besoins et apporte une réponse en augmentant les salaires et rendant obligatoire l’ouverture d’écoles à destination des filles.

Un tournant a lieu dans les années 1870 lorsque Jules Ferry et Léon Gambetta font de l’école une priorité, dans l’idée qu’il ne peut exister une République sans une école laïque, obligatoire et gratuite.

Malgré un rôle croissant de l’État, les projets apportés ponctuellement par quelques personnalités se heurtent à une forte résistance de l’Église qui a la mainmise sur l’éducation depuis l’Ancien régime. La concurrence entre laïques et religieux est forte et les divisions et les retours à des régimes comme l’Empire n’aident pas à l’émancipation du ministère. Un tournant a lieu dans les années 1870 lorsque Jules Ferry et Léon Gambetta font de l’école une priorité, dans l’idée qu’il ne peut exister une République sans une école laïque, obligatoire et gratuite. La République est alors mise au centre : elle donne un niveau d’éducation nécessaire aux élèves pour qu’ils la comprennent et l’aiment. La séparation de l’Église et de l’État en 1905 est un grand pas en avant dans la bataille pour l’éducation qui s’est appuyée sur les combats d’une longue série d’idées, de mesures et de personnalités.

Révolté par la loi de 1905, le clergé déclenche une guerre scolaire contre l’État qui durera jusqu’à la guerre de 14. Plus tard, c’est le régime de Vichy qui soutient l’enseignement religieux catholique. Depuis l’après-guerre à nos jours, une sorte de statu quo règne entre établissements publics et privés, ces derniers recevant une grande part de financement de l’État. Un soutien financier accompagné de bien peu de contrôles, alors que les dérives sont pourtant nombreuses, comme le rappellent régulièrement des scandales nationaux, comme celui du lycée Stanislas l’an dernier ou de Notre-Dame-de-Betharram plus récemment.

Si l’État a su reprendre en main le système scolaire et l’élargir à l’adolescence, puis à l’enseignement supérieur, ce secteur traverse de nombreuses crises. Le constat que fait Mathieu Bosque sur l’état actuel de l’école est accablant. Il s’appuie sur les résultats des dernières études PISA (2018 et 2022) qui démontrent que, malgré un maintien au-dessus de la moyenne, les inégalités dans l’école sont bien un élément déterminant du faible niveau des Français. Pour se rendre compte de la plongée des niveaux, il rappelle qu’un élève sur 5, soit 20 %, sort du collège sans avoir acquis les savoirs de base, c’est-à-dire lire un texte et le comprendre, se faire comprendre à l’écrit, réaliser des opérations simples comme lire un graphique ou vérifier une facture. Avoir 170.000 élèves à ce point en échec chaque année est une catastrophe. 

Autre symptôme de la crise de l’école : chaque année depuis 2017, en moyenne, 1000 postes mis au concours de professeur des écoles ne sont pas pourvus. En conséquence, les académies se trouvent contraintes d’embaucher des professeurs contractuels en masse et les envoient sur le terrain sans aucune formation, ou tout au mieux, des formations de quelques jours seulement. Des recrues, à la motivation plus ou moins forte, qui ont tendance à vite abandonner étant donné les conditions du métier.

Chaque année depuis 2017, en moyenne, 1000 postes mis au concours de professeur des écoles ne sont pas pourvus.

Contre les inégalités scolaires, réhabiliter le travail manuel

Certains, particulièrement à l’extrême droite, accusent la réforme du « collège unique » de François Haby en 1975 d’être à la source des inégalités entre les élèves, et souhaite tout simplement la supprimer. Afin d’éclairer le sujet, Mathieu Bosque s’entretient avec Marie Duru-Bellat, sociologue et professeur de sociologie à l’Institut d’études politiques de Paris. Celle-ci rappelle, qu’avant 1975, les établissements étaient différents selon les classes sociales, puisqu’un examen d’entrée en 6e triait les enfants riches et les pauvres. Ce tri s’effectuait au cœur de la société, dans le monde ouvrier ou paysan, où l’école n’était vue que comme un moyen d’être instruit avant de reprendre ensuite le métier de ses parents. La bourgeoisie avait alors accès aux filières longues et les autres classes sociales avaient accès à des études relativement courtes ou des filières techniques. 

Cette réforme vise donc un objectif majeur : que l’école ne se résume plus à la simple instruction des enfants, mais qu’elle serve également à émanciper les individus, pour en faire des citoyens et ainsi construire une République égalitaire, fraternelle et libre. Derrière une réforme des parcours scolaires, c’est donc une vaste bataille culturelle qui est engagée. Après la réforme Haby, les inégalités ne disparaissent pas, mais s’intègrent au collège. Comme le démontrent Bourdieu et Passeron, les inégalités se répètent à l’école telle qu’elles sont dans la société, à travers la reproduction sociale.

Après la réforme Haby, les inégalités ne disparaissent pas, mais s’intègrent au collège. Comme le démontrent Bourdieu et Passeron, les inégalités se répètent à l’école telle qu’elles sont dans la société, à travers la reproduction sociale.

Cette inégalité se traduit aussi par les méthodes d’apprentissages, le choix pédagogique ne convenant pas à tous les esprits. Le collège n’est pas bâti sur ce que les élèves savent faire, mais il est construit par le haut, en partant de ce qu’il faut savoir à tel ou tel âge. Car ce que demande l’école pour obtenir le diplôme du baccalauréat général, c’est un travail soutenu de réflexions abstraites. Le collège, dans sa forme de collège unique, est spécialement conçu pour amener les élèves vers ce bac général. Mais en 2024, seuls 43 % des élèves obtiennent le bac général, le reste se répartissant entre 16 % de bac technologique et 20 % de bac pro et les non-bacheliers (21 %). En d’autres termes, plus de la moitié des élèves ont passé 4 ans de scolarité – au collège – à apprendre des méthodes et des enseignements dont ils ne se sentent, au final, pas concernés.

En 2004, cette question revient sur le devant de la scène lorsque le gouvernement Raffarin réalise des coupes budgétaires dans la culture et la recherche. Chercheurs, enseignants et artistes dénoncent alors une « guerre à l’intelligence » dans une pétition. Mathieu Bosque rappelle la réponse de Raffarin : celui-ci rétorque en parlant « d’intelligence de la main » dans un éloge devant la convention de la Fédération française du bâtiment, ce qui séduit le monde du travail manuel. Cette déclaration du Premier ministre suscite un vaste débat à travers le paysage politique, dont il  ressort que la culture du travail manuel est complètement dévalorisée face à la culture de la pensée qui semble être la norme dans les discours dominant les médias et la politique. La place des matières manuelles au collège est très faible, seulement 30 % du temps d’apprentissage, et seulement des matières dites secondaires (musique, art plastique, technologie, sport), le plus gros du temps étant dédié aux matières de « l’intelligence du penser ».

De fait, bon nombre d’élèves ne se reconnaissent pas dans l’enseignement qui leur est proposé et lâchent rapidement prise, induisant la fuite de l’école d’un nombre trop important d’élèves. Ces représentations sont tellement intégrées aux inconscients que, même chez les parents, il n’est pas bien vu qu’un enfant ne réussisse pas dans le général. Pour faire évoluer cette situation, André Lagarrigue, physicien, dirige une commission ministérielle chargée de rénover l’enseignement des sciences physiques et de la technologie dans l’enseignement secondaire. Son rapport au ministère de l’éducation propose de remanier l’instruction des sciences expérimentales et techniques : à travers les modules proposés, les élèves pouvaient appréhender le travail industriel dans la conception, la réalisation et l’usage. Finalement, en raison des restrictions budgétaires et d’une faible volonté politique, les propositions n’ont pas été retenues dans les programmes scolaires. Les dirigeants d’alors n’ont pas vu l’intérêt d’enseigner à tous les élèves un apprentissage manuel. La technologie est ainsi enseignée comme un simple prétexte à l’apprentissage des lois de la physique.

Face au déterminisme social, des profs qui se sentent seuls

Comme l’ont montré de très nombreux travaux de sociologie, la préférence des enfants pour les connaissances intellectuelles ou le travail manuel s’explique largement par le milieu social dans lequel ils ont grandi. Celui-ci joue sur sa capacité à apprendre à déchiffrer, puis à lire. L’enfant doit grandir dans un environnement riche et divers qui lui permettra de capter, inconsciemment, des mots, des idées, des notions qu’il pourra comprendre une fois à l’école, quand il devra lire un texte pour la première fois. Mathieu Bosque rappelle à ce sujet les explications du linguiste Alain Bentolila : un enfant qui lit pour la première fois un mot va apprendre premièrement les lettres, puis les sons et le bruit de ce mot et va faire appel à son « dictionnaire des bruits » pour retrouver une référence à laquelle la raccrocher. 

Ce sujet est absolument déterminant dans le développement d’un enfant et va traduire la façon dont il apprend. Un enfant qui manque de références sera perdu lorsqu’il devra déchiffrer un texte, il s’ensuivra une frustration et un blocage, un rejet. Le rôle de l’État dans ce « dictionnaire intérieur » de l’enfant est d’offrir la possibilité d’un accès de qualité à la culture dans tout ce qu’elle a de divers et enrichissant pour les jeunes. Mais dans ce cas, la part des parents et de la famille est la plus déterminante.

Pour casser ce déterminisme social, le rôle des enseignants en est la clé. Le livre s’arrête donc, par endroit, dans des établissements à Marseille et en Île-de-France, pour leur laisser la parole. Ils y expriment une sorte d’usure morale, de désespoir face à la difficulté de maintenir des classes dans de bonnes conditions dans les quartiers dits défavorisés. Manque de moyens, bâti désuet, trafics autour des établissements y sont souvent leur quotidien. Plus globalement, ils expriment un véritable sentiment d’abandon. Certains professeurs quittent ainsi la profession après trente années de métier car ils se sentent seuls. L’administration ne crée aucun lien et partage peu d’informations en dehors des négociations avec les syndicats et des consignes souvent inapplicables sur le terrain. Les professeurs ont pris pour habitude de garder les choses pour eux, de ne rien dire. La « communauté enseignante » finit par être une coquille vide et même les professeurs les plus volontaires finissent par se fatiguer, faute de liens suffisamment forts avec leurs collègues.

Ces nouveaux profs de remplacement, contractuels, baladés d’un établissement à l’autre, ne voient pas leur avenir dans cette institution qui ne fait rien pour les retenir.

Nouveauté dans cette destruction du lien social : les professeurs « jobs-datés », promis à des formations de quelques jours pas toujours effectuées, qui remplacent peu à peu le modèle du professeur sortant de « l‘école normale » dans laquelle il apprend la pédagogie, la psychologie de l’enfant, la sociologie, dans lesquelles il se spécialise. Ces nouveaux profs de remplacement, contractuels, baladés d’un établissement à l’autre, ne voient pas leur avenir dans cette institution qui ne fait rien pour les retenir. À force, le métier d’enseignant, qui est une véritable vocation, perd son sens et ne tient qu’à la force de caractère de ceux qui veulent bien rester. 

Des propositions élaborées à la va-vite

Après ce constat assez négatif sur l’état de l’éducation nationale, Mathieu Bosque tente d’esquisser quelques solutions. Mise à part la très évidente proposition d’augmenter les moyens, il met en avant quelques propositions, sûrement à approfondir, et certainement pertinentes. Il suggère ainsi de s’intéresser à la pédagogie de l’entraide, ou les élèves seront encouragés à se tirer mutuellement vers le haut, au lieu d’être mis en concurrence. Cela passerait par la reprise par les élèves des leçons sous la conduite d’autres élèves. Cette méthode peut en même temps inciter l’appropriation du savoir par l’élève et créer du lien entre les élèves. Mathieu Bosque revient également sur l’ouverture à une éducation de « l’intelligence de la main », en reprenant par exemple les études déjà existantes d’André Lagarrigue. 

Il propose également de réduire les « tailles industrielles » des nouveaux établissements afin de garder la dimension humaine de l’école, rappelant que les très grandes structures ont un effet social négatif sur la construction de liens entre élèves et entre professionnels. Le fait que la France ait les classes les plus surchargées d’Europe contribue sans doute fortement au malaise et au décrochage de nombreux élèves. Dans des établissements plus petits, les élèves auraient des repères plus stables et les professeurs pourraient prendre plus de temps pour le suivi de leurs élèves. L’auteur mentionne aussi la dimension écologique, souhaitant une planification écologique de l’éducation en formant les esprits aux réflexions et aux métiers de demain. Cette proposition, bien qu’a priori intéressante n’est malheureusement pas plus profondément élaborée dans l’ouvrage.

Surtout, l’absence d’évocation de l’enseignement privé parmi les réformes à entreprendre questionne. Comment rééquilibrer les inégalités dans le système éducatif sans repenser la place du privé dans le paysage éducatif afin de mettre un terme aux largesses dont il bénéficie encore aujourd’hui ? Central dans la lutte contre les inégalités scolaires, ce thème n’est pourtant pas du tout mentionné dans cette enquête… Ce manque interroge sur la finalité du livre. S’il s’agissait de proposer une synthèse de l’histoire de l’école en France et de ses défis actuels, l’oubli serait regrettable, mais la copie générale de Mathieu Bosque reste assez complète. Cependant, puisque Bosque entend « donner un cap politique » à travers ce livre – en portant ces propositions avec Picardie Debout et sans doute le reste de la gauche – cette absence pose problème. Alors que l’école reste très peu abordée dans les débats politiques et que les enseignants, autrefois solidement ancrés à gauche, votent de plus en plus pour le RN dont le programme scolaire est profondément inégalitaire, l’oubli d’un point aussi crucial interroge. La question de l’école républicaine, longtemps centrale à gauche, mériterait pourtant une vraie attention et le contrôle, voire la suppression, de l’enseignement privé doit être mis en débat. Si un professeur devait donner son avis sur ce livre, son commentaire serait sans doute « peut mieux faire ».

Laïcité attaquée, contrôles quasi-inexistants, séparatisme social… L’enseignement privé au-dessus des lois ?

Lycée privé Notre-Dame à Valenciennes (59). © Daniel Jolivet

Vivant à 75% d’argent public, l’enseignement privé reste extrêmement peu contrôlé. La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera sur le lycée Stanislas a entraîné un regain d’intérêt pour cette question aussi vieille que la République française. Au vu des atteintes à la laïcité longtemps ignorées et du séparatisme social grandissant que permet le secteur privé, une nouvelle réforme s’impose.

Le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castera à la tête du ministère de l’Éducation nationale début 2024 a révélé un fossé profond entre l’école publique et l’école privée. À peine en fonction, la ministre a dû faire face aux révélations de Mediapart concernant la scolarisation de ses enfants en établissement privé, une information pour laquelle elle a rejeté implicitement la « faute » sur les enseignants du public, qui seraient trop souvent absents. Un commentaire qui a suscité une vague d’indignation, la plaçant en opposition directe avec les syndicats d’enseignants et une grande majorité des acteurs du secteur public.

La scolarisation de ses enfants au prestigieux lycée Stanislas a accentué les critiques, y compris au sein même de son camp, alors que nombre de macronistes sont eux-mêmes passés par l’enseignement privé. La maladresse de ces déclarations empreintes de mépris pour le travail des enseignants du public a ravivé le débat sur l’engagement des responsables politiques envers l’école publique, surtout dans un contexte où ses prédécesseurs, Jean-Michel Blanquer et Gabriel Attal, ont laissé derrière eux un bilan plus que mitigé. Depuis, le choix de Michel Barnier de nommer Anne Genetet, qui a a priori une plus grande appétence pour les questions de défense et de fiscalité, à la tête de l’Éducation nationale semble indiquer une faible priorité accordée à ce ministère qui rassemble pourtant le plus grand nombre de fonctionnaires. La question de l’avenir de l’école publique reste en suspens.

Un débat aussi vieux que la République

La question de l’existence et du degré d’autonomie de l’enseignement privé, très largement catholique, est presque aussi vieille que la République française elle-même. Sous la Seconde République, la loi Falloux de 1850 donne ainsi lieu à de vifs débats : si la liberté d’enseignement dans le primaire et le secondaire exigée par les curés est alors consacrée par le Parti de l’Ordre, la gauche, ainsi que l’écrivain Victor Hugo s’y opposent de manière véhémente, y voyant un endoctrinement religieux. Mis en sourdine sous le Second Empire, le débat resurgit dès le début de la Troisième République : dès 1879, l’État crée des Ecoles normales pour former des enseignants laïques, avant de rendre l’école gratuite, laïque et obligatoire avec les lois Ferry (1881-1882) et écarte progressivement les religieux de l’enseignement public à travers une loi de 1886. Après la loi de séparation de l’Eglise et de l’État en 1905, le clergé revient à la charge et ouvre une période de « guerre scolaire » qui durera jusqu’en 1914.

Après un fort soutien du régime de Vichy aux établissements privés catholiques, la Quatrième République suspend le financement public de l’enseignement privé, mais le clivage gauche/droite sur cette question demeure toujours vif. Finalement, face à l’afflux d’élèves et à l’incapacité de l’État d’intégrer tout le monde dans le système public, le Premier Ministre Michel Debré, qui assure alors également l’intérim du ministère de l’Éducation nationale, tranche le débat par une loi de compromis fin 1959.

Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies.

Celle-ci restaure le financement public des écoles privées, mais à condition qu’elles acceptent tous les élèves et qu’elles enseignent le programme défini par l’État. Ce dernier prend ainsi en charge les salaires des enseignants et les frais de gestion des établissements sous contrat. Les établissements dits « hors contrat » peuvent eux continuer d’enseigner comme bon leur semble, mais sont exclus des financements publics. S’ils sont souvent médiatisés, ils ne scolarisent en réalité qu’une infime minorité des élèves en France (moins de 1 %). Ce qui devait être une solution temporaire s’est inscrit dans la durée, conduisant à un modèle de financement du privé par le public, qui s’est consolidé au fil des décennies et qui consacre le rôle du privé dans le paysage éducatif français.

Une perfusion d’argent public, presque aucun contrôle

La polémique déclenchée par Amélie Oudéa-Castera début 2024, comme d’autres auparavant, a au moins permis de rouvrir le débat sur les limites de ce système vieux de 65 ans. Le rapport d’information des députés Paul Vannier (LFI) et Christopher Weissberg (Renaissance) dévoile ainsi des données préoccupantes dans le financement public des établissements privés en France. Bénéficiant de plus de 10 milliards d’euros annuels d’argent public (dont 8,5 directement de l’Etat), le secteur privé vit à 75% des impôts des contribuables.

En plus de la part de dépenses financées par l’État, il existe des dépenses difficilement quantifiables en raison de la multiplicité des sources de financement, notamment en dehors du programme budgétaire officiel (programme 139). Il s’agit de subventions facultatives que les collectivités peuvent financer, pour des travaux, l’achat d’équipements informatiques, des aides sociales. Comme le révèle Mediapart, ce sont au moins 1,2 milliard d’euros de fonds publics (entre 2016 et 2023) qui ont été versés par les régions aux lycées privés, en plus de leurs obligations légales. Les financements octroyés par les collectivités territoriales échappent largement à un suivi centralisé car ils ne sont pas compilés par la Direction générale des collectivités locales. Cette opacité budgétaire compromet, selon les auteurs du rapport, les principes de transparence et de rigueur financière, entraînant une probable sous-estimation des fonds publics versés au privé.

Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé.

Les révélations du rapport sont également alarmantes concernant les mécanismes de contrôle des établissements privés. La quasi absence de contrôles pédagogiques, administratifs et budgétaires de ces établissements suscite des questions sur l’équité et la responsabilité des politiques publiques. Le suivi des établissements privés sous contrat est jugé largement insuffisant, avec une fréquence estimée à une fois tous les 1500 ans, alors que le public est 10 fois plus contrôlé. Un élément qui poussent les rapporteurs à conclure que « les contreparties exigées des établissements privés sont également loin d’être à la hauteur des financements qu’ils perçoivent au titre de leur association au service public de l’éducation. »

Dérives pédagogiques et atteintes à la laïcité

Cette absence de contrôle pédagogique des écoles privées sous contrat suscite des interrogations croissantes, notamment pour les établissements à caractère religieux, dont 96 % sont catholiques. Ces établissements, tenus par la loi Debré de respecter les programmes de l’Éducation nationale et de garantir un accueil sans distinction d’origine, de croyance et d’opinion, semblent cependant parfois dévier de ces obligations. Une enquête récente de Libération a révélé des atteintes à la laïcité, avec des pratiques et des décisions en contradiction avec leurs engagements contractuels. Des témoignages d’enseignants et de spécialistes du sujet soulignent des cas de « re-catholicisation » de certains établissements. Ismail Ferhat, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, relève ainsi l’arrivée de directeurs plus engagés religieusement, souvent placés par des responsables de l’Église, et poussant des initiatives qui favorisent une influence catholique accrue dans l’enseignement.

Parmi les exemples rapportés figurent des refus d’intervention du planning familial en raison de ses positions en faveur de l’avortement et la contraception à Pau, ou l’organisation de cours de catéchèse assurés par des professeurs durant leurs heures de travail en Auvergne, donc financés par des fonds publics. Certaines écoles imposent même des messes obligatoires et des journées spéciales pour célébrer les saints patrons de l’établissement. Les témoignages recueillis par les journalistes de Libération viennent de sources anonymes, de Bretagne, d’Occitanie, de Paca, de Savoie, etc, soulignant le fait que ce phénomène touche tout autant les villes que les campagnes de toute la France. Ces pratiques remettent en cause les principes de laïcité et de neutralité auxquels l’école française est pourtant tenue. Les inspecteurs de l’Éducation nationale semblent préférer fermer les yeux sur ce sujet, ou ne pas s’en mêler en raison du caractère privé de l’établissement.

À la suite de cette enquête et de protestations de plusieurs syndicats en septembre 2024, le directeur de l’ensemble scolaire Immaculée Conception Beau Frêne de Pau est suspendu par le rectorat pour « atteintes à la laïcité ». Des pratiques mises en place dans cette école incluaient « des cours de catéchisme obligatoires et évalués, des censures d’ouvrages, des intervenants réactionnaires ou des entraves à la liberté de conscience ». Une décision qui s’imposait, mais qui donne l’impression de n’être que la face émergée de l’iceberg.

Deux écoles pour deux classes sociales

Au-delà d’une application encore insuffisante de la laïcité, l’enseignement privé pose un véritable problème de concurrence avec le public, au détriment de ce dernier. La controverse autour des propos d’Amélie Oudéa-Castera, qui a qualifié l’école publique d’incompétente en pointant notamment l’absentéisme des professeurs, a révélé une sorte de mépris de classe. La ministre, qui scolarise ses enfants dans le privé, avait justifié son choix en évoquant son souhait de les voir « heureux, épanouis, qu’ils [aient] des amis, qu’ils [soient] bien, qu’ils se sentent en sécurité, en confiance », induisant de fait que l’école publique n’assurerait en rien le bien-être de l’enfant. Des déclarations jugées « lunaires et provocatrices » par les syndicats d’enseignants qui y voient une attaque injustifiée et méprisante contre le service public et l’Éducation nationale. En réponse, les enseignants concernés ont précisé qu’il n’y avait aucun problème d’absentéisme dans l’établissement, et que la ministre cherchait surtout à faire sauter une classe à son fils en maternelle. Si les propos de la ministre ont pu choquer, ils sont pourtant partagés par nombre de Français, qui voient dans le privé un enseignement de meilleure qualité que dans le public.

Cette affaire met en lumière une perception de plus en plus marquée d’un « embourgeoisement » de l’école privée, décrite par les sociologues Stéphane Bonnéry et Pierre Merle dans la revue La Pensée. Selon eux, l’école privée bénéficie depuis une vingtaine d’années de mesures favorables qui contribuent à en faire un choix prisé par certaines élites, renforçant ainsi un sentiment de classe. Un effet de resserrement se crée par l’homogénéisation sociale des établissements. « Les collèges publics pauvres sont encore plus pauvres, […] le collège privé favorisé est encore plus favorisé. » Stéphane Bonnéry précise, en comparant avec un système éducatif allemand dont les constats et résultats sont similaires, que contrairement à nos voisins qui favorisent la mixité dans les établissements afin d’amoindrir les resserrements sociaux, nous faisons en France l’exact contraire. Les résultats scolaires s’en font par conséquent ressentir. Le taux de réussite au bac est de 98 % dans le privé contre 94 % dans le public (données du ministère de l’Éducation nationale pour 2022).

Là où le public a perdu 56.000 enseignants en vingt ans (- 7 %), le privé en a perdu seulement 3.800 (- 2,6 %). Le nombre d’élèves du public ayant baissé de plus de 200.000 élèves, le privé en gagne quant à lui 100.000. Les écoles privées ont donc eu la capacité de choisir leurs « clients » ce qui entraîne une « élitisation » des élèves. En 2011, les élèves du privé étaient à 35,9 % issus d’un milieu « très favorisé » et 14,4 % d’un milieu « favorisé ». En 2022, ces mêmes données sont passées à 42,5 % et 15,6 %. Au contraire, les élèves de la classe « moyenne » et « défavorisée » ont respectivement baissé de 29,9 % en 2011 à 26,5 % en 2022 et de 20 % à 15,7 %. Ainsi, les écoles privées qui sont de plus en plus dépendantes de l’argent public, créent une alternative en faveur d’une société plus fortunée, un entre-soi de plus en plus clair. Cela touche particulièrement les responsables ou élus politiques. Par exemple, les ministres de l’Éducation nationale qui se sont succédé ont pratiquement tous eu au moins un enfant scolarisé dans le privé. C’est général à la classe politique et particulièrement visible en Île-de-France, et ce, de la gauche jusqu’à la droite la plus extrême.

Les écoles privées ont la capacité de choisir leurs « clients », ce qui entraîne une « élitisation » des élèves.

Suite à la publication de l’indice de position sociale (IPS), une mesure du ministère de l’Éducation nationale pour évaluer le statut social des élèves à partir des professions et catégories sociales de leurs parents, la rupture entre privé et public est claire. En sélectionnant les 10 % de collèges à plus faible IPS, on ne compte que 3,3 % d’établissements privés. Au contraire, en sélectionnant les 10 % à plus haut IPS, c’est 60,9 % d’établissements privés. La question de l’égalité face à l’enseignement se pose : alors que tout le monde contribue, par l’impôt, à financer l’école privée, les classes les moins favorisées ont très peu de chance d’en bénéficier. 

L’urgence d’une réforme de fond

L’État ne s’est finalement jamais pleinement engagé auprès de l’école publique en pérennisant une sorte de statu quo avec l’enseignement privé alors qu’il aurait pu absorber de plus en plus d’élèves en investissant dans le public ce qu’il donne au privé. Au contraire, il a laissé les mains libres au privé, amorçant un tri social des élèves tout en concentrant des financements avantageux. À la même heure, nombre d’établissements publics partent en désuétude comme le montraient les lycéens eux-mêmes sur les réseaux sociaux au début de l’année 2024, filmant des locaux aux plafonds effondrés ou sans chauffage.

Un amendement des députés insoumis adopté dans le budget 2025 prévoit de reporter 6 milliards d’euros du privé vers le public pour rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires.

Ne serait-il pas temps d’abroger la loi Debré et de remettre l’école de la République au cœur de l’émancipation citoyenne ? Faut-il une mesure choc au point de déséquilibrer l’entièreté du système éducatif ? Les députés Insoumis – Nouveau Front Populaire ont eu le mérite d’avoir proposé un amendement – adopté – au Projet de Loi de Finance 2025 en reportant 6 milliards d’euros destinés à l’enseignement privé du premier et second degré vers le public, afin de rendre gratuits les cantines, les transports et fournitures scolaires. Si certains objecteront que, privé de cette somme, les établissements privés la répercuteront sur les tarifs facturés aux parents d’élèves, ces derniers auront toujours le choix de revenir vers le public…

Si la mesure a peu de chances d’être conservée après le passage du budget au Sénat et un probable usage de l’article 49.3 de la Constitution, elle propose néanmoins une piste pour trouver des financements éminemment nécessaires pour l’école publique, dans un contexte de disette budgétaire. Si l’option d’une suppression de l’école privée fait toujours peur à la gauche quarante ans après l’échec de la loi Savary en 1984, il ne fait aucun doute que le système actuel à deux vitesses ne peut pas perdure en l’état. A minima, un plus fort contrôle des pratiques du privé et un resserrement des financements publics pour les attribuer aux établissements qui en ont le plus besoin semble évident. Quant aux disparités sociales entre établissements, elles ne pourront être résorbées que par une contrainte forte imposée par l’État, voire une fin de l’école privée.

Le démantèlement du service public éducatif en marche

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Manifestation_against_politic_of_education_in_France_in_2003.jpg
©Philippe Alès

Le vaste mouvement de libéralisation des services publics initié dans les années 1990 n’a pas épargné l’Éducation nationale, premier budget de l’État. De la maternelle à l’université, l’institution scolaire est gangrenée de façon croissante par les logiques néolibérales reléguant le savoir au rang de marchandise. Ce premier volet du dossier du Vent se Lève consacré au « crépuscule des services publics » analyse les tenants et les aboutissants de ce démantèlement progressif du service public éducatif. Par Sarah De Fgd.


L’éducation, une marchandise comme les autres ?

Jusqu’alors relativement protégé, le secteur de l’enseignement est depuis plusieurs décennies gangréné par la logique néolibérale, imposant une vision utilitariste du savoir qui s’inspire de la théorie du capital humain. Développée par les économistes néoclassiques Gary Becker, Jacob Mincer et Theodor W. Schultz, elle considère les activités humaines, et notamment l’éducation, comme un investissement permettant à chacun de maximiser ses profits dans l’avenir. L’élève devient donc, tout au long de son parcours scolaire, autoentrepreneur de ses études, devant acquérir des compétences professionnelles s’inscrivant dans le cadre d’un projet professionnel. Le savoir devient donc une marchandise, permettant de former des ressources humaines au service du néolibéralisme[1].

Cette logique, encouragée par des institutions internationales telles que l’OCDE et la Banque Mondiale, s’est notamment traduite à l’échelle européenne par la promotion d’une « économie de la connaissance », initiée avec le Processus de Bologne[2], visant à aligner l’éducation sur l’emploi[3]. En 2012, la Commission européenne adopte une stratégie intitulée « Repenser l’éducation » qu’elle décrit comme valorisant les «acquis de l’apprentissage», c’est-à-dire les “connaissances, les aptitudes et les compétences acquises par l’apprenant”  afin de « garantir une meilleure concordance entre l’éducation et les besoins des apprenants et du marché du travail (…). La stratégie appelle les États membres à renforcer les liens entre les systèmes éducatifs et les employeurs, à introduire l’entreprise dans la salle de classe, et à permettre aux jeunes de découvrir le monde du travail par un recours accru à l’apprentissage en milieu professionnel”.  Cette inflexion des systèmes éducatifs européens est présentée comme une réponse au contexte de crise économique, d’austérité  et de chômage de masse – notamment des jeunes – dans les pays européens. Elle révèle surtout l’orientation résolument néolibérale de la Commission qui s’inscrit dans une dynamique globale.

Les réformes Blanquer – qui s’enchaînent à un rythme effréné depuis 2017 – s’inscrivent très nettement dans cette logique néolibérale qui affaiblit le système éducatif dans son ensemble et accroît des inégalités déjà criantes : individualisation des parcours, multiplication de choix scolaires de plus en plus précoces, mise en concurrence des élèves et des établissements, application des logiques du privé dans la gestion RH de l’Éducation nationale avec notamment le recours accru aux enseignants contractuels, désengagement financier de l’État… la liste est longue. Comme le dénonce l’ancien professeur de lettres Samuel Piquet dans une tribune publiée dans Marianne,  « la réforme du lycée et la loi Blanquer ne sont rien d’autre que l’adaptation totale et définitive de l’Éducation nationale aux lois du marché, le remplacement de l’intégration au monde par l’insertion dans la mondialisation, le remplacement de la transmission des savoirs par l’utilitarisme et la réduction de la culture au rang de projet ». Même l’enseignement français à l’étranger n’échappe pas à cette logique : dans une tribune publiée dans Le Monde, l’ancien ambassadeur et ancien directeur de la Mission laïque française Yves Aubin de la Messuzière s’inquiète du risque de « marchandisation de l’enseignement français à l’étranger », et s’interroge sur la pertinence d’une « politique du chiffre » risquant de soumettre l’enseignement français à l’étranger aux opportunités privées plutôt qu’aux priorités géopolitiques.  Emmanuel Macron a en effet annoncé vouloir  doubler d’ici à 2025 le nombre d’élèves accueillis dans les établissements scolaires français à l’étranger, alors que, selon l’ancien ambassadeur, « l’urgence qui s’impose consiste à consolider la qualité des établissements existants, tant en ce qui concerne l’offre pédagogique que s’agissant des infrastructures souvent vieillissantes ».

Jean-Michel Blanquer ©Amélie Tsaag Valren

L’application dans le système scolaire français des orientations libérales européennes, dans un contexte de chômage de masse, se fait non sans une certaine hypocrisie, car le service public éducatif est – à tout le moins dans les discours – toujours considéré comme la « première priorité nationale » dans le Code de l’éducation. Ce dernier, dans son premier article, liste les missions de l’école, et ne fait qu’une seule fois référence à l’insertion professionnelle des apprenants, mot d’ordre qui oriente pourtant la stratégie du gouvernement en matière éducative :

« Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté » (Article L111-1 du Code de l’éducation, en vigueur au 2 septembre 2019.

Le bilan social du désengagement de l’État

Les conséquences sociales du désengagement de l’État – de la maternelle à l’université – sont nombreuses et souvent dramatiques : le geste désespéré d’Anas, 22 ans, qui s’est immolé par le feu devant le CROUS de Lyon afin de dénoncer la précarité étudiante, en est une triste illustration.

La multiplication des réformes Blanquer (Loi sur l’école de la confiance, réforme du lycée et mise en place de Parcoursup) ainsi que le manque chronique de moyens engendrent en outre un profond mal-être parmi les enseignants, en proie à une profonde perte de sens, comme l’a récemment montré le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin. Malaise qui s’ajoute à un manque de reconnaissance de la profession subissant une très forte crise d’attractivité, notamment du fait de la rémunération, plus faible que la moyenne des pays de l’OCDE[4]. Et ce n’est pas la promesse de revalorisation annuelle du salaire des enseignants de 300 euros en 2020 – couvrant à peine l’inflation – qui résoudra le problème.

De surcroît, les politiques menées par M. Blanquer renforcent les inégalités scolaires, déjà criantes en France, comme l’a montré le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco) dans son rapport qui avait fait grand bruit en 2016. Preuve en est, le budget 2020 de l’éducation nationale prévoit une réduction de moitié des fonds sociaux[5] destinés à faire face aux situations difficiles que peuvent connaître certains élèves ou leurs familles pour assurer les dépenses de scolarité ou de vie scolaire (cantine, transports scolaires, achat de fournitures, etc.). De même, les fermetures d’écoles rurales (près de 400 à la rentrée 2019) aggravent les inégalités territoriales et renforcent le sentiment d’injustice lié à la disparition progressive des services publics de proximité.

Business scolaire

On l’a vu, l’école n’échappe pas à la marchandisation. C’est ce qu’illustre Arnaud Parienty dans essai School businesss. Comment l’argent dynamite le système éducatif, dans lequel il dénonce le « consumérisme scolaire » : déménagements pour intégrer les meilleurs établissements – notamment privés – formations coûteuses, soutien scolaire, coaching, stages à l’étranger, préparation aux concours, détournement de la carte scolaire, etc… tous les moyens sont bons – à condition de les avoir – pour accéder aux meilleures formations.  Le facteur financier s’introduit donc de façon croissante dans le système scolaire français afin de contourner une offre publique considérée comme déficiente. Cette logique sert évidemment les mieux armés dans la « compétition scolaire », soit les mieux dotés en capital économique et culturel : l’éducation a un coût, il faut donc être en capacité de faire des choix stratégiques pour en tirer avantage : choisir les bonnes écoles, les bonnes filières, les bonnes universités. Cette logique engendre une mise en concurrence accrue des établissements, constamment classés par des palmarès en tout genre visant à éclairer le choix du consommateur – usager[6].

 

[1] Voir à ce propos « En marche vers la destruction de l’université », Note d’Eric Berr et Léonard Moulin, mai 2018.

[2] Le processus de Bologne est un processus de rapprochement des systèmes d’études supérieures européens amorcé en 1998 et qui a conduit à la création en 2010 de l’espace européen de l’enseignement supérieur, constitué de 48 États. Il vise à faire de l’Europe un espace compétitif à l’échelle mondialisée de l’économie de la connaissance.

[3] http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2012/12/05122012Article634902919728790882.aspx

[4] Voir l’enquête de l’OCDE « Regards sur l’éducation », publiée le 11 septembre 2019.

[5] “Les fonds sociaux divisés par deux en 2020”, Le café pédagogique, 14 octobre 2019.

http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/10/14102019Article637066346424003336.aspx

[6] Voir à ce propos Dubet François, « Le service public de l’éducation face à la logique marchande », Regards croisés sur l’économie, 2007/2 (n° 2), p. 157-165. DOI : 10.3917/rce.002.0157. URL : https://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2007-2-page-157.htm

Arthur Nesnidal : « Reconquérir les mots est absolument indispensable »

https://www.lisez.com/ebook/la-purge/9782260034377
©Maxime Reychman

Arthur Nesnidal, tout jeune auteur alors âgé de 22 ans à la parution de son premier roman intitulé La Purge dans lequel il met en scène l’expérience d’un personnage en classe préparatoire aux grandes écoles, nous a accordé un entretien sur la place de son roman – et du roman en général – dans la bataille culturelle. Selon lui, La Purge est un pamphlet contre notre société méritocratique dans laquelle règne une compétition acharnée qui transforme le droit de vivre dignement en privilège réservé à certains. Entretien réalisé par Romain Lacroze.


LVSL — Vous avez écrit La Purge, votre premier roman, paru chez Julliard en août 2018 (bientôt en poche). C’est un roman pamphlétaire, assez court, engagé dans la bataille culturelle ouvertement en faveur des opprimés. Ce livre met en scène un narrateur en classe préparatoire qui se montre très critique vis-à-vis de ce système, mais pas seulement… Qu’aviez-vous à dire en écrivant La Purge ? Et pourquoi avoir choisi cette forme du roman pour le dire ?

Arthur Nesnidal — Il me semble que c’est extrêmement clair, ne serait-ce que quand je dédicace mon livre aux résistants, c’est-à-dire à ceux qui restent dignes. Les gens dignes sont ceux qui s’affirment, qui existent par leur résistance à l’oppression. C’est un livre qui dénonce l’oppression et la reproduction des élites. Je me sers des classes préparatoires comme d’un prétexte pour dénoncer un système beaucoup plus vaste, celui de la reproduction des élites, de la confiscation de la culture classique par une élite. En fait, quand je dis « élite », j’entends « oligarchie ». C’est l’oligarchie que j’ai dans le viseur de mon bouquin.

« Je me sers des classes préparatoires comme d’un prétexte pour dénoncer un système beaucoup plus vaste de reproduction des élites, de confiscation de la culture classique par une élite »

D’autre part, il s’agit d’un roman parce que c’est beaucoup plus efficace que n’importe quelle autre forme littéraire pour ce que je veux en faire. Mon objectif est de dénoncer, de susciter l’indignation, la colère et la révolte. Un essai ne me conviendrait pas parce que la forme rigoureuse de la démonstration scientifique, comme on aurait dans un essai sociologique qui s’appuierait sur des statistiques, ne permet pas de susciter l’indignation. L’essai permet plutôt d’avoir une vue suffisamment précise de la situation pour rédiger un texte de loi par exemple. Un essai sociologique s’approche plus du travail du législateur que de l’invitation à l’insurrection populaire. En définitive, le roman incite à taper du poing sur la table. C’est plus puissant, cela a plus d’impact…

Il y a aussi d’autres raisons à ce choix : je ne suis pas sociologue, donc, je ne peux pas, de toute façon, me permettre d’écrire autrement que dans une forme purement littéraire ou artistique pour dénoncer un système violent. D’autant plus que, j’insiste, mon sujet ne traite pas des classes préparatoires, il dénonce un système beaucoup plus vaste de reproduction des élites. Si je rédigeais un essai de sociologie, je serais obligé de cadrer mon sujet et d’étudier en elles-mêmes les classes préparatoires. D’une certaine manière, je serais à côté de ce que je voulais faire. Je serais « hors sujet » car mon but est plutôt de dénoncer le fait que la valeur qui est mise au pinacle de notre société est la compétition. Quand on veut dénoncer cela, il me semble qu’un essai est beaucoup moins approprié car plus réducteur, ou alors, cela demande un travail beaucoup plus ample dont je n’ai absolument pas les moyens.

LVSL — Ce qui est étonnant dans votre livre, c’est la première personne. Pourquoi avoir écrit ce livre à la première personne alors que vous avez toujours dit que ce n’était pas une autobiographie ?

AN — Juste un petit mot sur l’autobiographie : j’estime, à titre personnel, que l’autobiographie n’est pas un genre littéraire. À partir du moment où une biographie a des qualités littéraires, elle est romancée, donc c’est déjà un roman et ce n’est plus factuel. Une biographie n’a en elle-même qu’un intérêt historique. Ceci dit, c’est une opinion purement subjective que je porte sur la littérature en général, et du haut de mes 23 ans d’existence, cela ne pèse pas bien lourd ! Mais, il me semble que la biographie n’est pas vraiment un genre littéraire, dans le sens artistique. D’ailleurs, j’utilise le contrat de lecture pour bien signifier au lecteur qu’il ne s’agit pas d’une biographie. Au premier chapitre de mon livre, l’incipit, j’annonce aux lecteurs qu’on se situe dans un futur post-apocalyptique et que je vais raconter ma jeunesse ; c’est censé causer un déclic chez lui pour qu’il comprenne bien que c’est une fiction et que je ne vais pas raconter ma vie, puisque dans ma vie, il n’y a pas eu d’apocalypse, je ne suis pas vieux et nous ne sommes pas à la fin du XXIème siècle. Je crois que c’est assez clair sur le fait que ce n’est pas une biographie, ni une autobiographie.

Deuxièmement, pourquoi à la première personne ? Parce que je m’étais imposé une contrainte pour renforcer la valeur symbolique de ce que j’écrivais : ne mentionner aucun nom de personnage, les personnages étant tous désignés par leur fonction. À partir du moment où on n’avait que des personnages-fonction, je renforçais l’identification du lecteur et rendais possible la généralisation. Quand on dit « Monsieur le Professeur » ou « Monsieur le Directeur » pris comme des entités presque abstraites, c’est beaucoup plus facile ensuite de s’en référer à ce qu’on a connu soi-même. De plus, cela permet de comprendre que je ne parle pas d’une classe préparatoire en particulier ou des classes préparatoires en général, mais vraiment de la société toute entière. Un problème a émergé avec cette contrainte : que faire du narrateur ? Parce qu’il y a forcément un personnage narrateur qui est là, c’est quasiment obligatoire. Un roman sans narrateur n’aurait strictement aucun sens. Le mettre à la première personne permettait de respecter cette contrainte d’une part, et d’autre part, d’entretenir une confusion entre le personnage narrateur et l’auteur, c’est-à-dire moi, puisque parfois nos avis sont confondus. Parfois non, mais bien souvent, ils sont confondus, et cela fait du narrateur un personnage témoin, qui n’agit pas, qui raconte. Donc c’est drôle parce que ce livre qui est écrit à la première personne met en scène un « je » très absent puisque ce personnage ne fait rien, n’agit pas et se contente d’observer. En réalité, les descriptions et les portraits en sont la toile de fond. J’explique ce que font les autres, ce qui se passe autour de lui. Et la véritable action du personnage, ce qui change véritablement pour lui au cours du livre, c’est le regard qu’il porte sur le monde, sur ce monde-là : au début, il est complètement aliéné, il s’imagine que comme il arrive en classe préparatoire, l’ascenseur social de la République fonctionne et qu’il va y arriver ; mais à la fin du livre, il n’a plus du tout cette vision-là des choses… En fait, on suit l’éveil de sa conscience bien plus que l’agissement d’un personnage héroïque, car ce n’est pas du tout le sujet.

LVSL — Justement, vous parlez d’éveil des consciences. Quel est le public cible ? Est-ce que ce roman peut éveiller d’autres consciences ? Qui est visé en particulier ?

AN — Tout le monde. Je ne suis pas un « marketeux », je n’ai pas de public cible. Absolument tout le monde parce que comme je l’ai dit, ce n’est pas un livre sur les classes préparatoires, donc tout le monde. En fait, de manière générale, l’école concerne absolument toute la société. J’estime, parce que je suis profondément républicain, que tous les sujets politiques concernent toute la société, mais l’école en particulier, c’est-à-dire la façon dont on va former les futurs citoyens, donc, pas seulement ce qu’on leur enseigne en termes factuels, mais aussi ce qu’on leur inculque des valeurs humaines. C’est ça la formation. On ne peut pas dire que la véritable formation d’un étudiant soit le contenu de l’enseignement, qui de toute façon change d’une époque à l’autre selon l’évolution des connaissances. Ce qui est vraiment important, c’est ce qu’il va en retenir et la façon dont il va se construire avec ça.

« L’école concerne absolument toute la société »

De fait, ce que je dis de l’école dit beaucoup de la société : la valeur la plus importante, la valeur cardinale de notre société est la compétition. Dans cette compétition, donc dans une société libérale, dans un marché dérégulé, l’école a pour but de former des employables. On enseigne donc aux élèves des métiers qui vont ensuite leur donner éventuellement une place dans la société. Bon, mais en réalité, l’école n’est pas du tout un ascenseur social : la discrimination se fait aussi à l’école, même de façon inconsciente. Je ne suis pas en train de dire que partout les professeurs montrent du doigt les boursiers mais que structurellement c’est comme ça… Une personne issue d’une famille intellectuelle cultivée dans le sens de la culture universitaire, de la culture classique, a bien plus de chances de réussir à l’école que n’importe quelle autre.

Donc en théorie la ligne de départ est censée être la même pour tout le monde mais en réalité, ce n’est pas du tout le cas. Et quand bien même, l’école forme des employables, inculque un métier et, surtout, ancre l’idée de la nécessité de la compétition. Indubitablement, cette façon-là de former les jeunes ne peut déboucher que sur une société violente. Une société de compétition permanente est une société violente. Je ne dis pas que la classe préparatoire transforme les jeunes en gens violents ; cela n’aurait aucun sens, ce que je dis c’est que tout le système scolaire et toute notre société tendent à être violents parce que cette dernière idolâtre la compétition. Et par « compétition », j’entends « compétition acharnée ». Quand on commence à imaginer une société qui est faite d’entrepreneurs, je crois que tout est dit. On détruit l’État, on encourage la société civile à s’auto-organiser via les marchés, donc via l’économie, et cela ne peut être que violent, cela débouche forcément sur une compétition acharnée.

« Dire que tout le monde a sa chance, c’est dire que tout le monde est à égalité. Mais en réalité, cela signifie qu’il y aura un vainqueur et plein de perdants »

Le mensonge est de dire que tout le monde a sa chance dans l’économie de marché, dans le libéralisme, et donc dans la compétition. Dire que tout le monde a sa chance, c’est dire que tout le monde est à égalité. Mais en réalité, cela signifie qu’il y aura un vainqueur et plein de perdants. Et ce sera violent parce que de toute façon les gens vont se battre pour être vainqueur. Personne n’a envie d’être perdant, parmi les gens qui vont se faire opprimer, qui vont se retrouver sans rien. C’est d’autant plus violent si tout le monde se dit que c’est une bonne idée de vivre en compétition permanente et que ce système est accepté.

LVSL — Justement, dans votre roman, situé dans une époque « post-apocalyptique », vous écrivez en référence à une période antérieure à celle-ci : « Les mots sont importants ; et ils étaient volés. République, pacifisme, progrès, socialisme, internationalisme, les grands noms de Jaurès et de Blum n’avaient plus aucun sens ; on vendait tout au plus offrant. L’ultralibéralisme était si bien ancré dans toutes les cervelles qu’il était devenu quasi totalitaire ». Est-ce que ce roman est aussi une arme contre ce que vous appelez l’ultralibéralisme ?

AN — Bien vu, on ne m’avait pas encore sorti cette citation, ça fait plaisir de la voir sortir une fois. Un mot sur le vocabulaire volé : c’est un scandale. On ne peut plus s’exprimer si les mots sont volés. « République » a un sens, et cela ne peut pas avoir le sens d’être de droite. C’est radicalement opposé à la droite, c’est radicalement opposé au libéralisme. La République est une idée de gauche, qui ne peut être qu’une idée de gauche, et politiquement orientée. Quand on prononce « République », on ne peut pas penser « libéralisme », quand on dit « République », on signifie que l’ensemble des citoyens éduqués se préoccupe collectivement du bien commun représenté par l’État républicain. Donc les mots volés, c’est un scandale ! République a un sens, socialisme a un sens. C’est un scandale que le Parti Socialiste ne soit pas socialiste et qu’il entretienne ainsi une confusion générale. Et cela conduit les gens à dire : « La droite et la gauche, c’est la même chose, les gens sont tous pareils, les politiques sont tous pareils ». Alors que c’est tout à fait faux. Le fait de voler les mots, de les salir, empêche d’expliquer le système. Que nous reste-t-il comme mots à partir du moment où on ne peut plus dire « République », « socialisme » ou « capital » ? Comment fait-on pour décrire le libéralisme ? Comment fait-on pour en faire une critique constructive ? Il est très difficile d’être contre le libéralisme avec des mots qui sont tous salis, volés ou détournés. Comment fait-on pour dire que La République En Marche ! n’est pas républicaine ? Ou que Les Républicains ne sont pas républicains ? Comment peut-on opposer, par exemple, « capitalisme » et « communisme » alors que le communisme est assimilé au stalinisme ? C’est très compliqué et je le dénonce. Je crois que reconquérir les mots est absolument indispensable pour structurer notre pensée. En effet, on ne peut pas penser quelque chose si on n’a pas le mot pour le désigner.

D’autre part, je dis que le libéralisme est devenu quasi totalitaire : il se trouve que c’est vrai parce qu’un régime totalitaire est un régime où le pouvoir dirige et surveille chacun des aspects de la vie d’un citoyen, d’un membre du groupe. De fait, il se préoccupe tellement de chacun des aspects de la vie d’un citoyen qu’il se mêle de ce que l’on a le droit de penser ou de ne pas penser. Les journalistes sont quasi univoques sur à peu près tous les sujets, les gens ont strictement la même opinion et l’opposition est très mal tolérée ; le fait de critiquer est très mal toléré. Donc oui, totalitaire, car à partir du moment où l’on affirme des valeurs comme une évidence en permanence, et que tout le monde les accepte, il n’y a plus de démocratie. La démocratie intervient quand on n’est pas d’accord et qu’on tranche par le vote, par le nombre, par la conviction et par le débat. En général, quand tout le monde est d’accord, c’est le signe d’un régime qui n’est pas démocratique.

https://www.lisez.com/ebook/la-purge/9782260034377
Première de couverture de La Purge Illustration © Richie Faret                    © Éditions Julliard, Paris, 2018

LVSL — En quoi ce roman est-il populaire ?

AN — J’ai surtout dit que je voulais que ce soit un roman populaire. Un roman populaire se détermine d’abord par le fait que ce soit un roman qui est un best-seller (rires). En tout cas, c’est un roman qui se veut populaire parce que, clairement, il prend position pour le camp du peuple ; c’est très clair et sans ambiguïté. Je n’irai pas jusqu’à dire un roman « populiste » qui essaie de décrire avec réalisme la vie du peuple à la façon du roman Les Misérables, parce que ce n’est pas le sujet ici. On est dans un lieu extrêmement clos, tout se passe au même endroit sur une année… Ce roman se veut populaire, parce que, très clairement, il prend position pour le peuple. Alors « pour le peuple » ça veut dire contre l’oligarchie. Mais encore une fois, il y a quelque chose de dramatique dans le fait qu’on ne puisse plus dire que l’on est contre quelque chose parce qu’à partir de ce moment, on voit se répandre des éléments de novlangue absolument insupportables qui sont des non-sens intellectuels du style : « Il faut arrêter d’être contre, il faut être pour ! » Cela sous-entend : « Pour quoi ? Pour nous bien sûr, pour nous, l’oligarchie… » Alors que nous sommes pour des choses aussi belles que le partage, la Sécurité sociale… C’est avec le partage du pouvoir en particulier que va se faire le partage des richesses… Voilà, je ne suis pas seulement contre… Je suis aussi pour d’autres choses. Cela implique que quand on est pour quelque chose et qu’il y a quelque chose d’autre en place radicalement différent, on est contre ce qui est en place. Fatalement, quand je dis que je veux que ce soit un roman populaire, c’est parce que dans mon esprit, le peuple est opposé à l’oligarchie. Les gens qui détiennent le pouvoir à la place de ceux qui le subissent, c’est-à-dire les gens qui détiennent le pouvoir au lieu de représenter le peuple, n’ont pas leur place dans notre société. Cela ne devrait pas fonctionner comme ça.

« Les gens qui détiennent le pouvoir à la place de ceux qui le subissent, […] qui détiennent le pouvoir au lieu de représenter le peuple,
n’ont pas leur place dans notre société »

Bien sûr, il y a aussi les éléments de novlangue qui contribuent à vider les mots de leur sens. On martèle des mots un peu comme des concepts opérants. Quand un préfet parle, il doit dire : « État, sécurité » ; quand un ministre parle, il doit dire « budget économique, essor, relance par l’austérité ». C’est absolument incroyable ! Surtout quand un représentant parle, il va parler de compétitivité, il va parler d’attractivité, c’est-à-dire des concepts qui sont extrêmement orientés en fait, et il va les marteler jusqu’à ce que ça paraisse évident qu’on doive être compétitif, qu’on doive faire de la croissance, produire, être attractif pour les entreprises. Dire que la compétition n’est pas une fin en soi est quelque chose qui n’est pas du tout évident dans notre organisation sociale, surtout dans les représentations culturelles comme à la télévision, dans les journaux, à la radio ; il faut d’abord commencer par faire admettre un vocabulaire qui n’est pas le vocabulaire du libéralisme.

« Dire que la compétition n’est pas une fin en soi est quelque chose
qui n’est pas du tout évident dans notre organisation sociale »

On ne peut pas critiquer le libéralisme avec son vocabulaire. C’est complètement absurde. Si je veux critiquer l’oppression dans l’entreprise, je suis obligé d’utiliser des termes qui signifient l’oppression dans l’entreprise : je vais dire qu’il y a l’oppression de l’entreprise sur des gens qui ne possèdent pas leur outil de travail qu’on va appeler les prolétaires, c’est un vocabulaire extrêmement typé. C’est tout à fait normal, c’est le vocabulaire typique des gens qui sont contre l’oppression dans l’entreprise. En revanche, si je critique le libéralisme en disant que dans la start-up nation, il y a des défavorisés qui n’ont pas eu le mérite de fonder eux-mêmes leur entreprise et de montrer leur valeur sur le marché parce qu’ils n’étaient pas assez attractifs et compétitifs, cela a l’air absurde de critiquer le libéralisme. On en déduit que le libéralisme est quelque chose qui fonctionne très bien et que le seul fautif dans l’histoire, c’est ce pauvre type qui n’a pas eu de chance et, surtout, qui n’a pas eu de mérite. Je ne crois pas au mérite, je ne crois pas que le droit de vivre et d’avoir une vie digne se mérite. Je crois que c’est quelque chose que tout le monde a le droit d’avoir : c’est d’ailleurs ce qu’affirment les Droits de l’Homme. Mais on a bien inculqué aux gens que la place qu’on occupait dans la société devait être indexée sur le mérite.

« Je ne crois pas que le droit de vivre et d’avoir une vie digne se mérite »

À partir du moment où l’on vole le vocabulaire et où l’on martèle ces concepts opérants via les médias et via la culture, il est très difficile de lutter. Modestement, mon travail est d’attaquer ce processus. Parce qu’en tant qu’écrivain, mon boulot est principalement de travailler la langue, de travailler à partir de dictionnaires, de grammaires et de donner une nouvelle connotation aux mots ou de reconquérir le sens des mots, donc de proposer une vision du monde par le langage et de créer ce qui permettra de visionner ce monde-là, tel que je le vois, c’est à dire le monde violent que je dénonce.

LVSL — Est-ce que le prochain livre est un roman ? Quand sortira-t-il ? Quel sera son sujet ?

AN — Si tout va bien, il sortira en août prochain. Le sujet : l’oppression sociale, l’oppression des puissants, la dignité des petits… Mon prochain roman dira beaucoup de l’emprise de la finance sur le pouvoir. C’est une contre-utopie. Il me reste un certain nombre de thèmes à aborder. Ce roman sera toujours aussi travaillé du point de vue de la langue, du point de vue du style et je vais continuer dans la lancée du premier. Je n’ai pas changé et je n’oublie pas d’où je viens.

Au début de l’entretien, la question était de savoir quelle était la place du roman dans la bataille culturelle, eh bien, je rajoute que le roman dans la bataille culturelle a la même place que toutes les autres formes d’art, mais il y a quand même une différence entre les arts car certains arts demandent beaucoup de moyens. Et il est donc plus facile de les censurer : par exemple, il est difficile de monter un film parce qu’un film demande beaucoup de moyens, il est difficile de faire un jeu vidéo pour les mêmes raisons. Je pense que certains arts comme la littérature ou la musique sont davantage accessibles parce qu’on peut les pratiquer même quand on n’a pas les moyens. En effet, concrètement, pour écrire, il faut un stylo et un cahier. Alors que des formes d’art qui demandent beaucoup de moyens nécessitent aussi beaucoup d’investissement financier. À noter que la qualité technique dans le métier d’écrire est tout aussi exigeante que celle des autres formes d’art. Je fais le pari, et ça ne m’étonnerait pas, que le roman sera à l’avenir une forme d’art abondante, subversive. Je précise que je n’écris pas des romans parce que je fais des paris ; je le fais parce que je suis romancier, que c’est mon métier et que c’est ça que je sais faire. Mais je pense que dans les années à venir nous, les romanciers subversifs, révolutionnaires, serons beaucoup plus nombreux à avoir un regard critique sur la société, à proposer de s’indigner contre le monde dans lequel on vit par la littérature. Et dans d’autres formes d’art, peut-être que ce sera plus difficile.

On vient de voir le roman à la croisée des chemins de l’art et de la bataille culturelle. Je suis sûr que l’art dans la bataille culturelle a une importance primordiale. Seul l’art peut sensibiliser autant les gens à qui l’on s’adresse et provoquer des sentiments sains. Je considère que l’indignation et la colère sont saines. Former l’imaginaire collectif par l’art est absolument indispensable pour reconquérir les concepts qui nous permettent de critiquer le monde dans lequel on vit. C’est un travail qui est bien sûr de première importance mais qui n’est pas forcément supérieur au travail conceptuel que font les chercheurs, les sociologues, les scientifiques. C’est un travail complémentaire, il ne sont pas opposables. Simplement, moi, c’est ce que je sais faire, donc c’est ce que je fais.

Les stylos rouges demandent au gouvernement de reprendre sa copie

© Capture d’écran : YouTube

Des gilets jaunes aux stylos rouges, les couleurs changent mais les colères se ressemblent. Le mouvement de protestation du corps enseignant est né le 12 décembre dernier, suite au discours d’Emmanuel Macron aux gilets jaunes. Les enseignants et l’éducation, considérés comme les grands absents de cette allocution, ont décidé de réagir. Les stylos rouges forment ainsi une mobilisation inédite pour un corps professionnel attaché traditionnellement aux syndicats et au secteur public. Face au manque de reconnaissance de la profession, à la précarité des revenus et aux réformes iniques du gouvernement en termes d’éducation, la colère a pris une nouvelle forme. Ce mouvement réunit désormais près de 67 000 enseignants du primaire comme du secondaire, du privé comme du public. Transversal, le mouvement des stylos rouges rompt avec les codes acquis de la contestation professorale et n’a pas fini de faire parler de lui.


Aux sources de la colère

La première revendication des stylos rouges porte sur les salaires. Gelés, dévalorisés, ils sont aussi bien en-dessous de la moyenne des pays européens et de l’OCDE et ce, malgré un recrutement hautement qualifié à bac+5. Le salaire net moyen de l’ensemble des enseignants (tous niveaux confondus, public et privé sous contrat) rémunérés par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, s’élèverait à 2 417€ mensuels nets (données de 2018). En rapportant au nombre d’heures travaillées (présence en classe, préparations des cours, corrections et tâches administratives de plus en plus nombreuses), les syndicats estiment que le salaire horaire s’élève à environ 15€ de l’heure.

Rémunération annuelle d’un enseignant collège/lycée en dollars PPA, comparée aux autres pays de l’OCDE.
Source : OCDE

La tendance à la dégradation du niveau de salaire est d’ailleurs plus ancienne. À partir des données de l’INSEE, le SNES (Syndicat national des enseignants de second degré) rappelle qu’ « en 1980, professeurs, CPE et PsyEN débutants gagnaient 2 fois le SMIC, aujourd’hui c’est 1,25 fois le SMIC ». Ainsi, Loïc Vatin constatait en 2014 que « pour avoir le même pouvoir d’achat que son  homologue de 1996, le certifié de l’an 2013 devrait gagner 6000 € (brut) de plus par an ! Cela représente une perte de presque 19 %. Pour les professeurs, le déclassement est une réalité sensible. »

Professeur dans un lycée de Saint-Étienne, Claire Malecot témoigne des difficultés financières auxquelles elle doit faire face. Mère célibataire, un problème auditif génétique nécessiterait la pose d’un appareil auditif d’une valeur de 2000 €. Certifiée hors classe, au maximum de son avancée de carrière possible, elle n’en a pas les moyens si elle veut financer les études de ses enfants. « Depuis les années 1990, on a longtemps senti une honte pour les profs quand il s’agit de parler de leur salaire. On les ramène souvent à leurs vacances – pendant lesquelles nous travaillons bien sûr. Aujourd’hui, je crois que la parole se libère. »

« pour  avoir  le  même  pouvoir  d’achat que  son  homologue  de  1996,  le  certifié  de l’an 2013 devrait gagner 6 000 € (brut) de plus par  an  !  Cela  représente  une  perte  de presque 19 %. Pour les professeurs, le déclassement est une réalité sensible »

Professeur des écoles de 52 ans dans une école primaire de campagne dans la Loire, Hugues Ber est contraint d’exercer une activité supplémentaire pour assurer la survie de sa famille de deux enfants, car sa femme ne peut trouver d’emploi à la campagne. Au 10ème échelon (sur les 11 que compte la grille d’avancement d’un professeur des écoles de classe normale), il perçoit 2 100€ nets par mois. « Par mon activité d’autoentrepreneur, j’organise environ six soirs par mois des soirées karaokés, notamment dans des restaurants. C’est ce qui fait vivre ma famille ». Il ne compte pourtant pas ses heures de travail à préparer de nombreux exercices destinés à prendre en compte la diversité des niveaux de ses élèves. Chaque matin il se lève à 5h40 pour arriver à l’école à 7h30 et en repartir au mieux à 18h. Il rappelle par ailleurs qu’il n’est pas le seul à cumuler les emplois pour boucler les fins de mois : « Certaines de mes collègues sont séparées de leur conjoint et ont à charge le prêt de leur maison et leurs enfants. Elles non plus ne partent pas en vacances : elles travaillent durant les congés scolaires. »

La colère des stylos rouges, par-delà la question du revenu, vient aussi de conditions de travail de plus en plus précaires, qui dévalorisent, voire mettent en péril la profession des enseignants. Ainsi, en octobre 2018, la vidéo d’un élève qui braquait une arme sur sa professeur en classe à Créteil, pour qu’elle le note présent malgré son retard, a suscité l’indignation générale et mis en lumière les conditions de travail des professeurs et des élèves. Le hashtag #PasDeVague avait déclenché une prise de parole révoltée face à ces propos, qui a été assez mal reçue par la hiérarchie.

Pourtant, les enseignants doivent bel et bien faire face, parmi les difficultés quotidiennes, à des faits de violence verbale et physique. Parmi les nombreux facteurs sociaux qui peuvent les expliquer, l’un d’eux est flagrant : le nombre croissant d’élèves par classe. Dans des classes qui peuvent compter jusqu’à 38 élèves, plus le temps de s’occuper individuellement de chacun pour mettre le doigt sur ce qui gêne la progression. Les classes à plus de 35 élèves sont de plus en plus fréquentes, car les générations actuelles sont plus importantes en nombre d’élèves et que le nombre de postes d’enseignants n’a pas évolué de façon proportionnelle. Selon les stylos rouges, il faut donc recruter davantage d’enseignants, tout en proposant des salaires plus attractifs afin d’attirer plus de candidats, et garantir ainsi un bon niveau de recrutement.

Dans cet environnement de pression constante, la santé des professeurs est souvent fragilisée et beaucoup sont conduits au burn-out. Pourtant, en cas d’arrêt maladie, un jour de carence est imposé, c’est-à-dire que le premier jour de l’arrêt maladie est retiré du salaire, et non remboursé par la sécurité sociale ou par l’employeur. Cela ne permet ni de recouvrir la santé, ni de régler le problème de fond qui est en réalité le manque de remplaçants, dont le nombre a été considérablement réduit ces dernières années. Parallèlement, les enseignants n’ont que très difficilement accès à un rendez-vous médical par la médecine du travail, faute de moyens alloués. C’est une obligation pour tout employeur, que le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse ne remplit pas. Il n’est pas rare pour un enseignant de ne jamais bénéficier d’un tel rendez-vous durant toute sa carrière.

“Le sentiment de la non-reconnaissance sociale anime le mouvement des Stylos Rouges.”

Les stylos rouges sont également l’expression d’un sentiment de plus en plus diffus d’un mépris de la hiérarchie. Les raisons de ce sentiment sont multiples. Par exemple, face au #PasDeVague, le ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, Jean-Michel Blanquer, avait affirmé que les tweets des professeurs qui dénonçaient différentes situations plus ou moins violentes dans leurs établissements n’étaient pas forcément la réalité. Une attitude perçue alors comme une tentative d’atténuer la difficulté des conditions d’enseignement au lieu d’agir pour les rendre acceptables.

https://twitter.com/search?q=%23PasDeVague&src=tyah
Le #PasDeVague, afin de rendre visible les violences physiques et verbales subies par les enseignants © Capture d’écran : Twitter 

Travail le dimanche, repas de famille régulièrement manqués afin de corriger des copies tout le week-end, voici la réalité d’une jeune enseignante en banlieue lyonnaise, présente lors de la réunion des stylos rouges de Lyon le 16 janvier. « Je ne viens pas d’une famille de professeurs. Quand j’ai commencé, ils me raillaient toujours avec les vacances. Maintenant, ils semblent comprendre qu’une grande partie de celles-ci et de mes week-ends est consacrée à mon travail », confesse-t-elle. En effet, à l’année, un professeur certifié en collège ou lycée travaille en moyenne près de 43 heures par semaine, dont 14 à domicile. Les nombreuses heures de réunions après 18h (réunions parents-professeurs, réunions au Conseil d’administration) ou consacrées au travail administratif ne sont pas rémunérées en tant que telles.

“Les Stylos rouges  réclament avant tout de meilleurs salaires, mais aussi de meilleures conditions de travail, pour une éducation de qualité pour tous. Il en va de la réussite des élèves et de la santé des enseignants.”

Stylos rouges : la recherche de nouvelles formes de mobilisation plutôt qu’une opposition nette au syndicalisme

Si les revendications des stylos rouges sont communes à celles des syndicats, le mouvement cherche à se différencier des actions traditionnelles, dont beaucoup sont déçus. Ainsi, le mouvement, né en décembre dernier, partage de nombreux points communs avec les gilets jaunes, notamment sur la volonté d’une action différente de celle des syndicats et sur les revendications en termes de pouvoir d’achat. Mais la comparaison s’arrête là, puisqu’il se circonscrit aux métiers de l’Éducation nationale. Il porte des revendications propres à ce corps de métier, comme l’affirme le communiqué national du 14 janvier, qui ne fait pas état d’un ralliement officiel.

“Il ne s’agit pas d’une volonté de cloisonnement vis-à-vis des Gilets Jaunes, mais du souci d’une visibilité supplémentaire pour les revendications spécifiques à l’enseignement.”

Cela n’empêche pas de nombreux stylos rouges de soutenir les gilets jaunes, voire d’y participer, depuis le début de la contestation pour certains. Il ne s’agit pas d’une volonté de cloisonnement, mais du souci d’une visibilité supplémentaire de leurs revendications spécifiques. Les réunions et pages Facebook des stylos rouges sont dans ce but des lieux d’échange de positions diverses et de débats très ouverts.

Le mouvement « n’a pas vocation à se substituer aux syndicats, […] qui se battent depuis des années pour défendre [les] droits » des concernés, explique le communiqué national des stylos rouges. L’efficacité de certains moyens d’action traditionnels, en particulier les grèves multiples sous forme d’arrêt du travail d’une journée, devenues courantes dans l’action syndicale récente, est questionnée. C’est donc une volonté de plus d’inventivité dans les modes de mobilisation collective qui pousse ces membres de l’Éducation nationale, syndiqués ou non, à rejoindre les stylos rouges, ce qui n’empêche pas non plus le ralliement à des manifestations syndicales. Le message est donc clair : les syndicats devraient plus sérieusement se demander comment convaincre à nouveau tout un corps de métier de l’utilité de la grève. Les positions des syndicats vis-à-vis des stylos rouges sont diverses. Certains, comme Force Ouvrière, la FSU du premier degré ou Sud privé ont affiché leur soutien, par communiqués ou par Twitter. Tous n’affichent pas encore de position officielle, que ce soit par prudence ou, plus implicitement, par désapprobation d’une logique non-syndicale, sans doute vécue comme un affront.

“Les Stylos Rouges recherchent de nouveaux moyens d’action collective, plus médiatiques et plus visibles.”

Ce n’est plus à démontrer, pour être médiatisé et impacter l’agenda politique, il faut proposer des actions vendeuses. Les stylos rouges de l’académie de Créteil sont en ce sens allés corriger des copies au rectorat. Le but : rappeler à la hiérarchie la charge de travail cachée qui constitue leur métier. Entre le jeudi 10 et le vendredi 11 janvier, les stylos rouges de toute la France ont mené l’opération « Un stylo pour le président », afin d’adresser ce symbole à Emmanuel Macron, pour faire connaître leur existence et leur colère.

Ces actions, assez médiatiques et novatrices, semblent porter leurs fruits. Les stylos rouges sont dorénavant évoqués à chaque question posée à Jean-Michel Blanquer lors de ses passages médiatiques. Par exemple, le 14 janvier dans le 8h20 de France Inter, il a répondu ainsi aux revendications des stylos rouges : « Je réponds positivement à leurs attentes. Je n’ai aucun problème avec le diagnostic qui est fait par eux du bien-être matériel et immatériel (…) C’est ce qui m’a permis d’entamer ces mesures sur leur pouvoir d’achat. » Une affirmation loin de satisfaire, car dans les faits, aucune mesure concrète n’est encore venue prouver que le mouvement a bien été entendu.

https://www.youtube.com/watch?v=7KFq5vfYsPU
Correction publique de copies : une manifestation originale des Stylos Rouges au Havre © Capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=7KFq5vfYsPU

De même, le 20 janvier, place de la République à Lyon, une vingtaine d’enseignants ont investi les bancs publics et déplié des tables pour corriger des copies un dimanche après-midi. Ce moyen de communication, bien reçu par les passants, a suscité de nombreux messages d’encouragement, tandis que des médias tels que France 3 et Le Progrès sont venus couvrir l’événement. Lors du premier week-end de février, des rassemblement avec les parents d’élèves sont prévus devant différents centres d’inspection académique partout en France. Sur les réseaux sociaux, le hashtag #StopMépris lancé par le SNES est un exemple d’outil récemment proposé par un syndicat, afin d’encourager une diffusion virale des revendicationsCes innovations pourraient pousser certains syndicats à s’interroger : quelles nouvelles méthodes d’action collective pour retrouver une place de choix dans le rapport de force avec l’État ? Les vieilles recettes, tout comme les slogans incompréhensibles pour les personnes extérieures à ces métiers doivent être revus, comme en témoigne l’action des stylos rouges.

Quel avenir pour la fonction publique et les métiers de l’enseignement ?

Les stylos rouges, dans un souci de lisibilité de leurs revendications, défendent les intérêts spécifiques à l’Éducation nationale. Plusieurs de ces revendications sont néanmoins communes à de nombreux autres corps professionnels. En effet, comme pour bien d’autres services publics, que ce soit la santé ou la police, les logiques de réduction des dépenses publiques pèsent de plus en plus sur l’éducation. Plutôt devrions-nous d’ailleurs parler « d’investissements » publics, à l’heure où l’importance du capital humain a été largement développée par les économistes de tous bords. Que deviendrait la sacro-sainte croissance économique sans service d’enseignement ou de santé efficace, mais aussi sans une justice pourvue des moyens et libertés nécessaires à son fonctionnement ? Sans santé, pas de travail efficace. Sans formation de qualité non plus. Les pays dont les résultats scolaires sont les meilleurs sont aussi bien souvent ceux qui rémunèrent le mieux leurs enseignants. De même, que deviendront les perspectives de la transition écologique aujourd’hui bien peu engagée par les gouvernements, sans une formation de qualité des citoyens et futurs travailleurs ? La contestation des stylos rouges porte ainsi en elle nombre de questions de société, qui interroge le modèle politique vers lequel tendent les réformes actuelles. Une grande majorité des Français se sentent d’ailleurs attachés aux services publics, comme l’a démontré Alexis Spire dans l’ouvrage Résistances à l’impôt, attachement à l’État, paru en 2018 aux éditions du Seuil.

“La contestation des Stylos Rouges porte en elle nombre de questions de société, interrogeant le modèle politique  vers lequel tendent les réformes actuelles. Une grande majorité des Français se sentent d’ailleurs attachés aux services publics.”

Le mouvement des stylos rouges témoigne aussi d’une inquiétude générale à l’encontre des réformes proposées par Emmanuel Macron et le gouvernement d’Édouard Philippe en matière d’éducation. Parmi celles-ci, le projet de loi « Pour une école de la confiance », présenté à partir du 11 février à l’Assemblée nationale pose question, car il interroge la future liberté d’expression des enseignants. Les stylos rouges, comme les syndicats, s’inquiètent particulièrement de l’article 1 du projet de loi :

« L’article premier rappelle que la qualité du service public de l’éducation dépend de la cohésion de la communauté éducative autour de la transmission de connaissances et de valeurs partagées. Cela signifie, pour les personnels, une exemplarité dans l’exercice de leur fonction et, pour les familles, le respect de l’institution scolaire, dans ses principes comme dans son fonctionnement. »

Cette formulation implique-t-elle que les enseignants n’auront plus le droit d’émettre de critique envers l’institution scolaire ? Pour ses détracteurs, la formule, quelle que soit son intention, est ambiguë et peut servir à réduire la liberté d’expression.

https://www.youtube.com/watch?v=CiJoSqM3dlQ
Manifestation des stylos rouges contre la réforme du lycée © Capture d’écran : https://www.youtube.com/watch?v=CiJoSqM3dlQ

La réforme du lycée précipitée, proposée sans concertation avec les professionnels de l’enseignement, inquiète aussi les stylos rouges. S’ils ne s’opposent pas à l’idée même de réformer, ils rejettent le contenu des réformes, imposées dans des délais extrêmement rapides et qui demandent, a minima, un moratoire. Pour le collectif, elles posent aussi des problèmes en termes de justice sociale, et d’accès à l’éducation pour tous. La réforme du lycée général risque en effet selon eux d’entraîner plus d’inégalités entre les territoires. Des élèves pourront voir leurs choix d’orientation post-bac limités dès leur entrée en seconde, en fonction des enseignements de spécialité dispensés ou non dans leur établissement. Il s’agit plus ou moins d’instaurer un système qui se rapprocherait de celui qui a pourtant déjà montré ses limites au Royaume-Uni. Outre la grande difficulté d’organisation pour les établissements et les familles, les opposants à cette réforme y voient donc surtout une source d’injustice éducative, qui peut limiter les études futures d’un élève dès le lycée. Or la sociologie nous montre bien que si les familles les mieux dotées en capital social auront sans doute les moyens de connaître les stratégies à adopter pour assurer l’avenir de leurs enfants, celles pour lesquelles la connaissance du système scolaire ne va pas de soi se retrouveront d’autant plus pénalisées. Ainsi pour l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) : « La réforme du lycée et du bac va se traduire par la disparition de la série ES, la dégradation des conditions d’apprentissage de nos élèves ainsi que de nos conditions de travail, la mise en concurrence des disciplines et l’exacerbation des inégalités entre les élèves issus des familles les mieux informées et les autres ». Ces conclusions sont aussi largement reprises par les stylos rouges.

“Les Stylos Rouges, en plus de leurs revendications salariales propres, révèlent donc de profondes inquiétudes quant AU devenir des valeurs républicaines et d’accès pour tous à l’éducation.”

Ainsi, les stylos rouges, en plus de leurs revendications salariales propres, révèlent donc de profondes inquiétudes quant au devenir des valeurs républicaines. « L’école de la confiance » remplace « l’école de la République » dans le discours d’État. Un glissement sémantique lourd de sens. Ils craignent une réelle dégradation de l’enseignement, parallèlement à tous les autres services publics. Si les services publics fonctionnent de moins en moins bien, il sera de plus en plus facile de faire l’éloge de la privatisation. Qu’il s’agisse ou non d’une stratégie du gouvernement, c’est toute l’égalité d’accès à ces services qui sera remise en cause. Pas surprenant quand la Commission européenne les renomme « services universels ». La capacité de mise en place d’actions marquantes et mobilisatrices sera probablement déterminante pour l’avenir du mouvement.

Projet de réforme du lycée : vers un système éducatif à l’anglo-saxonne ?

La commission mise en place par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education Nationale, vient de rendre sa copie. Déjà, la plupart des syndicats s’inquiètent d’une réforme qui risque fort d’aggraver un peu plus la déliquescence du système éducatif français.

Le lycée « modulaire » : vers un système éducatif à l’anglo-saxonne

L’une des principales pistes explorées dans le rapport de la commission Mathiot, chargée de réfléchir à la réforme du lycée, est la mise en place d’un lycée dit « modulaire ». Concrètement, cela signifie que les filières que l’on connaît aujourd’hui (Littéraire, Economique et Sociale, Scientifique) disparaîtraient. Tous les lycéens auraient un tronc commun de cours (en Français, LV1, Histoire-Géographie…) et, en parallèle, se spécialiseraient en choisissant un couple de matières aux horaires renforcées parmi neuf couples possibles, parmi lesquels Mathématiques-SVT, Lettres-Histoire, Sciences Economiques et Sociales-Histoire. L’argument avancé par la commission est que cela permettrait aux élèves une orientation plus souple et graduelle.

Cette idée n’est pas une invention de la commission, qui est allée puiser dans un modèle si cher aux partisans du gouvernement : le Royaume-Uni.

Une fracture territoriale accrue

Cette réforme est symptomatique de la politique mise en place par Emmanuel Macron depuis son accession au pouvoir : tout pour les métropoles, tout pour les plus riches, et les autres n’auront qu’à se débrouiller. En effet, ce projet renforcerait considérablement des inégalités territoriales déjà criantes, entre grandes métropoles et France périphérique.

Dans les faits, seuls les lycées les mieux dotés auraient les moyens de proposer l’intégralité des neuf couples de disciplines proposés aux lycéens. Dans les établissements à dimension plus modeste, où le nombre d’élèves et donc d’enseignants est plus faible, le nombre de couples de matières proposés pourrait plutôt tourner autour de cinq.

Dès lors, quelle solution pour les jeunes vivant dans ces espaces déjà délaissés, et souvent économiquement sinistrés ? Les plus favorisés d’entre eux choisiront l’internat du lycée de la grande ville la moins éloignée tandis que le plus grand nombre devra subir son orientation. S’en suivront perte de toute motivation et entrée dans l’enseignement supérieur avec un bagage scolaire qu’ils n’auront pas choisi et qui bridera leurs choix d’orientation.

Un accroissement des inégalités à prévoir

De nombreux spécialistes du monde éducatif, mais aussi des syndicalistes, affirment que cette réforme, loin de régler le problème flagrant des inégalités en milieu scolaire, le creusera encore plus. On peut ici s’appuyer sur le même exemple que la commission Mathiot, à savoir le Royaume-Uni. Le SNES-FSU, premier syndicat enseignant, a publié une note à ce sujet. A la lecture de celle-ci, on s’aperçoit que la prétendue « liberté » donnée aux élèves dans la construction de leur projet d’orientation est en réalité complètement bridée par de multiples déterminismes.

L’orientation genrée est particulièrement forte dans ce type de système. Ainsi, parmi les dix couples de matières les plus fréquemment choisis par les garçons, 7 ne contiennent que des disciplines scientifiques, et tous en contiennent au moins deux. A l’inverse, chez les filles, 4 des couples de matières les plus fréquemment choisis ne contiennent aucune matière scientifique. Ces dernières privilégient les matières littéraires. Certes, ce clivage est également très fort en France, notamment dans les études supérieures où les filières scientifiques les plus reconnues socialement (écoles d’ingénieur notamment) sont nettement dominées par une population masculine. Est-ce toutefois une raison pour aggraver ces inégalités déjà très fortes ?

Outre les inégalités de genre, les inégalités sociales sont également particulièrement fortes dans ce type de système. En éducation comme en économie, derrière les beaux discours sur la « liberté de choix » se cache bien souvent la liberté pour les riches de rester entre eux et de ne pas partager le savoir et donc le pouvoir avec les classes populaires.

Ainsi, en Grande-Bretagne, les lycéens issus de milieux favorisés (on parlerait, en France, des enfants de cadres et  de professions intellectuelles supérieures) sont surreprésentés dans les filières scientifiques, qui sont socialement valorisées. A l’inverse, les lycéens issus de milieux populaires (enfants d’ouvriers, d’employés) se retrouvent essentiellement dans les filières littéraires ou techniques, à la reconnaissance sociale moindre.

Ce clivage social accru s’explique justement par cette prétendue « liberté » laissée aux jeunes dans la construction de leur orientation. En effet, cette liberté de choix favorise mécaniquement les classes aisées, qui disposent du capital culturel et social nécessaire pour offrir la « bonne » orientation à leurs enfants. Confrontés très tôt aux professions socialement valorisées, les jeunes sauront, avec l’aide de leurs parents, choisir la filière qui leur permettra de reproduire le schéma social dans lequel ils ont grandi : leurs parents, au courant de l’actualité économique, politique et culturelle, sauront guider leurs enfants vers une voie porteuse, tout en valorisant l’école et le goût de l’effort et de la réussite personnelle. Au contraire, l’orientation des enfants d’origine sociale plus modeste est nécessairement plus difficile, car ils ne disposent pas de relations ou d’un milieu familial qui pourraient les aider à faire leur choix.

Demain, avec une telle réforme, ces déterminismes sociaux déjà particulièrement forts dans le système scolaire seraient donc très probablement accrus, et l’ensemble serait justifié par les sempiternelles tirades gouvernementales sur la « revalorisation des filières professionnelles » qui, si elle est une réalité dans le discours dominant, n’a encore jamais eu d’effet concret dans le monde réel.

Derrière la prétendue réforme, toujours des suppressions de postes

Emmanuel Macron et son gouvernement ne s’en cachent pas : au cours du quinquennat, 120 000 postes de fonctionnaires doivent être supprimés. Avant l’élection présidentielle, nous présumions déjà que l’Education Nationale serait fortement touchée par cette décision dans la mesure où ce ministère est celui qui emploie le plus.

Bien entendu, le gouvernement a assuré que l’éducation était une de ses priorités, en témoigne le dédoublement des classes de CP dans les zones difficiles, les fameuses classes à 12 élèves. Si cette mesure est bonne sur le papier, elle se fait sans aucun moyen supplémentaire, ce qui lui retire toute efficacité. Mais surtout, c’est une opération de communication très habile, qui masque le véritable plan social en cours dans l’enseignement secondaire.

Ces suppressions de postes ont déjà commencé, de façon discrète : le gouvernement a réduit le nombre de postes offerts aux concours de recrutement pour la prochaine session. C’est-à-dire que celui-ci prévoit, sur le long terme, de réduire le nombre d’enseignants, alors que le nombre d’élèves grandit d’année en année.

Mais cette réforme du lycée permettrait d’aller encore plus vite. En effet, celle-ci prévoit une baisse du temps de cours hebdomadaire des lycéens, qui oscille aujourd’hui entre 27 et 30 heures. Cela permettrait de passer de 142 000 enseignants au lycée aujourd’hui à 117 000 demain, soit environ 25 000 postes supprimés rentrée après rentrée, d’après les estimations du SNES. Dans les années 80, le ministre socialiste de l’Education Nationale Claude Allègre rêvait de « dégraisser le Mammouth » : les libéraux en rêvaient, Macron le fait.

Ainsi, loin de répondre aux problèmes auxquels cette réforme prétend s’attaquer, elle ne ferait que les creuser… Au bénéfice de ceux qui ont porté Macron au pouvoir.

Il est urgent de séparer l’école privée de l’Etat

Lien
Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effel, vers 1950.

Si les relations entre l’école publique et l’école privée se sont temporisées, la concurrence accrue entre ces dernières et l’incursion toujours plus grande du privé dans le système éducatif ravive des tensions et fait naître un sentiment d’injustice. Pourquoi payer une école pour ceux qui veulent se différencier alors que l’école publique est là, accessible à tous?

Le coût du privé

En France, la loi Debré de 1959 organise le financement public des établissements sous contrat d’association avec l’Etat, soit environ 97% des établissements privés. Cela leur permet de voir leurs enseignants (141 400 professeurs pour l’année scolaire 2015-2016), la formation, les frais tant pédagogiques que de fonctionnement (l’électricité, le mobilier…) payés par les collectivités territoriales. Chaque établissement privé est libre de fixer ses propres frais de scolarités. Ces frais sont de 366€ par an en moyenne en maternelle et 650€ au collège. L’enseignement privé de premier et de second degré représente environ 10% du budget Education hors recherche. Ainsi, l’école privée coûte plus de 7 milliards d’euros (7, 434 milliards dans le budget 2017) par an à l’Etat.

C’est la loi Falloux, loi promulguée sous la IIe République qui est au fondement de l’enseignement privé sous contrat. A cette période, l’historien Pierre Albertini dans L’Ecole en France explique que les catholiques s’inquiétaient de la propagation des idées des Lumières et des valeurs socialistes au sein des écoles. Le comte de Falloux, homme catholique et légitimiste, membre du Parti de l’Ordre crée deux commissions lorsqu’il est nommé ministre de l’instruction publique en 1849. Dans un contexte de retour au calme, l’historien Henri Guillemin explique que l’objectif de la loi en préparation est de former une jeunesse qui ne remettra pas en cause l’ordre établi.

Alfred de Falloux

C’est ainsi que l’éducation religieuse est incluse dans les programmes scolaires. La réorganisation du Conseil Supérieur de l’Instruction Publique accorde une large place aux représentants des différents cultes, le culte catholique en premier lieu. De plus, l’enseignement primaire et le secondaire se voient partagés entre l’enseignement public à la charge des communes, les départements et l’Etat et le privé dont l’enseignement est géré par des associations et congrégations. Si ce texte fondateur n’a été que partiellement abrogé en 2000, les dispositions concernant le privé figurent encore dans le Code de l’éducation et certains articles spécifiques sont encore en vigueur en Alsace et en Moselle, notamment le fait que l’enseignement religieux est considéré comme obligatoire dans les écoles élémentaires (article 23).

 

Le coup du privé…

Au-delà de son coût – certains think-tanks libéraux soutiennent même qu’elle revient proportionnellement moins cher à l’Etat que l’école publique -, il convient également d’interroger les motivations qui font que les parents inscrivent leurs enfants dans le privé notamment en primaire et dans le secondaire. L’intérêt principal de cela n’est pas de lui donner une instruction tournée vers la religion (à peine 10% des parents qui ont scolarisé un enfant dans le privé le font pour cette raison) mais de contourner la carte scolaire sur laquelle la plupart des établissements publics se fondent pour le recrutement des élèves. A cela s’ajoute les stéréotypes à propos des enseignants du public qui seraient moins bons et souvent absents. Arnaud Parienty montre pourtant dans son livre School Business que les professeurs des écoles privées hors contrat notamment sont souvent moins certifiés et trois fois moins agrégés que dans le public.

La ségrégation sociale constitue une source d’inégalités scolaire et si comme l’explique la sociologue Marie Duru-Bellat, l’école ne peut rien face à la différenciation des quartiers, il lui incombe néanmoins de contrer les effets de cette ségrégation en assurant une même qualité d’enseignement partout.

La carte scolaire manifestement à l’origine de si nombreux maux a été créée en 1963 afin de prévoir combien d’élèves allaient arriver dans un collège ou dans un lycée et gérer les ouvertures et fermetures de classe en conséquence avant de devenir le moyen principal pour maintenir la mixité sociale dans les établissements. Si certains parents astucieux ont parfois fait le choix de louer une boîte aux lettres dans une rue proche de l’établissement désiré, moyennant une trentaine d’euros par mois, c’est le recours à l’enseignement privé qui était et demeure le premier moyen de contournement de la carte scolaire.

Là où l’école publique garantit la scolarisation de chacun, le privé sélectionne sur dossier, fait passer des entretiens de motivation, bref, ne s’encombre pas des éléments fondateurs du principe d’égalité. Pour ajouter à cela, les établissements privés scolarisent davantage d’élèves issus des catégories sociales « favorisées » voire « très favorisées ». C’est cependant le fondement d’un cercle vicieux : dans certains établissements les effectifs sont en baisse, des postes sont logiquement supprimés ce qui remet en cause des projets au sein des établissements pour faire décroître son attractivité.

Les pouvoirs publics sont ainsi « bloqués » entre une carte scolaire rigide qui entérine la ségrégation spatiale et une liberté de choix qui ajoute encore à la ségrégation sociale.

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique.

Comment construire une école égalitaire dans une société qui ne l’est pas ?

C’est donc l’Etat qui finance sa propre concurrence de même que ceux qui permettent de saper le principe d’égalité qu’il proclame. Alors que des centaines de communes sont encore sans école publique pourquoi continuer à financer une école se voulant religieuse et plus encore, une école utilisée comme moyen de mettre en place des stratégies d’évitement et d’entre-soi ? S’il n’est que très peu utilisé à ces fins, un établissement privé demeure un lieu d’enseignement qui a la spécificité d’être une institution de l’Eglise. Au nom de quel principe l’Etat devrait-il financer une institution de l’Eglise ? Certainement pas au nom de la laïcité…

Pourquoi l’Etat devrait-il payer pour des gens qui pourraient mettre leur enfant dans le public et qui font pour la plupart délibérément le choix de s’extraire de ce système ? Si le public est vu comme défectueux, le manque d’argent à lui consacrer est une des raisons. Ainsi, ne serait-il pas judicieux de réinvestir cet argent à bon escient ?

L’école devient de plus en plus un espace de compétition, compétition dont l’usage est monopolisé par les familles à fort capital culturel tandis que les milieux les plus populaires se voient marginalisés, ce qui entraîne pour reprendre François Dubet un déclin de l’école comme institution sacrée de l’ordre républicain. Si cesser de financer l’école privée ne résoudra pas tous les problèmes, il s’agit cependant d’un moyen pour redresser cette compétition injuste, de même qu’un symbole fort pour l’égalité.

 

Crédits/photos

Extrait d’une affiche du Comité national d’action laïque, par Jean Effet, vers 1950. https://sms.hypotheses.org/2427

Affiche de la Libre Pensée, contre l’école catholique. https://placard.ficedl.info/article4272.html

Portrait de Falloux. http://www.getty.edu/museum/media/images/web/enlarge/10055201.jpg.

Ode funèbre à la dissertation : enseigner et évaluer la philosophie en Terminale

Les professeurs le savent : si l’enseignement de la philosophie est censé couronner le parcours lycéen, nombreux sont les élèves qui l’abordent avec appréhension, voire suspicion. Ce n’est pas sans raison : tant qu’on ne réformera pas en profondeur les programmes et les modalités de l’évaluation de la philosophie, cette matière continuera à perdre de son prestige en cherchant à le conserver.

Par Margaux Merand, professeur de philosophie ; en thèse de psychologie clinique et de philosophie ; rédactrice en chef adjointe de la revue Implications Philosophiques ; avec la participation d’Antoine Dumont, professeur de philosophie.

En effet, ce n’est pas la philosophie qu’on défend en l’état actuel des choses, mais une certaine conception de la culture, fondée sur une habileté rhétorique mortifère pour la pensée ; sur une généralité qui rime souvent avec la superficialité d’extraits survolés en classe, ce qui est d’emblée discriminant à l’encontre des élèves qui ne peuvent pas approfondir, par la lecture, le corpus des textes étudiés ; sur des critères d’évaluation de plus en plus vagues qui privilégient l’esbroufe à la maîtrise de connaissances précises au service d’une pensée vivante.

L’école d’Athènes, Raphaël, 1510.

Certes, la crise que connaît la dissertation n’est pas sans lien avec celle que connaît l’enseignement dans son ensemble. La maîtrise fondamentale de la langue française étant loin d’être acquise pour bon nombre d’élèves en Terminale, il devient de plus en plus difficile de prétendre enseigner le même exercice que celui que l’on désignait, au temps de Jules Ferry, comme la « composition de philosophie ».

Plutôt que de prolonger l’hypocrisie qui consiste à enseigner un exercice qu’on n’évalue plus à l’aune de ses véritables critères, je propose de mettre purement un terme à l’épreuve de la dissertation, ce qui permettrait non seulement de refonder l’enseignement de la philosophie sur un contenu substantiel, mais permettrait en outre au monde académique de se débarrasser d’un tour d’esprit foncièrement nuisible à la recherche.


Supprimer la dissertation

Cet exercice, impossible à réaliser par la majorité des élèves, serait à la limite défendable s’il était réellement vertueux du point de vue de l’organisation de la réflexion. La question n’est pas de renoncer à un exercice jugé trop exigeant intellectuellement par rapport à ce que les élèves de Terminale, dans l’ensemble, sont désormais en mesure de produire, mais d’abandonner un exercice qui, même s’ils étaient au niveau, n’en serait pas moins inintéressant.

Autrement dit la question était déjà légitime quand les élèves étaient au niveau, elle l’est seulement d’autant plus qu’ils s’apparentent à des collégiens. Il y a une certaine urgence, en réalité, à soulever ces questions, au lieu de se concentrer exclusivement sur le primaire et la seule analyse des réformes gouvernementales. Dans une double visée réaliste et philosophique.

La dissertation ne profite ni aux élèves qui présentent des facilités avec la philosophie, ni à ceux qui doivent tout en apprendre. 


Un exercice artificiel

Un esprit authentiquement philosophique ne raisonne pas sous une forme aussi rhétorique et toujours la même. Le mouvement naturel de la pensée ne procède pas par une construction de “problèmes”, de tensions entre des définitions ou thèses également intuitives mais mutuellement exclusives à propos d’un objet donné qui justifieraient que l’on fasse un effort définitionnel raisonné en examinant successivement plusieurs axes censés se dépasser logiquement par des opérations de renversement nécessaires.

Il relève bien davantage d’une capacité à ne pas considérer le donné comme évident et éternellement vrai, mais à en rechercher les raisons et les causes. L’esprit philosophique est d’abord celui qui considère que toute chose a une cause, nécessaire ou contingente, naturelle ou socialement construite, qu’il est possible de déterminer rationnellement en remontant progressivement les étapes de sa formation, au lieu de la croire là de tout temps et se suffisant à elle-même, comme si sa simple existence en était une justification et un modèle d’intelligibilité satisfaisants. Il est donc celui qui cherche à saisir pourquoi les choses sont telles qu’elles sont, si elles sont devenues, et dans le même mouvement si elles peuvent être différemment ou n’être pas.

Il n’est pas de tension qui ramasse si bien la tournure de ce type d’esprit que celle qui est sensible à l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être : le philosophe ne se contente pas de voir ce qui est à ses pieds, mais sent qu’un autre état est possible, qui ne peut être adéquatement conçu qu’une fois déterminée la genèse de l’état existant. On ne demande certes pas aux élèves d’adopter cette disposition intellectuelle, qui n’est jamais le propre que de quelques individus marginaux à cet âge, mais de renoncer à l’idée enthousiaste et infondée que la dissertation éduquerait à ce type de raisonnement, alors qu’elle lui est fondamentalement étrangère. 


Toute pensée est méthode

Un esprit authentiquement philosophique ne saurait s’accommoder d’une méthode déterminée extérieurement. Il n’en va pas ici comme de la poésie et personne ne développe une pensée philosophique dans et par des contraintes formelles reçues du dehors, comme si la réflexion allait magiquement advenir en respectant la règle du jeu. La pensée, à titre de tendance, est nécessairement antérieure à l’apprentissage de la règle ou elle n’est pas, et la question est à la limite de savoir si le respect de la règle en autorise une expression rigoureuse et un parachèvement, ou si une telle règle, encore une fois déterminée extérieurement, n’en est pas un appauvrissement et n’y constitue pas obstacle inutile.

Il est faux de penser qu’une pensée philosophique pourrait exister indépendamment de toute méthode, et qu’il serait bon dans cette perspective d’en fixer une qui soit opératoire pour tous les esprits. Tout esprit qui pense fait preuve de méthode et d’organisation, toute pensée qui cherche à s’exprimer fait œuvre de logique et d’agencement. Quand la pensée s’arrache à la pure intériorité de la conscience, où elle se trouvait à l’état nébuleux et confus, elle a pour but de s’extérioriser selon un ordonnancement précis, celui des différentes étapes et idées qui la composent et lui donnent la forme d’une démonstration logique de thèse.

Il n’est pas d’esprit philosophique qui ne s’efforce pas de restituer logiquement les différents moments et basculements par lesquels une thèse lui est apparue vraie. L’aspect potentiellement “décousu” auquel on chercherait donc à remédier en imposant la forme de la dissertation n’existe pas, car aucune pensée ne s’exprime sans déterminer en même temps sa méthode. La forme suit spontanément du fond, elle en est même constitutive.

Au-delà du lycée, les effets mortifères de la dissertation

Pour tout esprit non philosophique, c’est-à-dire pour la majorité des élèves, on peut considérer qu’il est légitime de pallier le manque de distance critique et analytique par d’autres moyens que la dissertation. L’essentiel n’est pas que les élèves saisissent une règle formelle et soient capables de l’appliquer indifféremment à toutes sortes de sujets. Il ne doit pas relever d’un apprentissage rhétorique et d’un automatisme de langage et de pensée plus ou moins érudit et brillant selon les connaissances acquises dans les autres disciplines et le milieu social d’origine.

L’objectif est de faire en sorte que les élèves soient capables de s’élever au-dessus de la seule opinion, souvent héritée sans réserve de l’entourage et des discours environnants, en les soumettant au respect de principes logiques en vertu desquels un raisonnement plus rigoureux et approfondi est possible. C’est à l’illogisme naturel de nombreux élèves, et leur tendance à tout considérer comme une évidence indépassable, qu’il s’agit de remédier, par un enseignement des outils logiques, et non pas sophistiques, de la pensée.

La dissertation est un frein pour les esprits philosophiques, qui les dénature bien regrettablement là où ils sont indépendants ; elle n’est pas une propédeutique pour tous les autres, mais un exercice de style qui prend toujours plus de place à mesure que les élèves du secondaire y sont moins préparés en amont, anticipant qui plus est sur l’enseignement de la philosophie dans les classes préparatoires dont on observe les conséquences jusqu’à l’ENS où de nombreux élèves conçoivent le mémoire de M2 comme “une longue dissertation”. Ce dont ils peinent toujours à s’extirper à l’échelle de la thèse.

Je ne veux pas faire peser sur cet exercice trop de responsabilités, ce serait clairement un excès, mais je ne crois pas qu’il soit sans lien avec l’incapacité foncière de nombreux chercheurs à produire de réels savoirs. Et je crois même qu’il détourne les plus naturellement philosophiques d’entre eux pour en faire, au mieux, des généralistes et des professeurs auxquels il serait bon de n’accorder que le titre de préparateurs aux concours ou d’historiens des idées. 

Conservation ou fuite en avant ?

Il semble que l’on rencontre une opposition vigoureuse à la suppression de cet exercice en raison de deux croyances délétères

que la dissertation fait advenir une pensée philosophique : chose dont j’ai montré, quoique d’une manière non définitive et partiale je l’admets, en quoi elle était à mes yeux un non-sens et une contre-vérité ;
que la dissertation fait le prestige de l’enseignement de la philosophie, et que tout l’édifice menace de s’effondrer si l’on renonce à cette “ultime” exigence, comme si c’était, dans le contexte, la dernière chose à laquelle il fallait s’accrocher comme une moule à son rocher pour que l’école ait encore un sens.

La deuxième n’est pas très difficile à contrer, puisqu’elle dépend étroitement de la première. Deux autres points finissent de la rendre obsolète :

L’école s’est déjà effondrée, et ce n’est pas le maintien de la dissertation qui y change quelque chose. On peut même aller jusqu’à dire que la dissertation, dans les faits, n’existe plus et n’est gênante que pour les professeurs qui, comme moi, s’évertuent à continuer à l’enseigner par conscience professionnelle. En toute logique,  la philosophie doit sa place exclusive en Terminale au fait qu’on considère qu’elle requiert des acquis préalables dans d’autres disciplines. Or, comment quelque chose qui doit censément sa possibilité même au reste de l’édifice pourrait-il le faire tenir en dernier ressort, quand tout le reste serait perdu ?

Si le cours d’histoire ne fait plus l’objet de l’apprentissage d’une “composition”, si les professeurs de lettres eux-mêmes, comme je l’ai constaté dans quasiment toutes mes classes l’année dernière et la précédente, ne préparent plus les élèves à l’épreuve de la dissertation littéraire en vue des épreuves anticipées du baccalauréat, car ils jugent l’année trop courte et les élèves inaptes à un tel type de rédaction, comment les profs de philo pourraient-ils magiquement maintenir je ne sais quelle exigence de rigueur en quelques mois ?

On a déjà renoncé à tout prestige dans les autres disciplines, et croire qu’il reviendrait à la philosophie le pouvoir de tout réparer, en quelques ridicules heures par semaine en séries ES / S / STMG relève, au mieux, de la superstition, au pire, de l’hypocrisie la plus cynique. 

Je raconterai à cet effet la dernière réunion d’harmonisation dont je fus témoin, où je me suis excitée comme à mon habitude au moment où certains collègues disaient se moquer de l’absence d’une troisième partie. J’ai expliqué qu’il importait de s’entendre sur ce qu’était une dissertation, sur une méthode valable pour tous les enseignants. On m’a rétorqué qu’il ne fallait pas pinailler, que la notice de l’inspection générale destinée à la correction du baccalauréat était de toute manière devenue trop lâche pour que l’on puisse s’offusquer des différences de conceptions des uns et des autres : en effet, on ne demande déjà plus aux élèves de produire une dissertation (il faut une “trace” de raisonnement…). Et cependant on maintient abstraitement l’exercice, on garde le mot, pour ne pas susciter le scandale, non seulement dans l’opinion, mais aussi et surtout dans le corps des professeurs.

Les mêmes qui prennent leurs libertés toute l’année avec l’exercice, le réduisant à quelque chose qui n’a de réalité que son nom, s’offusquent dès qu’il est question de le supprimer ! On se retrouve dans une situation ubuesque où moi, qui suis la plus viscéralement opposée à cet exercice depuis des années, suis souvent aussi l’un des rares profs à y préparer encore efficacement les élèves, parce que je ne considère pas comme une option de m’en dispenser quand c’est l’épreuve principale sur laquelle ils sont évalués le jour du bac. 

Nouvelles évaluations, nouveaux programmes

Par conséquent, l’objectif n’est pas de maintenir une exigence illusoire et qui n’existe déjà plus dans la majorité des établissements, en raison de l’absence de pré-requis chez les élèves et de l’incapacité des professeurs à s’entendre sur ce qu’elle est, mais bien de rétablir une exigence à la fois adaptée à la réalité des élèves et jugée plus utile à leur formation intellectuelle. Cela serait l’occasion pour tous les profs de se mettre d’accord. L’argument classique dès que quelqu’un critique la dissertation est de lui retourner : “oui oui je suis bien d’accord, mais que va-t-on mettre à la place ?”. Comme s’il s’agissait là d’un problème insoluble alors qu’il ne se pose qu’en France.

Pour une évaluation plus exigeante et plus équitable

Si l’on commence à y réfléchir, on trouve rapidement des éléments de réponse :

a) un contrôle des connaissances. Les élèves doivent maîtriser des auteurs, des concepts, des repères, des œuvres. Ce serait 50% de la note, et ce n’est déjà pas rien que de demander aux élèves de restituer – bêtement ? – des raisonnements philosophiques complexes. Il ne peut s’agir de pure mémorisation ici car la gymnastique mnésique est en l’espèce indissociable de l’intériorisation logique d’un raisonnement. Il y a donc déjà là un effort intellectuel non négligeable, et qui profiterait à l’ensemble de la classe, car les élèves les plus faibles et ceux issus des milieux les plus défavorisés ont besoin de ce genre d’apprentissage, au lieu d’avoir à briller par des références qu’ils ne sauraient tenir de leurs parents.
b) un exercice plus réflexif, qui ferait l’autre moitié de la note, et où l’on demanderait aux élèves soit d’expliquer un texte, ce qui consiste à restituer le mouvement d’une pensée non de mémoire, mais sur place, et qui se justifie pour les mêmes raisons énoncées précédemment, soit de proposer un essai sur une question donnée, en s’efforçant d’argumenter logiquement et de structurer le propos. J’ai déjà entendu, par un ami en contrat doctoral, que l’essai à l’anglaise donnait de “bonnes et de très mauvaises choses”. Je réponds assez simplement qu’il en va de même de la dissertation, et que cela n’autoriserait pas les élèves à se soustraire à l’exigence de rigueur formelle de l’écrit, qui serait évaluée en vertu, je l’ai déjà dit, de critères logiques (cohérence interne, pertinence de l’ordre d’apparition des idées, absence de contradiction, etc.) davantage que stylistiques. 

c) bien des exercices intermédiaires sont possibles et fonctionnent parfaitement au cours de l’année, comme le fait, pour ne donner qu’un exemple, de demander aux élèves de mettre en lien un extrait de film, un texte littéraire, d’histoire, etc., en rapport avec un texte philosophique pour en rendre raison avec un appui “sensible”. 


Ces nouvelles modalités d’évaluation, loin de faire s’effondrer l’édifice, obligeraient les élèves à apprendre le cours par cœur bien plus régulièrement, et donc à quitter le lycée avec des connaissances plus durablement acquises ; elles dégageraient du temps, pour les professeurs comme moi qui se sentent parasités par l’impossible enseignement de la dissertation, pour faire des choses plus intéressantes avec les quelques élèves capables de pousser leur réflexion plus loin. Il ne s’agirait de freiner personne, car au contraire tous les élèves y trouveraient leur compte, alors que le cours de philosophie est actuellement une farce qui ne profite ni aux élèves à l’aise dans le raisonnement, ni à ceux qui sont largués et dont les connaissances sont lacunaires. 

Des programmes plus précis et plus approfondis

Il s’agirait dès lors d’établir un programme pour les épreuves du baccalauréat, qui changerait chaque année. Le programme notionnel ne fonctionne pas, ou à tout le moins devrait-il être enseigné différemment. Ce système dans lequel les professeurs sont libres de piocher, au cours de l’année, dans une liste d’auteurs, sans les étudier de manière exhaustive, et où le jour du bac peut tomber un auteur complètement inconnu des élèves selon les choix du professeur est absurde.

Certes, “la connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise”, comme l’indique la règle du sujet 3 (l’explication de texte). Mais c’est purement et simplement faux : les élèves qui connaissent la terminologie et l’arsenal conceptuel de l’auteur sont techniquement avantagés par rapport à ceux qui le découvrent, qu’on le veuille ou non. Rappelons-nous le texte de Machiavel tombé il y a deux ans, où certains savaient ce que “virtù” signifiait, et où tous les autres ont fait un contresens.

On gagnerait à déterminer une œuvre précise, dont le professeur effectuerait une lecture suivie, en y intégrant les notions quand elles se présentent. Et à poser des extraits d’une telle œuvre au baccalauréat. Cela permettrait de réduire, non seulement l’iniquité du troisième sujet, mais également l’aspect contre-productif de la culture par l’extrait. Des dizaines de textes coupés de leur contexte, survolés dans l’année, ne sont aucunement préférables à la connaissance sérieuse d’une œuvre donnée. Qu’on ne rétorque pas que cela appauvrirait le contenu des cours et la variété des connaissances : il suffit de songer à La République de Platon, par exemple, pour savoir que quasiment tous les problèmes qui irriguent l’histoire de la philosophie y sont posés, explicitement ou implicitement.

La République de Platon, édition GF Flammarion.

Il y a aussi toutes les connaissances historiques, à la périphérie de l’œuvre, qui s’ajoutent à la compréhension des arguments. Je pense honnêtement que n’importe quel élève serait infiniment plus reconnaissant de connaître, à l’issue de sa Terminale, La République de manière solide et en détail, que d’avoir superficiellement abordé Lucrèce, Deleuze, Alain, Vico et j’en passe. Du reste, la culture par l’extrait n’étant valable que dans la perspective de la dissertation, qui est par excellence l’art de tronquer la pensée et de manipuler les auteurs pour leur faire dire ce qu’ils ne disent généralement pas (certains élèves excellents parviennent certes à ne pas tomber dans ce travers), on voit assez facilement que cette deuxième mesure suit naturellement la première.


Conclusion : élargir l’enseignement de la philosophie

J’ajoute enfin qu’il faut faire une distinction fondamentale entre la philosophie, historiquement pratiquée par quelques esprits hors du commun, et qui n’est pas généralisable dans cette acception à l’ensemble des élèves, et l’enseignement de la philosophie en Terminale, qui relève d’un choix politique et qui est avant tout partie prenante de la formation à la citoyenneté. La distinction peut paraître évidente mais elle fait en réalité l’objet d’une confusion constante, dont procèdent tous les écueils mentionnés.

C’est du reste parce qu’on croit plus ou moins consciemment enseigner la philosophie proprement dite, faire des élèves de véritables philosophes, qu’on justifie que l’enseignement n’en soit pas envisageable avant la Terminale. Or il ne s’agit évidemment pas de cela, mais d’une éducation au jugement, et au discernement critique. Ici, comme tout à l’heure, c’est en surestimant le prestige de la discipline qu’on en gâche l’enseignement, qui devrait être réalisable dès la Seconde sous la forme d’une initiation à quelques notions de syllogistique, d’exercices de rédaction personnels, etc.

De même, les disciplines telles que les lettres, l’histoire et les sciences devraient avoir une consistance philosophique au lieu d’attendre que tout cela arrive, comme un cheveu sur la soupe, en Terminale. On s’accroche à l’excellence et à l’incommensurable complexité de la sacro-sainte philosophie pour justifier que l’enseignement soit en réalité extrêmement indigent et frustrant intellectuellement dans toutes les autres disciplines de la seconde à la Terminale, alors qu’il faudrait y préparer les élèves dans l’ensemble de ces matières de manière diffuse, ainsi que par des cours d’initiation plus spécifiques.

Crédits photo :

 

Emmanuel Macron veut achever l’école de la République

Lien
Décembre 2015 ©Jeremy Barande

Depuis deux semaines, on en sait un peu plus sur le programme d’Emmanuel Macron, notamment en matière d’éducation. Si, comme pour le reste de son programme, les idées viennent de partout, et surtout de nulle part, elles peuvent toutes être placées sous le même signe : un libéralisme destructeur qui viendrait achever l’œuvre de démantèlement de l’Ecole de la République entamé par les gouvernements précédents.

 

Recruter des enseignants tout en supprimant des postes : vers des conditions de travail dégradées

 

Les soutiens du gouvernement actuel, à l’heure du bilan, se plaisent à mettre en avant la création de 60 000 postes au sein de l’Education nationale. Si le chiffre est exact, ces créations de postes se sont révélées nettement insuffisantes, dans la mesure où elles ont à peine permis de limiter les dégâts causés par les suppressions de postes massives effectuées sous Sarkozy. Ces mesures au rabais sont pourtant encore trop ambitieuses pour Macron qui, en homme politique responsable, pense que la France saura se satisfaire de 4 à 5000 nouveaux postes d’enseignants.

Si cette mesure apparaît peu audacieuse et bien en deçà des embauches nécessaires à la revitalisation de l’Education nationale, il faut aussi souligner que les autres propositions de Macron l’annulent. En effet, il prévoit de supprimer 120 000 postes de fonctionnaires : le ministère de l’Education Nationale étant celui qui en emploie le plus, on peut prévoir qu’il y aura des suppressions de postes, notamment au sein du personnel administratif des établissements scolaires. Dès lors, les quelques créations de postes promises se retrouveront annulées par le fait que de nouvelles charges administratives vont devoir être accomplies par les enseignants, au détriment de leur travail devant les élèves. Il s’agit donc, pour Emmanuel Macron, de créer des postes d’enseignants au rabais, qui partageront leur temps de travail entre l’enseignement et des tâches de secrétariat qu’ils seront obligés d’accomplir faute de personnel disponible pour le faire à leur place.

Mais les conditions de travail des enseignants ne semblent de toute façon pas être l’une des priorités d’Emmanuel Macron. En effet, la seule proposition faite concernant la rémunération de ceux-ci est de tripler la prime que les enseignants touchent lorsqu’ils exercent dans un établissement classé en zone prioritaire : cette prime serait alors de 1000 à 3000€ annuels. Or, cette mesure pose deux problèmes. D’une part, ces primes ne rentrent pas en compte de le calcul de la retraite des enseignants. D’autre part, cela permet à Macron de ne pas parler du cœur du problème, à savoir la revalorisation des salaires de tous les enseignants qui sont nettement inférieurs à ceux de leurs collègues européens.

A rebours de ces propositions inefficaces, il faut donc poser réellement la question des salaires et mener une politique de recrutement ambitieuse afin de redonner à l’Ecole les moyens d’accomplir ses missions.

Le règne de l’utilitarisme

Mais Emmanuel Macron ne se contente pas d’avancer des propositions sur des questions aussi techniques que la rémunération des enseignants. Il prétend aussi développer une vision de long terme de ce que doit être l’Ecole, des évolutions qu’elle doit subir, notamment à propos de ce que l’on y enseigne. Comme pour le reste de son programme, les contradictions sont légion.

L’une de ses propositions phares est de rétablir un véritable enseignement des lettres classiques (latin et grec ancien). Il faut rappeler que cet enseignement essentiel qui, dans de nombreux établissements, a pu jouer un rôle éminemment émancipateur pour certains élèves, a été vidé de sa substance par Najat Vallaud-Belkacem. Elle y a substitué un enseignement de « Langues et Cultures de l’Antiquité » où l’on apprend ni les langues, ni les cultures de l’Antiquité. Si la proposition de Macron peut être accueillie favorablement de prime abord, rappelons qu’elle est en opposition totale avec le reste de son projet éducatif qui se caractérise par un utilitarisme débridé. En effet, comment trouver de nouveaux enseignants de lettres classiques quand cette filière d’étude est constamment dévalorisée ? Macron prône une autonomie accrue des universités or, c’est précisément cette autonomie qui amène progressivement à la destruction des filières jugées non-rentables, notamment en lettres et en sciences humaines. Les résultats sont déjà là : l’an dernier, moins de la moitié des postes d’enseignants de lettres classiques ouverts ont trouvé preneurs. La filière est en crise : Macron compte bien l’achever. Après tout, quelle importance à ses yeux ? Lui qui déclarait récemment qu’il n’y a pas de culture française doit avoir bien peu de considération pour la culture gréco-romaine.

Sa vision utilitariste de l’éducation se retrouve également dans son projet de réforme du baccalauréat, qu’il propose de « simplifier » comme on simplifie le code du travail, en le réduisant à quatre épreuves. Là encore, Macron part d’un constat que l’on peut partager : des options fantaisistes, notamment en matière sportive, se sont multipliées et ne présentent pas d’intérêt pédagogique particulier. Mais réduire le baccalauréat à quatre épreuves, c’est affirmer que seuls certains savoirs sont réellement nécessaires à la formation de futurs citoyens, au détriment notamment de la culture artistique et littéraire. Peut-être est-ce, ici encore, lié au fait que la culture française n’existerait pas…

Emmanuel Macron dans l’émission “Au tableau”. Capture d’écran

Expulser la République des écoles pour y faire entrer le marché

 

Le point le plus dangereux du projet éducatif de Macron est qu’il entend s’attaquer à la dimension républicaine de l’Ecole française, notamment en matière de recrutement des enseignants. Actuellement, ces derniers sont recrutés via des concours nationaux : après leur admission, les nouveaux enseignants peuvent être affectés dans tous les établissements du pays. C’est le principe même de l’Ecole républicaine : les enseignants sont tous recrutés de la même manière et ont vocation à exercer sur l’intégralité du territoire, là où l’on a besoin d’eux.

A rebours de cette logique, Macron entend libéraliser le recrutement des enseignants en s’en remettant aux chefs d’établissement, qui pourront choisir ceux qui deviendront, à terme, leurs employés. Or cette démarche est profondément injuste dans la mesure où elle va accentuer les inégalités en matière d’accès à l’éducation. Si les enseignants peuvent postuler où ils le souhaitent, les meilleurs d’entre eux n’auront aucun mal à être embauchés dans des établissements situés dans des quartiers favorisés. A l’inverse, les chefs d’établissements moins attractifs devront composer avec des enseignants parfois moins bons, là où les élèves ont au contraire besoin des professeurs les plus qualifiés.

Au-delà de ces conséquences très concrètes, c’est un vrai changement de paradigme : l’Etat se désengage du secteur éducatif et laisse les chefs d’établissement agir en gestionnaires et, in fine, en patrons, ce qu’ils n’ont pas vocation à être. A fortiori dans un contexte où des initiatives telles que Teach for France, une entreprise qui envoie des diplômés de grandes écoles non formés aux métiers de l’enseignement dans des établissements dits « difficiles, se développe et serait certainement soutenue par un Macron président.

Finalement, le programme d’Emmanuel Macron en terme d’éducation est assez emblématique de son projet global : se nourrissant du vide politique et intellectuel creusé par le désastreux quinquennat de François Hollande, il propose tout et son contraire afin de ratisser large. Mais à force de vouloir plaire à tout le monde, on finit par être peu crédible, incohérent, et dangereux.

Crédits photo :

©Jeremy Barande

http://www.couleurcafe.pro/2017/03/candidats-au-tableau.html