En Équateur, ces persécutions de journalistes qui n’inquiètent pas la presse française

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Sous la présidence de Rafael Correa, la presse française ne fut jamais avare d’articles dénonçant « l’autoritarisme » du président équatorien. Ce dernier aurait mené, aux côtés de ses alliés Nicolas Maduro ou Evo Morales, une politique féroce de répression de la liberté d’expression et des journalistes d’opposition. Depuis l’élection de Lenín Moreno à la présidence de l’Équateur en 2016 – qui, bien qu’élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa, a renié l’héritage de celui-ci et effectué un virage politique à 180° – le pays semble être redevenu un paradis pour les journalistes et la liberté d’expression, à en croire la presse française. Lenín Moreno a pourtant lancé une chasse aux sorcières massive contre son opposition, dont les premières victimes sont bel et bien les journalistes. Elle constitue l’attaque la plus significative contre le pluralisme en Équateur depuis plusieurs décennies. Par Denis Rogatyuk. Traduit par Loïc Dufaud-Berchon et Stéphane Pick.


Pour la première fois depuis bien longtemps, un gouvernement a autorisé une police étrangère à pénétrer sur son territoire souverain, l’ambassade d’Équateur à Londres, et à procéder à l’arrestation d’un journaliste dont le statut de réfugié a été reconnu par de nombreuses organisations internationales dont les Nations unies, la Commission inter-Amériques des droits de l’Homme ou encore Amnesty International. Quelles motivations ont poussé Lenín Moreno à livrer Julian Assange à la police anglaise, et probablement bientôt à la justice américaine ? L’octroi d’un prêt de 4,2 milliard de dollars du FMI à l’Équateur y est-il pour quelque chose ?

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit là que de la partie émergée d’une campagne de répression contre les opposants au gouvernement Moreno, conduite activement depuis deux ans. Ola Bini, développeur de logiciel suédois, activiste Internet et défenseur de longue date de la vie privée sur la toile, a été arrêté et détenu pendant presque 30 heures sans audition le 11 avril à Quito, capitale de l’Équateur, pour une prétendue collaboration avec Julian Assange et des tentatives illégales de hacking informatique. Une fois l’audition commencée, aucune charge contre lui n’a été présentée, les autorités préférant demander une détention préventive de 90 jours.

Les allégations selon lesquelles il collaborait depuis l’Équateur avec des hackers russes sont étayées par la relation amicale qu’il entretient avec Julian Assange, ses visites à l’ambassade équatorienne à Londres et son soutien au travail de Wikileaks. Le 2 mai, la Cour de la province de Pichincha lui a interdit de faire appel et l’a renvoyé en détention dans le centre El Inca, sous le prétexte de nombreux livres sur l’hacktivisme informatique qui sont en sa possession.

Bini lui-même, ainsi que ses parents, ses conseils juridiques et de nombreuses personnalités politiques de premier plan considèrent que sa détention fait de lui un prisonnier politique du gouvernement Moreno, sa persécution étant motivée par la volonté de criminaliser Julian Assange, et de faire oublier les scandales de corruption qui accablent Moreno. Dans une lettre publiée le 6 mai, Bini expose son expérience du système carcéral équatorien, le décrivant comme « un mélange malsain de longues périodes d’isolement et d’ennui parsemées de menaces diverses et d’actes de violence ». Sous la pression des organisations internationales, la Cour de Pichincha a fini par proclamer sa libération au bout de 70 jours de détention.

de nombreux journalistes et Conseillers en communication sous le gouvernement Correa ont également subi des pressions de la part du gouvernement moreno. 

Cette campagne contre l’opposition a également pris la forme de censures incessantes de stations de radio d’opposition, de sites Internet d’information critique – ou publiant tout simplement des informations sur le scandale INA papers qui éclabousse le gouvernement Moreno.

Les journaux et sites web Ecuadorenmediato, Ruta Kritica, Radio Pichincha Universal et Hechos Ecuador ont été ou bien censurés, ou bien victimes de cyberattaques, ou bien purement et simplement arrêtés sur ordre du Ministère de la Communication de l’Équateur. De plus, de nombreux journalistes et conseillers en communication sous le gouvernement Correa, dont Fernando Alvarado, Marco Antonio Bravo, Carlos Bravo, Patricio Pacheco, Carlos Ochoa et Richard Macias, ont également subi des pressions et des harcèlements de la part du gouvernement Moreno.

Correa Chavez
Rafael Correa, ex-président d’Équateur, aux côtés de Hugo Chavez. Il est actuellement réfugié en Belgique. Ses proches sont victimes de procès politiques incessants en Équateur. ©Bernardo Londoy

Le régime Moreno ne montre par ailleurs aucun signe de ralentissement de la persécution des responsables de la Révolution citoyenne [nom donné au processus politique mené par Rafael Correa en Équateur de 2007 à 2017]. Un mandat d’arrêt préalable à tout procès a notamment été émis contre Ricardo Patiño, l’ancien ministre de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, sur des charges d’incitation à la violence – fondées sur un discours qu’il a donné en octobre 2018 dans une réunion interne de son parti dans lequel il appelait à une « résistance combative » impliquant une « saisie des institutions publiques » comme outil d’opposition au gouvernement de Moreno.

Patiño comptait parmi les figures les plus importantes du gouvernement Correa. Il a joué un rôle crucial dans la construction de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR) et l’organisation de l’asile de Julian Assange, puis dans l’engagement du Mouvement de la révolution citoyenne (MRC, mouvement dirigé par Rafael Correa) dans les organisations d’opposition au gouvernement de Moreno et à son tournant néolibéral. Patiño a d’ailleurs quitté l’Équateur le 17 avril, et réside temporairement au Mexique.

Enfin, la guerre politique et psychologique contre Rafael Correa et Jorge Glas, ancien vice-président de Rafael Correa, semble atteindre de nouveaux sommets. Rafael Correa, cible de nombreux procès en Équateur, vit exilé en Belgique depuis deux ans. Jorge Glas, quant à lui, est toujours incarcéré dans la prison de Latacunga à Quito sous prétexte de corruption dans l’affaire Odebrecht. Son procès, présentant un certain nombre d’irrégularités et marqué par l’absence effective de preuves matérielles, n’est pas sans rappeler celui de Lula au Brésil. Jorge Glas, en plus de son rôle de vice-président, est également considéré comme l’une des figures majeures de la Révolution citoyenne, responsable en particulier de la mise en place et de la construction de plusieurs gigantesques projets énergétiques, comme celui de l’usine hydroélectrique Coca Codo Sinclair.

Deux autres conseillères de Rafael Correa ont été condamnées à des peines de prison, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu.

Dans sa tentative de décrédibiliser la légitimité du mandat de Correa et de Glas entre 2013 et 2017, le gouvernement Moreno et son avocat général ont tenté d’établir que l’entreprise brésilienne Odebrecht a été impliquée dans le financement illégal de la campagne de 2013 d’Alianza País, l’ancien mouvement politique de Rafael Correa, dans les élections présidentielles et législatives de cette année. Néanmoins, aucune preuve concluante ne semble être venue étayer ces accusations.

Deux autres conseillères de Rafael Correa à cette époque, Pamela Martinez et Laura Terán, ont été elles aussi détenues le 5 mai après la découverte de courriels présentant un transfert potentiel de près de 11,6 millions de dollars provenant de géants de la construction brésilienne vers le compte bancaire d’Alianza País pendant la période 2013-2014 – dans une affaire connue sous le nom d’Arroz Verde. Elles ont été condamnées à des peines de prison préventives, avant même qu’un procès régulier ait pu être tenu, alors que pèsent de sérieux doutes sur la solidité de ces accusations.

Dans le même temps, l’avocat général doit agir sur d’autres affaires de corruption, celles-ci davantage établies, comme celle des INA papers, qui ternissent la présidence de Lenín Moreno et mettent à mal son récit anti-corruption. Pour autant, il va sans dire que tant que Lenín Moreno occupera la présidence de la République équatorienne, ces affaires ne pourront faire l’objet d’aucune mise en accusation judiciaire.

Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Lenín Moreno et Mike Pence © Ignacio Rodrigues

À l’image des politiques mises en place par les gouvernements Macri en Argentine, Duque en Colombie ou Bolsonaro au Brésil, Lenín Moreno impulse un virage néolibéral conservateur depuis son élection à la présidence de l’Équateur en 2017. Il favorise en effet le retour du pouvoir des marchés et un alignement géopolitique sur les gouvernements conservateurs du continent latino-américain, rompant ainsi avec le processus de Révolution citoyenne engagé par Rafael Correa, bien qu’il ait été élu sur un programme de continuité avec son prédécesseur. L’irruption du pouvoir judiciaire dans la sphère politique permet notamment à Moreno de justifier ce virage à 180 degrés.


Le 20 février 2019, Lenín Moreno, président de l’Équateur, annonce avoir obtenu 10,2 milliards de dollars de crédits de la part d’organismes internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, entre autres. « Nous allons recevoir plus de 10 milliards de dollars à des taux inférieurs à 5% en moyenne et sur des durées jusqu’à 30 ans », précise-t-il. Moreno justifie cet accord par la mauvaise gestion des dépenses publiques dans le cadre des politiques publiques mises en place par son prédécesseur, Rafael Correa. Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur, explique ainsi que cet accord vient encourager les principaux objectifs du gouvernement équatorien, à savoir créer une économie « plus dynamique », par le biais de mesures visant à favoriser la compétitivité entre les entreprises, assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée.

En d’autres termes, l’octroi de ces prêts est conditionné à un approfondissement du tournant néolibéral impulsé par Moreno. Suite à son élection, ce dernier a rapidement pris le contrepied des politiques étatistes engagées par le gouvernement de Correa. La loi de développement productif, votée au mois d’août 2018, contient notamment un volet fiscal qui prévoit d’amnistier les mauvais payeurs. Elle inclut également un ensemble de réductions fiscales en faveur des entreprises. Par ailleurs, ce texte limite l’augmentation des dépenses publiques à 3% par an, bridant ainsi les possibilités d’investissement public.

Cela s’inscrit dans la continuité des premières décisions prises par Moreno, à savoir la suppression de 25 000 postes considérés comme restés vacants dans la fonction publique et la réduction de 5% de la rémunération des fonctionnaires. Moreno rompt donc radicalement avec l’héritage à la fois économique et politique de Correa, dont il a pourtant été le vice-président.

Les débats autour des modalités d’industrialisation à l’origine de la scission Correa / Moreno

Tout débute autour du constat, suite à l’arrivée de Correa à la présidence de l’Équateur en 2007, de la nécessité de développer une politique industrielle de grande ampleur dans un pays jusqu’alors spécialisé dans l’extraction et l’exportation de matières premières. Tous les acteurs de la Révolution citoyenne engagée par Correa s’accordent autour de l’idée que l’industrialisation est une condition essentielle de la diversification de la structure productive équatorienne, en vue d’atteindre l’objectif d’indépendance économique nationale. Cela s’inscrit dans la volonté de sortir l’Équateur d’une position de dépendance à l’égard de grandes puissances économiques, dans lesquelles ses matières premières sont exportées.

Or, au cours du mandat de Rafael Correa, deux conceptions différentes du processus d’industrialisation émergent progressivement. Dans une étude consacrée à l’importante étatisation impulsée par le gouvernement de la Révolution citoyenne, Pablo Andrade et Esteban Nicholls, chercheurs à l’Université Andine Simon Bolivar à Quito, observent que l’impulsion du processus d’industrialisation s’appuie notamment sur la création de nouvelles institutions étatiques. L’on peut citer le Secrétariat national de planification et développement (SENPLADES), le Ministère coordinateur de la politique économique (MCPE), ou encore le Ministère de coordination de la production, emploi et compétitivité (MCPEC). Or, dans ce contexte de division autour des modalités d’industrialisation, les responsables de chacune de ces institutions se positionnent pour l’une ou l’autre des deux conceptions.

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Secrétaire national de la planification, puis Ministre des Affaires étrangères entre 2008 et 2010, Fander Falconi est l’un des principaux partisans de la conception du “socialisme du XXIe siècle” © Cancilleria Ecuador

D’une part, la SENPLADES défend, avec notamment l’appui de Fander Falconi, alors ministre des relations extérieures, la conception du « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’État doit s’impliquer entièrement dans le processus d’industrialisation, en vue de parvenir à développer et diversifier la structure productive nationale.

D’autre part, des institutions telles que le MCPEC sont favorables à des politiques d’industrialisation sélectives et commerciales (ISC). Celles-ci reposent sur l’idée que la diversification productive doit s’appuyer sur une intervention réduite et simplement temporaire de l’État dans certains secteurs en particulier. Il se trouve que Lenín Moreno, alors vice-président de la République d’Équateur, se range du côté du courant « ISC ».

C’est donc avec l’appui d’institutions telles que le MCPEC que les conceptions de Lenín Moreno gagnent de l’influence au sein du gouvernement, et au sein du mouvement Alianza País, qui avait porté Correa au pouvoir. Cette division autour du processus d’industrialisation se propage progressivement à tous les autres secteurs économiques. C’est dans la perspective du rapport de force entre institutions étatiques que l’appareil d’Alianza País se détache progressivement de la conception d’une rupture économique radicale avec les politiques néolibérales et que Moreno parvient à s’imposer comme le plus à même de prendre la suite de Correa.

Alianza País se fracture sur la question extractiviste

L’affaiblissement du corréisme à l’intérieur d’Alianza País s’explique également par la défiance des courants « culturalistes » et « écologistes » à l’égard de la politique économique mise en place par le gouvernement de la Révolution Citoyenne. Ceux-ci se voulant porteurs de la défense de l’identité des communautés indigènes et de l’intégrité de leurs territoires, ils reprochent à Correa de ne pas avoir radicalement rompu avec le modèle extractiviste, fondé sur l’extraction de ressources minières ou d’hydrocarbures, destinés à l’exportation. Or, ces activités se déploient notamment au sein de territoires dans lesquels résident les communautés indigènes. Celles-ci sont donc particulièrement touchées par les conséquences sanitaires et environnementales de ces activités, telles que la libération de particules nocives ou la déforestation, d’où l’émergence de critiques culturalistes du processus extractiviste.

C’est dans la perspective des tensions internes liées à la question extractiviste, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme est affaibli au sein de son propre mouvement

Face à ses détracteurs, Rafael Correa explique que sa priorité est de développer d’importantes politiques de redistribution et d’investir massivement dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, afin de réduire la pauvreté et les importantes inégalités sociales et territoriales, résultant des mesures néolibérales appliquées au cours de la décennie précédente. Or, dans un pays dont l’activité économique repose en grande partie sur l’extraction de ressources primaires, les revenus tirés de ces activités représentent la principale source de revenus pour l’État. Le gouvernement de Correa estime donc qu’il est nécessaire de s’appuyer dans un premier temps sur l’extractivisme, en vue d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, afin de créer les conditions optimales de sortie de la dépendance.

Il opère ainsi une importante étatisation des activités extractives, afin de faire bénéficier à l’État de la majorité des revenus tirés des ressources primaires et de mieux encadrer ces activités, en vue d’en limiter au minimumles conséquences environnementales et sanitaires. Cependant, cette conception passe mal auprès d’une partie des militants d’Alianza País.

C’est donc dans la perspective de ces tensions internes, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme perd en influence au sein de son propre mouvement.

L’inéligibilité, instrument de marginalisation du corréisme

Peu de temps après l’élection de Moreno à la présidence de l’Équateur, Correa quitte le parti, accompagné par plusieurs de ses soutiens, et entre dans l’opposition. Cependant, ils ne disposent d’aucun parti politique légalement reconnu. En effet, le Conseil national électoral invalide à trois reprises consécutives la création d’un mouvement intitulé « Révolution Citoyenne », en référence au processus engagé par Correa en 2007. Cette institution met en avant le caractère inconstitutionnel de cette dénomination, ou la présence parmi les fondateurs de Rafael Correa, inéligible pour deux raisons principales.

Cette inéligibilité s’explique d’une part par le résultat du référendum organisé à la demande de Lenín Moreno au mois de février 2018. Le gouvernement appelle les équatoriens à se prononcer sur sept questions, parmi lesquelles figure notamment l’interdiction de la réélection présidentielle indéfinie.

La proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux est la moins plébiscitée. Ce référendum ne peut donc pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral

La plupart des médias équatoriens et internationaux interprètent ce scrutin comme un camouflet pour Correa dans la mesure où 64% des électeurs se prononcent en faveur de la limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, enlevant de fait la possibilité à l’ancien président de se représenter à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Ce résultat est massivement relayé comme le principal enseignement de ce scrutin. El Comercio, l’un des principaux médias équatoriens, titre, le 5 février 2018 : « Moreno sort vainqueur du référendum et Correa ne redeviendra pas président ».

Or, il apparaît que le traitement médiatique des résultats de ce scrutin est biaisé. Si la limitation du nombre de mandats présidentiels est incontestablement adoptée, d’autres propositions obtiennent plus d’opinions favorables. Un amendement visant à supprimer la prescription pour les crimes sexuels commis contre des mineurs est notamment adopté à une très large majorité par 73% des votants. A l’inverse, la proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux et d’abroger l’impôt sur les plus-values n’obtient que 63% d’opinions favorables. Le fait que cette mesure soit la moins plébiscitée démontre que ce référendum ne peut pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral.

Par ailleurs, une accusation portée par la justice équatorienne à l’égard de Correa le rend inéligible à toute fonction électorale. Que lui est-il exactement reproché ? Au mois de septembre 2018, le procureur général Paul Pérez accuse Correa d’être impliqué dans l’affaire de l’enlèvement de Fernando Balda, opposant au gouvernement, en 2012, comme l’explique l’Agence France Presse, dans un article tranchant vis-à-vis de l’ancien président équatorien, publié le 4 février 2018 et intitulé : « Équateur : l’ex-président Correa, de la défaite à la justice ». Ces accusations se fondent sur les témoignages de deux anciens policiers équatoriens arrêtés. Cependant, aucun élément supplémentaire ne permet de prouver, à l’heure actuelle, la culpabilité ou l’innocence de Correa dans cette affaire.

Ce dernier refuse alors de se présenter devant la justice équatorienne, dénonçant une « mascarade » et un « complot » montés de toutes pièces par Moreno. Il n’en faut pas plus pour que le quotidien équatorien El Universo compare Rafael Correa à Abdalá Bucaram, destitué en 1997 pour « incapacité morale à exercer le pouvoir », et surnommé « El Loco », expliquant que tous deux ont échappé à la justice en résidant à l’étranger, et présumant ainsi de la culpabilité du premier. Cela contribue indéniablement à diaboliser l’image de Rafael Correa.

Le tournant néolibéral s’appuie sur une judiciarisation de la sphère politique équatorienne

Au-delà des questions autour de l’innocence ou de la culpabilité de Correa, cette affaire démontre que le phénomène de judiciarisation de la vie politique, déjà observé au Brésil par le biais de la destitution de Dilma Rousseff et l’emprisonnement de Lula sur la base d’accusations invérifiées, se met en place en Équateur.

Les gouvernements appliquant des mesures néolibérales après avoir été élus sur des programmes diamétralement opposés compensent leur manque de légitimité démocratique par l’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires, corrélée à des campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires auprès de l’opinion publique

Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires en vue d’écarter du pouvoir certains responsables politiques. C’est une instrumentalisation politique d’affaires judiciaires en cours. Sur la base de simples suspicions, les partisans de Rafael Correa sont ainsi interdits de fonder un mouvement politique. Au nom de la lutte contre la corruption, érigée en impératif politique de premier plan, le corréisme, principal mouvement d’opposition au néolibéralisme en Équateur, est discrédité et non reconnu légalement dans la sphère politique. Toute opposition au néolibéralisme est même systématiquement renvoyée à ces affaires de corruption ou à une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques. La judiciarisation de la politique équatorienne vise donc, à l’instar du Brésil, à marginaliser les forces progressistes.

L’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires est l’un des deux piliers sur lesquels se fonde le « néolibéralisme par surprise ». Susan Stokes utilise cette expression pour désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Le développement de campagnes médiatiques à charge, second pilier du « néolibéralisme par surprise »

Sans verser dans le complotisme anti-médiatique, il existe des choix éditoriaux très marqués au sein des médias équatoriens.

Le cas équatorien démontre que la prise en compte des sources de financement des médias est nécessaire à la compréhension des choix de hiérarchisation de l’information

Là où les principaux quotidiens diffusent largement les affaires judiciaires éclaboussant le camp corréiste, le récent scandale de corruption impliquant Lenín Moreno (lire « Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenín Moreno s’effondre », publié par Le Vent se lève, le 23 mars 2019) reçoit bien moins d’écho. Le média TeleSur est l’un des seuls à relayer cette affaire. C’est également l’un des seuls médias équatoriens d’ampleur nationale à refléter le point de vue des partisans de Rafael Correa et à dénoncer les tentatives de répression dont ils font l’objet. La raison en est simple. La chaîne est financée par les gouvernements vénézuélien et cubain, anciens alliés géopolitiques du gouvernement de la Révolution citoyenne.

A l’inverse, les autres grands quotidiens équatoriens sont, pour beaucoup, financés par le biais d’entreprises multinationales bien plus hostiles à l’égard du bilan de Rafael Correa. Parmi elles, l’on peut notamment citer l’entreprise étasunienne Chevron, responsable, dans le cadre de ses activités d’extraction d’hydrocarbures, de dégâts environnementaux et sanitaires colossaux dans l’Amazonie équatorienne, largement dénoncés par Correa. Le cas équatorien démontre donc que la prise en compte des sources de financement des médias est indispensable à la compréhension des choix de hiérarchisation et de traitement de l’information.

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Correa dénonçant les dégâts environnementaux causés par Chevron dans le cadre de la campagne “La main sale de Chevron” © Cancilleria Ecuador

L’hostilité d’une grande partie de la presse équatorienne à l’égard de Correa trouve également ses origines dans la loi sur les médias, adoptée au mois de juin 2013. Celle-ci vise à sanctionner la diffusion de fausses informations destinées à influencer politiquement l’opinion publique équatorienne et à déstabiliser le gouvernement équatorien. Ce texte est adopté dans un contexte où plusieurs médias privés diffusent des accusations infondées de corruption, formulées à l’encontre du gouvernement de Correa. De ce point de vue, les prises de position des médias Mil Hojas, Plan V et Fundamientos sont flagrantes. Là encore, la question des sources de financement permet de mieux comprendre les choix éditoriaux. Ces médias vivent en effet grâce à des capitaux de l’agence étasunienne NED (National endowment for democracy), qui, selon le quotidien El Comercio, finance une dizaine de médias équatoriens, au total. Par ailleurs, l’un des co-fondateurs de Plan V est Juan Carlos Calderón qui, selon Wikileaks, a entretenu des liens étroits avec l’Ambassade des États-Unis en Equateur, au cours de la présidence de Rafael Correa. Ces exemples témoignent donc du fait que certains médias privés équatoriens servent de relais pour les élites anti-corréistes, avec l’appui de financements étasuniens, entre autres.

Leur intérêt est de soutenir le tournant néolibéral impulsé par Moreno, ainsi que l’alignement progressif de l’Équateur sur des positions géopolitiques proches de celles des États-Unis et de leurs alliés en Amérique latine, comme en témoigne la récente sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines), au profit de la création du PROSUR, réunissant les gouvernements latino-américains conservateurs autour de l’objectif de renforcer la libéralisation des échanges économiques mutuels.

Le corréisme, courant marginalisé de la scène politique équatorienne ?

Qu’en est-il actuellement de la place du corréisme dans la politique équatorienne ? Est-il si marginalisé et discrédité que le laisseraient penser les constats précédents ? Les élections municipales et régionales qui se sont tenues le 24 mars 2019, premiers scrutins depuis la scission Correa / Moreno, ont démontré le contraire.

La Révolution citoyenne n’a pas seulement permis d’engager un retour de l’état dans l’économie et la mise en place de politiques publiques de grande ampleur. Rafael Correa a également remporté une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant dans les années 1990

Sans parti politique légalement reconnu et sans relais médiatique à l’échelle équatorienne, des candidats corréistes se sont malgré tout présentés sous la bannière Compromiso social. Les résultats sont sans équivoque. Les candidats soutenus par Rafael Correa remportent des scores élevés dans la majorité des provinces, terminant notamment majoritaires dans les provinces stratégiques de Pichincha et Manabi. À Quito, Luisa Maldonado, candidate corréiste, termine à la deuxième place avec 18,34% des suffrages, devant Paco Moncayo, candidat soutenu par le gouvernement, crédité de 17,55% des suffrages. Le maire élu, Jorge Yunda, candidat du parti centriste Unión Ecuatoriana, est un ancien allié de Correa. Les résultats des élections municipales dans la capitale équatorienne sont ainsi représentatifs de la défaite du camp anti-corréiste.

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Paola Pabón devient préfète de la province de Pichincha © Conseil National Électoral

Ce succès électoral est d’autant plus notable que cette campagne a été le théâtre d’une énième tentative de diffusion d’accusations envers Rafael Correa. En effet, Iván Granda, secrétaire anti-corruption, a accusé l’ancien président d’avoir obtenu des fonds du Venezuela, en vue d’influer sur les résultats du scrutin. Or, dans un communiqué officiel du 27 mars 2019, le Procureur général de l’État a annoncé qu’il n’enquêtera pas sur ces accusations, considérant que « cela ne représente pas une information criminelle susceptible d’initier une enquête pénale ». Le récit anti-corruption érigé par le gouvernement est donc de fait discrédité par ce type d’accusations abusives et infondées à l’égard du camp Correa, ainsi que par le récent scandale dans lequel Moreno semble être directement impliqué.

Moreno peut se satisfaire de l’élection de Cynthia Viteri, son alliée chrétienne-démocrate, à la mairie de Guayaquil, mais il se retrouve stratégiquement affaibli, dans la mesure où son assise politique dépend désormais de sa capacité à nouer des alliances avec des partis néolibéraux et conservateurs, ainsi qu’avec les élites anti-corréistes.

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Évolution du taux de pauvreté en Équateur entre 2007 et 2018 © Banque Mondiale

Ces élections démontrent à l’inverse que les principes de la Révolution citoyenne bénéficient toujours d’une forte adhésion au sein de la population. Le sens commun est imprégné de ces conceptions. La Révolution citoyenne n’a donc pas seulement permis d’engager un retour de l’Etat dans l’économie et la mise en place de politiques publiques ambitieuses et de grande ampleur en Équateur. Rafael Correa a également gagné une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant au cours des années 1990, une bataille culturelle qui s’appuie sur un bilan ayant conduit à l’amélioration des conditions matérielles d’une partie significative de la population.

21,5% de la population est en situation de pauvreté à la fin de son mandat, contre 37,8% à son arrivée au pouvoir. Le taux de pauvreté semble de nouveau augmenter avec le retour de politiques néolibérales puisqu’il correspond à 23,2% de la population en 2018. Ces chiffres permettent de nuancer le procès d’une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques par le gouvernement de Rafael Correa – et de comprendre pourquoi celui-ci bénéficie encore d’un important appui au sein de la population équatorienne.

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenin Moreno s’effondre

Le président équatorien Lenín Moreno © Présidence de la République d’Équateur.

Un scandale de corruption qui concerne des millions de dollars de pots-de-vin implique le président de l’Équateur et son cercle proche – comprenant son épouse, Rocio González, son frère, Edwin Moreno Garcés, le conseiller présidentiel, Santiago Cuesta et son ami proche Conto Patiño. La justice équatorienne vient d’accepter que soient menées des enquêtes contre Lenin Moreno.


Sont également mêlés à cette histoire, largement ignorée par les groupes médiatiques équatoriens, Xavier Macías Carmigniani, un lobbyiste impliqué dans des affaires de trafic d’influence, de vente d’armes et d’activités illégales diverses, et son épouse María Auxiliadora Patiño, qui est la fille de Conto Patiño.

Il est important de préciser que dans ce contexte, lobbies ne fait en aucun cas référence à quelqu’un qui représente les intérêts politiques d’une entreprise devant l’État, mais plutôt à quelqu’un qui assure des contrats publics aux entreprises en échange de pots-de-vin qu’il partage ensuite avec l’agent de l’État qui a signé le contrat. En réalité, c’est un moyen de verser des dessous-de-table via un acteur intermédiaire.

INA Investment Corporation

Tout a commencé avec INA Investment Corporation – INA est l’acronyme des prénoms des trois filles de Lenin Moreno: Irina, Karina et Cristina – une entreprise offshore enregistrée au Belize en mars 2012. Un des actionnaires principaux était le frère du président, Edwin Moreno Garcés. INA Corporation a ouvert le compte numéro 100-4-1071378 à la Balboa Bank au Panama. Comme le montre les documents, ce compte était utilisé par Xavier Macías pour gérer les transferts et/ou les paiements vers des tierces parties, en utilisant la même logique que pour les autres comptes. Il est ensuite revenu dans les mains de ses propriétaires et a été utilisé pour les acquisitions de ses mécènes. Des années plus tard, en mars 2015, Edwin Moreno a demandé que son nom soit retiré de l’entreprise, au profit de celui de María Auxiliadora Patiño, épouse de Miguel Macías Carmigniani.

L’existence de cette entreprise a été révélée au grand jour lorsque en décembre 2015, Auxiliadora Patiño a commis l’erreur de payer directement avec le compte d’INA Investment pour des meubles et d’autres biens de luxe achetés à Genève pour Rocío González de Moreno, actuelle première dame d’Équateur.

Cette preuve de corruption souligne les contradictions importantes de Lenin Moreno, de son administration et de leur prétendue promesse de s’attaquer à la corruption après les élections de mai 2017.

Le lobby de la famille Moreno

En 2009, alors vice-président de l’Équateur, Lenin Moreno, a organisé des rendez-vous d’affaires pour son ami proche Xavier Macías Carmigniani, qui se sont soldés par l’attribution de plusieurs contrats à l’entreprise publique chinoise Sinohydro en Équateur. Le vice-président Moreno envoyait en son nom Xavier Macías Carmigniani rencontrer des entreprises étrangères. Il agissait alors comme lobbyiste, recevait des pots-de-vin de l’entreprise chinoise desquels il reversait ensuite une partie à Moreno via la société écran INA Investment Corporation.

Avec le soutien de son beau-père, Corto Patiño, Macías a servi de lien entre les entreprises chinoises, les hommes d’affaires équatoriens et Lenin Moreno, pour recevoir et gérer, comme une figure de proue, une énorme fortune personnelle supérieure à 20 millions de dollars. Corto Patiño a lui-même reçu une commission de 18 millions de dollars de Sinohydro, qu’il n’a jamais déclaré aux autorités fiscales équatoriennes et a cherché à dissimuler en la déposant au Panama. Sous le gouvernement de l’ancien président Rafael Correa, cela avait été détecté par le Service de revenues internes (SRI) équatorien. Des enquêtes ont été ouvertes en mars 2015, qui ont conduit Edwin Moreno à demander que son nom soit rayé de la liste des actionnaires d’INA Investment.

Xavier Macías a également fait du lobbying pour l’attribution du contrat de Coca Codo Sinclair, d’un montant d’environ 2 800 000 000 de dollars américains, le plus important projet d’infrastructure publique de l’histoire de l’Équateur. Les courriels de décembre 2015 indiquent également que l’on avait promis à Xavier Macias un contrat avec Moreno pour la construction de la centrale ZAMORA de 3000 MW. Cette promesse a été faite lors d’un voyage en Europe avec Maria Patiño et l’épouse de Moreno, Rocio González.

De plus, les messages de Macias de 2016 signalent « le retard de 6 mois dans le paiement des commissions » d’août à septembre, et que Lenin Moreno, qui vivait alors à Genève, se plaignait du fait que Sinohydro n’avait pas respecté les dispositions précédemment convenues de paiement des pots de vin.

Macías a également consulté le directeur adjoint de Sinohydro, Hu Ning, au sujet du financement de biens immobiliers que Moreno voulait offrir comme cadeaux. Le montant du paiement obtenu pour ces achats s’élevait à 200 000 $. Dans sa réponse, Hu Ning a remercié Macías pour le soutien reçu de Sinohydro et expliqué qu’en ce qui concerne les projets d’achat de biens immobiliers, cela se ferait « proportionnellement au progrès économique de l’entreprise », c’est-à-dire sur la base de la signature, en cas de victoire aux élections présidentielles de 2017, des contrats promis par Lenin Moreno.

L’analyse approfondie des courriels, ainsi que des messages Telegram et WhatsApp, montre que le couple Macías-Patiño est le gestionnaire des actifs de la famille de Lenin Moreno, offrant ainsi une couverture pour dissimuler les richesses de l’actuel président.

Les routes de l’argent

Contrairement à d’autres cas présumés de corruption en Équateur, ici les preuves abondent : il existe une série de courriers électroniques, de dépôts, de virements, de reçus et même la délivrance d’une carte de crédit pour l’acquisition de biens de luxe tels que des bijoux, des sacs à main en cuir de crocodile et autres, et même le nom de l’appartement en Espagne, sur les rives de la Méditerranée, acheté pour les vacances de la famille présidentielle. Par exemple, des transferts d’un montant total de 19 342 dollars ont été effectués depuis le Panama pour l’achat de meubles à Moinat S.A. Antiquités en Suisse, qui ont ensuite été transportés vers l’appartement de Moreno à Genève alors qu’il était l’envoyé spécial de l’ONU pour les droits des personnes handicapées.

Dans un autre cas, des virements d’un montant total de 133 400 euros ont été enregistrés d’INA Investment vers un compte bancaire de l’Espagnol Emilio Torres Copado, inscrit à la Banque Santander, pour l’achat d’un appartement à Villajoyosa, Alicante. La piste de l’argent mène également aux frères Edwin et Lenin Moreno, via les services MAVCCO International et la société pétrolière Sertectep, appartenant à leur ami personnel, Eduardo López.

Les commissions en espèces ont été déposées dans plusieurs comptes situés dans des paradis fiscaux, qui ont ensuite été traités par INA Investment, en tant que bienfaiteur de la famille Moreno pour financer son style de vie luxueux en Europe et ses voyages à travers le monde.

Le 16 avril 2016, plusieurs provinces équatoriennes ont été secouées par un tremblement de terre de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter, qui a fait 673 morts et des milliers de blessés, en plus de dommages matériels importants. Il a également été prouvé que des fonds alloués à titre de dons aux victimes du tremblement de terre en Équateur avaient également été détournés.

En ce qui concerne cette tragédie, Lenín Moreno, avec son ami et maintenant conseiller présidentiel, Santiago Cuesta, ont pris l’initiative d’attirer des dons pour l’aide humanitaire. Cependant, l’argent collecté a été détourné vers des comptes privés.

Les répercussions

La conséquence la plus surprenante de ces allégations a peut-être été le silence presque complet d’information dans les principaux médias privés et publics en Équateur, ce qui témoigne d’un effort soutenu pour minimiser ces allégations en faveur du maintien de la présidence de Moreno. Moreno lui-même a nié toutes les allégations et tout acte répréhensible, affirmant le 20 février qu’on « a attaqué mon honneur et celui de ma famille, avec une série de données qui n’ont rien à voir avec moi ».

Le lundi 25 février, Ronny Aleaga, membre de l’Assemblée nationale équatorienne, a présenté les deux premières allégations formelles au bureau du Procureur spécial chargé de la lutte contre la corruption et le crime organisé (FECCCO) en Espagne, ainsi qu’à l’Agence fiscale de l’État. Dans les deux cas, les allégations impliquent Moreno et sa famille dans l’achat d’un appartement à Villajoyosa, à Alicante, vendu pour 135 000 euros par Emilio Torres, bien que la valeur réelle du département soit bien plus élevée. À son retour en Équateur, sa conférence de presse a été perturbée par un groupe d’assaillants qui seraient liés à l’ancien président Abdalá Bucaram ainsi qu’au gouvernement actuel. Cela souligne en outre la sensibilité et la probabilité que les allégations d’Aleaga soient vraies.

En outre, la gravité des allégations peut potentiellement invalider les accusations de corruption formulées par Moreno lui-même contre son ancien vice-président, Jorge Glas, et l’ancien président, Rafael Correa. Surtout, ils pourraient potentiellement s’avérer être le coup de grâce pour briser le dos du gouvernement de plus en plus instable de Moreno, qui doit faire face à une opposition croissante dans la rue en raison de sa politique de réduction des dépenses sociales et de la demande d’un programme d’aide financière totalisant 4,2 milliards de dollars du Fonds monétaire international (FMI).

“Le dollar instaure une relation asymétrique entre l’Équateur et les États-Unis” – Guillaume Long

Le jeudi 21 février, le Cercle LVSL de Paris organisait une conférence à l’École Normale Supérieure intitulée : “Euro, franc CFA, dollar : l’ère de la servitude monétaire ?”. Guillaume Long, ministre équatorien des Affaires Étrangères sous le gouvernement de Rafael Correa, est intervenu pour évoquer les conséquences de la dollarisation de l’Équateur, survenue en 1999. L’adoption du dollar comme monnaie nationale a suscité de vives controverses, dans un pays confronté aux ambitions impériales des États-Unis d’Amérique.


Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes

Donald Moncayo © TeleSur

Le bras de fer durait depuis plus de vingt-cinq ans. D’un côté Chevron-Texaco, multinationale pétrolière implantée dans l’Amazonie équatorienne depuis les années 60, accusée d’avoir contaminé des sources d’eau potable. De l’autre, 30.000 indigènes exposés au pétrole de Chevron, “affectés” par les activités de celle-ci – décès, cancers, infections, malformations de naissance… La cour d’arbitrage internationale de la Haye a tranché : Chevron ne paiera de réparations ni aux victimes, ni à l’Équateur. Retour sur cet affrontement qui a marqué l’histoire récente de l’Amérique latine, et sur les causes de la victoire de Chevron – fruit d’une guerre médiatique, judiciaire et politique de plusieurs décennies.


“L’affaire Chevron-Texaco” remonte aux années 70, mais elle laisse des brûlures encore vives dans les villages à la lisière de l’Amazonie équatorienne. “Ma famille a été exposée à la pollution de Chevron-Texaco pendant quarante ans. Ma sœur est morte d’une leucémie en 1987. Mon père a consacré le reste de sa vie à dénoncer les activités de Chevron. Il est mort en 2013 ; il avait bu de l’eau contaminée par le pétrole pendant des années, et avait contracté de graves problèmes de santé“, témoigne Miguel, habitant d’un petit village situé à quelques kilomètres de la ville pétrolière de Lago Agrio, au Nord-Est de l’Équateur. Dans cette région, certains sont littéralement nés avec Chevron-Texaco. “J’ai grandi à deux cent mètres d’un forage pétrolier. Les colonnes de fumée s’élevaient si haut dans le ciel que par moments, pendant la journée, nous ne voyions plus le soleil“, rapporte Donald Moncayo ; militant depuis trente ans contre les actions de la multinationale, il est coordinateur de l’association “Union De Afectados Por Texaco” (UDAPT, “Union Des Affectés Par Texaco”).

Des installations pétrolières appartenant autrefois à Chevron-Texaco, aujourd’hui propriétés de l’entreprise d’État Petroamazonas © Vincent Ortiz pour LVSL

Les membres de l’UDAPT, basée à Lago Agrio, se souviennent de Chevron-Texaco comme d’un envahisseur venu perturber la vie des communautés indigènes locales – au nombre de six : Kichwas, Shuars, A’i Kofan, Siekopai, Waorani, Siona -. “Les indigènes de cette zone de l’Amazonie n’ont été conquis ni par les Incas, ni pas les Espagnols ; en revanche, ils ont été envahis par Chevron-Texaco“, ajoute Donald Moncayo.

Donald Moncayo, coordinateur de l’UDAPT © Vincent Ortiz pour LVSL

L’Equateur et le pétrole : la malédiction de “l’or noir”

Pour les gouvernements nationalistes des années 70, il s’agissait d’extraire le pétrole du sous-sol de l’Amazonie pour sortir l’Équateur du sous-développement. C’est dans cette perspective qu’ils ont encouragé l’exploitation de la forêt amazonienne, dirigée tantôt par des firmes privées – dont Texaco, alors indépendante de Chevron -, tantôt par des entreprises d’État. Dès les premières années, les associations représentant les communautés indigènes locales se font l’écho d’une série de plaintes : usurpation de territoires, expropriations, intimidations, mais aussi contamination des sources d’eau potable, pollution des airs… Celles-ci sont ignorées par les gouvernements successifs, n’y voyant que des obstacles à leur logique extractiviste.

“70 milliards de litres de matière pétrolière ont été déversés dans l’Amazonie”

L’histoire des relations entre Chevron-Texaco et le gouvernement équatorien est indissociable de l’histoire plus globale des relations entre l’Équateur et les multinationales pétrolières. Le pétrole était vu, au départ, comme une manne qui permettrait de financer programmes de développement et infrastructures. Cependant, le pouvoir croissant des multinationales pétrolières s’est avéré tel qu’elles ont peu à peu imposé à l’État équatorien une limitation drastique des contraintes qui pesaient sur elles : impôts, normes, planification étatique de l’exploitation… “L’or noir” était pensé comme un tremplin grâce auquel l’Équateur pourrait quitter son rang de pays exportateur de matières premières et peu industrialisé – un phénomène que l’on nomme généralement la “malédiction des matière premières”. Il est devenu, au fil des années, un facteur supplémentaire favorisant précisément cette “malédiction des matières premières”.

Portrait présidentiel de Jaime Roldos (1979-1981)

En 1981, le président équatorien Jaime Roldos soumet au Parlement un projet de loi visant à encadrer drastiquement les conditions d’exploitation du pétrole en Amazonie. Depuis son élection en 1979, Roldos n’avait eu de cesse de dénoncer le danger que représentaient les entreprises multinationales pour l’Équateur, et l’impunité dont elles bénéficiaient. Quelques semaines plus tard, il décède dans un mystérieux accident d’avion. Dès lors, l’asymétrie entre l’État équatorien et les multinationales pétrolières (Texaco et Shell), ne connaît plus de limites. L’Équateur subit dans les années 80 et 90 une série de thérapies de choc néolibérales qui consistent dans la privatisation des entreprises d’État, la baisse d’impôt sur les entreprises étrangères, l’abolition des barrières douanières ou encore la restriction du contrôle des capitaux. Plus les années passent, et plus le périmètre d’action de l’État se réduit – ainsi que l’autonomie de son processus de décision. Une note stratégique interne à Texaco, datant de la moitié des années 80, donne une idée de la nature des relations entre l’État équatorien et les multinationales : “nous allons instruire les nouveaux ministres de la situation économique de Texaco et continuer à user de notre influence au sein des plus hautes sphères du gouvernement afin d’en tirer les bénéfices nécessaires. Nous nous attendons à réussir raisonnablement bien…“.

C’est dans ce contexte de privatisation de l’État équatorien, de limitation de sa souveraineté et de soumission de son économie à la logique néolibérale, que les mouvements indigènes des provinces Succumbio y Orellanas, au Nord-Est de l’Équateur, parviennent enfin à faire aboutir une plainte contre Texaco à la Cour Fédérale de New-York, pour crimes environnementaux et sanitaires.

“Chevron-Texaco vs Ecuador I”

Depuis les années 60, en effet, des torrents de pétrole et de déchets toxiques avaient été déversés par Texaco dans l’Amazonie, se mêlant aux fleuves et sources d’eau potable des provinces de Succumbios et Orellana, les recouvrant d’une couche noire et luisante. Au total, ce sont plus de 70 milliards de litres de matière pétrolière qui ont été répandus en pleine nature selon l’ONG Acción Ecológica. Autre corollaire de l’extraction massive de pétrole : la diffusion de gaz toxiques dans l’atmosphère de la région, qui se sont répandus dans les nuages et ont modifié la composition de la pluie. “L’eau de la pluie et des fleuves est fondamentale pour les peuples indigènes. Nous n’avions aucun accès à l’eau potable“, témoigne Willian Lucitante, membre de l’UDAPT.

L’exposition combinée à un air insalubre et une eau riche des 2.000 molécules toxiques que contient le pétrole n’a pas laissé les populations locales indemnes. Une étude, conduite par les chercheurs Adolfo Maldonado et Alberto Narváez menée en 2003, réalisée sur 1.500 personnes, donne une idée de l’ampleur des effets de l’exploitation pétrolière sur les populations ; selon leurs travaux, 82% des personnes situées à moins de cinq cent mètres d’un puits de pétrole appartenant à Texaco (c’est-à-dire la grande majorité des habitants des provinces de Succumbios y Orellanas) ont été victimes d’une maladie provoquée par la pollution : complications respiratoires, infection oculaires, dysfonctionnements digestifs… Le taux de cancer des habitants de ces régions est trois fois plus important que la moyenne nationale. Le nombre d’enfants nés avec des difformités physiques et mentales y est également anormalement élevé.

Au total, ce sont 30.000 personnes qui auraient été “affectées” par Texaco (maladies, cancers, infections, malformations de naissance…). Les membres de l’UDAPT affirment que ces chiffres, généralement retenus, sont bien inférieurs à la réalité, dans la mesure où ils ne prennent en compte que les populations des provinces de Succumbios y Orellanas, les plus directement touchées par Texaco, mais non les seules. “Ce sont jusqu’à 200.000 personnes qui ont été “affectées” par Texaco en Equateur“, avance Donald Moncayo.

Willian Lucitante, membre de l’UDAPT ©Vincent Ortiz pour LVSL

Durant ses 28 ans d’exploitation pétrolière, Texaco n’a diffusé aucune information sur la dangerosité que représentait l’eau mêlée à de la matière pétrolière, ou l’air à proximité de ses forages.

Aux dommages physiques s’ajoutent le traumatisme psychologique dû à la destruction d’un habitant et d’un mode de vie parfois millénaires. “C’est dans la forêt que résident, depuis des millénaires, notre alimentation, nos plantes sacrées, nos plantes médicales, les terres que nous cultivons“, déclare Willian Lucitante. Il insiste sur la violence culturelle que représente la destruction de plantes et d’animaux pour les populations indigènes d’Amazonie, qui accordent au règne animal et végétal une valeur toute autre que celle qu’ils possèdent dans le monde occidental.

La plainte des “communautés affectées”, représentées par l’avocat Pablo Fajardo, aboutit en 1993 auprès de la Cour Fédérale de New-York. Un bras de fer judiciaire s’engage.

Carmen Zambrano, membre de l’UDAPT © Vincent Ortiz pour LVSL

Les années 90 voient la naissance d’un mouvement indigène de plus en plus puissant et structuré, qui gagne la sympathie d’une partie considérable de l’opinion équatorienne, jusqu’à devenir la force d’opposition la plus importante. C’est ainsi que les “communautés affectées” par Texaco sont parvenues à attirer l’attention du gouvernement équatorien de l’époque, et l’ont poussé à ouvrir une enquête sur les agissements de la multinationale en Équateur. La décennie 90 est aussi, on l’a vu, celle de l’acmé du processus néolibéral, qui avait réduit les prérogatives de l’État équatorien à portion congrue. Que pesait-il face à la gigantesque firme Texaco, qui se préparait à fusionner son capital avec celui de Chevron, devenant ainsi la quatrième multinationale pétrolière au monde ? Maniant la carotte et le bâton, les représentants de Chevron-Texaco pressuraient les responsables étatiques équatoriens, tandis qu’ils dépensaient plusieurs dizaines de millions de dollars en guise de réparation pour les dommages matériels causés – une somme jugée insignifiante par les “communautés affectées”. C’est donc sans surprises que le gouvernement de Jamil Mahuad (1998-2000) a rapidement conclu que les activités de Chevron-Texaco en Équateur n’avaient rien eu d’illégal. Cette décision a provoqué un grand désarroi au sein des mouvements indigènes, et donné l’impression d’une collusion entre l’État équatorien et les puissances économiques. “Je suis engagée dans la lutte contre Chevron-Texaco depuis trente-cinq ans. J’ai vu défiler de nombreux gouvernements. Pendant des années, aucune attention n’a été prêtée aux “communautés affectées”. L’État était de mèche avec Chevron“, témoigne Carmen Zambrano, membre de l’UDAPT.

“En 2000, Texaco fusionne avec Chevron, devenant ainsi la quatrième multinationale pétrolière du monde”

La cour Fédérale de New York, cependant, refusait d’absoudre si facilement Chevron-Texaco. La multinationale a donc fait pression sur les juges new-yorkais pour transposer l’affaire auprès de la justice équatorienne, jugée plus corruptible. Elle a fini par obtenir gain de cause.

Chevron, la “Révolution Citoyenne” et les victoires des communautés indigènes

Coup de théâtre : la justice équatorienne donne raison aux “communautés affectées”… et condamne Chevron à payer une amende de 9,5 milliards de dollars en 2012 – sous la forme de réparations matérielles pour les infrastructures, et symboliques pour les “affectés”. Existe-t-il un lien de cause à effet entre cette décision de justice et l’élection de Rafael Correa à la tête de l’Équateur en 2006, promoteur d’une “Révolution Citoyenne” dirigée contre la toute-puissance des multinationales ? C’est ce qu’affirment sans preuve les avocats de Chevron. C’est aussi ce que sous-entendent certains collaborateurs du gouvernement équatorien, sous couvert d’anonymat. C’est ce que démentent formellement, en revanche, aussi bien les partisans de l’ex-président Correa que les militants impliqués dans la lutte contre Chevron.

Quoi qu’il en soit, Chevron a pris prétexte de cette ingérence supposée pour attaquer en justice l’État équatorien et les plaignants auprès de plusieurs tribunaux internationaux, dont la cour d’arbitrage internationale de la Haye, réclamant l’abolition de la sentence. Pour appuyer son argumentaire, une série de traités bilatéraux d’investissements signés par le gouvernement équatorien durant la période néolibérale, et certaines clauses du droit international privé. La longue tradition de soumission de l’État équatorien aux multinationales augurait une capitulation rapide de l’Équateur. Seconde déconvenue pour Chevron : le gouvernement ne cédait pas. Au contraire, il dépensait des millions de dollars pour défendre sa cause à la Haye. Dans le même temps, le président Rafael Correa initiait une campagne médiatique intitulée “la mano sucia de Chevron” (la main sale de Chevron), consistant à dénoncer les dégâts matériels causés par la compagnie pétrolière en se rendant dans les puits de pétrole creusés dans les années 70, qui en étaient encore emplis.

Rafael Correa, le jour du lancement de la campagne “la mano sucia de Chevron”. © Telesur

La “Révolution citoyenne” initie donc une rupture profonde dans les relations entre l’État équatorien, Chevron et les “communautés affectées”. Si certains militants de l’UDAPT reprochent à Rafael Correa d’avoir “invisibilisé” leur lutte, ou même de l’avoir instrumentalisée afin de gonfler sa popularité, la majorité estime que c’est sous la “Révolution Citoyenne” qu’ils ont enfin été reconnus par l’État comme victimes des activités de Chevron, et sujets de droit.

Le manichéisme de la situation – 30.000 indigènes d’un pays de l’hémisphère Sud en lutte contre un géant pétrolier – a généré un vent de sympathie international en faveur des “communautés affectées”. Il fallait, pour Chevron, construire un récit médiatique alternatif.

La riposte de Chevron : le bloc juridico-médiatique mondial pour briser l’État équatorien

Il fallait inverser, dans la perception de l’opinion, la place du fort et du faible dans cet affrontement. Les responsables de Chevron ont fait appel à l’agence de communication états-unienne Singer Associates, dont ils ont facturé les services plusieurs millions de dollars. Une note interne à la multinationale intitulée “Ecuador communication strategy“, datant de 2008, révèle les dessous de sa stratégie de communication. Elle a pour but “d’améliorer la couverture médiatique de Chevron en Équateur afin de préserver sa réputation“, de sorte que l’opinion “questionne la légitimité des accusations des plaignants” et de l’État équatorien. Pour cela, le document suggère de présenter le gouvernement équatorien comme “autoritaire”, “menaçant pour la liberté d’expression“, et Rafael Correa comme un “homme à poigne menant l’Équateur vers la voie du socialisme“. Il conseille également de pointer du doigt les contrats signés par l’Équateur avec l’Iran et la Chine en termes d’armement et d’énergie, ainsi que les liens diplomatiques tissés avec la Russie, pour sous-entendre que Rafael Correa serait le responsable de la “prochaine crise des missiles de Cuba“.

“Les médias équatoriens ont reçu des financements massifs issus de Chevron”

On trouve dans ce document un condensé de l’argumentaire qui a été déployé par la grande majorité de la presse privée – équatorienne et internationale – contre le gouvernement de Rafael Correa pendant une décennie. “Les médias équatoriens ont reçu des financements massifs venant de Chevron durant les campagnes électorales, que ce soit via des publicités ou des lobbies. Ils m’ont moi-même invité à dîner !“, rapporte Orlando Perez, directeur du Telegrafo, le principal quotidien public sous le mandat de Rafael Correa.

Orlando Pérez, directeur du principal quotidien public sous la présidence de Rafael Correa, et auteur d’un livre sur Chevron. ©Vincent Ortiz pour LVSL

Dans ce récit, Chevron devient donc une entité “persécutée” par un gouvernement “socialiste“, “hostile aux entreprises” et “en collusion avec les plaignants” contre Chevron. Les tenants de cette stratégie ont ainsi tenté, avec une habileté certaine, de rejeter sur l’État équatorien les stigmates qui pesaient sur Chevron – autoritarisme, mépris des droits humains et de l’État de droit, corruption, proximité avec des gouvernements autoritaires…

Un certain nombre de sources (compilées dans le livre d’Orlando Perez El caso Chevron – la verdad no contamina) dénoncent l’existence de rencontres informelles entre les responsables de Chevron et les diplomates états-uniens. Des câbles de Wikileaks révèlent que lors de ces entrevues, les dirigeants de Chevron ont demandé, et obtenu, le soutien du gouvernement des États-Unis contre celui de l’Équateur. Ce soutien, cependant, ne s’est pas même avéré nécessaire ; “nous estimons que les litiges sont traités correctement par les tribunaux, et qu’une action directe du gouvernement des États-Unis n’est pas actuellement requise“, estime de manière prophétique Jefferson Brown en 2006, chargé d’affaire à l’Ambassade des États-Unis en Équateur – comme le révèle le câble 06QUITO705_a de Wikileaks.

C’est en effet via le tribunal international de la Haye que le coup de grâce a été porté aux “communautés affectées”. En septembre 2018, dans un contexte de retour en force de l’hégémonie néolibérale en Amérique latine, le tribunal d’arbitrage international de la Haye a fini par conclure à la culpabilité du gouvernement équatorien dans l’affaire Chevron. L’accusant d’avoir violé certaines clauses du traité bilatéral de protection des investissements signé avec les États-Unis (annulé sous la présidence de Rafael Correa), il frappe de nullité la sentence de la justice équatorienne, et condamne l’Équateur à verser une indemnité à Chevron. En parallèle le nouveau gouvernement équatorien, dirigé par Lénin Moreno, prenait une série de mesures pour absoudre Chevron de ses actions passées. Élu sur une plateforme de continuité avec la “Révolution Citoyenne” avec le soutien de Rafael Correa, Lénin Moreno a brutalement effectué un virage à 180° suite à son arrivée au pouvoir.

Une décision qui provoque l’ire des proches de Rafael Correa : “le gouvernement abandonne le combat contre l’entreprise responsable du plus grand écocide au monde !”, rage Orlando Perez. Il pointe du doigt les collusions entre le nouveau gouvernement et Chevron : “l’oncle du secrétaire personnel de Lénin Moreno est un avocat de Chevron !“. Les membres de l’UDAPT, de leur côté, sont partagés. Attachés à l’autonomie de leur combat par rapport à l’État équatorien, certains se montrent optimistes. Willian Lucitante estime que le combat juridique n’est pas perdu : “nous allons continuer auprès de la Cour Inter-américaine des Droits de l’Homme“, déclare-t-il, ajoutant que “si le droit, si les lois ne servent qu’à défendre les intérêts des puissants, elles sont des lettres mortes“.

On voit mal cependant comment la situation pourrait tourner, à court terme, en leur faveur. D’une part, le droit international n’offre aucune solution univoque au cas Chevron, dans la mesure où, selon qu’une Cour se base sur le droit international privé ou sur le Protocole de Kyoto, elle donnera raison à Chevron ou aux “communautés affectées”. D’autre part, même si la Cour inter-américaine des Droits de l’Homme donne tort à Chevron, on ne voit pas à l’aide de quelle force exécutive son verdict pourrait se matérialiser.

La force de frappe combinée des tribunaux d’arbitrage internationaux et des campagnes de presse internationales qui visent à délégitimer l’État équatorien semble avoir procuré une victoire durable à Chevron. Un bloc juridico-médiatique que l’on retrouve à échelle nationale, l’action conjointe du pouvoir juridique et du pouvoir médiatique travaillant à assassiner politiquement, en Équateur, les partisans de la “Révolution Citoyenne”.

William Lucitante a conscience des embûches qui se dressent sur son chemin, ainsi que du pouvoir considérable des entreprises multinationales sur les institutions internationales. Il compte sur une mobilisation populaire pour contraindre le gouvernement à se mettre au service des “communautés affectées” : “le gouvernement ne tire sa force que du peuple ; c’est le peuple qui nomme ses représentants, il peut les renvoyer“. Avant d’ajouter : “en Équateur, nous en avons l’habitude ; nous avons contraint trois présidents à quitter le pouvoir avant la fin de leur mandat !“[1].

[1] Les présidents Abdala Bucaram (1996-1997), Jamil Mahuad (1998-2000), et Lucio Gutiérrez (2003-2005) ont donné leur démission avant que leur mandat n’arrive à échéance, partiellement sous la pression de mouvements populaires massifs.

Pour aller plus loin :

– Orlando Perez : El caso Chevron – La verdad no contamina. Disponible en espagnol ici. Il s’agit de l’analyse d’un proche de Rafael Correa, favorable à la “Révolution Citoyenne” et à son action contre Chevron.

– L’étude d’Adolfo Maldonado et Alberto Narváez intitulée Ecuador ni es, ni será ya, país amazónico – Inventario de impactos petroleros, basée sur l’analyse des conditions sanitaires de 1.300 habitants des provinces de Succumbio y Orellana, est l’une des plus rigoureuses pour qui s’intéresse aux dommages causés par Chevron-Texaco dans l’Amazonie équatorienne. Disponible en espagnol ici.

– L’étude “Que Texaco limpie lo que ensucio” contient une batterie de détails techniques concernant l’activité de Chevron-Texaco en Amazonie. Disponible en espagnol ici.

– Le témoignage de John Perkins (Confessions of an economic hitman), agent américain repenti, permet de comprendre le contexte dans lequel Chevron-Texaco s’est implanté en Equateur et y a acquis un tel pouvoir. Le livre est disponible en anglais ici.

Crédits photos :

© Telesur pour la première photo et celle de Rafael Correa

© Le portrait de Jaime Roldos est dans le domaine public

© Vincent Ortiz pour les autres

Comment la Révolution Citoyenne d’Equateur a été trahie – Entretien avec Guillaume Long

© Vincent Plagniol pour LVSL

Français de naissance, Guillaume Long a étudié en Grande-Bretagne avant de rejoindre la “Révolution Citoyenne” d’Équateur comme ministre sous plusieurs gouvernements dirigés par Rafael Correa. Il a notamment été ministre des Affaires Etrangères en 2016-2017, lors d’une des phases les plus tendues de l’affaire Julian Assange. Cet entretien est l’occasion pour lui de revenir sur les acquis, les erreurs et les perspectives de la “Révolution Citoyenne” ; sur le cas Julian Assange, et les orientations géopolitiques du gouvernement équatorien ; sur la politique mise en place par le gouvernement de Lenín Moreno ; et sur la nouvelle vague néolibérale et pro-américaine qui balaye l’Amérique latine.


LVSL – Vous avez été ministre sous plusieurs gouvernements présidés par Rafael Correa (2007-2017), avant d’être nommé représentant de l’Equateur aux Nations Unies suite à l’élection de Lenín Moreno. En décembre 2017, vous avez démissionné de votre poste en protestant contre « l’autoritarisme » de Lenín Moreno. Pouvez-vous revenir sur les raisons de ce choix  ?

Guillaume Long – J’ai participé à la Révolution Citoyenne [processus politique de rupture avec le néolibéralisme initié par l’élection de Rafael Correa à la présidence de l’Équateur en 2006] depuis son commencement. J’ai accepté, après la fin du gouvernement Correa, d’exercer la fonction de représentant de l’Équateur aux Nations Unies, à partir du moment où le projet de Lenín Moreno s’inscrivait dans la continuité de la Révolution Citoyenne. Comme la politique de Lenín Moreno initiait une rupture assez radicale avec celle de Rafael Correa, j’ai décidé de rompre avec son gouvernement. Le référendum du 4 février [référendum convoqué par Lenín Moreno portant sur des changements constitutionnels en Equateur], en particulier, a été mené de façon complètement anticonstitutionnelle. Il fait partie d’une stratégie réactionnaire de récupération du pouvoir. Son but est de revenir sur dix ans de Révolution Citoyenne par la destruction du leadership de l’ex-président Correa. Être représentant d’un gouvernement comme celui-là, qui cherche à détruire les acquis du gouvernement dont j’ai fait partie en tant que ministre, entrait en contradiction avec mes convictions politiques.

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Guillaume Long et Rafael Correa

Je pense que le gouvernement de Moreno fait partie de cette nouvelle vague réactionnaire en Amérique latine. On a récemment vu plusieurs gouvernements de droite succéder aux gouvernements progressistes : c’est légitime à partir du moment où c’est le résultat de changements électoraux. Dans le cas de l’Équateur, il est donc légitime que Monsieur Moreno soit au pouvoir puisqu’il a été élu, mais il l’avait été sur une plateforme progressiste de continuité avec la politique de Rafael Correa, et il a effectué une volte-face complète. Il a été jusqu’à dire publiquement qu’il n’aimait pas les citoyens qui avaient voté pour lui, et préférait ceux qui avaient voté contre lui ! Avouer qu’on a menti et manipulé tout le monde, que le programme pour lequel les citoyens ont voté n’est pas celui qui sera mis en application, est assez grave d’un point de vue démocratique.

“Tous les partis politiques – tous, sans exception – et tous les médias équatoriens ont fait campagne pour le “oui” au référendum. Celui-ci a été soutenu par l’oligarchie équatorienne, car il portait sur la suppression d’une loi votée sous la Révolution Citoyenne, qui s’attaquait directement à l’accumulation du capital des grands oligarques”

LVSL – Pouvez-vous revenir sur les conditions dans lesquelles s’est déroulé le référendum du 4 février 2018, et sur les nouvelles orientations politiques de Lenín Moreno  ?

Guillaume Long – Lenín Moreno a mené cette affaire intelligemment. Dans les autres pays d’Amérique latine, la contre-offensive de la droite s’est déroulée d’une manière différente : on a mis en place des mesures néolibérales et attaqué conjointement les leaders historiques de la gauche. C’est ce qui s’est passé en Argentine et au Brésil, avec l’attaque portée au leadership de Cristina Kirchner et de Lula dans le même temps que l’on mettait en place des mesures néolibérales. Un virage à 180° a donc été opéré sur tous les plans. Dans le cas de l’Équateur, la droite a pris soin d’attaquer le leadership de Rafael Correa – en l’empêchant de se représenter à l’élection présidentielle via le référendum – avant d’entreprendre des réformes libérales. C’est une stratégie intelligente, qui a permis de tromper un certain nombre d’électeurs de gauche en leur faisant croire que le projet de Lenín Moreno s’inscrivait dans la continuité de la Révolution Citoyenne.

Le référendum consistait en sept questions. Quatre d’entre elles n’avaient aucune importance. Le « oui » l’a emporté facilement tant elles étaient démagogiques. Leur but était d’orienter le vote des électeurs pour les trois autres questions, c’est sur celles-ci que Moreno tenait à gagner. Il l’a emporté sur les sept questions, mais sur ces trois-là avec un pourcentage moindre puisque c’est sur elles que Rafael Correa a fait campagne pour le « non ». Quelles étaient ces trois questions ? L’une portait sur la non-réélection illimitée d’un président d’Equateur : cela vise évidemment la possible réélection de Rafael Correa. Une autre, sur le Conseil de Participation Citoyenne, qui a pour fonction de nommer les autorités de contrôle indépendantes de l’État équatorien : le procureur, la cour des comptes, la cour constitutionnelle, le conseil de la magistrature… Ces instances ont la capacité d’exercer un contrôle sur l’État en Équateur, via une forme de judiciarisation de la politique. Suite au référendum, les anciens membres de ce conseil ont été limogés ; Moreno a promis des élections pour en nommer de nouveaux, mais en attendant, pendant la transition, c’est le Président Moreno lui-même qui nomme les membres de ce conseil… qui pourront à leur tour nommer tous les drigeants de ces instances judiciaires. Cela lui permet de nommer des personnes qui persécutent légalement ses opposants. C’est un exemple typique de judiciarisation de la politique en Amérique latine, qui permet aux néolibéraux d’écarter du pouvoir leurs adversaires.

“La droite voyait en Lenín Moreno quelqu’un capable de tuer politiquement Rafael Correa à l’intérieur de son propre parti. C’est là toute la tragédie, et en même temps le génie de cette opération politique : un Cheval de Troie a été placé dans Alianza Pais (le parti de Rafael Correa) pour en expulser la mouvance “corréiste””

LVSL – Jorge Glas, vice-Président équatorien sous Rafael Correa, a été victime d’une procédure d’impeachment et condamné à 6 ans de prison pour « corruption ». Qu’en est-il ?

Guillaume Long – Jorge Glas a été emprisonné, et Moreno se sert de ces mécanismes judiciaires pour attaquer tous les sympathisants de l’ex-président Correa – voilà pour la deuxième question importante de ce référendum, dont il fallait lire l’astérisque et l’annexe pour en comprendre le contenu, et qui donne de facto les pleins pouvoirs au Président Moreno.

La troisième question importante de ce référendum portait sur l’élimination de l’une des lois les plus progressistes votées sous Rafael Correa, qui avait pour objet de lutter contre la spéculation dans la vente, revente et trafic de terres et de biens immobiliers. Elle avait été votée en 2015 avec beaucoup de difficultés. Il s’agissait d’une « winful tax law », dont voici le principe : lorsque survient une augmentation brutale de la plus-value sur une propriété, l’État prélève un impôt extraordinaire sur cette propriété. Cette loi concernait, par exemple, des terres rachetées à 10,000 dollars l’hectare par ceux qui ont obtenu des informations privilégiées grâce à leur réseau ou leur famille (qui sont donc en capacité de savoir que des travaux vont avoir lieu sur ces terres), et qui revendent ces terres à des millions et des millions de dollars grâce aux travaux qui ont été effectués dessus. Ils achetaient donc des terres agricoles à trois fois rien, et devenaient millionnaires en l’espace d’une nuit. Cette loi sur la plus-value mettait directement en cause l’accumulation du capital des grands oligarques. Son abolition était l’une des conditions posées par l’oligarchie féodale équatorienne (on parle ici des grands planteurs) au gouvernement Moreno pour le soutenir depuis son élection, et soutenir le « oui » au référendum. En théorie, des lois comme celles-ci se débattent et se changent à l’Assemblée nationale, mais l’oligarchie a insisté pour qu’elle soit modifiée à l’issue d’un référendum pour l’éliminer complètement du débat politique équatorien. C’est terrible, parce qu’il y a eu en Équateur une « gauche » qui a défendu le président Moreno jusqu’au bout, alors qu’on voyait bien que le projet qui déboucherait sur la victoire du référendum n’était en rien progressiste !

L’intention derrière ce référendum était en premier lieu de tuer politiquement Rafael Correa. Celui-ci a tout de même récolté 36-37% des voix sur ces trois questions ; cela peut sembler faible, mais il ne faut pas oublier que tous les partis politiques d’Équateur – tous sans exception – ont fait campagne pour le « oui ». [Le Conseil National Electoral d’Équateur a empêché Rafael Correa de créer un mouvement politique à trois reprises]. Tous les médias ont fait campagne pour le « oui ». Avant, tous les médias privés étaient hostiles à Rafael Correa, mais ce n’était pas forcément le cas des médias publics, qui exerçaient une forme de contre-pouvoir. Aujourd’hui, Moreno a limogé tous les PDG des médias publics et en a installé d’autres qui lui sont favorables… et beaucoup plus à droite que les propriétaires des médias privés ! Aujourd’hui, la droite exerce donc une forme d’hégémonie politique via les moyens de communication, comme on n’en avait pas connue depuis trente ou quarante ans.

La droite voyait en Lenín Moreno quelqu’un capable de tuer politiquement Rafael Correa à l’intérieur de son propre parti. Tous les candidats que la droite avait présentés contre Correa à l’extérieur de son parti ont perdu avec un écart considérable. C’est là toute la tragédie de leur opération politique : ils ont trouvé un cheval de Troie qui a réussi, avec l’appui de certains secteurs de l’État, à expulser la mouvance “corréiste” présente à l’intérieur d’Alianza Pais [le parti qui a porté Rafael Correa au pouvoir]. C’est une opération politique terrible, maligne, mais brillante.

LVSL – Il y a donc une stratégie consciente de la part de la classe dominante qui vise à écarter les partisans de Correa du pouvoir  ?

Guillaume Long – J’en suis convaincu, bien que n’étant pas partisan des grandes théories conspirationnistes. La droite a trouvé quelqu’un à l’intérieur de notre parti politique pour détruire l’héritage de la Révolution Citoyenne et écarter la personne dont elle avait le plus peur : l’ex-président Correa. Je disais tout à l’heure que Rafael Correa avait gagné 36-37% des voix sur les questions importantes du référendum : il a ces voix, il les a eues tout seul. Ces votes, c’est le noyau dur du corréisme qui subsiste dans les pires circonstances, au moment où les accusations de corruption se multiplient à l’égard des proches de Correa, amplifiées par les médias, et où Rafael Correa n’a même plus de parti politique avec lequel faire campagne ! On a dû faire une campagne complètement à l’écart des moyens traditionnels de communication, via les réseaux sociaux notamment. Les 62-63% de Lenín Moreno sont d’une quarantaine de partis politiques d’Équateur, alors que seules quatre associations (ce n’étaient même pas des partis, plutôt des ONG) ont fait campagne pour le « non ». Vous mesurez le niveau d’asymétrie des forces en présence – et le socle politique de Correa.

Je pense que Rafael Correa fait encore peur à ses adversaires. Il est affaibli, mais ce référendum a permis de montrer que son socle politique est solide. Je pense qu’ils n’ont pas réussi à l’écarter de la lutte politique en Equateur.

Guillaume Long et Julian Assange

“J’ai très peur pour Monsieur Assange. La droite fait pression sur Lenín Moreno pour qu’il se rapproche des Etats-Unis”

LVSL – Vous avez été ministre des Affaires Etrangères de Rafael Correa à l’une des périodes les plus tendues de l’affaire Julian Assange (2016-2017). Craignez-vous que le gouvernement de Lenín Moreno revienne sur le droit d’asile que Rafael Correa avait accordé à Julian Assange ? D’une manière plus générale, pensez-vous que Lenín Moreno remettra en cause la politique d’indépendance nationale par rapport aux États-Unis initiée par Rafael Correa ?

Guillaume Long – Je le crains. Maintenant que Lenín Moreno a gagné le référendum, la droite lui demande d’effectuer des changements très importants en Équateur pour qu’il dispose d’une majorité parlementaire : des changements dans le domaine de la politique économique et de la politique étrangère en particulier. Dans le domaine de la politique étrangère, elle exige un rapprochement avec les Etats-Unis. On est déjà en train de l’observer : l’ambassadeur des États-Unis est omniprésent en Équateur. Il fait la Une de tous les journaux, et on le trouve toujours en compagnie du véritable ministre des Affaires Étrangères en Équateur, c’est-à-dire le ministre du Commerce et des investissements, très à droite.

En ce qui concerne Julian Assange, Lenín Moreno a toujours été contre la politique d’asile qui lui a été accordée. À plusieurs reprises, il a tenu des propos publics très graves, qualifiant notamment Monsieur Assange de « hacker », ce que même les États-Unis ne font pas ! [Assange est reconnu comme journaliste par l’Équateur, et bénéficie à ce titre du droit d’asile] Des déclarations de cette nature sabotent ouvertement la position juridique de l’Équateur qui est devenu, grâce à Correa, une référence en ce qui concerne le droit d’asile. J’ai très peur pour Monsieur Assange. J’espère qu’il continuera à bénéficier de la protection de l’Équateur, d’autant que sa position s’est renforcée ces derniers mois, avec la fin de l’ordre d’arrestation européen et l’abandon des poursuites à son encontre en Suède. Tout l’effort qu’il y a eu de la part d’un certain nombre d’acteurs, notamment médiatiques, pour faire de l’affaire Assange un cas d’abus sexuel, s’est maintenant effondré. Retour à la case départ : si Julian Assange est contraint de demeurer dans l’Ambassade, c’est par crainte d’une demande d’extradition de la part des États-Unis. Il reste au gouvernement britannique un petit argument contre Julian Assange : la liberté conditionnelle qu’il a violée lorsqu’il a changé de juridiction en entrant dans l’Ambassade d’Équateur. D’ordinaire, ce genre de cas se résout avec une légère amende, que l’État équatorien, j’imagine, serait ravi de payer ! Le maximum que pourrait encourir Julian Assange pour cette infraction à la loi britannique serait un mois de prison ; mais durant ce mois, les États-Unis pourraient demander une extradition de ce dernier… Ils ont d’ailleurs signé des accords avec le Royaume-Uni, à travers lesquels ils pourraient effectuer une extradition en vingt-quatre heures.

LVSL – Quel regard politique portez-vous sur Julian Assange et Wikileaks ? Les médias occidentaux mettent en avant une forme de complicité entre Julian Assange et Rafael Correa (unis par leur opposition à l’impérialisme américain). Pourtant, Julian Assange plaide pour une forme de dé-souverainisation du monde (Wikileaks retire tout de même aux États le droit de garder des secrets…), tandis que la Révolution Citoyenne a au contraire inité un processus de re-souverainisation de l’Équateur et de construction d’un État-nation…

Guillaume Long – Je me suis entretenu de longues heures avec Julian Assange, ce qui n’a pas été le cas de Rafael Correa. Ils ne se sont jamais parlé, sauf au cours d’une émission publique, dans laquelle Correa était l’invité d’Assange. Il n’y a aucun “axe Assange-Correa”. Je ne sais pas quelle est la position de Julian Assange sur les questions de souveraineté dans le cas des pays du Sud, je ne sais pas s’il prône une désouverainisation aussi radicale que pour les pays industriels avancés. Mais il y a incontestablement une dimension anarchiste dans la pensée de Julian Assange, qui n’est pas celle de la Révolution Citoyenne d’Équateur. On l’a vu quand Julian Assange a nui à la campagne démocrate d’Hillary Clinton, et quand le gouvernement équatorien – j’étais ministre des Affaires Étrangères à l’époque – a coupé la connexion internet de Monsieur Assange, considérant que l’Équateur ne devait s’ingérer d’aucune manière dans le processus électoral d’un autre pays. On sait trop bien ce que signifie l’ingérence dans nos propres processus électoraux pour accepter que Monsieur Assange participe depuis notre ambassade, en territoire équatorien et en situation d’asile, à l’élection de Monsieur Trump. Monsieur Assange s’en est plaint sur Twitter, de manière virulente. L’hypothèse d’un axe “Assange-Correa-Poutine” que certains médias se plaisent à promouvoir est donc délirante !

Il y a en revanche une responsabilité de la part de l’État équatorien. On l’a vu avec Chelsea Manning : si Monsieur Assange est extradé aux États-Unis, ce ne sera pas pour y passer du bon temps ! Ses droits humains sont menacés ; l’ONU l’a reconnu comme prisonnier politique. C’est une responsabilité de l’État équatorien que de le protéger. L’Équateur a reçu dans cette affaire une forte solidarité de nombreux pays latino-américains. Souvenons-nous de l’époque où le ministre des Affaires Étrangères d’Angleterre a maladroitement suggéré, en août 2012, qu’il allait envahir l’Ambassade équatorienne dans un raid nocturne ! Il a été obligé de se rétracter, parce que tous les pays latino-américains se sont montrés solidaires de l’Équateur.

LVSL – Vous avez un parcours plutôt atypique, puisque vous avez été ministre d’un gouvernement équatorien alors que vous êtes né et que vous avez grandi en France. Pourquoi avoir choisi de rejoindre le gouvernement de Rafael Correa  ?

Guillaume Long – Au départ, j’étais chercheur – je terminais mon doctorat à Londres. Rafael Correa est élu en 2007, et j’avais beaucoup de sympathie pour ses propositions politiques. Un ami, nommé ministre de la Planification et du Développement, me propose de le rejoindre en tant que conseiller. Je me dis que quand il y a des opportunités de cette nature, si on a une conscience politique, si on a un sens de la responsabilité politique, on ne doit pas la manquer. Ce Ministère était très important au début du mandat de Rafael Correa, puisqu’il était au cœur de son activité réformiste (je dirais même révolutionnaire). C’était le Ministère qui était chargé de planifier ce que serait l’Équateur des trente prochaines années, et qui décidait d’une bonne partie de l’agenda législatif. Les projets de lois en sortaient souvent pour être votées à l’Assemblée. Leur but était de transformer les structures de la société ; il y avait une vision très structurelle, très structuraliste derrière ce projet. Ce Ministère était composé en grande partie d’économistes, j’étais l’une des seules exceptions. En tant qu’historien, j’accordais de l’importance à la longue durée et partageais cette vision structurelle de la politique.

J’ai connu petit à petit le Président Correa, au départ sur le dossier de la réforme de l’enseignement supérieur. Ce dernier a été complètement transformé en Équateur via une nouvelle loi sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. C’est dans ce contexte que j’ai connu Correa, qui m’a proposé de présider un conseil d’État sur la qualité de l’enseignement supérieur. Je suis devenu un personnage public lorsque ce conseil d’État a défendu une décision très importante : fermer quatorze universités créées pendant l’époque néolibérale, qu’on appelle en Amérique latine des « universités de garage », qui vendaient, au sens propre et figuré, des diplômes à leurs étudiants. Ces universités faisaient énormément de tort à l’éducation supérieure et au monde professionnel. J’ai donc fait fermer ces quatorze universités, ce qui n’a pas été facile car elles accueillaient 10% de la population étudiante.

“Rafael Correa pensait que la redistribution interne, à elle seule, était insuffisante ; il a mis en application cette vieille idée de la gauche : il faut changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail. Il fallait cesser d’être exclusivement des producteurs de matières premières et d’importer tout le reste”

LVSL – Quel bilan tirez-vous des dix ans de « Révolution Citoyenne » en Équateur  ?

Guillaume Long – Je pense que la Révolution Citoyenne a été immensément positive pour l’Équateur. Elle a entraîné une réduction considérable de la pauvreté, qui a concerné près de 2 millions de personnes sur une population de 16 millions. Les inégalités ont chuté : le coefficient de Gini est passé de 0,54 à 0,46 en moins de dix ans [Le coefficient de Gini est un indice qui mesure les inégalités en comparant le revenu des 10% les plus riches et des 10% les plus pauvres de la population, 0 correspondant à une parfaite égalité et 1 à l’inégalité la plus absolue]. C’est un processus qui a réduit les inégalités dans tous les domaines : les inégalités liées à l’ethnie, au genre, etc.

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Guillaume Long à l’ONU

C’est, j’insiste sur ce point, un processus institutionnaliste. Rafael Correa est un institutionnaliste : il a voulu mettre en place des institutions, dans un pays qui en était largement dépourvu. L’État s’est renforcé, et par là-même le contrat social entre les citoyens et le gouvernement. On pourrait entrer dans les détails à plusieurs niveaux (santé, éducation, etc.), mais ce qui fait la spécificité du processus équatorien, si on le compare aux autres processus latino-américains, c’est ce caractère institutionnaliste. La Révolution Citoyenne avait pour but de mettre en place des institutions d’État, là où dans d’autres pays des institutions parallèles ont été créées. Créer des institutions parallèles peut être important en phase de transition quand il y a une urgence et une institutionnalité étatique défaillante. Mais à long terme, les institutions parallèles ne sont pas viables. Il vaut mieux développer les institutions étatiques existantes, quitte à les supprimer pour les remplacer par d’autres, que d’avoir des systèmes à multiples institutions. On ne peut pas avoir trois banques centrales. On peut supprimer celle qui existe et la remplacer par une autre, mais il en faut une seule. C’est ce que Rafael Correa a compris du fait de sa formation d’économiste. Il était préoccupé par l’efficacité (c’est un des mots qu’il employait le plus) de ses réformes, et la rationalité dans l’utilisation des ressources.

Deuxième chose très importante, qui là encore s’explique par la formation d’économiste de Rafael Correa et de son entourage : l’insistance sur le changement de la matrice productive et de la division internationale du travail. Depuis le début, Correa pensait que la redistribution interne, à elle seule, était insuffisante. On pourrait bien sûr réduire la pauvreté en redistribuant les richesses domestiques, mais l’Équateur ne deviendrait jamais un pays prospère, ne jouerait jamais un rôle important dans les prises de décision internationales s’il n’y avait pas une redistribution à l’échelle mondiale. Comme il n’existe pas de gouvernement universel, cette redistribution devait se faire en changeant les structures économiques de l’Équateur : il fallait cesser d’être exclusivement des producteurs de matières premières et d’importer tout le reste. D’où l’importance du secteur de l’éducation supérieure, des sciences et de la technologie, qui a été réformé dans la perspective d’un changement économique de long terme, sur vingt ou trente ans. Si on ne comprend pas cela, on ne comprend pas le “corréisme” comme phénomène politique et économique. L’Équateur est devenu le pays qui investissait le plus dans l’éducation et dans l’éducation supérieure d’Amérique latine par rapport à son PIB  : 2,13% d’investissement public dans l’éducation supérieure, quand la moyenne en Amérique latine est de 0,8%, et la moyenne des pays de l’OCDE de 1,7%.

En lien avec ces mesures, Rafael Correa a mené à bien une réforme fiscale qui est la plus ambitieuse de l’histoire récente des Amériques, et peut-être même du monde. On est passé de revenus fiscaux de 3,6 milliards de dollars par an en 2006 à 15 milliards de dollars par an depuis 2015. Les revenus de l’État liés aux impôts ont donc été multipliés par quatre, sans que les impôts n’aient été substantiellement augmentés : 88% de l’augmentation de ces revenus découlent de l’efficacité du prélèvement des impôts qui existaient déjà, et seuls 12% sont liés à l’augmentation des impôts. Cela montre que les riches ne payaient pas leurs impôts, mais aussi que les petites entreprises ne faisaient pas de factures avec la TVA, etc. Aujourd’hui, l’application de la TVA a été généralisée car elle permet à ceux qui la paient d’avoir une déduction d’impôts sur le revenu. Je ne vais pas rentrer dans les détails techniques, mais des réformes ont été faites de sorte que les gens demandent à ce que la TVA soit prélevée. En conséquence, de l’argent entre dans les caisses de l’État, ce qui lui permet d’investir, de relancer l’économie, et de créer un cercle vertueux.

J’insiste sur l’importance de cette réforme fiscale : d’une manière générale, dans les pays pétroliers, les impôts sont très faibles, car on considère que le pétrole suffit. Quand dans les années 1970 l’Équateur a été frappé par une grande crise, le Président de l’époque a dit  : « plus besoin d’impôts, maintenant on a le pétrole ! ». Rafael Correa a fait tout le contraire. Je vous donne tous ces détails car on a souvent en tête une image stéréotypée des pays pétroliers d’Amérique latine dirigés par des gouvernements populistes, qui seraient démagogiques dans leur gouvernance. Cela n’a pas été le cas de Rafael Correa. Il a gouverné pour le futur, et mis en place des institutions et des règles du jeu qui échappent totalement aux stéréotypes que l’on accole aux populismes pétroliers.

LVSL – Comment expliquez-vous que l’économie équatorienne n’ait pas subi le même sort que d’autres pays pétroliers suite à la chute du cours du pétrole à partir de 2014 ?

Guillaume Long – Pourquoi est-ce que l’Équateur ne s’est pas effondré après 2014 ? Parce qu’il y a un plan B. D’ordinaire, les pays latino-américains se sont construits sur un modèle d’agro-export. Correa a tenté de faire évoluer l’Équateur vers un modèle de diversification économique du capitalisme. On peut toujours regretter que ce processus n’ait pas été davantage socialiste, mais il s’agit sans aucun doute d’une modernisation progressiste du capitalisme, doublée de la mise en place d’un Etat-providence qui a permis à l’Équateur de se montrer résistant face à la crise pétrolière de 2015-2016. Rafael Correa a mis en application cette vieille idée de la gauche : il faut changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail ; la redistribution domestique doit se doubler d’une redistribution globale. Même si des critiques peuvent être émises quant à la réussite de cette tâche (certains écologistes radicaux reprochent à Correa d’avoir continué à exploiter le pétrole, par exemple…), je pense que nous avons semé la graine de changements structurels profonds.

La crise de 2015 a été la plus terrible depuis… 1948. À cause de la dollarisation équatorienne, on ne pouvait pas dévaluer le dollar pour accroître notre compétitivité, ni dévaluer le secteur externe. Ajoutez à cela un tremblement de terre, en 2016, qui nous a coûté 3,5% du PIB en reconstruction… Ce que Correa a fait en 2015-2016 relève du miracle. C’est un sujet sur lequel les chercheurs devraient se pencher – les universitaires ont souvent tendance, en sciences sociales, à se focaliser sur ce qui s’est passé, et non sur ce qui ne s’est pas passé. La crise de 1999 en Équateur, lors de laquelle nous avons perdu notre monnaie nationale, a conduit au départ d’un million de personnes, avec en prime un coup d’État, mais elle a pourtant été moins grave que celle de 2015. Et pourtant, la crise de 2015 n’a pas duré : nous avons subi une année de décroissance, qui a été douloureuse, mais la croissance a repris.

Le processus politique de la Révolution Citoyenne en Équateur a donc des caractéristiques qui lui sont propres et qui le rendent très différent d’autres processus politiques progressistes en Amérique latine.

“Une polarisation croissante s’est mise en place entre Rafael Correa et les médias, utilisés par les oligarques pour étendre leur influence”

LVSL – Les relations du gouvernement équatorien de Correa vis-à-vis de la presse ont fait couler beaucoup d’encre. Certains accusent l’État d’avoir bridé la liberté de la presse, tandis que Rafael Correa reproche aux médias dominants leur caractère anti-démocratique (cf son article pour le Monde Diplomatique intitulé « gouverner sous les bombes… médiatiques »). Comment analysez-vous ces relations tendues entre la presse et le gouvernement équatorien, en tant qu’ex-ministre des Affaires Etrangères ?

Guillaume Long – Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir, quatre chaînes nationales sur cinq étaient la propriété de grandes banques équatoriennes – pour vous donner une idée de ce qu’était la presse équatorienne. Rafael Correa avait un programme de régulation financière et de lutte contre les abus des banques, qui évidemment n’allait plaire ni aux banques, ni à leurs médias. Une polarisation croissante s’est donc mise en place entre Rafael Correa et les médias. Je pense qu’il était important de mener cette bataille, car elle était dirigée contre le pouvoir des oligarques, qui possédaient une influence politique considérable via ces médias.

Ceci étant dit, nous n’avons peut-être pas toujours été assez fins dans la manière dont nous avons mené cette bataille. Elle a pu nous donner une réputation d’anti-libéraux auprès de certains, alors qu’il n’y a jamais eu aucune forme de répression contre les journalistes, aucune forme de censure contre la presse, même lorsqu’elle était ouvertement alignée sur Fox News, raciste ou machiste. Ce n’est pas seulement une presse qui est néfaste d’un point de vue politique : elle perpétue tous les stéréotypes qui perdurent depuis l’époque coloniale, qu’ils concernent les classes les plus défavorisées, ou les femmes.

Il y eu sans aucun doute un affrontement très violent entre Rafael Correa et la grande presse équatorienne, notamment le samedi lors de son émission hebdomadaire, durant laquelle il répondait en termes extrêment durs aux médias qui s’étaient attaqués à lui du lundi au vendredi. Il a même été jusqu’à déchirer un journal en direct à la télévision, un geste qui a été brandi par les médias comme la preuve qu’il existait une dictature liberticide en Équateur !

Sur la longue durée, nous aurions aimé que cette polarisation soit moins forte. Nous avons voulu créer une chose qui n’existait pas en Équateur : des médias publics – nous avons voulu qu’ils soient des médias publics, et non des médias de propagande qui véhiculeraient notre message. C’est ce que nous n’avons pas réussi à faire. À la fin du mandat de Rafael Correa, les médias publics étaient perçus comme correistas, tandis que les médias privés étaient toujours perçus comme anti-correistas. Aujourd’hui, Lenín Moreno a limogé tous les directeurs des médias publics et les a remplacés par des personnes favorables à son projet politique.

Les médias passent souvent pour des contre-pouvoirs. Mais des “contre-pouvoirs” face à quoi ? Aux pouvoirs publics ? Aux puissances économiques ? C’était une lutte qu’il était nécessaire de mener, même si elle aurait pu l’être avec moins de dureté. Nous étions hyper-réactifs – je le reconnais ! –, parce que nous étions tellement scandalisés par la malhonnêteté des médias qu’au quart de tour, nous ripostions. Je dirais la même chose quant à notre relation avec certaines ONG (je ne parle pas de celles qui étaient directement liées à la CIA, auxquelles nous ne pouvions pas ne pas nous attaquer…), qui avaient une vision quelque peu infantile de la politique, qui nous reprochaient par exemple d’exploiter le pétrole : j’aurais dû chercher à créer des ponts avec elles. Nous étions hyper-réactifs car attaqués par tout le monde, notamment par les Etats-Unis, par les grands pouvoirs économiques, par certains secteurs des forces armées. Nous trouvions injustes que certaines personnes qui se disaient « de gauche » ne comprennent pas la situation dans laquelle nous étions, et ne se montrent pas plus solidaires avec nous !

© Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – En Europe, la « souveraineté nationale » était il y a quelques années un concept tabou dans les mouvements progressistes. En tant qu’ex-ministre des Affaires Etrangères d’un pays historiquement confronté à l’impérialisme, quel est votre avis sur cette question  ?

Guillaume Long – Je pense qu’en Europe, le débat sur la souveraineté nationale est lié à l’Union européenne ; si l’Union européenne était autre, les revendications “souverainistes” seraient moins importantes ! Je suis internationaliste, et je pense que la souveraineté nationale a lieu d’être quand on est confronté à l’impérialisme – pas forcément face à des tentatives d’intégration régionale, comme on a pu en connaître en Amérique latine. Il faut contextualiser la souveraineté nationale ; elle a évidemment son importance, surtout lors de processus de construction d’Etat-nations qui sont encore très fragiles. C’était le cas de l’Équateur en 2006 : les institutions étaient défaillantes, la politique économique était dictée par Washington et non par Quito, et nous avions deux bases américaines sur notre sol. Dans un tel contexte, la souveraineté nationale a évidemment un rôle à jouer !

La souveraineté nationale est un moyen, pas une fin – la fin est l’émancipation des peuples. C’est ce qui est intéressant avec l’expérience de la Révolution Citoyenne : on a eu affaire à un gouvernement patriotique, “souverainiste”, mais qui n’a jamais versé dans la xénophobie ou le chauvinisme. Au contraire : il s’est énormément ouvert à l’internationalisation de nombreux secteurs. C’est le cas du secteur universitaire par exemple, dans lequel nous avons accepté une certaine concurrence internationale lorsqu’elle était intéressante pour l’Équateur. LÉquateur a décrété la citoyenneté universelle, a reçu tous les réfugiés de la guerre civile colombienne qui voulaient y venir (au nombre de 120,000 !), a légalisé le vote des étrangers, leur a permis d’exercer des postes de fonctionnaires, etc. C’est donc une pratique de la souveraineté nationale qui tranche avec un bon nombre d’expériences “nationalistes”, “républicaines” ou “socialistes”, qui parfois se méfiaient des étrangers.

Je répondrais à votre question en affirmant que la défense de la souveraineté nationale est importante, bien qu’il faille penser au XXIème siècle un internationalisme beaucoup plus fluide que le nationalisme très étroit que l’on a pu connaître au XXème siècle.

“L’intégration régionale latino-américaine est compromise par le retour d’une droite hyper-féodale au Brésil, en Argentine ou en Equateur”

LVSL – L’Équateur a fait des efforts importants d’intégration régionale autour de la CELAC, de l’UNASUR [Communauté d’Etats Latino-Américains et Caraïbes et Union des Nations Sud-Américaines, deux institutions internationales qui promeuvent l’intégration régionale des pays latino-américains]. Ces projets ont-ils abouti ?

Guillaume Long – Oui, mais ce projet est en crise : l’UNASUR n’a toujours pas de secrétaire général, la CELAC est affaiblie… Nous avons énormément travaillé à l’édification d’une souveraineté régionale via la CELAC et l’UNASUR. Malheureusement, le grand virement à droite des dernières années permet à l’OEA de revenir au devant de la scène.

LVSL – Et l’affaiblissement de l’ALBA ne doit pas arranger les choses… [Alliance Bolivarienne pour les Peuples d’Amérique, union intergouvernementale fondée en 2004 par Hugo Chavez et Fidel Castro sur des bases anti-impérialistes ; l’Équateur a rejoint l’ALBA suite à l’élection de Rafael Correa]

Guillaume Long – J’ai peut-être une position sur l’ALBA qui tranche avec celle de certains à gauche. J’étais favorable à l’intégration de l’Équateur à l’ALBA, mais j’ai toujours considéré que l’ALBA n’était pas une organisation d’intégration régionale, mais une organisation politique. C’était une plateforme grâce à laquelle l’Équateur pouvait peser dans les espaces multilatéraux. L’ALBA a joué un rôle important au sein de l’ONU lorsqu’il s’est agi de souder les membres autour de positions communes sur toutes sortes de dossiers (droits humains, questions économiques, environnementales…). Mais pour moi, c’est par l’UNASUR que devait passer l’intégration régionale productive, géographique et infrastructurelle. L’ALBA ne peut remplir une telle fonction car elle est de nature politique. On le voit lorsqu’un des pays membres passe à droite et quitte l’ALBA, alors que l’UNASUR promeut l’intégration régionale sur le long terme, que les pays membres soient de gauche ou de droite. Il faut bien sûr un accord idéologique a minima. C’est ce qui a fait le succès de la construction européenne jusque dans les années 90 : avant le grand tournant néolibéral, social-démocratie et démocratie-chrétienne s’accordaient sur le fait qu’il fallait un rôle clef de l’État dans l’économie afin de réguler le capitalisme. Si nous avions un accord a minima sur la nécessité de moderniser le capitalisme, l’intégration régionale avancerait plus vite. C’est ce qui est compromis par le retour de la droite hyper-féodale en Argentine, au Brésil ou en Équateur. Si nous n’avions pas une droite de planteurs mais une bourgeoisie industrielle en Amérique latine, l’intégration régionale serait plus faisable – dans l’enceinte du capitalisme, ce qui n’enlève rien à mes convictions socialistes par ailleurs.

LVSL – Un mot sur le traité de libre-échange entre l’Équateur, le Pérou, la Colombie et l’Union européenne signé par le gouvernement précédent ? Vous vous y étiez opposé à l’époque où vous étiez dans le gouvernement de Rafael Correa.

Guillaume Long – Je m’y suis opposé – pas publiquement puisque je faisais partie du gouvernement. La position du président Correa était au départ de ne pas faire partie de l’accord que le Pérou et la Colombie avaient signé avec l’Union européenne et d’exiger la renégociation. Il y avait à l’intérieur du gouvernement une opposition considérable à la signature de ce traité. Les négociations ont été très tendues, et c’est alors qu’est survenue la crise de 2015. Le grand tremblement de terre a frappé de plein fouet la province qui dépendait le plus de ses exportations vers l’Union européenne. Cela a signé l’échec des opposants au traité. Notre argument s’inscrivait dans une perspective de longue durée : il fallait changer la place de l’Équateur dans la division internationale du travail. Sur la courte durée, une telle solution aurait été douloureuse. On peut être à gauche et avoir de grands idéaux, mais ne pas signer signifiait que l’année prochaine, nos produits allaient coûter le double de ceux de nos voisins… J’étais pragmatique. J’étais opposé au traité, mais pas dogmatique : j’en ai beaucoup parlé avec le Président Correa, et comprenais le dilemme auquel il était confronté. Ces dilemmes sont souvent simplifiés par la gauche (« on est pour ou contre les accords de libre-échange »). Les bananes étaient notre plus grande source d’exportation après le pétrole. Sur la courte durée, il est évident que nous avions besoin d’être compétitifs.

Cet accord de libre-échange est cependant beaucoup moins agressif (bien qu’il le soit indéniablement) qu’un accord signé avec les États-Unis. C’est le jour et la nuit : par rapport aux standards de l’Amérique latine, il s’agit d’un traité très léger. Dans le cas d’un accord signé avec les États-Unis, je pense que j’aurais donné ma démission.

“Je rêve encore d’une société bien plus démocratique et socialiste que celle de l’Équateur d’aujourd’hui. Mais si on tient à arriver au pouvoir et à effectuer de vrais changements, je pense qu’il faut accepter une logique pragmatique et oecuménique, consistant à faire des clins d’oeils à certains secteurs qui ne sont pas “de gauche”, mais qui peuvent appuyer des réformes progressistes”

© Vincent Plagniol pour LVSL

LVSL – Il existe en Europe un débat sur la pertinence du clivage « droite-gauche ». Le mouvement politique auquel vous apparteniez, Alianza Pais, était idéologiquement ancré à gauche, mais s’adressait plutôt au « peuple » ou à la « patrie » qu’à la gauche. Quel est votre opinion sur la pertinence du clivage droite-gauche dans le monde actuel  ?

Guillaume Long – Alianza Pais est un parti qui défend toutes sortes de propositions qui sont traditionnellement celles de la gauche. C’est un parti de gauche, mais aussi un parti de masse, assez pluriel, comme l’a été son expression politique, la Révolution Citoyenne. Celle-ci a été soutenue, à ses débuts, aussi bien par le Parti Communiste que par certains secteurs identifiés comme de “centre-droit”. C’est le produit d’une stratégie consciente de la part de Rafael Correa. J’étais sans ambiguïté à la gauche d’Alianza Pais et à gauche du gouvernement (considéré par la presse comme un des « gauchistes » du gouvernement !), mais j’approuvais cette stratégie. Je me battais avec la droite du gouvernement, mais étais favorable à sa présence au sein du gouvernement.

Historiquement la « vraie gauche », la « gauche pure et dure », ne dépasse pas 3% aux élections en Équateur. Rafael Correa a très bien compris qu’il ne parviendrait au pouvoir qu’à condition d’inclure des secteurs “patriotiques” ou “populaires” de la droite dans son projet de refondation de l’État-nation et du contrat social. Je pense qu’il est impossible, après la grande révolution néolibérale des années 80-90 en Amérique latine, de parvenir au pouvoir avec un projet de « gauche pure et dure ». Maintenant, il faut faire la distinction entre la “droite” féodale d’une part, la “droite” qui accepte une transformation étatiste du capitalisme, des réformes keynésiennes, la mise en place d’un New Deal…

Aujourd’hui, s’acheminer vers la mise en place d’un Etat-providence, après la révolution néolibérale des années 80, est révolutionnaire ! Il existe une gauche (dont le slogan est « tout ou rien ») qui ne veut pas l’entendre, qui considère que toutes les formes de « capitalisme » se valent, qu’il soit néolibéral, keynésien, ou tempéré par un Etat-providence… La Révolution qu’on a faite n’est certes pas celle dont j’ai rêvé lorsque j’avais 18 ou 20 ans ; mais c’est une Révolution dont je suis très fier, parce qu’on l’a faite !
Une petite précision : ce que je dis ne revient aucunement à justifier le blairisme ! [de Tony Blair, premier ministre britannique qui a succédé à Margaret Thatcher et approfondi certaines de ses réformes néolibérales, malgré son appartenance au Parti Travailliste ; par extension, le « blairisme  » désigne cette mouvance de la social-démocratie qui accepte le néolibéralisme et ne se différencie plus des partis de droite sur les questions socio-économiques] Le blairisme c’est le néolibéralisme et l’austérité. Je ne dis absolument pas que n’importe quel projet « de gauche » est légitime ! En revanche, il faut que la gauche soit pragmatique, beaucoup plus oecuménique et beaucoup moins fondamentaliste qu’elle ne l’a été par le passé. S’il est possible de faire des clins d’oeil à certains secteurs qui ne sont pas de gauche, mais qui peuvent appuyer des réformes progressistes, il ne faut pas hésiter à les faire. En Équateur, certains secteurs industriels nous ont aidé à changer la société.

Si nous vivions à une autre époque, dans un autre contexte historique, avec d’autres forces, je tiendrais un tout autre discours. Je rêve encore d’une société bien plus démocratique et socialiste que celle de l’Équateur d’aujourd’hui ; mais si on tient à arriver au pouvoir et à effectuer de vrais changements, je pense qu’il faut accepter cette logique pragmatique qui a été celle de Rafael Correa.

LVSL – Ce débat traverse aussi les partis européens. En Europe, le simple fait de restaurer l’État-providence aurait également quelque chose de révolutionnaire…

Guillaume Long – Bien sûr. Cela ne signifie pas nécessairement « revenir en arrière ». On peut très bien restaurer l’État-providence et miser sur de nouveaux secteurs productifs : il faut pour cela investir dans la science et les nouvelles technologies, dans les énergies renouvelables par exemple, qui peuvent créer énormément d’emplois et de même de la croissance.

LVSL – Cela permettrait-il de donner un horizon aux classes moyennes qui, en Amérique latine, se détournent assez rapidement des gouvernements nationaux-populaires qui leur ont permis de sortir de la pauvreté ?

Guillaume Long – C’est l’autre grand débat politique. Parmi ceux qui ont voté pour Guillermo Lasso en 2017 [le candidat de droite qui s’est présenté contre Lenín Moreno, à l’époque où il apparaissait encore comme le successeur de Rafael Correa], représentant des tendances les plus oligarchiques de la droite, un grand nombre de personnes ont bénéficié de la Révolution Citoyenne et sont sorties de la pauvreté grâce à elle. Il y a une dimension esthétique dans ce choix, qui consiste à ne pas voter pour le « candidat des pauvres » car on n’est plus pauvre, et fier de ne plus l’être. Raison pour laquelle je pense que la gauche gagnerait beaucoup à travailler sur son esthétique, et pas seulement sur la dimension éthique de ses propositions.

“Le “populisme”, c’est tout ce que les élites ne comprennent pas”

LVSL – On a parfois qualifié le gouvernement de Rafael Correa de « populiste », ce qui en Amérique latine renvoie aussi bien à Juan Peron qu’à Hugo Chavez. En Europe, certains mouvements progressistes revendiquent ce concept, d’autres le rejettent. Pensez-vous que ce concept soit pertinent, d’un point de vue analytique ou politique ?

Guillaume Long – Sur le plan analytique, je suis d’accord avec les thèses de Chantal Mouffe. Je pense que le “populisme” est d’ordinaire mal défini ; « populisme » vient de « populaire » : ce n’est pas un terme par essence péjoratif. C’est un terme, au contraire, qui me semble pertinent. La politique implique nécessairement une dose de populisme, et l’hyper-politique plus encore. Un climat hyper-politisé est par excellence un moment populiste. Qu’on pense au Général de Gaulle ou à Churchill, il y avait une dimension populiste dans leur pratique ou leurs discours – Il faudrait rappeler aux médias que les héros qu’ils vénèrent ont tous été de grands “populistes” !

Au niveau politique, maintenant, faut-il le revendiquer ? Je ne sais pas. La presse l’utilise de façon tellement floue – ils ont successivement qualifié Bush, Obama et Trump de « populistes » ! – que ce terme finit par ne plus vouloir rien dire. Rafael Correa avait une très bonne définition : il disait que le populisme, « c’est tout ce que les élites ne comprennent pas ». Je n’utilise pas ce terme, car dans la sphère médiatique je pense qu’il est contre-productif de le revendiquer. Il faut donc distinguer plusieurs niveaux : politique et académique.

Le “populisme” n’est absolument pas un terme péjoratif, mais je ne l’utilise pas car je pense que ce serait contre-productif, du moins en Amérique latine.

Entretien réalisé par Vincent Ortiz.

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© Vincent Plagniol pour LVSL
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