« La seule transition énergétique a été le passage du travail aux énergies fossiles » : entretien avec Alessandro Stanziani

Le circuit agricole mondialisé provoque une pollution massive à l’échelle mondiale. Source massive d’émissions de gaz à effet de serre et de déplétion de la biodiversité, il ne fait nul doute que son fonctionnement doive être amendé. Pourtant, ces institutions modernes sont la résultante de processus historiques longs. Nous avons interrogé l’historien Alessandro Stanziani, directeur d’études à l’EHESS et directeur de recherches au CNRS, qui vient de signer Capital Terre aux éditions Payot. Dans cet ouvrage, il nous invite à penser le système globalisé par un prisme historique et économique. Entretien réalisé par Jules Brion et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL : Thomas Piketty, qui a préfacé votre livre, décrit votre approche comme étant éco-historique, en référence à la « socio-histoire » développée par l’historien Gérard Noiriel. Vous tentez ainsi de dresser un tableau complet des institutions d’antan pour mieux appréhender la situation contemporaine et orienter nos choix présents. Pourquoi une telle démarche est-elle pertinente selon vous ?

Alessandro Stanziani : J’ai jusqu’à présent essayé d’adopter des perspectives historiques pour en tirer des réflexions économiques. Il s’agissait de remettre en discussion certains lieux communs de la pensée économique en s’appuyant sur la diversité des expériences historiques, dans le temps comme dans l’espace (étude de mondes non européens en particulier).

En revanche, dans mon nouvel ouvrage, je m’attelle à reconstituer des dynamiques historiques et économiques sans renoncer pour autant à avancer des politiques économiques et des mesures politiques. J’ai beaucoup fréquenté les groupes d’historiens qui essaient de raisonner avec une rationalité non économique tout en critiquant l’orthodoxie économique. Certains essaient de trouver des mentalités économiques différentes que celles que nous connaissons. D’autres auteurs, comme Thomas Piketty, cherchent à montrer qu’indépendamment de la rationalité des acteurs, il peut y avoir des dynamiques économiques qui conduisent à des inégalités structurelles. J’ai essayé de faire un mélange des deux approches ; j’ai notamment insisté sur les différentes formes d’organisation agricole qui s’opposent à l’homo œconomicus. Je pense qu’il est également possible, par la multiplication d’attitudes économiques, d’identifier des politiques macro alternatives à celle de l’économie actuelle.

LVSL : Vous écrivez que, trop souvent, les variables environnementales ne jouent qu’un rôle marginal dans l’analyse et la description des institutions. Dans votre ouvrage, vous défendez plutôt la thèse selon laquelle les deux s’influent mutuellement. Pouvez-vous expliquer cette démarche ?

A.S. : Dans les schémas économiques orthodoxes, l’environnement est considéré comme une variable exogène (qui provient de l’extérieur d’un système, ndlr). J’ai d’abord essayé de rendre l’environnement endogène ; il peut en effet se modifier en fonction des politiques, des comportements économiques. À partir de ce constat, j’essaie de distinguer trois périodes historiques du capitalisme à l’intérieur desquelles il existe une relation particulière entre les institutions et l’environnement. C’est à partir de ces « trois capitalismes » que l’on peut mieux comprendre et appréhender nos relations avec l’environnement. Ma périodisation est un peu particulière, j’en ai bien conscience. Je passe en effet à travers des grandes coupures contemporaines, comme la révolution industrielle ou les révolutions politiques du tournant du XVIIIe et du XIXe siècle. J’amorce l’idée qu’il existe un continuum entre le XIIe et la fin du XIXe siècle. Ensuite, la deuxième période va de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970 tandis que la troisième période s’étale jusqu’à nos jours.

La première période se caractérise principalement par le rôle crucial du travail comme facteur de production. Contrairement aux idées reçues, le travail, plutôt que le capital, domine les économies européennes jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, surtout dans l’agriculture. Ce constat est a fortiori valable en dehors de l’Europe jusqu’au XXe siècle avancé. Le travail n’est pas seulement un facteur de la production, il est également une source d’énergie. Ce rôle a toujours été minimisé alors que jusqu’au milieu du XIXe siècle – y compris en Europe – le travail humain et animal représentait environ 60% de l’énergie utilisée. Néanmoins, le prix à payer pour ce rôle central du travail était qu’il demeurait contraint, soumis à un contrôle très strict de la part des maîtres, employeurs, chefs de famille et autorités. Les travailleurs n’avaient guère de droits, non seulement les serfs et esclaves partout répandus, mais également les « salariés », en réalité des sortes de domestiques soumis à des contraintes extrêmes.

Les contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes

Ce monde de la contrainte et du travail n’était pourtant pas celui de l’autoconsommation. Ces sociétés agraires étaient certes soumises à des aléas climatiques, cependant les marchés y interviennent très tôt, pas seulement en Europe mais également en Asie, et ont un impact fondamental. Environnement et marché sont deux phénomènes intimement liés dès le XIIe siècle et pas juste de nos jours. Les disettes étaient déjà à cette époque le résultat conjoint de mauvaises récoltes et de spéculations marchandes.

Il existe bien entendu des spécificités environnementales entre l’Europe et d’autres régions mais ces dernières n’expliquent pas le soi-disant retard des autres continents. Ceux-ci ont, au contraire, un taux de croissance qui ne diffère pas fondamentalement du taux européen jusqu’au XIXe siècle. Ainsi, dans l’océan Indien, l’environnement se distingue par le rôle central de la mousson qui rend les activités économiques saisonnière. Des institutions comme la fiscalité, le recrutement, dépendent de la périodicité de la mousson ; ce n’est pas le cas en occident. Ces contraintes environnementales différentes donnent vie à des institutions différentes. On a souvent encensé l’Europe en affirmant que grâce à ses institutions, nous avons bénéficié de progrès techniques et d’innovations considérables. Prenons en particulier le cas des fleuves qui, dans les opinions courantes, auraient pu être aménagés grâce à cette action conjointe des institutions et du génie européen. Pourtant, les morphologies de la Tamise ou de la Seine sont fondamentalement différentes, ce qui rend difficilement navigables les fleuves himalayens, indiens ou chinois. Leurs cours violents, tributaires de la force du déneigement et des inondations changent assez souvent. Pour rendre navigable ces fleuves, il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle ; seulement à ce moment les connaissances techniques permettent d’en avoir raison. La relation entre environnement et technique est ainsi radicalement différente entre l’Asie et l’Europe et il est erroné d’expliquer la supériorité européenne dans ce domaine par ses institutions et ses prouesses techniques.

À partir de ce constat, comment se manifeste l’interrelation entre institutions et environnement ? Du XIIe au XIXe siècle, les grands empires sont essentiellement agraires et on peut imaginer qu’ils sont très fragiles face à une mauvaise récolte. Cette affirmation n’est pas erronée mais il faut éviter de tomber dans un déterminisme environnemental ; j’insiste au contraire sur le fait qu’il existe une interrelation forte entre institutions, marchés et environnement. Les marchés sont particulièrement importants pour éviter qu’une mauvaise récolte, même dans un empire agraire, ait un impact majeur. La société doit intervenir, de fait il n’est pas inévitable qu’une mauvaise récolte provoque nécessairement une famine. En Europe comme en Asie, on a mis en place des institutions, notamment des réserves céréalières sur l’année. Les communautés locales organisent ces réserves pour faire face aux mauvaises récoltes dans une logique économique qui n’est pas celle du profit mais de celle du « juste prix ». On récupère alors une partie de la récolte sur la base de principes éthiques, religieux et redistributifs et on la garde pour faire face à l’aléa climatique. Ce n’est pas un hasard si ces réserves commencent à être complètement détruites à partir du XIXe siècle. Ce phénomène montre la place que prend le profit lors de la révolution industrielle.

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés

L’étude des variables environnementales permet également de comprendre et d’analyser des événements climatiques passés. On a découvert depuis une dizaine d’années que la combinaison de mauvaises récoltes et de la petite glaciation ont provoqué nombre de révoltes paysannes partout en Europe, en Asie et en Afrique. Ainsi, la crise de l’Empire Ming remplacé par les Mandchous (des Mongols) correspond précisément à la période de la petite glaciation. À cette même époque, au XVIIe siècle, les révoltes qualifiées de révolutions paysannes en Europe sont en réalité liées à ces changements climatiques, auxquels s’ajoutent, comme d’habitude, les spéculations marchandes.

Qu’est-ce qui change après 1870 ? Les géographes ont montré qu’il commence à y avoir des dérèglements climatiques importants à partir de la fin du XIXème, en lien direct avec l’accélération et l’usage des énergies fossiles. Les lignes commencent à se modifier, avec un impact général fort en Europe, comme aux Amériques, en Afrique et en Asie. Le problème est que ces dérèglements climatiques s’ajoutent au colonialisme qui a provoqué une destruction des réserves de céréales sur lesquelles s’appuyaient ces sociétés. Une spéculation mondiale commence à se mettre en place à ce moment sur les céréales, notamment lors de mauvaises récoltes.

Les colonisateurs commencent à détruire tout ce qui s’apparente à des mouvances locales, prétextant qu’elles n’étaient pas assez efficaces. Les famines empirent nettement, notamment dans le Sud. Elles ne sont pas juste le résultat d’une mauvaise météo, mais de l’action conjointe d’un premier réchauffement climatique et des pratiques prédatrices des colonisateurs européens. Certains parlent pour cette époque de génocides coloniaux. Encore moins connu, la crise de 1929 ne se résume pas à des krachs boursiers, mais elle s’accompagne de sécheresses, d’inondations sur fond de spéculations globales qui frappent certaines régions d’Afrique et d’Asie au début des années 1930.

Après les années 1970, le néolibéralisme s’installe dans le Nord et on assiste à une destruction des institutions locales dans le Sud, lors de la décolonisation. Les impacts économiques sont accentués par cette interrelation entre institutions entre environnement. Ainsi, les institutions locales et villageoises sont détruites, alors même que les écosystèmes locaux sont bouleversés et que, du fait de la globalisation, les spéculations mondiales portent non seulement sur les céréales, mais aussi sur les terres. Le pire est que des spéculations mondiales portent sur des denrées virtuelles, des céréales qui ne voient jamais le jour, mais qui s’échangent et font flamber les prix au profit de quelques spéculateurs et multinationales, et aux frais de millions de petits consommateurs. L’environnement joue donc un rôle, cependant ce rôle constitue le résultat de siècles de capitalisme inégalitaire, s’appuyant sur des institutions censées justement favoriser les plus forts.

LVSL : Vous consacrez justement une large part de votre ouvrage à évoquer le système de colonisation qui se met en place par les Européens dès le XVIe siècle. Quelles ont été selon vous les conséquences de ce système sur le fonctionnement et l’organisation de l’agriculture moderne ?

A.S. : Le système colonial se met vraiment en place à partir du XIXe siècle et se prolonge sous différentes formes jusqu’à nos jours. Les colonisateurs ont essayé d’imposer certaines cultures là où elles étaient inutiles, comme en Inde où est produit l’indigo. De même, les Anglais ont essayé de faire pousser et de développer du blé plutôt que du riz en Inde pour pouvoir mieux contrôler le pays. Ces transformations ont provoqué de graves destructions des écosystèmes. Dès le début du XXe siècle, les Américains ont tenté d’implanter en Afrique leur propre variété de maïs en détruisant les cultures locales. Ensuite, au XXe siècle, c’est l’essor en laboratoire de ce qu’on appelle les semences hybrides. Ces espèces hybrides, protégées par des brevets, permettent aux pays du Nord d’avoir un contrôle total sur l’agriculture. Même la France a dû accepter l’importation d’essences hybrides aux Américains lors de la ratification du plan Marshall.

Le problème majeur avec les semences hybrides – outre le fait qu’elles doivent être renouvelées au bout de deux ans – est qu’elles nécessitent une quantité énorme de fertilisants chimiques. Ce même procédé a été exporté d’abord des États-Unis vers l’Europe et ensuite de tous les pays du Nord vers les pays du Sud à partir de la fin des années 1970.

LVSL : D’aucuns plaident pour la mise en place d’une transition énergétique, notamment au sein du système agricole, afin de se détacher de notre dépendance aux énergies fossiles. Qu’est-ce qu’une approche historique peut apporter à ce propos ?

A.S. : Avant de commencer l’ouvrage, je lisais avec attention les travaux de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil. Ces derniers soulignent qu’il n’y a jamais eu de véritable transition énergétique. En effet, il y a eu au fil des siècles des superpositions : le charbon s’ajoute à l’utilisation de bois, puis le nucléaire ou le pétrole s’y superposent. Selon leur point de vue, la transition énergétique n’a jamais existé.

J’adhère à leur propos mais il me semble que nous pouvons pousser l’analyse plus loin. Selon moi, la seule véritable transition énergétique à laquelle nous avons assisté sur mille ans est le passage du travail aux énergies fossiles. Nombre de travaux historiques mettent en évidence qu’en Europe, jusqu’au milieu du XIXe siècle, le travail animal et humain représente 60% de l’énergie utilisée. Dans le Nord, le travail commence à péricliter comme source d’énergie lors de la deuxième révolution industrielle, à la fin du XIXe siècle, et baisse ensuite drastiquement tout au long du XXe siècle. Les pays du Sud ont continué à utiliser le travail comme source d’énergie jusqu’aux années 1970. Des machines et des fertilisants chimiques sont ensuite introduits et on assiste à des exodes massifs des campagnes vers les villes et les bidonvilles.

Cette approche permet de remettre en perspective notre utilisation de l’énergie. On n’a jamais remplacé une énergie par une autre, il n’y a eu que des superpositions. Seulement, tant que le travail était central, il s’agissait d’un travail contraint, où le salarié avait très peu de droits. Ensuite, avec la libération du travail, l’énergie fossile s’est imposée. Que nous reste-t-il à faire aujourd’hui ? Sans aucun doute, je ne souhaite pas un retour à l’esclavage ; nous n’avons pas besoin non plus de toute l’énergie que nous utilisons. Je ne souhaite pas revenir à un état franciscain mais il est important d’interroger les surconsommations dans notre société. De ce point de vue-là, je considère qu’une taxation sur la consommation de luxe pourrait constituer une des mesures pour l’environnement et contre les inégalités. Je pense que nous avons beaucoup de mal à réguler et à réduire l’énergie que nous consommons. Il nous incombe de refiscaliser, à savoir taxer les entreprises, les riches, les produits de luxe mais pas l’essence, ça je n’y crois pas un instant… Les gilets jaunes avaient totalement raison, nous n’avons pas besoin d’impôts régressifs mais bien d’impôts progressifs.

Des débats subsistent quant à la mise en place de cette réduction de nos consommations. Certains s’interrogent sur la pertinence de garder un parc nucléaire tandis que d’autres restent critiquent des stratégies énergétiques renouvelables. Selon moi, il est important de renverser cette démarche. Tant que l’on se pose la question de savoir si le nucléaire est une solution aux problèmes environnementaux, on ne remet pas en question notre système de production/consommation. J’ajoute que la question de l’usage de l’énergie et de l’hyperconsommation est indissociable de celle des inégalités. Les inégalités expliquent et alimentent ultérieurement l’hyperconsommation, la production en excès et la destruction de notre planète.

LVSL : Vous montrez avec brio qu’un nombre restreint de multinationales contrôle une large part du système agricole mondial. De même, vous analysez que, depuis les années 2000, des banques d’investissements comme la Deutsch Bank ou Morgan Stanley spéculent sur le prix des denrées alimentaires. Quelles sont les conséquences d’une telle hégémonie du privé sur le secteur agricole mondial ? 

A.S. : Comme nous l’avons vu, les spéculations et les marchés spéculatifs existent depuis le XIIe siècle au moins. Pourtant, les spéculations massives et sans frein n’ont été légitimées que tardivement, à la fin du XIXe siècle. Les spéculations sur les denrées, sur les terres, ont été autorisées dès les années 1980, comme je l’ai montré dans mon ouvrage Rules of exchange (Cambridge, 2012). En France, le décret Chirac de 1986 a ouvert les vannes de la spéculation. On a des spéculations sur des denrées qui n’existent même pas, on achète et on vend des denrées virtuelles, et cela cause une flambée extraordinaire des prix. Cette inflation n’est liée a priori à aucune pénurie mais bien à des spéculations.

Je trouve qu’on focalise excessivement notre attention sur les bourses des valeurs et que l’on oublie le fait que la plupart des conflits internationaux spéculatifs se font pour ces marchandises, les matières premières et les denrées alimentaires. Ces spéculations provoquent des inégalités non seulement à l’échelle mondiale Nord/Sud mais également à l’intérieur des pays.

Je préconise l’interdiction totale de la bourse de ces marchandises, mais aussi les spéculations sur les terres. Je ne veux plus voir des multinationales qui achètent la moitié d’un pays africain. C’est encore une question d’institutions…

LVSL : Pouvez-vous nous parler des conséquences d’une telle hégémonie du privé sur la standardisation du vivant ? 

A.S. : Vers la fin du XIXe siècle, les travaux de Mendel permettent de faire des études pour sélectionner les semences. On se rend compte à ce moment qu’il est possible de créer des brevets sur ces semences et donc de privatiser le vivant et d’en contrôler les marchés. Il est urgent de relocaliser l’agriculture et, comme l’on peut avoir des médicaments et des logiciels « libres », donc sans brevets, avoir des semences « libres » dont l’accès est garanti à tous. Les semences doivent devenir un patrimoine de l’humanité, libres de droits.

Cela implique de modifier aussi les règles de la recherche : je connais parfaitement les pressions qu’exercent nos ministres sur la recherche publique pour nous inciter à mettre en place une coopération avec le privé. Cependant, contrairement à ce qu’on raconte, ce n’est pas le privé qui aide le public, mais, au contraire, le privé qui a recours aux infrastructures du public pour déposer des brevets. Il faut que la recherche redevienne publique, surtout dans le domaine agronomique.

NDLR : Pour en savoir plus sur la privatisation du vivant, lire sur LVSL l’article de Baptiste Detombe : « Standardisation du vivant : une menace pour l’Humanité ».

LVSL : De même, vous demeurez critique vis-à-vis des plans de développement mis en place par des entreprises comme Rockfeller ou par de riches philanthropes comme Bill Gates. Pourquoi adopter une telle posture ?                                                                                                                                                          

A.S. : Ce qui a été proposé aux pays du Sud jusqu’à maintenant a provoqué des faillites considérables. Tous les plans de développement après la Seconde Guerre mondiale ont consisté à exporter vers les pays du Sud des méthodes, des semences, des machines, des fertilisants qui ont fait avant tout le bonheur des multinationales du Nord. À court terme, ces solutions semblaient résoudre les problèmes de famine et de faim. À moyen et à long termes, elles ont juste détruit les écosystèmes sans résoudre pour autant les questions d’inégalité et de faim dans le monde.

La philanthropie et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre

Il en va de même pour la philanthropie : cette dernière et l’État social sont vraiment incompatibles, c’est l’un ou l’autre. En effet, il existe de nouvelles politiques de développement qui, comme sait très bien le faire Bill Gates, s’appuient sur la philanthropie. De mon point de vue c’est vraiment une fausse piste parce que la philanthropie émerge au moment où l’État social et économique s’effondre. Les mêmes acteurs qui critiquent l’intervention de l’État, parce qu’ils ont besoin de développer leurs multinationales, relégitiment la philanthropie qui était auparavant centrale dans plusieurs sociétés européennes avant la création de l’État providence. Ces mêmes philanthropes utilisent ces plans de développement pour défiscaliser leurs profits. Ils proposent également des « politiques vertes » particulières qui permettent aux entreprises multinationales du Nord de payer leur pollution en plantant des forêts dans les pays du Sud. Ces politiques sont d’une extrême violence : dans les pays du Sud, on commence désormais à expulser des producteurs locaux de leurs terres avec l’idée que même la cueillette ou les chasseurs traditionnels ne respectent pas l’environnement.

NDLR : Pour en savoir plus sur les politiques vertes menées par différentes organisations non gouvernementales, lire sur LVSL l’entretien réalisé avec Guillaume Blanc par Tangi Bihan : « Aux origines du colonialisme vert ».


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Malm et Mitchell : aux origines capitalistes de notre système énergétique

Pourquoi est-il si difficile de rompre avec le système énergétique dominant, malgré son impact catastrophique sur l’environnement ? À trop raisonner en termes de comportements individuels ou de pratiques culturelles, on se condamne à manquer l’essentiel. Les rapports de production, et plus spécifiquement la quête de maximisation de profit des classes dominantes, constituent les éléments les plus déterminants. C’est la thèse que défend Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire (éditions La Fabrique), ouvrage dans lequel il retrace l’évolution des systèmes énergétiques depuis deux siècles, conditionnée par une logique intimement capitaliste. Une lecture qu’il est utile de croiser avec Carbon Democracy (Timothy Mitchell, éditions La Découverte), qui analyse quant à lui la dimension impérialiste du système productif contemporain.

À l’heure de l’urgence climatique, les mesures politiques nécessaires ne sont pas mises en œuvre. Le monde de la finance continue de soutenir massivement les énergies fossiles, faisant pourtant planer une épée de Damoclès sur les marchés financiers, comme le soulignent le rapport Oxfam de 2020 ou celui publié par l’Institut Rousseau avec les Amis de la Terre. La température continue d’augmenter et une hausse de 1,5°C est attendue dans les prochaines années. Comment expliquer la difficulté à mener cette transition énergétique et à sortir de la logique qui a mené à la croissance exponentielle des émissions de gaz à effet de serre ? Un retour sur l’évolution, depuis deux siècles, des systèmes énergétiques modernes, apporte des éclairages instructifs pour comprendre les blocages de la transition.

Il faut en revenir aux années 1820-1840, au commencement de la révolution du charbon en Grande-Bretagne. L’aînée des puissances industrielles opère en quelques décennies une transformation radicale de son économie grâce à l’emploi du charbon et de la machine à vapeur. Jusqu’ici, les énergies utilisées (eau, vent, bois) servaient principalement à couvrir les besoins des foyers (chauffage, cuisson) et de quelques industries naissantes. L’essor du charbon permet le développement exponentiel de l’industrie manufacturière britannique, avec en tête de pont l’industrie du coton exportatrice dans le monde entier. Ces débuts de l’ère industrielle ont été abondamment documentés et commentés. Toutefois, une énigme semble n’avoir jamais vraiment été résolue : celle des motivations économiques de la transition d’une énergie hydraulique – celles des fleuves et rivières, captée par des moulins et autres roues à aubes – vers une énergie issue du charbon.

Le passage de l’énergie hydraulique au charbon au cours de la révolution industrielle

La grille d’analyse de cette transition, proposée par Andreas Malm dans L’anthropocène contre l’histoire, semble en mesure d’apporter des éléments nouveaux à la compréhension d’un paradoxe apparent. Ce dernier, que Malm documente avec précision, est celui de l’absence de supériorité du charbon sur l’énergie hydraulique, c’est-à-dire l’énergie mécanique des rivières anglaises, en termes économiques classiques – au moment de la transition au début du XIXème siècle. Et ce, au moment-même où le charbon commence à être plébiscité et va rapidement produire près de 10 fois plus d’énergie que les fleuves anglais. Malm montre en effet, qu’au moment où le charbon devient prédominant, au moins sur trois critères majeurs, l’énergie hydraulique demeurait plus performante.

Roue à aubes

Tout d’abord, l’énergie hydraulique était abondante avec à l’époque moins de 7% du potentiel électrique utilisé. Il existait encore une multitude de gisements d’énergie hydraulique importants. Deuxièmement, la machine à vapeur n’avait pas encore la régularité moderne ; l’eau offrait une régularité et une robustesse technologique que la machine à vapeur de Watt n’était pas en mesure d’atteindre. Troisièmement, l’eau était gratuite ou presque, modulo les droits fonciers, et ceci d’un facteur au moins égal à 3 comparé au prix du charbon sur le marché. Comment expliquer dans ce cas la transition rapide, sans limite, quasi-instantanée vers l’utilisation massive du charbon et de la vapeur ?

Le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les investisseurs, et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs.

Pour surmonter ce paradoxe, Malm propose une nouvelle théorie du capital-fossile, reposant sur l’analyse marxiste de la logique d’accumulation capitaliste. Pour Marx, la naissance des rapports de propriété capitaliste s’est accompagnée d’une compulsion d’accroissement de l’échelle de la production matérielle. Ainsi, le capitaliste investit son capital dans l’espoir d’en obtenir plus. La création de valeur supplémentaire, la survaleur (ou encore plus-value), se fait grâce aux travailleurs – seuls capables, par leur force de travail, de créer de la valeur et de transformer le capital (moyens de production et ressources apportées par le capitaliste). De là la célèbre formule marxienne d’accumulation du capital : A-M-A’ (Argent → Marchandise → Argent + plus-value), où la marchandise représente l’ensemble des moyens de production capitalistes – capitaux, travail et donc chez Malm, aussi l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital.

Chez Marx, le capital est avant tout un rapport social, caractérisé par la séparation des travailleurs d’avec les moyens de production (la propriété) et d’avec les produits de la production, le tout dans une visée lucrative de la propriété. C’est donc un rapport de subordination. Le capital, ce « processus circulatoire de valorisation », n’existe qu’en « suçant constamment, tel un vampire, le travail vivant pour s’en faire une âme ». La logique d’accumulation du capital conduit de facto à une extorsion de la survaleur créée par les travailleurs. Le niveau de cette extorsion définit alors le ratio d’exploitation des travailleurs.

Malm explique alors que si le travail est « l’âme du capitalisme », la nature et les ressources qu’elle fournit en sont son corps. Sans la nature, les énergies et les ressources nécessaires à la mise en valeur du capital, le processus d’accumulation fondamental du capitalisme ne serait pas possible. Les énergies fossiles, qui permettent de démultiplier dans des proportions considérables la production d’un travailleur, sont l’adjuvant parfait et le corollaire nécessaire au processus de mise en valeur du capital par le travail humain. Le charbon et l’huile, plus tard le pétrole et le gaz, sont les auxiliaires de la production capitaliste. Ils sont, dit Malm, le « levier général de production de survaleur ». Ils sont les matériaux indispensables à la création de valeur capitaliste.

Si le charbon a été choisi comme énergie principale, c’est parce qu’il a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain.

En quoi le système théorique proposé par Malm permet-il alors d’expliquer le paradoxe de la transition eau/charbon au début du XIXème siècle ? Dans cette perspective marxienne, le caractère d’auxiliaire nécessaire à la production de survaleur capitaliste des énergies fossiles implique que le choix du système énergétique s’opère selon un objectif de maximisation de la plus-value captée par les capitalistes et donc d’une augmentation symétrique du rapport d’exploitation des travailleurs. Et ceci permet d’expliquer avec clarté le choix du charbon au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne puis dans le monde entier. En effet, le passage de l’énergie hydraulique à la machine à vapeur a eu lieu parce que ce nouveau système énergétique permettait une exploitation accrue du travail humain.

En effet, les usines fonctionnant à l’énergie hydraulique devaient être construites hors des villes, elles nécessitaient de faire venir des travailleurs des villes à un coût élevé, ou bien d’engager une main-d’œuvre paysanne locale. Mais celle-ci, peu rompue aux rythmes de travail de l’usine et à sa discipline, était susceptible de retourner aux travaux des champs brusquement. Par ailleurs, une fois sur place, cette main-d’œuvre isolée pouvait faire peser des risques de grèves et de pression à la hausse des salaires sur les propriétaires, en raison de la difficulté de faire venir des travailleurs ou de remplacer rapidement une main-d’œuvre trop revendicative. Au contraire, les usines fonctionnant avec des machines à vapeur, même initialement moins performantes que les roues à aubes hydrauliques, avaient l’énorme avantage de se trouver en ville. Dans les banlieues industrielles, les capitalistes pouvaient embaucher une main-d’œuvre déracinée, rompue au rythme de travail à l’usine, avec, en cas de grèves, une « armée de réserve » prête à remplacer les travailleurs contestataires.

Malm montre ensuite comment le charbon et son caractère infiniment morcelable et transportable, a permis une adaptation bien plus efficace à la production capitaliste, au travail en usine mais aussi aux nouvelles réglementations sociales (limitation du temps de travail quotidien à 10 heures). Il déploie un certain nombre d’arguments complémentaires qui tous concourent à corroborer la thèse suivante : si le charbon a été choisi au détriment de l’énergie hydraulique en Grande-Bretagne au début du XIXème siècle, ce n’est pas parce que cette énergie était plus abondante, moins chère ou plus régulière, mais bien parce que le passage au charbon a permis une plus grande création de survaleur capitaliste par le biais d’une exploitation accrue du travail humain, plus régulière et moins soumise aux aléas climatiques et humains de la production hydraulique.

De manière plus contemporaine, l’histoire des systèmes énergétiques nous offre d’autres exemples auxquels appliquer la logique proposée par Malm. Le passage à l’ère du pétrole est dans cette perspective lui aussi très instructif. Timothy Mitchell, dans son livre Carbon Democracy propose une thèse intéressante permettant d’expliquer le rôle du charbon dans les luttes sociales du XIXème et XXème siècles et la transition vers un modèle où le pétrole prend une place centrale.

Charbon, luttes sociales et contre-mesures du capital

Le recours au charbon, énergie indispensable dès le XIXème siècle au fonctionnement des économies occidentales, a profondément changé les rapports de production et l’organisation économique de la société. Le charbon servait principalement à deux choses : l’approvisionnement énergétique indispensable pour l’industrie manufacturière et l’accroissement de la production matérielle ainsi que l’administration des empires coloniaux, et en premier lieu du plus grand de tous, l’Empire britannique. Le charbon utilisé dans les bateaux à vapeur servait à assurer les liaisons commerciales et militaires par voie maritime et ceux-ci ont très vite supplanté la navigation à voile. Cette transition a notamment été illustrée dans plusieurs des romans de Joseph Conrad. Ainsi, le fonctionnement de l’économie capitaliste coloniale reposait majoritairement sur l’énergie du charbon et la gestion de ses flux.

Mine de charbon, Matarrosa del Sil

Or, la production et les flux de charbon étaient souvent très concentrés dans l’espace. La mainmise sur cette production et ces flux était alors indispensable au bon fonctionnement de l’économie capitaliste. Timothy Mitchell lie cette concentration des flux énergétiques indispensables au capitalisme à l’émergence des luttes sociales et de la démocratie moderne. Plus précisément, il dresse le constat suivant : la gestion du charbon et de ses flux passait de manière très concentrée par trois lieux essentiels : la mine, les chemins de fer transportant le charbon et les ports. Ainsi, au début du XXème siècle, « la vulnérabilité de ces mécanismes et la concentration des flux d’énergie dont ils [les capitalistes] dépendaient donnèrent aux travailleurs une force politique largement accrue ». Selon Mitchell, c’est cette concentration spatiale de l’approvisionnement énergétique qui a conduit à la naissance de la démocratie moderne.

Les travailleurs spécialisés dans la gestion de flux énergétiques acquirent un pouvoir politique fort qui se matérialisa par la naissance des premiers partis et syndicats de masse. Ils pouvaient inverser le rapport de force face aux capitalistes en ralentissant ou en perturbant l’approvisionnement énergétique. C’est suite à cela qu’un grand nombre d’avancées sociales virent le jour au tournant du XIXème siècle et du XXème siècle : journée de 8 heures, assurance sociale en cas d’accident, de maladie ou de chômage, pensions de retraite, congés payés, etc. Comme le souligne Mitchell, la concentration de l’énergie indispensable à la production capitaliste avait créé une vulnérabilité. Pour reprendre la terminologie de Malm, l’organisation du système énergétique au charbon initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de cette vulnérabilité.

L’organisation du système énergétique au charbon, initialement choisi pour sa capacité à améliorer le rapport d’exploitation, a en réalité conduit à une diminution de celui-ci en raison de sa vulnérabilité.

La classe dominante a alors recouru de nouveau à un certain nombre de mesures pour regagner sa pleine souveraineté sur l’approvisionnement énergétique nécessaire à l’accumulation de capital. Mitchell décrit dans son livre ces mesures visant à restreindre le pouvoir des travailleurs : création de syndicats maison, appel à des briseurs de grève, constitution de stocks stratégiques énergétiques pour faire face à des imprévus (grèves, blocages). Ces mesures pour certaines d’entre elles, sont toujours appliquées de nos jours avec brio par la classe dirigeante. Ainsi en est-il des stocks stratégiques qui, s’ils sont conçus initialement pour pallier une défaillance de l’approvisionnement énergétique mondial, se révèlent aussi très pratiques pour limiter le « pouvoir de nuisance » des grèves syndicales. Le débat autour de l’insuffisance ou non des stocks stratégiques au cours des grèves contre la réforme des retraites, en raison du blocage des stocks et des raffineries opéré par les syndicats, en est le dernier exemple en date.

Le passage à l’ère du pétrole

La logique du capital en termes d’approvisionnement énergétique est alors toujours la même : diminuer le pouvoir du camp du travail, en diminuant l’emprise des syndicats sur la production et la distribution de l’énergie indispensable à la mise en valeur du capital. La hausse de l’approvisionnement énergétique issu du pétrole peut, elle aussi, être expliquée pour partie par cette logique-là. En effet, le pétrole présente, sous ce prisme d’analyse, des avantages certains. Tout d’abord, il ne nécessite que très peu de travail humain pour être extrait et sort de lui-même une fois le trou creusé. Deuxièmement, les réserves de pétrole ne sont pas localisées sur les territoires des pays industriels développés. La proximité des gisements de charbon dans les pays occidentaux, qui était au début un avantage, était devenue un inconvénient en ayant permis la naissance de forces sociales contestataires importantes sur le territoire.

Mitchell décrypte avec précision les conditions matérielles d’exploitation des gisements pétroliers. L’exemple du Moyen-Orient est assez flagrant. L’accès à une énergie pétrolière abondante et peu chère est un des facteurs déterminants, si ce n’est le plus important, pour analyser la politique des pays occidentaux vis-à-vis des pays producteurs de pétrole, du partage de l’Empire ottoman après la Première guerre mondiale (accords Sykes-Picot) à la guerre en Irak de 2003 en passant par la première guerre du Golfe de 1991. Mitchell montre comment l’histoire du Moyen-Orient est guidée par la volonté de l’Occident de mettre en place un contrôle impérialiste des ressources, favorisant la mise en place de pouvoirs locaux dont les intérêts de classe coïncident avec ceux des néoconservateurs. Dans ces pays, la « démocratie occidentale » n’avait pas sa place.

Puits de pétrole

À cet égard, il est très intéressant de voir comment les tentatives de reprise de contrôle de la manne pétrolière par les nations productrices ont été considérées – rarement d’un bon œil. Les exemples sont nombreux et ne concernent d’ailleurs pas que le pétrole : Irak, Venezuela, Libye, Kurdistan, Iran…

Le recours massif au pétrole s’explique bien entendu par des causes plus proprement « économiques » : baisse des ressources carbonifères en Occident, facilité d’extraction du pétrole, baisse des coûts de transport longue-distance, développement de l’automobile. Toutefois, le prisme d’analyse de Malm semble pouvoir expliquer aussi pour partie la préférence, partielle, donnée au pétrole sur le charbon. Il est intéressant de voir qu’en France, sur l’ensemble de l’énergie consommée en une année, seule la partie issue du nucléaire et des barrages – peu ou prou 20-25% de la consommation énergétique finale, est issue d’une production où les syndicats ont encore un pouvoir non négligeable. Pour le reste, pétrole, gaz et charbon, le capital a réussi, comme dans beaucoup d’autres pays, à se débarrasser, du moins partiellement, des entraves syndicales dans la mise en valeur du capital.

Quel système énergétique à l’avenir ?

C’est donc la logique intrinsèque de mise en valeur du capital qui semble avoir guidé les choix énergétiques des deux derniers siècles pour finalement se retrouver à l’origine du changement climatique. Sans énergie pour mettre en valeur le capital, la logique du capital s’effondre. Les énergies fossiles ont rempli ce rôle au cours des deux derniers siècles.

La solution optimale du point de vue du capital est et restera, sans contrainte exogène forte, le choix des énergies fossiles et de leur grande densité énergétique favorisant leur transport, permettant par là-même une meilleure mise en valeur du capital. Toutefois, les pressions environnementales, citoyennes et démocratiques commencent (modestement) à le contraindre à envisager un nouveau système énergétique. Pourtant, la logique capitaliste interne de mise en valeur du capital nécessite ce que Malm appelle « un levier général de production de survaleur », place occupée jusqu’ici par les énergies fossiles. Si les énergies nouvelles se révèlent incapables de remplir ce rôle, le système capitaliste n’aura probablement d’autre choix que de freiner au maximum la transition énergétique pour assurer sa survie.

Si la transition écologique devait bel et bien s’initier, plusieurs options sont concevables quant à la nature du système énergétique nouveau qui émergerait. Dans le cas de la France, on pourrait distinguer trois scenarii-limite, qui ressortent des débats actuels autour de la question énergétique, avec plusieurs variations et combinaisons possibles entre eux :

1. Une production qui continue à être majoritairement centralisée, avec une part importante de nucléaire répondant à l’électrification des consommations et au besoin de stabilité du réseau ;
2. Un système 100% renouvelable aux mains d’un nombre restreint de groupes, s’appuyant sur une organisation ubérisée du travail et une gestion libérale des marchés de l’énergie ;
3. Une croissance forte des systèmes énergétiques territoriaux totalement ou partiellement autonomes, gérés par les consommateurs et les collectivités territoriales.

Quelle serait alors, à la lecture de Malm et Mitchell, la solution plébiscitée par le capitalisme ?

Ndr : Un prochain article tentera de décrire les conséquences de chaque système et étudiera leurs conditions de possibilité afin de mettre en avant ce qui pourrait être la solution optimale du capital, ainsi que la solution qui pourrait être celle démocratiquement choisie.


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Grands enjeux énergétiques français : l’intégration des énergies renouvelables

Malgré l’arrêt brutal de notre économie entraînant la réduction drastique de nos consommations énergétiques, impossible d’échapper au débat sur le nucléaire français. Bernard Accoyer, Jean-Pierre Chevènement et Arnaud Montebourg ont récemment fait irruption dans le débat public en signant un appel à la construction de nouveaux réacteurs alors même que les pouvoirs publics sont encore embourbés dans le cas de l’EPR de Flamanville en construction depuis 2007, et dont le coût ne cesse de grimper. Dans le même temps, le Réseau de Transport d’Électricité (RTE) et l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) publiaient leur étude sur la faisabilité d’un mix électrique français à forte part de renouvelables. Tentons donc dans cet article de cerner brièvement quelques grands enjeux liés à l’énergie en France, en particulier celui de l’intégration massive des énergies renouvelables (EnR) dans le réseau et les conditions permettant d’assurer la stabilité de celui-ci.

Le changement climatique est désormais une réalité. Il nous faut donc atteindre la neutralité carbone. La France s’y est engagée pour 2050 à travers la Stratégie Nationale Bas-Carbone [1], qui fixe la dynamique de transition et le rythme de décarbonation de l’économie. Rappelons-le, les principales sources d’émissions sont le transport (29%), le résidentiel/tertiaire (17%), l’agriculture (17%), l’industrie (11%) et la production d’énergie (10%) (voir Figure 1).

Ministère de la Transition Écologique, Rapport sur l'état de l'environnement, 2016
Ministère de la Transition Écologique, Rapport sur l’état de l’environnement, 2016

Les émissions dans ces secteurs sont principalement dues à la consommation d’énergies fossiles. En France, environ 65% de l’énergie consommée est d’origine fossile (pétrole, gaz, charbon) et donc fortement émettrice de gaz à effet de serre (voir Figure 2). L’enjeu de la Stratégie Nationale Bas-Carbone est donc de réduire cette dépendance aux énergies fossiles. Deux leviers doivent être principalement activés : d’une part la sobriété et l’efficacité en réduisant les consommations via les rénovations thermiques, la limitation du poids des véhicules, l’utilisation de technologies moins intensives en énergie, etc. D’autre part, il va falloir électrifier une partie conséquente de nos consommations afin que l’électricité se substitue aux carburants fossiles. Alors que la part de l’électricité dans la consommation finale d’énergie est d’environ 25%, elle pourrait passer à une part bien plus importante dans les années à venir pour atteindre jusqu’à 55% de l’énergie consommée en 2050 [2]. L’électrification comprend par exemple l’arrivée massive des véhicules électriques ou encore le remplacement des chauffages au fioul puis au gaz.

Part des différentes filières dans la consommation finale d’énergie. L’électricité (EnR + hors EnR) représente environ 25%), ADEME, septembre 2020
Part des différentes filières dans la consommation finale d’énergie. L’électricité (EnR + hors EnR) représente environ 25%), ADEME, septembre 2020

La production d’énergie électrique propre et décarbonée est donc un des enjeux-clés de la transition écologique. Rappelons qu’à l’heure actuelle, la France produit une des électricités les moins intensives en émissions de l’Union Européenne (le fameux « mix électrique »), et cela en grande partie grâce à son parc nucléaire qui produit une électricité pilotable [3]. Dans ce cas, si nous sommes déjà climato-compatibles, pourquoi vouloir changer et passer au 100% énergies renouvelables (EnR), comme le proposent plusieurs instituts et plusieurs stratégies de transition ? Deux raisons principales peuvent expliquer la nécessité de planifier l’évolution de la composition du système électrique français des années à venir.

D’une part, nous l’avons déjà souligné, l’électrification des usages va mécaniquement faire augmenter les besoins de production électrique (sous l’hypothèse que la demande supplémentaire dépassera les économies dues à la sobriété). D’autre part, une part importante du parc nucléaire français arrive en fin de vie et la gestion d’une partie des déchets nucléaires pose des difficultés. Plusieurs centrales entament entre 2019 et 2023 leur quatrième visite décennale [4]. Initialement, les centrales nucléaires sont conçues pour fonctionner 40 ans et fermer ensuite. La réalisation d’importants travaux (le fameux grand carénage dont le coût, estimé récemment à 49,4 Mds€ par EDF [4bis], est régulièrement mis en avant par les détracteurs du nucléaire) peut permettre de prolonger la durée de vie de certaines centrales au-delà de la date fatidique, ce qui a notamment été fait massivement aux États-Unis. Toutefois, que ce soit maintenant, dans 10 ans ou dans 20 ans, une part importante des réacteurs français devra un jour fermer et ne pourra plus fournir ses électrons au réseau électrique.

Face à ces deux contraintes, deux grands scénarios sont envisageables : 

– Un renouvellement massif du parc nucléaire, accompagné de l’ouverture de plusieurs nouveaux réacteurs de la dernière génération EPR. Cela signifierait donc une part importante de nucléaire dans le mix énergétique (50% par exemple).

– Une transition qui tend vers un système électrique 100% énergies renouvelables et de récupération.

La première option fera probablement l’objet d’un article plus détaillé sur sa faisabilité, ses enjeux techniques et son coût. L’option choisie actuellement par le politique est celle d’une intégration progressive des EnR dans le mix-électrique. Les gouvernements successifs n’ont pas encore choisi définitivement la stratégie à adopter concernant cette intégration, entre reconstruction partielle du parc nucléaire (EDF étudie la possibilité de construire un EPR à Penly, en Bretagne) ou bien fermeture progressive de toutes les centrales en amorçant une transition vers les énergies renouvelables plus soutenue. Actuellement, l’option choisie est donc celle d’une répartition des risques avec une diminution de la part du nucléaire visant 50% à l’horizon 2035 [5]. Notons toutefois un certain retard pris au niveau national vis-à-vis des objectifs de développement de capacités renouvelables [5bis]. Dans la suite de cet article, nous allons tenter d’éclairer les enjeux de l’intégration massive des énergies renouvelables. 

Les enjeux de l’intégration massive des énergies renouvelables dans le mix électrique français

Tout d’abord, il convient de rappeler quelles sont les contraintes qui pèsent sur le réseau électrique. Le système doit respecter la contrainte d’équilibre c’est-à-dire qu’à tout instant la production doit égaler la consommation. Cela signifie que la production doit être capable de répondre aux pics de consommation (les pics journaliers pendant les heures de forte consommation et les pics annuels pendant les grands froids d’hiver) et de diminuer pour les périodes de faible demande. Par ailleurs, l’équilibre se fait maintenant à l’échelle européenne avec 400 interconnexions entre pays de l’Union Européenne [6]. Pour assurer la stabilité du réseau européen, il faut que la fréquence du réseau (la vitesse à laquelle tournent les alternateurs) soit toujours proche de 50 Hz (contrainte en fréquence). Pour cela, une partie de la puissance des moyens de production est gardée en réserve pour ajuster à chaque instant la fréquence du réseau [7].

Afin d’assurer l’équilibre, on peut stocker l’énergie quand elle est en surplus pour pouvoir la réutiliser plus tard. On peut également lisser la consommation via différents mécanismes (tarifs heures creuses) ou bien limiter certaines dépenses énergétiques lorsque la production dépasse la demande.

Regardons maintenant en quoi l’intégration massive d’énergies renouvelables peut soulever certaines difficultés pour assurer l’équilibre offre/demande sur le marché de l’électricité. 

Le renforcement du réseau

Le passage à un mix électrique donnant une place importante aux énergies renouvelables pose tout d’abord des questions de renforcement du réseau. En effet, actuellement, la majorité de notre production électrique est concentrée autour de quelques gros sites de production (barrages et centrales thermiques nucléaires, gaz et charbon) puis distribuée aux consommateurs, ménages et industries. La production est donc centralisée et la consommation éparpillée. Le développement des EnR va créer une multitude de lieux de production, comme des panneaux solaires sur les toits des bâtiments, des éoliennes onshore et offshore. La production et la consommation seront donc éparpillées. Les besoins en renforcement du réseau de transport et de distribution vont donc fortement augmenter.

La gestion du réseau au jour le jour risque donc d’être plus difficile et de devoir faire appel à des outils informatiques bien plus performants que ceux qui existaient jusqu’ici, afin d’éviter les risques de congestion. En Allemagne par exemple, 80% des congestions sont dues à l’intégration des EnR. Par ailleurs, il se peut que la production ne se fasse pas là où les besoins de consommation sont importants. L’exemple de l’Allemagne est là encore assez marquant. La production d’éoliennes se fait ainsi au Nord de l’Allemagne, en Mer du Nord et en Mer Baltique, tandis que la consommation énergétique industrielle se fait plutôt dans le sud du pays (Bade-Wurtemberg, Bavière) [8].

Toutefois, de nombreuses études prospectives de gestion de ce réseau ont été menées et montrent qu’un réseau répondant aux exigences de distribution et de consommation est a priori réalisable. L’opérateur de transport RTE, entreprise publique monopolistique de fait assurant le transport de l’électricité en France, a ainsi développé son Schéma de développement décennal du réseau électrique qui répondrait à l’ensemble des enjeux pesant sur le réseau [9].

La gestion de l’intermittence

Le caractère intermittent de certaines énergies renouvelables est souvent mis en avant comme argument contre leur déploiement massif. En effet, que ce soit le photovoltaïque ou l’éolien, la puissance fournie à chaque instant va dépendre de la météo (temps couvert, vent). Par exemple les éoliennes sont à l’arrêt quand le vent ne souffle pas mais aussi quand il souffle trop fort (tempêtes) pour des raisons de sécurité.

La puissance des éoliennes est proportionnelle au cube de la vitesse du vent. Ainsi, de faibles variations de vent ont un impact important sur la puissance fournie, chose pouvant potentiellement affecter la stabilité du réseau si la part modale des éoliennes devait devenir très importante dans notre mix électrique. Par exemple, la production renouvelable allemande, principalement composée de PV et d’éolien peut être très variable, fournissant parfois jusqu’à 80% de l’électricité allemande et parfois seulement 15% [10]. Actuellement, lorsque la production renouvelable est basse, certains pays allument des centrales thermiques (charbon ou gaz) ou bien achètent de l’énergie à leurs voisins.

En France, si les capacités nucléaires sont déjà utilisées au maximum, ce qui arrive de plus en plus souvent en raison de pics de consommation, on allume certaines des 4 dernières centrales à charbon sur notre territoire. Ces dernières sont toutefois amenées à être fermées avant 2022 (engagement présidentiel). Cependant, dans un réseau 100% renouvelable, il ne sera plus possible de démarrer des centrales thermiques pilotables, ce qui explique la volonté pour certains de garder des réacteurs nucléaires pilotables dans le mix électrique. Dans un réseau où la part d’énergies renouvelables augmente et où la part de moyens de production pilotables (centrales thermiques par exemple) diminue, comment gérer l’intermittence ? 

Adapter la production ?

Tout d’abord, l’idéal serait que les moyens de production renouvelables ne soient pas intermittents au même instant. Pour donner une image simple, quand le vent s’arrête au large de la Bretagne, le soleil se mettrait à briller ailleurs en France, compensant donc l’intermittence. L’association de plusieurs moyens de production dans différents lieux permettrait alors d’assurer l’équilibre du réseau et de compenser les baisses de production de tel ou tel site. C’est l’hypothèse du foisonnement qui permettrait de contrebalancer l’intermittence des énergies renouvelables prises individuellement. Toutefois, cette hypothèse est souvent remise en question et n’est pas systématiquement observée dans les faits. 

Pour surmonter les limites du foisonnement, la principale réponse technique est celle du stockage. Actuellement, l’énergie est très peu stockée car son coût est assez élevé. Rappelons tout de même que certaines énergies renouvelables sont elles aussi rendues pilotables grâce à des systèmes de stockages à bas coût.

Un premier moyen de stocker de l’énergie est de développer des STEP (Stations de Transfert d’Energie par Pompage), système consistant à faire remonter de l’eau par pompage dans des bassins d’accumulation lors des pics de production pour la relâcher lorsqu’on a besoin d’énergie [11].

L’énergie hydraulique devient alors pilotable dans la mesure où il suffit simplement d’ouvrir et de fermer les vannes. Toutefois, les perspectives de développement des STEP sont limitées en raison du haut niveau d’utilisation actuelle des possibilités offertes par le réseau hydraulique français. 

Les modélisations de systèmes 100% renouvelables misent par ailleurs sur un rôle-clé des biogaz et des processus de méthanisation, consistant à faire fermenter des déchets naturels puis à les brûler. Cela revient à avoir une centrale biogaz pilotable. On peut aussi émettre des hypothèses sur le développement de l’hydrogène comme vecteur d’énergie qui pourrait être stocké. L’hydrogène utilisée comme moyen de stockage est toutefois encore en cours de développement et le coût de production d’hydrogène par des processus verts est encore peu compétitif à l’heure actuelle. 

Il existe donc de nombreux moyens de stocker l’énergie, et d’autres encore que nous n’avons pas développés ici (stockage thermique, stockage sur batteries, etc). Toutefois, à l’heure actuelle, les technologies de stockage ne semblent pas encore être assez mûres pour répondre aux besoins de flexibilité du réseau. 

Tarir la demande excessive ?

L’enjeu principal serait alors de lisser les pics pour adapter au maximum la consommation à la production (aussi appelé effacement de la consommation ou lissage de la courbe de charge). Comme nous l’avons déjà évoqué, il existe par exemple des tarifs heures creuses incitant notamment les consommateurs d’énergie (notamment les industriels) à déplacer leurs pics de consommation sur les horaires de moindre consommation nationale.

Toutefois, ce mécanisme sera loin d’être suffisant en cas d’électrification massive des consommations. En particulier, le développement de la voiture électrique pourrait mener à une situation où tout le monde charge sa voiture le soir, en rentrant du travail. Certaines technologies comme le Vehicle To Grid (V2G) proposent justement de se servir des batteries de voitures comme d’un stock d’électricité dans lequel puiser en cas de pic de consommation. La recharge devenant bidirectionnelle, lorsque le véhicule est branché, la batterie se recharge normalement, sauf en cas de production électrique inférieure à la demande. Dans ce cas, le réseau puisera sur la batterie du véhicule pour pallier le manque d’approvisionnement.

L’amélioration du pilotage nécessite d’augmenter fortement la connaissance sur les profils de consommation d’électricité générant un nombre considérable de données. L’idéal (technique) serait ensuite de piloter à distance certaines consommations. Pour ne prendre que l’exemple simple des vehicle to grid, telle voiture serait alors rechargée entre 9h et minuit, telle autre entre minuit et 3 heures et ainsi de suite. La fin de vie des batteries des véhicules peut également être utilisée pour le stockage d’électricité. En effet, lorsque la batterie a perdu de son efficacité, elle devient inutilisable pour un usage de mobilité (autonomie devenue trop faible notamment). Elle peut cependant être reconditionnée et servir de stockage d’électricité pour un bâtiment par exemple. 

D’autres mesures de pilotage de la consommation d’électricité permettent également de tarir les pics. En effet, nos appareils électriques en veille captent la production de 2 à 3 réacteurs nucléaires, il suffirait donc de débrancher quelques-uns de nos appareils pour faire face aux pics de consommation. Cela semble trop simple, mais c’est à peu près ce en quoi consiste la technique de l’effacement diffus.

En installant des boitiers connectés dans les espaces consommateurs d’électricité (logements, magasins, lieux publics, etc), il serait possible en cas de pic de consommation, de cesser d’alimenter certains appareils de manière précise et pour une courte durée, de façon à ce que ce soit imperceptible.

Par exemple, si le chauffage d’un appartement cesse de fonctionner quelques minutes, cela n’est pas suffisant pour impacter la température ambiante ressentie dans le logement. Bien que la diffusion de boitiers connectés dans les logements puisse être entravée par crainte de voir les données personnelles collectées, elle pourrait être systématisée dans la plupart des commerces. Rappelons également que le cycle d’intermittence des panneaux photovoltaïques (qui ne produisent pas d’électricité la nuit) est le même que le cycle d’intermittence des besoins d’électricité de la plupart des magasins (qui n’ont pas besoin d’être éclairés la nuit). 

Le coût du renouvelable

Premier fait majeur de l’histoire des énergies renouvelables, leur coût baisse de manière remarquablement constante au cours des dernières années (voir figure 3). Cette baisse s’explique d’une part par des améliorations technologiques et par des effets d’apprentissage. Ces technologies, en particulier l’éolien et le solaire, sont arrivées à un stade de maturité qui leur permet d’atteindre des coûts très intéressants et cela les rend compétitifs face aux énergies fossiles traditionnelles. Notons toutefois que cette compétitivité n’aurait pas été atteinte sans les investissements publics massifs du début du siècle et les soutiens avec des prix de rachat garantis. Ces derniers ont ainsi permis d’avoir des retours d’expérience et d’accélérer l’arrivée à maturité des technologies et leur développement industriel. 

Figure 3, Évolution des prix de l’éolien terrestre (gauche) et du photovoltaïque (droite), M. Liebreich

Par ailleurs, des coûts supplémentaires sont nécessaires pour effectuer le raccordement aux réseaux et gérer les risques de congestion. Ces coûts ne sont pas continus avec des différences importantes selon les technologies et les lieux. Une étude DENA estime pour l’Allemagne ces coûts à 100€/kW [12] en ce qui concerne les raccordements réalisés jusqu’alors. À l’échelle européenne, les coûts de raccordement sont estimés à environ 100 milliards d’euros pour les projets européens sur les dix prochaines années.

Une chose est certaine : aucune énergie renouvelable n’est capable, seule, d’assurer l’équilibre du réseau à tout instant. Seule une combinaison astucieuse de différents moyens de production et de technologies de stockage peut atteindre cet objectif. 

Les principales contraintes qui pèsent sur l’intégration des énergies renouvelable ainsi que certaines solutions ont donc été présentées. Tentons maintenant de mettre toutes ces contraintes bout à bout en y intégrant des paramètres économiques et d’observer les résultats. C’est à cette tâche de synthèse que s’attellent des modèles technico-économiques proposés par différentes études. Parmi ces études, citons les premiers travaux de l’ADEME (Mix électrique 100% renouvelable ? Analyses et optimisations, 2016) [13], les travaux de Jean-Marc Jancovici (100% renouvelable pour pas plus cher, fastoche?, 2017) [14], le scénario de l’association Négawatt (2017) [15] la dernière étude du CIRED [16] ou bien le tout récent rapport conjoint de RTE et de l’Agence Internationale de l’Energie concernant les conditions d’un système électrique à forte part d’énergies renouvelables en France à l’horizon 2050 [17].

Les apports de la modélisation technico-économique

Toutes ces études tentent d’assurer l’équilibre offre/demande du réseau à chaque pas de temps (1h en général) et regardent quelles hypothèses permettent d’assurer cet équilibre. Les différences se situent généralement dans le choix des hypothèses technologiques et de leur évolution (coût de production, facteur de charge, disponibilité des gisements de vent). Pour le cas français, un des points critiques est celui de l’évaluation du coût de l’électricité nucléaire, qui fait l’objet de nombreuses expertises et contre-expertises [18].

Il existe actuellement un consensus scientifique sur la possibilité d’intégrer une part très importante d’énergies renouvelables dans le mix électrique à l’horizon 2050. Toutefois, cela implique un développement important des sources de flexibilité, telles que le pilotage de la demande, le stockage à grande échelle, l’utilisation de centrales de pointe ou encore celle des réseaux de transports frontaliers. Techniquement le 100% EnR semble donc réalisable.

L’incertitude porte plutôt sur l’évaluation des coûts et la comparaison entre différents choix de mix. L’évaluation des coûts sur plusieurs décennies est un exercice périlleux car elle dépend par exemple de l’évolution du prix des technologies, ou encore de celle des matières premières. Cette évaluation dépend aussi des coûts liés au nucléaire, à la gestion de la fin de vie des centrales. Certaines études, à l’image de celle du CIRED affirment que le développement d’un système 100% EnR peut se faire sans surcoût additionnel.

Un bon article de synthèse, écrit par Emmanuel Pont, compare le modèle de Jean-Marc Jancovici et celui du CIRED et apporte des éclairages plus précis sur les choix des hypothèses et les limites de chaque étude [19].

Impact des énergies renouvelables sur la biodiversité, les sols et les paysages

Les énergies renouvelables, au même titre que n’importe quelle activité humaine, ne sont pas neutres vis-à-vis de l’environnement. Celles-ci peuvent avoir des effets sur la biodiversité, les sols ou encore les paysages. Par exemple, certaines installations renouvelables peuvent entraîner la dégradation ou l’altération de milieux naturels ou la modification de certains paramètres environnementaux. Les impacts physiques ou chimiques sur les sols existent aussi, notamment lors des phases d’extraction. Le développement de certaines énergies renouvelables peut contribuer à l’artificialisation des sols. La présence d’énergies renouvelables (PV, éolien, barrages) entraîne des modifications du paysage, pousse à repenser l’aménagement de certains territoires et occasionne des problèmes d’acceptabilité par les citoyens. Une étude récente de l’ADEME [20], publiée en aout 2020 a recensé les études tentant d’évaluer ces impacts en termes de biodiversité, de dégradation des sols ou encore des paysages. 

Les impacts sur la biodiversité sont les plus documentés. Les éoliennes par exemple peuvent entraîner des blessures et augmenter la mortalité de certains oiseaux. Le bruit peut perturber la faune locale. La phase d’installation peut elle aussi être nocive pour l’écosystème local. Par ailleurs, les développeurs sont tenus d’être très attentif au cours de la phase d’excavation, susceptible d’affecter l’environnement alentour et la biodiversité. Toutefois, les études concluent globalement à des impacts faibles. Les impacts sur les paysages ont eux aussi été bien analysés. Ils soulèvent les questions d’acceptabilité et poussent à revoir certaines politiques d’aménagement local. En ce qui concerne l’impact sur les sols, le constat est plus mitigé. L’artificialisation des sols est souvent qualifiée de négligeable notamment en ce qui concerne l’éolien terrestre. Il est nul pour le photovoltaïque sur bâti. La grande interrogation porte sur les impacts des phases d’extraction des matériaux. Le rapport de l’ADEME souligne que cet impact est très peu étudié.

Tout de même, l’électrification croissante de nos sociétés (voitures électriques, périphériques connectés, etc.) va entraîner, afin de réduire notre utilisation d’énergies fossiles, une augmentation de la consommation de certains métaux, à l’image de l’aluminium, du nickel ou du cuivre. Leur extraction massive va probablement entraîner des impacts environnementaux non négligeables, en particulier si l’extraction a lieu dans des pays peu regardants à propos des normes environnementales.

Un enjeu au moins autant politique que technique

Pour conclure, la trajectoire française d’évolution du mix électrique verra augmenter la part des énergies renouvelables. Leur intégration soulève des interrogations en termes de stabilité du réseau et de coûts. Plusieurs études montrent que la transition vers un système 100% renouvelable semble techniquement réalisable mais celles-ci s’appuient sur de nombreuses hypothèses d’évolution des technologies et de comportements qui peuvent parfois être remises en cause. Par ailleurs, la visibilité sur les enjeux en matière de ressources est encore très limitée. De nombreux points mériteraient des approfondissements, que ce soient les avantages et faiblesses de chaque technologie ou leur mise en commun au sein du réseau français. 

Après avoir eu un aperçu global des enjeux de l’avenir de notre système électrique et de l’intégration des énergies renouvelables, rappelons que ce système hautement technique qu’est le réseau électrique s’inscrit au cœur d’une société et de politiques humaines. Les choix d’évolution du système énergétique français ne sont jamais politiquement neutres. Par exemple, le positionnement sur la question nucléaire est crucial dans le paysage politique français. Le choix du mode de gestion économique de production et de distribution l’est lui aussi à l’heure où le projet Hercule de démantèlement d’EDF est au cœur de l’actualité. De même, les interactions entre politique industrielle nationale, taxe carbone aux frontières et développement de l’énergie sont un enjeu majeur des années à venir. La question énergétique reste avant tout une question politique mêlant sécurité d’approvisionnement, prix abordables et politique industrielle. Nous reviendrons sur les principaux enjeux politiques de l’évolution du système électrique français dans un prochain article. 

Bibliographie

[1] [2] https://www.ecologie.gouv.fr/strategie-nationale-bas-carbone-snbc

[3] ADEME ; Bilan Gaz à Effets de Serre, Mix électrique France continentale, https://www.bilans-ges.ademe.fr/documentation/UPLOAD_DOC_FR/index.htm?moyenne_par_pays.htm

[4] ASN (Agence de Sureté Nucléaire), Réexamens périodiques et poursuite de fonctionnement d’une installation nucléaire en France

[4 bis] EDF, Communiqué du 29 octobre 2020, https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/journalistes/tous-les-communiques-de-presse/edf-reajuste-le-cout-du-programme-grand-carenage

[5] Programmation Pluriannuelle de l’Energie, Ministère de la transition Ecologique

[5bis] Commission sénatoriale de l’aménagement du territoire et du développement durable, novembre 2020, http://www.senat.fr/fileadmin/Fichiers/Images/commission/Developpement_durable/Essentiel_Transition_energetique.pdf

[6] RTE (Réseau de Transport d’électricité), https://www.rte-france.com/acteur-majeur-europe-electricite/les-interconnexions-service-europe-electricite-solidaire

[7] Connaissance de l’énergie, fiche sur le réglage de la fréquence https://www.connaissancedesenergies.org/sites/default/files/pdf-actualites/reglage_de_la_frequence.pdf

[8] FOCKEN et al., Short-term prediction of the aggregated power output of wind farms—a statistical analysis of the reduction of the prediction error by spatial smoothing effects, Journal of Wind Engineering and Industrial Aerodynamics, Volume 90, Issue 3, March 2002, Pages 231-246

[9] RTE, Schéma de développement décennal du réseau, https://assets.rte-france.com/prod/public/2020-07/Sch%C3%A9ma%20d%C3%A9cennal%20de%20d%C3%A9veloppement%20de%20r%C3%A9seau%202019%20-%20Synth%C3%A8se.pdf

[10] Fraunhofer Institut, https://energy-charts.info/charts/power/chart.htm?l=fr&c=DE

[11] Connaissance des énergies, fiche sur les STEP, https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/hydroelectricite-stations-de-transfert-d-energie-par-pompage-step

[12] DENA, Agence allemande de l’énergie

[13] ADEME, Mix électrique 100% renouvelable ? Analyses et optimisations

[14] https://jancovici.com/transition-energetique/renouvelables/100-renouvelable-pour-pas-plus-cher-fastoche/

[15] Negawatt, https://negawatt.org/IMG/pdf/synthese_scenario-negawatt_2017-2050.pdf

[16] CIRED, How Sensitive are Optimal Fully Renewable Power Systems to Technology Cost Uncertainty? Behrang ShirizadehQuentin PerrierPhilippe Quirion

[17] RTE/AIE : étude sur les conditions d’un système électrique à forte part d’énergies renouvelables en France à l’horizon 2050, janvier 2021, https://www.rte-france.com/actualites/rte-aie-publient-etude-forte-part-energies-renouvelables-horizon-2050

[18] Cour des Comptes, Les coûts de la filière électronucléaire (2012), la filière EPR (2020)

[19] Emmanuel Pont, https://medium.com/enquetes-ecosophiques/jancovici-100-renouvelable-1a820334496e[20] ADEME, état de l’art des impacts des énergies renouvelables sur la biodiversité, les sols et les paysages, et des moyens d’évaluation de ces impacts, août 2020


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