Services de proximité et néolibéralisme : les victimes du progrès

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© MichaelGaida

Les services de proximité sont les victimes invisibilisées de la casse du service public mise en place par les gouvernements néolibéraux successifs. Les grèves, mais aussi les suicides des employés auraient dû alerter contre la mort programmée de ces services primordiaux. En effet, les services de proximité sont essentiels à la cohésion sociale et nationale. Ils sont indispensables pour l’émancipation culturelle de chacun, ainsi que pour représenter concrètement, au quotidien, nos institutions étatiques. Les services de proximité comprennent en effet l’administration, les services postiers, les bibliothèques, ainsi que la police. Quelles sont les conséquences de la mise à mal des services publics pour les services de proximité ?


L’administration : des économies quel qu’en soit le prix

Une grande majorité des suicides « professionnels » s’effectuent sur le lieu de travail. Ce signal dramatique en dit long sur les souffrances professionnelles. La rentabilisation demande des efforts supplémentaires aux employés, alors qu’ils ont de moins en moins de moyens. En effet, on pourrait résumer le dogme néolibéral par la formule suivante : « dépenser moins pour faire mieux ». Le rapport entre dominants et dominés établi par un capitalisme sauvage et un libéralisme grandissant rend les statuts des employés de plus en plus précaires, aussi bien dans le secteur privé que public. En ce qui concerne l’administration, les pratiques sont identiques à d’autres secteurs. Le gouvernement cherche à faire des économies. Cela est un effet de l’hégémonie néolibérale, dont la première technique est sans surprise de procéder à la suppression d’emplois.

« Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. »

Par exemple, certains employés de La Poste ont pour mission de fournir les papiers d’identités de la population. Les mairies se retrouvent ainsi écartées de cette mission, la faute aux lois de décentralisation, qui redéfinissent les « nouvelles compétences », causant ainsi pour certains services de proximité « une crise d’identité ». Ainsi, les employés de La Poste peuvent désormais faire passer les différents examens liés au permis de conduire, ajoutant ainsi une tâche qui n’est pas initialement dans les compétences de La Poste. Cette diversification ou restructuration des compétences n’est qu’un moyen de sauver tant bien que mal un service déjà touché par la logique néolibérale. À ce stade, nous pouvons parler de réorganisation institutionnelle.

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© Frédéric Bisson

Cette réorganisation fondée sur une idéologie de rentabilité amène à des pratiques hautement problématiques, comme par exemple le scandale de la gestion des données personnelles par La Poste. En effet à l’image des GAFA, les données personnelles des usagers sont revendues par l’établissement public. Nous pouvons ainsi parler de mise en service de l’État aux marchés privés. C’est de cette manière que l’économiste et sociologue Bernard Friot définit le néolibéralisme. Lorsqu’une responsable de La Poste a été interrogée au sujet des données personnelles, elle a répondu qu’il fallait « sauver les apparences ». Une telle politique a été menée suite au scandale de l’affaire France Télécom. Ainsi, après les révélations et les vagues provoquées par ce choc, La Poste a mis en place des stratégies de communication afin marginaliser et de minimiser ce phénomène.

En ce qui concerne les suicides de ses employés, La Poste a cyniquement déclaré qu’il s’agissait de « victimes de la société qui évolue ». En effet, en 2016, La Poste doit, pour s’adapter à la concurrence et à la chute du volume du courrier, se réorganiser. Ainsi, les décideurs feront appel à la « modernité », la « restructuration » nécessaire du service. Les conséquences sociales sont catastrophiques : les usagers deviennent des « clients », et en dix ans, les effectifs ont diminué de 20%.

Les bibliothèques : la culture à vendre

Dans les bibliothèques municipales, une crise identitaire similaire est à l’œuvre. Les lois de décentralisation durant les septennats Mitterand ont véritablement contribué à cette crise. Un nouveau vocabulaire fait à l’époque son apparition avec les termes d’évaluation et de rentabilité. En ce qui concerne les bibliothèques universitaires, elles perdent elles aussi progressivement leur rôle : « Les nouvelles générations n’ont plus le même rapport aux livres, et surtout n’ont plus forcément besoin de venir en bibliothèque pour accéder aux ressources documentaires », observe Frédéric Saby, coauteur de L’Avenir des bibliothèques. L’exemple des bibliothèques universitaires.

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Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France © Poulpy

Le taux d’emprunt des documents imprimés a énormément diminué. Les 539 bibliothèques universitaires de France ont accueilli 69,5 millions de visiteurs en 2017. Ces espaces subissent une profonde évolution : elles ne cessent de perdre non seulement en attractivité, mais aussi en moyens. Par exemple, à Marseille, les horaires d’ouverture ont diminué d’environ un tiers. Cela les rend d’autant moins accessibles aux usagers. Si l’on rajoute à cela des départs à la retraite qui ne sont pas compensés par de l’embauche, on se retrouve alors avec des services qui manquent de personnels face à une demande toujours importante. Pourtant en 2018, les dépenses liées à la culture et aux loisirs ont augmenté de 1,5%, dans un contexte de hausse des prix toujours modéré, à savoir de 0,5% en 2018. Les services culturels et de loisirs sont les principaux contributeurs (+2,6 %), alors que la consommation de presse, livres et papeterie continue de s’effacer (-4,0 % en volume, après -3,7 % en 2017 et -3,5 % en 2016).

Il est nécessaire de noter les impacts que peuvent avoir les bibliothèques sur l’économie, ou encore sur l’aspect social. En plus d’être créatrices d’emploi, elles sont une forme d’attrait pour d’autres professions comme les éditeurs par exemple, amenant ainsi une réputation à la bibliothèque, et donc de la visibilité à la commune où elle se trouve. Elles ont aussi un rôle d’information pour les habitants. Elles sont une source de renseignements pour l’administration ou la santé. En ce qui concerne l’éducation et la formation, les bibliothèques sont de vastes zones de ressources pédagogiques. En effet, 67 % des usagers s’y rendent pour « lire, travailler et faire des recherches ». De plus, étudier à la bibliothèque semble motivateur et bénéfique puisque 49 % des personnes admettent l’influence de cette méthode sur leur parcours scolaire.

La police avec nous ?

Le rôle des différents corps de police est sous tension depuis plusieurs mois, et a notamment été exacerbé par la forte mobilisation durant le mouvement des gilets jaunes. Un changement des rapports de force a failli s’effectuer lors de la grève de ces agents. Néanmoins, l’arrêt brutal de cette grève face à l’acceptation d’un régime spécial différentié n’a fait que renforcer un sentiment de séparation entre les forces de l’ordre et le reste de la population.

« Le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. »

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© Pierre Selim

Les différentes affaires et scandales liés à des actions injustifiées de la police mènent à se poser des questions sur la gestion gouvernementale des forces de police. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que les services de police font partie des services de proximités publics eux aussi menacés. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, fait déjà de l’œil aux entreprises de sécurité privées pour 2020. Selon le rapport de la Cour des comptes de février 2018, 168 000 salariés travaillaient dans les entreprises de sécurités privées. Cela représente la moitié des effectifs de la sécurité publique, ce qui donne lieu à une forte inquiétude sur le nombre de « réorganisations », alors que la Cour des comptes a aussi mis le doigt sur « les faiblesses persistantes du secteur ». Le secteur de la sécurité privée représentait environ 6,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires hors taxes en 2016, mais se caractérise par une forte atomisation et une faible rentabilité. Alice Thourot, députée LREM, a ainsi déclaré: « Nous devons chercher et tendre vers un modèle économique durable », précisant que les entreprises de moins de 10 salariés représentaient 80 % du nombre des entreprises de sécurité privée, mais moins de 10 % du chiffre d’affaires global. Selon elle, l’objectif est de « structurer le secteur et générer de la confiance pour les donneurs d’ordres, publics ou privés ». L’atomisation du secteur provoque en effet une forte concurrence et des prix bas, qui peuvent se ressentir sur la qualité de service. Le fait est que l’on se retrouve ici face à un conflit d’intérêt flagrant, étant donné que les entreprises privées définissent elles-mêmes leurs objectifs. On peut éventuellement imaginer une collaboration entre les deux secteurs mais il faudrait dans ce cas entamer des modifications du code du travail, voire créer de nouveaux statuts mettant ainsi en concurrence les agents des services publics et les agents des services privés, brouillant ainsi encore plus l’objectif initial qui est veiller à la sécurité de la population. On en revient toujours au même point, à un discours tenu depuis plus d’une dizaine d’années par la droite : les services publics coûtent trop chers.

Sentiment d’appartenance et liens sociaux

Il est difficile de nommer tous les buts des services de proximité. En effet, l’imaginaire collectif voit dans les services de proximité un aspect très humain, qui fait appel aux affects. Nous avons tous cette image du facteur qui vient apporter le courrier ou des agents de police qui vous indiquent votre chemin. Les facteurs en territoires ruraux par exemple, sont essentiels au bien-être de la population qui en plus de diminuer, vieillit. Les facteurs sont parfois les seules personnes à rendre visite aux personnes âgées. En soi, les services de proximité ne sont que la mise en service sociale de l’État. Une sorte de lien tangible entre le peuple et les institutions.

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© Cremona Daniel

Il est important de revenir à cette notion de collectif qui représente très bien notre système de sécurité sociale, surtout quand les pratiques néolibérales détruisent petit à petit cela pour tout mettre au service des marchés privés et de la concurrence sauvage. Les services de proximité comme les bibliothèques, l’administration, la poste ou encore la police sont des services qui servent au bien-être commun. Ce que certains appelleront le progrès peut se traduire par un certain individualisme, soit la prise en charge de soi par soi. Mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas tous nés dans le même environnement social. Il est important de noter que cet individualisme qui vise ladite réussite sociale par l’argent mène à la mort certaines personnes. Des gens qui n’avaient pas les moyens sociaux et financiers de se protéger face à ces dangers. Ces dangers visent évidemment les classes les plus pauvres et les plus précaires.

“Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même république.”

Dans un souci de mutation sociétale, la sauvegarde des services publics de proximité est primordiale, particulièrement pour les territoires ruraux. Ces territoires sont aujourd’hui délaissés, même d’un point de vue électoral. En effet, étant donné qu’il s’agit de territoires où les services publics sont peu développés, les services de proximité sont le seul capital humain des habitants. Les services de proximité maillent le territoire, ils sont des liens qui rappellent l’appartenance à une même République. Face aux déserts médicaux et scolaires, les services de proximité sont bénéfiques à la cohésion sociale. La crise provoquée par le Covid-19 en est la simple démonstration. Ainsi, en plus d’être un enjeu pour le bien-être des citoyens, c’est un enjeu démocratique. Nous priver de services de proximité, c’est nous priver de nos droits de citoyens.

Coronavirus : Une « guerre » ne se mène pas seul

Infanterie Française, 1914 © Wiki Commons, Bibliothèque nationale de France

La situation dans laquelle la pandémie du Covid-19 nous a plongés depuis quinze jours est, selon le président de la République, une situation de « guerre ». L’emploi du registre martial pour qualifier la situation est lourd de conséquences. Emmanuel Macron ne semble pourtant pas en avoir pris la mesure : la guerre est traditionnellement organisée et menée par l’État, pas par les hommes. Or, pour le gouvernement, la lutte contre l’épidémie du coronavirus semble reposer principalement sur les responsabilités individuelles.


La soudaineté avec laquelle nous sommes passés d’un temps de paix à un temps de « guerre » nous désempare, alors même que notre voisin transalpin fournissait déjà un tableau d’anticipation assez fidèle. De fait, en plus d’avoir installé des mesures radicales d’isolement, bouleversé nos habitudes physiques, économiques et sociales, cette soudaineté s’est accompagnée d’une peur : la peur que la situation ne soit amenée à se dégrader, et la nécessité de s’y habituer. Et s’y habituer seul, avec pour seule catharsis collective le court mais nécessaire rituel d’ovation à nos soignants depuis nos fenêtres le soir.

C’est sans doute là le plus déconcertant : une « guerre » ne se mène pas seul. Nombreux sont ceux qui critiquent l’emploi même du registre martial pour qualifier la situation, notamment la médecin urgentiste Sophie Mainguy, qui pointe l’absence d’ennemi ou d’armes et la nécessité seule d’une intelligence du vivant pour enrayer la vague.

Alors, pourquoi le terme de « guerre » ?

Certes, il y a des éléments d’une guerre dans le Covid-19, dans l’ébranlement de nos structures publiques et les ruptures systémiques d’approvisionnement notamment. Il y a la mobilisation de l’armée pour sécuriser le confinement. Il y a aussi la mise en concurrence des individus pour les ressources vitales, ainsi que l’usure psychologique de chacun. Mais il manque dans cette nouvelle guerre un aspect fondamental : l’action militaire de la puissance publique. Une action planifiée, industrielle, coercitive, ordonnée… bref, totale. Le rôle de l’État belligérant dans les précédentes guerres mondiales a en ce sens consisté à mobiliser les citoyens, l’industrie, les entreprises, la finance, les institutions, pour mener la lutte. Une autorité étatique administrée à tous les corps sociaux et économiques d’un territoire donné. À l’échelle locale, les villes sous contrôle ennemi ou zone militaire organisent le ravitaillement de leurs populations sous le contrôle des administrations centrales. En temps de guerre, l’État répartit la main d’œuvre, réquisitionne les entreprises, organise l’immigration. D’ailleurs, l’« effort de guerre » déployé pendant la Première Guerre mondiale est précisément à l’origine de l’interventionnisme croissant des États dans les structures économiques et sociales des nations au XXe siècle, à travers le New Deal de Roosevelt, le Gosplan soviétique, le Plan Monnet, le Welfare State britannique, etc.

Ici, rien de semblable. L’État fait reposer la victoire contre l’épidémie sur les individus, en espérant que la somme des responsabilités individuelles constituera miraculeusement une réponse collective à la hauteur. Et ce, quand il n’est pas occupé à détricoter soigneusement le droit du travail ou encourager à la continuité des activités non essentielles, comme le BTP. Ce alors même qu’il s’évertue à installer l’inégalité, la confusion et l’illisibilité, dans les mesures publiques. En ce sens, l’exemple le plus frappant reste sans doute dans l’éducation nationale : le 12 mars, Emmanuel Macron annonce la fermeture des crèches, écoles et universités, désavouant son ministre Jean-Michel Blanquer qui déclarait l’inverse le matin même. Consigne, comme beaucoup d’autres depuis, qui s’appliquera de manière inégale dans chaque département.

« Les petits gestes »

On retrouve-là un trait caractéristique de la Macronie, qui déjà délaissait une action ambitieuse de l’État contre le réchauffement climatique en y préférant « les petits gestes » quotidiens de chacun. Édouard Philippe raisonne de la même manière, lundi 23 mars, lorsqu’il demande à « chacun [d’être] capable de participer à cet effort de solidarité nationale », et sous-entend qu’on ne peut pas tout demander à l’État. Même logique, lorsqu’Emmanuel Macron regrette, le 16 mars 2020, « le monde [rassemblé] dans les parcs, des marchés bondés, des restaurants, des bars qui n’ont pas respecté la consigne de fermeture. Comme si, au fond, la vie n’avait pas changé » : avant même les mesures et obligations officielles de confinement (17 mars 2020), l’accent est mis avant tout sur la responsabilisation et la moralisation de chacun. Dans le même discours, il martèle six fois le terme « guerre » sans évoquer une seule fois celui de « confinement ». Dans cette répartition se joue distillation de la responsabilité de chaque individu, sans avancer une prise d’action forte de l’État. D’ailleurs, c’est seulement le lendemain qu’est donnée clairement la ligne du Gouvernement, principalement axée sur les mesures de confinement.

Ainsi, en ne comptant que sur les mesures de confinement et de mobilisation des soignants, le Gouvernement ne compte finalement que sur les individus pour organiser et fournir l’effort de guerre. Et de poursuivre ce registre assumé : au front, les soignants, largement sous-protégés, réorganisent les structures de soin, largement sous-équipées, pour traiter un flux toujours plus important de patients, largement sous-évalué. À l’arrière, ce sont les employés des supermarchés, les caissiers, les livreurs, les « sacrifiables ».

Mais l’effort repose aussi sur les ménages, tantôt parce qu’ils se voient imposer un confinement drastique (malades ou non, en compagnie d’un malade ou non) tantôt parce qu’ils ont pris le relais de l’éducation nationale pour leurs enfants, soutenus par des vacataires à bout de souffle, en même temps de devoir poursuivre leur activité. Bientôt, eux aussi seront mobilisés au front. À travers la « réserve civique » qui déploiera des jeunes, potentiellement porteurs du virus, pour aider les plus vulnérables, potentiellement contaminés. Ou encore en gonflant les rangs de la « grande armée de l’agriculture française »  (pour reprendre les mots de Didier Guillaume ou Sibeth Ndiaye) de femmes et d’hommes n’ayant pas la moindre expérience dans le domaine, non équipés, non testés, risquant une fois de plus de propager le virus dans les territoires.

Tout reposerait donc sur la discipline ou le courage sacrificiel de l’individu, avec tous les dangers que cela comporte : puisque l’effort de guerre repose sur la société, il en épouse les imperfections. Le Covid-19 révèle ainsi au grand jour l’écart immense entre deux catégories sociales : d’une part, soignants, travailleurs urbains et fonctionnaires ou vacataires qui assurent péniblement traitement, continuité des services publics et approvisionnement de nos estomacs, les précaires et classes moyennes, entassés dans des surfaces inadaptées, au risque de renouveler le triptyque moyenâgeux pauvreté-urbanité-insalubrité ; d’autre part, les privilégiés partis se mettre au vert dans leurs résidences secondaires, doublant la pression sociale d’une concurrence sanitaire avec les locaux. Violence inouïe qu’on perçoit à l’île de Ré par exemple, où les classes supérieures des grandes villes, qu’elles soient saines, porteuses ou malades, embouteillent l’accès au seul hôpital de La Rochelle.

Dans cette équation, aucun leadership de l’État. Certes, il soutiendra, il protégera, il « paiera ». Mais une guerre n’est pas comme un marché que l’État doit réguler ou dont il doit corriger les imperfections. Dans une guerre, l’État n’agit pas en bout de chaîne quand le mal est fait. Dans une guerre, l’État ne vient pas compenser les pertes. Il les anticipe, les évite, les combat.

En temps de guerre, un État fournit l’effort de guerre

Cela aurait dû passer par la production industrielle massive, indépendante, nationale ou européenne, des armes : médicaments, gels, masques, respirateurs, blouses, etc.

Cela aurait du passer par une organisation rigoureuse de la prévention et du dépistage, en profitant d’un maillage administratif particulièrement développé : prophylaxie, tests de dépistage, police sanitaire, massification des scanners pulmonaires dans chaque commune, chaque préfecture. C’est seulement à travers un dispositif massif de dépistage du virus que l’on viendra à bout de ce dernier : à la fois parce qu’il offrira une information rigoureuse, exhaustive, anticipatoire, mais aussi parce qu’il permettra de mobiliser intelligemment les forces vives et saines, identifiées, du pays. Il n’y a qu’à regarder l’efficacité avec laquelle la Corée du Sud et Taïwan ont anticipé et répondu à l’épidémie. Or, pour reprendre l’analyse de Jean-François Delfraissy, président du Comité scientifique sur le coronavirus et ancien président du Comité consultatif national d’éthique dans La Croix du 20 mars 2020, « Le confinement n’est pas la bonne stratégie, c’est la moins mauvaise des stratégies qui étaient possibles en France, à la mi-mars 2020 ». Une fois la vague épidémique passée, le confinement ne pourra plus être la mesure privilégiée.

Cela aurait dû passer une économie de guerre : à travers une hiérarchisation des priorités industrielles et économiques en réquisitionnant officiellement les grandes entreprises à la production des éléments strictement vitaux.

Rien de cela n’a été fait : mais si l’État s’est exhibé dans sa grande absence, s’il s’est illustré par son irresponsabilité, s’il a fait peser l’effort de guerre sur ses administrés, ça n’est pas principalement par manque de volonté politique. C’est principalement parce que, structurellement, il n’en a plus la capacité. Et ce parce qu’il a travaillé, pendant des décennies, à sa propre impuissance. C’est parce que, sur fond de doctrine ultra libérale, il a progressivement déserté, partant délaissé, les services essentiels à la santé et la sécurité des individus au profit d’acrobaties budgétaires et de fléchages financiers douteux vers des pans de l’économie totalement inutiles au bien-être ni des hommes ni de la planète sur laquelle ceux-ci étaient censés prospérer.

La catastrophe du Covid-19 n’est pas une incise, c’est une alerte

Il n’y a pas de « leçon à tirer » de cette catastrophe : cette catastrophe est une leçon, violente, sur l’impuissance de l’État. Le Covid-19 a su démarquer en un éclair les anciennes priorités incompressibles de la puissance publique, que cette dernière s’est pourtant évertuée à mépriser et sacrifier pendant des décennies : l’agriculture, les territoires, l’éducation, le social, la santé, la sécurité, l’écologie.

Plus que jamais, l’État doit réinvestir sa pleine fonction. Il doit rebâtir la société sur de nouvelles normes de frugalité, rebâtir son système productif à travers un protectionnisme strict sur des industries stratégiques, parce que vitales. Pour reprendre l’exemple historique, les temps de guerre mondiale avaient amorcé puis accouché en Europe et aux États-Unis d’une planification et d’un interventionnisme socio-économique fort pour organiser la reconstruction, sur le modèle du New Deal américain. L’État doit, de la même manière, rebâtir son intervention. En tant de « guerre », mais surtout une fois qu’elle sera passée.
Coïncidence : l’Europe a adopté, au moment même où l’épidémie du Covid-19 apparaissait à Wuhan, un « Green Deal ». Ce programme européen pourrait justement être l’occasion de refonder l’intérêt des acteurs publics dans l’organisation et la marche de la société, à l’heure où le règlement des périls, qu’ils soient sanitaires, géopolitiques, écologiques, ne saurait reposer sur les « petits gestes du quotidien ».

Car c’est bien à la puissance publique d’organiser l’action de chacun, pas l’inverse. Or, si l’on admet précisément comme « guerre » les situations de pression systémique mettant en danger la survie de l’homme, les guerres du XXIe siècle pourraient bien durer longtemps.

 

 

Usine Luxfer à Gerzat : l’impérative réouverture face à la crise du COVID-19

L’entrée du site de l’usine de Luxfer à Gerzat dans le Puy-de-Dôme © Axel Peronczyk

La reprise de l’activité sur le site de l’entreprise multinationale Luxfer Gas Cylinders à Gerzat (63), dans l’agglomération de Clermont-Ferrand, pourrait bien s’avérer vitale dans le contexte de la crise sanitaire que nous traversons. Les salariés de cette usine fabriquaient en effet des bouteilles d’oxygène médical pour les hôpitaux, ainsi que des bonbonnes de gaz pour les pompiers. Mais ce savoir-faire indispensable a été abandonné au profit de la rentabilité par la multinationale anglaise. Retour sur l’histoire récente d’une aberration qui nous coûte aujourd’hui des vies face à l’épidémie de coronavirus. 


L’urgence d’agir pour sauver des vies

À l’heure où nos hôpitaux manquent cruellement de moyens humains et matériels pour assurer la continuité de ce service public vital, les bonbonnes d’oxygène fabriquées par Luxfer sur le site de Gerzat seraient tout sauf accessoires. L’usine de Gerzat, c’est d’abord 136 vies de salariés chamboulées par autant de licenciements après une lutte acharnée de plus de 15 mois pour la préservation des emplois locaux et la défense de l’intérêt général. Mais, devant la vitesse de propagation du virus Covid-19, le nombre de vies en danger pourrait encore augmenter si cette usine ne reprenait pas son activité.

Les bouteilles d’oxygène fabriquées sur le site de Luxfer à Gerzat sont indispensables pour les patients hospitalisés. Si des malades du Covid-19 sont à l’hôpital et bénéficient de l’assistance d’un respirateur sur place, cet appareil électronique est branché à un réseau d’air oxygéné qui se trouve aussi sur place. Dans ce cas, pas besoin de bouteilles d’oxygène médical. En revanche, au moindre déplacement d’un patient, d’un service à un autre, ou bien d’un hôpital à un autre (comme c’est le cas dans les hôpitaux où il y a saturation), il faut obligatoirement que celui-ci soit équipé d’une bouteille, car il n’est plus raccordé au réseau d’air oxygéné lors du déplacement. Sans cette bouteille, le patient ne peut plus respirer correctement, voire même ne plus respirer du tout. À noter : les bouteilles de Luxfer sont aussi utilisables pour l’oxygénothérapie, une pratique à laquelle il y a de fortes chances que beaucoup de patients recourent, du fait des séquelles qui nécessiteront un traitement, à vie ou provisoire selon les cas, après avoir été touchés par le Covid-19. Il s’agit de petites bouteilles portatives que l’usine Luxfer était seule à fabriquer en Europe.

Les bouteilles d’oxygène médical peuvent se remplir et se vider. Toutefois, s’il y a trop peu de bouteilles par service hospitalier, les bouteilles disponibles doivent être remplies plus fréquemment, ce qui constitue une perte de temps précieux. Cela peut créer des difficultés supplémentaires. Dans le cas où il faudrait, par exemple, déplacer 50 patients d’un coup vers un hôpital militaire, et où l’on ne disposerait que de 20 bouteilles, il faudrait faire des choix : soit effectuer plusieurs trajets (deux et demi dans cette hypothèse), ou bien choisir quel patient fera le trajet avec une bouteille.

Le Ministère de l’économie et des finances, lors d’une rencontre avec les ex-salariés de Luxfer à Gerzat, a été incapable de décrire l’état du stock de bouteilles d’oxygène médical, ni même d’indiquer si ce stock pouvait permettre de faire face à l’épidémie. En revanche, Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT du site de Gerzat, est certain d’une chose : la direction de Luxfer a créé volontairement une pénurie de bouteilles d’oxygène médical pour pouvoir vendre des produits de plus basse qualité et augmenter ses prix de 12 %, à tel point que l’entreprise a pris 18 mois de retard dans la vente de bouteilles aux hôpitaux. Air Liquide, l’entreprise intermédiaire qui remplit les bouteilles que Luxfer produit, a dit dans un communiqué qu’elle « [travaille] en étroite collaboration avec les autorités pour accroître la production d’appareils d’assistance respiratoire », qui sera multipliée par deux en mars, et pourra être quadruplée d’ici juin si nécessaire. Cependant, il est impossible de savoir si Air Liquide pourra produire suffisamment, vu que la production des bouteilles ne dépend pas d’elle. Désormais, depuis que l’usine de Gerzat a fermé ses portes et que ses salariés ont été licenciés, elle dépend d’autres fournisseurs. Seulement trois entreprises fournissent l’Europe, sans compter Luxfer : la compagnie turque MES Cylinders, la société américaine Catalina Cylinders, et AMS Composite Cylinders, une firme taïwanaise. Il est cependant impossible de savoir si ces entreprises seront en mesure de continuer à assurer la production durant cette période de crise sanitaire.

Bouteilles d’oxygène médical de tailles diverses à destination des hôpitaux © Axel Peronczyk

L’ARRÊT DE L’ACTIVITÉ ET LES LICENCIEMENTS : UNE ABERRATION ÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES DÉSASTREUSES

L’usine de Gerzat est à l’arrêt depuis mai 2019. Le motif économique des licenciements apparaissait alors injustifié car l’entreprise était très rentable : ses bénéfices étaient même en augmentation de 55 %. À cette injustice s’ajoute celle des conséquences sur l’emploi : la multinationale n’ayant pas respecté ses obligations d’accompagnement des personnes licenciées, ce sont à peine 15 % des 126 salariés licenciés dans un premier temps (sur 136 au total) qui ont retrouvé un emploi, la moitié de ceux-ci étant précaires et, pour la plupart, situés à plus de 30 kilomètres du domicile des ex-salariés. Les dix salariés qui restaient alors, représentants syndicaux dont les licenciements avaient été auparavant interdits par l’Inspection du Travail, ont finalement reçu un courrier daté du 6 février 2020 de la part du Ministère du Travail qui a décidé d’annuler la décision et d’autoriser leur licenciement.

LA MENACE DE DESTRUCTION DE L’USINE PAR LA DIRECTION

Face à la résistance des salariés, l’entreprise Luxfer a voulu détruire l’outil de production, pourtant encore opérationnel, et ce malgré un carnet de commandes plein. En réaction, les salariés ont décidé d’occuper nuit et jour leur usine pour faire valoir leurs droits et sauver leur outil de travail. La destruction n’a pas eu lieu grâce aux salariés qui l’ont dénoncée, car en plus de condamner les vies des salariés, cette destruction aurait pu menacer celles des habitants à proximité. Comme le rappelait Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, lors d’une manifestation le 31 janvier dernier, la destruction aurait pu provoquer une crise sanitaire comparable à l’incendie de Lubrizol. En effet, l’usine est pleine de produits inflammables, d’huile, d’amiante, sans oublier qu’elle se situe à proximité d’un cours d’eau. Les conséquences environnementales et sanitaires auraient pu être désastreuses.

Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier, qui alerte sur l’éventuelle destruction de l’usine par la direction de Luxfer et le risque de crise sanitaire © Romain Lacroze

Finalement, une inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a confirmé le risque sanitaire que les salariés avaient dénoncé. Par ailleurs, une procédure a été initiée contre la multinationale devant la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes (DGCCRF) pour abus de position dominante.

LA REPRISE DE L’ACTIVITÉ, SEULE ISSUE RAISONNABLE

Malgré des bénéfices records et l’argent du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) que l’entreprise touchera même après les licenciements, les dirigeants anglais de Luxfer ont justifié les licenciements économiques sous prétexte de compétitivité, une disposition prévue par la « Loi travail » de 2016.

De leur côté, afin de garder des emplois sur place, les salariés ont dû se mettre à la recherche d’un moyen pour reprendre l’activité : ils ont proposé un projet de reprise en SCOP (société coopérative et participative) à leur direction, lequel aurait permis de commencer avec dix emplois, et de monter progressivement à 55, de conserver l’activité originelle tout en se diversifiant, mais la direction l’a balayé d’un revers de la main sans s’y intéresser.

Les ex-salariés de Luxfer à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier portant une banderole où il est écrit « Luxfer, l’État complice » © Romain Lacroze

L’État, de son côté, n’a encore rien fait de concret dans le sens de la reprise d’activité, sauf un début de recherche de repreneur via la structure Business France, mais cela n’a encore donné aucun résultat.

En tout cas, une chose est sûre : aujourd’hui l’usine est toujours à l’arrêt, l’outil de travail et les salariés sont prêts, le savoir-faire intact et indispensable dans cette crise sanitaire pour sauver des vies. Les ex-salariés demandent la « nationalisation définitive de l’usine pour un redémarrage immédiat », dans une pétition du 20 mars sur le site Change.org adressée au président de la République, Emmanuel Macron, et au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol » – Entretien avec Éric Coquerel

Le député de la France Insoumise Eric Coquerel fait partie des vice-présidents de la mission d’information créée des suites de l’incendie du site de Lubrizol à Rouen. Après plusieurs mois d’auditions, il nous a expliqué son analyse de la situation, en revenant notamment sur les enjeux environnementaux et sociaux autour de l’industrie française que l’accident a permis de mettre au jour. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Jeanne du Roure.


Le Vent Se Lève – Comment êtes-vous devenu membre de la mission d’information créée après l’accident de Lubrizol ?

Eric Coquerel – Je suis rapporteur pour la commission finance de la mission qui recouvre la moitié du du budget du Ministère de l’Écologie (dont la prévention des risques). Je connaissais donc assez bien le sujet. De plus, il se trouve que j’ai été à une manifestation au moment de Lubrizol à Rouen. Je me suis intéressé au sujet, à la fois pour des raisons de fond – sur ce que ça révélait – mais aussi parce que c’est en résonance avec la mission qui est mienne à l’Assemblée nationale. Ça avait été plus facile de poser des questions, de savoir qui il fallait interroger, parce qu’il s’agissait en général de gens que j’avais déjà interrogés dans le cadre de cette mission.

LVSL – Pouvez-vous revenir sur ce qui s’est passé pendant les travaux ? Les conclusions qui ont éventuellement été rendues et si elles auront des suites effectives sur la gestion des sites sensibles ?

E.C – Les auditions sont terminées, le rendu des travaux a eu lieu. Il faut savoir que, en réalité parlementaire, il y a deux missions. D’une part, il y a une commission d’enquête au Sénat qui a statutairement une fonction plus importante. Par exemple, les gens qui témoignent pendant une commission d’enquête sont tenus de dire la vérité sous peine de poursuites judiciaires. On se rappelle de la dernière commission d’enquête qui avait eu lieu au Sénat sur l’affaire Benalla. Des gens de l’Elysée avaient témoigné et s’étaient retrouvés devant les tribunaux parce qu’on a estimé qu’ils avaient menti. Donc le Sénat a cette chance.

À l’Assemblée, on n’a pas réussi à obtenir une commission d’enquête parce que la majorité En Marche l’a refusée, contrairement au Sénat. On s’est contenté d’une mission d’information. Sa nature ne change pas beaucoup si ce n’est ce petit détail : si on ment durant une commission d’information, ça n’a pas de conséquences juridiques.

Nous avons au demeurant auditionné beaucoup d’acteurs. Cela n’a pas permis de distinguer les origines directes du problème, c’est plutôt la justice qui parviendra à trouver d’où ça vient. Lubrizol vient d’ailleurs d’être mis en examen. Par contre nous avons pu repérer les dysfonctionnements, manque de moyens et de réglementation qui, pendant des années, ont précédé l’accident. Ces derniers ont, si ce n’est occasionné l’incendie, aggravé ses conséquences et surtout mis en lumière le dysfonctionnement évident de gestion du risque une fois l’incendie déclaré.

« Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution. »

LVSL – Concernant la terminologie, quels sont les termes que vous employez pour décrire Lubrizol ? Incident, accident, crise ?

E.C – C’est au moins un accident. Ça n’a pas le caractère de catastrophe comme à l’AZF de Toulouse, parce qu’il y a eu des morts. Sur le long terme, les avis divergent sur les effets de la pollution due à Lubrizol, mais on est plus dans une nature d’accident que de catastrophe. Cela aurait néanmoins pu être catastrophique.

Je parlais tout à l’heure de dysfonctionnements dans l’alerte. Il était compliqué au moment où la décision a été prise de ne pas confiner la population, le matin après l’incendie, de savoir quelle était la nature même de la pollution.

Ce qu’on savait le lendemain, c’est que respirer les effets de cette pollution n’entraînait pas de mort immédiate, mais on ne savait absolument rien des conséquences à moyen et long termes. Pourtant, le préfet a décidé de ne pas procéder à un confinement parce qu’il craignait que les effets de panique soient supérieurs aux conséquences. C’est prendre une lourde responsabilité et c’est toujours imaginer qu’une population prend forcément les mauvaises décisions, que la passion l’emporte sur la raison, que les gens vont partir sur les routes…

Il s’agit d’une vision un peu étrange de la population qui est au contraire bien informée, y compris au niveau de la prévention des risques, ce qui est profitable. Pour les conducteurs de bus par exemple, qui ont continué à rouler dans toute la pollution des jours qui ont suivi, rien ne dit dans l’avenir qu’ils n’en subissent pas les conséquences. Rien que là, le dysfonctionnement est évident.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la manière dont la crise a été traitée par les différents acteurs, d’un côté l’Etat, de l’autre les médias ?

© Vincent Plagniol

E.C – Je trouve que la crise a été traitée par l’Etat de manière insatisfaisante. Tous les gens qu’on a auditionnés, y compris les maires, trouvaient qu’il n’y avait pas assez d’informations, ou qu’elles étaient étonnantes lorsqu’elles existaient. Quand par exemple, le préfet explique quasiment le matin même qu’il n’y a pas de risques de toxicité majeurs, alors même que la ministre Agnès Buzyn parle quelques jours plus tard de la suie et de ses conséquences toxiques. La contradiction n’est pas faite pour rassurer les gens.

« Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol. »

Quand le préfet de Seine-Maritime a des propos pour le moins rassurants, alors que le préfet de l’Oise, sur lequel le nuage a circulé, prend des mesures plus drastiques et inquiétantes, tout cela ne fait pas très sérieux. Il y a beaucoup à redire dans la gestion. Cela montre quelle vision ont l’Etat et ses représentants des réactions possibles de la population.

Je pense que les gens ont assez de connaissances pour être informés de manière objective, y compris en termes de précaution. Le principe de précaution n’a pas été assez appliqué au moment de l’accident de Lubrizol.

LVSL – Rouen n’est pas la seule ville qui possède un certain nombre de sites classés Seveso. Le problème est que d’une part, ce sont des sites pourvoyeurs de beaucoup d’emplois – c’est le cas à Rouen – mais de l’autre, on sait qu’il y a danger en cas d’accident. À l’heure d’une prise de conscience concernant l’écologie, comment peut-on concilier la pérennité de ces emplois, avec la nécessité de tendre vers une industrie plus respectueuse de l’environnement ?

E.C – Je crois qu’il faut de l’industrie en France et qu’il y a inévitablement une partie de l’industrie qui est à risque. Je ne trouve pas souhaitable l’idée d’éloigner cette production liée à une industrie à risque toujours plus loin, quitte à exporter ailleurs nos propres risques. Il faut faire avec des règles absolument drastiques.

« Il n’y a jamais assez de règles, de lois. »

Quelles sont ces règles drastiques ? C’est déjà estimer que rien n’est supérieur à la question de la prévision et de la gestion des risques. Par exemple, les profits : c’est toujours le problème de ce genre d’industrie.

Est-ce qu’il est raisonnable que des industries classées Seveso soient en réalité gérées par des entreprises dont la question de la rentabilité des actionnaires prime très certainement sur tout le reste ? Je pense par exemple à l’entreprise américaine qui gérait Lubrizol. À partir de cela, il ne faut qu’à aucun moment les règles ne soient assouplies. Il n’y a jamais assez de règles, de lois.

Ensuite, il y a la question de proximité avec les centres urbains. Cela touche aussi la question d’aménagement du territoire. Si on observe bien, on s’aperçoit qu’il y a une trentaine d’années, ces sites n’étaient pas en plein centre urbain de Rouen. C’est parce qu’il y a étalement des centres urbains, de plus en plus, et que progressivement, ces lieux-là sont ré-englobés dans des centres urbains.

Dans ma mission parlementaire, il y a un des opérateurs, le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), qui est un organisme travaillant beaucoup sur la question de l’aménagement du territoire et qui fournit beaucoup de données.

Le Cerema dispose, par exemple, d’un bureau travaillant sur l’aménagement urbain autour des sites à risque. Par le plus grand des hasards, ce bureau se trouve à Rouen. Au niveau national, son personnel est passé de sept à un par l’effet des réductions drastiques d’effectif décidées par l’Etat. Disons-le tout net, la survivance de sites à risque n’est pas compatible avec les restrictions budgétaires qu’on connaît au niveau de la prévision des risques, de la gestion de ce type d’aménagement urbain.

Il est très certainement nécessaire dans une période de transition écologique d’avoir des sites à risque, on ne peut pas par contre désarmer ceux qui sont appelés à les aménager, les contrôler, les surveiller, à intervenir… Or c’est exactement ce qui se passe depuis des années. Lubrizol l’a révélé de manière éclairante.

LVSL Est-ce que vous pensez que tout a été mis en oeuvre par le passé, notamment après AZF à Toulouse, pour éviter que ce genre de catastrophe se produise ? Quels sont les moyens qui manquent aujourd’hui ?

E.C – Il faut savoir qu’en 15 ans, la prévision des risques dans le pays, les inspections des sites ont été diminuées par deux. En parallèle, le nombre de sites n’a cessé d’augmenter, il y a un vieillissement de l’appareil industriel en France. L’accroissement du dérèglement climatique a également des répercussions sur ce type de sites qui peuvent être sujets à des inondations plus fréquentes ou à de plus gros événements climatiques.

© Vincent PlagniolOr le contexte nécessite toujours plus de prévention des risques. On estime qu’en réalité, cette nécessité va même augmenter de 50% d’ici 2022. Cependant, il y a diminution par deux du nombre d’inspections, ainsi qu’une suppression des postes d’inspection depuis des années, qui continue au niveau du Ministère de l’Écologie. Un inspecteur aujourd’hui contrôle 420 sites en moyenne. Selon la Direction générale de la prévention des risques, que j’ai pour ma part auditionné, pour être capable de faire le minimum, il faudrait recruter 200 inspecteurs.

Tout n’est pas fait aujourd’hui dans le pays malgré des progrès. Après AZF, avaient été créés des plans de prévention des risques (PPRT) concernant les sites et leur environnement. Mais on ne peut pas faire ça avec moins de gens. Cela a comme conséquences de prioriser les sites Seveso, d’essayer d’avoir au moins une visite par an. Mais les autres sites vont voir leur nombre de visites dégradé, y compris les sites de dernier niveau qui n’en auront plus du tout.

Dans l’affaire Lubrizol, ça a une importance accrue. Très vraisemblablement, un des risques est survenu d’une des entreprises autour de Lubrizol, notamment Normandie Logistique. Plusieurs rapports l’ont montré : dans ces sites-là, la question du nombre d’inspections, du problème de formation des salariés est en dessous de tout. Donc on a extraordinairement dégradé la prévision des risques de manière globale dans ce pays, pour des raisons budgétaires.

Il faut savoir que les syndicats du Ministère de l’Écologie pensent qu’il y a un risque de disparition du Ministère tellement les suppressions de postes ne cessent d’augmenter. Le ministère de l’Écologie est toujours le parent pauvre dans les arbitrages finaux et c’est toujours celui à qui on reprend des budgets. On voit bien les conséquences que cela peut avoir sur la prévention des risques par exemple.

Mais cela est également vrai des opérateurs. Si on regarde par exemple Ineris, qui est l’opérateur qui intervient sur toute la question d’étude des risques – pas seulement industriels mais aussi naturels qui vont amplifier – on s’aperçoit chaque année que c’est 3% d’équivalents temps pleins qui disparaissent.

Cela n’est pas lié au fait qu’il y aurait moins de besoins mais tient à des raisons de diminution du nombre d’emplois dans la fonction publique et chez les opérateurs. Or, Ineris sont les premiers qui sont intervenus sur l’affaire Lubrizol. C’est en effet ceux à qui il a été demandé de diagnostiquer tout de suite le degré de dangerosité des produits polluants. Et pourtant, Ineris, qui est un outil extraordinaire, voit ses budgets diminuer chaque année.

« À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement. »

Un autre exemple : lorsqu’il y a eu la pollution de Lubrizol, le plan dit Polmar, c’est-à-dire pollution maritime, a été actionné. Il y a peu de temps, la décision a été prise de réduire encore les effectifs et les matériaux liés à ce plan et de faire en sorte que le bateau chargé de dépolluer du Havre soit supprimé pour ne plus garder que celui de Brest. Bien heureusement, ils n’ont pas eu le temps de le faire et ils ont pu acheminer le bateau du Havre par la Seine qui est arrivé à temps pour essayer de limiter autant que possible la pollution maritime.

À force de désarmer et d’affaiblir la prévention des risques, les équipes d’intervention et l’État, il y a un moment où la gestion des risques devient vraiment dangereuse alors qu’il serait possible de la résoudre autrement.

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

Pour aller plus loin : 

Abderrahmane A., « Terrorismes et trafic de drogues au Sahel », Le Monde, 19/07/2012.

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Peugeot Fiat-Chrysler : un mariage pour le meilleur ou pour le pire ?

Siège PSA @WikipédiaTTTAAA

Le mariage Peugeot (PSA) Fiat-Chrysler (FCA) a été annoncé avec l’aval de l’État français. Fort de l’expérience passée en matière de rapprochement entre entreprises, les inquiétudes se font jour concernant cette « fusion entre égaux ». Malgré les attentes fortes concernant les synergies et économies d’échelle attendues, les risques de voir une nouvelle entreprise française passer sous contrôle étranger, ou de faire naître un géant de l’automobile qui deviendrait ingouvernable, ont de quoi laisser sceptique dans le paysage d’une industrie nationale française déjà mise à mal.


LES TENANTS DU PROJET

Durant des années, Fiat-Chrysler a cherché à nouer une alliance avec un autre groupe automobile. C’était le grand projet de Sergio Machione(1). En avril dernier, le mariage avec Renault-Nissan était plutôt bien engagé. Mais la procédure avait échouée au dernier moment, pour cause de réticence de Nissan et de l’État français.

Le 31 octobre 2019, le constructeur automobile français, Peugeot, et l’italo-américain Fiat- Chrysler ont annoncé un accord de fusion, pouvant donner naissance au 4e constructeur automobile du monde. Ce dernier pèsera 50 milliards de dollars en bourse. Les perspectives sont avant tout industrielles pour FCA et davantage d’ordre stratégique pour Peugeot qui cherche ainsi à développer ses compétences dans la construction de voitures électriques (de manière à accéder au très convoité marché américain). S’ajoute à cela un fort besoin d’investissement et de recherche pour les voitures électriques et autonomes, investissements qui seraient favorisés par des économies d’échelles. Tous deux réunis ont surtout à cœur de devenir de sérieux concurrents des mastodontes Toyota, General Motors et Volkswagen, bien que cette dernière s’est vue affaiblie par la tourmente du « diesel gate ».

«LES GROUPES ANNONCENT UNE FUSION SANS FERMETURES D’USINES MAIS SANS GARANTIE SUR L’EMPLOI»

Le siège social du nouvel ensemble se trouvera au Pays-Bas et bénéficiera, de facto, des avantages fiscaux offerts par ce dernier. En effet, l’impôt sur les sociétés bataves est l’un des plus bas de la zone euro. Il est, sans nul doute, un paradis fiscal pour les entreprises au sein de l’UE. En outre, le groupe nouveau-né pourra user de la possibilité de reporter ses pertes réalisées à l’étranger, d’une année sur l’autre. Ainsi, sur une année de bénéfices le nouvel ensemble pourra faire peser des pertes d’années précédentes pour diminuer fictivement ses résultats et payer moins d’impôts. En somme : réaliser des opérations d’optimisation fiscale tout à fait légales.

Quant à l’emploi, au cœur des préoccupations des salariés des deux côtés des Alpes, les groupes annoncent une fusion sans « fermeture d’usines », mais sans garantie sur l’emploi. Les syndicats se disent, néanmoins, déjà inquiets et vigilants sur cette question.

Côté transalpin, le ministre italien de l’industrie Roberto Gualtieri a appelé John Elkann, dirigeant de Fiat-Chrysler, pour le féliciter de l’accord passé. Même son de cloche en France, puisque Bruno Lemaire, ministre de l’économie, a indiqué se satisfaire de cette fusion entre « égaux ». Son discours de confiance a des accents faussement colbertistes sur la construction de géants transnationaux, tout en se positionnant en garant de la protection des emplois et de l’empreinte industrielle française. On tique forcément devant l’optimisme affiché par notre ministre, tant l’État a fait montre de faiblesse, voire de complaisance, dans nombre de dossiers industriels : de Ford à Blanquefort, en passant par la mise en cause de Renault sous l’effet de la justice nippone. Persiste dans l’air comme un sentiment de déjà vu, déjà entendu, déjà floué, déjà berné… Cette parole qui se veut forte aux prémices des projets et faibles quand viennent les promesses non tenues des multinationales ne fait que participer à la dégradation toujours plus rapide de l’appareil industriel français.

L’entrée sud de l’usine PSA de Vesoul @WikipediaQscpoo

Pourtant, Peugeot était devenu le récit d’une réussite à la française. L’État était venu au secours du géant en 2013, après que le groupe se soit retrouvé au bord de la faillite. Cette situation avait fait entrer le chinois Dongfeng au capital de l’entreprise, au côté de l’État français (750 M€ chacun). Depuis, dans un contexte plutôt favorable au marché automobile mondial, PSA était parvenue à redevenir une entreprise rentable, investissant fortement sur les réductions de consommation, active à chaque opportunité de conquête de nouveaux marchés. Certes, il y eut un prix à ce retour de la croissance et les salariés en furent les premiers à en pâtir. Néanmoins, il s’agit à présent d’une entreprise en bonne santé financière malgré les transformations auxquelles se trouve confronté l’ensemble du secteur. Ainsi, il apparaît clair que l’entrain de l’État dans cette affaire s’est davantage assimilé au comportement d’un spéculateur, pressé de trouver son retour sur investissement, de prendre son bénéfice selon le jargon, qu’à celui d’un État stratège soucieux de préserver l’excellence française.

LA FUSION ENTRE ÉGAUX, UN CONTE DE FÉE ?

À chaque rapprochement d’entreprises, on nous ressort la même rengaine. La fusion entre égaux est la clé de voûte marketing à l’endroit des actionnaires et de l’opinion publique pour tout bon avocat ou banquier d’affaires qui se respecte. En effet, elle permet de ne pas effrayer les parties prenantes quant à la domination d’un groupe sur l’autre tout en ménageant les susceptibilités politiques. Pourtant, lorsqu’on analyse attentivement, on remarque qu’il s’agit – très – généralement de l’absorption d’une entreprise par une autre, plutôt qu’une union consentante. Derechef, il est très difficile de déterminer l’égalité des deux entités : s’agit-il du nombre de salariés, du chiffre d’affaires, de la capitalisation boursière, du secteur d’activité ou de la perspective d’union visant la domination du marché ? Les exemples sont pourtant légion de ces fusions prétendument égalitaires, Lafarge-Holcim et Essilor-Luxoticca pour ne citer qu’elles, et qui finissent marquées par une forte hiérarchie interne entre les deux parties qui en étaient à l’origine.

Souvent mésestimée dans ces opérations, l’organisation des entreprises est un facteur d’échec assez récurrent. Les négociations de fusion se déroulent en cercle restreint et doivent très vite aboutir afin de ne pas égailler la convoitise de concurrents. Cependant, un groupe est constitué de milliers de salariés avec une histoire et une culture particulière, des logiciels informatiques et des procédures spécifiques. La mise en adéquation des systèmes informatiques et des procédures est un coût sous-estimé des fusions qui peut fracasser en plein vol ces mariages. La vie quotidienne du couple devient alors le facteur déterminant de la rupture imminente avant même que l’union ne soit consommée.

«TANT D’EXPÉRIENCES PRÉCÉDENTES MONTRENT QUE DANS LES ANNÉES SUIVANT CES FUSIONS, L’UN DES DEUX GROUPES PREND LE PAS SUR L’AUTRE (…) TRANSFORMANT L’AUTRE GROUPE EN UNE SIMPLE COQUILLE VIDE.»

Dans le cas de Peugeot et FCA, la répartition des parts du nouvel ensemble sera faite de façon équilibrée, sur la base d’un partage à hauteur de 50/50(2). Toutefois, il est évident que certains actionnaires auront un poids plus fort que d’autres. On pense évidemment aux membres de la famille Agnelli, fondateur historique de Fiat, qui possède déjà 28%(3) de Fiat-Chrysler, là où la famille Peugeot a le même nombre de parts que l’Etat français et Dongfeng(4) dans le groupe, c’est-à-dire 12,23%(5), le reste des capitaux étant disponibles sur le marché. Tant d’expériences précédentes montrent que dans les années suivant ces fusions, l’un des deux groupes prend le pas sur l’autre et finit par mettre ses hommes aux postes clés, voire déplacer les sièges sociaux, transformant à terme l’autre groupe en une simple coquille vide.

Deux cas récents viennent illustrer ce triste processus. Le premier est la fusion entre Lafarge (français) et Holcim (Suisse). Cette fusion apparaissait à l’époque pour les spécialistes comme cohérente dans l’optique de concurrencer le chinois Anhui Conch et le mexicain Cemex. Or, profitant de meilleurs résultats économiques et des déboires de Lafarge au Moyen-Orient, Holcim a totalement mis la main sur la nouvelle entité. Aujourd’hui, le dirigeant de Lafarge-Holcim est issue de la sidérurgie Suisse et le siège social déplacé de Paris à Zurich.

Le second cas, celui de Essilor (français) et Luxottica (italien), deux géants de l’optique, qui ont fusionné en 2018. À la conclusion de l’accord, les mêmes promesses de parité dans la gouvernance et de synergies positives étaient brandies. Force est de constater qu’à ce jour les promesses ne sont pas tenues. Une guerre se joue à la tête de la nouvelle entreprise pour savoir qui en prendra le contrôle. L’actionnaire majoritaire du groupe (32%),et deuxième fortune d’Italie, Leonardo Del Vecchio, fait pression pour placer ses hommes à la tête du groupe. Selon une source citée par La-Croix(6) il aura, d’ici 2021, les pleins pouvoirs. L’inquiétude monte du côté des syndicats et des salariés, la CGT allant même jusqu’à défendre le PDG de Essilor Hubert Sagnière. Voilà comment d’une situation dite équilibrée à la conclusion de l’accord, les guerres de pouvoirs fleurissent, et, à ce jeu, les Français sont toujours les perdants.

Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Blvd de Bercy @FlickrMaureen

Les fusions entre égaux sont donc en somme bien plus rares qu’il n’y paraît puisqu’elles déguisent la plupart du temps des rachats non-assumés comme tels. Or, les actionnaires sortent toujours gagnants de ces opérations, ils empochent de généreux dividendes, alors que les salariés sont lésés et les emplois perdus. Au cœur de ce désastre social, l’État adopte pourtant toujours la même stratégie destructrice : se comporter comme un actionnaire parmi d’autres, en quête d’une rentabilité maximale, toujours à court terme. La France fait preuve d’une naïveté consternante quant à la protection de ses actifs économiques, à l’heure où le protectionnisme dans la compétition mondiale devient la règle. Ces derniers passent sous pavillon étranger, les usines ferment et les emplois industriels en pâtissent. L’État a une responsabilité à ce niveau dans sa stratégie d’intelligence économique quasi inexistante. L’affaire Alstom l’atteste. Cette union, qui ne s’annonce finalement pas sous les meilleures augures pour PSA, permettra t-elle une prise de conscience si Peugeot se retrouve dans quelques années complètement subordonné à sa supposée égale ? L’avenir nous le dira. Mais l’on ne pourra alors pas prétendre que nous ne savions pas.

Article co-rédigé par Lauric Sophie et Damien Barré

[1] Dirigeant emblématique de la firme entre 2004 et 2018

[2] Le conseil d’administration sera composé 11 membres, 5 places pour Peugeot, 5 places pour Fiat-Chrysler et un siège pour Carlos Tavarez président du nouveau groupe.

[3] Source BFMBUSINESS

[4] Entité chinoise qui a permis à Peugeot de s’implanter sur le marché automobile en Chine.

[5] Source BFMBUSINESS

[6] Source La Croix

Romaric Godin : « Les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social »

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour Le Vent Se Lève.

Nous avons retrouvé Romaric Godin au siège de Médiapart, dans le XIIe arrondissement parisien. Journaliste économique, passé par La Tribune où ses analyses hétérodoxes l’ont fait connaître, il travaille désormais pour le site d’actualité dirigé par Edwy Plenel. En septembre dernier, il publie son premier livre La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire paru aux éditions La Découverte. Dans cet essai, il développe ce qui constitue selon lui la spécificité du moment Macron et analyse les racines sociales et économiques profondes qui ont présidé à l’avènement du néolibéralisme autoritaire qu’il dépeint. Propos recueillis par Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie Buquen et Dany Meyniel.


LVSL – Vous commencez votre ouvrage en faisant une nette distinction entre le libéralisme traditionnel et le néolibéralisme, quelle spécificité attribuez-vous au néolibéralisme ?  

Romaric Godin – Ce que j’ai essayé de montrer, c’est quelle était la nature du néolibéralisme, qui est souvent mélangée avec d’autres notions par les milieux militants, notamment l’ultra-libéralisme ou simplement le libéralisme, etc. Or il me semblait quand même que le moment actuel, enfin depuis 40 à 50 ans, avait une particularité par rapport à ce qu’on a pu connaître dans d’autres phases du capitalisme, notamment avant la crise de 1929 ou au XIXe siècle, qui étaient aussi des moments très libéraux. Mais la grande différence par rapport à ces moments-là, la caractéristique du néolibéralisme, c’est qu’on a, au niveau mondial, un mode de gestion du capitalisme qui s’appuie sur un État au service du capital contre le travail. On peut ainsi définir le néolibéralisme non pas uniquement comme un ensemble de théories, ou comme une théorie cohérente, mais plutôt comme un mode de gestion du capitalisme, comme un paradigme dominant qui trouve dans chaque économie particulière un mode d’inscription propre, mais qui relie l’ensemble des capitalismes nationaux entre eux dans un même ensemble. On a eu après la crise de 1929 un autre paradigme plutôt keynésien-fordiste, et maintenant on est passés au paradigme néolibéral qui lui-même, depuis 2008, est entré dans une phase de crise.

Ce néolibéralisme se définit donc par la non prise en compte de l’État. La grande leçon de la pensée autrichienne, de Hayek et Mises, c’est de dire que le marché est le lieu de la justice – là-dessus il n’y a pas de doute -, mais que si on le laisse aller tout seul, il crée des excès et du chaos. On a donc besoin de la puissance publique pour, d’une part, encadrer le marché, et d’autre part le développer pour que toutes les sphères de la société soient marchandisées, puisque ce marché reste, une fois qu’il est encadré, le porteur de la justice. Cette idée a été beaucoup développée par les ordolibéraux allemands, plus encore que par les Autrichiens : l’État doit être au service de la marchandisation du monde et, dans le cadre du marché, du capital contre le travail puisque le travail n’est qu’une matière première au service du marché.

« On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail. »

Donc on a cette structure-là, d’où découle d’abord la mondialisation des biens et des services, c’est-à-dire leur libre circulation, puis la financiarisation, c’est-à-dire la capacité des capitaux à pouvoir s’allouer librement, et donc de façon optimale. Les États aident à la marchandisation et en même temps, par la pression de la liberté de circulation des capitaux, des biens et des services, se retrouvent dans une obligation de mener cette politique néolibérale. Il y a donc un cycle qui se met en place, qui est le propre du néolibéralisme, ce qui n’était pas forcément le cas dans les phases précédentes de la pensée libérale et on voit d’ailleurs qu’il y a des libéraux qui s’opposent à cette vision du néolibéralisme qui est considérée comme un étatisme par certains. Il y a donc aussi un débat au sein de la pensée libérale autour de cette question. Reste qu’aujourd’hui le capitalisme est géré dans une optique néolibérale, et pas dans une optique libertarienne ou libérale manchestérienne du XIXe siècle. Chez les néolibéraux, il y a aussi cette idée qu’on peut se défendre des accusations d’ultra-libéralisme en disant : « on ne détruit pas l’État, on continue à assurer des revenus minimums pour les plus pauvres, on continue à développer des assurances sociales même si ces assurances sont de plus en plus privées ». En tout cas, on n’est pas dans la destruction complète de l’État. On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail.

LVSL – Pour marquer le contraste vis-à-vis du libéralisme manchesterien…

RG – Exactement. Et c’est quelque chose qu’on voit très bien notamment dans les premiers temps du néolibéralisme avec les gouvernements de Thatcher ou de Reagan, où on voit des déficits publics qui continuent à augmenter ou qui baissent assez modérément, puisque la dépense publique reste importante, elle n’est simplement pas employée de la même façon, c’est-à-dire qu’elle est moins dépensée dans la sphère sociale et beaucoup plus dans la sphère dite régalienne. C’est d’ailleurs ce que défend le gouvernement français avec le budget 2020 puisqu’il demande et je le cite, le « réarmement de l’État régalien » par une augmentation du budget de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice. L’augmentation du budget de la Justice, ce n’est pas pour les tribunaux, elle est au contraire concentrée sur la création de postes de gardiens de prisons. C’est une vision de l’État qui est punitive et vraiment régalienne au sens traditionnel du terme.

LVSL – Votre ouvrage met en exergue une contradiction : la France est à la fois le pays de la résistance au néolibéralisme depuis 1945 et la nation européenne qui a été peut-être parmi l’une des plus précoces dans son développement par l’État. Comment expliquer ce paradoxe ?

RG – Il faut distinguer l’histoire de la pensée néolibérale et celle du paradigme néolibéral. Dans la pensée néolibérale, la France joue un rôle fondamental. D’abord, le néolibéralisme naît en France en 1938 avec le colloque Walter Lippmann ; puis il y a de grandes figures, notamment Jacques Rueff. Ces figures-là sont très critiques dès la mise en place du modèle social de l’après-guerre. Dès les années 1950, sous la IVe République, on commence à avoir une volonté de détricoter ce que l’on vient de mettre en place dans la période de l’immédiat après-guerre. Cela s’accentue sous la Ve République, avec le fameux rapport Rueff-Armand remis en 1960 au gouvernement, qui est en fait l’ancêtre de tous les rapports Minc, Attali, qui vont se succéder au cours des années 1990-2000. Il dit que le modèle social français est un obstacle à la compétitivité de l’économie, et à sa modernisation. Au cours de la période gaulliste, on tente d’introduire un peu plus de libéralisme dans l’économie française, un peu plus de compétition, etc. Seulement, on est dans un autre paradigme dominant au niveau mondial, qui est le paradigme keynésien, donc il n’est pas possible en réalité de détruire ce modèle, parce qu’on a besoin de créer une demande intérieure, on a besoin de créer la société de consommation pour que le capitalisme de l’époque puisse fonctionner. Le gaullisme est donc déjà une sorte d’équilibre entre une volonté néolibérale et une réalité keynésienne. Dans les années 1950-1960, la France est un modèle hybride entre le néolibéralisme et le modèle keynésien.

« En 1983, les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail. »

Lorsqu’arrive l’effondrement du paradigme keynésien dans les années 1970, on pouvait imaginer que, compte tenu de l’importance de la pensée néolibérale en France, celle-ci bascule à son tour dans un paradigme néolibéral. En réalité, la France va conserver sa structure hybride. On va changer de paradigme et la France s’intègre dans ce capitalisme. Il y a un certain nombre de réformes néolibérales, mais en même temps, elle parvient à maintenir un équilibre en conservant un bloc important de transferts sociaux et de solidarité. Même au cours de cette période néolibérale, ce bloc est encore renforcé, via le RMI sous Michel Rocard, les 35 heures, la réforme de l’assurance chômage où l’on met fin à la dégressivité, où l’assurance chômage est assez généreuse : on a un renforcement de ce modèle redistributif parallèlement au développement d’un certain nombre de réformes néolibérales. Se développe à ce moment-là un modèle hybride d’un autre type que celui des années 1960. La classe politique cherche à imposer le modèle libéral, mais la société et la volonté populaire défendent le modèle social et l’équilibre entre travail et capital que l’on avait construit dans les années de l’après-guerre.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Il y a ici un paradoxe et une continuité de l’économie française qui essaie toujours de trouver une sorte de voie moyenne. Jusqu’en 1983 il y a des modernisateurs de gauche, qui pensent que la modernisation va se faire par les nationalisations, par l’organisation de la production, par la planification – c’est des constructions du programme commun puis du programme du parti socialiste en 1981. En 1983 tout ceci est abandonné et les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite l’étaient depuis les années 1950. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale, entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail.

LVSL – Cette introduction du néolibéralisme va s’accélérer dans les années 1980 puis 1990 et 2000 et les gouvernements successifs, que ce soit dès 1983 avec le tournant de la rigueur, avec le gouvernement Chirac en 1986, Balladur en 1993 etc., vont poursuivre peu ou prou le train des réformes et la mise en place de cet agenda avec plus ou moins de zèle. Comment, après 10 ans de Sarkozy et de Hollande, se distingue le moment macroniste ? Y a-t-il une différence de nature ? Qu’est-ce qui fait sa singularité ?

RG – Je pense qu’il faut distinguer ce qu’il s’est passé dans les années 1980, 1990 et 2000 de ce que je considère comme le tournant qui est l’année 2010. Le vrai tournant de la politique française c’est l’année 2010. Je vais revenir sur la spécificité Macron, mais on a effectivement en 1983 cette unité des élites, la première tentative d’une politique néolibérale qui se met en place. Elle est extrêmement impopulaire parce qu’elle est réalisée par un gouvernement qui devait précisément rompre avec la première tentative néolibérale de Raymond Barre, Premier ministre en 1976, qui met en place un plan de réformes dès 1977. Première tentative, échec absolu en 1986 avec une défaite historique de la gauche. La droite revient sur un programme thatchérien et tous ces gouvernements mettent en place des réformes très dures, avec l’idée de réaliser en France ce qu’ont réalisé Thatcher et Reagan, c’est-à-dire un choc néolibéral. Il se trouve qu’à la différence de ce qui se passe aux États-Unis et au Royaume-Uni, non seulement le corps social réagit – il a réagi aussi au Royaume-Uni – mais encore le gouvernement n’arrive pas à dépasser cette résistance et doit revenir en arrière. En 1986, même si beaucoup de choses ont été faites, on se souvient qu’après le mouvement étudiant, on est revenu sur la réforme des universités qui était une réforme très néolibérale, destinée à modeler l’enseignement supérieur sur les besoins de l’offre productive. Il y a aussi eu au cours de la même période la réforme de la SNCF qui est abandonnée suite à une très longue grève des cheminots. Surtout, il y a la défaite de 1988, où ceux qui ont été entièrement battus en 1986 reviennent au pouvoir en se présentant comme moins néolibéraux que la droite. Se met en place l’idée qu’on ne peut pas, en France, avancer sur ces réformes néolibérales si on n’offre pas des compensations au corps social. C’est ce que Rocard avait compris d’une certaine façon dès 1988 et ce que va comprendre ensuite Jospin, ce que va un peu continuer Raffarin dans des proportions moindres. Et c’est là que se développe ce modèle hybride dont je parle.

Quand il se fait élire en 2007, Nicolas Sarkozy compte aller très loin dans le néolibéralisme puisque son idée, c’est de rallier au néolibéralisme une partie de l’électorat du Front National, en alliant néolibéralisme et discours xénophobe, anti-immigration, sécuritaire… En 2007 il y arrive, il commence à faire des réformes assez violentes, puis vient la crise qui le bloque; et en 2010, on a un tournant. Plusieurs éléments témoignent alors du changement assez radical d’un Sarkozy qui, pendant la crise de 2008, s’était converti au keynésianisme, était pour la moralisation du capitalisme et contre les paradis fiscaux, etc. En 2010 qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une réforme des retraites contre laquelle il y a une résistance très forte dans la rue, assez inédite, et la réforme passe quand même. Donc on n’écoute plus la résistance. Première chose. Deuxième chose, il y a la fameuse promenade de Deauville de 2010 avec Angela Merkel où il accepte d’appliquer la politique d’austérité que lui demande l’Allemagne. La chancelière estime que pour lutter contre la crise qui se développe en Grèce, en Espagne et en Irlande, il faut une politique d’austérité, pour rassurer les marchés financiers. Et il faut que tout le monde la fasse. L’Allemagne convainc la France de l’imiter. On l’a oublié mais les budgets 2011 et 2012 votés par la majorité UMP sont extrêmement austéritaires.

« Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française. »

À ce moment, on a quelque chose qui est de l’ordre du tournant parce qu’à la différence de ce qu’il s’est passé jusqu’ici, on réalise des réformes sans compensation pour le corps social, des réformes que l’on impose. Il assez significatif de constater que cela arrive au moment où est rendue la deuxième version du rapport Attali, qui commence par ces mots : « le temps est venu ». On entre dans le moment où les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social. Traditionnellement et comme on pouvait s’y attendre, Sarkozy est battu en 2012 en grande partie sur cette question de la politique économique, puisque François Hollande est élu en grande partie parce qu’il dénonce le monde de la finance et l’austérité de Sarkozy. Sauf que François Hollande est un néolibéral convaincu et bascule très rapidement dans une austérité cette fois fiscale à partir de 2012, puis, à partir de 2014 avec le gouvernement Valls, dans une politique de réformes structurelles très forte, notamment par la loi El Khomri.

Qu’est-ce qui différencie cette période 2010-2017 de ce qui va advenir avec Macron ? C’est que ces réformes sont faites par des partis traditionnels. L’UMP d’un côté, et le Parti Socialiste de l’autre, qui doit trouver des alliés : écologistes, communistes… Lorsque ces partis font ces réformes-là, ils sont toujours confrontés à une opposition interne. Typiquement, c’était les frondeurs pour Hollande. Pour Sarkozy, on voit bien qu’il y a une partie de l’électorat qui l’avait rejoint en 2007 et qui l’a abandonné en 2012 en raison de cette politique d’austérité. En réalité, ces partis-là ne peuvent pas aller très loin dans les réformes. Ils ne peuvent pas faire un choc néolibéral franc, parce qu’ils ont des problèmes de majorité. Ces deux politiques ont été très fortement critiquées par les élites néolibérales, qui y voyaient une politique de petits pas, alors qu’il n’y avait plus de compensations, mais c’était trop de réformes ponctuelles et non des réformes vastes destinées à transformer la politique économique, la culture économique et le tissu économique français. Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française.

« La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. »

À la différence des autres, il va constituer une base sociale qui est acquise à cette idée, constituée en fait de ceux que l’on appelle les « gagnants de la mondialisation », ou ceux qui croient l’être, ou ceux qui ont un intérêt à ce que la politique soit du côté du capital plutôt que du travail, ou qui s’identifient à cette politique pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ça représente à peu près un cinquième de l’électorat français, qui sait exactement ce qu’il veut : en bref, il veut les conclusions de la commission Attali. Emmanuel Macron est l’homme qui s’identifie à cette base sociale, qui s’identifie aux intérêts du capital, qui va pouvoir mener une politique néolibérale franche et un choc de réformes structurelles sur l’économie française. C’est là-dessus qu’il va construire son programme électoral, autour de l’idée de « libérer les énergies » etc., soit la version communicante des réformes structurelles destinées à libérer le capital en France.

La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. Sarkozy et Hollande ont commencé cette politique, mais ils devaient faire avec des contre-pouvoirs internes de type électoral ou politique. Le parti de Macron vise quant à lui à appliquer ces réformes néolibérales : il est constitué pour ça. Est présente l’idée qu’il faut faire un choc très fort dès le départ, le quinquennat commence par les ordonnances sur le code du travail qui achèvent la loi El Khomri. Donc tout ce qui avait été retoqué pour des raisons d’équilibres internes au Parti Socialiste dans les lois El Khomri a été recyclé par les ordonnances Macron sur le code du travail. C’est l’achèvement de ces réformes-là, c’est la fin de la politique des petits pas. Et tout le quinquennat Macron va être le quinquennat de ces réformes structurelles que les politiques d’avant ont refusé ou rechigné à faire.

LVSL – Vous revenez dans votre livre sur l’épisode des gilets jaunes et sur l’inévitable face-à-face entre le pouvoir d’une part et les classes populaires de l’autre, et prédisez par ailleurs un durcissement de la politique macronienne et l’avènement d’une démocratie autoritaire. Cependant en matière sociale, le pouvoir a beaucoup communiqué sur l’acte II du quinquennat, placé sous les auspices de la concertation et du dialogue. Quel crédit apporter à ce nouveau discours ? Est-ce que la stratégie de chocs structurels permanente est pérenne ?

RG – On commence à voir que l’acte II est une vaste blague pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’aucune des réformes structurelles qui sont en chantier n’ont été remises en cause, que ce soit la réforme des retraites ou la réforme de l’assurance chômage. Tout ça continue de façon très claire. Surtout, se poursuit un continuel travail de sape de l’État social tel qu’il a été construit après la guerre. Le deuxième acte de la réforme du marché du travail, c’est la réforme de l’assurance chômage qui a été imposée d’en haut, par l’État. C’est typiquement ça le néolibéralisme. L’État qui décide de lui-même, sans écouter les partenaires sociaux, sans essayer de construire un compromis entre le capital et le travail, le patronat et les syndicats, qui décide de prendre acte de l’incapacité des deux partis à trouver un compromis, qui n’essaie pas de prendre un peu d’un côté et un peu de l’autre, mais choisit de mener une politique franchement du côté du capital. En faisant quoi ? En détruisant les droits des chômeurs, avec un recalcul des allocations chômage qui va provoquer dans les mois et les années qui vont venir un appauvrissement des chômeurs qui sera très fort.

« On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé, et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail. »

Les chômeurs seront obligés de travailler et donc de se conformer à l’offre de travail, c’est ça le néolibéralisme, c’est forcer les gens à rentrer sur le marché. Même si ça ne correspond pas à leurs vœux ou à leur formation : « je n’ai plus rien pour vivre, il faut que je trouve un travail, n’importe lequel ». Cette réforme de l’assurance chômage touche aussi les cadres, qui devront trouver un emploi très rapidement pour éviter cette dégressivité. On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail.

Ça ne représente à terme que deux milliards et demi d’économies, mais sur la structure et le fonctionnement de l’économie et de la société françaises, c’est quelque chose de majeur, c’est un changement continuel. Le régime d’assurance chômage qui avait été maintenu depuis l’époque Jospin était un des filets de sécurité sociaux les plus développés d’Europe et c’était quelque chose qui permettait justement à la société française de trouver son équilibre. Là, on le détruit. Donc l’acte deux comme un acte « social », rien que par cette réforme, c’est déjà très contestable. Deuxième réforme, c’est l’article 3 du projet de financement de la Sécurité sociale qui entérine dans la loi la non-compensation des baisses de cotisations pour la Sécurité sociale. C’est-à-dire que l’État décide de baisses de cotisations pour favoriser le profit et l’accumulation du capital. Depuis 1994 on compensait, parfois on trouvait des moyens techniques de ne pas le faire, mais en général on compensait ces baisses de cotisations. Ça avait été décidé sous Édouard Balladur en 1994 avec la loi Veil – quand je dis que dans les années 1990 on essayait toujours d’avoir un peu d’équilibre, en voici un exemple. Cette politique n’est plus compensée, ce qui veut dire que la Sécurité sociale devra réaliser des économies pour compenser les baisses de cotisations accordées aux employeurs : c’est la Sécurité sociale, donc le système social et donc les filets de sécurité sociaux qui vont financer la politique néolibérale du gouvernement.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Quant à la réforme des retraites, comme c’est explosif, ils essaient de diluer en faisant une fausse deuxième concertation… Mais cette réforme des retraites est toujours à l’agenda, le Président de la République l’a annoncée pour l’été 2020. Son principe ? C’est de passer d’un système où nous avons des prestations définies (vous avez tant d’annuités, vous avez telle retraite) à un système de cotisations définies (vous savez combien vous cotisez, combien de points vous acquérez, puis on va calculer selon la valeur du point combien ça va vous faire en pension). De quoi dépendra la valeur du point ? D’un critère qui n’a jamais bougé qui est que la dépense de retraite dans le PIB doit être de 14%. Comme on va avoir plus de retraités dans l’avenir, on va diviser la distribution et on va paupériser les retraités. Ce sont les retraités qui, par la baisse de leurs prestations, vont payer ce système et payer surtout le fait que le système soit à coût défini. Quelles en seront les conséquences ? Si vous voulez avoir une retraite de qualité ou en tout cas suffisante pour vivre, devant cette incertitude, vous devrez prendre une retraite privée par capitalisation à côté. La seule fonction de cette réforme, c’est de développer l’assurance retraite privée.

« On fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire : c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion. »

Trois éléments très importants attaquent l’État social et le compromis social français dans le cadre de cet acte deux. Pendant ce temps, on nous explique que l’acte deux est un acte social parce qu’on baisse l’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu touche 40% des contribuables français et sa baisse est financée par le déficit de la Sécurité sociale, par la poursuite de l’austérité dans l’hôpital qui va devoir encore cette année économiser 800 millions d’euros alors qu’il se trouve dans une crise épouvantable, par le gel des APL – enfin, la « contemporéanisation des APL » – qui est en fait une baisse des prestations, par l’assurance chômage comme je vous l’ai dit. En somme, on fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire: c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion.

Maintenant est-ce-que ça fonctionne ? Si l’on considère le mouvement des gilets jaunes, on peut penser que même si la révolte a un point de départ financier avec la taxe carbone, la réflexion a ensuite pris un peu de hauteur et elle s’est posée la question de savoir si l’on doit avoir des marchés partout, est-ce-que je dois être soumis en permanence à cette tension de l’offre et de la demande, est-ce-que je ne suis qu’un consommateur ? tout ça a été présent dans la révolte des gilets jaunes et s’est diffusé… En baissant l’impôt sur le revenu, on envoie le message qu’on n’est qu’un consommateur, qu’on peut par ailleurs baisser les prestations, qu’on peut réduire la croissance des dépenses publiques parce que tout ça va être compensé par la libération du pouvoir d’achat, mais c’est un jeu de dupes et il n’est pas à exclure que dans le contexte français ce jeu de dupes ne soit pas couronné de succès…

LVSL – Malgré la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron poursuit sa politique au point que celle-ci prend des allures de fuite en avant. À ce propos, vous évoquez dans votre livre l’avènement d’une « démocratie autoritaire », à quoi ressemblera-t-elle selon vous ?

RG – Dans la réponse aux gilets jaunes, il n’y a eu aucune concession sur les réformes structurelles engagées. La réforme du marché du travail est toujours là, la réforme de la SNCF est toujours là, les privatisations ont été lancées, et surtout la réforme de la fiscalité du capital qui, avec la réforme du marché du travail, est un des points centraux de la politique néolibérale de Macron, n’a pas été remise en cause : il en a fait une ligne rouge absolue. Même si elle ne se résume pas à ça, un des éléments centraux de la politique néolibérale c’est le creusement des inégalités. Les derniers chiffres qu’on a eus sur les inégalités en 2018 sont extrêmement inquiétants. Tout le monde s’est concentré sur cette histoire de taux de pauvreté hors compensation des APL, mais la réalité c’est que l’indice de Gini a augmenté comme jamais en France : c’est le produit de la réforme de la fiscalité du capital et c’est aussi l’un des éléments déclencheurs de la crise des gilets jaunes. On demande aux gens de payer plus pour l’essence alors qu’on a libéré des milliards pour les plus fortunés. Alors comment fait-on lorsque l’on a cette politique et en face un corps social qui rejette cette politique inégalitaire ? C’est pour ça que les baisses d’impôt sur le revenu ne sont pas forcément certaines d’être couronnées de succès. De fait, la baisse d’impôt arrive en 2020 mais les gens qui payaient l’ISF ne le paient plus depuis 2018 et nous parlons du même montant : c’est cinq milliards, donc eux ont déjà gagné quinze milliards quand les onze millions de ménages concernés par la baisse de l’impôt sur le revenu auront gagné cinq milliards… On n’est pas dans la réduction des inégalités, quoiqu’ils en disent.

« La poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort. »

Alors comment on fait face à ça ? On fait taire les oppositions, d’une certaine façon je n’ai même pas besoin de vous dire à quoi ça va ressembler, c’est déjà là. C’est la loi anti-casseurs qui autorise la police à arrêter en amont des manifestants, c’est une loi qui autorise à verbaliser des gens qui sont sur des endroits de manifestation. C’est une loi qui interdit d’aller dans une manifestation en se protégeant des gaz lacrymogènes, des flash-ball, de la répression policière. Je ne vais pas m’étaler, tout le monde le voit, la répression s’était déjà durcie sous Sarkozy et sous Hollande, c’est contemporain de l’évolution vers un néolibéralisme plus radical. Le maintien de l’ordre à la française reposait jadis sur l’idée selon laquelle « on cogne dur mais on ne fait pas de blessés », maintenant c’est « on fait un maximum de blessés ». Je vous rappelle quand même que l’État chinois a présenté la loi anti-casseurs française comme un modèle dans le cas de Hong-Kong, ils ont même tweeté là-dessus… Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur chilien peut s’étonner qu’on l’embête sur la répression des manifestations, la France fait la même chose.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Nous sommes face à un paradoxe que j’ai résumé sous le terme – qui est sans doute contestable – de « démocratie autoritaire », d’une démocratie qui fonctionne a minima, mais qui fonctionne, on a des élections où personne ne vous dit pour qui voter : vous votez dans l’isoloir, il n’y a pas de pression sur l’exercice du vote. Mais en parallèle vous avez une répression policière, une répression d’État extrêmement forte pour dissuader le corps social de réagir aux réformes néolibérales. Il y a une sorte d’étouffement des contestations qui correspond à une évolution dans le modèle français puisque jadis les gouvernements étaient confrontés à une contestation du corps social et devaient répondre à cette contestation, parfois aussi par la répression, soyons honnêtes, mais cette répression devait s’accompagner de politiques d’apaisement. C’est terminé, nous n’avons plus de politiques d’apaisement : la poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort.

LVSL – Élargissons la focale et considérons les grands équilibres européens. À l’issue de l’élection de 2017, les ambitions françaises au niveau européen étaient claires : rentrer dans les clous budgétaires et obtenir en échange des progrès en matière de budget européen. Depuis dix ans désormais, l’élaboration des politiques d’austérité se justifie par la contrainte européenne. Quel regard portez-vous sur la stratégie européenne d’Emmanuel Macron à l’heure où l’Allemagne montre de réels signes de faiblesse ?

RG – Regardez ce que dit Emmanuel Macron, notamment dans une interview à Ouest-France juste avant l’élection : il explique que l’Allemagne a réussi parce qu’elle a fait des réformes et qu’elle attend maintenant de nous qu’on fasse la même chose… Les réformes structurelles engagées sont similaires à ce qu’avait fait l’Allemagne dans les années 2000, ce sont des réformes Hartz à la française. Ainsi l’Allemagne serait satisfaite et on serait récompensés de nos efforts par un changement de politique outre-Rhin… C’était ça l’idée de Macron et c’est un échec complet, l’Allemagne est totalement indifférente à ce qui se passe en France, et de toute façon cette politique de course à l’échalote des réformes est toujours perdue d’avance parce qu’il faut toujours aller plus loin. Face à ça, Macron n’a aucune stratégie alternative et poursuit donc cette pseudo-stratégie où il prétend pouvoir arracher quelque-chose à l’Allemagne. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on voit ? On aurait toutes les raisons de penser que l’Allemagne est en situation de faiblesse et que la France peut lui imposer des éléments de relance budgétaire et d’investissement. Rien du tout : dans le débat allemand la France est totalement absente, ça ne compte pas, la volonté d’Emmanuel Macron n’a aucune incidence sur le débat outre-Rhin autour de la relance budgétaire et de l’investissement public. Si l’Allemagne relance un jour et investit – ce qui me semblerait étonnant – ce ne sera pas grâce à Macron et certainement pas grâce à ses réformes ou grâce à la croissance pseudo-supérieure – on ne parle quand même que de 1,3%, de la France par rapport à l’Allemagne. Nous sommes donc là dans une impasse totale. On a bien du mal à définir une politique européenne de Macron. C’est au coup par coup, en termes de vision globale de l’Europe il n’y a rien du tout…

« Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital. »

Je souhaite juste rajouter un élément qui me semble important : même si l’Union européenne est effectivement une structure qui économiquement était constituée autour d’une idée libérale, peut-être même une structure punitive comme on l’a vu pendant la crise de la dette ; dans le cadre français ce n’est pas l’Europe qui demande. L’Europe demande, mais en réalité si nous avions un gouvernement qui ne le faisait pas je ne sais pas ce qu’il se passerait. La pression et la volonté de réforme viennent du gouvernement français. C’est Macron qui décide de réformer. C’est la politique française qui décide d’utiliser l’Europe pour mener à bien ses politiques. Ces politiques de réforme ont été mises à l’agenda par un candidat devenu président de la République et qui a décidé de son propre chef d’en faire le socle d’une politique européenne. Effectivement ça échoue, mais on ne peut pas dire en France, comme par exemple dans le cas de la Grèce ou de l’Italie, qu’il y ait eu une sorte d’ultimatum de l’Europe pour réaliser ces réformes – quand bien même l’Union Européenne pousse dans ce sens. Je ne suis pas en train de dire que l’Europe n’y est pour rien, mais Macron ne peut pas se prétendre soumis à une pression européenne qui le contraindrait à mener ces réformes. C’est lui qui a défini sa politique européenne, il explique devoir faire des réformes pour obtenir des concessions allemandes, or ce n’est écrit nulle part, c’est absurde et c’est lui qui le définit…

LVSL – De la même manière qu’en 1981 la gauche est arrivée au pouvoir en France tandis que s’amorçait déjà le cycle thatchérien et reaganien, n’a-t-on pas l’impression que l’élection d’Emmanuel Macron – célébrée comme une divine surprise un peu partout en Europe – s’inscrive à contretemps d’un cycle mondial déjà finissant qui était celui du néolibéralisme triomphant, à l’heure où les frontières et certains régimes autoritaires ou simplement protectionnistes se mettent en place un peu partout ?

RG – Je pense qu’effectivement le néolibéralisme est arrivé à sa limite. À l’origine, pourquoi le néolibéralisme intervient ? Parce que la capitalisme keynésien était à bout de souffle, il était soumis à la pression du monde du travail qui voulait aller plus loin – souvenez-vous de tous les mouvements des années 1960 et 1970 qui poussent vers une plus forte autogestion des travailleurs, vers davantage de concessions de la part du capital; et surtout les profits baissent. À cela il faut ajouter tous les symptômes de la crise du keynésianisme que sont les désordres monétaires, l’inflation, etc. Le néolibéralisme propose une solution et promeut une politique en faveur du capital pour relancer le taux de profit. Il a été mis en place dans le cadre de la mondialisation, qui a permis d’obtenir une relance des taux de profit par une baisse des coûts de production, par la financiarisation, etc. Quels sont les grands défis aujourd’hui ? La transition écologique, les inégalités et dans certains cas le rejet du consumérisme. Le néolibéralisme est incapable de répondre à ces défis-là. Il est même incapable de répondre au défi de la croissance économique puisqu’elle ne cesse de ralentir, que la croissance de la productivité ralentit elle aussi et que pour créer du profit il est en permanence obligé de comprimer le coût du travail. Va s’engager une fuite en avant du néolibéralisme qui va créer toujours plus d’inégalités et toujours plus de dégradations écologiques…

Le néolibéralisme n’a plus d’autre solution que de tourner à vide. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale où celui-ci est incapable de répondre aux défis du moment mais reste sans alternative. Nous sommes donc, comme vous l’avez dit, face à une sorte de fuite en avant.

La France avait un système mixte et équilibré, qui aurait pu être une forme de modèle pour ceux qui cherchent à sortir du néolibéralisme, et c’est à ce moment-là qu’on décide, nous, de faire notre révolution thatchérienne. On est effectivement totalement à contre-courant et à contretemps des défis du moment. Au niveau mondial, il y a des révoltes un peu partout directement ou indirectement liées à cette crise du néolibéralisme. Liées également à une crise de la démocratie puisque le néolibéralisme c’est l’idée de la démocratie tempérée, de la démocratie qui ne s’occupe pas des choses sérieuses, c’est à dire de l’économie et des marchés. Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle, et ça tout le monde le sait, tout le monde le sent, la crise grecque en est d’une certaine façon l’illustration. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital.

Face à cette loi-là, les révoltes démocratiques et sociales se multiplient partout dans le monde. La première de ces révoltes c’est d’ailleurs les gilets jaunes en France. La demande des gilets jaunes, c’est quoi ? Vous ne pouvez pas nous faire payer si vous ne faites pas payer les riches et, deuxièmement, on veut avoir notre mot à dire : c’est donc une crise sociale et démocratique. Le mouvement des gilets jaunes a été structurant, ce n’est pas pour rien qu’on les revoit au Chili, en Irak, en Égypte, à Hong-Kong Les gilets jaunes sont la première grande crise du néolibéralisme.

À cela, vous avez trois réponses. La première réponse c’est de continuer comme avant, on ne s’occupe de rien et on va au désastre, vers une crise climatique et sociale aiguë et vers la confrontation. La deuxième réponse, c’est que face à ces désordres provoqués par la crise du néolibéralisme, celui-ci s’allie pour survivre avec des tendances fascistes ou autoritaires. En France, on commence à évoluer vers une vision plus autoritaire de la société et il s’opère ainsi une sorte de fusion entre le néolibéralisme et le néofascisme comme on le voit dans les pays de l’Est déjà, ou dans une moindre mesure avec Trump, ou à partir de 2015 avec le durcissement du régime chinois qui correspond à une crise de croissance. On ne peut pas exclure de voir advenir, à droite de Macron, cette fusion entre les néolibéraux et les néofascistes. Face à la crise, le corps social réclamera de l’ordre et on entrera dans un régime autoritaire qui, économiquement, sera le sauvetage de l’ordre existant. Puis le troisième scénario, qui est plus hypothétique, c’est que l’on arrive à proposer autre chose, à sortir de ce cadre néolibéral.

Dans le capitalisme, hors du capitalisme, peut-être que c’est mal poser la question, je n’en sais rien. En tout cas, on peut imaginer que quelque chose propose une alternative, ce qui n’est pas évident parce que la société est depuis cinquante ans travaillée par ces tendances néolibérales. Les luttes sont très individualisées, centrées sur différentes questions, les gilets jaunes vont parler de démocratie directe, du prix de l’essence, de niveau de vie dans certains cas, les hôpitaux vont demander davantage de moyens, les cheminots vont parler du statut des cheminots, etc. Il est très difficile de faire le lien entre toutes ces luttes et surtout de les transcender pour que ces luttes se transforment et puissent proposer un changement de paradigme économique et social. Le défi est là. Il y a quand même quelque chose qui est de l’ordre de l’urgence…


https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_sociale_en_France-9782348045790.htmlLa guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. Romaric Godin.

Éditions La Découverte, 250 pages, 18€.

 

 

 

 

 

« Le féminisme doit se réapproprier l’État » – Entretien avec Luciana Cadahia

Luciana Cadahia est une des philosophes latino-américaines les plus en vue. Ses travaux sur le féminisme, le républicanisme et le populisme ont fini par lui attirer les foudres de l’Université Pontifica Javeriana de Bogotá à l’occasion du retour au pouvoir de l’extrême droite. Nos partenaires de La Trivial l’ont rencontrée et se sont longuement entretenus avec elle. Traduction réalisée par Marie Miqueu.


 

Q – En mai dernier, la Pontificia Universidad Javeriana de Bogotá vous a licenciée, sans raison académique apparente, malgré un parcours extraordinaire de recherches et de publications. Comment cette situation s’est-elle produite et pour quelles raisons ? Selon vous, est-ce l’Université Javeriana qui a pris cette décision ?

Luciana Cadahia – J’ai été renvoyée de l’Université sans motif valable. Malgré des lettres de soutien nationales et internationales, je n’ai jamais reçu de réponse de l’institution. C’est pour cette raison que j’ai décidé d’entreprendre une tutela – une procédure légale qui existe en Colombie – où j’ai démontré qu’ils étaient en train de violer les droits fondamentaux de liberté académique, de liberté de penser et d’égalité entre les sexes. Mes positions politiques et mes positions critiques face à l’inégalité entre les sexes – 80% des professeurs de ma faculté sont des hommes – ont mis les autorités de la faculté mal à l’aise et ont décidé de me renvoyer sans plus attendre. Jusqu’à présent, ma demande de tutela a été accueillie favorablement et l’Université a été contrainte de me réintégrer. Toutefois, il reste à voir ce que le juge de deuxième instance et la Cour constitutionnelle décidera.

Q – En ce qui concerne la masculinisation de l’université, s’agit-il d’une dynamique structurelle des centres de production académique ?

L.C. – Oui, grâce à ce qui m’est arrivé, j’ai eu connaissance de nombreux cas qui n’ont pas été révélés et d’autres qui ont été très bien accueillis, comme celui de Carolina Sanín, écrivaine et essayiste très importante en Colombie, avec une notoriété publique et très critique sur le rôle de la droite et la misogynie structurelle en Colombie, et elle a été licenciée dans des circonstances très similaires aux miennes.

Q – Ce qui semble être une sorte de subordination politique de l’Université Javeriana. Est-ce exceptionnel ou, au contraire, peut-on l’extrapoler à l’ensemble de la Colombie et de l’Amérique latine ? Sommes-nous confrontés à une attaque conservatrice contre les espaces de production intellectuelle progressistes ?

L.C. – Nous assistons à une tension très aiguë entre le courant progressiste et l’extrême droite en Amérique latine. Dans des pays comme la Colombie ou le Brésil, les triomphes de l’uribisme et de Bolsonaro mettent en péril la vie universitaire et politique du pays. Ce sont des formes fascistes et réactionnaires de gouvernement, soutenues par Trump aux États-Unis.

Q – C’est une situation paradoxale qu’avec une telle montée du féminisme dans le monde, les universités reproduisent des logiques machistes : comment transférer l’impulsion féministe à l’université ?

L.C. – Je pense qu’en ce moment, il y a une tension très étrange. Le retour de l’extrême droite en Colombie signifie un renversement de l’ensemble des programmes de genre qui ont été établis dans les universités. Mais il est également vrai qu’il s’agit d’un problème académique mondial, du moins dans les facultés de philosophie. Sans aller plus loin, en Espagne, il y a aussi une grande prédominance des hommes. Je crois qu’en dépit de tous les efforts, il s’agit d’une question structurelle qui reste très difficile à transformer.

P. – Pour changer de thème, il est dit traditionnellement que tout grand intellectuel a été élevé sur des épaules de géants pour se former intellectuellement. En ce sens, qui sont les auteurs qui marquent votre façon de penser la politique ?

L.C. – En tant qu’étudiante de philosophie, j’appartiens à une génération qui, pour une raison ou une autre, avait stigmatisé la modernité et croyait que la lecture des auteurs contemporains était la clé pour repenser la transformation sociale. Je me suis donc réfugiée dans ce qu’on appelle le post-structuralisme français : Foucault, Derrida, Deleuze, Butler… Mais à un certain moment, dans un enchaînement de circonstances, j’ai suivi un cours avec Felix Duque où nous avons vu Hegel et c’est en ayant l’opportunité de travailler Hegel d’une manière rigoureuse que j’ai réalisé que la modernité a beaucoup à dire. J’avais reproduit un schéma de pensée sans réfléchir, car on disait que la modernité avait généré les conditions de l’oppression actuelle de la société. J’avais rejeté la pensée moderne et l’avais considérée comme une pensée totalitaire, patriarcale, etc. Quand je commence à lire Hegel, quand je vois les possibilités qu’il y a dans la dialectique et quand je découvre toute cette atmosphère intellectuelle de la modernité, surtout de l’idéalisme allemand, cela devient un casse-tête parce que dans la modernité il y a des projets tronqués, des façons de penser qui nous donnent de nombreux outils pour continuer à exiger la transformation au niveau esthétique et politique.

Dernièrement, je me suis intéressée à des auteurs latino-américains et italiens des années 1930, comme Mariátegui, Gramsci, Benjamin, De Martino. J’essaie de croiser leurs pensées car elles permettent de réfléchir à ce qui est populaire face à une menace fasciste. Je suis aussi obnubilée par l’idée du féminin et il y a des auteures, et des auteurs, qui me semblent être des acteurs clés comme Malabou, Derrida, Butler, Mouffe, Lacan et Laclau pour réfléchir à la question de la figure féminine, et au rôle du désir et de la pensée dans le féminin.

P. – En parlant de Hegel, à l’époque il générait des controverses amères entre Laclau et Žižek, motivées par le débat autour de la négativité dialectique, mais à partir de coordonnées contemporaines. Pourquoi considérez-vous cet élément central et quelles conséquences pensez-vous qu’il a pour penser le populisme comme une manière d’articuler la politique ?

L.C. – Dans le livre collectif A contracorriente : materiales para una teoría renovada del populismo (Université Javeriana, 2019), je reprends ce débat entre Žižek et Laclau, en citant de manière critique les deux auteurs. Žižek, à travers la logique hégélienne du maître et de l’esclave, critique la manière dont Laclau construit l’idée d’antagonisme, en établissant une distinction entre nous (ceux d’en bas) et ceux d’en haut. Et il le fait parce qu’il considère que ce dehors (eux) fonctionne comme une projection du désir de l’esclave qui ne veut pas prendre en charge son blocage. Il me semble que cette conception peut être critiquée avec les mêmes armes que Žižek propose. Ce mouvement vers l’auto-négativité de Žižek court le risque d’un repli qui, selon les mots de Hegel, « se satisfait soi-même dans son activité ». De plus, si nous continuons dans la lignée du maître et de l’esclave, après la découverte du sujet dans la solitude (cette malheureuse conscience à laquelle parvient Žižek), apparaissent la vie éthique, le monde. C’est-à-dire que le sujet qui se satisfait est aussi un masque de plus qui tombe dans la phénoménologie de l’esprit. En ce sens, je me distancie de Žižek parce que je crois que le mécanisme par lequel un nous et un eux sont produits, suivant le chemin de Laclau, est opérationnel. Cependant, il me semble que Laclau rejette très vite la dialectique pour penser cette opération, pour penser ce nous et ce eux. Et je crois sincèrement que d’un point de vue dialectique, cela devient beaucoup plus riche. Et là, je reprends Žižek et la dialectique, pour radicaliser cette relation entre nous et eux.

P. – D’ailleurs, dans le livre vous débattez avec Laclau de la récupération de la négativité dialectique…

L.C. – Je valorise positivement le fait que Laclau s’inscrive dans cette tradition qui consiste à réactiver l’antagonisme, à raviver le problème de la négativité. Le problème c’est que Laclau refuse l’idée de médiations et préfère le terme d’articulations. Et il le fait parce qu’il croit que la médiation favorise un enfermement totalitaire postérieur, dans le sens que la médiation serait un dépassement de cet antagonisme constitutif, une positivité supérieure et c’est pour cela que Laclau préfère le terme articulation. Laclau se trompe dans sa manière d’interpréter la médiation, elle correspond à la notion conventionnelle de la dialectique et non pas à celle en jeu dans la science de la logique. Chez Hegel il n’y a pas de positivité supérieure. Tout dépend de la manière de penser le terme aughebung. Ici je suis dans la continuité de mon maître Duque qui m’a appris à toujours voir dans ce terme quelque chose qui se conserve et qui s’annule en même temps. C’est pour cela qu’il me semblait que la notion d’articulation, le terme alternatif par lequel Laclau essaie de s’éloigner de la médiation, ressemble au terme de médiation au sens rigoureux hégélien. Il permet à la fois d’explorer mieux le problème du jeu de la contingence et de la nécessité, à partir des sédimentations historiques.

P. – Dans la conférence de présentation de El circulo mágico del Estado (Lengua de Trapo, 2019), qui vient d’être publié, vous commentiez combien il était problématique d’abandonner l’avant-gardisme. Pourquoi vous semble-t-il important de sauver de manière critique cette catégorie ? Est-ce que cela a quelque chose à voir avec les débats que vous soulignez dans votre livre entre Mariátegui, Gramsci y De Martino?

L.C. – De Martino permet, de même que Gramsci et Mariátegui, de réfléchir au problème de l’archaïque comme une impossibilité constitutive du populaire, du féminin, etc. D’un autre côté, il est intéressant de repenser l’idée de l’avant-gardisme. Je joue entre l’archaïque et l’avant-gardisme, où je problématise l’idée qu’il s’agirait de deux choses opposées : dans le sens où l’archaïque serait la tradition, ce qui reste, et l’avant-gardisme serait la rupture constante. Ainsi, le problème n’est pas tant l’avant-gardisme mais comment nous avons fini par interpréter l’avant-gardisme. Nous avons une lecture trop jacobine, pour reprendre Mouffe et Laclau, dans le sens où nous considérons l’avant-gardisme comme une rupture totale et constante des choses. C’est une lecture qui s’est imposée en Europe mais qui a toujours été davantage problématisée en Amérique latine.

En Amérique latine, un travail plus rigoureux a été fait et il nous permet de comprendre l’avant-gardisme comme une forme de travailler ce que l’on appelle l’archaïque. Ici, des avant-gardistes du début du vingtième siècle comme Gamaliel Churata, Mariátegui, Arguedas, De la Cuadra, Borges, Palacio sont des auteurs clefs pour essayer de comprendre ce que j’essaie d’expliquer ici très rapidement. C’est vraiment dommage que l’on soit encore dans ce colonialisme épistémologique où ces auteurs ne sont utilisés que pour travailler au niveau local et non pas reconnus comme des auteurs classiques comme les autres. Ce serait une grande contribution. Il y a même des auteurs européens comme Hugo Ball, dans La fuite hors du temps qui aide à penser l’avant-gardisme dans ce sens.

C’est pour cela que je m’éloigne de Rancière (qui rejette rapidement l’avant-gardisme) et je m’appuie sur la tradition latino-américaine pour penser que l’avant-gardisme n’est pas ce qui a des longueurs d’avance mais, comme le dit Jorge Alemán, ce qui est excentrique, qui crée des centres dans d’autres lieux, grâce à cette capacité à réinventer le passé et de le travailler de cette manière.

P. – Diriez-vous que la révolution haïtienne et les Jacobins noirs seraient la représentation dans l’inconscient collectif de ce républicanisme plébéien ?

L.C. – Bien sûr, c’est pourquoi il me semble que parfois le discours décolonial de récupération de la culture noire d’un point de vue ancestral fait abstraction de toute l’expérience républicaine qu’elle a eue, à partir de la révolution en Haïti, qui s’est ensuite répandue dans les Caraïbes et en Amérique latine. Des auteurs comme James Sanders, Valeria Coronel ou José Figueroa travaillent très bien ce sujet car c’est un aspect plus historique. En effet, il y a toute une expérience de républicanisme noir, opérant dans les Caraïbes et en Amérique latine que nous avons pratiquement oublié.

P. – Cela nous rappelle le livre d’Antoni Domènech, El eclipse de la fraternidad (Akal, 2019), dans lequel il consacre une partie au républicanisme américain dont même les éléments les plus démocratiques ne cessent de penser à construire un peuple de propriétaires. Et cette tradition née aux États-Unis semble avoir beaucoup plus d’influence dans le reste de l’Amérique que le républicanisme plébéien n’a pu avoir autour de la révolution haïtienne.

L.C. – D’une part, en me référant à la revue que vous avez faite, vous expliquez très clairement ce que Domènech souligne. C’est précisément l’idée que les citoyens deviennent citoyens de la res publica afin de pouvoir être propriétaire dans la sphère privée et continuer à reproduire la logique féodale : les femmes, les enfants, les employés et la nature comme propriétés. Et cette propriété implique une idée de domination, c’est pourquoi, bien que nous vivions dans des républiques, ou dans des monarchies démocratiques, la domination est encore très présente, car l’idée de propriété est celle qui garantit cette forme féodale de domination avec la chose.

Toutes les philosophies, en particulier les féministes, sont chargées de démontrer comment cette forme de domination persiste dans la sphère domestique, où la logique de la propriété entre en jeu dans les relations entre hommes et femmes, au travers du rôle de reproduction des femmes, de l’invisibilité de la force de travail des femmes à cause de la reproduction et du travail domestique. Pour ce qui est de l’autre aspect de la question, j’aimerais faire une distinction entre l’historiographie en Amérique latine et les sciences politiques, car ces deux disciplines abordent différemment le républicanisme. C’est-à-dire que c’est surtout dans les sciences politiques que cette version libérale du républicanisme est diffusée, bien qu’il y ait des auteurs comme Rinesi, parmi d’autres politologues hétérodoxes, qui sont conscients des problèmes que pose cette conception libérale du républicanisme.

En ce qui concerne l’historiographie, en revanche, il y a beaucoup d’historiens latino-américains qui ne travaillent pas sur le républicanisme dans son aspect anglo-saxon, mais plutôt sur le républicanisme basé sur une révision rigoureuse du passé, le passé controversé de l’Amérique latine : indépendance, les expériences républicaines des communautés noires, etc.

P. – Vu que nous nous sommes penchés sur la question du républicanisme, étant donné qu’on l’associe de plus en plus au populisme, quels sont selon-vous les points communs avec la tradition populiste ?

L.C. – Ce qu’il y a en commun entre le populisme et le républicanisme réellement existant, c’est 1. l’importance du conflit dans la vie institutionnelle ; 2. une forme d’institutionnalisme populaire (et non élitiste libéral) ; 3. l’importance du recours populaire au droit ; 4. un moyen de construire l’égalité dans des lieux aussi inégaux que l’Amérique latine et les Caraïbes.

P. – En ce qui concerne l’institutionnel, chez un Laclau plus orthodoxe l’institutionnalisation est présentée comme la mort du politique et la fin de la sympathie, alors que dans l’article que vous avez écrit avec Valeria Coronel (Populismo republicano: más allá de Estado versus pueblo ». Nueva Sociedad, nº 273, pp. 72-82) vous avez problématisé cette approche autour de la possibilité d’une institutionnalisation populiste.

L.C. – D’une part, essayer d’énoncer une institutionnalisation populiste est un geste provocateur, car actuellement la forme de l’institutionnalisation est lue et pensée à partir d’un point de vue libéral, il y a un certain langage associé à la forme dans laquelle l’institutionnalisation fonctionne : le citoyen est un individu et en tant qu’individu il possède une liberté déterminée pour pouvoir exercer librement ces propriétés. Il s’agit d’une tentative de rupture avec l’idée d’institutionnalisation libérale. D’autre part, c’est le fruit d’un projet de recherche sur lequel nous avons passé plusieurs années à essayer de comprendre avec quel discours elle se construit à partir des expériences d’institutionnalisation populiste en Équateur et en Argentine dans lesquelles l’élément de conflit ne disparaît pas lorsque les débats entrent dans les institutions, l’élément conflictuel est toujours présent. De plus, l’institution devient un mécanisme pour faire face au néolibéralisme. Et cela se voit dans les droits qui se construisent, ce sont des droits qui sont conscients que l’État doit avoir une figure réparatrice, l’État n’est garant de rien, il ne fait que réparer.

Par exemple, dans les débats parlementaires au cours desquels l’allocation universelle pour enfant* a été examinée, dans le cas de l’Argentine, il ne s’agit pas d’un simple discours libéral, mais d’un discours selon lequel l’État, l’allocation universelle pour enfant n’est pas la solution définitive, mais un moyen pour l’État de réduire les inégalités générées par le néolibéralisme, un moyen pour l’État de se charger de garantir les droits des enfants, dans la mesure où il leur garantit le droit à l’éducation et à la santé. On a même parlé de sujets politiques, et ce n’était pas que des appréciations et opinions individuelles.

Il y a cela d’un côté, mais d’un autre côté, c’est parce qu’il existe une synergie entre le mouvement social et la configuration d’un droit, un droit qui devient loi, et cela génère une dynamique politique différente de celle du libéralisme, qui répond à cette expérience singulière du républicanisme plébéien qui fait référence aux tentatives en Haïti de construire l’institutionnalité après la révolution haïtienne.

*Revenu de base donné aux familles avec enfants qui ne travaillent pas, dont les parents ne travaillent pas.

P. – Dans votre livre, vous commentez les débats qui ont eu lieu dans les années 1980 entre le populisme et le socialisme autour de la notion d’État, puis vous l’appliquez à la position qu’a l’autonomie actuelle. Ainsi, en Colombie ou au Mexique, dans une société totalement brisée et dans laquelle l’État brille par sa non-existence, il en résulte que cet espace n’est pas occupé par les mouvements organisés de la société civile qui n’ont pas d’organisations mais des mafias ou dans le pire des cas des guérillas organisées qui jouent ce rôle d’institutionnalisation de l’État. En ce qui concerne ces lignes d’action de politique contre l’État qui propose cette autonomie, quelle opinion avez-vous concernant le cas d’Amérique latine ?

C : Dans le débat intellectuel des années 1980 et le débat actuel, il y a une tension entre ceux qui considèrent que l’État trahit toujours le populaire et ceux d’entre nous qui pensent que l’État peut être un outil d’émancipation de la volonté populaire. Les mouvements sociaux d’Amérique latine n’ont rien fait d’autre que de demander une plus grande présence de l’État : santé, éducation, droits environnementaux, etc. Il ne s’agit donc pas de détruire l’État, mais de détruire un type particulier d’État oligarchique qui nous renvoie sans cesse à la dépossession, la violence structurelle et l’exclusion. D’autre part, nous devons radicaliser un État plébéien, comme le fait le populisme.

P. – Depuis 1994, avec l’apparition des zapatistes et leur diffusion en Europe pendant le mouvement anti-mondialisation, il y a eu une réception politique et intellectuelle de l’autonomie, pour le cas européen il consiste à s’opposer à l’État. De la même façon Negri et Hardt ne proposent pas l’État comme une relation sociale mais comme une sorte de bloc monolithique. Cela est aussi illustré dans le cas mexicain par l’attitude des zapatistes envers López Obrador. René Zavaleta Mercado, père intellectuel de García Linera mais auteur bolivien inconnu en Europe, a esquissé une conception différente de l’État comme une idée forte. Que pensez-vous que l’on pourrait mettre en avant de Zavaleta pour une éventuelle réception de ses idées en Europe ?

L.C. – Zavaleta Mercado a une façon très originale de s’approprier les archives de la pensée européenne. Par exemple, en s’appropriant Hegel, il s’approprie un problème classique mentionné ci-dessus : la logique du maître et de l’esclave. Mais il fait une opération très intelligente : il montre qu’en Amérique latine la dialectique du maître et de l’esclave devient un paradoxe noble. Le maître dans la dialectique de Zavaleta est le seigneur et ses particularités répondent non seulement aux formes de pouvoir en Amérique latine mais aussi en Espagne. Il l’assume comme une forme de relation sociale qui ne veut pas être et fait de l’État une utilisation privée du surplus (ce qui est en plus et qui à son tour donne de la valeur). Et, d’autre part, elle crée un désir plébéien qui aspire à être comme le maître, un désir immobile dans lequel chacun sent qu’il est dans la mesure où il ne permet pas à l’autre d’être. C’est le cœur du gamonalisme qui nous a piégés pendant des siècles. Cela peut faire la lumière, et je pense que Villacañas partagerait cette opinion avec moi, pour penser le cas espagnol.

Un autre concept est celui du mélange hétéroclite parce qu’il nous permet de réfléchir à ces différentes sédimentations historiques fonctionnant en même temps. En Europe, il y a la fiction de l’après-guerre selon laquelle le peuple européen est un peuple à qui on a garanti un certain état de bien-être, donc tous sont des citoyens jouissant de leurs droits sans aucun problème. Mais la crise de 2008 a fait exploser ce récit, mettant en lumière une série de blessures ou de sédimentations historiques non résolues et vivant au cœur de notre présent.

P. – En parlant de populisme, vous avez touché un sommet peu exploré dans la théorie postmarxiste : le régime esthétique du populisme. Alors, comment diriez-vous que l’esthétique influence la construction d’une identité ?

L.C. – Je pense qu’il est très important de travailler sur la dimension de l’esthétique dans le sens de la dimension du sensible. Quand nous parlons de la sensibilité, nous parlons des formes de perception et de nos rapports avec les choses et les autres. L’esthétique est la clé pour court-circuiter ce lien de propriété comme domination et dépossession, et elle ouvre la possibilité d’une autre relation de propriété autour de l’usage et de l’attention portée au commun à construire. En temps de crise environnementale et de retour de la misogynie structurelle, il est urgent d’accorder plus d’attention à une nouvelle conception de la propriété, et non pas tant à sa destruction, comme le proposait Marx.

P. – D’ailleurs, ce lien sensible, vous le soulignez en rapport au féminin et au masculin. Dans le livre, vous abordez cette relation en soulignant que le patriarcat qui reproduit le paradoxe seigneurial y sert d’intermédiaire : comment surmonter cette médiation seigneuriale entre le féminin et le masculin ?

L.C. – Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel pense à un lien entre frère et sœur où l’égalité rend possible le mouvement. Je vois chez Hegel deux opérations : d’une part, il y a une opération par laquelle il y a un moment d’égalité dans le lien de frère et sœur parce que c’est un lien d’égal à égal, mais alors Hegel défait rapidement ce lien et continue à considérer que la sœur est reléguée au royaume du domestique et le frère, qui va passer à l’individualité, à la vie de citoyen comme propriétaire. Même en tant que critique de cette tournure des événements, je m’intéresse à cet autre moment qui parle de la possibilité de l’égalité.

P. – Vous avez dit à l’université d’été de Lengua de Trapo que le populisme et le féminisme étaient pour vous deux des expériences collectives les plus importantes pour comprendre notre condition actuelle et repenser la condition humaine. Comment pourrait-on réaliser cette synthèse que vous avez annoncée entre le populaire et le féminin ? Serait-ce une hypothèse politique commune ?

L.C. – Je crois que ce sont deux expériences politiques plébéiennes qui doivent être mieux articulées. Dans le cas du féminisme, je partage avec Nancy Fraser de la nécessité de distinguer un féminisme émancipateur d’un féminisme libéral. Le féminisme émancipateur vient d’expériences comme le 8M ici en Espagne ou le Ni Una Menos qui est né en Argentine et a ensuite connu un boom dans différents pays d’Amérique latine. Concernant le populisme, d’autre part, je crois qu’il est important qu’il soit une expérience d’institutionnalisation plébéienne. Le féminisme et le populisme sont donc deux formes de politique qui imaginent une idée d’alternative future au néolibéralisme et qui sont actuellement capables d’articuler le camp populaire.

P. – En fait, en Espagne, il semblerait que le féminisme ait adopté une sorte de logique populiste à tel point qu’il semble avoir effectivement produit un peuple féministe…

L.C. – En effet, dans la logique de Chantal Mouffe et de Laclau, on peut considérer le féminisme comme un signifiant vide qui implique non seulement des revendications de femmes, mais aussi la possibilité d’une nouvelle relation sociale.

P. – En ce qui concerne les soins, dans le livre vous soulignez qu’ils courent le risque d’être pensés d’une manière qui privilégie le domestique. Vous considérez que la politisation de la sphère domestique est un exercice problématique ? Pourquoi ? Deuxièmement, dans une société brisée par le néolibéralisme, vous diriez que les soins peuvent jouer un rôle dans la reconstruction du lien social ?

L.C. – La politisation du domestique est extrêmement importante, je ne la considère pas du tout comme quelque chose de dangereux, je pense que c’est absolument nécessaire. Ma critique porte sur deux points : d’une part, croire que c’est ce qui va remplacer d’autres instances politiques comme les institutions, la démocratie représentative, l’État. Ce que je vois c’est un danger autonomiste en croyant que dans la politisation de la sphère privée il serait possible de trouver l’émancipation. Il est nécessaire de politiser les affaires domestiques, mais ce n’est pas une raison pour supprimer l’État, les institutions, la démocratie représentative. Même la politisation de la vie domestique, l’explication que dans la reproduction de la vie il y a une force de travail féminine et que cette dernière a été historiquement effacée afin de soutenir le capitalisme, dans tout cela il peut y avoir, non pas une destruction de l’État et des institutions, non pas une destruction du droit, mais une transformation radicale de la nature du droit, des institutions et de l’État. Du point de vue du féminisme, nous devons nous réapproprier toutes ces instances et les radicaliser davantage. Le féminisme doit se réapproprier l’État.

D’un autre côté, la reconstruction du lien social à partir du care est extrêmement importante, mais elle risque de vouloir supprimer la dissidence et le leadership comme si l’antagonisme, le conflit et le leadership étaient quelque chose de masculin et patriarcal à détruire. Mais je ne suis pas d’accord, l’histoire de l’humanité a eu des formes de leadership féminin, le conflit, la dissidence, la possibilité de ne pas être d’accord sont importants.

L’idée qu’il existe de nombreuses formes du féminin est également extrêmement importante. Parce qu’on dit souvent que certaines formes du féminin sont une reproduction de la logique masculine. Il y a beaucoup de débats à ce sujet et nous devons nous permettre de réfléchir à la dissidence et au problème du leadership.

P. – Quelles sont donc les pratiques en vigueur en politique pour que la forme qui donne naissance à des styles de leadership comme celui de Merkel réussisse à se présenter comme une figure classique de l’homme d’État ? Cela semble similaire au style de Le Pen en tant que politique dure.

L.C. – Je ne dirais pas qu’elles deviennent masculines, mais que leurs leaderships se désexualisent. Souvent, les sociétés ne soutiennent pas l’érotisme féminin en politique, elles doivent donc désérotiser leur image et se faire passer pour des hommes d’État. Et c’est ce qui s’est passé avec Merkel. Cristina Kichner, par exemple, me semble être une dirigeante plus hybride parce qu’elle érotise et en même temps elle semble très masculine, les deux choses en même temps. Peut-être tout le secret, tout le problème du travail passe-t-il par des sociétés qui soutiennent l’érotisme du féminin sans tomber dans la logique de la horde primordiale qui cherche sa destruction. Et cela, bien sûr, doit commencer en philosophie, pourtant si effrayée par le désir du féminin.

Quel modèle de souveraineté populaire pour une politique d’émancipation ?

Tout le monde parle aujourd’hui de « souveraineté du peuple ». Du Rassemblement National à la France Insoumise, chacun invoque le retour au peuple souverain comme remède aux crises politiques que traversent les nations européennes. Marine le Pen avait pour slogan « au nom du peuple » et Jean-Luc Mélenchon « la force du peuple ». Tandis que le populisme de droite se veut être « le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir » et se constitue de manière identitaire et xénophobe, le populisme de gauche construit sa frontière en faisant jouer le « peuple » contre les « élites » et en revendiquant les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté du peuple.

Force est de constater que populisme de droite et populisme de gauche charrient un même présupposé : l’évidence que les crises démocratiques trouvent leur solution au moins partielle dans le retour à un sujet, le peuple souverain. Ce retour à la souveraineté populaire serait une condition nécessaire, quoique non forcément suffisante, pour dépasser cet état de marasme politique. Il est toujours bon d’interroger ses préjugés. Quelle est, précisément, cette souveraineté du peuple que nous invoquons incessamment ?

Souveraineté orthodoxe, souveraineté hétérodoxe : rappel de l’histoire des idées

Les historiens de la philosophie et du droit s’accordent en général pour considérer les Six livres de la république de Jean Bodin comme la première théorie moderne de la souveraineté. Le concept de souveraineté a trois racines théoriques : la tradition politique juive, le droit romain et le droit médiéval.

D’un point de vue historique le concept de souveraineté se développe en accompagnant le processus de construction de l’État. D’un point de vue politique, il sert à légitimer l’indépendance du roi de France par rapport à l’autorité papale (souveraineté externe) ainsi qu’à lui procurer juridiquement un pouvoir absolu et suprême sur l’ensemble du territoire du royaume de France (souveraineté interne). Publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy, les Six livres de la République (1576) ont vocation à définir le meilleur régime politique possible et à poser les conditions formelles d’une société stable afin de conjurer le spectre des guerres civiles. La souveraineté y est définie par la capacité qu’a le prince de « faire et casser la loy ».

De Jean Bodin à Carl Schmitt en passant par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, le concept de souveraineté gardera sa dimension volontariste et le prisme d’un pouvoir surplombant et extérieur à la société. Bien qu’il existe de profondes différences entre Bodin, Hobbes et Rousseau, et que l’interprétation que Carl Schmitt a de ces auteurs pour formuler sa propre théorie de la souveraineté est hautement contestable et contestée, nous pouvons considérer ces différentes conceptions comme participant du courant classique de la théorie politique. Selon la célèbre formule schmittienne, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception ». C’est une ré-interprétation propre au contexte politique turbulent de la République de Weimar. Si Carl Schmitt, avant et pendant son débat avec le grand juriste Hans Kelsen, théorise la souveraineté en exacerbant sa dimension décisionniste pour la détacher de sa filiation évidente avec le positivisme juridique, l’élément principal du volontarisme demeure — la souveraineté s’incarne dans la capacité à faire et suspendre la loi. C’est ce que nous appellerons la « souveraineté orthodoxe ».

Il existe pourtant une autre conception de la souveraineté que nous qualifierons d’ « hétérodoxe », dans la mesure où elle n’a pas ou très peu retenu l’attention des théoriciens postérieurs. Elle a été élaborée dans la Politica methodice digesta, ouvrage du philosophe et juriste Johannes Althusius, rédigé dans le contexte politique du Saint Empire romain germanique en 1603, soit un peu moins de trois décennies après la parution des Six livres de la République. Johannes Althusius soutient que Jean Bodin confond définition politique et définition juridique de la souveraineté et répond de la même manière à deux questions différentes : 1) De quels droits le souverain dispose-t-il (légalité) ? 2) De quel droit le souverain oblige-t-il (légitimité) ?

Pour Althusius, le droit s’occupe de la première question, la politique de la seconde. Jean Bodin donne la définition suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».  La question juridique ou formelle du « droit gouvernement » prime la question politique de la nature réelle de la République. Dans les Six livres de la République, la question politique est dérivée d’une théorie juridique de la puissance souveraine. La souveraineté chez Jean Bodin est d’abord et avant tout une souveraineté législative. Jean Bodin part du droit pour arriver à la politique ; tandis que la démarche d’Althusius est inverse : il part de la politique pour ensuite arriver au droit.

Soutenant que la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir », Althusius soutient que la souveraineté revient au peuple et non au prince. En partant de la vie sociale comme objet propre de la politique, Althusius va localiser le principe de souveraineté dans le peuple organisé, c’est-à-dire dans une collectivité déjà stratifiée socialement en divers échelons. La politique doit s’attacher à chercher la nature réelle, et non formelle, de la république, ce qui fait sa vitalité : tels sont les droits de souveraineté, qui reviennent non au prince mais aux différents groupes sociaux qui constituent le peuple et sans lesquels il n’y aurait de vie commune. Si la souveraineté est entièrement détenue par le prince, note Althusius, la république dépérit et meurt ; car le principe de sa vitalité réside dans le peuple et non dans le prince, qui est son obligé.

Voilà pourquoi la souveraineté doit être distribuée au peuple sous forme de droits politiques à l’auto-organisation. La science juridique s’occupe non pas de localiser ces droits de souveraineté, qui doivent résider dans les diverses corporations, mais d’organiser leur distribution conformément au contrat entre le prince et le peuple. Contre l’absolutisme monarchiste de Jean Bodin, pour qui le peuple et la société sont des instances passives qui ne tirent leur existence et leur unité que de l’unicité d’un pouvoir  juridique suprême, Johannes Althusius redéfinit la souveraineté comme droits des différents groupes sociaux à l’autogestion. Deux logiques opposées donc :  celle d’un pouvoir transcendant — le prince à l’image de Dieu — où l’Etat surplombe la société ; celle d’un pouvoir immanent — la société sécrétant elle-même le pouvoir qui la gouverne en retour. Transposée abruptement aujourd’hui, la divergence théorique entre Jean Bodin et Johannes Althusius peut laisser présager deux manières antagoniques de penser la souveraineté du peuple.

Trois principes de souveraineté : retour sur le débat contemporain

Le débat contemporain sur la place et la fonction de la souveraineté du peuple est complexe en cela qu’il réunit différents plans d’analyse. Essayons de distinguer trois éléments principaux afin de mieux pouvoir les ré-articuler. En simplifiant, on peut discerner :
1) Le principe juridique de souveraineté nationale, comme participant des fondements du droit public, du droit international et de l’organisation des pouvoirs.
2) Le principe politique (ou idéologique) de souveraineté populaire comme mode de légitimation du pouvoir.
3) Le principe sociologique de souveraineté étatique, comme mode d’organisation des rapports économico-sociaux sur le territoire de l’État-Nation.

Cette distinction est bien sûr schématique. De manière concrète, les choses ne sont évidement pas si simples. Il est toutefois bon de garder en tête cette distinction pour ne pas tomber dans des paralogismes dus à des glissements sémantiques. Historiquement, la notion de « souveraineté nationale » a été invoquée contre le principe monarchique qui fait fusionner le corps de la Nation et le corps du Roi. Dans un discours célèbre du 3 mars 1766 au Parlement de Paris, Louis XV déclarait :

«  Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ».

Quelques décennies plus tard, les révolutionnaires ont osé. Ils ont fait jouer contre le corps du roi, censé incarner la Nation, le principe de souveraineté nationale. Ils ont brandi l’autonomie du corps de la Nation contre le corps du roi. De manière similaire, contre l’idée que le pouvoir du monarque proviendrait de Dieu, le principe politique de souveraineté populaire affirme que tout pouvoir provient du peuple et se trouve donc soumis aux exigences de la communauté politique.

Ces deux principes là débouchaient sur une réorganisation de l’ensemble des pouvoirs politiques et  du système juridique. Réorganisation qui avait pour infrastructure le processus historique de mutation des rapports de classes, le passage d’un régime de production de type féodal à un autre de type capitaliste et la consolidation de l’État-Nation. On voit qu’historiquement ces trois principes sont inextricablement liés. Mais les trois souverainetés distinguées ne se déterminent pas de la même manière. C’est d’abord l’infrastructure qui détermine la superstructure. Il y a bien sûr une autonomie de la superstructure qui permet à celle-ci de peser en retour sur l’infrastructure (contre un déterminisme vulgaire). C’est la relative indépendance de la politique. Mais il est évident d’un point de vue historique que c’est d’abord parce qu’il y a des transformations sociales et économiques qu’il y a une mutation du système politique, afin que ce dernier soit de nouveau apte à les mieux encadrer. Le principe juridique de souveraineté nationale qui participe de la théorie de l’organisation des pouvoirs a donc pour base le principe sociologique de l’État-Nation. Le principe de souveraineté populaire vient quant à lui justifier l’autorité des pouvoirs, produire de la légitimité politique, soit, pour ceux qui subissent le pouvoir plus qu’ils ne l’exercent, du consentement. Il vient, en quelque sorte, « envelopper » le principe sociologique de souveraineté étatique et le principe juridique de souveraineté nationale d’un voile idéologique.

On voit donc la limite de cantonner l’expression « souveraineté du peuple » au seul plan idéologique ou politique, sans faire référence ni à des études sociologiques ni à des travaux juridiques. Sans s’engager, a fortiori, dans une analyse structurelle du capitalisme contemporain. C’est en cela que pèchent les théories populistes. Sans une alliance entre d’une part une analyse juridique du système formel de l’organisation du pouvoir et des institutions, et d’autre part une analyse socio-économique des mutations des rapports de classes et des possibilités de ré-appropriation de la production par le salariat dans les sociétés modernes, revendiquer la souveraineté du peuple ne saurait être qu’un flatus vocis, un simple bruit de la bouche. Car en effet, faute de ces analyses scientifiques, la souveraineté du peuple ne saurait être qu’une notion drastiquement sous-déterminée, qu’un signifiant sans signifié. L’appel à la souveraineté populaire ne ferait qu’invoquer une idée sans nous dire comment peut s’organiser de manière institutionnelle cette souveraineté et quelles classes sociales sont susceptibles de se l’accaparer et d’en détourner l’usage. Si les idées sont certes importantes en politique, une véritable hégémonie idéologique ne peut s’établir et se pérenniser qu’en ayant pour base des structures sociales solides. Parler de souveraineté populaire d’un point de vue exclusivement politique ou philosophique, c’est sombrer dans l’idéalisme.

Critique de la souveraineté orthodoxe

Revenons-en maintenant à ce que nous avions distingué comme la souveraineté « orthodoxe ». Celle-ci contient deux présupposés problématiques.

Premièrement une conception pauvre de la décision collective. La décision collective y est pensée sous un modèle simpliste de la volonté individuelle : un pur « je veux » alors que depuis Freud nous savons que la volonté individuelle est travaillée par différentes forces et qu’elle est loin d’être simple. Mais de toute manière penser la volonté collective avec pour modèle la volonté individuelle constitue une faute méthodologique. Reste que la souveraineté orthodoxe du peuple ne s’embarrasse aucunement du mode de production de la décision collective. C’est pourquoi elle se satisfait volontiers du référendum, censé représenter exemplairement la volonté du peuple. Force est de constater que le peuple n’a pas son mot à dire dans la formulation même de la question à laquelle il se voit sommé de répondre. Cela contribue à une production de la décision collective très limitée. Le référendum est soit une acclamation soit un rejet, mais dans chaque cas il ne s’inscrit pas dans une véritable réflexion d’un meilleur mode de production de la décision collective.
De plus, les citoyens qui y participent sont généralement dépourvus de la signification politique accordée à leur vote. Une décision politique qui ne saurait être le fruit d’une authentique délibération collective est démocratiquement pauvre. Contre cela pourtant certaines alternatives se font jours : tirages au sort, assemblées sociales délibératives, etc.

Deuxièmement, la souveraineté orthodoxe suppose un sujet politique donné, le « Peuple ».
Il est difficile de voir ce que pourrait précisément dénoter l’actuelle « souveraineté du Peuple » du point de vue sociologique, étant donné que le « Peuple » contemporain est une entité abstraite. Il n’est en effet ni l’ensemble des votants (quid, en fonction des lieux et des époques, des femmes et des mineurs, des personnes privés de droit et aujourd’hui des abstentionnistes), ni l’ensemble des citoyens (quid des sans-papiers qui se voient exclus de la politique) ni même la masse indifférenciée de personnes qui vivent sur un même territoire (quid de nos concitoyens d’outre-mer et des nombreux citoyens français vivant à l’étranger qui votent, et par là, expriment la « souveraineté » du peuple). On s’en doute bien, le « Peuple » devient vite une notion fourre-tout voire attrape-nigaud, malléable à souhait et pouvant épouser n’importe quel paralogisme, ce dont de nombreux historiens nous ont alerté. Comme l’avait vu Hans Kelsen, l’unité du peuple n’est pas réelle, elle est nominale : « le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique »

Dans une veine critique, qu’elle soit d’inspiration marxienne, foucaldienne ou bourdieusienne, l’exercice du pouvoir est toujours accaparé par un particulier (leader, bourgeoisie, bureaucratie), est transversal à l’Etat et constitue un rapport de domination. L’asymétrie principielle entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent fait apparaître alors le mythe démocratique de l’auto-législation et de la souveraineté du peuple sous un nouveau jour : comme un mensonge idéologique. Un mensonge destiné à accréditer ceux qui nous gouvernent en les dotant d’une caution de légitimité qu’ils ne devraient avoir sous aucun prétexte — tout particulièrement lorsque le faste symbolique de la fonction tombe et que se révèle leur nature toujours plus avérée de larbin du Capital.

Déconstruire le mythe de la délégation de la souveraineté du peuple que véhicule la souveraineté orthodoxe, d’une souveraineté nationale exclusivement exercée, et ainsi captée, par des représentants en vue d’un « bien commun » — alors que le pouvoir est essentiellement dirigé par des intérêts particuliers —, loin d’inaugurer un pessimisme ambiant ouvre une lucidité politique accrue. C’est là que pourrait se développer une authentique souveraineté populaire, non au sens du peuple abstrait, mais du menu peuple, des « gens de peu ». Une souveraineté populaire arrachée au mode de production orthodoxe du consentement politique. Cette souveraineté nouvelle n’est donc pas une chose déjà-là qui serait la condition de résolution de la crise économique et politique que les sociétés néolibérales traversent. Cette souveraineté hétérodoxe du peuple constitue moins une solution qu’un problème. Car elle est tout le problème politique actuel. Le problème des sociétés démocratiques contemporaines rongées de l’intérieur par la logique néolibérale et cédant de plus en plus à une pente autoritaire. En fonction de quoi, cette souveraineté nouvelle n’est aucunement acquise, elle doit au contraire être conquise, puisqu’elle est indissociable de la lutte des différents groupes sociaux contre l’hégémonie du capital. En somme, il s’agit moins de souhaiter changer la société que de vouloir changer de société.

Un tel programme ne peut s’amorcer d’aucune façon avec les forces répertoriées de droite. Leur souveraineté gouvernementale, jamais séparée du mythe paternaliste du « grand homme » ou du « chef », ne vise qu’à redonner aux gouvernants des marges de manoeuvre accrues sans remettre en question les causes de notre crise actuelle, qui sont à chercher dans les structures socio-économiques et politiques du capitalisme contemporain. La droite, extrême ou non, n’a jamais eu pour ennemi réel, pour adversaire principal le Capital. C’est pourtant lui au premier chef qui bride les virtualités plus égalitaires de la démocratie. Tout rêve d’union entre « souverainistes » de droite et de gauche en vue de sortir de la crise actuelle est une fiction ; mais une fiction aux conséquences dangereuses sur la réalité qu’elle prétend éclairer.

Pour aller plus loin

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio essais, Gallimard.
Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Cerf.
Jacques Sapir, Souveraineté Démocratie Laïcité, Michalon.
Frédéric Lordon,  Imperium, La Fabrique.
Catherine Colliot-Hélène, La démocratie sans « démos », PUF.
Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Essais, Points.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Folio histoire.
Bernard Friot, Puissances du salariat, La dispute.
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir.

Écologie néolibérale : l’individu responsable de tout et maître de rien

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La taxe sur les carburants repose sur une logique néolibérale du changement : celle de taxer le citoyen-consommateur en tant qu’il est défini comme roi et responsable. Cependant, ce dont le citoyen est responsable dépend-il réellement de lui ? Cette question ne trouve de réponse que par le rappel d’une rhétorique fondée sur la responsabilité et la culpabilité individuelle. Au cœur de ceci : le concept de dette écologique.


Dette et responsabilité

Maurizio Lazzareto, dans La Fabrique de l’homme endetté : essai sur la condition néolibérale (Amsterdam, 2011), s’intéresse à la notion de dette dans la société moderne. Celle-ci a produit, ces dernières décennies, un individu-type qu’est l’Homme endetté.

Une partie de sa démonstration consiste à montrer en quoi la dette est devenue un instrument pour rendre le citoyen prévisible et docile. Par exemple, elle est un critère de jugement neuf pour mesurer sa moralité et celle des autres.

Une éthique politico-économique se développe : est morale toute personne qui gère bien ses économies et son remboursement. Celui qui se gère peut se rassurer et sentir sa supériorité : il est un individu responsable. Dès lors, dans le modèle « start-up » et auto-entrepreneurial, les agents demandent de plus en plus de responsabilité. Celle-ci fonde leur moralité et, partant, leur liberté.

Responsabilité et individu-écolo

Si Lazzareto s’intéresse à la dette économique, nous pouvons étendre ce modèle à celui de la dette écologique. Ici, l’individu est non seulement responsable de lui-même (au sens moral) mais également responsable de la catastrophe écologique (au sens de culpabilité). Il doit se réformer et réformer ses habitudes. De l’Homme endetté découle alors un individu-écologique.

Celui-ci utilise les bonnes ampoules et poubelles ; il économise l’eau, l’électricité et le chauffage ; il restreint son régime alimentaire etc. Cet individu-modèle produit un sentiment de culpabilité chez ceux qui ne respectent pas la planète ou n’ont pas les moyens de le faire. Il acquiert ainsi une moralité. Il rembourse sa dette écologique.

La politique dite « écologique » qui va de pair avec ce raisonnement consiste donc bien à taxer l’individu et à le responsabiliser par de grands discours. Tout changement passe par le tout-puissant citoyen-consommateur.

Ses deux armes pour absoudre sa dette sont alors le pouvoir du vote et le pouvoir d’achat. Cependant, le premier n’est pas toujours respecté (le référendum de 2005, par exemple) et le second n’est qu’une illusion de pouvoir. En effet, d’une part le marché automobile vert est encore trop cher ou inexpérimenté. D’autre part, l’énorme majorité des États et ensembles régionaux ne respectent pas les accords dits « écologiques ». De même, ils utilisent les bénéfices des taxes environnementales pour autre chose que la transition énergétique (seuls 19% de la taxe carbone reviennent à la transition).

Nous relevons le cynisme d’une rhétorique dans laquelle l’individu est dit « responsable » de ce qui ne dépend pas de lui. Responsable de tout ; maître de rien.

Évidemment, il ne s’agit ni de vider l’individu de toute responsabilité ni d’abandonner ces gestes du quotidien. Plutôt, nous soulignons l’incapacité de l’individu-citoyen à influer à grande échelle.

Pour reprendre Cornelius Castoriadis, dans Une Société à la dérive – ouvrage où il appelle à un retournement de l’imaginaire contemporain pris dans le progrès technoscientifique et dans la consommation : « Un individu seul, ou une organisation, ne peut, au mieux, que préparer, critiquer, inciter, esquisser des orientations possibles. »

Repenser le collectif : de la politique écologique à l’écologie politique

Une solution serait de sortir de la culpabilisation individuelle, de la croyance dans l’individu-roi, fruit de toute une rhétorique devenue une habitude commune. D’ailleurs, ne sont-ce pas des mouvements globaux et non des actions à l’échelle individuelle qui ont institué notre économie de marché, des grandes découvertes à l’ordo-libéralisme en passant par le capitalisme classique ?

Cependant, il ne faut pas s’aveugler et louer toute initiative collective : celles-ci reposent parfois sur la même logique d’addition d’individualités.

Prenons le cas tant loué des fermes urbaines à Detroit. La plupart de celles que nous avons pu visiter ne consistent que dans une classe moyenne supérieure non-originaire de la ville qui a racheté à prix d’or des quartiers abandonnés sans se préoccuper de la pauvreté alentour. Ici, cette communauté a pris sa responsabilité individuelle et s’absout de sa dette sans ancrer son action dans une réflexion collective.

De même, si la ZAD proposait une nouvelle forme d’organisation possible, son entêtement anti-institutionnel ne faisait que l’enfermer dans un solipsisme. Elle vidait l’écologie de sa politique. Or, si la politique écologique repose sur l’insertion de thématiques écologiques dans une structure politique ancienne, l’écologie politique consiste à penser et à propager un relais institutionnel neuf. Ce n’est pas un isolationnisme contemplatif.

La moralité par la dette concerne donc également des groupes d’individus fiers de leur initiative, enfermés dans leur autosatisfaction.

Cependant, à Detroit, d’autres fermes -en minorité-, dynamisent un quartier abandonné pour ensuite en faire bénéficier les afro-américains et autres défavorisés. Il y a une réinvention du lien social par l’écologie et la culture (avec des manifestations musicales ou cinématographiques). Ce n’est ni l’écologie comme excroissance d’une structure sociale présente, ni l’écologie d’un individualisme collectif.

Ainsi, il ne faut pas confondre un geste collectif avec une addition d’actions individuelles. Nous avons perdu de vue que le changement nécessaire passe par une révision globale de notre imaginaire et du collectif tel qu’il se vit et se définit.

Le collectif n’est pas une homogénéité ou une addition d’individus hétérogènes. Il repose sur le partage des responsabilités.

Il revisite ainsi le rôle des acteurs qui ne sont plus en concurrence – économique et morale mais en coopération – économique et culturelle. Il rappelle que « l’Homme est ancré dans autre chose que lui », sans pour autant disparaître sous cette chose (Castoriadis, La Force révolutionnaire de l’écologie, 2012).

 

Image à la Une : Pixabay