Réforme des « Grands corps » : le grand enfumage de Macron

© Joseph Édouard pour LVSL

« Il y a dans notre fonction publique, au fond, deux maladies que nous devons régler : déterminisme et corporatisme » déclarait Emmanuel Macron en avril 2019. Dans son interminable monologue dénommé « Grand Débat », il promettait alors, face à la colère exprimée par le mouvement des Gilets Jaunes, une réforme en profondeur des grands corps de l’Etat, comme l’ENA, l’Inspection Générale des Finances, le Conseil d’Etat ou l’Ecole des Mines et celle des Ponts. En réalité, cette réforme, basée sur le rapport d’un pantoufleur lui-même issu des grands corps, ne règle pratiquement aucun problème de fond. Certains grands corps sont épargnés, tandis que d’autres, qui avaient pourtant fait la preuve de leur utilité, sont sacrifiés. Analyse par Alexandre Moatti, auteur de Technocratisme. Les grands corps à la dérive (Editions Amsterdam, 2023), dont cet extrait est issu.

Depuis 2017, la caste techno-libérale menée par les grands corps a pris le pouvoir, en brûlant les étapes. Cette technocratie, qui a toujours pensé qu’elle pouvait mieux faire que le pouvoir politique, depuis les années 1960  jusqu’aux « visiteurs du soir » de Sarkozy ou Hollande, est passée à l’acte avec le macronisme, forme aboutie du technocratisme. Elle a de fait remplacé la politique, en usant notamment de son leitmotiv « ni droite, ni gauche ». Elle draine avec elle une sous-couche à la fois d’hommes et femmes politiques sans grande envergure, seconds couteaux du Parti socialiste ou renégats de LR et de l’UMP, mais aussi des consultants en communication d’écuries politiques, des attachés parlementaires, des administrateurs des assemblées n’ayant connu que la vie politique, qui eux aussi y trouvent une occasion inespérée de brûler les étapes. Cette seconde couche, en plus des postes de ministres, en vient aussi à peupler les cabinets ministériels, à côté des grands corps. 

La technocratie macronienne qui apparaît au grand jour en 2017 ne vient pas de nulle part. Historiquement, elle prend sa source dans les réseaux Fabius à partir de 1981, dans les écuries de communication gravitant autour de Strauss-Kahn, dans la fondation Saint-Simon (1982-1999) et ses réseaux rocardiens, voire dans le CERES chevènementiste. Elle vient de la gauche, tout en balayant le personnel politique des deux côtés de l’échiquier. La technocratie a pris l’habit de la « deuxième gauche »  – la transformation de l’inspecteur des Finances Rocard, du PSU (Parti socialiste unifié, devenu avec lui d’obédience « gauchiste ») à la fondation Saint-Simon, jusqu’au « Grand Emprunt » avec Juppé, en est un symbole ; comme l’est le parcours, plus opportuniste et plus rapide, de l’inspecteur des Finances Macron. 

Que la gauche ait engendré cette mutation en son sein pose une vraie question, qu’elle ne saurait évacuer en proclamant simplement que ce sont des gens de « droite » : une reconstruction de la gauche passera nécessairement par l’analyse de la mutation technocratique qu’elle a engendrée. Peut-être même est-ce cette technocratie fort opportuniste, celle qui a pris ses marques et les places de pouvoir en 1981 – ou plus sûrement en 1983-1984 avec le « tournant de la rigueur » -, la responsable quasi unique de cette mutation. Quant à la technocratie « de droite », il est possible qu’elle ait, par tradition politique, moins joué la carte des réseaux, ses membres restant plus individualistes, plus respectueux de la valeur du « chef », en l’occurrence le pouvoir politique ; jusqu’au ralliement au technocratisme macronien d’un certain nombre de ses membres, issus de la droite orléaniste notamment (Juppé), eux aussi à voir tels des ambitieux ayant rallié le nouveau pouvoir, comme en 1981.

La poudre aux yeux de la réforme Thiriez-Macron

La réforme actuelle des élites, c’est-à-dire des grands corps et de l’ENA, annoncée médiatiquement en mai 2019 et menée depuis, consiste en la suppression de l’ENA et son remplacement par une entité plus généraliste encore, l’INSP (Institut national du service public). Cet institut est inspiré de la partie « Décloisonner » du rapport Thiriez de début 2020 – lui-même issu des conclusions d’avril 2019 du monologue du « Grand Débat », réponse au mouvement des Gilets jaunes. La partie « Diversifier » (le recrutement) reprend d’anciennes propositions datant de dix ans et jamais vraiment mises en œuvre – il s’agit de discourir et proclamer, avant tout . 

Cette réforme se fait suivant les principes les plus inanes qu’on puisse imaginer. L’INSP regroupe plusieurs écoles, dont l’ENA – toujours cette manie du plus gros, de la fusion, qui sévit pour l’enseignement supérieur (regroupement des universités), en imitation du capitalisme industriel et financier et de ses fusions d’entreprises. Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État (« avocat aux conseils » est l’appellation consacrée) illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi – confier cette tâche à un membre de grand corps - ; le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts – l’avocat aux conseils est supposé rester en bons termes avec le Conseil d’État, pour lui et pour les clients qu’il représente - et enfin une forme d’amateurisme (telle que décrite par Suleiman à propos des grands corps) – le missionnaire, loin d’être un spécialiste de la formation à l’ENA, qu’il avait quittée quarante-deux ans auparavant, avait simplement fait une note rapide au chef de l’État à ce sujet .

Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi, le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts, et enfin une forme d’amateurisme.

On est par ailleurs assez consterné, à la lecture de ce rapport, par la novlangue néo-managériale et de consultants qu’il applique à l’administration et au service de l’État. Il y est question d’assessment, d’outplacement, d’onboarding, de soft et de hard skills, de leadership, de fast track, de mediatraining, de pitch, d’art thinking ; en français, de « vivier », de « suivi RH des hauts fonctionnaires », de « co-élaboration de parcours », de « co-construction de référentiels », d’« évaluations à 360 degrés », de « faire de la DGAFP une véritable “DRH groupe” », d’«oser une posture nouvelle ». Cette partie pourrait être qualifiée, au sens académique, et à dessein en anglais, de bullshit .

On pouvait croire au départ, en lisant chez les auteurs du rapport un souhait d’en finir avec le « système des grands corps  », qu’ils critiquaient nominalement ce système pour mieux conserver les grands corps – qui ainsi sauveraient leur peau, comme à chaque fois. En fait, c’est l’inverse, et c’est pire : un certain nombre de corps (pas les plus nocifs, et certains fort utiles) sont supprimés, mais certainement pas le système qu’ils véhiculaient. Le système, c’est encore une fois celui que formeront un certain nombre de personnes issues de l’INSP (ex-ENA) ou de Polytechnique, qui continueront à utiliser à leur profit les parcours bien connus pour entrer en politique ou en entreprise ; en revanche, la suppression des corps eux-mêmes, c’est l’assurance qu’il n’y aura pas d’autres profils, déviants, critiques ou tout simplement différents, qui en effet pouvaient être protégés par leur statut. 

Ceci n’est pas que théorie, et est particulièrement visible dans le cas d’autres corps : ainsi en est-il de la suppression du corps préfectoral, au profit d’administrateurs de mission qui deviendront temporairement préfets de département ou de région : voudra-t-on installer un champ d’éoliennes à tel endroit, on ira chercher dans le privé un ex-fonctionnaire (ou non), disposant de quelques compétences connexes au sujet, et sa mission de dix-huit mois sera d’installer ces éoliennes ; ou alors, plus simplement, un ami du pouvoir à recaser. Quant à la suppression du corps diplomatique, elle est fort préoccupante dans le contexte géopolitique actuel : la diplomatie est un travail et une expérience de tous les instants – les incursions qu’y font certains de nos dirigeants ne laissent pas d’étonner. Hors les grands corps de sortie de l’ENA, les corps diplomatique et préfectoral étaient les seuls que celle-ci respectait, puisqu’ils avaient une onction historique qui lui était bien antérieure  [1]. Il sera nécessaire de rétablir au plus vite ces deux corps ; on peut penser – en tout cas fortement espérer – que n’importe quel président succédant à Emmanuel Macron en 2027 le fera. Il faudra aussi se poser la question du rétablissement de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), seul corps qui faisait entendre une voix indépendante et un peu différente dans le domaine social. Aussi bien pour les corps diplomatique et préfectoral que pour l’Igas, leur suppression équivaut à la négation et au mépris d’une compétence accumulée au cours d’une carrière ; là encore, c’est le savoir et la compétence qui sont malmenés. 

Certains corps épargnés

La seule mesure appréciable est la suppression de l’Inspection des finances : là, Macron savait d’expérience qu’un système qui avait pu le mener à la présidence de la République était problématique, voire en dérive ; c’est peut-être d’ailleurs la seule mesure palpable et appréciable de ses deux quinquennats. En revanche, la « réforme » laisse intacts le Conseil d’État et la Cour des comptes, corps décrits comme « juridictionnels » et prétendument intouchables : selon le rapport Thiriez, toute réforme de ces corps nécessiterait une réforme constitutionnelle… En dehors du fait que sous au moins deux quinquennats (2007-2017), la Constitution a été modifiée pour des motifs assez futiles  – ne serait-ce pas faisable, quand c’est nécessaire ? -, la France reste l’un des seuls pays où ces missions ne sont pas assurées par l’ordre judiciaire régulier  [2] : il faut à cet effet un ordre extrajudiciaire pour les assurer, en conformité avec l’institutionnalisation que Napoléon en avait faite (le Conseil d’État est créé en 1799), elle-même vieil héritage du Conseil du roi d’Ancien Régime, régime dont la France et ses Républiques successives se sont souvent inspirées. 

Surtout, en maintenant tels quels le Conseil et la Cour, on spécifie, pour les énarques (ou pour les élèves du nouvel INSP, ce qui est équivalent) ces grands corps comme voie royale d’accès, notamment aux carrières politiques d’envergure. Une mesure cosmétique avait été annoncée à la suite du rapport de 2020 : un jeune issu de l’INSP devrait attendre cinq ans avant de pouvoir intégrer le Conseil d’État, en faisant ses preuves dans l’administration de terrain  [3]. Parmi les options du rapport, a été finalement choisie la moins contraignante  : peuvent candidater dans ces corps les diplômés de l’INSP après deux ans d’administration (et s’ils sont issus d’une liste de 14 corps bien spécifiée), sachant qu’en sortie d’INSP certains élèves seront « fléchés » pour la Cour ou le Conseil… 

Les futurs maîtres des requêtes au Conseil ou conseillers à la Cour verront donc leur dossier personnel examiné par trois jurys de grands corps avant titularisation : 1/ à la sortie de l’INSP, en cas de conflit entre les « vœux exprimés » et les notes obtenues ; 2/ après deux ans en tant qu’administrateur civil, lorsqu’ils candidateront à la fonction d’« auditeur en détachement » du Conseil, pour une durée de trois ans ; 3/ après ces trois ans, pour titularisation définitive au Conseil. Quand on connaît le rôle des jurys de pairs pour former et perpétuer le « moule », on se dit que le maître des requêtes une fois titularisé après ces trois jurys a toutes les chances d’y entrer… De quoi faire regretter l’unique jury d’entrée au Conseil d’État d’avant 1945, dont on considérait qu’il avait une part d’arbitraire et de cooptation mondaine (à laquelle était supposée remédier la création de l’ENA). 

C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo . 

Quant aux corps techniques (Mines, Ponts, INSEE, etc.), un autre rapport roboratif leur a été consacré , remis en janvier 2022. Y figurent plusieurs hypothèses, que nous ne détaillerons pas ici, puisque ce rapport – comme tant d’autres rapports administratifs – a été rangé dans un tiroir. À l’approche de l’élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron n’a rien voulu faire concernant ces corps dits « techniques », très proches des milieux économiques, pour les Mines et les Ponts. C’est le maintien du statu quo et même un avantage pour le corps des Mines qui voit supprimée l’Inspection des finances, son éternelle rivale pour l’accès aux comités exécutifs des grands groupes. C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo . 

Emmanuel Macron, lié à ce pouvoir d’entreprise, n’a pas osé y toucher juste avant l’élection présidentielle de 2022. Tout au plus une mesure mineure, mais allant dans le mauvais sens, comme le reste, a été retenue : les ingénieurs-élèves des Mines passeront trois à six mois d’enseignement en « tronc commun » à l’INSP, et certains des élèves de cet institut participeront à des « mémoires communs » avec les élèves du corps des Mines – mémoires faits à douze élèves au lieu de deux ou trois ! De quoi amplifier le caractère généraliste de la formation : le but politique étant de montrer que les corps techniques sont inclus dans la « réforme », et celui des corps de paraître s’y associer. Alors que justement, si on ne touche pas à ces corps, c’est parce qu’ils ont vocation à conserver leur spécificité scientifique et technique. On n’en est pas à une contradiction près dans cette réforme faite de faux-semblants.

Notes :

1/ Ces corps avaient sur l’ENA le primat de l’ancienneté, comme le rappelle Jean-Michel Eymeri dans La Fabrique des énarques.

2/ Paul Cassia propose de scinder en deux les fonctions du Conseil d’État (qui lui aussi pourrait être fonctionnalisé) : celle de conseil du gouvernement pour les lois, à rattacher à une administration interministérielle comme le secrétariat général du gouvernement, celle d’appel et/ou de cassation administrative, « en créant une chambre administrative au sein de la Cour de cassation » (Conflits d’intérêts. Les liaisons dangereuses de la République, Paris, Odile Jacob, 2014).

3/ L’ironie est que cette mesure est loin d’être nouvelle, puisqu’elle figure déjà chez Michel Crozier (La Crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer, Paris, Interéditions, 1995), qui assortissait ces cinq ans de terrain d’une année de formation complémentaire (suivant le principe de l’Institut Auguste Comte, dont il avait été un des cinq directeurs d’enseignement).

Technocratisme. Les grands corps à la dérive, Alexandre Moatti, Edition Amsterdam, 2023, 18€.

Les préfets sommés de rentrer dans le rang

Préfecture des Yvelines à Versailles. © Velvet

La polémique autour du limogeage de la préfète d’Indre-et-Loire n’est que la face émergée de l’iceberg. Depuis le début du deuxième mandat Macron, les préfets, garants de la continuité de l’Etat, sont de plus en plus nommés selon des critères politiques. Rotation massive, notation, sélection de profils plus politiques, fin du concours : différents signaux témoignent d’une reprise en main de la fonction préfectorale. Au risque de menacer l’immuable neutralité de l’État.

Une préfète doit-elle choisir entre le respect de l’Etat de droit et la volonté des élus locaux ? C’est le dilemme qui a coûté sa place à Marie Lajus. La préfère d’Indre-et-Loire a en effet été relevée de ses fonctions et non uniquement mutée comme cela est traditionnellement le cas. Selon le Canard enchaîné, cette décision est la conséquence directe de l’insatisfaction d’élus locaux de droite, mécontents de plusieurs décisions de la préfète. Fait inédit dans la Ve République, cette dernière a fait l’objet d’une pétition de soutien d’élus, y compris de son précédent département. Comment interpréter une telle décision ?

La préfète semble avoir payé principalement son refus de céder aux exigences du maire de Reugny – près de Tours – et de l’entrepreneur Xavier Aubry. Ces derniers souhaitaient construire un bâtiment futuriste hébergeant un incubateur de start-ups en rasant partiellement un bois sur le domaine d’un site classé. Atteinte à l’environnement, menace d’un bâtiment historique : tous les ingrédients étaient réunis pour un tel refus. Las, la pression des élus locaux classés à droite a eu raison de son affectation. Outre l’appétence des macronistes pour la start-up nation, la volonté de Renaissance d’attirer des élus issus de la droite traditionnelle pour renforcer ses assises locales a sans doute également joué. Enfin, bien qu’il affirme qu’il ne s’agit pas d’une décision politique, le ministre de l’Intérieur apparaît comme l’un des candidats à la succession d’Emmanuel Macron en 2027, et est donc soucieux de s’attirer les faveurs et les précieuses signatures des élus locaux.

Le relèvement de la préfète d’Indre-et-Loire est symptomatique d’une reprise en main politique du corps préfectoral, un symbole de notre histoire administrative.

Cet épisode est symptomatique d’un mouvement plus large dans l’administration préfectorale. Observé sur l’ensemble du territoire, il traduit une reprise en main politique de cette fonction qui, depuis sa création par Napoléon en 1800, relève tout à la fois d’une dimension administrative et politique. À l’époque, le préfet dispose de pouvoirs étendus de sorte à accompagne le déploiement du nouveau régime sur tout le territoire. Depuis, en représentant de l’État dans chaque département, le préfet est à la fois la courroie de transmission de l’action gouvernementale et le garant du bon fonctionnement de l’administration. Aussi, il s’agit du seul fonctionnaire dont les missions sont définies dans la Constitution.

La fin de la spécificité de la préfectorale

Rompant avec cette longue tradition, le pouvoir actuel a décidé de mettre fin à la spécificité de la fonction préfectorale. Depuis le 1er janvier 2023, cette fonction n’est plus l’apanage des seules personnes disposant de ce statut, et nommées en conseil des ministres. En l’espèce, les effectifs de la fonction préfectorale avaient déjà diminué ces dernières années. Par ailleurs, les fonctionnaires ne pourront plus à terme plus occuper une fonction préfectorale plus de 9 ans, afin d’encourager le renouvellement des préfets. Des changements qui s’inscrivent dans une réforme plus large de la haute fonction publique, qui a notamment abouti à la suppression de l’ENA et de certains « grand corps », non sans susciter des oppositions, comme cela a récemment été le cas lors d’une grève rarissime au Quai d’Orsay.

Derrière le symbole – la mise en cause d’un corps constitué – et le souhait d’ouverture, des menaces se drapent. D’abord, cette réforme risque d’entraîner une perte de compétence des futurs préfets si le gouvernement sélectionne des profils peu rompus aux logiques de fonctionnement de l’Etat. Or, cette fonction revêt à la fois une dimension technique et de gestion politique forte, raison pour laquelle un concours spécifique était nécessaire pour l’exercer. De plus, la fin de l’esprit de corps et de la garantie d’être nommé quelque part conduit à une dépendance totale des préfets à l’égard du pouvoir, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici. Les préfets seront moins des traits d’union entre les départements et le pouvoir central, mais plutôt des agents d’exécution. Enfin, tenus par le besoin de quitter leur fonction au terme des neuf ans, ils seront incités à servir le pouvoir pour préparer leur reconversion. Là où jusqu’à présent, des préfets « indépendants » prenaient uniquement le risque d’une mauvaise affectation, dans un département jugé moins prestigieux.

Suppression de leur spécificité, notation, rotation : les préfets sont affaiblis par les réformes et leur neutralité gravement menacée.

Cette reprise en main de la fonction préfectorale la fait donc basculer vers son pan le plus politique. En 2021, le gouvernement Castex avait déjà annoncé une refonte de l’évaluation des préfets. Leur notation reposera désormais sur la bonne mise en œuvre de réformes incontournables du gouvernement, telles que le plan France Relance. Ce système rend les préfets personnellement responsables de la réussite de la politique du gouvernement, sans prise en compte des moyens alloués. En outre, il traduit une défiance inédite à l’égard de la loyauté de ce corps de hauts fonctionnaires. Les résultats de cette évaluation ne sont en revanche pas publics.

Peut-être une conséquence de ce système, environ la moitié des préfets (47) a changé d’affectation depuis le 1er janvier 2022. Un mouvement de rotation inédit en l’absence d’alternance politique à l’Elysée ou à l’Assemblée nationale. Les nominations atteignent même les deux tiers du corps depuis 2021. Ceci signifie que les fonctionnaires en place ont eu peu de temps pour se familiariser avec leur territoire et se forger une légitimité propre, ce qui les rend encore plus dépendants du gouvernement en place.

Une fonction administrative de plus en plus politique

Certes, les profils choisis ont toujours reflété une certaine orientation politique. Par le passé, les préfets se repartissaient entre fonctionnaires plutôt marqués à droite ou plutôt classés à gauche. En fonction de leur passage dans les cabinets ministériels et de l’historique de leur promotion, une certaine tendance pouvait en effet être définie. Toutefois, la tradition voulait que, issus de la haute administration, ils préservent à l’extérieur leur neutralité. Ce principe a volé en éclat.

Pour la première fois dans l’histoire de la Ve République, un secrétaire d’État a ainsi retrouvé un poste de préfet. Cette illustration des passerelles entre monde politique et fonction préfectorale constitue un fait sans précédent, traduisant une politisation croissante de la fonction. De récentes nominations ont également entraîné des polémiques, comme celle de Marc Guillaume, ancien secrétaire général du gouvernement devenu préfet de Paris et celle de Régine Engström, préfète du Loiret, visée par une enquête pour prise illégale d’intérêts. L’apparent volonté d’ouverture et de modernisation de la fonction publique bénéficie donc en premier lieu à des proches du pouvoir.

Cette révision s’accompagne de nominations plus politiques. Les préfets doivent-ils servir l’intérêt général ou celui du pouvoir en place?

Si l’essentiel des contingents préfectoraux sont toujours issus de l’ENA (au moins 57 préfets), le souhait d’affaiblir la haute fonction publique, décrite par Emmanuel Macron comme l’incarnation d’un « État profond » ne doit duper personne. Derrière des accents populistes, il s’agit de resserrer le contrôle sur un rouage essentiel de la machine étatique. On rappellera ici que les préfets sont notamment en charge du maintien de l’ordre, devenu stratégique depuis les gilets jaunes. Cette mise en cause du principe de neutralité de l’administration vise donc à la fois une certaine mise au pas de l’Etat déconcentré et la satisfaction des intérêts politiques locaux.

Les préfets sont-ils en sursis ? Ceux que l’on a connu peut-être. Outre les conséquences potentielles sur la répression des mouvements sociaux, le choix de les transformer en agents du pouvoir présentent d’autres inconvénients. Tout d’abord, la dépendance au pouvoir central et la volonté de satisfaire tel ou tel élu local ouvre la porte à toutes sortes de pratiques à la limite de la légalité, comme le rappelle le cas de Marie Lajus. Cette politisation se traduit aussi par une judiciarisation des relations avec les élus locaux, qui s’observe notamment vis-à-vis des mairies marquées à gauche, comme celles de Poitiers ou de Strasbourg, dirigées par EELV. Enfin, l’indépendance des préfets permettait au pouvoir d’avoir une mesure fiable de l’état d’esprit dans les territoires. Les rapports préfectoraux, si précieux pour l’analyse historique, risquent de devenir de moins en moins objectifs, afin de flatter le pouvoir en vue d’une future promotion. In fine, cette évolution pourrait donc entraîner la renaissance d’un esprit de cour, à l’inverse du principe républicain en place depuis des décennies.

Les cabinets de conseil gouvernent-ils le monde ?

Le siège de KPMG à Canary Wharf, dans la City londonienne. © Paul Wilkinson

De la stratégie vaccinale au plan de relance européen, les cabinets de conseil sont omniprésents dans l’action publique contemporaine. D’abord issues du monde de l’entreprise, les firmes de consulting ont progressivement étendu leurs tentacules dans tous les domaines, jusqu’à dicter de vastes pans des politiques étatiques. Plus que jamais, leur influence doit être questionnée.

En 1926, James « Mac » McKinsey crée à Chicago une compagnie d’experts-comptables qui a pour objectif de réaliser les audits d’autres sociétés. En 1932, la Bourse de New-York oblige les entreprises d’État à fournir des audits indépendants à l’agence fédérale chargée de surveiller le système financier. La rencontre de Marvin Bower, futur dirigeant de McKinsey & Company, et de James McKinsey change rapidement le destin de l’entreprise : la firme ne se spécialise non plus uniquement dans l’analyse des comptes financiers d’autres établissements, mais dans la définition et la mise en oeuvre de stratégies de croissance et de réductions de coûts de fonctionnement. McKinsey & Company , souvent dénommée « La Firme », est aujourd’hui devenue un des plus grands cabinets de conseil au monde. L’entreprise emploie plus de 30 000 employés dans soixante-cinq pays tandis que neuf des dix plus grandes multinationales ont un contrat avec la firme.

En 1991, alors que les sociétés de conseil ont de plus en plus d’influence autour du globe, les chercheurs Christopher Hood et Michael Jackson popularisent le terme « consultocratie ». Selon eux, les sociétés de conseil ont acquis un rôle prépondérant au sein des hautes administrations étatiques et du capitalisme mondial. Il est en effet primordial, pour qui veut comprendre la transformation du système économique mondialisé et financiarisé, de mieux connaître ces sociétés en conseil et stratégie.

Du capitalisme national au néolibéralisme financiarisé

Dans son ouvrage Temp: How American Work, American Business, and the American Dream Became Temporary, Louis Hyman (Viking, 2018, non traduit) dresse un tableau chronologique complet du fonctionnement de l’économie américaine. Selon ce dernier, les sociétés de consultants ont eu un rôle particulièrement important au sein du capitalisme américain, participant pleinement au tournant néolibéral des années 1980. Les consultants s’apparentent en effet à de réels diffuseurs d’idéologie : très vite, les sociétés de conseil produisent de multiples journaux, livres et rapports. Ainsi, dès 1939, « La Firme » publie Top Management Notes, puis, l’année suivante, Supplementing Successful Management, qui est envoyé à plus de 2 600 clients.

Les cabinets de consulting sont très vite devenus le relai du mouvement de mondialisation du capitalisme dans les années 1950. À ses débuts, McKinsey & Company ne conseillait que des sociétés sur le sol américain. Certaines entreprises, à l’image d’IBM, ont rapidement demandé à « La Firme » de mieux organiser leurs structures internationales. Bientôt, c’est avec des entités européennes – Siemens, Britain’s Imperial Chemical Industries ou encore Renault – que McKinsey & Company s’associe. La société leur conseille d’adopter le modèle économique alors dominant aux États-Unis, c’est-à-dire celui d’une organisation décentralisée des entreprises. Si des différences de cultures économiques freinent souvent ce processus d’américanisation – les Allemands privilégiant par exemple plus l’égalité économique que leurs partenaires anglophones – les normes économiques s’homogénéisent rapidement sur le Vieux continent. C’est ce qui fait dire à Louis Hyman que « le management américain des années 1960 allait remodeler le monde et McKinsey allait devenir le filtre par lequel ces idées circulaient. »

« La vision de Galbraith de l’entreprise était complètement opposée à celle d’hommes comme Winter, qui pensaient que le travail, et même le capital, devaient être flexibles. » (1)

John Kenneth Galbraith, économiste americano-canadien de renom, privilégiait la sécurité et la stabilisation des entreprises, en ayant pour objectif principal leur développement à long terme. Durant les années 1970, ce modèle managérial entre en crise, préfigurant une crise intellectuelle globale du capitalisme. Très vite, la vision de J. K. Galbraith est éclipsée par des penseurs comme l’avocat Elmer Winter, cofondateur de l’agence d’intérim Manpower. Dans ce nouveau paradigme, les institutions d’après-guerres – syndicats, larges entreprises spécialisées, etc. – sont largement discréditées. La prise de risque devient alors largement valorisée car assimilée à une manière efficace de réaliser de larges profits. Comme le note Louis Hyman, « cette crise a donné naissance à un autre modèle de capitalisme, pensé par des consultants, qui ne célébrait pas la stabilité des entreprises, mais privilégiait au contraire l’instabilité du marché. »

Durant cette période, des sociétés de consulting sont embauchées à tour de bras afin de briser les larges entreprises qui avaient auparavant le vent en poupe. Un nouveau modèle d’investissement est alors pensé par Bruce Henderson et son Boston Cabinet Group (BCG) : les grandes entreprises possédant de larges parts d’un marché, générant de facto de larges profits, mais à la potentialité de croissance faible, ne doivent pas réinvestir leurs bénéfices dans leur propre développement. Au contraire, plutôt que de rester sur un marché stable, ces dernières ont tout intérêt à investir leur capital dans de nouvelles sociétés avec de fortes potentialités de croissance. Les filiales d’une entreprise qui ne sont que très peu rentables doivent alors être revendues ou fermées car le modèle de Bruce Henderson ne leur reconnaît aucune utilité.

Le parangon de ce changement de mentalité est l’entreprise américaine General Electric (GE), jusqu’alors spécialisée dans le domaine énergétique. La société avait privilégié jusque dans les années 1970 une approche décentralisée en axant sa stratégie sur une recherche de stabilité. Sous l’influence de consultants, GE diversifie son portefeuille, vend ses filiales les moins rentables et investit dans divers domaines très éloignés de son domaine d’expertise d’origine comme la santé, la télévision ou la finance.

« Même si une division était rentable, cela ne signifiait pas qu’il faille y réinvestir. C’est la croissance qui déterminait l’investissement. » (2)

Dans ce modèle, la flexibilité est également perçue comme une solution miracle capable de compresser au maximum les coûts fixes d’une entreprise. Comme le note Louis Hyman, « les intérimaires ne sont plus utilisés uniquement pour répondre à des besoins urgents ou pour soutenir un marché du travail tendu, mais constituent dorénavant une composante planifiée de la main-d’œuvre des entreprises, un dispositif de réduction des coûts formant un second marché du travail qui pourrait effectivement éliminer les sureffectifs. »

Les entreprises de conseil s’apparentent ainsi à des relais efficaces du savoir économique dominant à chaque époque. Ces dernières savent s’adapter aux changements de paradigmes hégémoniques qui fluctuent en fonction des crises que traverse le capitalisme. Depuis la crise économique de 2008, McKinsey & Company s’est ainsi spécialisé dans la data economy et l’intelligence artificielle. Pourtant, si les cabinets de consulting ont joué un rôle clé dans les mutations récentes du capitalisme, ils ont aussi noué des liens durables avec des gouvernements du monde entier.

Un État planificateur ou planifié ?

En 1952, le président américain Eisenhower demande pour la première fois à McKinsey & Company de le conseiller dans l’attribution de certaines positions au sein de l’exécutif. Les firmes de consultants se sont depuis associées à de nombreuses agences fédérales – de la gestion des flux migratoires au département de la Défense – et représentent un secteur de neuf milliards de dollars chaque année en Amérique du Nord.

Pourtant, l’Oncle Sam n’est pas le seul à faire intervenir les sociétés de conseil dans sa gestion étatique. Le Royaume-Uni dépense chaque année 2,6 milliards d’euros dans le recours aux cabinets de conseil, un chiffre qui monte à 3,1 milliards d’euros pour l’Allemagne. Ursula Von Der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’est ainsi fait épingler par la Cour des comptes de son pays. Alors qu’elle était ministre de la Défense en Allemagne, cette dernière a confié à une ancienne salariée de McKinsey, Katrin Suder, le soin de moderniser l’armée allemande pour un coût de plus de 100 millions d’euros chaque année. L’Union européenne a elle aussi largement recours à ces sociétés de conseil : entre 2016 et 2019, la Commission européenne a versé 462 millions d’euros aux sociétés d’audit PWC, KPMG, Deloitte et E&Y.

La France n’est pas non plus en reste dans ce recours aux cabinets de conseil. Comme l’analyse le chercheur Philippe Bezès dans Réinventer l’État (Le Lien Social, 2009), la politique d’adaptation et de réforme de l’État débute dans les années 1960 avec la Rationalisation des choix budgétaires (RCB). À l’époque, cette quête de réforme n’est alors pas dirigée par des intervenants extérieurs comme les sociétés de conseil, mais bien par l’intérieur de l’État lui-même. De même, la « modernisation du service public » pensée par Michel Rocard quand il était Premier ministre (1988-1991), fait principalement appel aux acteurs étatiques. La culture administrative française, influencée par les hauts fonctionnaires, est alors largement sceptique et rétive au recours aux sociétés de conseil américaines dans la gestion des affaires publiques. Une première brèche s’ouvre néanmoins durant les années 1980 avec les lois de décentralisation : pour les collectivités locales et administrations affectées, l’aide des cabinets de conseils se révèle précieuse. Tout au long des années 1980, les sociétés d’experts en réforme se multiplient et se spécialisent dans la gestion administrative de maîtrise des coûts et d’atteinte d’objectifs. Ces sociétés se développent alors principalement de manière autonome vis-à-vis du pouvoir central. « Influencées par les savoirs de management, elles proposent d’agir directement sur le fonctionnement interne de l’administration afin de la moderniser et d’accroître son efficacité. Elles portent en elles une critique de la forme bureaucratique d’administration » indique Philippe Bezès.

Dans un contexte « d’ordre de la dette » hégémonique, où le secteur public est voué aux gémonies et où la réduction des coûts est un objectif primordial, les cabinets de conseil ont pu largement se développer au sein de l’Hexagone.

Ce n’est qu’en 2001, avec la ratification de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui impose une vision financière de l’action publique, que les sociétés de conseil acquièrent un rôle majeur dans les réformes étatiques. Créée en 2007 sous l’impulsion d’Éric Woerth, alors ministre du Budget, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) consolide la position dominante des consultants au sein de l’appareil étatique. À cette initiative succède le Secrétariat général à la modernisation de l’action publique (SGMAP) lors du quinquennat Hollande puis la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP) sous Emmanuel Macron. L’initiative est dotée d’un budget de 100 millions d’euros pour le quinquennat pouvant être utilisé afin de recourir aux services de sociétés de conseil. Le ministère des Armées dispose quant à lui d’une enveloppe propre de quatre-vingt-sept millions d’euros pour s’associer aux sociétés de conseil.

L’administration française semble donc s’être acclimatée au management américain par la performance sous le prisme du paradigme du New Public Management. Dans un contexte « d’ordre de la dette » hégémonique, où le secteur public est voué aux gémonies et où la réduction des coûts est un objectif primordial, les cabinets de conseil se sont largement développés au sein de l’Hexagone. Comme le montre le sociologue Frédéric Pierru, les consultants ont été particulièrement influents dans la mise en place des politiques hospitalières des dernières années. Partant du dogme du « big is beautiful » (les larges entités sont préférables aux petits établissements, NDLR), l’État a ainsi eu recours à des sociétés de conseil, comme Capgemini et le BCG, dans la mise en place des Agences régionales de santé (ARS). Le conseiller chargé de mettre en place ces institutions auprès de la ministre de la Santé d’alors, Roselyne Bachelot, était un ancien partenaire de McKinsey et y a retravaillé par la suite. Plus étonnant encore, Salmon & Partners a été mandaté par l’État afin de recruter… les futurs directeurs de ces ARS.

La crise du coronavirus a également été une réelle occasion pour le déploiement des cabinets de conseil. Le plan de relance européen, d’une valeur de près de 750 milliards d’euros, a permis à des firmes de consulting, comme Deloitte ou PWC, d’être embauchées par les institutions bruxelloises et par les États membres de l’Union européenne. Ces entreprises ont eu pour rôle de déterminer comment l’immense manne monétaire dégagée par ces plans devait être utilisée. En Espagne, quatre grands cabinets de consultants ont ainsi conseillé plusieurs ministères dirigés par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) dans le cadre de ce plan de relance européen. Même schéma en Italie où le recours au cabinet McKinsey par le gouvernement de Mario Dragui a créé une large polémique. La France ne fait pas figure d’exception : McKinsey a été embauchée à hauteur de 3,4 millions d’euros afin d’aider les services étatiques à mettre en place la logistique de la vaccination. Depuis mars 2020, le cabinet Citwell a également été mandaté par la France dans la mise en place d’un schéma de distribution vaccinal dans un contrat d’une valeur de 3,9 millions d’euros. Au total, depuis le début de la pandémie, le ministère de la Santé a signé vingt-huit contrats en lien avec la crise sanitaire, pour un montant supérieur à onze millions d’euros. Des prestations critiquées par certaines personnalités politiques, en raison de leur fréquence, de leur montant et de l’attribution de certains marchés sans appel d’offres.

Une dépendance problématique

Outre ces aspects formels, ce recours massif, voire systématique, aux sociétés de conseil dans la gestion des affaires étatiques pose d’autres problèmes encore plus importants. Les conflits d’intérêts tout d’abord. Comme l’a montré le New York Times, la filiale d’investissement de McKinsey & Company, MIO Partners, possédée par 1 400 « collaborateurs » ayant travaillé au sein de l’entreprise de conseil et gérant plus de 9,5 milliards de dollars de fonds propres, peut être suspectée de pratiques trompeuses. Officiellement, « La Firme » et sa filiale d’investissement sont deux structures distinctes qui ne communiquent pas. Pourtant, plusieurs affaires laissent penser le contraire. Le fonds investit par exemple régulièrement dans des entreprises créées par des anciens salariés de McKinsey, à l’image du fonds d’investissement Northgate ou de la Pacific Alliance Asia Opportunity. De même, certains faits laissent penser que McKinsey & Company utilise sa position de conseiller pour prendre des décisions allant dans l’intérêt de sa filiale MIO Partners. « La Firme » a ainsi été embauchée par Porto Rico pour mettre en place un plan de restructuration de sa dette alors que MIO Partners y avait des intérêts financiers qui auraient pu être remis en cause en cas d’annulation de cette créance. Le New York Times révèle que le plan mis en place par McKinsey « était étonnamment généreux pour les propriétaires de ces obligations de taxe de vente. »

Certains faits laissent penser que McKinsey & Company utilise sa position de conseiller pour prendre des décisions allant dans l’intérêt de sa filiale MIO Partners.

De même, certaines compagnies d’audit ont le double rôle d’éplucher et de vérifier les comptes de grosses entreprises tout en les aidant à optimiser leur fiscalité. À la suite de la faillite d’Enron en 2002, qui a montré les limites d’un tel système, la loi a contraint ces sociétés à séparer leurs activités d’audit et de conseil. Pourtant, les Luxembourg Leaks ont révélé que la firme PWC a aidé le géant de l’alimentaire Heinz à réduire ses impôts tout en certifiant ses comptes. Nonobstant la responsabilité de PWC dans l’organisation de l’évasion fiscale au niveau mondial, la société a été mandaté de multiples fois par l’État dans la mise en place de sa stratégie vaccinale. De même, dans une sorte de mélange des genres de mauvais goût, alors que le cabinet KPMG a plusieurs fois été épinglé pour avoir aidé de riches fortunes à placer leurs fonds dans des paradis fiscaux, la société conseille 6 000 agglomérations, départements et régions françaises.

Ce double jeu des cabinets de conseil est en fait souvent lié au phénomène des « revolving doors » (le « pantouflage »), qui désigne le fait pour une personne d’évoluer entre secteur public et privé, souvent en exerçant dans les mêmes domaines. La force d’entreprises telles que McKinsey repose en bonne partie sur leur capacité à embaucher du personnel ayant un carnet d’adresses conséquent. Ainsi, des personnes travaillant au sein de l’administration publique sont régulièrement employées par ces sociétés de conseil. En quelques années, plus de vingt personnalités politiques espagnoles ont été embauchées par ces entreprises. En France, on estime qu’environ cinquante-huit anciens élèves de l’ENA ont eu des expériences professionnelles avec des cabinets de conseil. McKinsey et le BCG ont attiré respectivement dix-huit et dix-sept anciens énarques. La promotion Léopold Sédar Senghor (2002-2004), qui a vu passer Emmanuel Macron et Gaspard Gantzer, concentre quatre diplômés passés par ces entreprises de conseil. D’anciens salariés de ces entreprises peuvent même atteindre des fonctions très importantes au sein des gouvernements. Alexander de Croo, le Premier ministre belge, a ainsi travaillé pour le BCG, tandis que le secrétaire américain des Transports, Pete Buttigieg, est un ancien de McKinsey.

Les firmes de conseil proposent également des missions pro-bono : des prestations gratuites, pour le bien public. Lors de la commission Attali dont Emmanuel Macron était le rapporteur, Eric Labaye (McKinsey) et Pierre Nanterme (Accenture) étaient par exemple présents à titre gratuit. Pour autant, force est de constater que cette mission n’était pas sans intérêt pour ces firmes : elle a permis à Karim Tadjeddine, alors représentant de McKinsey, de rencontrer le futur Président de la République Emmanuel Macron. Les deux hommes préfacent le livre d’un inspecteur des finances, Thomas Cazenave, devenu directeur adjoint de cabinet d’Emmanuel Macron lorsque ce dernier est nommé ministre de l’Économie (L’État en mode start-up, Eyrolles, 2016). En 2017, lorsque le nouveau Président français crée la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP), il nomme alors Thomas Cazenave à sa tête. Cette institution française a notamment pour prestataire McKinsey, dont le co-directeur du département du secteur public n’est autre que… Karim Tadjeddine.

Ce lien entre les trois hommes n’est en réalité que la face émergée de l’iceberg de la consultocratie qui envahit chaque jour un peu plus les organes de l’État. Comme le notent Nicolas Belorgey et Frédéric Pierru dans Une « consultocratie » hospitalière ? , « la présence des grands cabinets de conseil internationaux s’est banalisée dans le secteur public en général ». Conquis par les méthodes managériales américaines, les élites étatiques et les hauts-fonctionnaires, justement supposés remplir le rôle d’organisation et de réforme de l’État, ont en réalité largement favorisé cette situation. Outre les conflits d’intérêts au profit d’une petite caste mi-privée mi-publique, ce recours excessif au consulting rend de plus en plus l’État incapable de gérer des situations de crise sans l’aide du privé, comme en témoigne la crise du COVID-19. Nicolas Belorgey et Frédéric Pierru notent ainsi que « recourir à leurs (onéreux) services est devenu une sorte de réflexe des élites étatiques, dans un contexte plus global de dévalorisation des compétences internes à l’État et, symétriquement, de célébration de la supposée supériorité des méthodes de gestion du secteur privé ». Les lois de moralisation de la vie publique ou la réforme de l’ENA engagées par le gouvernement suffiront-elles à pallier cette situation ?

(1) (2) Louis Hyman, Temp: How American Work, American Business, and the American Dream Became Temporary (Viking, 2018, non traduit)

« Il faut rétablir la primauté de l’intérêt général » – Entretien avec Jean-Éric Schoettl

Conseiller d’État, Jean-Éric Schoettl a occupé de nombreuses fonctions au sein de l’administration française : directeur général du CSA de 1989 à 1992, il a ensuite été nommé directeur au secrétariat général du Gouvernement avant d’exercer la fonction de secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2007. Dans cet entretien, il analyse la transformation progressive de la République française fondée sur la primauté de la loi, la souveraineté nationale et l’intérêt général en une société libérale fondée sur les seuls droits individuels. Il plaide pour un rééquilibrage des priorités pour permettre à la France de faire primer les exigences du bien commun sur la coalition des desiderata individuels et des intérêts particuliers.


LVSL – Vous soutenez que l’État de droit tel qu’il a évolué depuis un demi-siècle se consacre essentiellement à préserver les droits et libertés, sans laisser une part importante aux exigences collectives. Est-ce que vous pouvez tracer les étapes qui ont jalonné la transformation d’une République fondée sur l’intérêt général en une société libérale centrée sur les droits individuels ?

Jean-Éric Schoettl – L’expansion des droits fondamentaux, et plus précisément des droits subjectifs, opposables par un particulier à une personne publique, caractérise l’évolution du droit, en France comme partout en Occident, depuis un demi-siècle.

La déferlante des droits fondamentaux trouve son origine ailleurs que dans le droit, mais elle a investi progressivement celui-ci. Sa source est dans la société, à la confluence de divers phénomènes. En premier lieu, elle tient au « vagabondage d’idées chrétiennes devenues folles » (Gilbert Keith Chesterton) et à l’épanchement d’un État-providence, assureur universel, devenu « État nounou » (Michel Schneider). Ensuite, on peut l’expliquer par le développement d’un individualisme exacerbé induit par les formes actuelles de la mondialisation et l’extension illimitée du domaine du marché d’une part, et le délitement du sens de la transmission, de la civilité, de la solidarité, de la discipline, de l’autorité et de la Nation, d’autre part. Enfin, il faut sans doute mentionner le rôle de la political correctness communautariste importée des campus américains et pointer un certain gauchisme découvrant dans le droits-de-l’hommisme un substitut aux luttes révolutionnaires de naguère.

Là où un droit est proclamé, le pouvoir politique et son bras administratif sont sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général.

Le droit textuel et jurisprudentiel cautionne dans un second temps ce dévoiement de l’individualisme philosophique. Il devient, pour les militants de la transformation radicale de la société, le champ de bataille principal, alors qu’il n’était, pour leurs prédécesseurs marxistes, qu’une superstructure bourgeoise dont il fallait dénoncer les faux-semblants.

Selon leur nature, les droits fondamentaux contraignent diversement le législateur et l’administration. Les droits-libertés limitent toujours plus strictement les marges de manœuvre de l’État régalien, lorsque celui-ci entend faire prévaloir l’intérêt général ou sauvegarder l’ordre public. Les droits-créances assujettissent les pouvoirs publics en général et le législateur en particulier à une obligation de résultat, les transformant en simples courroies de transmission d’un logiciel qui dénie aux élus de la Nation, comme aux administrateurs, leurs prérogatives d’arbitrage.

Or là où un droit est proclamé, surtout si c’est un droit-créance, le pouvoir politique et son bras administratif sont sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au cœur du politique et ce qui est le terrain d’élection de la recherche de l’intérêt général.

LVSL – La République française est longtemps restée attachée aux principes qui l’ont fondée : les actes de souveraineté, par nature unilatéraux et arbitraires, la suprématie de la loi, des juges cantonnés au rôle de « bouche de la loi ». Le droit européen est construit sur un paradigme inverse, héritier de la tradition juridique allemande : la sanction juridictionnelle des droits et libertés et la régulation par le marché, le rôle central de la jurisprudence et du droit conventionnel, la place laissée aux principes découverts par le juge. Renouer avec l’intérêt général est-il possible dans ce cadre ?

J.-É. S. – C’est la grande question. Comme dirait Jean-Claude Michéa, l’addition d’une multitude de « C’est mon choix » ne dessinera jamais les contours du Bien commun. Une société sans valeurs ni disciplines collectives, une société reposant sur la seule autonomie de l’individu, retournerait tôt ou tard à l’état de nature décrit par Hobbes. La glorieuse apothéose de l’individu au sein de la démocratie occidentale moderne n’aurait été alors que l’antichambre d’une vertigineuse régression.

Pour remonter cette pente, il convient de rétablir la primauté de l’intérêt général. Rétablir la primauté de l’intérêt général, c’est reconnaître la noblesse du politique qui doit arbitrer entre besoins multiples et moyens limités, ce qu’ignore superbement l’intégrisme droits de l’hommiste.

Pour celui-ci, en effet, le politique, l’élu, l’administrateur ne sont que la courroie de transmission d’un catalogue de droits, dont le juge, actionné par les groupes militants, est l’unique protecteur, voire inventeur, légitime. Dans cette vision, chacun doit être complètement rempli de ses droits, y compris lorsque ses droits sont une créance sur la société et qu’honorer une telle créance devient matériellement impossible ou conduit à sacrifier une politique publique à une autre.

LVSL – La logique de l’intérêt général implique une subordination des désirs individuels au bien commun. L’épidémie du Covid-19 a montré tant la pertinence de ce principe que la réticence du Gouvernement à poser de tels actes unilatéraux. Dans ces conditions, sur quels principes supérieurs et transcendantaux peut-on fonder le retour à une République de l’intérêt général ?

J.-É. S. – Pour tenter de cerner ce que la notion d’intérêt général a d’incontournable pour les politiques publiques, on peut en effet partir, de façon peut-être un peu provocatrice, d’une méditation sur l’état d’urgence.

Nous avons connu en 2015 l’état d’urgence anti-terroriste ; nous connaissons aujourd’hui l’état d’urgence sanitaire. Pourquoi tant d’états d’urgence en si peu de temps ? Est-ce en raison de la récurrence de chocs exogènes qui ébranlent inopinément notre société ? De la répétition aléatoire de circonstances exceptionnelles ? Du retour du tragique dans l’Histoire contemporaine ? Cette réitération des états d’urgence révèle-t-elle une tentation liberticide de la part des pouvoirs publics ?

Je proposerai une tout autre explication : l’état d’urgence a pour véritable objet de rétablir un équilibre, rompu par le droit ordinaire, entre intérêt général, d’une part, prérogatives individuelles et catégorielles, d’autre part. En effet, en raison de l’évolution à laquelle je faisais allusion il y a un instant, le droit contemporain intègre de moins en moins le souci de l’intérêt général.

L’ordre constitutionnel dont il se réclame ne comprendrait plus, au terme de cette évolution, que des droits, dont la communauté politique en général, l’État en particulier, devraient se borner à assurer la satisfaction et la conciliation. La majeure partie de la doctrine (en France comme ailleurs en Occident) ne veut plus voir que des droits fondamentaux dans les chartes fondamentales et n’admet de limitation des droits fondamentaux qu’au titre de leur harmonisation.

ll n’y a plus beaucoup de place, dans notre État de droit, pour des exigences collectives (susceptibles de prévaloir sur les prérogatives individuelles), telles que les intérêts supérieurs de la Nation, l’ordre public ou le bien des générations futures. Voilà pourquoi, lorsque la nécessité oblige à restaurer la primauté du commun, à faire prévaloir des disciplines collectives sur l’autonomie personnelle, on a besoin d’une légalité d’exception, et qui n’est d’exception que parce que la légalité ordinaire fait l’impasse sur le commun.

Je retournerai donc, pour ma part, le procès fait par la doxa droits-de-l’hommiste aux pouvoirs publics lorsque ceux-ci instaurent un état d’urgence ou lorsque, au sortir de l’état d’urgence, ils en pérennisent certains aspects : l’anomalie est-elle là où ils la dénoncent ? Ou n’est-elle pas plutôt dans le fait que le droit contemporain, comme plus généralement les politiques publiques contemporaines (à l’exception peut-être, et encore, des politiques environnementales), ont mis en sourdine l’intérêt général ?

La démocratie ne peut être réduite à la promotion des droits. Lorsque je dis cela, lorsque je m’inquiète du droits-de-l’hommisme hégémonique, c’est-à-dire de la réduction de la démocratie aux droits, je ne remets en cause ni les droits fondamentaux, ni les libertés publiques, ni la nécessité de mettre fin aux injustices que tel ou tel groupe a pu subir dans le passé.

Notre société ne peut non plus renoncer à assurer le respect de ses valeurs, de son ordre public symbolique, car le besoin d’un surplomb commun, d’une forme de transcendance, survit à la sécularisation du politique.

Je ne chante pas les mérites de l’État autoritaire (même si je déplore la perte d’autorité de l’État, surtout en cette ère d’ensauvagement de la société). Je dis seulement que, tout en mettant un point d’honneur à respecter les droits et libertés, notre système juridique ne doit ni les laisser confisquer par les groupes de pression, ni tout leur sacrifier, notamment pas la solidarité, l’ordre public et la cohésion sociale.

Pensons aux vaccinations obligatoires, aux sujétions de la défense nationale (et demain, peut-être, du service national), aux servitudes d’urbanisme, à la sécurité routière, à l’ordre public économique et social, aux multiples sacrifices que supposerait une politique écologique ambitieuse pour nos libertés personnelles. Il faut bien construire les centres de traitement d’ordures ménagères, les établissements pénitentiaires et les hôpitaux psychiatriques quelque part (in someone’s backyard).

Paralysera-t-on demain le don d’organes, l’enseignement de la médecine et la recherche médicale, parce que, au nom de la liberté religieuse ou d’une conception subjective de la dignité de la personne humaine, on aura subordonné au consentement explicite de l’intéressé, donné de son vivant, l’utilisation de son corps après sa mort ?

Notre société ne peut non plus renoncer à assurer le respect de ses valeurs, de son ordre public symbolique, car le besoin d’un surplomb commun, d’une forme de transcendance, survit à la sécularisation du politique.

LVSL – Les cours de justice sont de plus en plus instrumentalisées par les intérêts privés qui prétendent se servir des juges pour satisfaire leurs intérêts catégoriels. Quelles ruptures faut-il consentir pour inverser cette dynamique ?

J.-É. S. – Les dispositions dans lesquelles le juge va chercher l’énoncé d’un droit font l’objet de formulations le plus souvent vagues, dont le juge est l’ultime exégète. Sa jurisprudence déterminera donc à la fois les implications véritables et la force contraignante de l’énoncé constitutionnel ou conventionnal en cause. Les intentions du constituant ou celles des négociateurs du traité ne feront plus entendre, à ce stade, qu’un écho lointain.

Il en résulte que c’est le juge, dûment actionné par les gardiens des colonnes du temple (autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des droits, le CSA ou la CNIL, organismes européens ou onusiens, associations militantes dotées de la capacité de se porter partie civile, doctrine juridique acquise à l’expansion indéfinie des droits fondamentaux sous la protection active du juge), qui prescrira in fine le contenu des politiques publiques.

Qui plus est, le droit nouvellement proclamé entre tôt ou tard en conflit avec des droits concurrents ou avec l’intérêt général. Seul le juge saura dire (toujours trop tard pour que la sécurité juridique y trouve son compte) comment il convient de les concilier.

S’opère ainsi un déplacement du centre de gravité de la vie publique des deux premiers pouvoirs vers le troisième et vers d’autres, dépouillant les représentants directs de la souveraineté populaire (Gouvernement et Parlement) au bénéfice d’un pouvoir juridictionnel polycéphale (non moins de cinq cours suprêmes, dont trois nationales et deux européennes) et d’autres instances non élues, nationales ou supranationales, chargées de veiller à la suprématie des droits et au respect des traités.

Cette apothéose du juge est saluée par la nouvelle doxa juridique, avec des accents eschatologiques, comme l’accomplissement de l’état de droit. Le républicain y verra au contraire une régression : le retour des parlements d’ancien régime, contre lesquels la Révolution française s’est en partie faite.

Même les politiques régaliennes se voient « préformatées » par une jurisprudence poussant toujours plus loin le contrôle de proportionnalité et par un droit humanitaire toujours plus invasif, par exemple en matière d’immigration. La religion des droits fondamentaux et, plus généralement, ce que Marcel Gauchet a appelé l’« abouchement du droit des juristes et du droit des philosophes » ont fait émerger un juge démiurge, à l’image de la Cour suprême des USA, du Verfassungsgericht, des cours de Strasbourg et de Luxembourg et de leurs divers émules en Occident.

Ce juge démiurge, non content d’imposer la prépondérance des droits individuels sur l’intérêt général, en énonce de nouveaux en produisant à jet continu, par-dessus la tête du Représentant, un droit supra-législatif ineffable et arborescent, élaboré sans garde-fou à partir des formulations très générales qui abondent dans nos textes constitutionnels et conventionnels.

Cette apothéose du juge est saluée par la nouvelle doxa juridique, avec des accents eschatologiques, comme l’accomplissement de l’État de droit. Le républicain y verra au contraire une régression : le retour des parlements d’ancien régime, contre lesquels la Révolution française s’est en partie faite.

La souveraineté populaire, c’est la démocratie représentative avant la jurisprudence, l’élection avant le pouvoir juridictionnel. La recherche du bien commun par les représentants de la Nation, au travers du vote de la loi, est l’expression de la volonté générale. La règle commune ne peut résulter de l’exécution contrainte d’un catalogue de droits et principes pré-institués par des chartes et grossis sans contrepoids démocratique par la jurisprudence des cours.

La mission du juge est d’appliquer la loi. Il est aussi de l’interpréter, certes, mais sans la dénaturer, ni la compléter indûment. Le juge constitutionnel ou conventionnel ne devrait censurer que les dérapages manifestes du législateur dans l’exercice de la conciliation qui lui incombe entre droits et libertés (des uns et des autres) et intérêts généraux.

En France, Conseil d’État et Conseil constitutionnel ont d’abord résisté sur le terrain de l’intérêt général, de la conception universaliste de l’égalité des droits (notamment en matière de discriminations positives) ou pour mettre un frein à une conception illimitée de la liberté individuelle.

Mais la digue est rompue, y compris au Conseil d’État, par exemple avec une subjectivisation du droit des étrangers qui fait prévaloir sur toute autre considération les conséquences de l’application de la loi sur la situation personnelle de l’intéressé ; ou encore avec la technique de la neutralisation de la loi « dans les circonstances de l’espèce », sur la base de l’empathie du juge à l’égard d’une situation individuelle concrète, comme dans une affaire d’insémination post mortem jugée en mai 2016.

Des notions vagues comme le « respect de la vie privée et familiale » (convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) ou « l’importance primordiale devant être accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant » (convention de New York sur les droits de l’enfant) fondent, en France comme ailleurs, ce pouvoir juridictionnel (conventionnel, judiciaire ou administratif) impressionniste, désinvolte envers le législateur, plus souvent bienveillant pour le requérant que soucieux des enjeux collectifs.

Même empressement du côté du Conseil constitutionnel qui pourtant n’a pas à appliquer les traités et dont le contentieux normatif, même a posteriori (QPC), est objectif (voir sa jurisprudence ultra-restrictive sur les traitements de données personnelles ou l’intensité de son contrôle récent de proportionnalité en matière de procédure pénale et de police administrative).

Les deux ailes du Palais-Royal jouent  aujourd’hui les bons élèves de Luxembourg et de Strasbourg, rejoignant ainsi les juges judiciaires, depuis longtemps émules des cours supranationales. Tous les juges de France, de Navarre et de Lotharingie, communient désormais dans la suprématie des droits subjectifs. Ce ralliement trouve un moteur supplémentaire dans la griserie du juge à devenir le grand prêtre de la nouvelle religion, accueillant sous son aile les doléances des victimes du système et soumettant celui-ci à ses censures et injonctions, sous les applaudissements médiatiques.

L’intervention du juge, surtout si c’est un juge constitutionnel ou conventionnel, surtout si c’est une cour suprême, amplifie le phénomène en traduisant en exigences supra-législatives les pleurnicheries sociétales. Même les prudents du Palais-Royal ou du quai de l’Horloge y cèdent, sous la pression d’officines militantes (usant et abusant de leur capacité à se porter parties civiles), par concession à l’air du temps, de crainte d’être taxés de réactionnaires, pour jouer le jeu européen ou par panurgisme jurisprudentiel (puisque c’est à la seule aune de “l’audace” dans la défense des droits fondamentaux que les organes d’opinion jaugent les juges).

Du coup, le prétoire, plus encore que l’hémicycle, devient l’enjeu des groupes de pression et de leurs juristes (promus experts par les médias et par Bruxelles). Cercle vicieux car cet engouement pour le juge renforce l’hubris juridictionnelle et marginalise toujours plus les élus et gouvernants, réduits au rôle d’exécutants des arrêts ou à la fonction de souffre-douleur d’ailleurs consentants (masochisme attesté par la récurrence des lois de moralisation de la vie publique).

Comment rétablir l’équilibre entre contrôle juridictionnel et souveraineté populaire ? Je suis pour ma part partisan de la procédure dite du « dernier mot parlementaire », autrement dit du pouvoir donné au Parlement de faire prévaloir ses choix sur les arrêts des cours suprêmes, moyennant un vote de confirmation solennel acquis selon une majorité qualifiée.

Ainsi, la procédure pénale, la législation fiscale, les règles relatives aux traitements de données personnelles, la politique migratoire sont en grande partie dictées depuis une quarantaine d’années par la jurisprudence des cours suprêmes. De Gaulle aurait-il pu l’imaginer ? Dans tous les pays occidentaux, le pouvoir juridictionnel (ou para juridictionnel) décide désormais des politiques publiques sans en avoir ni la base légale, ni l’expertise, ni surtout la légitimité démocratique (qui – faut-il le rappeler ? – repose sur la responsabilité devant les électeurs).

Comment rétablir l’équilibre entre contrôle juridictionnel et souveraineté populaire ? Je suis pour ma part partisan de la procédure dite du « dernier mot parlementaire », autrement dit du pouvoir donné au Parlement de faire prévaloir ses choix sur les arrêts des cours suprêmes, moyennant un vote de confirmation solennel acquis selon une majorité qualifiée. Le « dernier mot parlementaire »permettrait au politique de reprendre la main en toute connaissance de cause, sans avoir (comme pour le droit d’asile en 1993) ni à convoquer le Congrès, ni à modifier la Constitution à chaque « lit de justice ».

Elle n’en paraîtra pas moins hérétique à tous ceux pour lesquels le respect des droits et libertés exclut que le politique – fût-ce à une majorité qualifiée – puisse priver d’effets une décision juridictionnelle.  Les lois de validation ne sont-elles pas déjà, selon eux, un affront à l’État de droit ? En acceptant que les élus puissent avoir le dernier mot sur le juge, même au terme d’une procédure exigeante, ne livrerait-on pas les droits fondamentaux aux pulsions illibérales et populistes ?

Le scandale leur paraîtrait plus grand encore si le Parlement pouvait faire fi du jugement d’une cour supranationale. Ne serait-ce pas là violer les traités que nous avons souscrits et créer une contradiction inexpiable entre droit interne et droit international ? Le « passer outre » envisagé ne heurterait-il pas de front nos engagements européens ? N’entrerait-il pas en contradiction, au sein de la Constitution, avec la règle du « Pacta sunt servanda » ainsi qu’avec les articles 55 (supériorité des traités) et 88-1 (primauté du droit de l’Union) ?

La règle du passer outre parlementaire (ou dernier mot) serait cependant un remède moins brutal, pour restaurer la souveraineté populaire, que le Frexit, ou que la dénonciation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, ou que la suppression pure et simple du contrôle de constitutionnalité.

LVSL – L’histoire a montré que les principes de 1789 ne suffisent pas seuls à garantir que la décision démocratique rencontre les exigences de l’intérêt général. La captation de l’État par les intérêts particuliers est d’autant plus forte lorsque l’État est empêché par son auto-limitation croissante, d’une part et par l’obligation qui lui est faite d’assurer toutes sortes de catégories contre les risques qu’ils identifient, réalité évoquée par le Conseil d’État en 2018. Quels sont les mécanismes de gouvernance qui vous paraissent propre à favoriser la rencontre entre la prise de décision démocratique et les exigences de l’intérêt général ?

J.-É. S. – Les fondements historiques de l’intérêt général sont anciens et divers (pensons à Jean Bodin), mais on n’a pas assez insisté sur ses fondements républicains

L’intérêt général – ou plutôt, pour employer la langue si parlante de l’époque, le « bien commun » – était une préoccupation essentielle des hommes de 1789. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait référence à des notions telles que le « bonheur de tous » ou « l’utilité commune ». La Déclaration proclame donc non seulement l’émancipation de la personne, mais encore la nécessité d’œuvrer au bien commun pour mener à bien cette émancipation. Ce n’est pas le manifeste d’individualisme bourgeois triomphant que nous a longtemps dépeint une certaine vulgate marxiste.

En témoignent ces passages de la Déclaration que je relis toujours avec émotion :

  • Son Préambule : « afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous»,
  • Ou son article 1er : « …les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » ;
  • Ou encore son article 12 : « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force commune : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée».

Les mécanismes représentatifs ont cependant révélé des défaillances dans l’identification de l’intérêt général. Pour les hommes de 1789, la loi tend spontanément à la réalisation du bien public, car elle exprime la volonté générale. Cette tradition légicentriste fonde la souveraineté sur le suffrage. Les tragédies du siècle dernier devaient toutefois montrer que la démocratie exige plus que le suffrage universel : la majorité peut s’abuser ou être abusée.

Déjà, dans la conception classique de la souveraineté nationale, la volonté générale ne se réduisait pas à la sommation des opinions et des intérêts particuliers. Jean-Jacques Rousseau l’avait bien pressenti, pour qui : « Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle‑ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre n’est qu’une somme de volontés particulières ».

En dehors même de telles circonstances, le principe majoritaire ne garantit qu’approximativement la prise en compte, dans la conduite des politiques publiques, des intérêts supérieurs de la collectivité et ce, pour diverses raisons. Les mécanismes démocratiques de prise de décision font souvent plus grand cas d’un intérêt catégoriel actuel, organisé et bruyant que d’un intérêt plus ample et plus éminent, mais aussi plus diffus. Autrement, ces mécanismes arbitrent avec difficulté lorsque la problématique devient complexe.

En outre, le mode de décision démocratique fait plus grand cas des intentions que des conséquences indirectes ou des effets pervers des politiques suivies. La griserie de l’annonce supplante souvent les contraintes austères de la prévision. Surtout, ces mécanismes se révèlent volontiers indifférents aux intérêts des générations futures. L’expérience montre en effet, hélas, que beaucoup de consensus présents se réalisent aux dépens de nos descendants.

Déjà, dans la conception classique de la souveraineté nationale, la volonté générale ne se réduisait pas à la sommation des opinions et des intérêts particuliers. Jean-Jacques Rousseau l’avait bien pressenti, pour qui : « Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale : celle‑ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre n’est qu’une somme de volontés particulières ».

C’est encore plus vrai aujourd’hui, car la politique doit s’atteler aux problèmes ardus posés par la gestion de la société contemporaine, qu’il s’agisse de ses dimensions classiques (formation, santé, sécurité, aménagement du territoire, défense et relations internationales…), ou de préoccupations plus actuelles telles que l’environnement, les technologies de l’information, le développement durable, l’immigration, la lutte contre l’exclusion ou la bioéthique.

Ces préoccupations sont devenues si vives, et si relative la confiance accordée aux procédures de vote majoritaire classiques pour les prendre en compte que nous avons inscrit dans la Constitution elle-même une Charte de l’environnement. De même, nous envisageons de relayer la démocratie représentative par une démocratie participative fondée sur le référendum d’initiative populaire, ou sur le recours permanent à une « Agora électronique », ou encore sur des mécanismes d’implication directe de citoyens tirés au sort à la prise de décision publique, comme celui de la « Convention citoyenne Climat » expérimenté sous l’égide du CESE, mécanisme qu’un projet de loi organique prévoit de généraliser.

Mais la foi souvent naïve que beaucoup placent dans le dépassement de la démocratie représentative ne doit pas faire déraisonner. La raison est une notion constamment convoquée par les hommes de 1789, qui en font une sœur siamoise du « bien commun ». Intérêt général et raison sont en effet intimement liés pour les hommes de 89. Dès Condorcet, la pensée républicaine noue un lien étroit entre la raison d’une part, la liberté et la démocratie d’autre part.

L’autonomie de la personne, comme la participation à la vie publique, ne peuvent s’exercer à bon escient que si le libre arbitre du citoyen est éclairé par la raison, elle-même forgée dans le creuset de l’instruction. La raison doit non seulement éclairer le citoyen, mais guider le Représentant. Il s’en dégage un modèle de gouvernance fondé sur l’arbitrage réaliste entre ressources limitées et besoins infinis.

Cet arbitrage est soucieux de faisabilité et d’effectivité. Il se préoccupe des effets indirects, différés, collatéraux ou pervers des mesures prises. Il ne se contente pas de bonnes intentions. Il ne confond pas action et communication. Il pratique avec honnêteté l’évaluation des politiques publiques et les études d’impact. Il se défie des emballements émotionnels car il sait, avec Milan Kundera, que l’émotion, en évinçant le raisonnement, produit la tyrannie.

La recherche de l’intérêt général accorde plus d’importance aux résultats qu’aux intentions. Loin donc de s’écarter de l’éthique, la recherche de l’intérêt général se rattache à une éthique plus exigeante, qui est celle de la responsabilité. Cette dernière consiste non pas à se désintéresser des valeurs morales, mais à juger moralement une politique non au regard des intentions proclamées, mais en fonction des résultats raisonnablement escomptés (si on se place ex ante) ou des résultats objectivement obtenus (si on se place ex post).

Et comment ne pas évoquer à cet égard la figure tutélaire de Pierre Mendès France et sa République moderne ? Et comment ne pas parler, au travers de la figure de Pierre Mendès France, du courage en politique ? Courage et intérêt général vont en effet de pair. Est courageuse, au sens mendésien, une politique à la fois lucide dans la détermination de la meilleure conduite collective et entêtée dans la mise en œuvre de cette conduite.

Pierre Mazeaud, dans son discours de vœux de 2005 en qualité de président du Conseil constitutionnel, donnait quelques exemples de politiques courageuses et inspirées par l’intérêt général :

« L’intérêt général, en matière économique, c’est ne pas retarder l’adaptation des comportements par des artifices temporaires consistant à neutraliser, aux frais de la collectivité, le phénomène qui rend inéluctable une telle adaptation. L’intérêt général, en matière sociale, c’est ne vouloir un nouvel avantage ou une nouvelle prestation qu’en en assumant la contrepartie en termes de coûts, de bureaucratie ou d’effets secondaires.

L’intérêt général, en matière d’immigration, c’est mener de pair une intégration chaleureuse et volontariste des étrangers établis sur notre sol et une maîtrise effective du flux migratoire. Dans le domaine des libertés publiques, l’intérêt général consiste à concilier avec réalisme les droits potentiellement en conflit, sans oublier que la défense trop intransigeante d’un droit peut compromettre la protection des autres.

C’est compter le principe de réalité au nombre des grands principes et ne pas sacrifier la nécessité publique à une conception abstraite du droit. L’intérêt général, en matière de lutte contre la criminalité, c’est proportionner à la gravité des infractions non seulement les peines, mais encore les moyens de la justice et de la police.  L’intérêt général, en matière d’institutions, c’est de préférer leur pérennité à leur adaptation à l’air du temps, au demeurant souvent illusoire…

L’intérêt général commande aux responsables des affaires nationales (et à ceux qui aspirent à les remplacer) de se consacrer aux problèmes de fond affectant la vie de nos concitoyens et, demain, celle de leurs enfants, plutôt qu’à désorienter le public et à disperser l’énergie de la classe politique en remettant inconsidérément en cause un équilibre institutionnel dont le fonctionnement se compare plus qu’honorablement à celui des précédentes Républiques…. »

La question du devenir de l’intérêt général, dans la conception et l’exécution de nos politiques publiques,est profondément liée à celle du respect du principe de réalité.

De façon générale, la recherche raisonnée du bien commun privilégie l’efficacité sur toute autre considération, même parée des atours de l’idéal ou inspirée par les roueries de l’habileté politique. Seuls valent les remèdes réels, y compris lorsqu’ils sont difficiles à exposer ou à mettre en œuvre. Les remèdes virtuels ou les demi-mesures n’apportent qu’une consolation éphémère. Sur le moment, ils permettent au responsable public de prendre une posture avantageuse ou d’apaiser les appréhensions. Mais, à terme, lorsque se révèle l’inefficacité de ces médications en trompe l’œil, la crédibilité du politique subit une nouvelle érosion.

Ennemi des mesures fallacieuses, l’intérêt général ne l’est pas moins des projets utopiques. La recherche du bien commun consiste à concentrer les efforts sur le possible et à prendre clairement acte de ce qui échappe à la volonté politique.

Le contexte actuel nous donne moult exemples de ce dévoiement de l’intérêt général. La loi revêt souvent une fonction cathartique ou propitiatoire, d’où l’emploi de termes particuliers et peu précis. Elle poursuit parfois des buts inconciliables, en voulant satisfaire tout le monde et son père ; elle confie, pour ce faire, une mission impossible à des décrets d’application…dont il ne faut pas s’étonner, dès lors, qu’ils ne paraissent jamais ! Les lois se veulent radicales, mais, par exemple, celle sur le « droit au logement opposable » n’a pas fait construire un logement de plus.

Que dire de l’inversion de la règle selon laquelle le silence de l’administration vaut refus ? L’usine à gaz que constitue la réglementation déclinant cette règle ajoute les exceptions aux exceptions, produisant un maquis d’insécurité juridique. L’accessibilité généralisée des lieux publics aux personnes handicapées est une idée généreuse, mais son application doit être sans cesse reportée… L’idée du bonus-malus énergétique a présenté aussi de redoutables difficultés d’application.

Ennemi des mesures fallacieuses, l’intérêt général ne l’est pas moins des projets utopiques. La recherche du bien commun consiste à concentrer les efforts sur le possible et à prendre clairement acte de ce qui échappe à la volonté politique.

Nous en avons une nouvelle illustration, dans la période actuelle : l’intérêt général commande, plutôt que de rêvasser à un monde d’après, de réparer et d’amender le monde d’avant pour résister aux chocs futurs.  La crise sanitaire a moins remis en cause le monde d’avant qu’elle n’a renforcé certaines évolutions déjà à l’œuvre avant l’arrivée du virus (restauration de ce qu’il faut de frontière pour limiter les dégâts de la mondialisation ; modèle de développement plus respectueux de l’environnement et maîtrisant ses effets collatéraux négatifs ; État protecteur, dans sa dimension sociale comme dans sa dimension régalienne).

La restauration de la volonté politique n’est pas l’interventionnisme brouillon. A cet égard, je crains une relance se déclinant en trop de plans sectoriels et se donnant trop d’objectifs pour être pilotable… 

LVSL – L’épidémie de Covid-19 a révélé l’extrême fragilité de la société française : inexistence d’une base industrielle propre à assurer notre autonomie stratégique, absence de structures de planification et de prospective à même de permettre à l’État de réagir aux chocs exogènes et dépendance à l’égard de l’étranger pour des produits essentiels. Sur quels principes un gouvernement soucieux de l’intérêt général fonderait son action pour réarmer la France dans « le monde d’après » ?

J.-É. S. – Après la fin de la guerre froide, nous avons cru que le Droit et le Marché suffisaient aux besoins des démocraties contemporaines. Nous découvrons aujourd’hui que la réponse aux crises répétitives qui,depuis une vingtaine d’années,assaillent notre sécurité, dans toutes les acceptions du terme « sécurité » (matérielle, sanitaire, économique, culturelle…), exige quelque chose de plus, qui relève de l’intérêt général, du courage politique, de la souveraineté, qui appelle l’intervention d’un État non pas interventionniste au sens tatillon du mot, mais agile et stratège.

Gouvernement, Parlement, élus locaux sont aujourd’hui trop contraints par des normes, des contre-pouvoirs, des procédures, des juridictions nationales et supranationales. Ils sont comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Pour redonner à leur action la vigueur que la société attend d’eux, il faut dénouer ces liens et libérer la force des ambitions.

Le principal enseignement à tirer de la crise sanitaire est en effet le besoin d’État, mais d’un État plus anticipateur, plus souple et plus réactif. Nous avons observé le meilleur (dévouement, imagination facilitatrice), mais aussi le pire (bureaucratie, défections…) de la part tant des responsables que des agents publics. Comment redonner à l’État ce ressort et ce tonus que la société attend de lui, particulièrement en temps de crise, mais aussi dans ses relations habituelles avec les particuliers et les entreprises ? Comment réarticuler entre elles (et dans l’esprit des citoyens) les grandes dimensions de l’action de l’État (régalien, prestataire et gardien du long terme) ?

Plusieurs facteurs sont en jeu dans cette restauration. D’abord une vision. Il faut retrouver la foi dans la chose publique, renouer avec une transcendance républicaine. Je renvoie à cet égard à ce que j’ai dit plus haut. Nous ne pouvons non plus faire l’économie d’une transformation radicale de l’environnement institutionnel

Pour accomplir efficacement leurs missions et honorer le pacte qui les lie aux citoyens, les délégataires de la souveraineté populaire, Gouvernement, Parlement, élus locaux sont aujourd’hui trop contraints par des normes, des contre-pouvoirs, des procédures, des juridictions nationales et supranationales. Ils sont comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Pour redonner à leur action la vigueur que la société attend d’eux, il faut dénouer ces liens et libérer la force des ambitions.

C’est un changement de paradigme tant il y aurait à faire (et à défaire) et tant cette idée de restaurer les marges de manœuvre du législateur, du Gouvernement, des ministres, des maires, des administrateurs, est contre-intuitive à une époque où il n’est question que de contre-pouvoirs, de démocratie participative et de procédures garantissant la moralisation de la vie publique, et où l’action publique est toujours soupçonnée, faute d’être surveillée, d’en faire trop contre les libertés, trop pour les privilèges et pas assez pour la satisfaction des droits.

Je vais donc faire un rêve régalien, en étant conscient que ce rêve est le cauchemar de tous ceux qui ont trouvé un intérêt matériel ou idéologique à ficeler Gulliver. Dans ce rêve, libérer Gulliver des liens qui l’enserrent impliquerait d’’œuvrer, y compris par la renégociation des traités, en faveur d’une Europe des coopérations plutôt que des institutions, d’une Europe des nations plutôt que fédérale et d’une Europe respectueuse des frontières nationales (Schengen ne doit plus être un carcan). Sans frontière, l’État est un ectoplasme. Pour la monnaie, hélas, c’est trop tard.

Un tel rêve supposerait de dénoncer ou renégocier nos engagements internationaux pour s’affranchir de tutelles juridictionnelles supranationales (CEDH, en partie CJUE) et recouvrer notre souveraineté en matière migratoire. Là encore, pas d’Etat sans frontière.

Il imposerait de mettre fin à la dyarchie entre le Président de la République et le Premier ministre en instaurant un régime parlementaire, avec un mode scrutin garantissant l’émergence d’une majorité. Il conviendrait d’inscrire dans la Constitution elle-même, pour l’élection des députés, le principe du scrutin majoritaire uninominal de circonscription : chaque député doit en effet représenter l’ensemble de la Nation et non pas seulement un parti (comme ce à quoi conduit la proportionnelle).

Il conviendrait de revoir, dans la Constitution, le partage entre la loi et le règlement dans un sens plus souple, conformément à l’esprit de 1958, de supprimer la QPC et de revoir les procédures de référé administratif dans un sens moins intrusif pour l’administration. Il faudrait également replacer la primauté de la loi au centre de notre édifice institutionnel (notamment avec un « dernier mot » parlementaire pour contrer le gouvernement des juges).

Il s’agirait de dépénaliser la vie publique (en mettant fin aux infractions non intentionnelles), afin notamment d’éviter que la tentation d’ouvrir un parapluie pénal ne produise des comportements prudentiels de type bureaucratique (évitement, segmentation des responsabilités etc) nuisant à la réactivité administrative. Cela nécessiterait de mettre fin à l’existence d’organes dont l’action s’est révélée concurrente et paralysante de celle des pouvoirs publics (Défenseur des droits, CNIL, Commission nationale consultative des droits de l’homme…).

Il serait également utile d’alléger drastiquement les obligations formelles de l’administration, notamment leurs obligations consultatives et de démanteler en grande partie le maquis de normes enserrant l’action tant des collectivités territoriales que de l’État lui-même et de l’ensemble des administrations publiques. Je suggérerais également d’assouplir la procédure budgétaire au-delà de ce qu’a fait la LOLF (pluriannualité, enveloppes globales et programmes globaux).

Les experts doivent être placés à leur juste place: éclairer, non co-décider. Il apparaît également nécessaire de déconcentrer l’action de l’État en laissant la bride sur le cou des responsables tant pour l’emploi des crédits (fongibilité) que pour l’organisation et le fonctionnement de leurs services et pour la gestion des ressources humaines et de mettre fin à la cogestion syndicale, en laissant à chaque responsable le soin de mettre en place les modes de consultation qu’il estime appropriées.

Les ministres devraient être nommés en petit nombre (mais assistés de secrétaires d’État techniques), ayant un profil les rendant aptes à se comporter comme les patrons de leur ministère et, sous réserve de la faisabilité des ambitions, à faire prévaloir la volonté politique sur les résistances de l’État profond.

Les pouvoirs d’arbitrage et de régulation des préfets devraient être renforcés et les administrations de mission transversales et les guichets administratifs territoriaux polyvalents devraient être développées. Un tel mouvement implique également d’assouplir les rapports entre État et particuliers dans le sens de la sécurité juridique (rescrit par exemple) et de permettre aux collectivités territoriales (plutôt que de leur donner plus d’attributions) d’exercer leurs compétences de façon plus libre, tout en renforçant leur autonomie fiscale et en assouplissant les règles de l’intercommunalité.

Il en découlerait la nécessité de développer, face aux problèmes et aux crises, sous la houlette du Premier ministre (au niveau national) et du préfet (au niveau local), le réflexe de coopération au sein des services de l’État, comme entre services de l’État, collectivités et acteurs privés (associations et entreprises). L’obligation de continuité des services publics devrait être inscrite dans le marbre constitutionnel. Un service national obligatoire devrait être créé.

Il conviendrait aussi de construire un système de santé publique associant hôpitaux publics et médecine libérale, avec des obligations de service public pour les personnels soignants libéraux et de prendre beaucoup plus en charge les élèves de l’enseignement public, en multipliant les internats et en y développant le civisme et le sentiment d’appartenance national.

Enfin, l’État doit assumer la part régalienne, unilatérale, de l’action publique.

Je propose aussi d’ouvrir la magistrature aux expériences extérieures en recrutant hors ENM des personnes expérimentées (et pas seulement des universitaires) dans une proportion sensiblement supérieure à l’actuelle ; de favoriser la mobilité des magistrats dans la fonction publique de l’État et dans la société civile ; de permettre à un CSM rénové et moins corporatiste, saisi par les chefs de juridiction ou par les justiciables au travers de filtres appropriés, de connaître des abus dans la manière de juger et notamment des atteintes au devoir d’impartialité.

Il faut rendre au garde des Sceaux, pourvu qu’elles soient écrites et versées au dossier du contradictoire, la possibilité de donner des instructions écrites au parquet dans les affaires individuelles. La frontière tracée depuis 2013 entre politique pénale générale (pour laquelle le ministre de la justice peut adresser des instructions aux procureurs de la république par voie de circulaire) et affaires individuelles (dans lesquelles il ne peut plus intervenir) est en effet trop ténue pour ne pas être artificielle. A terme, c’est la séparation du parquet et du siège qu’il faut envisager. D’ici là, rien ne doit être fait qui banalise le statut du parquet au sein de la magistrature. C’est au contraire dans une plus grande participation des officiers de police judiciaire à la mise en mouvement de l’action publique, autrement dit dans un rapprochement entre police judiciaire et parquet, qu’il faut chercher une riposte aux formes contemporaines de délinquance aujourd’hui non maîtrisées.

Enfin l’État doit assumer la part régalienne, unilatérale, de l’action publique et de restaurer l’autorité de l’État, les marges de manœuvre de la police administrative et la capacité d’action des forces de sécurité face à l’ensauvagement de certaines franges de la société.

Cette libération de l’action publique doit trouver sa contrepartie dans une beaucoup plus grande responsabilité ex post de chaque élément du système à l’égard de celui qui le contrôle (agent public à l’égard de sa hiérarchie, Gouvernement à l’égard du Parlement dont le pouvoir de contrôle doit être considérablement renforcé…). Cela vaut en particulier pour les agents publics : un statut protecteur certes, contrepartie de leurs obligations de disponibilité, mais une mobilité beaucoup plus grande et une possibilité beaucoup plus large qu’aujourd’hui de radiation en cas d’insuffisance, à l’initiative du responsable hiérarchique.

La restauration de l’État est aussi affaire de conscience individuelle, d’honneur professionnel, de capacités personnelles et de formation des agents publics. Là encore, la crise sanitaire en fournit l’illustration. Face à l’inconnu, et dans la crainte de voir leur responsabilité engagée, les responsables publics ont souvent été tentés d’ouvrir le parapluie : par exemple, en s’en tenant à la procédure orthodoxe de passation des marchés pour acquérir les masques dont le besoin était pourtant urgent ; ou en imposant aux écoles et aux branches professionnelles des règles de sécurité sanitaire trop vétilleuses pour ne pas nuire à la reprise effective de l’activité.

C’est essentiellement cette attitude prudentielle qui a pu faire parler de blocages bureaucratiques. Sa cause se trouve plus dans le manque d’agilité des esprits que dans la rigidité des structures, comme le montre la comparaison des comportements des différentes agences régionales de santé au printemps 2020. Les responsables (publics et privés) n’ont pas fait tous preuve, tant s’en faut, du même degré de disponibilité et d’imagination. Et ce qui est vrai des responsables l’est tout autant de la base : à côté de dévouements magnifiques, nous avons assisté à de lamentables démissions. Pour reprendre l’image de la guerre, le corporatisme a poussé à la désertion.

Nous touchons ici du doigt une dimension essentielle du redressement de l’action publique, qui est culturelle : l’intériorisation par chacun de l’intérêt général. Cette dimension me semble aussi importante que tout ce qui tient aux règles juridiques, à la gouvernance, à l’organisation et au fonctionnement de l’administration, aux mécanismes de prise de décision. Et, au travers de cette dimension culturelle, nous mesurons également l’éminence des questions de recrutement et de formation des agents publics.

LVSL – On peut également relever deux faits saillants s’imposant de manière croissante : la judiciarisation de la vie politique d’une part, ce risque pénal influant sur le comportement des responsables politiques et la multiplication des lois guidées par la dictature de l’émotionnel. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?

J.-É. S. – Au modèle ambitieux – mais rationnel, réaliste et responsable – de gestion des affaires publiques, que je qualifierais de mendésien, s’opposent la prépondérance des droits subjectifs et des principes abstraits, la judiciarisation de la vie publique, le règne de la sensiblerie et de la moraline, qui, depuis que nous sommes entrés dans « l’Empire du Bien » de Philippe Muray, c’est-à-dire depuis une cinquantaine d’années produisent une « démocratie contentieuse» (Jean Paul Pagès).

Cette conception libérale de l’action publique préformate nos politiques publiques en réduisant toujours davantage, dans des domaines majeurs de l’action publique, la marge de manœuvre des pouvoirs exécutif et législatif et siphonnent la souveraineté populaire en dépouillant toujours plus le Gouvernement, le Parlement et l’Administration au profit d’organes non élus, de groupes de pression et de juges, tant nationaux que supranationaux, érigés par la clameur médiatique en chaperons de l’État et en protagonistes principaux des percées démocratiques.

Raviver le feu sacré pour la chose publique n’est qu’accessoirement affaire de structures et de méthodes. Il s’agit principalement d’état d’esprit, de critères de recrutement et de contenu des enseignements. Mieux et plus ambitieusement servir son pays, avec loyauté à l’égard des élus et avec la préoccupation constante de l’efficacité dans la recherche de l’intérêt général : voilà ce qui importe.

Prétendre faire advenir un idéal sans en cerner les voies et moyens conduit à l’émergence de ces lois bavardes d’autant plus difficiles à appliquer par l’administration et par le juge qu’elles instituent des obligations de résultat floues, équivoques ou inaccessibles. Le résultat, c’est l’assujettissent de la souveraineté à un droit qui déborde et contraint la loi, et dont la source se trouve ailleurs que dans la loi : plus particulièrement dans la jurisprudence des cours suprêmes, nationales et supranationales.

LVSL – Depuis le Consulat jusqu’à la Vème République, la République a fondé sa recherche de l’intérêt général sur un État fort et des serviteurs de l’État pour imposer sa puissance. On observe une interpénétration croissante entre les intérêts privés et les serviteurs de l’État : pantouflage entre le privé et le public, rôle croissant des cabinets de conseil et des groupes d’intérêt dans la décision publique. Dans ce contexte, comment faut-il envisager la réforme de l’ENA et, plus largement, l’évolution de la formation des fonctionnaires ?

J.-É. S. – La vraie réforme de l’ENA et des autres écoles de recrutement de la fonction publique consisterait à restaurer, dans le cœur des fonctionnaires, la ferveur du service public, l’amour de l’intérêt général et le souci de la cohésion sociale. Cela ne se décrète pas bien sûr : j’ai donc conscience de poursuivre mon rêve.

Raviver le feu sacré pour la chose publique n’est qu’accessoirement affaire de structures et de méthodes. Il s’agit principalement d’état d’esprit, de critères de recrutement et de contenu des enseignements. Mieux et plus ambitieusement servir son pays, avec loyauté à l’égard des élus et avec la préoccupation constante de l’efficacité dans la recherche de l’intérêt général : voilà ce qui importe.

A l’ENA comme dans les autres écoles de la fonction publique, par contagion avec l’évolution du reste la société, un certain individualisme, un certain désamour pour la Nation, une certaine ringardisation de l’État, une fascination inédite à l’égard du libéralisme économique et sociétal, un attrait accentué pour le pantouflage, ont fait leur nid depuis une trentaine d’années. Le service de l’État devient une forme comme une autre de management.

Le feu sacré ne s’est pas éteint, mais il a décliné. Le raviver est l’enjeu essentiel de la réforme des écoles de recrutement de la fonction publique.

« L’ENA est devenue un moule à pensée unique » – Entretien avec Marie-Françoise Bechtel

©Clément Tissot

Dans un contexte politique marqué par les élections européennes, la privatisation d’Aéroports de Paris et l’annonce de la suppression de l’École Nationale d’Administration, nous avons souhaité donner la parole à Marie-Françoise Bechtel. Directrice de l’ENA de 2000 à 2002, elle-même issue de la promotion Voltaire, ex-conseiller d’État et députée de l’Aisne entre 2012 et 2017, elle est aujourd’hui vice-présidente du club politique République Moderne. Avec elle, nous avons parlé de la place qu’occupent les services publics dans la tradition française, du rôle historique de l’État dans notre pays et des problèmes que pose aujourd’hui la formation des élites. Entretien réalisé par Antoine Cargoet, retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – Avec République Moderne, vous êtes à l’origine d’une campagne demandant la constitutionnalisation des services publics ; en quoi sont-ils, selon vous, partie intégrante de l’identité française ?

Marie-Françoise Bechtel – Je pense que l’idée de citoyenneté française a demandé dès l’origine une incarnation concrète. Celle-ci a été trouvée dans l’idée de laïcité, mais aussi dans le premier tiers du XXème siècle dans la notion du service public. C’est-à-dire dans une sorte de traduction de ce que pourrait être concrètement la cohésion nationale, exprimée avec beaucoup de force et de densité à travers deux principes majeurs : l’égalité et la continuité du service public. Puis, bien sûr, avec la Libération et le programme du CNR, son champ a été élargi.

Très tôt, en France, on a donc eu cette idée très forte qui devait être imitée plus tard dans de nombreux pays, qu’il y a un bien commun, il y a du collectif, il y a quelque chose qui échappe à la marchandisation au sein de la société. C’est l’idée que l’État, la puissance publique comme l’on disait à l’époque avec Léon Duguit notamment, est responsable du bon fonctionnement des services publics, ce qui se traduit dans l’idée d’égalité mais aussi l’idée de continuité. La France est un territoire vaste et hétérogène dans lequel deux grandes régions, les régions Île-de-France et Rhône-Alpes, ont la part du lion en matière économique tandis que le reste du pays subit des conditions de développement inégal. C’est la raison pour laquelle on a voulu qu’il y ait ce trait d’union que sont les services publics et qui se traduisaient très concrètement par la péréquation des conditions tarifaires des transports pour la SNCF ou par une juste répartition du coût de l’énergie.

LVSL – Quelles sont aujourd’hui, les principales menaces qui pèsent sur les services publics ?

MFB – Cela commence avec les traités européens et le marché unique qui se fondent sur le principe de la concurrence libre et non faussée ainsi que sur la prohibition généralisée des aides publiques. Quand vous pensez qu’à un certain moment, les œuvres d’éducation populaire ont découvert que les colonies de vacances qu’elles organisaient ne pouvaient plus se faire sans passer par un appel d’offres avec le secteur marchand ! Or il y avait derrière tout cela la mise en place des structures de la jeunesse et l’éducation populaire, toute l’œuvre de Léo Lagrange, celle du Front Populaire, une tradition extrêmement importante pour notre pays. Je prends cet exemple parce qu’il est particulièrement frappant mais il est évident que du côté des gros opérateurs, la SNCF et EDF ont été très fragilisés pour de bien mauvais motifs et avec de bien mauvais résultats. Il suffit de penser au défaut d’investissement dans le rail, alors même que la SNCF continue coûte que coûte à fournir un service de transport qui est beaucoup moins cher qu’au Royaume-Uni par exemple.

LVSL – De ce point de vue, que signifie selon vous la présidence d’Emmanuel Macron ? Est-ce que c’est l’accélération d’un processus de démantèlement des services publics engagé avec le marché unique ?

MFB – Il y a ce qu’Emmanuel Macron veut faire et il y a ce qu’il peut se permettre de faire. Si je commence par le second point, il ne peut pas aller trop loin dans le démantèlement des services publics, même si nous sommes déjà très engagés dans cette voie : nous sommes, il faut bien le dire, réduits à l’os. Si l’on pense à ce qu’il veut faire, je pense qu’il aura l’habileté – c’est un libéral profond à mes yeux – de trouver des « cache-sexes » si je puis dire. L’un de ceux-là est le partenariat public-privé qui est une escroquerie totale.

« Je pense que la tradition française, c’est d’être protégé par l’État. »

Le partenariat public-privé, que nous avons imité du modèle britannique depuis les années 2000, est quelque-chose qui consiste à remettre à l’initiateur privé le soin de faire fonctionner des services publics ou de faire de grands investissements publics. L’État paie un loyer c’est-à-dire que cela pèse moins sur le budget annuel mais, sur le long terme, la puissance publique est perdante dans des proportions considérables. Au total il restera toujours la différence entre un service public qui voit à long terme, qui a les reins solides, qui peut se permettre de regarder loin, et le marché qui est myope et qui ne regarde qu’à court terme.

LVSL – L’actualité des derniers mois a été marquée par le mouvement des gilets jaunes qui a remis la question sociale sur le devant de la scène. N’y a-t-il pas, au-delà des revendications sociales particulières, une demande d’État qui émane de ce mouvement ?

MFB – Pour ma part, je le pense. Mais c’est difficile à dire parce que le mouvement est traduit par les médias, par les représentants de la classe politique et donc par la pensée dominante : naturellement, ça les arrange de penser que l’État est attaqué puisque le trop d’État est devenu la religion dans ce pays depuis que le marché a été consacré par l’Europe.

Je pense que la tradition française, c’est d’être protégé par l’État. Cela peut se lire de deux façons. La première qui nous dit : mais tout ça n’est pas moderne, les gens n’ont pas à être protégés, il faut qu’ils aient de l’emploi, qu’ils s’autonomisent, qu’ils se prennent en main, comme ces Anglais qui trouvent que les retraités de 70 ans qui remplissent un caddy devant un supermarché, – on m’a récemment raconté la scène – n’ont que ce qu’ils méritent parce que s’ils en sont là c’est qu’ils n’ont pas pu faire mieux dans la vie… Le deuxième point de vue c’est une vision un peu plus large et historique des choses selon laquelle dans chaque pays, il y a un génome, il y a une tradition différente. En France, c’est l’État qui, par la tradition colbertiste, crée le développement industriel, c’est l’idée que, dans un territoire vaste, on a besoin de se reconnaître, d’avoir une lisibilité commune, d’avoir un sujet commun, un sujet de droit qui est le sujet supérieur aux autres puisqu’il est détenteur de la souveraineté octroyée par le peuple, il en est l’exerçant si je puis dire. Cette tradition n’est finalement pas moins noble que celle qui consiste à confier au secteur marchand l’ensemble de ce qui constitue pour nous le bien commun. Je pense qu’on peut objectivement comparer les deux situations et je pense que le XXIème siècle nous fera peut-être revenir sur quelques coquecigrues.

LVSL – La prééminence de l’État dans l’histoire de France induit la question de la formation des élites. Or, dans sa dernière allocution, le Président de la République a annoncé la suppression de l’École Nationale d’Administration. Que pensez-vous de cette mesure et quels sont, à votre avis, les principaux problèmes de la formation des élites aujourd’hui ?

MFB – S’agissant de la suppression de l’ENA, je pense à titre personnel qu’il faut rester calme. On peut supprimer l’ENA et faire la même chose, on peut aussi ne pas la supprimer et faire des choses différentes. On peut parvenir à une réforme en démolissant l’ENA ou sans la démolir. On peut la refaire complètement ou à moitié. Donc je crois que ce qu’il faut savoir, c’est quel est le projet pour la création d’une fonction publique digne de ce nom, qui représente suffisamment les Français. Et là encore de quoi s’agit-il au juste ? C’est pour le bien commun qu’il faut que l’ENA exprime une diversité, une conscience de ce que sont vraiment les problèmes des Français, ce n’est pas juste parce que la diversité est plus équitable socialement, c’est parce qu’elle doit être utile pour tous. C’est le premier « quid » de la réforme et de ce point de vue il faut certainement diversifier l’échantillon de l’élite française ; mais il ne servirait à rien de la diversifier si c’était pour la maintenir toute entière dans la pensée unique.

L’ENA est en effet devenue un moule à pensée unique au fil des années. En matière de management, d’Europe et de religion du déficit budgétaire, l’enseignement à l’ENA est devenu un véritable moulin à prières. J’ai siégé à son conseil d’administration de 2012 à 2017 : j’y ai vu que les programmes et la formation à l’École ne développent pas la capacité à penser au moins un peu par soi-même. Donc si on veut diversifier l’origine sociale et géographique des élèves pour leur enseigner à tous la même pensée unique, tout cela ne mènera à rien.

LVSL – Dans un entretien accordé à Marianne, vous déclariez que « la véritable origine du problème, ce n’est pas l’ENA mais Sciences Po, transformée au tournant des années 2000 en une école orientée vers le marché » et que ce n’était pas sa vocation. Comment remédier à ce problème culturel de la formation des élites, aujourd’hui ?

MFB – C’est un problème extrêmement difficile, auquel j’essaie dans un autre cadre de m’atteler avec mes modestes moyens. Sciences Po a complètement déserté les notions de service public, les notions clés de la démocratie républicaine, fondées sur la subordination du droit à la loi et sur l’égalité par la citoyenneté, au profit d’une sorte de « grand circus » dans lequel on apprend que la différence c’est mieux que l’égalité, que le secteur marchand c’est mieux que le service public etc. Donc Sciences Po a abandonné la tradition de service public – c’était d’ailleurs le nom de la section qui préparait à l’ENA. Quand on a créé l’ENA d’ailleurs, certains pensaient que ce n’était pas nécessaire et qu’on pouvait s’en tenir à Sciences Po. La grande école c’est Sciences Po, ce n’est pas l’ENA qui n’est qu’une école d’application, une caisse de résonance. Mais on ne peut pas modifier Sciences Po d’un coup de baguette magique. D’abord il faudrait en avoir la volonté et je ne crois pas que le gouvernement l’ait. Quand bien même l’aurait-il, Sciences Po a derrière elle une fondation, sur laquelle l’État peut peser mais qu’il ne peut pas réformer d’un simple décret ou par ordonnance comme on peut le faire pour l’ENA. Peut-être faut-il donc trouver un système de formation des élites qui ne soit plus à Sciences Po… Car le problème est grave : le substrat même des formations suppose une culture du service de l’État conçue comme une culture du bien commun qui pouvait exister il y a encore quelques décennies et qui aujourd’hui semble déserter Sciences Po et l’ENA.

LVSL – Il y a quelques semaines, on a entendu parler des « stages de pauvreté » pour les énarques. Comment remédier, pour reprendre une expression que l’on entend souvent, au problème de la « déconnexion des élites » ?

MFB – Il existe déjà un stage de « bons sentiments » que j’ai découvert au cours d’un conseil d’administration, lequel consiste à demander à chaque élève de faire quelque chose pour la solidarité, pour la pauvreté, pour l’exclusion et puis ensuite de faire un petit rapport sur ce qui a été fait… Tout cela est un peu risible quand même, ce n’est pas à la hauteur du problème, ce n’est pas digne des problèmes qu’ont les Français aujourd’hui.

Je pense que pour sortir l’ENA du catéchisme, il faut au minimum apprendre aux élèves qui intègrent cette école l’histoire de l’administration et l’histoire de l’État parce qu’ils ne la connaissent pas. Ils ne savent pas ce qu’a été l’affaire des fiches sous la Troisième République, ils ne savent pas quel rôle a joué l’administration sous l’occupation, ni son rôle dans le redressement du pays sous De Gaulle ou ce qu’a été le Plan etc… Je pense que c’est une matière qui doit être enseignée comme telle. J’avais commencé à le faire mais je n’ai pas eu le temps de poursuivre dans cette voie. Il faut faire prendre conscience aux futurs hauts fonctionnaires de ce qu’est l’État français, il n’a pas que des qualités bien sûr, il peut avoir des défauts, il faut toujours le moderniser, toujours le réformer. Il est juste de dire qu’il faut réformer l’État, mais il faut comprendre aussi que l’État a le mérite de former des fonctionnaires désintéressés par rapport aux élus. Avec la décentralisation, on transfère aux élus des pouvoirs qui étaient exercés par les préfets ou par les directeurs de l’administration départementale ou régionale. Même si par ailleurs ces élus sont des gens honnêtes et compétents, on leur transmet des pouvoirs de décision, alors qu’ils ont tout de même une clientèle électorale, on leur transfère une latitude dans certains choix qui appartenaient à un fonctionnaire désintéressé et anonyme qui pouvait arbitrer en ayant le poids de l’État derrière lui, entre des intérêts locaux particuliers. Je pense qu’on ferait bien de réfléchir à cela.

LVSL – Peut-on parler d’une nécessaire recentralisation et d’un retour à la verticalité étatique ?

MFB – Il y a là encore beaucoup de mythes. Un rapport européen montrait dans les années 2000 que la France n’est pas le pays le plus centralisé d’Europe d’après le critère objectif des ressources financières qui sont allouées aux compétences. La France se situe à peu près au milieu des pays européens considérés et l’État le plus centralisé de l’Union Européenne, c’est le Royaume Uni. On nous répète toute la journée que la France est centralisée et nos élus locaux poussent des cris d’orfraie pas toujours justifiés, bien qu’ils subissent en effet trop de normes et n’aient pas tort de critiquer les normes venant de l’État. Plus de décentralisation ne signifie pas plus de proximité vis-à-vis des citoyens, ça ne veut pas dire non plus davantage de justice. Le garant de l’État est une aide, la France n’est pas aussi centralisée qu’on le croit et ne devrait pas céder aux sirènes faciles du changement auxquelles, hélas, le Président de la République semble tout prêt à céder quand il ne chante pas lui-même l’air de ces sirènes…

« La souveraineté à la française et la souveraineté des nations plus généralement doit avoir le dernier mot en Europe. »

LVSL – Ces dernières années, notamment à gauche, on assiste à un retour en force de l’idée républicaine et de l’idée de souveraineté. Quel avenir prédisez-vous à ces deux thèmes pour les prochaines années ?

MFB – Je suis assez pessimiste, je pense que la manière dont la plus grande partie de la classe politique parle de la République est très ambigüe. J’ai entendu un dirigeant socialiste de grand poids me dire « La République ? Vous avez votre vision et nous avons la nôtre ». En une autre occasion, j’ai entendu un responsable national du Parti communiste me dire : « la République ? Mais tout dépend quelle conception on en a »… J’entends le mot « République » prononcé toute la journée par différents partis et je déplore que si on en est à dire qu’il y a beaucoup de conceptions différentes de la République, c’est qu’elle ne se porte pas très bien…

Quant à la souveraineté, une certaine confusion règne là encore. On entend parler de souverainisme, personnellement je conteste ce terme. Je ne suis pas souverainiste, je suis attachée à la souveraineté nationale ce n’est pas la même chose. Le souverainisme est un sécessionnisme : c’est le Québec… Quant à l’idée de désobéir à l’Europe… La France, pratiquement le premier État européen, désobéirait comme l’élève au fond de la classe ou comme l’objecteur de conscience ! Qu’est-ce que ça veut dire ? La France doit être porteuse d’un grand contre-projet, elle doit exiger un certain nombre de choses, quitter éventuellement un certain nombre d’enceintes ou de cénacles, pourquoi pas ? Mais elle ne va pas « désobéir » sous une pulsion sécessionniste comme l’élève au fond de la classe. Je ne suis pas souverainiste, je pense que la souveraineté à la française et la souveraineté des nations plus généralement doit avoir le dernier mot en Europe. À mes yeux, ce n’est pas la même chose parce que la souveraineté doit induire des actions et des choix positifs non négatifs.

« Les privatisations brisent tout un modèle économique » – Entretien avec François-Xavier Dudouet

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L’annonce récente de la privatisation d’ADP et de la Française des Jeux a fait resurgir la question des privatisations au cœur du débat national. Si ces privatisations ont fait l’objet de vives critiques, leur adoption est désormais pratiquement actée, sauf si le référendum d’initiative partagée devait aboutir pour ADP. Par-delà la mutation économique de premier ordre que constitue ce geste, on peut aussi se demander ce que cela dit du rôle de l’État en France, de plus en plus désengagé et minoré. Dans le même temps, Emmanuel Macron a annoncé sa volonté de supprimer l’ENA et les grands corps ; la conception du service de l’État à la française semble donc réduite de toutes parts. Afin de mieux cerner l’idéologie à l’œuvre dans ces réformes, nous nous sommes entretenus avec François-Xavier Dudouet, sociologue chercheur au CNRS et à l’Université Paris-Dauphine, co-auteur de Les grands patrons en France : du capitalisme d’État à la financiarisation (Lignes de repères, 2010).


LVSL – Les voix réfractaires aux privatisations de la loi Pacte ont été très vives, avec plusieurs recours déposés devant le Conseil constitutionnel et le déclenchement par plusieurs groupes parlementaires du Référendum d’initiative partagée – RIP – contre ce projet. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi cette proposition de privatisation fait l’objet de tant d’objections ? Quelles seraient les conséquences concrètes de l’adoption de la loi Pacte ?

François-Xavier Dudouet – Cette levée de boucliers est en soi un événement. Sur le plan parlementaire, je pense que c’est la première fois que la gauche et la droite s’unissent contre un projet de privatisation. Auparavant, la gauche était plutôt contre les privatisations, tandis que la droite y était plutôt favorable. C’est très étrange de les voir réunies, là en 2019, contre ce qui reste à privatiser, en l’occurrence les aéroports de Paris et la Française des Jeux. C’est aussi une surprise parce que il y a un large consensus populaire contre la privatisation. Un sondage indique que 48 % des Français sont opposés à la privatisation d’ADP, contre seulement 20 % qui seraient pour. Et ça aussi, c’est assez nouveau, cette mobilisation contre les privatisations. En tant que sociologue qui travaille depuis un certain nombre d’années sur le sujet, j’interprète cette mobilisation de la part des Français comme une demande d’État. Je pense qu’à travers ADP, les Français veulent plus d’État. Et ils ont bien vu qu’avec les privatisations, c’est toujours moins d’État qui est proposé. Face aux inquiétudes actuelles, diffuses, qui sont globales, qui donnent l’impression d’un monde incertain, ils se retournent vers un État, dont le rôle historique en France est d’être protecteur. Ce que les Français recherchent à travers l’État, c’est une protection : face à la mondialisation, face aux extrêmes, mais aussi face aux migrations, face à tout un tas de choses complètement diffuses, qui ont tendance à se mélanger, et qui se cristallisent à mon sens dans la demande de plus d’État. C’est pour cela que l’on peut avoir des partis extrêmement opposés qui se retrouvent malgré tout sur cette idée commune.

LVSL – La France n’est pourtant pas novice en termes de privatisations. C’est un mouvement que l’on a vu s’engager depuis les années 1980 : l’État s’est progressivement désengagé de son monopole économique, pour privatiser de grandes entreprises nationales comme Saint-Gobain, Paribas, France Télécom ou encore les sociétés d’autoroutes. Quel est donc l’intérêt que représente la cession de biens collectifs à des groupes privés ? Est-ce que les privatisations tiennent vraisemblablement leur promesse de solution miracle pour redresser l’économie ?

François-Xavier Dudouet – Avant de porter un jugement sur les privatisations, il faut essayer de se souvenir du contexte dans lequel elles ont été engagées. Elles prennent naissance au début des années 1980 un peu partout dans les pays occidentaux, pour pallier une crise économique qui est apparue dans les années 1970, à une époque où l’État était assez présent, notamment au Royaume-Uni, en France ainsi que dans d’autres pays européens. L’idée était que la régulation keynésienne de l’économie axée sur la consommation était arrivée à bout de souffle. Est-ce que c’était le bon diagnostic ? Je n’en suis pas sûr, il n’empêche que c’est celui-là qui a triomphé. Donc pour redynamiser l’économie des pays industrialisés, il fallait privatiser, faire entrer la concurrence et réduire la place de l’État qui protège les monopoles et les statuts. C’était la solution proposée pour enclencher un nouveau cycle de prospérité et sortir de la crise, du chômage de masse, afin de relancer l’industrie. Cette relance de la prospérité par l’accroissement de la concurrence n’a jamais été démontrée théoriquement. Mais les gens y ont cru. On y croyait d’autant plus qu’on était dans un contexte de Guerre froide, que le contre-modèle était vivant, c’était le communisme soviétique, qui lui était en pleine décomposition. Donc, avant de condamner nos parents, il faut rappeler ce contexte de Guerre froide, et de remise en cause des paradigmes économiques du moment. Idéologiquement, cela peut se défendre. Mais en retour je pense qu’il n’y a pas d’autres raisons qu’idéologiques aux privatisations.

En effet, la plupart des promesses qui étaient associées aux privatisations n’ont pas été tenues. Tout d’abord, l’idée de redynamiser l’économie pour réduire le chômage de masse ne s’est pas vérifiée. Même aujourd’hui ceux qui disent que le chômage a pu être réduit n’invoquent pas les privatisations, mais la dérégulation du travail, comme en Allemagne avec les lois Hartz. Donc ce n’est pas les privatisations qui ont permis de réduire le chômage, qui reste d’ailleurs très élevé. Ensuite, ce que l’on sait aussi grâce à plusieurs rapports, c’est que les entreprises qui ont été privatisées n’ont pas créé d’emplois. Au contraire, elles en détruisent, comme toutes les grandes entreprises, quand elles n’ont pas tout simplement disparues (AGF, Péchiney, Alcatel). Une grande entreprise ne crée pas d’emplois, une grande entreprise détruit des emplois. Je parle en équivalent temps plein, ce qui peut aussi signifier une augmentation du travail précaire, notamment chez les sous-traitants. Donc l’idée que les privatisations sont un facteur d’amélioration des conditions d’emploi est un leurre.

LVSL – Quelles sont alors les conséquences à terme de cette évolution radicale de l’économie française ? Sur la question des inégalités, de l’accès aux services, du coût et de la gestion de ceux-ci ?

François-Xavier Dudouet – L’autre argument était que les privatisations offriraient un meilleur service aux usagers. Là aussi, il n’y a aucune étude qui a permis de le démontrer. Au contraire, ce que l’on sait, par exemple du Royaume-Uni, c’est que le service ferroviaire a été tellement dégradé que l’État a dû renationaliser le réseau. Donc ce n’est pas vrai que les entreprises privatisées offrent nécessairement un meilleur service. Par exemple, dans le parc aérien européen, c’est vrai que les billets coûtent moins cher, mais le service est bien plus mauvais qu’avant. Pour les sociétés d’autoroutes, on se demande où est la plus-value du service apporté. Il y a moins de personnel, de plus en plus de services automatisés, mais pas plus d’investissements. Donc l’idée que la compétitivité apporterait nécessairement un meilleur service est aussi une idéologie que l’on trouve dans la littérature libérale, mais qui n’a jamais été prouvée par les faits. L’autre argument avancé en faveur des privatisations est celui selon lequel l’État n’était plus en mesure de financer les entreprises, et donc qu’il fallait passer par les marchés financiers pour financer les groupes publics. Or, la bourse ne finance pas les grandes entreprises. En 2017 et en 2018, les entreprises du CAC 40 n’ont fait aucune émission publique d’actions. Il n’y a donc pas eu de rentrée d’argent via la bourse. Par contre, elles ont versé des dividendes records, à des gens qui ne leur ont jamais apporté le moindre centime. Ce n’est pas parce que vous êtes actionnaire que vous investissez. Quand une action est échangée sur les marchés financiers, le prix de la transaction va dans la poche du vendeur, non dans celle de la firme. Les seuls moments où les entreprises touchent de l’argent des actionnaires, c’est quand elles émettent des actions. Or, cela fait bien longtemps que les grandes entreprises ne font plus de programmes massifs d’émission. De plus, quand l’État vend ses actions, il ne donne pas le prix de la vente à l’entreprise. Il garde l’argent pour lui. Donc, ce n’est pas parce que vous privatisez une entreprise que vous améliorez son financement.

En privatisant, l’État ne permet pas aux entreprises privatisées d’avoir de nouvelles sources de financement, mais au contraire, il les assujettis à d’autres ayants droits que lui.

En privatisant, l’État ne permet pas aux entreprises privatisées d’avoir de nouvelles sources de financement, mais au contraire, il les assujettis à d’autres ayants droits que lui ; ce sont les actionnaires, qui somment les entreprises de verser des dividendes de plus en plus importants chaque année, sans pour autant les financer, puisqu’une action, c’est un droit, et non un devoir. Ce n’est pas parce que vous avez une action que vous devez financer l’entreprise. En revanche, vous êtes toujours en droit de toucher des dividendes. Il y a donc deux sources de financement qui viennent combler ce manque. D’une part, l’auto- financement, et d’autre part, les banques. Mais c’est de plus en plus l’auto-financement, qui est réalisé par deux moyens, par l’actionnariat salarié, mais surtout par la réduction des coûts. C’est-à-dire qu’on augmente les ventes, on augmente la productivité, on diminue les coûts, on diminue le nombre d’employés. Il faut cependant noter que les grandes entreprises ne fonctionnent pas sur un modèle libéral, mais sur un modèle monopolistique. C’est pour ça qu’il y a une ambiguïté à dire que les grandes entreprises sont néo-libérales. Qui dit libéral dit libre concurrence. Or les grandes entreprises ne favorisent pas la compétition économique au contraire, elles fonctionnent de manière très monopolistique. Elles sont, d’ailleurs, régulièrement condamnées pour ententes illicites par les instances européennes. L’idéologie est libérale, mais le fonctionnement des grandes entreprises est tout sauf libéral.

LVSL – En quoi selon vous la privatisation des entreprises publiques fragilise-t-elle la définition même de l’État ? Quelle transformation radicale des champs du pouvoir et du contrôle de la puissance est-ce que cela implique ? Pensez-vous que nous assistons à un délitement de l’État moderne ?

François-Xavier Dudouet – C’est effectivement le cœur de mes travaux : les privatisations ne sont pas un geste anodin. C’est-à-dire que si on laisse de côté l’aspect idéologique, elles ont pour effet pratique et concret d’affaiblir l’État. Parce que l’État, en tout cas en France, s’est construit grâce à des monopoles, sur la fiscalité, sur la violence physique et sur une certaine emprise sur l’économie. Il en tire sa puissance économique, mais aussi sa capacité à apporter une protection sociale, et à réguler la société. A partir du moment où vous retirez à l’État son bras économique, non seulement vous l’appauvrissez, mais en plus, vous diminuez sa puissance et sa capacité d’intervention. Et c’est exactement ce qu’il s’est passé avec les privatisations, et en particulier avec la privatisation de la monnaie. À savoir, l’indépendance de la Banque de France d’un côté, et la privatisation des banques de l’autre côté. Un ancien inspecteur des finances, membre du cabinet d’Édouard Balladur dans les années 1980, donc au moment des privatisations, m’a même avoué lors d’un entretien « On a peut-être été trop loin. Il aurait mieux valu garder une banque publique forte ». En effet, derrière les banques, c’est la création de la monnaie qui est en jeu donc le financement de l’économie. En rendant la Banque de France indépendante pour qu’elle puisse rentrer dans la zone euro, l’État a effectivement perdu sa souveraineté sur la monnaie, et donc sa capacité d’agir et d’orienter la vie économique du pays. C’est certainement une dépossession de l’État et de ses moyens d’action. À travers les privatisations, c’est un modèle d’organisation de la société qui n’est pas du tout français qui voit le jour. L’État français a toujours été un État centralisé, mais jamais complètement : il y avait des relations de collusions, que l’on pouvait critiquer entre le grand capital et l’État. Cela était incarné, par exemple, par la mobilité des hauts fonctionnaires, qui partaient pantoufler dans le privé, allant prendre des positions de direction. Mais cette mobilité était aussi une courroie de transmission : c’était le signe d’une certaine régulation ou cogestion de l’économie au plan national. À partir du moment où l’on a dit qu’il fallait rompre cette relation très forte entre les grandes entreprises et l’État, et bien en fait on a non seulement réduit le rôle de l’État, mais on a aussi affaibli la puissance et la souveraineté de la France.

A partir du moment où vous retirez à l’État son bras économique, non seulement vous l’appauvrissez, mais en plus, vous diminuez sa puissance et sa capacité d’intervention.

Historiquement, le capitalisme français est un capitalisme d’État, et ce même au XIXème siècle, avec le lancement des grandes banques et des compagnies ferroviaires : l’État intervenait alors directement pour fixer les prix. C’est-à-dire que, l’activité économique en France n’a jamais été absolument libre, contrairement aux États-Unis, par exemple. L’État a toujours été présent de manière très forte, d’où aussi la critique marxiste selon laquelle l’État est l’agent du capitalisme. C’est une symbiose entre l’autorité publique, souveraine, et l’activité économique. Le projet des privatisations était de couper ce lien. Toutefois, on a brisé un modèle non seulement économique, mais aussi, dans une certaine mesure, ce qui faisait l’État français. La France est un pays qui s’est constitué par l’État. Le remettre en cause, c’est remettre en cause la France elle-même. Toute l’historiographie française est construite autour de la construction de l’État. L’histoire de France se confond avec celle de ses rois, autrement dit avec celle de l’État moderne occidental, dont la France reste un modèle mondial. Il est là le mythe fondateur de la France. C’est l’État qui a fait la nation française. Le Français est Français parce l’État préexiste à la nation. Donc la rupture qui se joue avec les privatisations, c’est de dire que l’État n’est plus là pour guider et bâtir la nation, l’État doit laisser place à d’autres acteurs. Il s’agit d’une rupture historique fondamentale. Pour reprendre le mot de De Gaulle, c’est « une certaine idée de la France » qui s’effondre. Je pense que les sociétés existent à travers leurs mythes. Si vous retirez ses mythes à une société, elle cesse d’exister. C’est donc bien plus qu’une mutation économique, c’est une mutation des mentalités, des comportements qui est à l’œuvre. Et pour revenir au début de notre entretien, c’est en raison de cet effacement étatique que les gens sont vent debout, contre les privatisations et de manière générale contre Emmanuel Macron, parce qu’ils sentent bien qu’il mène une politique qui contribue à affaiblir encore un peu plus l’État. Et l’affaiblissement de l’État, c’est non seulement l’affaiblissement de leurs niveaux de vies, mais aussi une remise en cause profonde de leur identité.

LVSL – Vous expliquez dans une vidéo réalisée par DataGueule que « Nous sommes dirigés par des gens qui sont convaincus de l’inutilité de l’institution qui les a faits ». Pensez-vous que la récente annonce d’Emmanuel Macron à propos de la suppression de l’ENA et des grands corps est un exemple supplémentaire de ce phénomène ? Que va impliquer concrètement cette mutation dans le recrutement des fonctionnaires ?

François-Xavier Dudouet – Absolument. Le problème de l’ENA, ce n’est pas qu’il y ait une grande école qui produise des hauts fonctionnaires au service de la République et de l’État. Le problème de l’ENA, c’est qu’elle produit des gens qui sont convaincus qu’il faut détruire l’État et que leur carrière, pour être réussie, doit nécessairement aboutir en dehors de l’État. Aujourd’hui, vous avez plus de la moitié des inspecteurs des finances qui sont dans l’entreprise, qui ne servent pas l’État. Donc le problème de l’ENA, c’est qu’elle sert une idéologie qui n’est plus l’idéologie de l’État mais celle du marché. Quand Emmanuel Macron dit qu’il faut supprimer l’ENA, effectivement, il travaille à la décomposition de l’État français. L’une des forces de l’État français, que d’autres pays peuvent nous envier par ailleurs, c’est une logique du concours qui est très forte, et un système scolaire qui est tout entier tourné vers le service de l’État. Vous prenez les trois plus grandes écoles du système scolaire français : les Écoles normales supérieures, Polytechnique et l’ENA, ce sont des écoles qui sont destinées au service public. Or, aujourd’hui, les fonctionnaires qui sont issus de ces écoles sont persuadés que la vérité est ailleurs que dans les institutions qui les ont faits, et ce vers quoi elles les destinent a priori. Pourquoi a-t-on progressivement éduqué nos élites à servir une idéologie et un modèle qui n’était pas celui du service public à la française ? Pourquoi avoir introduit des modes de pensées anglo-saxons, non pas comme des savoirs parmi d’autres, mais comme des vérités incontestables ? C’est à mon sens la grande question civilisationnelle de notre époque. Dans quelle mesure nous ne sommes pas entrés dans un nouvel empire. Si jamais nos élites ne travaillent plus à la promotion et à la sauvegarde de l’État français, alors pour qui travaillent-elles ? Visiblement elles travaillent pour un modèle prétendument libéral qui est le modèle américain. Le pire est que souvent elles ne s’en rendent même pas compte. Elles sont souvent convaincues que l’État est trop puissant, trop présent, trop gros, mais sans savoir d’où vient cette idéologie, et ce qu’elle porte en terme de projet civilisationnel. Elles se rendent malgré elles complices d’une inféodation de la France à une puissance étrangère.

Concernant le recrutement des fonctionnaires, dans le cas où l’ENA, ou son équivalente, serait vraiment supprimée, un système dit des dépouilles pourrait apparaître. C’est le modèle encore pratiqué aux États-Unis. Chaque nouveau président renvoie et nomme une partie importante des hauts fonctionnaires, donnant libre cours à un système de clientélisme particulièrement développé. Est-ce cela qui est envisagé par la suppression de l’ENA ? Si vous n’avez plus la procédure anonyme du concours, qui est relativement fiable, même s’il y a des biais certains, quelle autre procédure mettre en place ? Le système du concours permet une certaine égalité de traitement et offre quand même à des gens qui ne sont pas issus des cercles du pouvoir d’y accéder. Une étude récente a montré que 70% des énarques étaient issus des classes supérieurs, mais il faut compter dans ce chiffre les fils de professeurs certifiés et agrégés, ainsi que les enfants d’artistes. En fait les énarques fils d’énarques ou de hauts fonctionnaires sont moins de 5%. Il existe donc une proportion non négligeable d’énarques qui ne sont pas issus de ce que l’on entend communément comme la classe dirigeante. Le système dit des dépouilles ou de la cooptation directe, ne garantit absolument pas un recrutement plus diversifié ! Il ne suffit pas de faire appel à la société civile pour promouvoir l’égalité des chances. De plus, ce n’est pas parce que vous diversifiez les origines sociales que vous améliorez le gouvernement. Il y a là aussi une illusion à croire que, parce que vous avez des gouvernants à l’image de la société, alors vous aurez de meilleurs dirigeants. C’est une croyance qui n’est absolument pas démontrée. D’ailleurs, toutes les études sur la mobilité sociale montrent l’inverse. Les individus en phases d’ascension, notamment si celle-ci est forte, ont tendance a épouser les valeurs et représentations du groupe d’accueil et à prendre de la distance avec leur milieu d’origine. Donc la croyance qui veut que, plus le gouvernement est diversifié, meilleur il soit, n’est pas fondée. La meilleure manière de garantir une impartialité, c’est finalement de convaincre les apprentis gouvernants d’un certain ethos, de certains principes professionnels. C’est de les former à une certaine idée du service public et de l’État. Si on part du principe que, parce qu’on est fils d’ouvrier, alors on sera meilleur dirigeant qu’un fils de grand bourgeois, c’est complètement naïf. C’est une nouvelle manière de jeter de la poudre aux yeux, et de déresponsabiliser l’exercice du pouvoir. Donc supprimer l’ENA au nom de la diversité sociale, c’est quelque chose qui n’a pas été réfléchi, et n’aura pas les conséquences attendues.