Importations de gaz de schiste en Europe : nouvelle dépendance létale pour le climat

Un navire transportant du gaz naturel liquéfié (GNL). © Venti Views

L’année 2023 s’est terminée avec la COP28 de Dubaï, dont l’une des lignes directrices principales était la sortie des énergies fossiles. Cet objectif est contrecarré les importations croissantes de gaz de schiste en Europe – sous la forme de Gaz naturel liquéfié (GNL) -, en pleine expansion depuis le conflit ukrainien. Sa nocivité climatique concurrence celle du charbon. Tandis qu’une série d’acteurs privés, notamment américains, s’enrichissent par ces ventes, l’Union européenne multiplie les renoncements en matière de transition énergétique.

Article originellement publié sur le site de notre partenaire Lava Media.

Il était une fois l’histoire d’une énergie fossile trop chère et jugée incompatible avec les objectifs climatiques mais qui, en l’espace de quelques années, est devenue une énergie d’avenir. À tel point qu’on signe des contrats d’importation sur trente ans à plusieurs milliards d’euros. Ce récit est celui du gaz de schiste des États-Unis – qui établit à quel leur hégémonie sur le Vieux continent constitue une menace pour le climat.

En réalité, ce pays est assez pauvre en gaz naturel « facile » à trouver dans le sol, celui qu’on appelle conventionnel. Par contre, il possède d’importantes réserves de gaz plus difficile à extraire, et donc beaucoup plus cher, que l’on nomme non conventionnel, et dont le plus connu est le gaz de schiste. Celui-ci nécessite l’utilisation de technologies lourdes comme la fracturation hydraulique pour fissurer les roches de schiste dans lesquelles le gaz est contenu.

Lors de la fracturation de la roche visant à extraire le gaz de schiste, des pertes de méthane – au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes.

À partir des années 70, le gaz de schiste a commencé à être extrait par quelques petites compagnies qui osaient investir dans cette exploitation risquée. Cette production, restée marginale aux États-Unis jusqu’au début des années 2000, a connu un véritable essor en 2008 grâce à Wall Street. Pour éteindre l’incendie de la crise des subprimes, une politique de quantitative easing consistant à inonder l’économie américaine de millier de milliards de dollars a été rapidement mise en place. Cet argent « gratuit » à disposition des entreprises a permis au privé d’investir massivement dans des technologies jugées risquées, comme celles de l’exploitation du gaz de schiste.

Choc des empires et crise climatique

Ainsi, les États-Unis sont passés de plus gros pays importateur de gaz à l’autosuffisance en la matière, grâce à une production de gaz de schiste qui a été multipliée par 12 entre les années 2000 et 2010. Sans cet argent facile octroyé par l’État, l’essor de cette exploitation fossile n’aurait sans doute pas eu lieu. Ayant produit du gaz en surplus par rapport à leurs besoins domestiques, les États-Unis ont cherché à l’exporter. Mais ils ont été confrontés à trois problèmes de taille. Le premier réside dans le prix plus élevé du gaz de schiste sur le marché par rapport au gaz conventionnel. Le deuxième, dans la mauvaise presse au plan climatique et environnemental qui accompagne cette énergie. Le troisième, les contraintes en termes de transport.

Acheminer du gaz depuis les puits du Texas jusqu’à nos logements : tel fut le premier défi à relever. Le moyen de transport le plus simple et donc le moins cher est de garder cette énergie sous forme de gaz et de la déplacer par d’immenses gazoducs. C’est de cette manière que le gaz russe était importé en Europe – notamment via Nord Stream, saboté en septembre 2022. Les gazoducs ne nécessitent pas d’infrastructure de transformation majeure entre la production et la consommation, le gaz naturel une fois importé pouvant être directement introduit dans le réseau.

L’autre technologie de transport est celle du Gaz naturel liquéfié (GNL) qui consiste à refroidir et compresser le gaz naturel pour le rendre liquide. Ensuite, il est embarqué dans des bateaux spécialisés – méthaniers – jusqu’au client pour y être décompressé et injecté dans le réseau de distribution. Contrairement aux gazoducs, le GNL peut donc être transporté dans le monde entier. La contrainte est de disposer de terminaux de compression et décompression du gaz aux points de départ et d’arrivée et de méthaniers. Ce qui ne compte pas pour rien dans la facture du GNL, puisqu’il n’existe pas de gazoduc qui traverse l’Atlantique ou encore le Pacifique. La solution était donc d’utiliser le GNL pour les exportations de gaz étasunien en développant des terminaux sur les côtes.

La deuxième épine dans les pieds pour vendre ce GNL est d’ordre environnemental et climatique : l’impact en la matière du gaz de schiste est bien documenté par de nombreuses recherches scientifiques et ONG. La fracturation hydraulique nécessite en effet l’utilisation d’une grande quantité d’eau ainsi que de produits chimiques. Elle cause des pollutions majeures au niveau des nappes phréatiques et des écosystèmes marins. L’exploitation de gaz de schiste va même jusqu’à provoquer des séismes. Ces phénomènes ont déjà des effets concrets sur la santé de milliers d’individus.

C’est par exemple le cas pour les 420.000 personnes exposées aux émissions toxiques des forages de gaz de schiste de TotalEnergies au Texas. Les habitants s’organisent depuis des années contre la mise en place de puits de forage à quelques mètres de crèches et d’écoles publiques qui provoquent de nombreux symptômes de vertiges, maux de têtes ou encore saignements de nez. En plus des impacts environnementaux, l’exploitation du gaz de schiste accroît le réchauffement climatique. Lors de la fracturation de la roche, des pertes de méthane – gaz à effet de serre au pouvoir de réchauffement global 25 fois plus important que le CO2 – sont fréquentes. Que l’on ajoute à cela la quantité d’énergie nécessaire à l’extraction de ce gaz, et l’on pourra estimer qu’il est jusqu’à deux fois plus néfaste que le gaz conventionnel. Au point d’avoir un impact climatique… plus mauvais encore que le charbon.

L’abandon de cette énergie fossile avait été érigée en priorité par la COP28. C’est une grande victoire des producteurs de gaz – et donc des États-Unis – d’avoir fait reconnaître le gaz comme une « énergie de transition » pour remplacer le charbon. « L’expert » en énergie de Bloomberg, Javier Blas, avait déclaré, euphorique : « Ne parlons plus de Gaz naturel liquifié mais bien de Carburant liquifié de transition ». Les mots sont fleuris, mais la réalité demeure : si le GNL est une énergie de transition, celle-ci nous achemine vers des énergies plus polluantes que les précédentes.

Malgré son impact climatique et environnemental désastreux, les profits gigantesques qu’engendre à présent le gaz de schiste pour les producteurs américains justifient son exploitation croissante. Une trajectoire en rupture complète avec les impératifs de transition climatique, qui nécessiterait de cesser net tout investissement dans les énergies fossiles, si l’on en croit l’Agence internationale de l’énergie (IEA). La même agence signale que dès 2030, les États-Unis à eux seuls seraient responsables du dépassement des volumes mondiaux de GNL estimés acceptables dans les scénarios permettant de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C…

Il restait aux producteurs à trouver un client fidèle pour ce gaz. Or, les acheteurs européens ne voulaient pas de cette énergie plus chère que le gaz issus de Norvège ou de Russie – à l’image environnementale désastreuse qui plus est. Ce, avant le 24 février 2022…

Nouvelle ruée vers l’or pour les géants du gaz

L’Europe est fortement dépendante pour son approvisionnement en gaz. En 2021, elle importait 83% de son gaz naturel. Jusqu’en 2021, ses importations étaient issues pour près de la moitié de Russie. Ce choix était notamment justifié par le faible coût de ce gaz abondant et acheminé par gazoduc. De son côté, Gazprom, la compagnie publique russe qui a le monopole sur les exportations de gaz, effectuait un lobbying intense auprès des autorités européennes. À titre d’exemple, l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder avait été engagé comme représentant de commerce par l’entreprise russe…

Le 24 février 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie devait brutalement mettre fin à cette configuration. Les Européens ont alors tenté de se passer au plus vite du gaz russe. Ainsi, en novembre 2022, la part d’importation de Russie du gaz européen n’était plus que de 12,9%, alors qu’elle était de 51,9% une année plus tôt. Si près de 40% de l’approvisionnement en gaz était manquant sans qu’aucune pénurie significative fasse son apparition, c’est qu’une autre source avait remplacé la précédente… Les États-Unis et leurs compagnies gazières sont les premiers profiteurs, et de loin. Comme l’explique un article du magazine Forbes, les exportations de gaz des États-Unis vers l’UE sont devenues une nouvelle ruée vers l’or. Ainsi, entre 2021 et 2022, les exportations de gaz des États-Unis vers l’Europe ont augmenté de 119%, faisant de l’Europe le premier marché d’exportation.

Cette hausse s’est poursuivie en 2023. Cette nouvelle donne constitue une victoire pour les géants du gaz américain. Depuis plusieurs années, les autorités américaines font pression pour ouvrir le marché européen à leurs exportations. D’abord en soutenant la libéralisation du marché du gaz européen pour casser les contrats d’approvisionnement à long terme avec la Russie ou la Norvège. Ensuite, sous Donald Trump puis Joe Biden, en sanctionnant les entreprises qui participaient à la construction de nouveaux gazoducs reliant la Russie à l’UE. La diplomatie américaine a été particulièrement active, notamment en Europe de l’Est, pour retourner la situation en sa faveur.

Autre manifestation de ce lobbying : lors du huitième Conseil de l’énergie entre les États-Unis et la Commission Européenne en 2018, son président Jean-Claude Juncker avait convenu avec Donald Trump de renforcer la coopération stratégique entre les deux parties en matière énergétique. L’objectif étant d’accroître les importations de GNL au nom de la sécurité énergétique européenne.

L’Europe, de son côté, encouragée par les géants du secteur et par les États-Unis, y a vu une échappatoire à la crise du gaz russe. En développant de nouveaux terminaux de GNL dans ses ports, elle escomptait réceptionner du gaz issu du reste du monde. Le plan REPowerEU, réponse de l’UE à la crise du gaz, prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Alors qu’il existait 38 terminaux de GNL en Europe en 2021, huit nouveaux terminaux de gaz liquéfié sont aujourd’hui en cours de construction et 38 autres ont été proposés.

Le plan REPowerEU – réponse de l’UE à la crise du gaz – prévoit un financement d’environ 10 milliards d’euros pour les infrastructures gazières. Cela équivaut à doubler la capacité d’importation européenne. L’explosion de la demande de GNL alimente aussi les investissements du côté des producteurs. Les experts du secteur estiment que la demande de gaz européenne explique à elle seule l’ensemble de la croissance mondiale des investissements dans la production de GNL.

Volte-face anti-écologiste de l’Union européenne

Pour justifier ces investissements, l’Union européenne avance l’impératif de la sécurité des approvisionnements. Ces nouveaux terminaux seraient nécessaires pour ne pas manquer de gaz en cas de coupure complète des approvisionnements russes. On peut émettre des doutes sur ce récit. Tout d’abord, les terminaux européens actuels ne sont utilisés qu’à hauteur de 60% de leur capacité – il y a donc une marge très large pour accueillir de nouvelles cargaisons de gaz si nécessaires. Si l’Europe respecte ses engagements climatiques, les besoins gaziers, y compris en GNL, devraient commencer à baisser dès 2024, même en tenant compte d’une interruption complète des importations russes. Le risque est donc grand que ces infrastructures soient très au-dessus des capacités effectivement nécessaires.

Suite à la guerre en Ukraine, le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable.

Les entreprises gazières profitent de la situation de crise pour faire approuver en urgence des investissements collectivement inutiles et qui risquent ensuite d’enfermer le continent dans une dépendance longue vis-à-vis d’une source d’énergie polluante. D’ailleurs, toujours au nom de cette crise, plusieurs pays européens ont signé des contrats d’approvisionnement en GNL américain sur 25, voire sur 30 ans. C’est donc au-delà de 2050, date à laquelle nous devrions être complètement sortis des énergies fossiles pour respecter les objectifs climatiques…

Tous les scrupules environnementaux sur le gaz de schiste semblent s’être évanouis. Le 28 février 2022, soit 4 jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, Robert Habeck, Vice-chancelier de l’Allemagne déclarait encore fièrement dans la presse : « Il y a différents fournisseurs [de gaz], cela ne doit pas être les États-Unis […] L’UE va se fournir en gaz naturel ailleurs dans le monde, on ne veut pas du gaz issue de la fracturation hydraulique des États-Unis ». Les convictions du Vice-Chancelier n’auront pas survécu six mois. Le 16 août, il annonçait la signature d’un mémorandum pour maximiser l’utilisation des capacités d’importations de GNL du pays…

Les États-Unis récoltent les fruits de leur politique et se repeignent alors en sauveurs. Alors qu’il participait à un sommet de l’UE à Bruxelles en mars 2022, le président américain Joe Biden a annoncé que 15 milliards de mètres cubes de GNL étasunien, devenu entre-temps le Freedom gas, seraient livrés à l’UE pour l’aider à remplacer le gaz russe. Les États-Unis et l’Union européenne ont lancé une « task force commune sur la sécurité énergétique ». Un extrait des textes communs donne une idée des objectifs :

La Commission européenne « travaillera avec les États membres de l’UE pour garantir une demande stable de GNL américain supplémentaire jusqu’en 2030 au moins ». Pour s’assurer de la fidélité de ce nouveau client modèle, les États-Unis ont aussi lancé en novembre 2023 un nouveau train de sanctions, visant les exportations de GNL russe, qui représentent toujours 12% des importations de GNL de l’Europe. Ces sanctions seront même soutenues par l’Union européenne.

Ainsi, l’Union européenne substitue en catastrophe sa dépendance au gaz russe à une autre, aux conséquences environnementales et sociales dramatiques. Ce choix n’est pas le fruit du hasard, ou de la main invisible du marché, mais bien d’un lobbying intense, d’une stratégie en cours depuis une vingtaine d’années. Les États-Unis tirent profit de l’isolement de la Russie et du contexte de nouvelle guerre froide pour inonder le monde avec leur gaz de schiste. Cette nouvelle ruée vers l’or les pousse à développer de manière faramineuse leurs capacités de production de gaz de schiste. Au point qu’ils prévoient de tripler leurs capacités d’exportations d’2030 et ainsi d’écraser la concurrence mondiale…

Ces importations de gaz de schiste se font au prix fort, et ce sont les plus pauvres qui en paient la facture. Suite à la libéralisation du marché du gaz, son prix d’achat est maintenant fixé par les bourses. Or, la guerre en Ukraine en a fait exploser les cours. Le prix du gaz a été multiplié par dix par rapport au niveau moyen des années précédentes. Vendre du gaz américain en Europe est ainsi devenu incroyablement rentable. Au pic de la crise, chaque bateau rempli de gaz des États-Unis traversant l’Atlantique pour vendre sa cargaison en Europe rapportait entre 80 et 100 millions de dollars à son propriétaire. 850 bateaux ont fait cette traversée en 2022. De l’or en barre pour les vendeurs de gaz, dont les coûts de production n’ont pas augmenté, mais qui ont pu écouler leur GNL en Europe à un prix bien plus élevé qu’aux États-Unis. Début 2024, les prix européens du gaz restent quatre fois au-dessus du prix américain.

En Europe, la facture mensuelle des importations de gaz est passée d’environ 5 milliard d’euros par mois en 2019 à près de 27 milliards en 2022 au pic de la crise et 12 milliards aujourd’hui. Bien sûr, tous les fournisseurs de gaz à l’Europe en ont profité, de la Norvège au Qatar, en passant par la Russie. Mais avec le tarissement des exportations russes et la montée du GNL américain, les États-Unis se profilent comme le premier profiteur de cette hausse des prix.

Ces profits alimentent la machine du secteur pétrolier. Jusqu’il y a une dizaine d’années, de nombreux experts gaziers estimaient que cette technologie n’avait pas d’avenir, en raison de son bilan environnemental, mais aussi de son coût, plus élevé que celui des forages traditionnels. Ce n’est plus vrai aujourd’hui : la demande renouvelée alimente des prix élevés à l’exportation, tandis que les technologies se sont standardisées et améliorées, faisant baisser fortement les coûts de production du gaz de schiste. Par le jeu des fusions et acquisitions, les plus petites entreprises qui avaient commencé l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis et qui deviennent aujourd’hui très rentables se sont muées en nouveaux géants du secteur, comme ConocoPhillips. D’autres ont été rachetées par les géants « traditionnels » comme ExxonMobil ou Chevron. La production de gaz de schiste représente maintenant un lobby puissant, qui fait pression sur l’administration Biden pour accélérer les procédures d’autorisation de construction de nouveaux puits et de nouveaux terminaux de GNL pour exporter le gaz produit.

Gestion publique, paix et coopération internationale

L’histoire du gaz de schiste américain est une nouvelle démonstration de la contradiction profonde entre le mode de production dominant et les intérêts de la vaste majorité de la planète. Que ce soit l’on parle des travailleurs américains – qui financent par leurs impôts l’exploitation de cette énergie fossile à la place du renouvelable, et en subissent les conséquences environnementales – ou européens forcés de payer des factures hors de prix, les antagonismes d’intérêts sautent aux yeux. Tant que l’une des deux sources fondamentales de développement de nos économies, à savoir l’énergie, sera pilotée par logique de profit à court-terme d’une poignée de multinationales, toute transition énergétique et climatique digne de ce nom peut être renvoyée aux oubliettes. Comme ne cessent de le répéter les climatologues, chaque dixième de degré compte. Dès lors, chaque dixième de dépendance en moins aux énergies fossiles aussi.

De même, le défi climatique à relever est en contradiction directe avec l’évolution impérialiste des relations internationales. Les scénarios du GIEC qui permettent de limiter le plus possible le réchauffement climatique se basent sur des choix de société basés sur une très forte coopération internationale. Or la paix, condition nécessaire avant de pouvoir coopérer, est sans cesse mise à mal par les intérêts des grandes puissances. Les milliards qui vont dans la guerre ne vont pas dans le climat. Les conflits et leur renforcement sous couvert d’intérêts économiques ne font que retarder la transition climatique nécessaire et servent de prétexte pour les géants du gaz et du pétrole.

Amorcer une politique mondiale de lutte contre le changement climatique et ses conséquences implique de mettre fin à l’hypocrisie des classes dominantes des pays du Nord, sans cesse mise en lumière lors des différentes COP. Partage des technologies de transition sans brevets, vente d’éoliennes et de panneaux solaires et non d’énergies fossiles et d’armes : telle devrait être la nouvelle ligne directrice des relations internationales. L’Europe ne pourra porter un modèle de transitions qu’en remplaçant sa dépendance à l’agenda des États-Unis par une gestion publique de l’énergie qui planifie la transition – et par une diplomatie indépendante, qui promeut la coopération internationale.

L’affaire Airbus, une bataille pour notre souveraineté : entretien avec le réalisateur David Gendreau

David-Gendreau-airbus
David-Gendreau-airbus

Dès la fin de l’année 2017, le Department of Justice américain a engagé une enquête sur l’avionneur européen Airbus pour des faits de corruption. L’avionneur européen, en situation de quasi duopole avec son concurrent américain Boeing, venait s’ajouter à une longue liste d’entreprises européennes poursuivies par la justice américaine : BNP Paribas et Total en furent ainsi victimes en 2014. De telles poursuites, si elles s’inscrivent dans l’extraterritorialité du droit américain, masquent en effet une guerre économique sans concession. Les réalisateurs David Gendreau et Alexandre Leraitre, après avoir réalisé un documentaire marquant sur l’affaire Alstom (2017) viennent de porter à l’écran l’histoire de l’affaire Airbus sur Arte. Nous nous sommes entretenus avec David Gendreau.  

LVSL — Pouvez-vous résumer brièvement l’affaire Airbus ?

David Gendreau —   Il y a beaucoup d’entreprises françaises et européennes poursuivies par les États-Unis pour des faits de corruption. Derrière cette lutte judiciaire, vertueuse en apparence, se joue une véritable guerre économique qui vise à déstabiliser des concurrents et les racheter. C’est ce qui s’est passé dans le cas de l’affaire Alstom quelques années auparavant. Le Department of Justice (DOJ) avait choisi, après son attaque contre l’un des fleurons de notre industrie, spécialisé dans la construction ferroviaire, de s’en prendre à Airbus, symbole de l’opposition européenne et française au monopole américain dans l’aéronautique. Alors que sur l’affaire Alstom la France avait subi l’offensive américaine, dans cette deuxième affaire l’État français a choisi de se défendre sur le terrain juridique. 

LVSL — Comment avez-vous mené l’enquête sur cette bataille franco-américaine et en quoi votre méthodologie diffère-t-elle par rapport à votre précédent documentaire sur l’affaire Alstom ? 

D.G. — Sur le plan de la méthode, nous avons procédé de manière assez similaire. La différence se situe au niveau de l’échelle entre les deux affaires. Pour Alstom, très peu de gens avait traité le sujet et il restait, malgré tout, assez peu connu du grand public. À l’inverse, l’affaire Airbus a été très largement couverte dans les médias et, au sein de l’État français, tout le monde s’y intéressait. En raison de la taille d’Airbus et du nombre de ses sous-traitants, nous avions également bien plus de gens à interroger. 

D’abord, nous avons étudié l’ensemble des informations disponibles en source ouverte : enquêtes, articles et documents. Une fois ce premier travail effectué, nous avons tenté de délimiter tous les sujets relatifs à l’affaire. En tant que tel, il y a d’une part l’affaire Airbus, qui se situe entre 2015 et 2020 avec ses conséquences internes, et pléthore d’autres sujets tels que l’extraterritorialité du droit américain, la réponse juridique française avec la loi Sapin II, la différence de nature entre systèmes français et américain dans le domaine de la justice, l’histoire d’Airbus… Quand on se lance dans une enquête de ce type, l’interprétation qui va être donnée en définitive dépend énormément de la distance choisie par rapport aux différents sujets qu’elle recoupe. Une fois l’ensemble des éléments que regroupe cette affaire analysés, nous avons une connaissance plus précise du sujet et pouvons commencer à élaborer des questions pour mener des entretiens avec des acteurs qui ont vécu les événements, tant au sein de l’entreprise que de l’État ou en dehors. Une moitié des gens que nous avons rencontrés provenaient d’Airbus. Passé ce travail, il a été nécessaire de tout synthétiser dans un format accessible d’une heure et demie, ce qui est loin d’être une mince affaire. 

LVSL — Durant tout ce travail d’enquête, quelles difficultés avez-vous rencontrées ? 

D.G. — La première est certainement la mémoire. En ayant commencé l’enquête dès janvier 2020, nous avons dû parler à des personnes qui relataient des événements anciens de quatre ou cinq années et pouvaient mélanger les périodes, les cabinets d’avocats qui sont intervenus à différentes reprises. Ensuite, au sein d’Airbus, il s’agissait de lire et comprendre les guerres de clans propres à l’entreprise. Comme vous le savez, Airbus est une entreprise assez particulière avec un degré de contrôle sur ses activités extrêmement élevé. En se construisant contre un concurrent américain, il y a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. De cette manière, il est assez aisé de parler de guerre économique et d’espionnage avec des salariés. Je peux vous assurer que ce n’est pas une culture commune à l’ensemble des entreprises françaises. La difficulté venait précisément de trier et d’analyser les propos de chacun, notamment lorsqu’il s’agissait d’accusations d’espionnage à l’intérieur de l’entreprise. Il n’y a que le recoupement et la vérification avec des preuves matérielles qui permet d’y parvenir. 

« En se construisant contre un concurrent américain, Airbus a toujours eu une culture de la défiance à l’égard de cette nation et de ses pratiques économiques. »

Nous n’avons pas eu de véritables freins ou blocages lors de notre enquête. Cela s’explique à la fois par la couverture médiatique antérieure du sujet, mais aussi par l’investissement de l’État, du renseignement jusqu’au ministère de la Justice en passant par Bercy, pour traiter avec sérieux cette attaque contre Airbus. Ce n’était pas le cas pour Alstom, il était bien plus délicat d’en parler avec les premiers concernés tant l’affaire a été un fiasco pour l’État français. 

LVSL— À quoi tient, d’après vous, la différence de perception que vous relatez dans votre documentaire entre les élites allemandes et françaises à propos de l’affaire Airbus ? 

D.G. — La principale explication est simple : les Allemands sont très atlantistes. Nous ne sommes pas en reste à ce sujet, mais il est frappant de voir à quel point ce tropisme est bien plus marqué de l’autre côté du Rhin. Si cela peut s’expliquer par des éléments historiques connus, il faut aussi avoir en tête que la lutte contre la corruption est vue avec assentiment par les Allemands qui considèrent, en outre, nullement certains faits comme de l’espionnage, mais simplement comme des procédures judiciaires classiques. Nous avons évidemment réussi à trouver des personnes dotées d’un point de vue plus critique sur la question, mais cela a été particulièrement difficile. Pour eux, il n’y a cependant pas eu d’affaire Airbus à proprement parler. Cela n’a nullement été un sujet d’actualité majeur en Allemagne. 

La bataille d'Airbus
La Bataille d’Airbus © David Gendreau et Alexandre Leraître

De leur côté, les Allemands considèrent que nous sommes simplement bien plus attachés à notre souveraineté qu’eux. C’est peut-être vrai. Mais lorsqu’il s’agit de défendre leur marché automobile nous ne pouvons que constater que l’attachement à la souveraineté n’est pas une spécificité française ! D’ailleurs, si les Allemands ne souhaitent pas véritablement répondre aux offensives américaines, c’est précisément pour conserver leurs exportations notamment dans le secteur automobile. Il faut se souvenir des menaces que Trump avait invoquées à cet égard. À l’inverse, les Allemands sont bien plus sensibles aux ingérences ou tentatives d’espionnage en provenance de la Chine et de la Russie. 

LVSL — Au niveau européen, quel fut la réponse de vos interlocuteurs ? Y a-t-il eu une prise en compte de ces sujets relatifs à la guerre économique ? 

D.G. — L’Union européenne n’a pas su nous désigner une personne pour répondre à nos questions sur ce sujet. La seule réponse que nous avons eue portait sur les embargos, car l’extraterritorialité se matérialise à la fois au niveau de ce sujet, du contrôle de l’armement et de la corruption. De fait, la guerre économique telle que nous pouvons la considérer en France n’est absolument pas présente dans la réflexion institutionnelle de l’Union européenne. C’est d’ailleurs ce qu’indique l’avocat Pierre Servan-Schreiber dans notre documentaire. Tout au long des affaires qu’il a traitées pour divers clients, il n’a jamais eu comme interlocuteur l’Union européenne. Elle ne se soucie absolument pas de ces enjeux. Pour la Commission, il n’y a jamais eu d’ingérence ou d’offensive de la part des Américains lorsqu’Abribus, entreprise européenne, a été ciblée par des procédures de la part des États-Unis. 

LVSL — N’y a-t-il pas eu un changement de paradigme, du côté français, entre les deux affaires que vous avez traitées dans vos documentaires ? 

D.G. — Absolument. La culture de guerre économique a infusé dans la société et surtout dans les cercles ou se prennent les décisions afférentes. Cela s’explique, à mon sens, par la prise de conscience imposée après l’échec qu’a représenté l’affaire Alstom. Si on laisse de côté les enjeux propres au personnel politique, les administrations et le renseignement ont été contraints de se remettre en questions tant la faillite a été importante. Ces éléments n’auraient cependant pas eu autant d’effet sans le témoignage de ce qu’a vécu Frédéric Pierucci. Son livre intitulé Le piège américain, dans lequel il relate l’incarcération qu’il a vécue, a eu un effet retentissant. La menace d’amende du DOJ et son emprisonnement y sont décrits comme ce qu’ils ont été : des moyens de pression monumentaux pour que General Electric puisse racheter Alstom. Il y a bien entendu eu une pression considérable de la part des grandes entreprises elles-mêmes, qui ne supportaient plus les amendes à répétition qu’elles pouvaient recevoir. 

LVSL— Le Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE), désormais sous la tutelle de la Direction générale des entreprises (DGE), a souvent été critiqué après sa mise en place. Considérez-vous que ce service a su répondre aux enjeux de la guerre économique que vous décrivez dans vos documentaires ? 

D.G. — Le SISSE a connu quelques difficultés lors de son lancement, mais il s’est très rapidement imposé dans le paysage de l’intelligence économique. Il fait aujourd’hui office de point de convergence entre différentes directions et services de l’État, qui ont à connaître des ingérences et déstabilisations qui peuvent avoir cours dans la sphère économiques. Il est indéniable que le scandale de l’affaire Alstom a joué pour beaucoup dans le changement de stratégie et le réajustement de l’État sur ce type de questions. Paradoxalement cela a également influé sur le traitement médiatique de l’affaire Airbus. Si les articles ont été bien plus nombreux et informés que pour Alstom, il y a eu un changement important d’angle car l’État a su répondre et éviter une nouvelle déroute. 

LVSL — Quelle est aujourd’hui, pour vous, l’échelle la plus pertinente à laquelle la lutte contre l’extraterritorialité du droit américain peut être menée ? 

D.G. — La France a adopté une stratégie défensive d’une double manière. D’abord en entamant des procédures sur son propre sol, la France est parvenue à couper l’herbe sous le pied de la justice américaine. Ensuite, cela lui a permis de contrôler la transmission des informations à destination des États-Unis avec des procédures de contrôle et de vérification accrues. En creux, ce processus a contribué à une américanisation de notre droit dans le domaine de la lutte contre la corruption. Nous aurions apprécié développer davantage cet aspect dans notre film, mais désormais le juge, dans ce genre de cas, n’est plus celui qui établit la vérité sur les faits qui ont été commis. Il a pour rôle d’entériner une négociation entre les parties prenantes de la procédure. Ce processus transactionnel va complètement à l’encontre de notre conception du droit et, si c’était la bonne solution de court terme, il fera dans l’avenir le bonheur des cabinets d’avocats anglo-saxons dont ce type de procédure est la spécialité. C’est d’une certaine manière une victoire à la Pyrrhus. 

Il serait à présent intéressant de passer à une position offensive à l’égard des procédures de corruption. Boeing n’a-t-il jamais commis de faits répréhensibles en matière de corruption ? Puisque nous avons désormais également une loi extraterritoriale, il serait bienvenu de s’en servir. Mais comme souvent, c’est une question de moyens et de choix politiques. L’un des freins principaux à ce sujet est à mon sens la réponse que pourraient donner les Américains en restreignant fortement la transmission d’informations dans le cadre des alliances de nos services de renseignement. Derrière toutes ces affaires et les enjeux juridiques ou de renseignement qu’elles recoupent, cela reste une décision politique sur les partenaires diplomatiques que nous voulons et quels liens nous entretenons avec eux. 

LVSL — Comment percevez-vous les évolutions possibles en matière de lois extraterritoriales, tant au niveau européen que chinois ?

D.G. — Je ne les placerais pas sur le même plan. L’Union européenne n’a pas de position commune sur ce sujet. Ne serait-ce qu’entre la France et l’Allemagne, comme nous le montrons dans notre documentaire, nos intérêts et positions divergent considérablement. Pour trouver un accord en la matière à 27 États membres, cela me paraît extrêmement difficile. À cet égard, je n’ai personnellement aucune attente. 

En ce qui concerne la Chine, elle se dote de lois extraterritoriales dans d’autres domaines et notamment sur l’export control qui concerne entre autres les embargos ou le secteur militaire. La Chine demeure cependant sur une attitude défensive semblable à ce que nous avons développé avec la loi Sapin II. Sans aucun doute, elle se prépare cependant à d’autres éventualités imposées par le grossissement de son économie et son expansion en termes de marchés. Toutefois, pour l’instant l’extraterritorialité reste une spécificité américaine. Même si tout cela reste de la prospective, le jour où la Chine changera de position, la situation sera considérablement modifiée et nous risquons alors de nous retrouver, sans changement d’ici-là, en grande difficulté.

Yanis Varoufakis : « Sans sortie de l’OTAN, l’Europe restera un continent vassal »

Yanis Varoufakis, ex-ministre des Finances de la Grèce © Jack Taylor

Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?

Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.

Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.

Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !

LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?

Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).

« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »

Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.

LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?

Y.V. Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.

Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses. 

LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé « Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?

Y.V. J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.

La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.

[NDLR : Nous nous permettons de citer ici in extenso un extrait de l’article de Yanis Varoufakis paru dans Project Syndicate :

Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.

Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].

LVSL – Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?

Y.V. Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.

« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »

Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.

LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?

Y.V. Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.

Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction. 

Europe sociale : aux origines de l’échec

François Mitterrand et le chancelier allemand Helmut Schmidt en 1981 © Lothar Schaack

« Trahison » ? Facteurs structurels ? Les causes de l’échec du projet d’« Europe sociale », porté haut et fort par la gauche durant les années 1970, ont fait couler beaucoup d’encre. C’est l’objet de l’ouvrage d’Aurélie Dianara, Social Europe : the road not taken (Oxford University Press, 2022), issu de sa thèse. Elle met en évidence la difficulté du contexte européen dans lequel François Mitterrand parvient au pouvoir, marqué par le mandat de Margaret Thatcher et une volte-face des sociaux-démocrates allemands. Surtout, elle souligne l’absence de soutien populaire à l’idée d’Europe sociale défendue par les socialistes français, qui fut déterminante dans son abandon. Dès lors que François Mitterrand acceptait de poursuivre la construction européenne sur une voie libérale, elle ne devait plus en dévier… Nous publions un extrait de son livre, traduit par Albane le Cabec.

« L’Europe sera socialiste ou ne sera pas »… À en juger par l’état de l’Europe actuelle, la prophétie séduisante de Mitterrand ne pouvait être plus éloignée de la vérité. Depuis, l’Union européenne plusieurs fois élargie s’est engagée sur une voie qui s’éloigne chaque jour davantage de cette « Europe sociale » que les socialistes européens défendaient dans les années 1970.

Loin d’une Europe régulatrice, redistributive, planificatrice et démocratisée au service des travailleurs, se dessine une Europe de plus en plus néolibérale, dont la dimension sociale n’est plus seulement compatible avec le marché : elle constitue un véritable levier à la libre circulation des capitaux et à l’extension de la propriété privée. Que l’on choisisse d’y voir une illusion, un alibi ou une réalité, l’Europe qui émerge à partir du milieu des années 1980 est à bien des égards à l’opposé de « l’Europe sociale » pensée par la gauche européenne précédemment.

Volte-face des sociaux-démocrates allemands contre l’Europe sociale

La victoire de la gauche en mai 1981 en France, lorsque François Mitterrand est élu président de la République et qu’un gouvernement de ministres socialistes prend les rênes, rejoints en juin par quatre ministres communistes, était un événement majeur pour la gauche européenne. La France était bien sûr un pays clé en Europe occidentale comme au sein de la Communauté Economique Européenne (CEE), l’ancêtre de l’Union européenne.

Le nouveau gouvernement était bien conscient des contraintes imposées par l’interdépendance des économies européennes et par la Communauté elle-même, dans un contexte où ses principaux partenaires adoptaient des politiques d’austérité déflationnistes. Dans son programme commun de 1972, la gauche s’était engagée à réformer la Communauté et à préserver sa liberté d’action, nécessaire à la réalisation de son programme. Lorsqu’elle est finalement arrivée au pouvoir en 1981, elle s’y est essayée.

Dès le 11 juin 1981, lors d’une déclaration commune, le nouveau ministre de l’Économie et des Finances Jacques Delors en appelait à un plan de relance concerté à l’échelle européenne, tandis que le ministre du Travail Jean Auroux plaidait pour des mesures radicales contre le chômage et défendait notamment la réduction du temps de travail. Le 29 juin, au Conseil européen, Mitterrand effectuait une déclaration officielle en faveur d’une Europe « sociale », appelant à la création d’un « espace social européen » fondé sur la réduction coordonnée du temps de travail, un dialogue social amélioré et l’adoption d’un plan européen de relance économique. Le gouvernement français publiait également un mémorandum le 13 octobre sur la revitalisation de la CE : l’Europe « doit parvenir à la croissance sociale et être audacieuse dans la définition d’un nouvel ordre économique », pouvait-on y lire.

La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible, y compris au sein de la gauche européenne

Ces propositions avaient alors beau être prudentes, clairement dépourvues de rhétorique marxiste, moins ambitieuses que les revendications jusqu’alors portées par la gauche européenne, elles ne parvinrent pas à convaincre les partenaires de la France. Le chancelier social-démocrate allemand Helmut Schmidt ne se montrait pas beaucoup plus enthousiaste que son homologue Margaret Thatcher, frontalement hostile à cet agenda – et le soutien du gouvernement grec ne pesait pas bien lourd dans la balance. La proposition d’une relance européenne coordonnée en particulier, clé de voûte du plan français, fut accueillie avec un certain dédain.

Les raisons de l’échec de l’Europe sociale sont nombreuses et complexes. Parmi elles, le rôle du gouvernement social-démocrate allemand, qui avait pourtant été l’un des principaux promoteurs d’une « Union sociale européenne » quelques années plus tôt, ne doit pas être sous-estimé. Dès 1974, il œuvrait à l’émergence d’un ordre international fondé sur l’austérité et le libre marché. Au G7 comme au Conseil européen, Schmidt insiste sur la priorité de la lutte contre l’inflation, plaide pour la suppression des obstacles à la mobilité des capitaux et souhaite voir les gouvernements européens renoncer à leurs prérogatives dans le domaine monétaire pour les confier à des banques centrales « indépendantes » du pouvoir politique.

Schmidt contribue en effet à engager non seulement le système monétaire européen mais les États-Unis eux-mêmes dans la discipline monétaire en 1979 – année du « choc Volcker ». Il plaide également pour que l’octroi de crédits par le FMI aux pays confrontés à des crises financières particulièrement graves – comme l’Italie et le Royaume-Uni en 1976 – soit conditionné à l’adoption de politiques anti-inflationnistes et de mesures d’austérité. À contre-courant des réponses interventionnistes et expansionnistes envisagées alors par la majorité de la gauche européenne, la réponse de l’Allemagne à la crise des années 1970 contribuait au « désencastrement » de l’ordre économique international.

Côté britannique, Thatcher, figure de proue de la « révolution » conservatrice d’Europe occidentale, constituait un obstacle inamovible à toute orientation « sociale » de l’Europe. En parallèle, entre 1979 et 1984, la question de la contribution du Royaume-Uni au budget de la CEE empoisonnait les relations entre États-membres. Dans ce contexte, les perspectives d’une Europe de la redistribution, de la régulation des marchés et de la solidarité s’amenuisaient. Les propositions européennes de Mitterrand essuient donc un refus cordial.

​Le « tournant de la rigueur » et l’Europe

En 1983, le fameux « tournant de la rigueur » du gouvernement de Pierre Mauroy, qui allait devenir un traumatisme dans la mémoire collective de la gauche française, fut entrepris au nom de l’Europe. Pour ceux qui avaient cru au socialisme par l’Europe et à l’Europe sociale, il s’agissait là d’une cuisante défaite. Bien entendu, les causes de l’échec de l’expérience socialiste ne peuvent être réduites à la construction européenne. Il faut bien sûr mentionner la récession internationale, la politique déflationniste menée par les principales puissances mondiales ou le rôle des marchés financiers.

De la même manière, le projet socialiste français n’était pas exempt de défauts qui ont pu nuire à sa mise en œuvre. Un élément demeure central : le soutien populaire manquait au projet « d’Europe sociale ». La stratégie des socialistes français reposait sur l’espoir que leur avènement au pouvoir soulèverait un enthousiasme populaire en Europe. Mais une fois élus, ils bénéficièrent d’un soutien extérieur bien faible ; y compris au sein de la gauche européenne.

Il faut dire qu’avec le départ des travaillistes et Thatcher à la tête du gouvernement britannique, la France avait perdu un allié majeur. Malgré le soutien des socialistes français au gouvernement allemand concernant la question des euromissiles au cours des années précédentes, la coalition sociale-libérale de Schmidt refusait alors de considérer la proposition de Mitterrand pour un plan de relance coordonné afin d’éviter une nouvelle dévaluation du franc et une sortie du système monétaire européen. À l’instar des partis de gauche, les syndicats européens se caractérisaient eux aussi par leur absence de mobilisation – aussi bien au niveau institutionnel que dans la rue – en faveur de l’agenda français. En l’absence d’un mouvement populaire domestique et transnational à même de soutenir ses réformes, le recul du gouvernement français était difficilement évitable.

Tous les efforts déployés pour accroître la coopération entre les syndicats et partis européens et construire l’unité programmatique nécessaire pour ériger une Europe alternative semblaient donc avoir été vains. Plus que jamais, la gauche européenne était prise dans le dilemme européen. D’un côté, le renoncement français semblait confirmer que le « socialisme dans un seul pays » n’était plus une option dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante.

De quoi donner du grain à moudre au discours désormais porté par la gauche européenne, selon lequel la réalisation du socialisme nécessiterait de s’organiser au-delà de l’État-nation. Malheureusement, d’un autre côté, les déboires de la gauche française, tout comme la défaite du combat de la gauche européenne pour un « New Deal » européen, pour une réduction du temps de travail, une démocratisation de l’économie, et une régulation des entreprises multinationales, avaient démontré l’incapacité de la gauche européenne à transformer la CE en une « Europe sociale ».

Il était désormais évident que la Communauté constituait un carcan de plus en plus étroit dans lequel les politiques économiques, sociales, industrielles, budgétaires et fiscales ne pouvaient plus être décidées indépendamment par les États-membres. À la lueur de cet échec français, la gauche européenne fut contrainte de repenser sa stratégie socialiste. Alors que certains tiraient pour conclusion que le cadre institutionnel européen était intrinsèquement incompatible avec le socialisme, la plupart se convainquaient que ce dernier ne pourrait être atteint qu’à l’issue d’une réforme de la Communauté européenne. C’est ainsi que le « tournant européen » du gouvernement français fut justifié – celui-là même qui conduisit Mitterrand à relancer le processus d’union économique, monétaire et politique avec Helmut Kohl à Fontainebleau en 1984.

​Quand les socialistes français édifiaient l’Europe libérale

Le sommet de Fontainebleau, tout comme la nomination de Jacques Delors comme président de la Commission européenne (1985-1995), confirmait le choix du gouvernement français, après avoir renoncé au « socialisme dans un seul pays », de réaffirmer son engagement européen aux côtés de son nouvel « ami » allemand, Helmut Kohl. Jacques Delors appartenait à l’aile libérale du parti socialiste français. C’était un homme politique expérimenté, qui avait été l’un des principaux artisans du virage français vers l’austérité et la persévérance au sein du système monétaire européen. Selon les propres mots de Margaret Thatcher, « en tant que ministre français des Finances, on lui savait gré d’avoir freiné les premières politiques socialistes du gouvernement et d’avoir assaini les finances françaises ».

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein.

Delors avait gagné la confiance des néolibéraux mais aussi celle du gouvernement allemand ; il connaissait le jargon bureaucratique européen aussi bien que la politique communautaire. Bien que le « moment Delors » soit souvent présenté comme le temps fort de la promotion d’une « Europe sociale », c’est d’abord l’intégration économique et le projet de marché unique que le nouveau président de la Commission plaça au sommet de son programme. Ce choix était consensuel, comme l’explique Delors lui-même quelques années plus tard : « Je devais me rabattre sur un objectif pragmatique qui correspondait aussi à l’air du temps, puisqu’on ne parlait alors que de déréglementation, de suppression de tout obstacle à la concurrence et aux forces du marché. »

Bien que les droits de douane et les quotas aient été supprimés avec la création du marché commun suite au traité de Rome, de nombreuses « barrières non tarifaires » persistaient, comme les règles d’hygiène alimentaire, les normes techniques et les subventions étatiques aux entreprises et aux services. Le parachèvement du marché intérieur – grâce à la suppression des obstacles aux « quatre libertés » : libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes – était bien sûr encouragé par le gouvernement Kohl et par Thatcher elle-même. Le nouveau commissaire britannique chargé du marché intérieur et des services, Arthur Cockfield, ancien dirigeant de la chaîne britannique de pharmacies Boots qui avait détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements Thatcher, joua un rôle central dans l’édification du projet.

Le projet européen plus que jamais au service des classes dominantes

Le projet de marché unique réunissait les aspirations de deux « fractions » rivales d’une classe capitaliste européenne de plus en plus transnationale. D’un côté, une frange « mondialiste », composée des plus grandes multinationales européennes (y compris les institutions financières). De l’autre, une frange « européiste » constituée de grandes entreprises industrielles desservant principalement les marchés européens et concurrencées par les importations bon marché extérieures à l’Europe. Les premiers défendaient un projet néolibéral pour l’Europe, avec une ouverture des marchés européens à l’économie mondiale appuyée par des déréglementations, des privatisations et la réduction de la place de l’État dans l’économie.

Les seconds étaient davantage favorables à un projet néo-mercantiliste, attachés à un « marché domestique » européen élargi ainsi qu’à des politiques publiques industrielles censées stimuler les « champions européens » – dans le but de les rendre compétitifs par rapport à leurs homologues nord-américains ou japonais. Ces deux fractions convergeaient alors pour exercer une pression croissante sur les élites politiques européennes pour la levée de tous les obstacles au libre-échange au sein du marché intérieur.

Les pressions des différents lobbies patronaux ont été déterminantes dans la refonte du marché européen à partir du milieu des années 1980. En 1979, le Comité d’action Jean Monnet incluait pour la première fois des représentants d’entreprises en son sein. En 1983, à l’initiative du directeur général de Volvo, Pehr Gyllenhammar, les dirigeants de dix-sept grandes multinationales – dont Volvo, Philips, Fiat, Nestlé, Shell, Siemens, Thyssens, Lafarge, Saint Gobain et Renault – se réunissaient à Paris pour fonder la Table ronde européenne des industriels (ERT). Son objectif était de promouvoir une plus grande ouverture des marchés ainsi qu’un soutien européen à l’industrie. Le « Livre blanc sur l’achèvement du marché intérieur » de la Commission de 1985 ressemblait comme deux gouttes d’eau aux recommandations de l’ERT. En particulier, il proposait quelques 300 mesures pour achever le marché unique d’ici 1992 par la suppression des barrières non tarifaires…

La logique qui sous-tendait le programme institutionnalisé par l’Acte unique était intrinsèquement liée à celle du libre-marché. Loin de la « planification socialiste » promue par Delors quelques années plus tôt, l’objectif de ce programme était de construire un marché plus étendu, « censé conduire à une concurrence plus rude entraînant une plus grande efficacité, de plus grands profits et finalement par un effet de ruissellement, plus de richesse générale et plus d’emplois ». Le marché était conçu comme indispensable à la croissance économique et à la création d’emplois et pour redonner à l’Europe occidentale sa place d’acteur économique dans un monde de plus en plus compétitif et globalisé.

Bien sûr, l’Acte unique européen ne se limitait pas à l’achèvement du marché unique européen : il étendait également le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil (y compris sur quelques questions sociales telles que les normes de santé et de sécurité au travail) ; augmentait les pouvoirs législatifs du Parlement européen avec les procédures de coopération et d’avis conforme (plus tard consolidées avec la procédure de « codécision », bien que la chambre n’ait jamais obtenu le droit d’initiative) et définissait parmi ses objectifs le renforcement de la coopération en matière de développement régional, de recherche et de politique environnementale. Cependant, la majeure partie du nouveau traité concernait la libéralisation, l’harmonisation et la « reconnaissance mutuelle » dans le secteur économique. Au cours des années suivantes, des directives cruciales furent adoptées concernant la libéralisation des mouvements de capitaux et la déréglementation des banques et des assurances.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire.

Delors et ses collègues n’avaient-il pas prévu que l’explosion des échanges, la libéralisation des services et la libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale et sociale, mettraient inévitablement en concurrence les travailleurs et les régimes de protection sociale, provoquant un nivellement par le bas des droits sociaux et des salaires ? La question est d’autant plus prégnante que les socialistes européens avaient prôné tout au long des années 1970 une harmonisation sociale et fiscale par le haut, alliée à un contrôle accru des mouvements de capitaux et des entreprises multinationales.

​Carence de dimension populaire de l’idée européenne

Une des principales raisons de l’échec des projets « d’Europe sociale » a résidé dans l’incapacité de la gauche européenne à construire une mobilisation populaire transnationale pour soutenir ses propositions. Une telle mobilisation aurait été – et serait toujours – nécessaire pour inverser le rapport de force en faveur des travailleurs et des travailleuses à l’échelle continentale. Il est significatif qu’en-dehors d’un rassemblement sous la tour Eiffel quelques jours avant les premières élections au Parlement européen, les partis socialistes n’aient pas même envisagé de se mobiliser sur leur projet européen ces années-là. Tout au long des années 1970, la politique européenne est restée l’affaire des chefs de parti, tout en n’étant qu’une préoccupation lointaine pour les militants des partis socialistes et communistes.

Pourtant l’« Europe sociale » n’était pas complètement déconnectée des mouvements sociaux de l’époque. Ce projet avait été formulé par les élites de la gauche européenne en réponse aux revendications issues des contestations sociales vives et diverses des années 1970. Mais dans le même temps, cette évolution de la « vieille gauche » et de son projet d’Europe sociale peut être interprétée, au moins en partie, comme une tentative paternaliste de réaffirmation de son autorité sur ses électeurs sans jamais essayer de susciter un soutien populaire massif pour leur projet européen. Bien sûr, sa perte progressive de soutien au sein des classes populaires – qui allait s’accentuer dans les années 1980 – ne ferait que rendre la perspective d’un tel mouvement populaire en soutien à une Europe sociale plus lointaine et improbable…

Les choses étaient quelques peu différentes du côté des syndicats où, comme le montre ce livre, il y a eu une véritable intention de construire un mouvement transnational des travailleurs pour soutenir « l’Europe sociale » à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Néanmoins, bien que la Confédération européenne des syndicats ait joué un rôle crucial dans l’élaboration de positions et d’une culture syndicale communes en contribuant à « l’européanisation » du syndicalisme, elle est restée jusqu’à ce jour un organe de représentation au sein des institutions, plutôt que de lutte.

Historiquement, et contrairement aux partis socialistes et aux syndicats locaux et nationaux, les structures socialistes et syndicales déployées à l’échelle européenne n’ont pas émergé d’une poussée populaire. Elles ont résulté des décisions des dirigeants des partis et des syndicats, sont demeurées éloignées des mouvements de masse et donc limitées dans leur pouvoir et leur influence. Contrairement aux attentes de la fin des années 1970, faute de volonté politique de la plupart des confédérations nationales, et faute de moyens, la Confédération européenne des syndicats est toujours demeurée un colosse aux pieds d’argile.

La gauche européenne n’a jamais réussi à édifier le bloc unitaire et combatif nécessaire pour construire un rapport de force suffisant et imposer une Europe alternative. Si elle y était parvenue, nous vivrions peut-être aujourd’hui dans une Europe très différente. Tout comme l’intégration européenne d’après-guerre était principalement un processus dirigé par les élites, l’« Europe sociale » est restée dans une large mesure un projet formulé et promu par les élites politiques et technocratiques.

L’incapacité des partisans de « l’Europe sociale » à construire un lien organique avec les populations et avec les mouvements populaires n’est pas seulement la principale raison pour laquelle ce projet a échoué. C’est aussi une pièce du puzzle qui permet de mieux saisir la transformation de la social-démocratie européenne, et le changement de paradigme vers le capitalisme néolibéral à partir de la fin des années 1970.

Pourquoi l’Europe va s’appauvrir à vitesse grand V

© Andrés Ramírez

Dans un rare accès de lucidité, le commissaire européen Josep Borrell a récemment évoqué la fin à venir de la prospérité – certes très mal répartie – de l’Europe. Dans le monde multipolaire qui se dessine, le Vieux continent ne pourra plus compter sur l’énergie bon marché issue de la Russie et les marchandises peu chères importées de Chine. La dépendance croissante à l’égard de Washington, et tous les risques qu’elle comporte, ne semble pas davantage être prise en compte par les élites politiques, qui espèrent vainement un retour à la « fin de l’histoire ». Article d’Aaron Bastani pour notre partenaire Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Le 10 octobre dernier, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne, a fait une des déclarations les plus importantes de 2022. Tandis que le gouvernement britannique de Liz Truss essayait d’imiter la politique de Margaret Thatcher, et que les soutiens de l’opposition travaillistes rêvent d’un retour à 1997 (date d’une victoire écrasante de Tony Blair), il a fallu que ce soit un eurocrate qui assène quelques vérités dérangeantes.

Le constat dressé par Borrell relève de l’évidence depuis une dizaine d’années, mais la classe politique ne s’en aperçoit qu’aujourd’hui : « Notre prospérité a reposé sur une énergie bon marché en provenance de la Russie », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Les bas salaires des travailleurs chinois ont fait bien plus […] pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. » Borrel a ensuite résumé en une seule phrase lapidaire le modèle économique européen des 30 dernières années : « Notre prospérité reposait sur la Chine et la Russie – l’énergie et le marché. »

Venant d’un technocrate bruxellois, ce constat est pour le moins saisissant. Les énergies fossiles bon marché appartiennent au passé, tout comme les biens de consommations à bas prix. Ces trente dernières années, tout en devenant dépendante du gaz russe, l’Europe continentale a également bénéficié d’une faible inflation grâce à ses importations depuis la Chine, devenue l’atelier du monde. Pendant les trois décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin, les Occidentaux aux faibles revenus pouvaient donc au moins se procurer toute une panoplie de gadgets et une énergie plutôt abordable. Désormais, cette époque est révolue.

Pendant 30 ans, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit.

Au Royaume-Uni, cette période, qui s’étend des années 1990 à la pandémie de Covid-19, fut déterminante pour le phénomène politique que fut le blairisme – qui relevait davantage d’une chance historique que des compétences du New Labour ou de la Banque d’Angleterre. Ainsi, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit. Dans la terminologie marxiste, ce système économique mondialisé et reposant de plus en plus sur la dette était la base économique qui permettait la superstructure de la « fin de l’histoire » (pour les marxistes, la superstructure désigne les institutions politiques et l’idéologie d’une époque, qui est déterminée par des rapports de production, appelés “la base”, ndlr). Si des thinks tanks ou des universitaires avaient déjà annoncé la fin de cette époque, le fait qu’un homme d’Etat à la tête de l’UE finisse par le reconnaître acte la mort définitive de cette ère.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là, car Borrell a ensuite souligné combien l’Europe continentale avait délégué sa défense aux États-Unis. La sécurité énergétique de l’Europe est un autre motif d’inquiétude, Borrell précisant également que le fait d’être moins dépendant des énergies fossiles russes ne devrait pas induire une plus grande subordination à Washington. « Que se passerait-il demain si les États-Unis, avec un nouveau président, décidaient d’être moins favorables aux Européens ? ». « On imagine aisément la situation dans laquelle notre dépendance excessive au GNL (gaz naturel liquéfié) importé des États-Unis poserait également un problème majeur. » Pour les atlantistes, c’est une question capitale : est-il souhaitable de remettre notre destin entre les mains d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis (gouverneur républicain de Floride, fervent soutien de Donald Trump et potentiel candidat en 2024, ndlr) ? Veut-on qu’un individu comme Mike Pompeo décide si l’Europe peut ou non se chauffer ? Dépendre d’une puissance étrangère aussi profondément divisée n’est pas sans risques.

Borrell a également insisté sur les défis politiques, à la fois internes et externes, auxquels l’Europe est confrontée. À l’intérieur, le danger vient de la progression continue de l’extrême droite, de Giorgia Meloni en Italie à Viktor Orban en Hongrie en passant par le parti Vox en Espagne. A rebours du discours bruxellois classique, il faut d’ailleurs souligner que Borrell n’a pas attribué ce phénomène à l’influence de puissances étrangères perfides, déclarant que la popularité de tels partis correspondent  « au choix du peuple » et non à « l’imposition d’un quelconque pouvoir ». Des propos qui visaient clairement le centre de l’échiquier politique, qui tend à être de plus en plus complotiste, voyant partout la main de Moscou. Si l’extrême-droite gagne du terrain, c’est bien parce que les crises sociales et économiques ne sont pas résolues, et non à cause des usines à trolls de Saint-Pétersbourg – quand bien même l’intelligentsia libérale voudrait qu’il en soit autrement.

À l’extérieur, l’Europe est confrontée à la montée du nationalisme radical et de formes d’impérialisme dignes du xixe siècle, parfois jusqu’à l’annexion. Cela ne se limite pas à la Russie, qui après avoir annexé la Crimée en 2014 vient de s’emparer de territoires dans l’est de l’Ukraine, mais aussi de l’occupation turque dans le nord de la Syrie – un territoire que le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré en 2019 comme « faisant partie de la patrie turque ». Ankara a également menacé d’envahir les îles grecques de la mer Égée. Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Tout cela est vu avec une profonde consternation dans les capitales européennes, Londres y compris. Alors que le modèle énergétique du continent se désagrège et face à la plus forte inflation depuis des décennies, le découplage avec la Chine semble acté, ce qui exacerbera la hausse des prix. Quand cela se produira, ce sera un tremblement de terre économique pour le consommateur européen, quand bien même des politiciens comme le conservateur britannique Iain Duncan se plaisent à durcir le ton. L’industrie automobile allemande est-elle désavantagée du fait de l’envolée des prix de l’énergie ? Assurément. Il en va de même pour d’autres pays, comme la France et l’Italie, qui ont déjà vu la ruine de leurs industries manufacturières au cours de ce siècle. Mais ajoutez à cela la disparition des biens de consommation bon marché – qui ont servi de palliatif à la stagnation des salaires pendant des décennies – et une vague massive de mécontentement est inévitable. En résumé, les Européens vont s’appauvrir très vite. Les hivers froids ne sont que le début.

Ajoutons à cela les autres défis que doit relever l’Europe, comme le vieillissement de la population et la faiblesse de l’innovation. Non que l’Europe continentale soit menacée d’effondrement – bien entendu, elle demeure incroyablement riche – mais elle va relativement s’appauvrir. Le prestige de ses capitales va décliner, sauf en matière de tourisme, tandis que l’attrait mondial de sa culture et de son modèle social vont également s’éroder. Les plaques-tournantes mondiales des peuples, des idées et de l’énergie se situeront ailleurs – essentiellement en Amérique du Nord et en Asie. L’Europe deviendra la Venise des continents : belle mais désuète, un musée plus qu’un acteur de l’histoire.

Pour le Royaume-Uni, désormais à l’écart de l’Union, cela est vrai à double titre. Le pays est un grand importateur net de produits alimentaires et d’énergies fossiles tout en ayant une classe politique qui – contrairement du moins à certaines du continent – refuse de s’atteler sérieusement à une politique industrielle. Pour l’heure, le réflexe des conservateurs britanniques est d’augmenter les réductions d’impôts, tandis que le New Labour ressasse que la mondialisation est une bonne chose. En définitive, ni l’un ni l’autre n’augmenteront le niveau de vie : les marchés punissent les zélateurs des premières, tandis que la mondialisation craque de toutes parts. La confrontation avec la Russie n’est que le début d’un effondrement plus vaste qu’aucun des partis n’a le courage d’admettre.

L’inflation est là pour durer et, comme le reconnaît Borrell, il faut apporter des réponses sérieuses aux questions énergétiques, commerciales, de croissance et de sécurité. Dans chaque domaine, le bon sens de ces trente dernières années s’est évaporé. Y aura-t-il au Royaume-Uni un politicien d’envergure assez courageux pour le dire ? N’y comptons pas trop. Un État bipartite, avec un système hiérarchique de whips (parlementaires qui veillent à ce que les élus de leur parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, ndlr) qui écrase toute dissension, signifie que la liberté de pensée est une denrée rare à Westminster. Elle n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.

Politique monétaire : dépasser le fantasme de la neutralité

Dans leur dernier ouvrage, La dette, une solution face à la crise planétaire ? (Éditions de l’Aube – Fondation Jean-Jaurès), Michael Vincent et Dorian Simon reviennent sur certains grands mécanismes économiques (création monétaire, régulation bancaire, collatéralisation des dettes…) afin de comprendre les marges de manoeuvres dont disposent les États pour réorienter leurs politiques budgétaires. À l’inverse des ritournelles néolibérales, prêtes à refermer la parenthèse du « quoiqu’il en coûte » au nom de la rigueur, les auteurs démontrent combien les dettes publiques sont les rouages indispensables des marchés financiers, en quête d’actifs sûrs. De quoi relativiser les chiffres qui pleuvent par milliards dans les déclarations ministérielles et transformer les dépenses conjoncturelles en dépenses structurelles. C’est à ce prix que pourra se préparer un avenir écologique. Extraits.

Pourquoi prétendre à une politique monétaire neutre alors que les marchés ne le sont pas : ils consacrent la logique extractive, de domination, de compétition et de recherche du profit à court terme au détriment de la prospérité. Ce sont ces marchés qui soutiennent les hydrocarbures, faisant fi des limites du vivant et des ressources, faisant fi des inégalités, faisant fi des régimes politiques et des motivations, ou de l’usage de ces profits. La guerre lancée par Poutine début 2022 nous en offre une illustration macabre. 

(…) Puisque la monnaie est un moyen, pas une fin, puisque c’est un outil, de plus en plus utilisé pour tenter de sortir des crises avec plus ou moins de succès par ailleurs, pourquoi ne pas orienter la politique monétaire, voire la monnaie elle-même, vers l’une des plus grosses crises qui nous menacent : la crise climatique ? La stabilité financière, ou celle des prix, l’économie en général ne sont que peu de chose face au défi climatique et aux risques imbriqués, qui vont évidemment peser lourdement. Surtout, si la monnaie peut faire beaucoup pour financer la transition écologique afin d’anticiper ces crises, elle ne pourra pas grand-chose pour jouer les pompiers lorsque la trajectoire climatique aura atteint le point irréversible du non-retour. Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone.

« Et si la monnaie doit réellement être « neutre », nous proposons qu’elle s’attelle à atteindre avant tout la neutralité carbone. »

La démocratisation de la politique monétaire est aussi une piste pertinente. Que diraient les citoyens s’ils étaient consultés? C’est notamment l’objectif d’une initiative menée par les ONGs en 2021 sous le nom de la Banque citoyenne européenne, une sorte de convention citoyenne de la politique monétaire organisée en phases de dialogues et d’ateliers avec des experts de tous bords, dont des institutionnels, puis de consultations et d’élaboration de propositions pour la monnaie. Sans détailler ici toutes les propositions auxquelles nous renvoyons à la sagacité du lecteur curieux d’en savoir plus, il est intéressant d’observer que les propositions émises par les citoyens ont toutes en commun les deux fils rouges suivants : la non-neutralité de la monnaie, qui est un outil qu’il faut mettre au profit d’une fin démocratiquement décidée ; et l’urgence climatique, alimentée par le business as usual, qui nécessite de financer la transition, en orientant les flux financiers ou en ajoutant au mandat de la BCE un principe de non-nuisance, par exemple par l’instauration d’une interdiction de financer toute activité polluante ou écocide. 

Une nouvelle donne monétaire ? 

Est-ce que la nouvelle donne monétaire est transitoire ou bien permanente ? La question se pose puisque la FED a déjà commencé ce que l’on appelle le « tapering », c’est-à-dire la fermeture du robinet du rachat de dettes. La BCE également, qui, si elle respecte ses annonces à l’heure où nous rédigeons ce livre, devrait stopper les rachats à l’heure où vous le lirez. Des signes montrent que la fenêtre d’opportunités pourrait se refermer face à l’inflation. C’est vrai, les taux montent et la France emprunte à des taux un peu moins farfelus que les taux négatifs, mais des taux pas inintéressants pour autant. Et comme souvent en finance, il faut regarder les choses de manière relative : le taux réel, c’est-à-dire la différence entre les taux d’emprunt et l’inflation, est par la force des choses très compétitif, encore plus que lorsque l’inflation était basse ! Cette normalisation des taux n’est pas forcément négative : elle va aussi dégonfler un peu la bulle des marchés puisqu’il existe une dualité entre le prix des actifs et le marché du travail, et forcer le capital à s’investir plutôt qu’à se placer est indispensable pour améliorer les conditions des travailleurs. 

Cela ne doit pas empêcher de regarder le problème inflationniste pour ce qu’il est : il est avant tout dû aux pressions géopolitiques et énergétiques. La montée des prix est expliquée en majeure partie par le coût de l’énergie carbonée. Autant de raisons de penser économie circulaire et locale, et transition énergétique, pour la contenir comme il se doit. Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse et renouvelable ainsi qu’un investissement massif dans la recherche et l’innovation, et ce avant que ces coûts primaires ne s’étendent durablement cela a déjà démarré à l’alimentation, aux biens et aux services, tous tributaires de la montée des prix de l’énergie et des tensions géopolitiques. 

Si la remontée des taux se matérialise au point de ne plus être tenable, il faudra enfin regarder en face les effets des dépenses de rattrapage des dernières années, et du côté de celles et ceux qui en ont profité. Les chiffres de l’augmentation des patrimoines des plus riches, des records de dividendes, des salaires des grands patrons et des bénéfices du CAC 40 donnent de bons indices, et appellent à la mise en place d’une justice fiscale. Dans le cas contraire, le coût de cette dette reviendrait, une fois encore, à permettre aux plus riches et aux plus puissants de s’enrichir, tout en socialisant les pertes. À l’aune également du défi climatique et de la corrélation directe entre niveau de revenu et empreinte carbone, il n’est pas seulement question de justice fiscale et sociale, mais aussi de justice climatique. 

« Pour se prémunir de la montée des prix, il faut enclencher une transition écologique et de justice sociale, avec en tête une politique énergétique ambitieuse. »

Il reste encore aujourd’hui une opportunité importante aux États de la zone euro notamment, et pour la France en particulier, pour emprunter et anticiper l’avenir. Le besoin structurel de safe assets [ndlr : « actifs sûrs », parmi lesquels figurent les titres de dette publique]pour le marché reste bien réel. Cette opportunité a déjà été partiellement exploitée pour financer la politique du « quoi qu’il en coûte », mais elle ne doit pas nous empêcher de penser à la qualité des dépenses sous-jacentes. Si elle a permis de compenser les pertes liées à la conjoncture sanitaire, ou les hausses de prix du pétrole, elle n’a en rien aidé à préparer l’avenir face aux défis, notamment climatiques et sociaux, au risque de les amplifier plus tard puisqu’en se plaçant en porte-à-faux avec les limites planétaires et climatiques. Il faut dépasser la réaction et entrer dans l’anticipation, pour ne pas gâcher cette opportunité budgétaire unique. 

Définanciariser la monnaie

Il est enfin nécessaire de repenser la monnaie pour sortir de ce cercle risqué, sinon vicieux, de manière structurelle, et aussi pour pouvoir mieux réglementer le shadow banking et l’intermédiation pour définanciariser la monnaie. Il est évident que, si nous ne le faisons pas, la finance, comme la nature, ayant horreur du vide, l’industrie regardera d’elle-même les alternatives au safe asset pour l’intermédiation via la blockchain, risquant alors de priver les États des marges qu’ils ont aujourd’hui. Mais un tel démantèlement ne se fera pas en un jour, il n’y a d’ailleurs malheureusement que peu d’appétit apparent pour sortir de ce statu quo néolibéral ; mais s’il doit s’enclencher c’est bien dans cet ordre-là. Si nous ne sommes pas fondamentalement contre l’idée d’une annulation partielle de la dette, ou contre l’idée d’une monnaie libre de dette, nous alertons en revanche sur les risques de ces « options » tant que la monnaie reste autant financiarisée, et tant que la tuyauterie de la finance, de l’intermédiation, du shadow banking, de l’eurodollar, de la collatéralisation, fonctionnera ainsi. En effet, dans le système actuel, ces options vont conduire à chahuter la stabilité financière, et nous savons très bien qu’aux mêmes maux seront opposées les mêmes solutions : c’est-à-dire le « quoi qu’il en coûte » du pompier, qui va une fois encore nous enfermer dans la spirale que nous ne connaissons que trop bien depuis plusieurs décennies : des crises qui augmentent en fréquence et en intensité, et des dépenses de rattrapages plutôt que structurelles, qui font le lit de la prochaine. 

Nous encourageons donc plutôt les gouvernements à profiter au maximum des marges de manœuvre budgétaires offertes par la conjonction de la suspension des règles budgétaires et de la dette attractive, pour pouvoir ensuite enclencher cette définanciarisation, cette nécessaire relocalisation de nos économies, de la prise en compte des limites planétaires, y compris dans la monnaie. Reconnaître que la neutralité de la monnaie n’existe pas, puisque la politique monétaire a été utilisée à escient pour maintenir les marchés et le statu quo. À l’occasion de la pandémie, beaucoup, certains même avant, se sont demandés si leur métier avait du sens. Si leurs entreprises créent des solutions pour répondre à des problèmes, ou si elles créent des solutions parce qu’il y a des entreprises à faire tourner ? Pour la monnaie, c’est la même chose : il faut y remettre du sens. 

« Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. »

La pénurie de safe assets n’est que le symptôme d’une défaillance globale des institutions. Notre crise est une crise de confiance. La confiance en la monnaie n’est que le côté pile de la confiance envers la politique. Une refondation de notre système monétaire ne passera que par une refondation de notre modèle de société. Mais après tout, peut-être que la solution est à l’intérieur du problème. La financiarisation de la monnaie est peut-être l’opportunité de démocratiser la création monétaire, autrefois monopole des États, puis des banques, maintenant accessible à des non-banks. La tâche qui nous incombe est de repenser notre architecture monétaire, afin de financer les activités non rentables, mais socialement utiles et responsables face aux limites de la Terre et du vivant. Sortir à terme du « tout finance » car il y a des investissements indispensables pour notre survie et une trajectoire climatique soutenable qui ne seront jamais « rentables » au sens de l’Ancien Monde. La plomberie financière actuelle nous en offre la possibilité, il ne nous reste qu’à en redéfinir les contours en fonction des contraintes de notre époque. 

Jacques de Larosière : « Le système financier est devenu très fragile »

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

Ancien Directeur général du FMI (1978-1987), ex-Gouverneur de la Banque de France (1987-1993), Jacques de Larosière a vécu de près plusieurs crises financières. Critique vis-à-vis des politiques monétaires non-conventionnelles, il juge que le surendettement et l’interventionnisme des banques centrales traduisent un dysfonctionnement économique profond, délaissant sans cesse les jeunes générations et l’investissement productif. Nous sommes allés à sa rencontre dans les bureaux de BNP Paribas, là où il exerce – à 92 ans – en tant que conseiller du Président. Hégémonie vacillante du dollar, politiques monétaires non conventionnelles de la BCE, endettement croissant des États, enjeux environnementaux et néolibéralisme : nous avons abordé avec lui ces divers enjeux. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.

LVSL – La place hégémonique du dollar est de plus en plus contestée. L’agenda sino-russe d’opposition à la monnaie américaine s’est intensifié avec le conflit ukrainien. Depuis, plusieurs pays historiquement liés aux États-Unis (Arabie Saoudite, Israël…) affirment leur volonté de se défaire progressivement du dollar. Au Brésil, le candidat Lula promet la création d’une devise commune en Amérique latine pour « se libérer de la dépendance américaine. » Pensez-vous de fait que le système monétaire international sera, à moyen/long-terme, différent de celui que nous connaissons depuis 1944 et les Accords de Bretton Woods ? 

Jacques de Larosière – Le dollar reste la monnaie internationale du système. C’est la plus grande monnaie de réserve et une monnaie de transaction extrêmement importante. Mais la monnaie américaine n’est pas la monnaie centrale parce que l’on a décidé qu’il en soit ainsi. Ce système existe parce que les États-Unis ont une économie très importante, fondamentalement assez prospère, le plus grand marché des capitaux du monde (extrêmement liquide et profond), et la première armée. C’est un pays « leader ». Ce sont ces éléments déterminants qui expliquent la force de la devise américaine.

Il est vrai que certains pays cherchent à se libérer du dollar. La Chine organise notamment des plateformes de règlements autour du renminbi dans un cadre bilatéral, voir régional/multilatéral. Si cette tendance persiste, nous pourrions voir en effet certaines diminutions du rôle du dollar dans les transactions de paiements. Les américains le prennent en compte de leur côté. Mais le phénomène sera limité et ne touchera probablement pas sensiblement le rôle de réserve que possède le dollar. Il faut distinguer la partie utilisée comme une réserve de valeur de celle utilisée comme un moyen de libeller des transactions et de les régler. Ce dernier pourrait céder quelque peu. Pour le premier, j’attends de voir. Le dollar comme monnaie centrale du système me paraît résister. En ce qui concerne la dédollarisation de l’Arabie Saoudite et d’Israël, je reste très sceptique. 

LVSL – Quelles seraient les conséquences, pour la France, d’un monde où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve internationale ? Quel système alternatif permettrait, selon vous, la stabilité mondiale ?

Jacques de Larosière – Dans l’hypothèse où le dollar ne serait plus la monnaie de réserve, on assisterait évidemment à une fragmentation des transactions commerciales, qui ne seraient plus presque exclusivement cotées en dollar (pour le prix du pétrole notamment). Les règlements se feraient dans une autre monnaie, l’euro par exemple. Les conséquences pour un pays comme la France restent difficiles à énoncer. Mais, au-delà du choix des monnaies contractuelles, subsisterait la loi de l’offre et de la demande. Tout dépend des conditions qui présideraient à cette modification des systèmes des paiements mondiaux. Mais je peux vous dire que les personnes qui réfléchissent à ce scénario sont très prudentes quant à la réponse à cette question. 

« Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. »

Est-ce que ça donnerait lieu à plus d’inflation ? À une plus grande variabilité des cotations de produits ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cela compliquerait le système qui reste assez simple aujourd’hui. Les transactions sont libellées en dollar et exécutées pour la plupart d’entre elles dans la devise américaine. L’universalité de l’usage du dollar est un élément qui facilite les échanges commerciaux. 

Pour un système alternatif, on peut toujours imaginer une monnaie internationale qui se substituerait au dollar et qui serait émise par une banque centrale mondiale. C’était le projet que préconisait l’économiste britannique John Maynard Keynes lors de la Conférence de Bretton Woods en 1944. C’est un système évidemment très diffèrent de celui qui existe aujourd’hui, et de celui établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il serait plus rationnel car, en principe, une banque centrale mondiale prend en compte l’intérêt de l’ensemble de la population. Nous mettrions fin au paradoxe actuel qui consiste à ce que le système fonctionne à travers le déficit américain. Le fait que l’économie américaine soit en déficit permanent de balance des paiements permet à ce que les pays empruntent continuellement des dollars aux États-Unis. 

Si de nombreux penseurs ont considéré ce projet d’une banque mondiale, force est de constater qu’il n’a jamais pris corps. Je ne vois pas pourquoi cela aurait lieu aujourd’hui étant donné que les États-Unis restent le pays le plus important de monde, notamment dans la prise de décisions. Puisque le pays détient près de 20% des voix au FMI et qu’un tel scénario nécessité l’approbation de 85% des voix, il pourrait alors décider de tout bloquer. Je constate donc qu’un courant de pensée s’attache à cette idée, mais il me semble politiquement difficile qu’une réforme de cette ampleur soit envisagée.

LVSL – En tant qu’ancien gouverneur de la Banque de France, quel regard portez-vous sur les politiques monétaires non-conventionnelles mises en place en Europe et aux États-Unis suites à la crise financière de 2008 ?

Jacques de Larosière – J’ai beaucoup écrit sur le sujet. Vous pouvez notamment retrouver mon discours à l’Université de Columbia peu de temps après la crise de 2007-2008.

Je reproche à la politique monétaire d’avoir été, avant et après la crise, continuellement accommodante. Elle a contribué à créer sans cesse des liquidités, tout en faisant baisser les taux d’intérêt. Si ces instruments sont nécessaires lorsque l’économie souffre d’une profonde récession, on constate que la succession des épisodes économiques depuis une douzaine d’années ne sont pas faits uniquement de récession, mais de périodes différenciées. Il s’agit donc d’une politique de stimulation continue caractérisée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais la raison pour laquelle cette politique a persisté vient de la focalisation sur l’objectif d’inflation qui devait se situer légèrement en dessous de 2%. Cet objectif s’est révélé être d’une très grande erreur. Je l’avais d’ailleurs dénoncé dès l’origine, sans succès. 

Jacques de Larosière © Julien Chevalier pour Le Vent Se Lève

La politique monétaire doit viser à l’équilibre. Elle tend à la stabilité de la monnaie, c’est-à-dire éviter une trop forte inflation et éviter la déflation. Mais elle ne consiste pas à se fixer un objectif unique d’inflation. Le but étant de limiter la hausse des prix lorsqu’elle se manifeste, ou stimuler l’économie lorsqu’il y a un risque de baisse continue des prix et d’une rétention de la demande. En réalité, nous n’avons pas vécu la déflation, ni même le risque ouvert de l’inflation. Des facteurs structurels étaient à l’œuvre. Il y avait notamment le vieillissement de la population (peu favorable à une hausse des prix), l’impact de la globalisation sur les prix à la consommation, les salaires extrêmement bas dans certains pays… Ces éléments pesaient sur le niveau des prix. Au lieu de les comprendre et de juger que l’inflation doit être légèrement inférieure à 2%, elle se serait équilibrée autour de 1%. Ce qui correspondait à l’étiage d’équilibre. 

« Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile. »

Dans ce contexte, les banquiers centraux étaient mécontents du niveau des prix. Ils ont donc créé beaucoup de monnaie car l’objectif – arbitraire – n’était pas atteint. S’en est suivie une politique très accommodante qui a nourri la fragilité du système financier, la baisse des taux d’intérêt et la crise future. Il était évident pour celui qui observait la constance de la masse monétaire que son niveau allait au-delà des besoins de l’économie. En fait, il y a un lien entre le financement d’une part et les besoins de financement nécessaires à un accroissement de production. Lorsque ce lien est rompu, que la facilité financière est généralisée (on trouve de l’argent à 0%), on entre dans une situation de « super aisance monétaire » qui affaiblit le système financier. Tout le monde emprunte car c’est facile, mais tout le monde n’est pas nécessairement un débiteur de qualité. Il y a des emprunteurs plus ou moins résistants.

Dans ce contexte, le système n’a pas de fin car les taux d’intérêt sont très faibles donc ça ne coûte rien d’emprunter. C’est une politique plus que téméraire. Au début, elle n’a pas provoqué de désastre sur la hausse des prix « générale », mais la valeur des actifs financiers a considérablement augmenté. Il y a donc eu une très forte inflation des valorisations boursières et une faible répercussion sur les prix à la consommation. Cependant, la situation s’est déchaînée avec la crise de la pandémie, puis aggravée par la guerre en Ukraine. Les conditions de l’inflation étaient créées. L’étincelle est venue de la pandémie, mais aurait très bien pu provenir d’un autre phénomène. Aujourd’hui, la hausse des prix peut être considérée comme extrêmement dangereuse. Le système financier est devenu très fragile, raison pour laquelle je me suis dissocié d’une politique hasardeuse, et non établi par le raisonnement. 

LVSL – L’indépendance des banques centrales a été légitimée par la volonté de limiter l’inflation et d’interdire le financement monétaire. Le bilan de BCE atteint aujourd’hui plus de 8800 milliards d’euros et près du tiers des émissions de dettes publiques sont détenues par l’institution monétaire. À la lueur de cet état de fait, que pensez-vous de l’indépendance des banques centrales ?

Jacques de Larosière – Nous avons cru après la grande période de hausse des prix des années 70/80, qu’il fallait que les banques centrales soient plus indépendantes pour juguler l’inflation car elles disposeraient de plus de liberté que si elles étaient dans la main du gouvernement. Il y a donc eu tout un mouvement international – auquel j’ai collaboré – pour établir juridiquement l’indépendance de la banque centrale. Ici en France, au moment du Traité de Maastricht, nous avons changé le statut de la Banque de France et institué un système d’indépendance. 

Vous avez raison de dire que jamais l’achat de titres publics par la banque centrale n’a été aussi important qu’aujourd’hui. On a ici une contradiction avec l’indépendance des banquiers centraux et le fait qu’ils soient dévoués au financement de la chose publique. Je pense que si on voulait définir la situation de manière objective, on dirait que la BCE est devenue le grand financeur des dettes publiques. Elle ne serait évidemment pas d’accord avec cette assertion car elle expliquerait que ces achats de titres ont été exécutés à des fins monétaires pour éviter les spreads (écarts de taux) entre les pays, ce qui permet d’égaliser le terrain des taux d’intérêt. Mais c’est une illusion. En réalité, elle achète ces titres publics sur le marché secondaire peu de temps après leur émission. La BCE et la FED sont les agents financiers des États qui émettent des emprunts pour financer leurs déficits. 

Je suis donc très hostile à cette dérive que l’on appelle la suprématie budgétaire. C’est en fin de compte l’impératif budgétaire qui guide la banque centrale dans cette politique. Je l’ai écrit à de nombreuses reprises. Je pense qu’il est illusoire de prétendre qu’on est indépendant lorsque l’on finance les deux tiers de la dette publique. 

LVSL – Suite à la crise du Covid-19, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle atteint aujourd’hui des sommets aux États-Unis et en Europe. La BCE et la FED ont annoncé une normalisation progressive de leur politique qui se caractérise par un léger relèvement des taux directeurs. Nous voyons déjà ses effets. Les marchés financiers ont chuté de plus de 20% depuis le début de l’année outre-Atlantique. En parallèle, les taux longs augmentent. Comment voyez-vous l’évolution de cette situation à moyen-terme ? 

Jacques de Larosière – La politique monétaire est depuis longtemps très laxiste. Les taux d’intérêt sont nuls voir négatifs. Dans ce contexte, il y a toujours un phénomène de surendettement qui est annonciateur d’une crise financière. Quand on conduit une voiture, on sait que l’on n’appuie pas toujours sur l’accélérateur car cela risque de se finir mal. Il faut parfois freiner. Depuis une quinzaine d’années, nous n’avons pas appuyé sur le frein… L’accélérateur est sans cesse enclenché car nous conduisions sur une autoroute libre. Mais ces temps-ci, l’autoroute s’est un peu encombrée. Des phénomènes tels que le Covid, la démondialisation, la guerre en Ukraine… compliquent énormément le terrain des échanges économiques. Nous sommes alors sujets à des hausses de prix extrêmement importantes. 

« On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse l’intensifier. »

Lorsque l’on a une inflation de 8%, avec des taux d’intérêt – dans le cas de l’Europe – situés à 0% ou -0.5% (taux de dépôt à la banque centrale), il faut prendre en compte l’inflation pour mesurer le degré de laxisme de la monnaie. Une inflation à 8% et des taux nominaux à 0% signifient que le taux réel est en fait de -8%. C’est du jamais vu. Autrement dit, on croirait que normaliser la politique va être un désastre. Mais la situation est tout autre. Nous n’avons pas connu de normalisation mais un accommodement supplémentaire de la politique monétaire du fait de l’éclosion de l’inflation. Il conviendrait donc, en principe, d’établir des taux d’intérêt réels positifs. Pour cela, il faudrait près de 10 points de taux nominal positif. Aujourd’hui, on est en dehors de tout ça. On ne combat pas l’inflation, mais on la laisse s’intensifier. J’ai donc un peu de réticence à répondre à cette question. 

En créant de la monnaie très abondante et pas chère, on a favorisé les opérateurs qui gèrent des fonds pour eux-mêmes, des clients ou des institutions. Si l’on prend l’exemple du CAC40, nous voyons qu’il a doublé en 10 ans. Un tel résultat équivaut à une obligation qui rapporterait du 7% par an. Dans un contexte où la banque centrale produit de l’argent à près de 0%, les plus riches en profitent et empruntent massivement sans frais. Nul besoin d’être Einstein pour comprendre qu’un emprunt à 0% associé à un rendement annuel de 7% est un luxe que seules certaines personnes peuvent se payer. Mais la question est : quelle est la bonne politique monétaire ? La raison prescrit toujours que les taux soient positifs en terme réel car l’épargne mise de côté mérite une rémunération. Elle ne doit pas être taxée comme c’est le cas actuellement. L’ennemi dans cette affaire est donc l’inflation et non pas la normalisation des taux d’intérêts. L’expérience montre que ceux qui sont frappés par l’inflation sont les revenus les plus bas et les petits épargnants. 

LVSL – On observe en Europe une divergence de plus en plus marquée quant à l’opinion des populations concernant la politique monétaire. Les Allemands souhaitent le retour à une politique orthodoxe. Les pays d’Europe du Sud, extrêmement endettés, seraient fortement touchés par ce type de mesure. Le spread (écarts de taux) entre l’Italie et l’Allemagne continue d’augmenter. Pensez-vous que le risque d’un éclatement de la zone euro soit à l’ordre du jour ? En Italie, les sondages donnent « l’Italexit » au coude à coude avec le maintien dans la zone euro dans le cas d’un référendum…

Jacques de Larosière – La volonté de faire fonctionner la zone monétaire est encore là. S’il existe des divergences entre pays européens, les Allemands ont toutefois un intérêt profond à continuer la gestion critiquable de la BCE. Car cette gestion de baisse de taux de l’euro favorise leurs exportations et augmente ainsi leur compétitivité, déjà supérieure à celle des autres pays européens. Ce qui revient finalement à une dévaluation. Les Allemands ont beau être gênés par la politique monétaire, ils vivent très bien avec. Quant aux pays du sud, ils ont la majorité au conseil de la Banque centrale européenne et ce sont eux qui déterminent la politique. 

LVSL Les défis se multiplient pour les jeunes générations : réchauffement climatique, raréfaction des ressources, prix des logements historiquement élevés, vieillissement de la population, multiplication des conflits géopolitiques…  Dans votre livre 50 ans de crises financières (Odile Jacob, 2016), vous dénoncez le fait que la politique d’endettement laisse « aux générations futures le choix entre payer une dette trop lourde ou la renier ». Comment conjuguer des dettes abyssales avec des investissements massifs et nécessaires dans des projets tels que la réindustrialisation, la transition écologique, ou l’éducation, sans faire payer les jeunes générations ?

Jacques de Larosière – Oui, il faut changer. Si l’on continue dans un système de surendettement permanent qui favorise 10% de la population la plus riche et détourne les épargnants des placements longs, on ne financera pas les grands investissements écologiques nécessaires si l’on veut vivre sur une planète à peu près vivable. L’analyse que je fais de la situation m’amène à penser que la combinaison d’une politique monétaire trop laxiste, de taux d’intérêt négatifs – c’est-à-dire la taxation de l’épargne longue – et le renflouement des gouvernements qui empruntent pour financer les dépenses courantes sans penser à l’avenir, créent une conjonction très défavorable pour les jeunes générations. On dit que l’on est intéressé par le chômage des jeunes – qui reste très élevé dans un pays comme la France – mais on ne cesse de fabriquer ce chômage.

Les arbitrages effectués ont systématiquement pénalisé les futures générations. Si l’on prend l’exemple des retraites, ce sont les jeunes qui payent pour les retraites des plus vieux. Dans ce système de répartition, les dépenses des actifs ne cessent d’augmenter du fait du vieillissement de la population. Nous observons un effet de ciseau où les recettes diminuent et les dépenses augmentent. En n’ayant fait aucune réforme sur les retraites en France depuis maintenant 5 ans, on laisse peser sur les plus jeunes des cotisations de plus en plus élevées pour financer les pertes du système des retraites.

Est-ce une bonne chose ? Je ne le pense pas. Je pense qu’il serait plus intelligent et plus honorable de laisser travailler plus longtemps les Français pour qu’ils allègent le coût des jeunes actifs. Cette proposition soulève la réprobation générale. Mais les gens ne comprennent pas que c’est en refusant l’extension de l’âge du départ à la retraite qu’ils sont entrain de sacrifier les jeunes et l’équilibre du système. On a tendance à dire que l’on « rattrape » les choses car la France est très libérale, que l’on dispose d’un système d’assurance-chômage généreux, et d’une politique de recrutement dans la fonction publique. Mais c’est une erreur. On ne rattrape rien. Ce sont les jeunes qui payent. Je constate un double langage où l’on s’apitoie sur la difficulté des jeunes à trouver un emploi et des logements alors que l’on continue de faire tout pour qu’il en soit ainsi. 

LVSL – Depuis la fin des Accords de Bretton Woods et de la convertibilité or-dollar, nous observons un accroissement considérable de la masse monétaire représenté par l’augmentation des niveaux de dettes. Certains think-tanks, comme l’Institut Rousseau, proposent d’annuler une partie de la dette publique détenue par la BCE (dans notre cas par la Banque de France), ce qui ne lèserait aucun créancier privé. Cette annulation serait alors conditionnée à des investissements productifs. Quel regard portez-vous sur cette proposition ? Faut-il penser un nouveau mode de création monétaire ?

Jacques de Larosière – Pour de nombreuses raisons, je suis tout à fait hostile à l’abandon de la dette détenue par la banque centrale. La dette est devenue la baguette magique des États pour financer leurs déficits. Elle l’est d’autant plus depuis que banque centrale peut acheter ces nouveaux emprunts. Il est tentant de répudier cette dette lorsque la pyramide des dettes a atteint des niveaux très importants. Annuler la dette serait donner raison à ceux qui empruntent sans cesse pour financer des pertes. Cela reviendrait à légitimer l’action illégitime qui convient de faire croire au public que l’on peut s’endetter indéfiniment sans conséquence. C’est moralement inacceptable. 

Par ailleurs, une annulation entraînerait une perte pour la banque centrale. Dans le bilan de la banque, cette dette a une valeur. Une perte nécessite donc une recapitalisation, qui serait payée par le gouvernement. Finalement, c’est l’histoire du serpent qui se mord la queue : le gouvernement prend un léger profit en annulant la dette, mais doit compenser le manque de capital de la banque centrale ainsi que le spread plus élevé qu’il aura à supporter à l’avenir. On pourrait aussi évoquer l’argument du « précédent ». Lorsque tu annules une fois la dette, tu peux vouloir le faire de nouveau. Ce système serait profondément inflationniste et entraine une perte subie par la banque centrale. Or, cette dernière appartient à tout le monde puisqu’elle est nationalisée. Le contribuable devra donc assumer cette perte un jour ou l’autre. 

Ce qui me dérange est aussi le fait que cette action serait produite – dans le cas de la France – par une démocratie, c’est-à-dire un système de gouvernement et de représentations qui respectent les contrats et permettent à une société d’avancer vers l’avenir. Il faut faire très attention avant de brandir une telle mesure. 

En ce qui concerne votre deuxième question, nous avons déjà pensé à différents modes de créations monétaires. Il y a notamment la « monnaie hélicoptère » qui consiste à distribuer de l’argent à partir de rien plutôt que par des intermédiaires de comptes bancaires. L’inconvénient du compte bancaire lorsque la monnaie hélicoptère est employée vient du fait qu’une partie de la population aurait tendance à épargner. Or, la volonté politique et sociale de ceux qui préconisent cette mesure nouvelle de création monétaire par voie « d’hélicoptère » est que cet argent soit dépensé, et non épargné.

Il y a une autre théorie monétaire qui a fleuri depuis plusieurs années mais qui se tient encore à l’écart du débat public du fait de l’inflation. Il s’agit de la nouvelle théorie monétaire (ou théorie monétaire moderne, appelée MMT). Pour simplifier, elle revient à dire la chose suivante : tout État qui émet de la monnaie (tant que cet État a le monopole de sa devise) peut financer l’intégralité des déficits qu’il souhaite réaliser dans sa monnaie. C’est une forme de création monétaire bien entendu. Mais elle ne répond plus à la notion historique qui a expliqué l’éclosion des banques centrales à partir du 17ème siècle, c’est-à-dire la protection de la stabilité de la monnaie. La théorie monétaire moderne n’est pas une théorie qui satisfait le principe de stabilité. Autrefois, les banques centrales considéraient que la distribution de l’argent affectait la qualité de la monnaie.

N’oubliez jamais que le fondateur de l’économie monétaire est un Français. Il écrivait dans les années 1560 et s’appelait Jean Bodin. C’était un économiste qui avait compris que la multiplication de signes monétaires face à une production stagnante/légèrement croissante, entraînerait de l’inflation. Cette pensée a donné lieu à ce que l’on appelle la théorie quantitative de la monnaie. Théorie qui n’a jamais vraiment été dénoncée puisqu’elle est valable et vérifiée par des siècles. Elle semble d’ailleurs avoir été négligée ces dernières années. Nous en payons le prix aujourd’hui avec une hausse considérable des prix.

Embargo sur le pétrole russe : l’UE se tire-t-elle une balle dans le pied ?

Une raffinerie de pétrole. © Patrick Hendry

Souhaitant encore accentuer la pression sur Moscou, l’Union européenne a adopté le 30 mai dernier un embargo sur le pétrole russe. Si cette décision aura certes un coût économique pour la Russie, Vladimir Poutine peut néanmoins espérer s’en tirer grâce au prix très élevé du baril et en trouvant de nouveaux acheteurs. Pour l’UE, qui connaît déjà une forte inflation, l’addition risque en revanche d’être salée, surtout si les profits des géants du pétrole demeurent aussi intouchables. En parallèle, la nécessité de trouver des fournisseurs de substitution devrait encore renforcer le pouvoir de Washington sur le Vieux continent, malgré le coût environnemental catastrophique des hydrocarbures de schiste.

C’est une nouvelle étape dans la guerre économique qui oppose l’Union européenne à la Russie. Âprement discuté tout au long du mois de mai, un embargo sur le pétrole russe a finalement été annoncé lors du Conseil européen du 30 mai. D’ici la fin de l’année, toute importation d’or noir par voie maritime sera interdite, ce qui représente les deux tiers des importations européennes depuis la Russie. Les importations par l’oléoduc Droujba, un pipeline hérité de l’époque soviétique desservant toute l’Europe centrale et l’Allemagne de l’Est, devraient quant à elles baisser, mais pas totalement : l’Allemagne et la Pologne ont annoncé leur souhait de ne plus importer une goutte, tandis que la Hongrie, la Slovaquie et la République tchèque bénéficient d’exemptions d’une durée indéterminée. Pour ces trois États, ne disposant d’aucune façade maritime et dont les raffineries sont calibrées uniquement pour les pétroles russes, il était en effet inenvisageable d’arrêter leurs importations. Si le pipeline venait à être fermé, ces pays seront en outre autorisés à importer du pétrole depuis l’Adriatique, qui transiterait par la Croatie. La Bulgarie, déjà victime d’un arrêt des livraisons de gaz par Moscou, a quant à elle obtenu un délai d’un an et demi pour trouver d’autres fournisseurs.

Malgré ces trous dans l’accord, celui-ci devrait mettre fin à 90% des importations actuelles de pétrole selon Bruxelles. La fin des approvisionnements en gaz russe apparaît comme la prochaine étape, alors que Moscou a déjà bloqué les exportations vers la Bulgarie, le Danemark et les Pays-Bas et vient de réduire brutalement les livraisons à l’Allemagne de 60%. Cependant, la dépendance au gaz russe est telle qu’un embargo total serait extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, voire ruineux, raison pour laquelle, l’UE a remis le sujet à plus tard.

Poutine fragilisé mais pas vaincu

L’objectif de l’embargo est évident. Selon Charles Michel, président du Conseil européen, il « va couper une énorme source de financement de la machine de guerre de la Russie ». A première vue, la Russie se trouve en effet fortement fragilisée par cette décision : en 2021, plus de 50% du pétrole russe destiné à l’export l’était vers l’Europe. Le déploiement de l’embargo va donc fortement impacter les finances publiques russes et renchérir le coût de la guerre. En outre, le désengagement de nombreuses majors pétrolières occidentales (BP, ExxonMobil, Shell…) de grands projets en Russie va ralentir la mise en exploitation de nouveaux gisements.

Vladimir Poutine dispose cependant de deux atouts pour contrebalancer cette pression financière : le haut niveau des prix des hydrocarbures et le marché asiatique. Avec un baril aux alentours de 110 à 120 dollars, le prix du pétrole est en passe de battre le record historique de 2008. Pour les pays exportateurs, dont les recettes ont été sévèrement affectées par les confinements et par des prix plus modérés depuis 2014, le contexte actuel est une aubaine. Au début de l’année, la Fédération de Russie a fait le plein de devises, réalisant en quatre mois la moitié de son objectif de revenu issu des hydrocarbures pour l’année 2022. Une tendance qui s’est poursuivi au cours du mois de mai, la Russie ayant gagné 1,7 milliards de dollars supplémentaires par rapport à avril, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Cette dernière prévoit cependant une forte chute de la production russe pour l’année prochaine.

L’enjeu pour la Russie est de trouver de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine apparaît comme le client idéal.

L’enjeu pour la Russie est donc de trouver rapidement de nouveaux acheteurs pour écouler les volumes vendus jusqu’ici aux Européens. La Chine, qui a dû mettre à l’arrêt ses usines à l’automne dernier par manque d’électricité, apparaît évidemment comme le client idéal. En outre, Pékin souhaite diversifier ses importations pour réduire le risque d’un potentiel blocage de ses importations par voie maritime de la part des occidentaux dans le détroit de Malacca. Depuis une dizaine d’années, les gazoducs et oléoducs entre la Russie et la Chine se multiplient : ouverture de l’oléoduc ESPO en 2012, du gazoduc Force de Sibérie en 2019, projet Force de Sibérie 2… Si l’axe Moscou-Pékin se renforce, l’Empire du Milieu se sait en position de force par rapport à son allié. La Chine profite donc des difficultés de la Russie pour faire baisser les prix, obtenant un rabais d’environ 35 dollars par baril russe par rapport au brent.

L’Inde a également flairé une bonne opportunité : en quelques mois à peine, les importations de pétrole d’origine russe y sont passées de presque 0% à 17%. Selon certaines sources, New Dehli, qui bénéficie des mêmes promotions que la Chine, utiliserait même ses capacités de raffinage pour revendre du pétrole d’origine russe aux européens, moyennant une jolie marge. Outre les économies réalisées, ces achats d’hydrocarbures permettent à l’Inde de maintenir un certain équilibre géopolitique dans ses relations avec les occidentaux et la Russie, dont elle a toujours été soucieuse. La Turquie, pourtant membre de l’OTAN, semble également avoir fortement augmenté ses achats de pétrole russe. Ainsi, si l’embargo européen induit d’importantes pertes de revenus pour Moscou, tant en raison de la chute des volumes exportés que des baisses de prix, la situation est encore loin d’être désespérée.

Un pétrole toujours plus cher

Pour l’Union européenne en revanche, l’embargo risque de coûter très cher. Si l’objectif officiel est évidemment d’aider l’Ukraine et de punir la Russie, les pressions des Etats-Unis ont également joué un rôle majeur dans cette décision. Dès le début du mois de mars, les USA ont en effet mis en place un embargo sur le pétrole russe et enjoint l’UE à les suivre. Mais les conséquences d’une telle décision sont bien plus importantes pour les Etats européens, qui importaient environ un quart de leur pétrole de la Russie avant la guerre (8,7% pour la France, 42% pour l’Allemagne), alors que les Etats-Unis n’en dépendaient qu’à hauteur de 8%. Énergétiquement autosuffisant et pouvant compter sur les exportations canadiennes et mexicaines, Washington n’a pas de quoi s’inquiéter. Le Vieux Continent, qui compte peu de gisements d’hydrocarbures, ne peut pas en dire autant.

Selon le Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril !

Les conséquences en sont déjà visibles : malgré diverses mesures pour atténuer l’inflation, les prix à la pompe atteignent des records. En France, malgré la remise de 18 centimes, ils dépassent de nouveau les deux euros par litre. Dans le même temps, les compagnies pétrolières affichent des profits historiques : après 16 milliards de bénéfices en 2021, TotalEnergies en a engrangé 5 de plus juste sur le premier trimestre 2022. Ses concurrents étrangers réalisent eux aussi d’excellentes performances financières, malgré la fin de leurs activités en Russie. L’expression de « profiteurs de crise » n’a, semble-t-il, jamais été aussi vraie : selon les chiffres du Ministère de la Transition écologique, la marge brute de raffinage a bondi de 29 euros par tonne de pétrole en février à 156 en avril ! Alors que la transition énergétique n’a jamais été aussi urgente, ces grands groupes préfèrent choyer leurs actionnaires plutôt que d’investir dans le renouvelable : sur les 16 milliards récoltés l’an dernier, Total en a affecté huit aux versement de dividendes et deux aux rachats d’action pour faire monter son cours en bourse…

En faisant encore monter les cours du baril, l’embargo européen pourrait donc enrichir encore plus les grandes entreprises pétrolières, toujours au détriment des consommateurs, dont les salaires n’arrivent pas à suivre l’inflation. Pour l’heure, le gouvernement français se refuse à toute mesure supplémentaire, se contentant de la remise et d’un éventuel chèque versé aux plus modestes à la rentrée. Pourtant, plusieurs pays européens ont déjà pris des mesures plus strictes : l’Italie et le Royaume-Uni ont ainsi instauré une taxe de 25% sur les bénéfices des entreprises énergétiques, dont les revenus permettront de financer des aides contre la précarité énergétique. Une mesure qui inspire la NUPES, dont le programme prévoit de « taxer les entreprises ayant profité de la crise sanitaire et des conséquences de la crise ukrainienne et orienter les recettes vers les investissements nécessaires à la bifurcation écologique et sociale ».

Une nouvelle géopolitique de l’énergie

Si des solutions existent donc pour réduire la facture d’énergie en taxant sévèrement, voire en nationalisant, les majors pétrolières, l’UE n’aura en revanche pas vraiment le choix d’acheter du pétrole plus cher auprès d’autres fournisseurs pour compenser la production russe. Or, le marché est tendu : plusieurs gros producteurs ne parviennent déjà pas à atteindre leurs objectifs de production, tels que l’Algérie, l’Angola ou le Nigeria, tandis que la Lybie est toujours dévastée par la guerre. Dès le début du conflit en Ukraine, Washington a donc tenté de renouer le dialogue avec le Venezuela et l’Iran, deux gros producteurs à l’écart d’une grande part du marché mondial depuis plusieurs années en raison des sanctions occidentales. 

Le bilan semble mitigé. En ce qui concerne le Vénézuela, après des années passées à essayer de renverser Nicolas Maduro, un accord semble finalement avoir été trouvé avec lui pour autoriser les exportations à destination de l’UE à partir du mois de juillet, via des sociétés espagnole et italienne. La décision a cependant été peu évoquée dans les médias américains, car Joe Biden sait combien le sujet est sensible. Le retour en grâce de l’Iran paraît lui beaucoup plus compromis. En décidant de maintenir les gardes de la révolution iraniens sur la liste des organisations considérées comme terroristes par les USA, Joe Biden a envoyé un signal clair à Téhéran, qui a riposté en retirant des caméras de surveillance de ses installations nucléaires. Il faut dire qu’aucun des deux pays n’avait très envie de renouer avec l’autre : pour l’Iran, la Russie est un partenaire fiable, dont l’intervention en Syrie pour soutenir son allié Bachar El-Assad a été décisive. Pour les Etats-Unis, un accord avec l’Iran aurait fortement détérioré les relations avec Israël et les pays du Golfe.

Les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe.

Faute d’autres choix, ce sont donc surtout vers ces derniers que les occidentaux se sont tournés pour remplacer les livraisons russes. Initialement, l’OPEP+ (alliance élargie qui représente environ la moitié de la production mondiale et dont fait partie la Russie, ndlr), ne souhaitait pas augmenter sa production, afin de maintenir des prix très élevés. Les pétromonarchies ont en effet un mauvais souvenir des dernières années, marquées par une chute importante du prix du baril à partir de 2014 suite à la croissance de la production américaine, puis par la chute brutale de la demande lors des confinements. Finalement, l’annonce d’une future visite officielle de Joe Biden en Arabie Saoudite semble avoir permis d’augmenter la production issue du Moyen-Orient. Le Président américain a en effet accepté de rencontrer le prince héritier Mohamed Ben Salman, qu’il snobait depuis le début de son mandat en raison de l’assassinat barbare du journaliste Jamal Khashoggi. Dans la foulée, l’OPEP+ a finalement accepté d’augmenter sa production de près de 700.000 barils par jour à partir du mois prochain.

Outre le Vénézuela et les Etats de la péninsule arabique, les Etats-Unis voient eux aussi la crise actuelle comme une opportunité de conquérir des parts de marché en Europe. Longtemps très gros importateurs, les États-Unis sont désormais autosuffisants grâce au fort développement de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste depuis une quinzaine d’années. La satisfaction des besoins intérieurs étant désormais garantie, les exportations sont en train de se développer. Les livraisons de pétrole des USA à l’UE ont ainsi fortement augmenté au cours des derniers mois, tandis que celles de gaz devraient connaître un essor très important au cours des prochaines années, à mesure que les deux rives de l’Atlantique se dotent de capacités de liquéfaction et de regazéification, nécessaires au transport du gaz naturel liquéfié (GNL). Ainsi, le sort du peuple ukrainien ne semble pas être le motif premier des pressions insistantes de Washington contre Nord Stream 2 et pour l’adoption de l’embargo européen.

Un embargo doublement hypocrite

Plus largement, les motifs invoqués en faveur de l’embargo méritent d’être questionnés. Selon Bruxelles, il s’agit de défendre une démocratie agressée par la Russie et d’utiliser cette occasion pour accélérer la transition énergétique. Comme souvent, la « diplomatie des valeurs » invoquée pour séduire l’opinion publique est cependant bien loin de la réalité. Si l’agression russe est évidemment totalement inacceptable, qualifier l’Ukraine, pays particulièrement corrompu et kleptocratique, de « démocratie » est sans doute excessif. 

Surtout, les occidentaux semblent bien plus préoccupés par la défense des droits de l’homme et de la paix en Ukraine et en Russie que dans d’autres régions du monde. Les courbettes du vice-chancelier allemand, l’écologiste Robert Habeck, au Qatar en mars dernier pour signer un contrat d’achat de gaz naturel symbolisent à elles seules les convictions à géométrie variable de nombre de dirigeants européens. En accroissant sa dépendance aux pétromonarchies, l’UE affaiblira peut-être le régime dictatorial de Vladimir Poutine, mais elle renforcera des dirigeants qui mènent une guerre particulièrement violente au Yémen depuis sept ans, font assassiner des journalistes dissidents, pratiquent encore l’esclavage, méprisent les droits des femmes et des minorités sexuelles et promeuvent un islam rigoriste. En termes de valeurs, on a fait mieux.

L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura un impact environnemental très lourd.

Enfin, la défense du climat ne semble pas non plus figurer parmi les priorités européennes. Ainsi, la récente « taxonomie verte » adoptée par l’Union, qui regroupe les activités économiques « ayant un impact favorable sur l’environnement » intègre par exemple le gaz naturel parmi les énergies vertes. L’importation de gaz et de pétrole de schiste américain aura quant à elle un impact environnemental très lourd : d’une part, le transport par méthanier ou tanker pollue bien plus qu’un acheminement par pipeline; d’autre part, la fracturation hydraulique – interdite en France et dans la plupart des pays européens – consomme énormément d’eau et de produits chimiques. Au total, selon le cabinet de conseil Carbone 4, produire de l’électricité à l’aide de gaz américain polluerait trois fois et demi plus qu’avec du gaz russe ! En attendant que les livraisons américaines arrivent, l’Italie et l’Allemagne envisagent même de rouvrir des centrales à charbon

Le sevrage progressif de notre dépendance aux énergies carbonées ne semble pas non progresser depuis l’annonce de l’embargo. Si l’UE entend certes développer plus rapidement les sources d’énergie renouvelable, aucune annonce majeure n’a pour l’instant été faite à ce sujet. Sur le plan des économies d’énergie, pourtant indispensables pour réduire nos factures et répondre à la crise climatique, les efforts restent là aussi quasi-inexistants. Lors des chocs pétroliers des années 1970, les pouvoirs publics avaient pourtant pris des mesures fortes : obligation pour les fabricants automobiles de concevoir des véhicules moins gourmands, promotion des économies d’énergie et des transports publics, soutien aux coopératives énergétiques locales… Pour l’heure, rien de comparable ne semble être mis en place. L’embargo pétrolier contre la Russie pourrait donc certes affaiblir cette dernière, mais au prix d’un coût très important pour les Européens, d’une dépendance encore plus forte aux Etats-Unis et d’une politique énergétique bien peu écologique.

La « guerre économique » contre la Russie est-elle un échec ?

Vladimir Poutine et Joe Biden. © Bastien Mazouyer

Fin février 2022, le G7 adoptait de lourdes sanctions contre la Russie. Bruno Le Maire annonçait même une « guerre économique et financière totale » contre cette dernière – avant de revenir sur ses propos. Plus de deux mois plus tard, le bilan des mesures engagées semble pour le moins mitigé. Les sanctions n’ont pas permis d’asphyxier le système financier russe comme Washington et Bruxelles l’espéraient. Elles ont en revanche exacerbé la flambée des prix de l’énergie et des matières premières qui frappe de plein fouet l’économie mondiale. La « guerre économique » contre la Russie serait-elle une impasse ?

Le contraste est saisissant. D’un côté, le cours du rouble caracole, début mai, à son niveau le plus haut depuis deux ans. Les exportations de gaz russe atteignaient un nouveau record en avril, avec 1.800 milliards de roubles de recettes, soit un doublement par rapport à 2021. Malgré les obstacles techniques liés aux sanctions et l’annonce d’un défaut de paiement imminent, la Russie est par ailleurs parvenue à ce jour à effectuer les remboursements sur sa dette extérieure.

De l’autre, les nuages s’accumulent sur les marchés US et européens : flambée des prix des matières premières, perturbations persistantes dans les chaînes logistiques mondiales, resserrement de la politique monétaire… Début mai, le CAC40 et le S&P500 (indice américain de référence) accusaient une chute de près de 15% par rapport au début de l’année. Le Nasdaq, qui regroupe les valeurs technologiques, s’est quant à lui effondré de 25% sur la même période. Le tout en l’absence de filet de sécurité : confrontées à une inflation élevée, les banques centrales disposent de marges de manœuvres limitées pour soutenir les cours et les économies au bord de la récession. Une situation qui fait non seulement resurgir le spectre d’une crise financière, mais également de graves famines et d’une crise de la dette sans précédent.

Les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes.

Les sanctions d’ampleur prises fin janvier contre la Russie – que nous avions évoquées dans un précédent article – devaient être « l’arme nucléaire financière » selon Bruno Le Maire. Mais les dirigeants du G7 ont semble-t-il péché par excès de confiance, à l’instar des généraux russes : les seconds s’attendaient à une capitulation rapide de l’Ukraine, mais ont fait face à une résistance farouche et se sont embourbés dans un conflit au long cours ; les premiers pensaient asphyxier financièrement la Russie, mais celle-ci est parvenue – à ce jour – à encaisser les contrecoups des mesures prises à son encontre.

Est-ce à dire que la vague des sanctions se serait échouée contre les murailles de la « forteresse Russie » ? Loin s’en faut. Mais force est de constater que sur le plan financier et monétaire, la Russie a tenu bon. La présidente de la banque centrale de Russie, Elvira Nabioullina, a joué un rôle majeur à cet égard. Les mesures drastiques qu’elle a mise en œuvre – relèvement du taux d’intérêt, contrôles des capitaux, obligation de change pour les exportateurs russes – ont permis à terme de stabiliser le cours du rouble.

La Russie est notamment parvenue, jusqu’à présent, à tourner à son avantage le jeu de poker menteur concernant le paiement des intérêts de la dette russe. Annoncé à plusieurs reprises par les agences de notation, le défaut sur la dette russe n’aura pas eu lieu. Pour régler sa dette extérieure libellée en dollars, la Russie a pu dans un premier temps avoir recours à des avoirs censément « gelés » par les sanctions – grâce à une dérogation accordée par les Etats-Unis pour permettre le paiement des intérêts sur la dette russe. Un trou parmi d’autres dans la raquette des sanctions…

Début avril, cette dérogation sera finalement levée par un nouveau train de sanctions, afin de contraindre la Russie à faire défaut. Cela conduira Moscou à régler une partie des intérêts sur sa dette extérieure en roubles. Mais la Russie parviendra une nouvelle fois à éviter le défaut en puisant dans ses propres réserves de dollars afin de régulariser le paiement avant le terme du délai de grâce de 30 jours. Les dirigeants russes semblent avoir fait du remboursement de la dette un point d’honneur, malgré les contraintes techniques. L’enjeu ? Renvoyer l’image d’une économie qui resterait solide malgré les sanctions. « La Russie possède toutes les ressources financières nécessaires, aucun défaut de paiement ne nous menace », avait réaffirmé le 21 avril Elvira Nabouillina, devant les députés de la Douma, à l’occasion de sa reconduction à la tête de la banque centrale de Russie.

La flambée du gaz soutient le rouble

Le second jeu de poker menteur concerne le règlement du gaz russe. Le 23 mars, Vladimir Poutine affirmait que les pays « inamicaux » souhaitant acheter du gaz à la Russie devront le faire en rouble, sous peine d’être privés d’approvisionnement. Cette annonce n’a pas manqué de faire bondir le prix du gaz, déjà élevé, sur les marchés mondiaux – prenant jusqu’à +70% entre le 23 mars et le 5 mai. Pourtant le changement annoncé serait moins « radical » que prévu : les clients européens pourront finalement régler en euros auprès de Gazprombank mais ils devront ouvrir un compte en roubles. La banque russe, une des rares exemptées de sanctions, se chargera du change auprès de la banque centrale et le paiement sera validé une fois la somme transférée en roubles.

L’annonce initiale de Vladimir Poutine a été interprétée par certains commentateurs comme une manière de soutenir le cours du rouble. De fait, celui-ci a bondi : alors qu’il était encore bas la veille (plus de 100 roubles pour un dollar), il retrouve dans les jours qui suivent un cours proche de celui d’avant l’invasion russe. Pourtant selon l’économiste Christophe Boucher, ce nouveau mécanisme ne devrait pourtant pas, au-delà de l’effet d’annonce, gonfler outre-mesure le cours du rouble par rapport au circuit de paiement « normal ». Dans les deux cas, le paiement en euros est converti en roubles – les exportateurs étant déjà tenu de le faire à hauteur de 80% avant l’annonce de Poutine fin mars.

Le nouveau circuit de transaction a cependant plusieurs avantages pour la Russie. Il permet de s’assurer que les paiements à Gazprom sont à 100% changés en roubles (plutôt que 80%), ce qui soutient d’autant plus la monnaie russe. En instituant Gazprombank comme intermédiaire du paiement, il permet d’éviter de prêter le flanc à de futures sanctions, comme le gel des comptes européens de Gazprom. Enfin, il ouvrirait des possibilités de contourner les sanctions en réinsérant la banque centrale de Russie dans le circuit de paiement.  « L’entreprise qui achète son gaz à Gazprom ne sait ni quand la conversion sera faite, ni à quel taux de change, ni même où va l’argent entre le moment où elle l’a versé sur le premier compte et le moment où il arrive chez Gazprom » notait un expert de la Commission européenne dans les colonnes du Monde (02/05). « Cela peut être assimilé à un prêt à la Banque centrale russeLe paiement doit être effectif lors du versement sur le premier compte » estimait-il : «l’ouverture d’un second compte constitue une violation des sanctions ».

Au sein de l’UE, des divisions se sont faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, la Hongrie ou l’Allemagne.

Face aux exigences russes, l’Union européenne affiche un semblant d’unité. Au terme d’une réunion d’urgence des ministres de l’énergie tenue le 2 mai, la Commission européenne et la présidence française du Conseil ont annoncé que l’UE refusait de payer les achats de gaz en roubles. Barbara Pompili, ministre de la transition écologique et présidente de la réunion, a confirmé la « volonté de respecter les contrats ». Dans le détail, des divisions se sont pourtant faites jour entre les tenants d’une ligne « dure » face aux exigences russes et des Etats membres souhaitant éviter la coupure du robinet de gaz, comme l’Italie, ou la Hongrie qui a annoncé qu’elle serait prête à payer en roubles. L’Allemagne, dont l’industrie est particulièrement dépendante au gaz russe, avait annoncé fin avril ne pas pouvoir se passer de gaz russe avant mi-2024, estimant qu’il en va de la paix économique et sociale dans le pays. A l’inverse, le refus affiché de la Pologne et de la Bulgarie de céder aux exigences russes a eu pour conséquence la coupure de leurs approvisionnements acté fin avril.

Bref, l’incertitude règne sur ce que les entreprises européennes pourront ou ne pourront pas faire. L’italienne ENI, l’autrichienne OMV ou l’allemande Uniper, auraient ainsi envisagé d’ouvrir un compte en rouble. « Il est très important que la Commission donne un avis juridique clair sur la question de savoir si le paiement en roubles constitue un contournement des sanctions ou non », a ainsi déclaré le premier ministre italien Mario Draghi au terme de la réunion. Cet avis devrait être rendu public prochainement.

De nouvelles sanctions sont-elles souhaitables ?

Autre sujet d’achoppement, celui d’un embargo sur le pétrole russe. Cette mesure devait être intégrée au sixième paquet européen de sanctions économiques contre la Russie. Compte tenu de l’opposition de la Hongrie et de la Slovaquie, l’embargo initialement prévu pour être appliqué d’ici à 6 mois pour le brut et 8 mois pour le gazole pourrait être assorti d’une dérogation pour ces deux pays, renvoyant son application à 2027. Un tel embargo n’est pas seulement un sujet d’inquiétude pour Budapest et Bratislava, mais également… pour Washington. Toujours selon Le Monde, la secrétaire américaine au Trésor, Janet Yellen, se serait inquiétée des conséquences d’un tel embargo « sur l’Europe et le reste du monde ». La période de transition prévue par le paquet européen est censée répondre à ces inquiétudes.

Les contre-mesures prises par la Russie, auxquelles pourraient s’ajouter de nouvelles mesures de rétorsions commerciales, ont donc permis d’éviter la débâcle financière et ont contribué à fissurer l’unité de façade européenne. Pour autant, les sanctions ne sont pas restées sans effet, loin s’en faut. D’après les chiffres de la banque centrale de Russie, l’économie devrait connaître une récession de près de 10% cette année. Les investissements étrangers se sont taris, de nombreuses entreprises ont quitté le territoire russe, tandis que les pénuries de pièces détachées et de composants électroniques perturbent la production. L’inflation devrait elle dépasser 20% en 2022 selon les chiffres du FMI. Enfin, comme le rappelle Christophe Boucher, le cours du rouble a certes retrouvé un niveau élevé mais il ne faut pas oublier que le taux de change est faussé par les contrôles de capitaux.

Quand bien même les sanctions n’auraient pas manqué leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée ; les Russes ne se sont pas révoltés.

Le Pentagone affirme par ailleurs que les sanctions perturbent l’industrie de l’armement russe. Cela expliquerait, selon le département de la Défense, les problèmes d’approvisionnement et l’embourbement de la Russie dans le Donbass où elle concentre désormais ses troupes. Quand bien même les sanctions auraient en partie touché leur cible, il est clair qu’elles n’ont pas eu l’impact attendu : l’économie ne s’est pas effondrée et, pour l’heure, les Russes ne se sont pas révoltés. Si le verrouillage médiatique mis en place par le Kremlin a sans doute joué, il n’est pas la seule explication plausible. Comme l’affirme l’ancien vice-ministre des Affaires étrangères d’Hugo Chavez dans le cas du Venezuela, les sanctions économiques peuvent avoir pour conséquence de renforcer l’adhésion de la population au pouvoir en place. D’une manière générale, comme le notent Hélène Richard et Anne-Cécile Robert dans le Monde diplomatique, les sanctions économiques ont parfois des effets contraires à ceux recherchés.

Face à l’agression russe contre l’Ukraine, les sanctions étaient-elles souhaitables ? D’autres types d’action auraient-elles été possibles ? Épineuses questions auxquelles il ne sera pas répondu ici. Mais il s’agit de constater que le rapport de force qui se joue à travers les mesures adoptées de part et d’autres mérite d’être examiné dans toute sa complexité, loin des postures simplistes et des effets d’annonce. Plusieurs chimères ont fait long feu : celle d’une « guerre économique totale », à même de faire plier rapidement la Russie ; l’idée selon laquelle il serait possible d’occasionner des dégâts significatifs à l’économie russe sans que les économies européennes et américaines n’en payent le prix en retour ; et enfin, le principe d’une communauté totale d’intérêts du « camp occidental ». Des Etats-Unis – fournisseurs de gaz et de pétrole – aux pays de l’Union européenne – dépendants du gaz russe – l’impact d’un conflit économique frontal avec la Russie n’est pas le même. Il en va de même au sein de l’UE, comme l’illustrent les discussions autour du dernier paquet de sanctions.

Jusqu’où mènera l’escalade des sanctions et des contre-mesures dans laquelle semblent désormais pris les dirigeants américains, européens et russes ? L’issue d’une telle surenchère reste imprévisible. Elle provoque déjà de lourds dégâts : la puissance du choc inflationniste frappe de plein fouet les économies du monde entier, et en particulier les classes populaires. Le resserrement de la tenaille dans laquelle sont prises les banques centrales contribue à faire resurgir le spectre de la récession et de crises majeures (crise boursière, crise de la dette des pays en développement ou encore crise de la zone euro). Les sanctions contribuent par ailleurs à la fragmentation de l’économie mondiale et à la remise en cause de la domination du dollar comme monnaie internationale, au point que le FMI ne s’en émeuve. Certes, certains périls étaient déjà bien présents, des bulles financières alimentées par des années de mise sous perfusion de liquidité du système financier, aux tensions inflationnistes sur les chaînes logistiques mondiales. Certes, le déclenchement de la guerre a exacerbé les déséquilibres de l’économie mondiale. Mais la spirale des sanctions et des contre-mesures a indéniablement jeté un peu plus d’huile sur le feu.

Face à l’inflation, les banques centrales dans l’impasse

© Oren Elbaz

Alors que l’inflation atteint déjà des niveaux jamais vus depuis des décennies, la politique des banques centrales, les tensions sur les chaînes d’approvisionnement et à présent la guerre en Ukraine promettent une hausse des prix durable. Si la période actuelle semble plus que jamais dévoiler l’insoutenabilité du modèle financier contemporain, la fuite en avant et l’attentisme des institutions monétaires témoignent du refus de changer de paradigme. Face à la menace d’une action de ces dernières visant à contrer l’inflation, le spectre d’une crise économique et financière se précise.

Politique monétaire expansive et reprise économique

En mars 2020, la crise sanitaire déclenche une récession de haute envergure. Alors que les marchés financiers étaient au plus mal, ce nouveau choc apparaît et les banques centrales décident d’agir en injectant – par le biais de rachats massifs de titres de dette des États et de multinationales – des centaines de milliards de liquidités dans le système financier pour éviter la catastrophe. Depuis la crise des subprimes de 2007-2008, les banques centrales se sont promises de toujours fournir les liquidités nécessaires aux banques et autres institutions financières en cas de fortes secousses des marchés. Suite à la chute de Lehman Brothers en 2008, la non-intervention des banques centrales est devenue inconcevable. Entre la crise des dettes souveraines (1) en Europe, la crise du repo, et la chute des actions en 2018, les périodes de turbulences sur les marchés au cours de la dernière décennie ont toujours été suivis d’un soutien monétaire sans précédent. L’épisode de mars 2020 n’aura pas fait exception.

Grâce au soutien des institutions monétaires lors de la crise sanitaire, les pays ont donc pu emprunter massivement pour financer des plans de relance – bien plus maigres en Europe qu’aux États-Unis. Sous la présidence Trump, les États-Unis ont déclaré l’instauration d’un plan de 2 000 milliards de dollars, encore accru par Joe Biden depuis. Au sein de l’Union européenne, les 27 s’accordent autour d’un programme de 750 milliards d’euros. Au Royaume-Uni, c’est 180 milliards de livres. Au Canada, c’est 100 milliards de dollars canadiens répartis sur trois ans. Portée par une injection monétaire continue, la reprise économique se conjugue à des goulots d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnements causées par la pandémie, et des pénuries de toutes sortes voient le jour : puces électroniques, papier, essence, produits alimentaires, etc.

Dans un tel contexte, les prix ne pouvaient qu’augmenter. Jusqu’au 24 février 2022 – date de début de l’invasion russe en Ukraine – l’inflation continue son chemin. Au mois de janvier, elle atteignait déjà des sommets dans l’ensemble des pays occidentaux. Mais lorsque la guerre retentit, ce phénomène en vient à s’accélérer. Les sanctions occidentales vis-à-vis de la Russie entraînent en effet une hausse de la spéculation sur les matières premières et donc une augmentation de certains produits, en particulier sur les hydrocarbures et les produits agricoles.

La décision de l’Ukraine et de la Russie de suspendre l’exportation de certains de leurs produits essentiels engendre de nouvelles pénuries. En parallèle, la stratégie 0 Covid extrême du gouvernement chinois crée de nouvelles tensions sur les chaînes logistiques. Aujourd’hui, la hausse des prix atteint 8,5% aux États-Unis, un record depuis 40 ans. Sur le Vieux continent, c’est 7,5%, le plus haut niveau enregistré depuis la création de l’indicateur. Au Royaume-Uni, c’est 7%, un sommet depuis 1992. Au Canada, c’est 6,7%, un record depuis 31 ans.

Les économies occidentales heurtées de plein fouet

Si, à première vue, ce phénomène pourrait s’avérer positif pour les États car il permet de réduire le poids de leur dette – dont la taille a considérablement augmenté durant la crise sanitaire -, un problème majeur se pose lorsqu’on considère la question sous sa dimension sociale. La grande majorité des salaires et prestations sociales ne sont pas automatiquement indexés sur l’inflation. Du fait des faibles négociations salariales alimentées par le refrain (2) de la « spirale prix-salaires », les salaires réels chutent drastiquement et des mouvements de protestation apparaissent. En Espagne, l’envolée des prix crée la colère chez les citoyens, et plus particulièrement chez les agriculteurs qui voient le prix des fertilisants exploser. En Grèce, une grève générale est en cours et les citoyens réclament une hausse des salaires. Aux États-Unis, la « Grande démission » représente l’immense vague de départs des salariés à la recherche d’un emploi mieux payé et de meilleures conditions de travail.

Pour contenir ces révoltes, les gouvernements ont recours à des mesures de soutien de tout type : chèque inflation, baisse des impôts, blocages des prix, diminution de la TVA… Dans le même temps, l’inflation « annoncée » est modifiée grâce à certaines décisions étatiques. En France, la hausse des prix atteint seulement 4,8% en avril – un des plus faibles niveau européen – grâce à la mise en place du bouclier tarifaire sur l’électricité et le gaz, qui est cependant censé prendre fin le 30 juin.

En parallèle, un jeu de communication se met en place. Pour se dédouaner de l’inflation survenue avant l’invasion de la Russie en Ukraine, certains dirigeants n’hésitent pas à remettre la hausse des prix sur le dos de la guerre. C’est notamment le cas du président Biden qui a déclaré le 11 mars dernier que l’inflation est due à Vladimir Poutine.

Si les gouvernements arrivent pour l’heure plus ou moins à maintenir le calme chez les citoyens, une hausse des prix trop importante pourrait accentuer ces tensions sociales, mais aussi remettre en cause le mandat des banques centrales qui reste principalement celui de la stabilité des prix.

Le risque d’une implosion ?

En 2008 comme en 2020, les institutions monétaires sont parvenues à prolonger un cycle économique qui semblait toucher à sa fin en augmentant sans cesse la dette des agents économiques. Mais dans le contexte actuel, la situation les en empêche. Face à l’inflation persistante – dont le contrôle leur échappe depuis bien longtemps – recourir à la planche à billet s’avère compliqué. Si les banques centrales envisagent une normalisation de leur politique au cours de l’année 2022, une diminution massive du volume de liquidités injectées et une augmentation marquée des taux pour endiguer l’inflation est un pari impossible.

La dette des agents privés atteint déjà des niveaux historiques. Dès lors, une hausse marquée des taux directeurs des banques centrales entraînerait un emballement de ces dettes et créerait une succession de défauts de paiements et de faillites pour nombre d’entreprises. On peut alors craindre une chute de la production, une augmentation du chômage, et un approfondissement de la récession.

Si les banques centrales ont le pouvoir de contrôler leurs taux directeurs (3), les taux auxquels les pays empruntent, fixés par les marchés financiers, fluctuent selon l’environnement économique et la situation financière des différents pays. Dans ce contexte, l’inaction des institutions monétaires produit d’inquiétants effets sur le marché obligataire. Depuis plus d’un an, les taux à long terme ne cessent d’augmenter. Depuis quelques semaines, cette spirale s’accélère : les investisseurs pensent que les institutions monétaires vont agir sur leurs taux directeurs pour contrer l’inflation, et ne veulent ainsi plus prêter aux États à des taux aussi faibles qu’auparavant car la hausse des prix s’intensifie et la valeur des obligations qu’ils détiennent diminue. De fait, la France n’emprunte plus à des taux négatifs comme en juin 2021, mais à 1,3 % sur 10 ans. Le Royaume-Uni n’emprunte plus à 0,3 % mais à 1,8 % sur 10 ans. Les États-Unis, comme le Canada, empruntent désormais à 2,8 % sur 10 ans et non plus à 0,5 % comme en mars 2020.

Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait apparaître.

Si ces hausses peuvent sembler raisonnables en comparaison avec le niveau des années passées, la tendance est clairement à la remontée des taux directeurs. Or, au même titre que le secteur privé, le niveau des dettes publiques a considérablement augmenté au cours des deux dernières années. La dette publique atteint ainsi environ 150 % du PIB en Italie, 125 % aux États-Unis et 120 % en France. Lorsque ces mêmes États empruntent pour rembourser leurs anciennes créances, ils devront faire face à ces nouveaux taux du marché. Leurs dettes abyssales engendreront alors une augmentation du coût de leur dette qui aurait de lourdes conséquences pour les pays dont les finances publiques sont instables. En observant l’augmentation continue du spread (écart de crédits) entre l’Italie et l’Allemagne, l’hypothèse de voir la troisième puissance économique européenne vivre le même scénario que la Grèce quelques années plus tôt n’est pas improbable. Une nouvelle crise des dettes souveraines en zone euro pourrait alors apparaître. Du côté américain, le rapprochement entre le rendement d’une obligation de courte durée et celle d’une maturité plus longue témoigne de l’anticipation du marché face au risque de crise à court terme. 

Dans ce contexte, la bulle financière ne se maintient que par la politique monétaire accommodante des banques centrales. Les actions baissent mais se maintiennent à des niveaux élevés du fait des faibles taux et du volumes de liquidités injectées dans les marchés financiers. Ce qui rend donc ces derniers extrêmement sensibles à une action des institutions monétaires. Dans le cas d’une normalisation de leur politique, une crise financière semble inévitable. On comprend donc pourquoi le choix a pour l’instant été fait de laisser filer l’inflation.

La pression s’accentue

Les marchés réagissent en effet à l’inflation et la guerre en Ukraine. Les sanctions vis-à-vis de la Russie engendrent en effet d’importantes fluctuations sur les cours des matières premières et de nombreux appels de marges (4), susceptibles de créer un dangereux effet domino. Le président de la Réserve fédérale de Dallas estime ainsi qu’il existe un « risque macroéconomique. »

Cette même réaction est visible sur le marché obligataire. Face à la hausse de l’inflation et au risque d’une diminution du bilan de la FED, le prix des obligations diminue. La valeur globale des obligations est donc en baisse (524 milliards lors de la semaine du 18 avril). Étant donné que ces titres de dettes font souvent gage de collatérales lors d’échanges financiers, c’est-à-dire de garanties en cas de non-remboursement, on peut craindre une vente massive de tout types d’actifs pour obtenir des liquidités et ainsi combler la perte de valeur de ces garanties. Une dangereuse spirale pourrait se mettre en place.

Par ailleurs, l’augmentation des taux obligataires entraîne par ricochet des effets sur le marché immobilier. Aux États-Unis, le taux fixe à 30 ans dépasse 5 %, un niveau plus atteint depuis 2010. Cette augmentation, couplée à des prix historiquement élevés pourrait engendrer un ralentissement, voire une diminution des ventes, qui ferait alors baisser les prix. Dans ce contexte, l’augmentation constante de la durée de remboursement des prêts permet de maintenir la bulle immobilière.

Face à cet ensemble d’événements, les banques centrales ne peuvent agir activement. Le 16 mars dernier, la Réserve Fédérale américaine a donc décidé d’augmenter timidement ses taux directeurs de 0,25 %, pour les porter à 0,5 %. La banque centrale canadienne a fait de même quelques jours plus tôt. Au Royaume-Uni, la Bank of England a été légèrement plus offensive et les a augmentées à 0,75 %. En Europe, la BCE décide pour l’heure de ne rien faire, par peur de précipiter une crise économique. À titre de comparaison, la dernière fois que l’inflation atteignait 8,5 % aux États-Unis, les taux se situaient à 8 %. Au Canada, lorsque l’inflation augmentait de 6,7 %, les taux directeurs de la banque centrale étaient de 16 %. Ce refrain est le même pour l’ensemble des pays occidentaux.

L’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Après avoir évoqué une inflation temporaire et limitée pendant des mois, le discours et la crédibilité des banques centrales sont donc fortement remis en question. Est venu s’ajouter à cela la prise en compte d’une inflation de plus long terme et diffuse dans les secteurs de l’énergie et des matières premières. Celle-ci, générée par un goulot d’étranglement sur les chaînes d’approvisionnement et une création monétaire disproportionnée, amplifiée par la crise géopolitique récente, s’inscrit dans un contexte de marchés mondiaux dérégulés et instables.

Alors que les banquiers centraux ont perdu le contrôle des prix, un arbitrage difficile se rapproche : remonter leurs taux et précipiter une crise financière ou laisser filer l’inflation au risque d’un effondrement de la monnaie et de tensions sociales explosives ? Ce dilemme intervient alors que la concurrence entre grandes puissance s’intensifie et l’hégémonie historique du dollar est de plus en plus remis en cause. Dans le contexte où la Chine et la Russie ont clairement affiché leur volonté d’en finir avec l’hégémonie du dollar, l’attentisme des banques centrales s’explique sans doute aussi par la crainte d’un effondrement du modèle financier occidental en faveur des puissances de l’Est.

Notes :

(1) : Suite à la crise de la dette grecque en 2010, les pays européens ont vécu un emballement très fort de leur dette publique et de leurs déficits qui s’avéraient insoutenables. De nombreux plans de sauvetages ont eu lieu. Les pays ont dû s’adonner à des politiques d’austérités dans le but de retrouver des finances publiques stables.

(2) : Si l’histoire nous montre qu’une augmentation des salaires a généralement tendance à exercer une pression à la hausse sur les prix, elle nous montre surtout que le choix peut se faire entre les salaires et les profits. Si les salaires augmentent, les profits baissent. Si les profits augmentent, les salaires baissent. Dans tous les cas, les prix augmentent. Bien qu’un équilibre puisse être trouvé, la balance penche toujours d’un côté. Au moment des différents chocs pétroliers dans les années 1970, les gouvernements et syndicats avaient fait le choix d’une augmentation des salaires pour combler la baisse du pouvoir d’achat. De nos jours, les profits semblent être privilégiés, au détriment des salaires.

(3) : Les taux des banques centrales sont les taux directeurs. Ce sont des taux fixés à court terme par les banques centrales. On distingue trois types de taux directeurs : taux de refinancement, taux de rémunération des dépôts, et taux d’escompte. Le principal est le taux de refinancement qui correspond au taux d’intérêt des liquidités empruntées par les banques commerciales.

(4) : Un appel de marge se produit lorsque le courtier informe que le solde du négociateur est tombé en dessous de sa marge de sécurité. Dans ce cas, deux solutions sont possibles. La première : versement de fonds supplémentaires (sous forme de liquidités et/ou en numéraire) pour combler la dépréciation de la position ouverte sur le marché. Deuxième solution : Si de nouveaux capitaux ne sont pas apportés, le courtier se permet de couper la position pour arrêter les pertes.