Dans le sport professionnel, le long chemin des femmes vers l’égalité salariale

© Mattlee

Si les femmes sont de plus en plus intégrées dans l’espace sportif moderne, une question symbolise toujours la frilosité des institutions sportives face à cette féminisation de leur espace : les inégalités salariales. Ciblant leur communication autour de l’égalité des genres, ces acteurs majeurs du monde sportif – fédérations, ligues, ministères, marques – peinent pourtant à accepter une égalité de rémunérations entre sportives et sportifs. En cause, une entreprise d’amélioration de leur image au détriment d’une réelle volonté politique de modification structurelle de l’économie du sport. Face à cet immobilisme, déconstruire les mythes de justification des inégalités salariales est une nécessité.

En juin dernier, sont apparues pour la première fois depuis 2016 deux femmes – Naomi Osaka et Serena Williams – dans le célèbre classement Forbes des 100 athlètes les mieux rémunérés du monde. Une exception donc, qui traduit toutefois une double réalité. Si les inégalités salariales entre femmes et hommes dans le sport professionnel sont encore et toujours abyssales, les deux tenniswomen bénéficient d’un privilège (sic) propre à leur discipline : une quasi-équité des « prize money » (primes de victoires) sur les tournois du Grand Chelem et des Masters 1000. Une particularité tennistique déjà quarantenaire puisque le tournoi new-yorkais de l’US Open avait décidé d’attribuer les mêmes gains aux joueuses et aux joueurs dès 1973.

Fortes de l’exemple du tennis, plusieurs disciplines ont franchi le pas ces dernières années dont le patinage de vitesse, le beach-volley et plus récemment le surf. Des disciplines cependant peu médiatisées et pratiquées sans influence sur les sports les plus populaires, le football et le rugby en tête, peu enclins à modifier leurs modèles économiques. 

Gros titres en une du New York Times après la décision d’égalité des primes pour le tournoi de l’US Open en 1973 ©nytimes.com

Des inégalités de rémunération globales

Dans ces sports, largement pratiqués et ancrés dans la culture française, les écarts de salaires restent éloquents. À titre d’exemple, une joueuse de Ligue Féminine de Basketball touche en moyenne 3,3 fois moins que ses homologues masculins (3 700 euros par mois contre 12 100), selon les chiffres récoltés entre 2016 et 2018. Pour le football, les différences sont encore plus marquées puisqu’un joueur touchant en moyenne 94 000 par mois (Ligue 1) voit son homologue féminine percevoir 37 fois moins, soit 2 500 euros environ – statistique n’englobant pourtant que les 60 % des joueuses les mieux loties de première division, celles disposant d’un contrat fédéral. Au rugby, cette problématique d’amateurisme accentue encore les disparités entre femmes et hommes : quand un joueur de TOP 14 gagne en moyenne 20 000 euros par mois, les joueuses de première division sont toutes amatrices – seuls quelques clubs aux plus gros budgets leur versent de modestes primes de match. La Fédération Française de Rugby, souhaitant sauver les apparences, a ainsi proposé depuis deux ans à « une trentaine de joueuses des contrats fédéraux semi-professionnels à hauteur de  2 000 euros mensuels en moyenne » selon Laura Di Muzio, capitaine du Lille Métropole RC Villeneuvois et ancienne joueuse du XV de France, interviewée par téléphone. 

Un joueur de Ligue 1, qui touche en moyenne 94 000 euros bruts par mois, voit ses homologues féminines de première division percevoir 37 fois moins, soit 2 500 euros environ.

Un constat préoccupant qui ne serait pas tout à fait exact si l’on omettait les autres sources de revenus pour les athlètes de niveau mondial. S’ajoutent au salaire des clubs les primes de sélections nationales et les contrats publicitaires pour une élite masculine et une poignée de joueuses. Des sources de revenus annexes qui, par leur provenance, renforcent souvent les écarts de rémunérations entre femmes et hommes. Ainsi, les disparités impliquées par les primes des fédérations nationales viennent s’ajouter à celles préexistantes dans les clubs : quand chacun des joueurs de l’Équipe de France vainqueur au Mondial 2018 a touché 400 000 euros de primes, celles prévues en cas de sacre de la sélection féminine étaient dix fois moins importantes, tournant autour des 40 000 euros. Un écart appliquant « un principe d’égalité » selon Brigitte Henriques, n°2 de la Fédération Française de Football, car corrélé à l’écart des dotations de la FIFA pour les Mondiaux féminins (30 Millions d’euros) et masculins (400 Millions d’euros).

Pourtant, les fédérations norvégiennes (2017), néo-zélandaises (2018), australiennes (2019), brésiliennes et anglaises (2020) ont choisi de compenser ces dotations inégales de la FIFA en attribuant le « même montant pour les primes et les indemnités journalières aux femmes et aux hommes ». Un exemple de volontarisme politique efficace et concret renvoyant aux oubliettes la lubie française du « principe de répartition corrélé à une réalité économique ». Une subtile manière de réintroduire l’increvable refrain néolibéral : les femmes générant moins de retombées économiques devraient légitimement moins percevoir de revenus. 

Pourtant, même lorsque les retombées sont supérieures chez les sportives, les rémunérations restent inférieures, déconstruisant l’argument économique précédemment cité. L’exemple des footballeuses américaines est ici le plus marquant. Elles attirent de plus grosses audiences que les hommes lors de leurs rencontres, connaissent des résultats sportifs bien meilleurs – Championnes du monde en titre –, mais les joueuses de Team USA, Megan Rapinoe en tête, ont vu leur combat pour l’égalité des primes en sélection nationale débouté par la justice californienne en mai 2020. 

L’économie de marché amplifie les écarts de revenus

Dans la même logique économique se situe la marchandisation de l’image des athlètes par le sponsoring, qui entraîne une concentration toujours plus importante des capitaux privés vers une poignée d’athlètes masculins. Grâce à la privatisation des revenus du sport et à la financiarisation des institutions sportives, le modèle économique sportif se complait dans un immobilisme stratégique d’hyperinflation, ne profitant que très peu au sport amateur et féminin. Le sport féminin, peu rentable, est ainsi délaissé du système marchand : l’image de la sportive ne vend pas. Dans l’élite du rugby féminin, par exemple, selon Laura Di Muzio, « seules quelques joueuses possèdent des contrats de sponsoring, majoritairement avec des primes nulles et de simples avantages en nature ». Un constat économique qui puise ses racines dans deux préjugés construits et ancrés : d’un côté, le sport est un espace masculinisé dans lequel les femmes ne peuvent trouver leur place ; de l’autre, le modèle économique du sport est un marché vertueux et autorégulateur.

Dans les faits, l’économie du sport, à mesure qu’elle se privatise, légitime et nourrit les préjugés sexistes autour du sport en mettant en lumière une grande majorité de champions masculins et masculinisés. Les Droits TV sont le meilleur exemple de ce modèle économique impossible à maîtriser : leur valeur augmente de manière exponentielle, à tel point de créer un gouffre entre l’offre galopante et la demande stagnante. Le groupe Mediapro en sait quelque chose, lui qui s’est trouvé insolvable quelques mois après le début du lancement de ses chaînes Telefoot, mettant la plupart des clubs professionnels en danger. Les revenus issus de ces Droits sont ainsi devenus hégémoniques dans les recettes des institutions – souvent plus de 50% des budgets hors transferts des clubs – ; institutions entretenant elles-mêmes le cercle vicieux en reversant une immense partie à la pratique masculine. 

« [En première division de rugby féminin] seules quelques joueuses possèdent des contrats de sponsoring, majoritairement avec des primes nulles et de simples avantages en nature. »

Laura Di Muzio, ancienne demi d’ouverture du XV de France

Il est nécessaire de pointer du doigt ce double préjugé expliquant en grande partie les inégalités salariales dans l’espace sportif. Car, dans les consciences collectives, survivent des idées reçues d’une autre époque, affiliant sport d’équipe à la masculinité, et sports artistiques à la féminité. Ainsi, selon les chercheurs Carine Burricand et Sébastien Grobon, une personne sur deux adhérait toujours en 2015 à l’idée que « certains sports conviennent mieux aux filles qu’aux garçons ». Une réalité sociologique explicable par une culture sportive construite sur plusieurs millénaires par et pour les hommes, ne laissant la pratique féminine se développer qu’au milieu de la Première Guerre mondiale. Pourtant, heureusement, les constats changent et les mentalités évoluent : l’exemple du tennis est encore ici le plus pertinent. Inspiré de la pratique française du jeu de paume, né en Angleterre dans les années 1870, le tennis dans sa version moderne a très vite laissé la place aux sportives, consacrant dès les années 1920 de grandes championnes populaires comme Suzanne Lenglen, permettant l’intériorisation collective du tennis comme un sport fondamentalement mixte. 

La joueuse française Suzanne Lenglen aux Championnats du monde de tennis de Wimbledon le 6 juillet 1923 ©Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Depuis, avec la médiatisation et la diffusion télévisuelle des rencontres, s’est développé le tennis féminin parallèlement à la pratique masculine, avec une indépendance unique pour son genre. Ainsi, depuis 2014, le circuit WTA est au centre de l’attention médiatique : générant des Droits TV immenses (525 Millions de dollars sur dix ans), il place également les joueuses au cœur de la médiatisation – une rareté pour le sport au féminin. De fait, dans les 100 personnalités sportives les plus citées dans la presse écrite en 2017, n’apparaissaient que trois sportives, toutes tenniswomen : Kristina Mladenovic, Caroline Garcia et Simona Halep. Des sportives pouvant, sur les tournois majeurs, bénéficier des mêmes niveaux de revenus que leurs homologues masculins – encore une fois, une rareté pour le sport au féminin.

Face aux lentes évolutions culturelles, une nécessaire régulation de l’économie du sport

Parallèlement à ces évolutions culturelles et mentales – essentielles mais de long terme – des ajustements proactifs du modèle économique sont nécessaires. En convoquant, notamment, un concept largement considéré comme une hérésie politique : l’interventionnisme régulateur d’un marché sportif à la dérive. Pourtant, dès 2000 avait été instaurée la « taxe Buffet » sous l’impulsion de la Ministre des Sports de l’époque, Marie-George Buffet, prévoyant un prélèvement de 5% sur les Droits TV des manifestations sportives, à destination du sport amateur. Seulement, un plafonnement à 25 millions d’euros avait été ajouté, restreignant aujourd’hui les financements du football amateur au vu des colossaux Droits TV négociés pour les saisons prochaines. Outre la nécessité de déplafonner cette taxe – dont le plafond a été aujourd’hui relevé à 74 millions d’euros – l’hypothèse d’un fléchage de la moitié de ces fonds publics vers la pratique sportive féminine serait un progrès colossal vers la parité et la mixité dans l’espace sportif. Et parce que les inégalités salariales entre femmes et hommes sont encore et toujours justifiés par un « manque de performance » des sportives, le développement du sport au féminin, dès le plus jeune âge, est un levier de long terme pour délégitimer ces argumentaires et renforcer la médiatisation, et donc la reconnaissance, des athlètes femmes. 

Plus encore, des politiques ambitieuses sont envisageables. Le plafonnement des salaires des joueurs masculins est en une : envisageable à l’échelle individuelle, comme l’a récemment fait le championnat chinois pour les joueurs étrangers avec un plafond à 3 millions d’euros annuels, elle l’est aussi collectivement avec un système de « salary cap » emprunté aux sports américains. Cette limitation salariale des sportifs pourrait de fait être un moyen de dégager des excédents budgétaires transférables vers la pratique féminine de haut-niveau, et ainsi contribuer à corriger le gouffre salarial existant. Seulement, une telle mesure doit être prise à une échelle européenne, de telle sorte qu’un championnat national prenant cette initiative ne voit pas l’entièreté de ses joueurs vedettes migrer vers d’autres horizons plus rémunérateurs. Enfin, est imaginable également l’achat groupé des Droits TV des ligues masculines et féminines de chaque discipline, de telle sorte que les revenus télévisuels soient répartis équitablement entre femmes et hommes. Évidemment, toutes ces hypothèses, allant à l’encontre des modèles et schémas classiques, nécessitent une forte volonté politique et un interventionnisme poussé dans l’économie du sport. Reste à savoir si les décideurs et dirigeants sont désormais prêt à courageusement délaisser la communication et à s’engager dans des mesures proactives, concrètes et ambitieuses. 

Il est envisageable de plafonner les salaires des joueurs masculins, de manière à dégager des excédents budgétaires transférables vers la pratique féminine de haut-niveau.

Pourtant, au cours de cette semaine en faveur de l’égalité des genres, la volonté politique n’a pas été au rendez-vous, supplantée une fois de plus par une nécessaire communication, qui espérons-le, ne sera qu’une étape et non la finalité de nos institutions sportives. Le 8 mars 2021, Alice Milliat, figure historique du sport au féminin, est entrée au Panthéon du sport français, canonisée bien trop tard par le dévoilement d’une statue à son effigie dans le hall du CNOSF (Comité national olympique et sportif français). Ce même lundi 8 mars était également publié par l’équipe de Paris 2024, dont les Jeux seront les premiers paritaires en nombre d’athlètes femmes et hommes, un message engagé, relayé par la voix de Tony Estanguet décrivant les « mêmes gestes, les mêmes médailles, les mêmes émotions, la même rage de vaincre, la même fierté, le même pouvoir d’inspiration […] » entre femmes et hommes. Il ajoutait : « Ce n’est pas du sport féminin. C’est du sport. », dans un optimisme légèrement naïf. Car oui, si le message est partagé, force est de constater que le sport est encore assimilé dans les consciences collectives à une activité masculine, largement discriminante pour les femmes. Force est de constater aussi que, dans la plupart des disciplines, les femmes ont toujours plus de mal à vivre de leur sport que les hommes. En ce 8 mars 2021, sur le long chemin vers l’égalité salariale, le combat des sportives continue. En espérant, prochainement, un message de Paris 2024 qui affirmera : « Même sport. Même reconnaissance. Même salaire. » 

« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

État, femmes, Covid : l’impossible équation

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Marche des infirmières australiennes, 1942 © Museums Victoria

Le 22 décembre, nous célébrions les 48 ans de la première loi relative à l’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes. Pourtant, l’écart de salaire s’élève encore à 25,7%. Le plus frappant dans cette inégalité reste le contexte très immédiat dans lequel elle s’inscrit : pendant la Covid-19, les métiers les plus utiles socialement, ceux qui ont assuré la continuité de la vie sociale et domestique, sont en majorité féminins. Pourtant, les femmes restent encore les grandes absentes des arbitrages politiques qui répondent à la crise. Ce choix, en plus d’être révélateur de dysfonctionnements structurels vis-à-vis de celles qui composent 50% de la population, est lourd de conséquences. Les femmes  en majorité les femmes les plus socialement vulnérables sont professionnellement indispensables, mais politiquement inutiles, économiquement précaires et médiatiquement invisibles.

Certains emplois se sont révélés essentiels à la continuité de la vie ordinaire, familiale, sociale et professionnelle pendant la pandémie de la Covid-19 qui dure depuis bientôt un an. La crise a révélé notre vulnérabilité quotidienne, individuelle et collective, des plus favorisés aux plus modestes, dans la dépendance que nous entretenons avec un bon nombre de professions invisibles et pourtant essentielles à la vie sociale : celles qui prennent en charge le soin et la protection des citoyens, dans les domaines de la santé, la salubrité, l’éducation, la précarité, la pauvreté, la vieillesse, le handicap. 

Or tous ces métiers du « prendre soin » sont en grande partie féminins : ce sont des infirmières (87%) et aides-soignantes (91%), les aides à domicile et des aides ménagères (97%), des agentes d’entretien (73%), des caissières et des vendeuses (76%). Ce sont aussi des couturières (97%), ou encore des travailleuses sociales et des enseignantes. Elles sont souvent d’origine étrangère, parfois sans-papiers. Réduits au moins partiellement à notre vie domestique, nous avons toutes et tous été frappés par cette réalité.

Métiers dits « de femmes » où il s’agit d’éduquer, de soigner, d’assister, de nettoyer, d’écouter, de servir… : compétences présumées naturelles chez les femmes, et qui précisément pour cette raison sont économiquement, socialement et professionnellement dévalorisées. 

Ces secteurs reposent sur une éthique inverse à la prise de risque, la compétition, ou la concurrence, or ce sont ces compétences-là qu’on rémunère le plus aujourd’hui, et ce en vertu d’une logique darwiniste et viriliste du travail. L’utilité sociale, le soin à autrui et les bénéfices collectifs que génèrent les métiers du « prendre soin » sont méprisés, ce qui explique pourquoi ces métiers sont aujourd’hui, plus nettement encore qu’avant la crise, déconnectés de leur niveau de rémunération.

Les bénéfices sociaux et économiques que génèrent les métiers du « prendre soin » sont aujourd’hui, plus nettement encore qu’avant la crise, déconnectés de leur niveau de rémunération.

Des métiers plus que jamais dévalorisés et invisibilisés

Car si elle a révélé notre dépendance quotidienne à ces métiers, la crise de la Covid-19 n’a pour autant pas débouché sur le rééquilibrage économique que méritent ces professions. On aurait pourtant eu l’occasion, par exemple, d’augmenter vraiment les infirmières, qui exigeaient, comme le reste des soignants, 300€ de plus pour valoriser des professions dont l’intérêt en nombre et en utilité pour la collectivité n’est plus à discuter. Or les infirmières gagnent toujours, au bout de 10 ans de carrière, 2 100 € brut (soit un peu moins de 1 700 € net). Le salaire médian d’une infirmière est de 14.77 € par heure. Dans le classement de l’OCDE, la France est 26ème sur 29 dans les pays qui rémunèrent le plus mal cette profession. Les infir­miè­res fran­çai­ses sont par ailleurs payées 20% de moins que le salaire infir­mier moyen, selon le syndicat infirmier, qui explique que même après la revalorisation du Segur (90 + 93 euros), elles resteront sous-payées de 10%. Dans le Ségur, rien n’a par ailleurs été prévu par le gouvernement pour les infir­miè­res et les aides-soi­gnan­tes de la fonc­tion publi­que ter­ri­to­riale (PMI, cen­tres de santé, crè­ches, etc) et de l’Education nationale. Ces femmes ont pourtant largement contribué à ren­forcer les équipes hos­pi­ta­liè­res pen­dant la pandémie. Les oublier ainsi n’est donc pas seulement dommage, c’est criminel : on ne compte plus les départs des infirmières vers d’autres secteurs et le sous-effectif problématique qu’elles laissent derrière elles.

Mobilisées par milliers depuis mars 2020, les couturières offrent aussi un exemple éloquent de cette dévalorisation des métiers du « prendre soin » à forte composante féminine : la production industrielle de masques et de blouses qu’elles ont assurée pendant les premiers mois de la pandémie n’a jamais été rétribuée, sous prétexte qu’elle était le fruit d’un « hobby » et non d’un « vrai travail ». Absolument indispensables, les couturières ont en même temps été invisibilisées, puis cavalièrement sorties des processus de commercialisation dès l’instant que l’industrie et l’État ont pu reprendre les commandes. Là encore, et alors que les appels aux bénévoles continuent de résonner partout en France, les entreprises et les communes prospèrent sur une main d’œuvre gratuite. Le gouvernement n’a prévu aucune disposition de réglementation ou de rétribution idoine. 

Paupérisation et recul des droits des femmes

Cette interrogation sur la nécessaire refonte en profondeur de la rémunération des métiers en fonction de leur utilité sociale a donné lieu à la publication de l’ouvrage La société des vulnérables : leçons féministes d’une crise par Najat Vallaud-Belkacem et Sandra Laugier. Par-delà cette réflexion, ces exemples doivent nous inquiéter quant à la paupérisation et au recul des droits des femmes, qui occupent, comme on l’a dit, l’écrasante majorité de ces métiers à la fois surexposés et sous-protégés.

En effet, les rapports internationaux font état de leur préoccupation sur la situation des femmes partout dans le monde. On en conclut unilatéralement que la crise de la Covid-19 remet en question des décennies de progrès pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Surtout, cette situation confirme le mouvement de précarisation  dont les femmes sont les premières victimes. Un récent rapport britannique montrait qu’en Angleterre, les mères ont 47 % plus de chance que les pères d’avoir perdu ou quitté leur emploi depuis février 2020. La crise de la Covid-19 est venue renforcer, comme pour le reste, les dysfonctionnements sociétaux des dernières décennies, la tendance structurelle de la précarisation féminine. Cette tendance participe nécessairement à l’augmentation des taux de pauvreté et d’inégalités de niveaux de vie entre les sexes. La lutte contre la pauvreté et la précarité au travail doit donc prendre en compte cet état des lieux : les femmes constituent un groupe social particulièrement touché par ces deux fléaux qui sévissent de manière d’autant plus aiguë que la pandémie a frappé en premier lieu les personnes les plus vulnérables. La question n’est donc pas seulement une problématique de genre à régler avec des politiques publiques, mais bien une question sociale, qui passe par la reconnaissance d’un nouveau phénomène de pauvreté.

 

« Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question » Simone de Beauvoir

On note une absence totale de réflexion stratégique sur ces nouveaux phénomènes, absence qui perpétue de fait la précarisation des femmes. Rien n’est plus révélateur que les décisions prises pour répondre à la crise : dans les plans de relance destinés à sauver l’économie et les travailleurs, l’État oublie encore les femmes. Ces plans ont concerné en priorité les secteurs à majorité masculine de l’automobile ou de l’aéronautique (respectivement 8 et 15 milliards d’euros). Le secteur des services, dans lequel les femmes sont particulièrement nombreuses (84% des employés de l’hôtellerie, 64% des vendeurs en magasin, 57% des serveurs) bénéficie simplement d’allégements de charges.  

Aucune éga-conditionnalité, pourtant largement défendue par le Haut conseil à l’égalité, n’a été mise en place, pour lier l’attribution des fonds publics de sortie de crise au respect des règles paritaires ou des actions pour l’égalité femmes-hommes. De même, les banques perçoivent des aides considérables de la puissance publique pour limiter l’insolvabilité et la perte de confiance bancaire, sans qu’il leur soit imposé de veiller à la neutralité dans l’accord de prêts, et ce alors que les femmes créatrices d’entreprise se voient encore refuser un crédit près de deux fois plus souvent que les hommes. Ces omissions plus ou moins volontaires, plus ou moins ancrées dans l’inconscient collectif, tiennent aussi à l’abîme qui sépare les nouvelles réalités sociales des orientations prises par nos décideurs.

C’est aussi oublier, enfin, que l’argent public sert à impulser les évolutions économiques et sociales. Il est un levier pour agir contre les stéréotypes de genre dans l’emploi, contre les inégalités sociales et la pauvreté. En l’employant, dans les politiques publiques arbitrées par l’État, sans intégrer les femmes ni aux priorités de dépenses ni à leur fléchages, l’État conforte au contraire ces stéréotypes et ces inégalités. La pandémie aura fini de révéler la mascarade de la macronie : derrière la grandiloquence de sa « stratégie nationale contre la pauvreté » et de sa « grande cause du quinquennat pour l’égalité femmes-hommes », se dresse la réalité d’une société où les conditions d’existence continuent de se dégrader.

 

« Le PCF a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public » – Entretien avec Julian Mischi

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Le congrès de Tours, décembre 1920 © Agence de presse Meurisse.

Le Parti communiste français célèbre ses 100 ans d’existence. Adhérant à la IIIe Internationale lors du congrès de Tours de 1920, quelques années après la Révolution russe, la Section française de l’Internationale communiste fait alors scission avec la SFIO et devient le PCF. Julian Mischi, sociologue spécialiste des classes populaires et du militantisme, publie une riche synthèse de cette histoire centenaire, au plus près du renouveau historiographique. À l’heure où les classes populaires s’abstiennent massivement de voter et où les partis politiques traversent une véritable crise de confiance, l’histoire du PCF pourrait permettre de remettre au goût du jour l’idéal d’émancipation collective. Entretien réalisé par Maxime Coumes.


Le Vent Se Lève Dès l’introduction du livre, vous écrivez que « le fait de chercher à comprendre l’histoire du mouvement communiste […] résonne fortement avec les préoccupations politiques et théoriques de celles et ceux qui ne se satisfont pas aujourd’hui de l’ordre des choses néolibéral. » Selon vous, en quoi l’histoire du Parti communiste français peut-elle alimenter une force et une énergie, alors même que l’importance des partis, dans la vie politique française, semble se désagréger ?

Julian Mischi – Ce livre a beau être un livre d’histoire, il traite en effet d’enjeux politiques actuels, tout particulièrement concernant la place des classes populaires dans notre société. Le PCF a été, il faut le rappeler, un parti de masse très puissant qui a dominé le paysage politique à gauche, de la Libération aux années 1970. Dès les années 1930, il a su développer des réseaux militants au sein du monde ouvrier urbain mais aussi dans les campagnes et parmi les fractions intellectuelles de la population. Or la capacité à prendre en compte et à relayer les intérêts des couches sociales dominées est l’un des principaux défis auquel doit faire face une gauche radicale et écologique largement dépourvue de liens solides avec les milieux populaires.

Sur ce plan comme sur d’autres, il y a, à mon sens, des leçons à tirer de l’histoire centenaire du mouvement communiste en France. Si, comme vous le dites, le rôle des partis politiques tend à se réduire dans la période récente, c’est en partie parce qu’ils se révèlent incapables de tisser des relations fortes avec les populations des quartiers populaires et des espaces ruraux. Les partis peinent à se faire le réceptacle efficace d’aspirations au changement encore exprimées par une mobilisation comme celle des Gilets jaunes.

Or, l’organisation communiste a su pendant un temps incarner une protestation populaire et offrir des relais aux revendications sociales et politiques venant de la base. Je décris par exemple comment le lien avec le monde du travail a été assuré par une articulation étroite avec les réseaux syndicaux et une valorisation des militants des entreprises. Les cellules communistes ont constitué un creuset politique exceptionnel, faisant se côtoyer, selon les lieux, ouvriers d’usine, enseignants, femmes au foyer, ingénieurs, paysans, universitaires, employées de bureau, techniciens, etc. Un tel brassage social est absent d’une gauche politique qui s’est largement embourgeoisée et réduite à des professionnels de la politique.

Revenir sur l’histoire du communisme français, c’est aussi s’interroger sur les logiques bureaucratiques des partis qui réduisent la démocratie interne, un problème auquel sont confrontés les militants d’aujourd’hui face à des organisations dont le pouvoir est monopolisé par quelques personnes. Le PCF a constitué un formidable outil d’émancipation individuelle pour des militants, femmes et hommes, qui ont pu lutter contre les élites sociales bourgeoises et masculines, dans leurs communes et sur leur lieu de travail. Mais il a aussi laissé peu de place aux voix discordantes : toute divergence interne était traquée au nom de la nécessaire unité de parti.

Couverture Le Parti des communistes
Julian Mischi, Le Parti des communistes, Hors d’atteinte, 24,50 euros © Hors d’atteinte

Fort de cette histoire, il paraît essentiel de se tourner vers des formes d’organisation non autoritaire, tout en actant que le modèle de parti incarné par le PCF a aussi permis de promouvoir et de former des militants d’origine populaire. Le défi pour une gauche de transformation sociale soucieuse non seulement d’entendre mais aussi de porter la voix des classes populaires est de parvenir à construire un modèle organisationnel facilitant l’entrée et la promotion des militants de tous les horizons sociaux sans pour autant étouffer la démocratie interne. Prétendre représenter des catégories dominées (femmes, victimes de racisme, travailleurs manuels, etc.) ne peut revenir, dans une perspective d’émancipation collective, à parler à la place des premiers intéressés. Cela implique de promouvoir ces catégories elles-mêmes, dans une organisation de lutte ainsi renforcée et radicalisée (au sens positif de prise en compte des problèmes à la racine) par des militants porteurs d’expériences variées de la domination.

La forme du parti, à condition d’être bien articulée avec d’autres réseaux associatifs et syndicaux, demeure probablement un outil incontournable pour coordonner une lutte anticapitaliste. Outre cette question, toujours en suspens, du modèle organisationnel, cette histoire du PCF se penche également sur d’autres enjeux qui raisonnent avec l’actualité des dernières mobilisations, en particulier l’articulation entre combat politique et luttes syndicales ou encore la constitution d’une solidarité internationale dépassant les « égoïsmes nationaux ».

LVSL La création du Parti communiste en 1920 marque une rupture dans le champ politique français. Comment s’organise alors l’implantation des idéaux communistes en France, en opposition aux pratiques de la SFIO qui restait le parti uni et majoritaire à gauche jusqu’au congrès de Tours ? 

J.M. La création d’un parti communiste en France s’est faite en plusieurs étapes. L’adhésion du Parti socialiste à l’Internationale communiste lors du congrès de Tours de décembre 1920 a constitué un élan essentiel dans l’émergence du mouvement communiste, mais il a fallu plusieurs années avant de voir se former un parti réellement différent de l’ancien PS-SFIO, sous l’impact notamment de sa bolchevisation à partir de 1924-1925. Les défenseurs de l’adhésion à l’Internationale communiste voulaient tourner la page d’une SFIO qui s’était, selon eux, compromise en participant au gouvernement d’ « union sacrée » durant la Première guerre mondiale. Au-delà du soutien à la révolution bolchevique de 1917 en Russie, ils affichaient une hostilité à l’endroit des élus et une défiance à l’égard des professionnels de la politique. Dans le parti de « type nouveau » exigé par les bolcheviques et espéré par ces militants, le groupe parlementaire et la presse furent ainsi rapidement contrôlés par la direction du parti.

La promotion d’ « éléments prolétariens » au sein du nouveau parti représente une autre rupture. Face à la SFIO, dominée par une élite d’intellectuels et de professions libérales, comptant de nombreux avocats ou journalistes, le Parti communiste se construit à partir du milieu des années 1920 autour de dirigeants d’origine ouvrière. Il valorise une organisation en cellules d’entreprise là où la SFIO était structurée en sections territoriales. Les communistes s’engagent par ailleurs progressivement dans le soutien aux luttes anticoloniales alors que la SFIO se contente de dénoncer les abus du colonialisme. En 1925-1926, les communistes appellent ainsi à l’évacuation du Maroc et à la fraternisation avec Abdelkrim lors de la guerre du Rif.

 « Les femmes, les enfants d’immigrés et les catégories populaires trouvent en particulier au sein du PCF un vecteur de protestation contre la société capitaliste et une source d’émancipation individuelle. »

La diffusion des idéaux communistes se cristallise en particulier autour de l’expérience soviétique, première révolution socialiste réussie qui est perçue comme ayant établi un « pouvoir prolétarien ». L’attrait du communisme repose également sur une implication des militants dans les luttes sociales et le mouvement syndical, ainsi que sur l’établissement d’un ensemble de municipalités dans les banlieues urbaines et les régions industrielles. L’adaptation du message communiste aux réalités de la société française explique sa diffusion des grandes forteresses ouvrières jusque dans les campagnes agricoles où il a répondu à des aspirations de défense de la petite propriété familiale.

En réalité, les femmes et les hommes s’approprient le communisme comme un support politique à des revendications variées, d’ordre syndical, féministe, ou encore anticolonialiste. Les femmes, les enfants d’immigrés et les catégories populaires trouvent en particulier au sein du PCF un vecteur de protestation contre la société capitaliste, ainsi qu’une source d’émancipation individuelle. Il est important de souligner que le communisme à la française recouvre cette réalité, pour en contrer les visions schématiques réduisant ce mouvement à sa dimension oppressive.

LVSL Si les années 30 sont synonymes d’une « ouvriérisation » du parti, avec la volonté de promouvoir des cadres issus des milieux populaires, vous précisez toutefois que le PCF est marqué par un certain nombre d’inégalités au sein de son organisation.  

J.M. Animé par des militants d’origine populaire alliés à des intellectuels, le mouvement communiste a constitué une entreprise inédite de subversion des règles du jeu politique. Il a remis en question pendant un temps les logiques sociales qui excluent les classes populaires de la scène politique française. À cet égard, le PCF a occupé une place à part dans la vie politique française dominée par les élites sociales. Sa construction comme parti à direction ouvrière était certes ajustée à un contexte socio-économique favorable, avec une classe ouvrière croissante, mais elle n’avait rien de naturel et a nécessité une stratégie organisationnelle ciblée, impliquant une attention de tous les instants et des dispositifs de formation et de sélection appropriés. Cette orientation a permis de promouvoir des cadres d’origine populaire qui occupèrent les plus hautes fonctions du parti pendant une très longue période : ce fut le cas de Maurice Thorez, Benoît Frachon et Jacques Duclos, du milieu des années 1920 jusqu’aux années 1960.

Cependant, certaines inégalités sociales du champ politique ont tout de même été reproduites en partie au sein du PCF. Ainsi, les dirigeants se recrutaient parmi les fractions les plus qualifiées du monde ouvrier, des travailleurs souvent employés dans les grandes entreprises ou les services publics. Ils étaient issus d’une élite populaire ayant accédé à une instruction primaire relativement longue pour l’époque. À l’inverse, les ouvriers peu qualifiés, les immigrés ou les femmes étaient souvent cantonnés aux échelons de base de l’organisation. Ce décalage avec les fractions plus fragiles des classes populaires est surtout fort à partir des années 1960-1970, où l’on note l’essor de mobilisations d’ouvriers d’origine paysanne ou de femmes ouvrières en dehors des rangs communistes.

« Parti de masse sensible à la lutte contre les dominations sociales, il a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. »

Par ailleurs, les ouvriers devenus dirigeants communistes, c’est-à-dire, en quelque sorte, « révolutionnaires professionnels », se sont éloignés par certains aspects de la condition ouvrière. La distance entre les permanents pris dans les logiques d’appareil et les groupes populaires au nom desquels ils prenaient la parole est un problème qui se pose à toute organisation militante, confrontée de fait aux inégalités qui traversent le monde politique en produisant des professionnels vivant pour et de la politique.

Néanmoins, pour le PCF, la production d’une élite militante s’est faite en relation étroite avec les milieux populaires, alors que les autres partis étaient et sont toujours largement dominés par des élites économiques et culturelles. Parti de masse sensible à la lutte contre les dominations sociales, il a permis à des catégories dominées de s’affirmer dans l’espace public. Ainsi, même si la position des femmes communistes est restée fragile par rapport à leurs homologues masculins, le PCF s’est singularisé en étant, de loin, le parti le plus féminin au sein d’un paysage politique très masculin.

Lieu de convergence entre le mouvement ouvrier et le courant féministe dans les années 1920, le PCF s’enferme ensuite dans une longue période de conservatisme sur le plan de la morale, tout en rendant possible un féminisme pratique pour des femmes issues notamment de milieux populaires, dont l’entrée dans l’action militante implique la transgression des schémas dominants des rôles de sexe. La féminisation, à partir de la Libération, des assemblées électives (municipalités, Parlement, etc.) doit beaucoup aux communistes et à leur lutte contre les élites politiques bourgeoises et masculines.

LVSL L’engagement du PCF au moment du Front populaire et sa participation gouvernementale à la Libération ont permis de grandes avancées sociales, qui rythment encore l’organisation de notre société (congés payés, Sécurité sociale, création de la Fonction publique, réduction du temps de travail, etc.). Pourtant, on a l’impression que ce legs communiste dans la structuration des institutions nationales a été refoulé. Comment l’expliquer, à l’heure où des intellectuels comme Alain Badiou ou Bernard Friot tentent de réhabiliter la notion de « communisme » ? 

J. M. – La menace du communisme au sein des pays capitalistes a conduit à des réformes qui ont amélioré le sort des classes laborieuses au cours du XXe siècle. Partout en Europe, des législations progressistes se sont déployées sous la pression plus ou moins directe des communistes, tout particulièrement après la Seconde Guerre mondiale. Le développement de l’État-Providence apparaît comme une manière d’éviter une révolution sociale. En France, les acquis du Front populaire en 1936 (le PCF soutient le gouvernement de Léon Blum) ou de la Libération (des communistes participent au gouvernement de septembre 1944 à mai 1947) doivent beaucoup aux pressions du PCF et de la CGT. La mémoire militante valorise cet héritage, mais il est vrai que cet aspect est largement gommé de la mémoire commune. De l’extérieur, le communisme est souvent perçu comme un mouvement d’opposition, une force de contestation des institutions, faisant oublier les mécanismes de solidarité nationale et de protection sociale qu’il a grandement contribué à mettre en œuvre au plus haut niveau de l’État.

Ce gommage de l’impact du PCF sur nos institutions nationales est notamment à corréler avec la diffusion d’une image du communisme associée au totalitarisme, en particulier depuis les années 1990 et le succès du Livre noir du communisme dirigé par Stéphane Courtois. L’aspect criminel, réel, du communisme tel qu’il s’est exprimé dans les pays socialistes, a fait passer au second plan que ce mouvement a aussi été un acteur de réformes progressistes dans les pays capitalistes.

En outre, ce legs gouvernemental a été compliqué à gérer par le PCF après sa seconde participation au gouvernement, en 1981-1984. Là aussi, des acquis sont à mettre au crédit des ministres communistes qui favorisent l’extension des droits syndicaux et le développement des services publics durant les premières années de la présidence de Mitterrand, marquées par les nationalisations et les conquêtes sociales. Les réformes promues par le cabinet d’Anicet Le Pors, dirigé par un ancien responsable des fonctionnaires CGT, assurent ainsi un élargissement de la fonction publique, jusque-là limitée aux administrations de l’État, aux collectivités territoriales, aux établissements publics hospitaliers et aux établissements publics de recherche.

Le « Plan Rigout », du nom du Ministre de la formation (Marcel Rigout), permet à des jeunes sans diplôme de suivre des stages de formation en alternance. Mais les ministres communistes deviennent, pour l’équipe dirigeante du PCF autour de Georges Marchais, les boucs émissaires des errements du parti au début des années 1980. Ils doivent quitter le gouvernement en juillet 1984 sans explication politique. Les quatre ministres regretteront les conditions de leur départ et la faiblesse de la valorisation de leur action gouvernementale au sein du parti. Ils prendront d’ailleurs tous leurs distances avec la direction, notamment Charles Fiterman, chef de file des « refondateurs ».

LVSL Vous évoquez, dans vos travaux, la « désouvriérisation » du PCF qui s’opère dans les années 1970. Malgré la désindustrialisation française, on peut toutefois se demander comment le PCF aurait pu stratégiquement accompagner cette mutation, alors que l’identité ouvrière elle-même se désagrège.

J. M. – Au cours des années 1970, le PCF commence à perdre son caractère ouvrier. Non seulement le poids des catégories ouvrières régresse dans les rangs militants au profit notamment des enseignants et de professions intermédiaires, mais les nouveaux permanents, dont le nombre n’a jamais été aussi élevé, ont une expérience ouvrière de plus en plus réduite. Vous avez raison : cette évolution renvoie en premier lieu à des mutations sociologiques profondes qui voient le groupe des ouvriers travaillant dans de grandes usines se réduire.

Mais le monde ouvrier reste cependant numériquement très important : il se diversifie plus qu’il ne disparaît, avec un essor des travailleurs des services et une féminisation du salariat. La recomposition des classes populaires à l’œuvre fragilise un parti qui n’est alors pas en mesure de s’ouvrir aux nouvelles figures populaires : travailleurs issus de l’immigration nord-africaine, femmes employées dans les services à la personne, intérimaires de la logistique, etc. La focalisation sur les figures industrielles et masculines de la classe ouvrière n’a probablement pas aidé le mouvement communiste à renouveler sa base populaire dans les années 1970-1980.

 « Le mouvement de désouvriérisation a été renforcé par des stratégies organisationnelles qui ont favorisé les élus et délaissé les syndicalistes. »

En outre, dans les années 1990-2000, la direction du PCF abandonne une politique des cadres qui était jusqu’ici favorable aux militants d’origine populaire, formés dans le parti et promus aux postes dirigeants. Le mouvement de désouvriérisation a été renforcé par des stratégies organisationnelles qui ont favorisé les élus et délaissé les syndicalistes. Dans un contexte de baisse continue de l’activité militante, les élus et leur entourage jouent un rôle de plus en plus central dans la reproduction de l’appareil du PCF, entraînant une professionnalisation de l’engagement communiste autour des collectivités territoriales.

Certes, les évolutions du style de vie des classes populaires, de leur insertion professionnelle et de leur ancrage territorial concourent à les éloigner de l’organisation communiste et plus généralement de l’action militante, notamment syndicale. Leur culture de classe s’est fragilisée. Mais ces classes n’ont pas disparu et elles portent toujours des aspirations au changement comme l’a montré la mobilisation des Gilets jaunes. À cet égard, les syndicalistes, mais aussi les militants associatifs et les animateurs de quartier, apparaissent comme des relais précieux vers les fractions les plus fragiles de la population.

Dans la dernière période, l’animation sociale constitue d’ailleurs une filière de renouvellement d’un communisme populaire ancré dans les réalités urbaines. J’évoque notamment dans l’ouvrage la figure d’Azzédine Taïbi, récemment réélu maire de Stains, fils d’ouvrier et d’immigrés algériens, qui a commencé à travailler comme animateur de quartier à 17 ans. Son cas, comme celui d’Abdel Sadi à Bobigny, souligne l’importance du secteur de l’animation pour le renouvellement d’un personnel politique d’origine populaire.

LVSL On est marqué par l’influence, voire l’ingérence, de l’Internationale communiste de Moscou puis du Kominform sur la doctrine nationale du PCF. Comment le Parti a-t-il géré sa stratégie d’organisation politique après la chute de l’URSS ?  

J. M. – Il faut tout d’abord souligner que la centralisation du mouvement communiste autour d’une Troisième Internationale dite communiste s’explique par les contrecoups de la Première guerre mondiale sur le mouvement ouvrier européen. Sa naissance, en mars 1919 à Moscou, puis son extension, constituent une réaction directe à la compromission des dirigeants socialistes européens dans la boucherie de la guerre. Ces derniers ont tourné le dos à leurs déclarations pacifistes, et appuient leurs gouvernements respectifs dans l’effort de guerre. Pour remédier à cette trahison des valeurs internationalistes, l’Internationale communiste entend développer une structure hiérarchisée et disciplinée, à l’inverse de la Deuxième Internationale, fédération de partis socialistes indépendants les uns des autres.

La dimension internationale est une composante constitutive du mouvement communiste, qui s’organise en « parti mondial de la révolution » au nom de la défense des intérêts généraux de l’humanité : la disparition des antagonismes de classe par la victoire du prolétariat mettra fin aux guerres entre nations. Des partis communistes doivent se constituer par la transformation des anciens partis socialistes débarrassés de leurs éléments « opportunistes » et « social-chauvins », afin de former des sections nationales de l’Internationale communiste.

Mais l’Internationale communiste s’est en réalité rapidement transformée en instrument mis au service exclusif des bolcheviques et de la diplomatie de l’Union soviétique. À partir de 1924-1925, elle a été vecteur d’une réorganisation des partis communistes sur un modèle stalinien proscrivant toute divergence interne. La subordination du parti français aux intérêts de l’État soviétique s’est accompagnée de l’étouffement de la démocratie interne et d’une soumission de la politique du PCF aux orientations de l’équipe de Staline. De fines marges de manœuvre existaient et Maurice Thorez s’est appuyé sur des ouvertures pour défendre sa politique de Front populaire, devenue une orientation de l’Internationale communiste en 1935. Mais le tournant du Pacte germano-soviétique en août 1939 est là pour illustrer qu’en dernier ressort, ce sont bien les intérêts de l’URSS qui primaient.

 « La fin de l’URSS signe l’acceptation d’une diversité d’opinions à la tête du PCF avec l’abandon du modèle autoritaire du centralisme démocratique. »

Le PCF a longtemps été l’un des plus fidèles soutiens des Russes au sein du mouvement communiste international, contrairement aux Italiens qui dès 1956 ont défendu l’idée d’une diversité de modèles nationaux de communisme. Si des distances ont été prises au milieu des années 1970, par Georges Marchais lui-même, la fin de cette décennie est marquée par un réalignement du PCF sur les positions du Parti communiste d’Union soviétique.

La formule du « bilan globalement positif » des pays socialistes puis le soutien à l’intervention russe en Afghanistan en 1979 en sont des illustrations. Durant toutes les années 1980, malgré les signes de décrépitude des régimes socialistes européens, le PCF célèbre toujours leurs avancées démocratiques et sociales. Pourtant, comme je le montre dans l’ouvrage, de nombreux militants, intellectuels ou ouvriers, contestent cette façon de rendre compte de la situation dans les pays de l’Est.

Pour les dirigeants communistes français, l’inscription dans le « camp socialiste » est remise en cause par la force des choses, malgré eux, avec le démantèlement de l’Union soviétique en 1991. La tentative de coup d’État en août de cette année par des partisans d’une ligne dure au sein du Parti communiste d’Union soviétique n’est pas dénoncée clairement par la direction du PCF, qui insiste sur les « conditions de l’éviction de Mikhaïl Gorbatchev », évitant ainsi de condamner catégoriquement le putsch. Jusqu’au bout, les responsables du PCF se sont ainsi attachés à soutenir le régime soviétique.

La fin de l’URSS signe l’acceptation d’une diversité d’opinions à la tête du PCF avec l’abandon du modèle autoritaire du centralisme démocratique. Il est possible d’afficher publiquement son désaccord et les structures locales fonctionnent de manière plus autonome. Les discours d’ouverture et l’acceptation d’un pluralisme idéologique depuis les années 1990 n’empêchent cependant pas un certain verrouillage de l’organisation avec une attribution discrétionnaire des postes à responsabilité, dans un entre-soi de cadres naviguant entre la place du Colonel-Fabien (le siège du parti), les bureaux du quotidien L’Humanité et les cabinets et groupes d’élus des assemblées (Sénat, Assemblée nationale, conseils régionaux et départementaux). Par un jeu de cooptation et d’activation de réseaux externes, les cadres nationaux contrôlent toujours efficacement les débats internes. La fermeture de l’appareil sur lui-même continue ainsi d’être dénoncée par les « refondateurs », qui finissent par quitter le parti en 2010.

À la fin de l’année 2018, le mouvement d’acceptation des tendances internes débouche cependant sur une remise en cause inédite du secrétaire national du parti, Pierre Laurent, qui doit laisser la place à Fabien Roussel, cadre de la puissante fédération du Nord ayant soutenu un texte alternatif à celui de la direction nationale lors du dernier congrès. Le principal point de friction concerne les stratégies d’alliance électorale : les opposants se fédèrent dans la dénonciation de l’« effacement » du PCF produit par l’absence de candidats aux couleurs du parti lors de certaines élections, tout particulièrement aux scrutins présidentiels de 2012 et 2017 lors desquels le PCF a soutenu la candidature de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL Vous évoquez les filiations mémorielles établies par le PCF pour s’inscrire dans l’histoire nationale, à l’image de l’ancrage du mouvement communiste dans la succession de la Révolution française au moment du Front populaire. La mémoire du passé révolutionnaire est toujours présente au PCF, avec un fort attachement aux figures des révolutions russes et cubaines pour ne prendre que ces exemples. Comment les militants d’aujourd’hui articulent cette mémoire révolutionnaire avec l’activité et la stratégie du PCF qui est essentiellement institutionnelle et légaliste ? 

J. M. – Pour légitimer leur action et l’inscrire dans l’histoire nationale, les communistes français ont constamment mobilisé les images de la Révolution française. Cette célébration du passé national dans une finalité politique intervient dès le congrès de Tours, en décembre 1920. Les défenseurs de l’adhésion à l’Internationale communiste mettent alors en rapport la situation des bolcheviques russes confrontés à la guerre civile avec les menaces qui pesaient sur les révolutionnaires français en 1792-1793.

La rupture avec la SFIO comprise dans l’ « union sacrée », et l’entrée dans le communisme se font au nom d’un retour aux sources du mouvement ouvrier et socialiste français. À l’inverse, leurs opposants, tel Léon Blum, présentent le bolchevisme comme un courant étranger au socialisme français. Au sein du jeune Parti communiste, l’appropriation de la nouvelle culture bolchevique se fait au nom d’une réactivation de la tradition révolutionnaire française, des combattants de 1830, 1848 ou de la Commune de Paris.

Au moment du Front populaire, la filiation avec la Révolution française justifie une stratégie institutionnelle légaliste et d’alliance avec les autres forces de gauche. Le type d’éléments de l’histoire révolutionnaire française mis en avant, avec une valorisation radicale du peuple sans-culotte ou une référence plus consensuelle aux représentants jacobins, peut en réalité varier selon les individus et les moments. D’une façon générale, la mémoire militante communiste est à la fois révolutionnaire et républicaine depuis le milieu des années 1930.

« La tension entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique institutionnel traverse toute l’histoire du PCF. »

Une telle mémoire révolutionnaire est effectivement toujours présente dans les rangs militants. S’il s’agit seulement de célébrations symboliques, la référence aux épisodes révolutionnaires, qu’ils soient nationaux ou étrangers, n’entre pas véritablement en tension avec une stratégie modérée d’implication dans le jeu politique institutionnel. Au sein du PCF, le répertoire révolutionnaire a ainsi tendance à se réduire à une fonction identitaire de rassemblement interne : il s’agit de favoriser la cohérence militante autour de valeurs communes et de marquer la différence avec les socialistes, plus en retrait dans l’appropriation des symboles révolutionnaires.

Cette culture révolutionnaire joue ainsi un rôle important pour les jeunes communistes ainsi que dans la trajectoire des nouveaux adhérents vers le parti ou les travaux des intellectuels communistes. Mais cette culture révolutionnaire tend à s’effacer dans les débats entre dirigeants nationaux ou lors de la discussion des grandes orientations pendant les congrès. Il faut dire aussi qu’en France, l’étape de la prise de pouvoir a été rapidement associée pour les communistes à une phase pacifique et parlementaire, dès le moment du Front populaire et encore plus à la Libération et, bien sûr, après l’abandon de la référence à la dictature du prolétariat en 1976. De fait, la révolution est surtout renvoyée au passé national ou aux situations étrangères.

Face à cela, des militants affichent régulièrement leur opposition à différents moments de l’histoire du PCF en estimant que sa direction a trop délaissé la perspective révolutionnaire pour se compromettre avec les institutions bourgeoises. C’est surtout le cas dans les années 1968 : de nombreux jeunes communistes, souvent exclus, vont alimenter des groupes révolutionnaires situés à l’extrême-gauche, qualifiés de « gauchistes » par le PCF. Plus récemment, des jeunes militants vont, dans les années 2010, essayer de contester le pouvoir pris par les élus et leurs collaborateurs en réactivant une rhétorique révolutionnaire qu’ils estiment être passée au second plan, au risque d’effacer la singularité du PCF à gauche. La tension entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique institutionnel traverse toute l’histoire du PCF : on touche là aussi à un enjeu toujours actuel pour la gauche de transformation sociale.

Allongement du délai de recours à l’IVG : une loi insuffisante face à des problèmes d’accès persistants

© Julie Ricard

La crise sanitaire liée au Covid-19 a révélé et mis en lumière les inégalités d’accès à l’avortement et le fossé considérable entre le droit à l’avortement et la possibilité effective d’y avoir recours. Pendant le confinement, les difficultés d’accès à l’IVG ont été exacerbées, avec une augmentation significative du nombre d’IVG hors délai. Cette situation avait amené médecins, associations et politiques à réclamer un allongement temporaire du délai légal d’IVG de 12 à 14 semaines et avait fait naître la réflexion de réformer l’accès à celui-ci. D’où la proposition de loi, présentée et votée à l’Assemblée le 8 octobre dernier, allongeant le délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Cependant, cette loi n’est pas à la hauteur des enjeux d’accessibilité à l’IVG. Par Barbara Calliot et Louise Canaguier. 


Le 19 mars, lors des débats sur le projet de loi d’urgence sanitaire, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol propose des amendements pour étendre temporairement les délais de recours à l’IVG. Cela permettrait aux femmes dans des situations compliquées de confinement de ne pas se retrouver hors délais. Les amendements sont rejetés mais Olivier Véran assouplit les règles pour le recours aux IMG (Interruption médicale de grossesse) par aspiration, les médecins pouvant mettre en avant la « détresse psycho-sociale » comme motif. Cependant, il n’aborde pas la question de la composition du collège des médecins. Or, cela constitue un obstacle majeur à son recours (la procédure de recours à l’IMG est dépendante de l’approbation de quatre médecins, dont un étant spécialiste de médecine fœtale). Le 14 avril, le gouvernement autorise une prolongation du délai des IVG médicamenteuses, lequel s’étend jusqu’à sept semaines de grossesse. La demande d’allonger de quinze jours le délai de recours à l’IVG est alors largement relayée par les associations. Une tribune, soutenue par une soixantaine de députés, est publiée dans Libération le 12 mai[1]

Dans un rapport adopté le 16 septembre, la Délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale recommande de porter de douze à quatorze semaines de grossesse la limite légale pour pratiquer l’IVG. Ce rapport avait pour objectif d’identifier les freins au droit à l’avortement et d’en proposer une réponse législative, à la lumière des inégalités territoriales en matière d’l’IVG et des refus des prises en charges tardives. Ces éléments avaient été à la source des revendications des militantes des droits des femmes. Les co-rapporteuses du rapport (Marie-Noelle Ballistel et Cécile Muschotti) avaient plaidé pour une protection de la santé des femmes souvent obligées, pour celles qui en ont les moyens, de fuir à l’étranger dans des pays où la législation est plus progressiste en la matière comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où le délai de recours à l’IVG est respectivement de 22 semaines et 14 semaines (il s’agirait de 3000 à 5000 femmes par an concernées par ces départs à l’étranger)[2].

Les 25 recommandations présentées dans ce rapport ont abouti à une proposition de loi (n°3375), soutenue par de nombreux élus de la majorité, et votée en première lecture à l’Assemblée le jeudi 8 octobre, avec 86 voix pour et 59 contre[3]. Cette proposition de loi du groupe Écologie démocratie et solidarité, portée par la députée Albane Gaillot, prévoit l’allongement de deux semaines du délai légal de recours à l’IVG (passant donc de 12 à 14 semaines). Elle prévoit également dans son article 3 de supprimer la double clause de conscience en matière d’IVG pour les médecins[4], en modifiant l’article L.2212-8 du Code de la Santé Publique, dont la rédaction est actuellement la suivante : « un médecin ou une sage-femme qui refuse de pratiquer une interruption volontaire de grossesse doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom des praticiens ou des sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention […] », pour une formulation reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes[5].

Afin de renforcer l’offre médicale en matière d’IVG, l’article 2 du texte propose de modifier l’article 2213-1 du Code de la Santé Publique, qui, en l’état ne permet aux sages-femmes que de pratiquer l’IVG médicamenteuse. Il étendrait leurs compétences en leur permettant de réaliser les IVG chirurgicales jusqu’à la dixième semaine de grossesse. L’article 4[6], quant à lui, prévoit « le gage des dépenses éventuellement occasionnées par ces mesures pour les organismes de sécurité sociale ». [7]

La proposition est soutenue par l’ensemble de la gauche, et particulièrement par la France Insoumise. À droite, des critiques se sont fait entendre en matière de suppression de la clause de conscience spécifique qui serait, selon eux, un point important de la loi Veil de 1975. La volonté de suppression du délai de réflexion de deux jours pour confirmer l’IVG après l’entretien psycho-social pose également problème. Depuis 2016 et la suppression du temps de réflexion minimal entre la consultation d’information et le recueil du consentement de la femme, c’est le seul délai qui subsiste dans le droit français.

Si la proposition a reçu le soutien de la majorité LREM, le gouvernement s’est montré plus réservé à son sujet. Le Comité national consultatif d’éthique a été saisi par Olivier Véran pour rendre un avis avant le passage de la proposition de loi au Sénat [8]. Par ailleurs, l’Académie nationale de médecine s’est opposée dans un communiqué à l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG, en soulignant le risque d’une augmentation du « recours à des manœuvres chirurgicales qui peuvent être dangereuses pour les femmes », avec une « augmentation significatives des complications à court ou à long termes ». Ils s’opposent également au fait de déléguer des compétences supérieures aux sages-femmes en raison de leur « absence actuelle de qualification chirurgicale ».

L’Ordre des médecins s’est quant à lui opposé à la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, prévue par l’article 3 de la proposition de loi. Il met en avant le fait que celle-ci ne « permettra pas de répondre aux difficultés qui peuvent se poser à nos concitoyennes souhaitant avoir recours à une IVG »[9]. Le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens de France (GNGOF), le professeur Israël Nisand, s’est également opposé à l’allongement du délai de recours à l’IVG. Dans un entretien accordé au Monde, il affirme que le véritable problème réside dans le délai d’obtention du rendez-vous qui, en raison de services hospitaliers débordés, place de nombreuses IVG hors-délais (le manque de moyens est en effet un obstacle considérable à l’application effective du droit à l’IVG). Il se montre dans ce sens favorable à l’idée de fixer un délai d’obtention de rendez-vous de cinq jours maximum. Il avance également le fait que cet allongement de deux semaines, qui change la technique d’extraction du fœtus, pourrait poser un problème de ressources humaines, avec des praticiens refusant de pratiquer l’IVG. Cela aurait pour effet de réduire encore plus l’accès à celui-ci. En effet, à douze semaines le fœtus mesure environ 85 millimètres contre 120 millimètres à 14 semaines ce qui exige de « couper le fœtus en morceaux et écraser sa tête pour le sortir du ventre » ce qui, selon le professeur, peut-être « assez difficile à réaliser pour beaucoup de professionnels »[10].

Ces réticences à l’égard de la proposition de loi, qui fait l’objet de nombreux débats éthiques et politiques, témoignent d’une hostilité et d’une méfiance structurelle par rapport aux avortements, et questionne sur leur accessibilité effective.

La loi Veil : acte fondateur du droit à l’avortement

En effet, le droit à l’avortement est le fruit d’une histoire de mobilisations et de luttes acharnées menées pour le droit à disposer de son corps, qui s’est heurté et se heurte encore aux réticences, aux blocages de nombreuses institutions, notamment religieuses, et au sexisme.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent, pour la première fois, interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent pour la première fois interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques. Cette loi sera très médiatisée et suscitera la polémique, ainsi qu’une multitude d’actions des groupes anti-IVG. Elle fait suite à de nombreuses manifestations publiques, visant à défendre un meilleur accès à la contraception et à dépénaliser l’avortement, parmi celles-ci certaines représentent “un défi à l’ordre social comme l’emblématique ‘Manifeste des 343’”[11].

Selon Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, l’analyse des arguments avancés lors des débats sur la loi Veil “permet de saisir le sens social que va prendre l’IVG en France et de mettre au jour la construction normative qui en découle” [12]. Effectivement, ce texte est le fruit d’un compromis qui arrive après l’échec de plusieurs propositions de lois (dont le projet Messmer-Poniatowski de 1973). Elle ne crée pas de véritable droit des femmes à avorter (comme le montrent l’autorisation obligatoire des parents pour les mineures, ou le non-remboursement par la Sécurité Sociale), mais permet l’autonomie des femmes en matière d’IVG. Toutefois, l’article 4 section 1 stipule que c’est l’état de détresse qui permet son recours.

À l’instar des propos de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, les débats et les conflits autour de cette loi emblématique signent le sens social du recours à l’avortement : en effet, l’avortement est vu comme une exceptionnalité qui se doit d’être dramatique. Simone Veil déclare d’ailleurs le 26 novembre 1974 lors du débat introductif à l’Assemblée Nationale que : “l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issues […] c’est un drame et cela restera toujours un drame“. C’est l’argument de la santé publique, socialement plus recevable, qui est avancé pour défendre le projet (ce qui a instauré un dispositif de médicalisation permettant le contrôle social de la procréation). Associé aux différentes lois sur la contraception, l’objectif, était qu’il n’y ait plus, à terme,  besoin de faire d’IVG. Par la suite, la limitation de la clause de conscience est introduite lors du renouvellement de la loi Veil le 1er janvier 1980. Celle-ci acte le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale (loi Roudy), et le délit d’entrave à l’IVG est créé par la loi du 5 décembre 1992.

La loi Aubry-Guigou du 4 juillet 2001 signe la reconnaissance d’un véritable droit des femmes à l’avortement, qui est considéré comme une liberté physique et corporelle protégée par le droit : la consultation psycho-sociale reste obligatoirement proposée mais devient facultative, le consentement parental n’est plus nécessaire pour les mineures, et le délai légal d’interruption de grossesse est porté de dix à douze semaines. En 2004, l’IVG médicamenteuse est autorisée en médecine de ville. Le 27 septembre 2013, Najat Vallaud-Belkacem lance un site dédié (ivg.gouv.fr), car de nombreux sites internet anti-IVG cherchant à dissuader les femmes par le biais de la désinformation ont fleuri sur le net. En 2014, la loi Vallaud-Belkacem supprime la condition de détresse avérée, présente dans la loi de 1975 : c’est un symbole fort. Le 1er décembre 2016 est présentée à l’Assemblée la proposition de loi sur le délit d’entrave numérique à l’IVG, votée définitivement le 16 février 2017. 

Cette nouvelle proposition de loi apporte certaines avancées en faveur d’une meilleure accessibilité à l’IVG. Néanmoins, les problèmes persistent encore. Ces mesures insuffisantes ne tendent qu’à estomper partiellement les difficultés d’accès à l’IVG, et posent la question du différentiel entre le droit à l’IVG formulé par la loi, et son accessibilité pratique pour les femmes.

Pour reprendre les termes de Sophie Divay, sociologue, le droit à l’avortement est indéniablement et malgré cette loi un « droit concédé, encore à conquérir »

En effet, si cette loi demeure insuffisante, c’est parce que les facteurs contraignant à l’IVG sont extérieurs et structurels. Entre le poids culpabilisateur de la société, appuyé par les institutions médicales, juridiques et les lobbies anti-avortement, ainsi que les difficultés d’accès matérielles et temporelles, faire le choix d’avorter demande encore aux femmes beaucoup de force, quand cela ne se transforme pas en parcours du combattant. 

Un accès restreint par les contraintes sociales

La liberté des femmes en matière d’IVG en France est, selon Lucile Olier, encore une liberté “sous contrainte” [14], largement dépendante du corps médical. Selon l’article L. 2212-2 du Code de santé publique [15], ancien article L.162-1 de la Loi Veil, « L’interruption volontaire de grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ». La légitimité de l’IVG fut donc entièrement rattachée à la santé, sous l’influence du corps médical, cela afin d’éviter une banalisation de l’acte. Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG. La « clause de conscience » adoptée place les valeurs morales du médecin au-dessus de toute urgence, même sanitaire. L’avortement n’est plus interdit, il est un droit, mais sous influence et sous contrôle du médical. Cela a transformé l’IVG en un acte de désespoir, de dernier recours. 

Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG.

Avec la massification des moyens de contraception, se met en place ce que Nathalie Bajos et Michèle Ferrand appellent la “norme contraceptive. Elle place, intégralement et de façon très culpabilisatrice, la responsabilité de la contraception sur les femmes, dans la continuité de la norme patriarcale en matière de sexualité[16]. D’après l’enquête « Contexte de la Sexualité en France » de 2006, la très grande majorité des femmes (91 %) et des hommes (91 % également) entre 18 et 69 ans considèrent « qu’avec toutes les méthodes de contraception qui existent, les femmes devraient être capables d’éviter une grossesse dont elles ne veulent pas »[17], constituant de ce fait un déni des difficultés des femmes pour obtenir une contraception efficace et sans danger. 

La crainte d’une culpabilisation crée un véritable malaise psychologique. L’enquête de Sophie Divay, retraçant ses consultations psycho-sociales post-IVG, pour la revue Travail, Genre et sociétés, explicite le tabou qu’est cet acte pour un bon nombre de demandeuses. La peur du jugement social est récurrente durant les consultations, faisant de cet acte un non-dit, dans un but de protéger une relation amoureuse, familiale, ou encore une situation professionnelle, pour laquelle une IVG est un vrai frein à la carrière[18]. Pourtant, Nathalie Bajos et Michèle Ferrand montrent que 40% des femmes y ont recours une fois dans leur vie[19]. Il y a donc un véritable paradoxe entre la récurrence du recours à l’acte et sa perception sociale. 

La culpabilisation vient aussi parfois du regard très variable des médecins, allant d’une attitude réconfortante à celle “d’entrepreneur de morale, pour reprendre l’expression de Becker. Sophie Divay raconte ainsi comment une étudiante lui rapporta la pression psychologique exercée par son gynécologue pour qu’elle garde l’enfant. “En sortant de la visite, j’étais contente, parce qu’il avait accepté de faire l’IVG !, raconte celle-ci, confirmant le pouvoir des médecins sur le choix des femmes[20]. Ce regard culpabilisateur rend l’IVG encore plus difficile mentalement. La suppression de la double clause de morale ne va pas changer ce poids psychologique, puisque les médecins peuvent toujours refuser de pratiquer l’IVG.

Pour Danielle Gaudry, gynécologue et militante au Planning familial : “Il existe encore, 45 ans après la loi Veil, des freins idéologiques et aussi de fonctionnement dans l’accès à l’IVG en France”

De plus, l’article 4 de la loi Veil donne l’obligation au spécialiste d’ “informer celle-ci (la femme enceinte) des risques médicaux graves qu’elle encourt pour elle-même et ses maternités futures, et de la gravité biologique de l’interruption qu’elle sollicite[22], ce sur quoi les médecins insistent plus que pour toute autre opération médicale[23]. Or, l’article de Danielle Hassoun intitulé Les conditions de l’interruption de grossesse en France, de 1997, montre que la médicalisation de l’IVG a mis fin aux risques pour la santé de la personne enceinte, importants avant 1975[24]. Aujourd’hui, l’accent est mis d’avantage sur les traumatismes psychologiques possibles, créant l’idée que les personnes recourant à l’IVG ont forcément des problèmes postérieurs à l’acte. Les études scientifiques remettent pourtant cela fortement en question, notamment celle de Robinson G.E. et al. : “Is there an ‘abortion trauma syndrome’? Critiquing the evidence”, parue en 2009 dans la revue Harvard Review of Psychiatry[25]. Cela replace l’IVG comme un acte de désespoir, et non comme un choix. Sophie Divay met également en lumière le rôle du regard des conseillers. De nombreux récits entendus révélaient la psychologisation constante de l’IVG, appréhendée comme le traumatisme de la perte d’un enfant. Pour Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, le fait que l’IVG continue d’être rattachée aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur[26]

Ainsi, le placement de l’IVG sous autorité médicale a cadenassé cette pratique autour de l’avis médical, en lui donnant une signification sociale particulière. La décision d’une IVG reste ainsi un choix stigmatisant. Un sondage de l’IFOP du 7 octobre 2020 affirme que pour 51% des répondants, avoir recours à l’IVG est une “situation préoccupante car avorter reste un acte que l’on préférerait éviter[27]. Cet acte reste donc socialement et moralement condamné. Si le droit à l’IVG est reconnu, son usage, fréquent ou pas, est critiqué. 

Le fait que l’IVG continue d’être rattaché aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur.

Cette affirmation peut être imagée par la perpétuation des lobbies anti-avortement, agissant par l’action directe ou auprès du gouvernement. L’article “L’IVG, quarante ans après“, paru dans la revue Vacarme, met en avant les nouvelles techniques de ces groupes. Leur site “ivg.net” est le second résultat quand on tape “IVG” dans la barre de recherche. Il conduit vers un numéro vert menant à « un centre national d’écoute anonyme et gratuit ». Bien évidemment, tout est fait, du site aux conseillères au téléphone, pour dissuader explicitement l’IVG, reprenant les arguments d’une culpabilisation parfaitement intégrée socialement. À une autre échelle, les lobbies anti-avortement vont tenter d’influencer la Cour Européenne des droits de l’Homme. Au Parlement européen, le rapport Estrela, sur la santé et les droits sexuels, demandait le renforcement du droit à l’IVG, en lui donnant un cadre européen, mais il a été rejeté[28]

De plus, bien que l’IVG soit totalement soumise au corps médical, ce n’est pas une activité médicale comme les autres, et elle manque de reconnaissance dans le milieu médical. Ce problème vient du fonctionnement de l’hôpital français, contraignant indirectement le parcours vers l’IVG. 

L’avortement soumis à des enjeux économiques

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, de 2002, confirme que, s’il y a du progrès dans l’acceptation sociétale de l’IVG, nombre de difficultés demeurent dans les délais, dans l’information, et l’accueil fait aux personnes souhaitant avorter[29]. Pour les médecins du centre dédié à l’IVG, de Colombes, cités dans l’article “l’IVG, quarante ans après” : « tous les centres se font grignoter lentement mais sûrement »[30]. La loi Bachelot de juillet 2009 a laissé pour trace une logique de rentabilité qui complique d’autant plus l’accès à l’IVG. Les budgets déficitaires de cette activité relèvent ainsi d’un régime spécifique, contribuant à sa mise à l’écart, loin de la logique des gouvernements depuis 1975.

Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli, Anaïs Vaugelade, Lise Wajeman, et Aude Lalande affirment que l’IVG est “dévalorisée de toutes les manières imaginables, elle est jugée par les médecins « techniciens » comme inintéressante, aussi bien techniquement que financièrement, et sans prestige[31].

La faible tarification de l’acte et, plus globalement, le problème du recrutement des médecins, ainsi que les moyens réduits affectés aux centres d’IVG posent d’ailleurs des problèmes récurrents, comme le montre l’Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, suite à la loi du 4 juillet 2001, par l’IGAS[32]

De plus, le rapport suivant de l’IGAS, en 2009, critique la spécialisation forcée des établissements, dans un but de rentabilité, limitant le choix des femmes dans la méthode souhaitée[33]. Marc Collet montre que la cause est la subordination de l’IVG aux service des maternités, le rendant dépendant à ce secteur. L’évolution de l’accessibilité à l’IVG dépend de l’évolution de l’accès aux maternités.

Entre 1996 et 2007, le nombre d’établissements réalisant des IVG en France métropolitaine est ainsi passé de 747 à 588 tandis que le nombre de maternités diminuait de 814 à 572.

Le secteur privé, notamment lucratif, se désengage aussi de cette activité à cause du manque de rentabilité de celle-ci : “Depuis 2003, on assiste à un retrait du privé de cette activité de plus en plus marqué, avec une diminution de 25 % du nombre d’IVG réalisées. La concentration et la diminution des centres pratiquant l’IVG rallonge les délais de prise en charge. De plus l’accompagnement psychologique proposé dépend du statut de l’établissement[34]. Agnès Buzyn est resté sourde à l’état des lieux qu’elle avait commandé en septembre 2018, qui alarmait sur la fermeture de 8% des centres pratiquant l’IVG en 10 ans[35].

En conséquence, le personnel médical se sent très peu valorisé par cette activité, que ce soit moralement, par le poids des académies médicales, ou financièrement, à cause des coupes budgétaires dans les services de santé publique.

Israël Nisand, dans son interview pour Le Monde, explique sa position contre l’allongement du délai: “Il y a un problème de mauvaise santé de l’hôpital. On manque de personnels et donc cela joue sur tout : l’accès aux césariennes, à l’accouchement et à l’avortement.”[36] 

La dévalorisation de cette activité et le poids des institutions médicales, comme l’académie de médecine, défavorable aux allongements de délais, pèse inconsciemment sur les choix des médecins, nombreux à refuser de pratiquer les IVG. L’allongement de la période d’IVG a entraîné chez certains médecins un retrait total de cette activité. Le problème est que, derrière les valeurs idéologiques des médecins, le temps est compté pour les personnes en demande.

Avec un taux de 200 000 IVG pratiquées en France chaque année, le nombre d’IVG reste stable depuis les années 2000[37]. Dorothée Bourgault-Coudevylle, dans l’article “L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées, soutient que la suppression du recours à l’IVG reste impensable, niant les inégalités et les problématiques liées à la contraception[38].

De plus, aucune politique publique ne pourrait permettre une maîtrise parfaite de la contraception[39]. Ainsi selon l’enquête de l’IGAS, l’IVG serait  « un comportement structurel de la vie sexuelle et reproductrice de la femme devant être pris en compte en tant que tel »[40]. L’accessibilité de cette pratique est donc un enjeu sanitaire fondamental, afin d’éviter tout danger physique et moral aux personnes détentrices d’un utérus, ce au nom de quoi les gouvernements successifs ont légiféré depuis 1975. Ainsi, la nouvelle loi est un progrès, mais demeurant insuffisant face à des contraintes d’accessibilité, conséquences doubles des effets du sexisme et du capitalisme. 


 [1] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[2] Le Monde avec AFP. (2020, 16 septembre). Un rapport de l’Assemblée nationale recommande d’allonger la limite légale d’une IVG Le Monde.
[3] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[4] Selon le texte de présentation de la loi sur le site de l’Assemblée nationale :  “Instauré par la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, le système de « double clause de conscience » correspond à la superposition d’une clause de conscience générale, de nature réglementaire, inscrite à l’article R. 4127‑328 du code de la santé publique, qui autorise les médecins à s’abstenir de pratiquer un acte médical et d’une clause spécifique à l’IVG, de nature législative, inscrite à l’article L. 2212‑8 du même code. La rédaction de cet article visait à rassurer les praticiens et à offrir une garantie aux patientes, en rappelant cette faculté en matière d’IVG et en conditionnant l’exercice de cette clause de conscience à une obligation d’information et d’orientation des patientes”.
[5] Selon le texte de proposition de loi n° 3375 : “cette proposition de loi prévoit de substituer à la rédaction actuelle de l’article L. 2212‑8 du code de la santé publique, redondante, une rédaction reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes. La rédaction proposée ne doublonne ni ne contredit la clause de conscience prévue à l’article R. 4127‑328 du même code mais elle en tire les conséquences.”
[6] site assemblée nationale
[7] article 4 de la proposition de loi n°3375  : “La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts”.
[8] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[9] Marlène, T. (2020, 12 octobre). Projet de loi sur l’IVG : l’Académie de médecin et l’Ordre des médecins défavorables Libération.
[10] Propos recueillis par Solène Cordier. (2020, 07 octobre). Délai pour avorter : “Effectuer une IVG à quatorze semaines de grossesse n’a rien d’anodin” Le Monde.
[11] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[12] Ibid.
[13] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[14] Olier, L. (2011). Présentation du dossier. La prise en charge de l’IVG en France : évolution du droit et réalités d’aujourd’hui. Revue française des affaires sociales, , 5-15.
[15] Article L2212-2 du Code de la santé publique : “L’interruption volontaire d’une grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ou, pour les seuls cas où elle est réalisée par voie médicamenteuse, par une sage-femme.Elle ne peut avoir lieu que dans un établissement de santé, public ou privé, ou dans le cadre d’une convention conclue entre le praticien ou la sage-femme ou un centre de planification ou d’éducation familiale ou un centre de santé et un tel établissement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat.”
[16] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[17] Enquête sur le contexte de la sexualité en France (CSF), conduite en 2006 auprès d’un échantillon aléatoire de 12384 femmes et hommes de 18-69 ans (Bajos et Bozon, 2008)Bajos N., Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, Éditions La Découverte.
[18] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[19] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[20] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[21] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[22] Loi de 1975 sur le droit à l’avortement, 1975, art.4 – L162.3
[23] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[24] Hassoun, D. (2011). [Témoignage]. L’interruption volontaire de grossesse en Europe. Revue française des affaires sociales, , 213-221.
[25] Robinson G.E., Stotland N.L., Russo N.F., Lanf J.A. (2009), “Is there an ‘abortion trauma syndrome’ ? Critiquing the evidence”, Harvard Review of Psychiatry, 17 (4): 268-90.
[26] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[27] IFOP. (2020). Les Français et l’IVG.
[28] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[29] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[30] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[31] Ibid
[32] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[33]Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.[34]Collet, M. (2011). Un panorama de l’offre en matière de prise en charge des IVG : caractéristiques, évolutions et apport de la médecine de ville. Revue française des affaires sociales, , 86-115.
[35] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[36] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[37] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[38] Bourgault-Coudevylle, D. (2011). L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées. Revue française des affaires sociales, , 22-41.
[39] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[40] Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.

Collages féministes : se réapproprier l’espace public

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tu_n_es_pas_seule.jpg
La pratique du collage est utilisée pour dénoncer les féminicides. ©GrandEscogriffe

D’où vient l’idée audacieuse de concilier féminisme et réappropriation de l’espace public ? Nous vous proposons d’en savoir davantage sur l’histoire de ces femmes qui couvrent nos murs pour donner la parole à celles qui n’en ont plus et pour apostropher les passants des grandes villes. Qui sont les Colleuses ? Le collage a-t-il toujours été l’arme de cette partie de la société, invisible et inaudible ? 


Dans les placards de l’histoire

Dans un article de France Culture, l’historienne spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard, remonte le temps jusqu’à l’Ancien Régime. À cette période, les femmes ne sont pas nombreuses à placarder nos faubourgs pour se plaindre du supplice de la nage et autres infamies perpétrées par la gent masculine. Durant l’Ancien Régime, les placards, terme original pour les collages, étaient utilisés pour publiciser les avis officiels. Ils pouvaient aussi être utilisés par les opposants au pouvoir.

Il faut attendre la Révolution française pour découvrir un placard signé d’une main féminine. Olympes de Gouges est la première femme à les utiliser pour se présenter comme « défenseur officieux de Louis Capet » lors du procès de Louis XIV en 1792. En voici un extrait : « Je m’offre après le courageux Malesherbes pour être défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe, l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche. Je crois Louis fautif, comme roi ; mais dépouillé de ce titre, proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. »

Finalement, en France, les affiches restent plutôt rares jusqu’à la Commune de Paris où est à l’œuvre l’Union des femmes pour la défense de Paris. Les quelques affiches de la période sont composées de textes denses contrairement à leur pendants modernes qui favorisent des mots percutants et des images vives.

Affiches féministes, so british

Cependant, il suffit de traverser la Manche pour trouver les premières affiches féministes dès la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Ces affiches s’inscrivent notamment dans le mouvement d’émancipation vestimentaire lancé à cette époque. L’Aglaia, le journal du “syndicat pour la robe artistique et saine”, arbore alors des illustrations où l’on peut voir des femmes vêtues de robes sans corset.  D’autres mouvements semblables vont voir le jour ailleurs en Europe « pour le port d’une robe différente ». C’est le cas notamment en Allemagne et en Autriche [1].

L’Angleterre ce n’est tout de même pas si loin ! Pourquoi une telle inertie dans l’Hexagone ? La fabrication de telles affiches nécessite des moyens financiers et matériels auxquels seuls les mouvements féministes modérés peuvent prétendre.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes.

Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes. Là encore, nos homologues britanniques se placent en championnes d’après l’historienne. Elles sont à l’origine d’un grand nombre de nouveautés dans le domaine. Cela tient notamment au fait que les suffragettes anglaises disposent de leurs propres ressources qu’elles puisent dans les écoles des Beaux-Arts par exemple. Elles mettent en place un code couleur (vert violet et blanc) et étalent fièrement leurs bannières dans les manifestations, tandis qu’en France, ces mêmes manifestations restent occasionnelles et plutôt modestes.

Genèse des affiches féministes en France

Mais en Europe, l’année 1914, qui marque l’entrée dans la Première guerre mondiale, est un nouveau ralentissement des activités féministes. En France notamment, l’heure est à l’union sacrée. Les thématiques féministes sont passées sous silence, tandis qu’on emprunte plus volontiers le ton de la glorification de la société française et du patriotisme.

Il faut attendre les années 1930 pour que soit durablement perturbée la chape française. Entre 1934 et 1936, les manifestations des suffragettes se multiplient et font parler d’elles. On peut par exemple mentionner l’affiche marquante de la journaliste suffragiste Louise Weiss : “La Française doit voter”. Des lettres rouges sur fond blanc, un beau contraste pour un message succinct, simple et sans équivoque.

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© Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

Plus tard, la Seconde guerre mondiale fera une nouvelle fois taire les courants féministes, quels qu’ils soient, en France occupée et ailleurs. Ce constat fait, une petite précision s’impose. Que dire de l’affiche « We can do it », signée J. Howard Miller, une affiche encore aujourd’hui utilisée par de nombreux mouvements féministes ? Un rappel sur son histoire s’impose, par l’historienne Christine Bard : « Cette affiche, qui connaît actuellement une deuxième vie extraordinaire, sous le signe du féminisme, n’était pas féministe. Elle exaltait l’effort de guerre féminin. La propagande de guerre est trompeuse car elle valorise la force, le courage, la virilité des femmes… dans la mesure où leur contribution est jugée nécessaire, le temps de remporter la victoire ; ensuite, tout doit rentrer dans l’ordre. »

De retour dans la France des années cinquante, c’est l’année 1956 qui marque le début de la Maternité heureuse, devenant en 1960 le Planning familial. Cette création est un moment charnière. Cette association bien structurée se dote des moyens nécessaires pour produire une myriade d’affiches sur les thèmes de l’accès à la contraception et à l’avortement.

La fin des années soixante, c’est aussi l’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce dernier s’accompagne de l’éclosion d’une multitude de groupes de militantes. Celles-ci, même lorsqu’elles manquent de moyens, s’adonnent à des créations multiples. « Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. D’innombrables événements culturels féministes sont annoncés par voie d’affiche : concerts, lectures, théâtre, fêtes… Et bien sûr, les manifestations, en particulier celle du 8 mars. On trouve aussi des revendications féministes ailleurs qu’au MLF, dans les syndicats surtout (CGT, CFDT…) : le monde du travail est un autre champ de luttes pour les femmes, ce dont témoignent des affiches », explique Christine Bard pour France Culture.

Les collages contre les féminicides

Fortes de cet héritage, nous voici en août 2019. Marguerite Stern, ancienne FEMEN lance le mouvement des collages contre les féminicides à Marseille. Progressivement, les collectifs florissent dans chaque grande ville, comme Paris où Marguerite Stern va diriger les opérations durant quelques mois. Sur la base de formations en présentiel et de groupes de discussions sur les réseaux sociaux, les Colleuses s’organisent pour repeindre les murs à leurs couleurs.

À l’aune de la mondialisation du militantisme et des actions d’envergure internationale, on peut se demander : pourquoi les villes et pourquoi la nuit ?

“Nos sangs sur vos murs. Le machisme tue. L’amour ce n’est pas la mort. L’amour ne fait pas de bleus.” En face des pubs McDonalds ou des affiches de luxe, ça déroute autant que ça dérange.

Pour Camille Lextray, membre de l’initiative volontaire CollagesParis interrogée par France Inter, l’objectif est double. Il s’agit à la fois d’interpeller sans risquer de choquer de potentielles victimes ou leurs proches mais aussi de « faire de la pédagogie dans l’espace public », sur les « violences sexuelles, intrafamiliales, sexistes ». Un rapide retour sur le rapport des femmes à l’espace public s’impose, au sujet duquel Melissa Peifer, anciennement étudiante en histoire contemporaine, propose un éclairage dans son article : “Afficher les revendications féministes sur les murs des villes“.

Alors qu’Inès, une jeune colleuse à Paris déclare pour France Inter que sortir la nuit à plusieurs lui donne le “sentiment libérateur de se réapproprier l’espace”, il faut s’interroger : pourquoi cette rue n’est-elle pas autant la nôtre que celle des hommes ?

Dès l’âge antique, une iniquité est instaurée entre l’occupation de la rue par les hommes et par les femmes. Dans la Grèce antique, les hommes occupent l’agora. Celle-ci renvoie d’abord à la réunion de l’ensemble du peuple ou du Conseil d’une cité pour l’exercice de leurs droits politiques. Elle renvoie plus tard à la place publique qui porte le même nom [2]. Les femmes, quant à elles, sont cantonnées à l’oikos, en d’autres termes, l’espace purement privé, le cadre domestique. Plus tard au XVIIIème siècle, Rousseau, dans son Contrat social, exclut les femmes qu’il considère strictement comme des mères et non comme des citoyennes.

Les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence et la discrétion sont de mise.

Plus tard, Melissa Peifer nous rapporte que les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence, la discrétion et la compagnie d’un homme sont de mise.

N’en déplaise à certains, les choses sont loin d’avoir évolué depuis. Dans les années 2000, des auteurs comme Guy di Méo ou Jacqueline Coutras dénoncent « des mécanismes toujours à l’œuvre qui font des villes […] des espaces profondément inégalitaires » et pointent « les politiques publiques […] pour leur tendance à privilégier les besoins des hommes face à ceux des femmes » [3]. En 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime qu’un quart des femmes interrogées ont au moins une fois renoncé à quitter leur demeure seules, car elles avaient peur.

Ces collages tentent de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. En 2014, une enquête de l’ONG Soroptimist estime que seules 2% des rues françaises sont nommées d’après des femmes. Chaque jour, ces rues que nous traversons, avec plus ou moins d’assurance, nous offrent le récit d’une histoire profondément « androcentrique »[4]. Ainsi d’une part, le collage permettrait de se réapproprier un espace dont on nous a depuis bien longtemps privé.

Les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale.

D’autre part, les collages permettent de dénoncer les violences perpétrées dans le cadre domestique sur la place publique. En d’autres termes, en exposant à la cité ces « histoires de couple », il s’agirait d’imposer ce phénomène comme une problématique sociale et non pas juste un problème domestique pour lequel l’État n’aurait pas grand-chose à faire. De la même façon que certains interrogent la sécuritisation de nombre d’enjeux sur la scène internationale [5], les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale face à laquelle les acteurs publics ne peuvent plus se contenter de fermer les yeux. Certains et certaines dénoncent l’aspect dérisoire, presque dérangeant, de ces bouts de papiers. Pourtant, on s’accordera avec Melissa Peifer pour dire que ces lettres noires sur papier blanc A4 ont au moins le mérite d’ouvrir, si ce n’est de forcer, le débat sur une question qu’on rangerait bien sous le tapis. Ensembles, ces lettres noires vous toisent et vous interrogent : combien de Raymonde, combien de Laeticia, combien de nouveaux noms sur vos murs faudra-t-il pour que nous en valions la peine ?


 

[1] https://www.franceculture.fr/oeuvre/lart-du-feminisme-les-images-qui-ont-faconne-le-combat-pour-legalite-1857-2017
[2] Gustave Glotz 1970, p. 30.
[3] Di Méo Guy, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
[4] Bourdieu Pierre, la Domination masculine, 1998, Éditions du Seuil, collection Liber
[5] Holbraard Martin et Morten Axel Pedersen, 2012, « Revolutionary Securitization: An Anthropological Extension of Securitization Theory », International Theory, vol. 4, no 2 : 165-197.

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Alexandria_Ocasio-Cortez_@_SXSW_2019_(46438135835).jpg
Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

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Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53

Vulnérabilité et débordement. Sur Hedda, une pièce de Sigrid Carré-Lecointre

Hedda • Crédits : Sylvain Bouttet

En France, en 2019, 146 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-compagnon. Un phénomène désormais largement médiatisé par les associations féministes. En rendant la sphère privée « politique », le deuxième féminisme a montré que le terme de « faits divers » était inadapté pour caractériser les violences faites aux femmes. Rendus publics, les cas de femmes battues témoignent de la violence systématique dont les femmes sont victimes en raison de leur statut au sein de la société. Aux premiers abords, Hedda, pièce écrite et mise en scène par Sigrid Carré- Lecointre et Lena Paugaum (qui en est également l’interprète principale) poursuit cette même ambition : rendre visible et donc politiser l’histoire singulière d’une femme victime de violences. Interrogée à ce sujet, Lena Paugaum précise néanmoins que Hedda  « n’est pas une pièce sur les violences faites aux femmes ». La pièce, qui a rencontré un accueil remarqué à Avignon en 2019, a été reprogrammée en juin pour la ré-ouverture du théâtre de Belleville. Elle s’attaque avec poésie et diligence aux méandres psychologiques de la violence domestique. En refusant la condamnation morale, Hedda ouvre un espace où la compréhension flirte avec le malaise et fait du théâtre un laboratoire pour produire une analyse positive de l’oppression. Une mise en scène qui fait écho aux analyses d’Elsa Dorlin sur la vulnérabilité et interroge le rapport que le théâtre peut entretenir avec le politique. 


Hedda raconte l’histoire de Hedda Nussbaum, une éditrice victime d’un mari violent et accusée en 1987 du meurtre de sa petite fille. Le procès très médiatisé, avait créé un point de crispation dans le débat public : le meurtre tragique de la petite Lisa semblait jurer avec le cadre ordinaire dans lequel évoluait cette mère de deux enfants adoptifs, issue de la classe moyenne.

De cette affaire, Sigrid Carré-Lecointre tire un monologue à la trame volontairement simplifiée. Pour l’auteure, la reprise du fait divers ne doit pas enfermer le processus créatif dans l’excuse, l’évitement ou le dédouanement. « Alors que nous commencions les répétitions, cette surenchère a fini par nous placer, Lena Paugaum et moi-même, dans une froideur désabusée face à l’histoire »[1]. Sigrid Carré-Lecointre a choisi de raconter l’histoire de Hedda sous les traits d’une jeune femme timide, qui rencontre un avocat sûr de lui, avec qui elle va s’installer et avoir un enfant. Laissant de côté le meurtre de la petite fille, la pièce se concentre sur la rencontre amoureuse et sur la manière par laquelle « la violence peut naître dans l’amour, comment elle parvient à s’en nourrir. Ou plus exactement comment l’un et l’autre finissent par devenir interdépendants »[2]. En d’autres termes, en quoi la violence naît de rapports sociaux plutôt que d’une responsabilité individuelle.

Le seul en scène est brillamment interprété par Lena Paugam qui prend tour à tour les rôles de la narratrice, de la personnage principale et du conjoint pour donner corps et voix à ce drame où l’exceptionnel se mêle insidieusement à la banalité. Le propos de la pièce est paisiblement construit par des allers-retours entre la narration et l’explication des mécanismes muets qui se jouent entre les personnages. La violence, quant à elle, n’est jamais montrée comme telle, mais passe progressivement de l’agressivité implicite des dialogues à l’hébétude des corps des deux personnages.

« Les détails qui font le sentier de cette histoire d’amour sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. »

Recueillie dans le (faux) bonheur du couple, la violence colle naturellement au développement de la famille. Dès le départ, la narratrice nous prévient que tous les détails qui suggèrent une histoire d’amour paisible doivent être appréhendés avec précaution : « Il y a toujours deux histoires. Toujours deux points de vue. Tout dépend de quel côté l’histoire arrive. D’où on la regarde arriver. »[3].  Le couple que Hedda forme avec son conjoint est d’abord le produit d’une fiction qui se construit au fil d’événements convenus (la rencontre, le premier rendez-vous, la maison, l’enfant). Les détails qui font le sentier de cette histoire sont à la fois les preuves du bonheur fantasmé et les indices d’un malheur à venir. Tout l’enjeu étant de montrer comment cette « fiction-là », dans la collection des points de vue et la construction d’une trame, a tout à voir avec la réalité.

Car la sollicitude que le conjoint nourrit à l’égard de Hedda va très vite dévoiler son caractère obsessionnel. « C’est à TOI de te battre. Pour obtenir ce que tu souhaites. Hedda, ça veut dire combat. Hedda. Qu’est-ce que tu crois. Que je suis devenu ce que je suis en un jour ? C’est un travail de longue haleine de bâtir un homme. C’est TA responsabilité d’imposer le respect. Si tu n’y arrives pas. Si ensuite on te piétine, c’est aussi ta responsabilité »[4]. Le rapport de force au sein du couple se renverse quand le personnage masculin découvre l’admiration que Hedda suscite auprès de ses collègues de travail. La violence physique naîtra au creux de cette blessure d’orgueil : « (…) Il ne semblait plus avoir véritablement de rôle à jouer, si ce n’est celui terrifiant de « compagnon d’Hedda ». Il ne savait plus à qui parler, et de quoi. Il ne savait plus pourquoi il était là » [5]. Hedda existe en dehors de lui : les coups surviennent au détour de cette prise de conscience.

« Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport. »

La pièce de Sigrid Carré-Lecointre raconte sans détour l’histoire d’une femme battue. Toutefois, elle ne prétend pas, à strictement parler, jouer un rôle de porte étendard de la question des violences faites aux femmes. Dans Contre le théâtre politique, Olivier Neveux souligne qu’« il serait pathétique de réclamer du grand art plutôt que des combats, de beaux spectacles plutôt que d’offensives attaques contre la domination. »[6]. Le théâtre n’est politique qu’à condition d’ajuster ses fins aux moyens qui sont mis à sa disposition.

L’auteure de Hedda insiste sur le fait qu’elle n’est ni juge, ni journaliste. Son travail consiste au contraire à se placer en-deçà du jugement et des positions tranchées pour atteindre une « gravitation sensorielle inédite ». Elle développe une esthétique où « les choses ne sont pas noires ou blanches » mais « dansent le long d’un spectre indéfinissable de gris ». Pour cette musicienne de formation en effet, l’imaginaire sensible et la couleur (le bleu) prennent le dessus sur une écriture volontariste : ses pièces naissent de poèmes et d’images saturées en émotions qui trouvent leur rythme et se constituent progressivement en tableaux.

En d’autres termes, si Hedda est une pièce corrosive, c’est parce qu’elle refuse de réduire son propos à la morale et qu’elle l’ouvre au contraire à l’expérimentation. Ces personnages sont des « humanités d’encre » qui vivent et évoluent par la scène. Un projet qui fait écho à la définition que Olivier Neveux donne du théâtre politique : « Le théâtre et la politique ne deviennent l’un pour l’autre vivants et embarrassants qu’à la condition de se défaire de ce qui les ajuste et concilie leur rapport, bref, à la façon dont ils viennent buter, dans leur étrange association contre le théâtre politique »[7]. Dans le cas de Hedda, la pièce conduit le spectateur au point où l’empathie entre en conflit avec la bienséance. Elle propose une autopsie de la violence, prenant à rebours nos préjugés sur la figure de la victime et du bourreau.

« La pièce décrit le processus par lequel le sujet se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté. »

La pièce traite de l’impuissance, mais seulement au niveau de la frustration qui se manifeste chez le conjoint. Sigrid Carré-Lecointre s’abstient de faire un amalgame entre oppression et passivité. Le personnage d’Hedda ne parlera à personne de sa situation et soutiendra le corps à corps avec la violence. Elle va vivre en attendant le coup de trop, celui qui alerterait ses proches ou lui permettrait d’en finir. La pièce décrit ainsi le processus par lequel le sujet moral se construit par et dans la violence : comment celui-ci ou celle-ci s’adapte et se développe en déréalisant la situation à laquelle il ou elle est confronté.

Un processus que décrit Elsa Dorlin dans son ouvrage Se défendre. Une philosophie de la violence. L’inefficacité des campagnes de politiques publiques portant sur les violences faites aux femmes tient selon elle au fait que l’image d’un visage tuméfié affiché en gros plan dans le métro sensibilise mal au problème qu’il prétend traiter. « En montrant, la plupart du temps, une femme, ou plus exactement en réifiant systématiquement les corps féminins mis en scène comme des corps victimes, ces campagnes actualisent la vulnérabilité comme le devenir inéluctable de toute femme »[8]. Les visages de femmes battues se contentent de servir le récit de la victime impotente, soumise à la force de leur conjoint. Or, il ne suffit pas de prendre ces femmes à témoin pour lutter contre les violences qu’elles subissent. Il s’agit au contraire de comprendre ce qui se joue dans la violence domestique, et donc de développer une analyse objective des processus psychologiques à l’œuvre dans la vulnérabilité.

Pour Elsa Dorlin en effet, les femmes victimes de violence développent une intelligence situationnelle inhérente à leur position. Les dominants soumettent les dominés à l’adoption de leur propre point de vue, sans réciprocité possible. Ils travestissent l’anormalité en normalité, mobilisant toute l’attention de leurs victimes, et contraignant celles-ci à entrer en intelligence avec un monde de prédation. Un « dirty care » ou « care négatif » qui contraint les victimes à anticiper les signes de la violence et à en atténuer les conséquences. « La violence endurée génère une posture cognitive et émotionnelle négative qui détermine les individus qui la subissent à être constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; à vivre dans une « inquiétude radicale », épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. »[9]. La violence reconfigure le monde autour de l’oppression : la victime n’est donc pas passive, mais activement engagée dans la situation de survie à laquelle elle participe.

La pièce reconstitue cette généalogie de la violence au sein du couple, pour faire grossir l’asymétrie entre les deux personnages. La violence se fonde en écosystème et éradique toute forme d’altérité. Il n’existe plus qu’un centre, le sujet qui commet la violence, autour duquel Hedda compose pour survivre. L’acceptation dont elle fait preuve devient la seule issue vers la civilisation. Sans toutefois en faire une martyre. Accepter sa situation, c’est pour Hedda soutenir le peu de réalité qui continue d’exister dans sa vie : sa famille, son affection pour son conjoint, la croyance dans un pardon possible, son corps, ou encore la force des habitudes : « Avec le temps, même la douleur s’estompe. Le corps s’insensibilise, se métisse d’absence à lui-même. On s’habitue à tout. Et en s’habituant, l’habitude elle-même devient corps. Avec par-dessus, la douleur en onguent. »[10].

Ainsi, si Hedda est une pièce politique, c’est parce qu’elle donne à voir un monde où les débordements de l’homme (et de la femme) troublent la frontière entre la normalité et l’intolérable. Et par ce même moyen, permet de retrouver un propos philosophique sur la vulnérabilité.

Informations relatives au spectacle : 

Hedda est un monologue commandé par la comédienne et metteure en scène Lena Paugam en mars 2017. Le texte a été créée en janvier 2018 à la Passerelle, scène nationale de Saint Brieuc.

Mise en scène et interprétation : Lena Paugam
Dramaturgie : Sigrid Carré Lecoindre, Lucas Lelièvre, Lena Paugam
Création sonore : Lucas Lelièvre
Chorégraphie : Bastien Lefèvre
Scénographie : Juliette Azémar
Création Lumières : Jennifer Montesantos

La pièce a encore quelques dates au programme de sa tournée.
Le texte de Sigrid Carré-Lecointre est quant à lui disponible en librairie.

[1] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[2] https://www.sigridcarrelecoindre.com/HEDDA_.D.htm
[3]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 16.
[4] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 40-41.
[5]  Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 46.
[6]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 17.
[7]  Contre le théâtre politique, Olivier Neveux, La Fabrique éditions, 2019, p 23.
[8]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 158.
[9]  Se défendre. Une philosophie de la violence. Elsa Dorlin. La Découverte éditions, 2017, p. 175.
[10] Hedda, Sigrid Carré-Lecointre, Éditions Théâtrales, Paris, juin 2019, p. 86.

Gisèle Halimi, une vie de refus de la résignation

Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny © Capture d’écran : YouTube

« La défense, en tout cas pour moi, c’était une manière de changer le monde » déclarait Gisèle Halimi. Celle qui aimait se désigner comme « l’avocate irrespectueuse » s’est éteinte mardi 28 juillet à l’âge de 93 ans. Animée par une véritable passion de convaincre, unique moyen selon elle de construire un avenir commun, Gisèle Halimi a défendu avec ferveur les combats qui lui tenaient à cœur : défense des droits des femmes, dépénalisation de l’homosexualité, décolonisation de l’Algérie et de sa Tunisie natale, abolition de la peine de mort. Au sein des tribunaux, elle redessina les contours d’un nouveau monde, avec pour unique arme la jurisprudence française. De la petite fille qui refusait de servir ses frères à l’avocate engagée et insoumise, la figure emblématique que représente Gisèle Halimi manquera terriblement au barreau. Retour sur ses combats.


Une figure de proue du féminisme

Figure de proue du féminisme des années 1970, l’avocate a redonné à la cause des femmes un nouveau souffle. Son désir de remettre en cause le modèle patriarcal puise ses racines dans son propre vécu. Elle est née en 1927 en Tunisie dans une famille juive, de condition très modeste. Sa famille cache sa naissance, considérée comme une malédiction, pendant les trois premières semaines de sa vie. Durant son enfance, Gisèle Halimi rompt une première fois avec le modèle patriarcal familial, lors de sa douzième année. Elle refuse de servir ses frères et entame une grève de la faim, qui durera huit jours. Ses parents finissent par céder et cet épisode de sa vie représentera pour elle son « premier morceau de liberté ».

Elle s’oppose une nouvelle fois à ses parents, à quinze ans. Elle refuse de se marier à un marchand d’huile fortuné, de vingt ans son aîné. Avide de savoir et désirant rompre avec « l’inculture » familiale, elle emprunte des livres à une camarade de classe et se « bricole une éducation ». Après son entrée au lycée grâce à l’obtention d’une bourse, elle obtient son baccalauréat. Puis elle part étudier le droit à Paris et prête son serment d’avocate en 1949.

« Gisèle Halimi est inscrite dans la chair de l’histoire de l’anticolonialisme, car elle s’y était engagée corps et âme » – Samia Kassab-Cherfi

Consciente des discriminations que subissent les femmes par le simple fait de leur naissance, Gisèle Halimi fait siennes les revendications féministes des années 1970. Elles appellent notamment à la dépénalisation et à la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Gisèle Halimi est signataire du « manifeste des 343 », pétition française publiée le 5 avril 1971 dans le Nouvel Observateur. En juillet 1971, elle fonde avec Simone de Beauvoir le mouvement féministe « Choisir, La cause des femmes ». Ce dernier se construit autour de trois objectifs. D’abord faire annuler ou modifier les textes répressifs liés à la condition féminine. Ensuite défendre gratuitement les victimes de ces textes répressifs. Enfin, lutter pour le développement d’une contraception féminine.

Lors du procès de Bobigny en 1972, elle est l’avocate de Marie-Claire, une jeune fille de seize ans. Celle-ci est accusée d’avoir avorté clandestinement à la suite d’un viol. A l’issue du procès, Marie-Claire est relaxée. Sa mère, qui avait soutenu et aidé sa fille dans cette épreuve, est dispensée de peine. Gisèle Halimi donne à ce procès une dimension politique pour défendre le droit à l’avortement. Elle y déclare : « Nous voulons en toutes hypothèses, et en dernier ressort, que la femme, et la femme seule, soit libre de choisir. Nous considérons que l’acte de procréation est un acte de liberté et aucune loi au monde ne peut obliger une femme à avoir un enfant si elle ne se sent pas capable d’assumer sa responsabilité ». Elle permet ainsi une prise de conscience de l’opinion publique, alors fortement mobilisée, sur les droits des femmes à choisir « l’acte de procréation ». Ce procès représente une des pierres angulaires du projet de loi sur l’IVG proposé par Simone Veil en 1975.

En 1978, Gisèle Halimi défend au tribunal d’Aix-en-Provence Anne Tonglet et Araceli Castellano, victimes d’un viol collectif. Luttant pour que le viol soit enfin considéré comme un crime, l’avocate, par le biais de ce procès, contribue à l’adoption de la loi de 1980, qui criminalise le viol.

La voix des peuples en lutte

Attachée à sa Tunisie natale, Gisèle Halimi lutte pour son indépendance, ainsi que celle de l’Algérie. En 1960, elle devient l’avocate de Djamila Boupacha, accusée d’avoir posé une bombe dans un commerce d’Alger. La jeune femme de vingt-deux ans est emprisonnée clandestinement, puis violée et torturée par un groupe de parachutistes français. Lors du procès, Djamilia Boupacha se livre sur les actes de tortures dont elle a été victime. Cela permet à son avocate de poursuivre devant la justice le ministre de la Défense Pierre Messmer et le général de l’Armée française en Algérie, Charles Ailleret.

Simone de Beauvoir l’épaule en publiant une tribune dans le journal Le Monde, intitulée « Pour Djamila Boupacha », qui permet la création d’un comité qu’elle préside. Gisèle Halimi met sous le feu des projecteurs les violences perpétrées par l’armée française en Algérie. Le tribunal condamne Djamila Boupacha à mort mais elle obtient son amnistie en 1962 par le biais des accords d’Evian.

Elle résume son engagement anticolonialiste dans une interview par Didier Billion et Erwan Laurent, publiée dans La Revue internationale et stratégique : « À l’origine, ce qui fut le détonateur, c’était ma vie et mon regard. […] Pour moi, le colonialisme, le protectorat, c’est un mot, une chose, et le sentiment qui m’est resté, et qui m’a toujours habité, c’était le mépris. […] Ce mépris des Français de France pour tous ceux que l’on désignait par le terme d’ « Arabes », ceux que l’on appelait les « indigènes ». On croyait d’ailleurs bien faire en prenant une distance qui était censée les favoriser, c’était d’ailleurs assez étrange comme distanciation, comme conception, mais c’était surtout l’expression d’une forme d’arrogance, et c’est cela qui m’a le plus heurtée ».

Samia Kassab-Cherfi a rendu hommage à son engagement anti-colonialiste en ces termes : « Elle a toujours lutté contre les discriminations et le rejet de l’autre. Pour les femmes en Tunisie, c’est une figure primordiale. Elle est inscrite dans la chair de l’histoire de l’anticolonialisme, car elle s’y était engagée corps et âme ».

« La norme sexuelle ne se définit pas »

Le 20 décembre 1981, Gisèle Halimi propose à l’Assemblée Nationale un texte de loi visant à dépénaliser l’homosexualité. L’avocate peut compter sur le soutien de Robert Badinter, alors ministre de la Justice. Debout face à ses pairs, elle prône la liberté sexuelle comme liberté de conscience individuelle. Elle s’oppose catégoriquement à la morale sexuelle criminalisant l’homosexualité. Selon l’avocate, la loi protège les individus des abus sexuels. Mais elle ne peut « intervenir dans le choix le plus intime et finalement le plus fondamental de l’individu », à savoir sa sexualité.

Elle déclare : « La morale religieuse, pour laquelle l’amour ne se trouve justifié que dans sa fin de procréation, relève, comme la liberté sexuelle, de la liberté de conscience de chacun. La norme sexuelle ne se définit pas ». Sa proposition de loi remplit « une double exigence : rigueur juridique et respect scrupuleux de l’égalité devant la loi ». Elle subit une forte opposition de la part de la droite. L’assemblée adopte finalement son projet de loi par 327 voix contre 155 le 27 juillet 1982.

Femme aux multiples combats, Gisèle Halimi dédie une partie de sa vie à la politique, en tant que députée relativement proche du Parti socialiste – elle n’a jamais exprimé le souhait d’appartenir véritablement à un parti spécifique – de la quatrième circonscription d’Isère. Elle parvient à modifier le serment d’avocat, qui permet selon elle à ses pairs d’avoir désormais une plus grande liberté de parole. C’est encore aujourd’hui le serment prêté par les avocats.

En 1985, elle devient pendant un an ambassadrice de France à l’Unesco. L’avocate, dont la seule crainte était « la faiblesse intellectuelle », se consacre aussi à l’écriture. Elle publie des ouvrages dans lesquels elle se livre sur ses combats menés au barreau, mais aussi sur des aspects plus intimes de sa vie, comme sa relation avec sa mère dans Fritna. Elle écrivait ainsi : « Ma mère ne m’aimait pas. Ne m’avait jamais aimée, me disais-je certains jours. Elle, dont je guettais le sourire – rare – et toujours adressé aux autres, […], ma mère dont je frôlais les mains, le visage pour qu’elle me touche, m’embrasse, enfin, elle, ma mère, ne m’aimait pas ». Cette mère est aussi celle dont la vie n’avait été que soumission à l’autorité d’un père puis d’un mari, totalement dépendante, et dont Gisèle Halimi n’a jamais voulu suivre les traces.

La grande militante féministe et anticolonialiste ne s’est jamais résignée et a poursuivi son combat jusqu’à ses derniers jours.

Pourquoi certaines femmes relaient-elles la domination masculine ?

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Marche contre les violences sexistes et sexuelles à Paris. ©Christine Garbage

Le mois de mars 2020 a été marqué par de nombreuses victoires pour la cause féministe : la journée internationale pour les droits des femmes a donné lieu à de puissantes manifestations partout dans le monde, tandis que le réalisateur Harvey Weistein, reconnu coupable de multiples viols et agressions sexuelles, a été condamné à 23 ans de prison. Pourtant, en France, le bilan est loin d’être aussi positif. Alors que la cérémonie des Césars a distingué Roman Polanski “Meilleur réalisateur”, de nombreuses voix se sont élevées dans l’espace public pour prendre la défense du cinéaste accusé de viol par douze femmes différentes. Parmi ces voix, l’on peut s’étonner que des femmes aient aussi choisi de se désolidariser de la cause féministe pour prendre parti en faveur du réalisateur. Ainsi, comment expliquer que certaines femmes relaient la domination masculine ?


Le sexisme, la posture dominante

Si le sexisme est autant ancré, c’est qu’il reflète une posture dominante : il est avant tout un ciment social pour les hommes. Isabelle Clair, sociologue et chargée de recherche au CNRS, l’explique ainsi : “Le sexisme créé de la sociabilité, du plaisir et le discours sexiste créé de l’appartenance.” Cette sociabilité commence très tôt, avec des oppositions entre les activités catégorisées comme féminines ou masculines, avec des manières de parler ou des hexis corporels différenciées. L’enfant et l’adolescent vont se construire autour de ces normes. Cette différenciation devient par la suite partie intégrante des rapports sociaux. Dans un contexte de sociabilité, le sexisme s’exerce avec ou sans la présence de femmes et, si des femmes sont présentes, elles sont fréquemment touchées par des formes de mises à distance du groupe. Les rapports de domination vis-à-vis des femmes, mais aussi entre hommes, s’exercent parfois de manière violente.

Le sexisme est donc un enjeu structurel et systémique, il est omniprésent. Les violences qu’il engendre peuvent être physiques, verbales mais aussi virtuelles. Sur les réseaux sociaux, pouvoir s’exprimer sans risque de représailles permet aux discours violents d’être encore plus présents. Ils permettent ainsi de perpétuer des postures ayant été légitimées pendant très longtemps sur la question du rapport à la femme, à ses vêtements, à son attitude. Selon Isabelle Clair, l’une des idées ancrées dans l’image de la féminité, est que la femme devrait être dans la réserve, dans la retenue. Si dénoncer le sexisme entraîne un rappel à l’ordre, la femme, elle, risque d’être rattrapée par le stigmate en voulant le révéler. On peut donner à titre d’exemple certains cas de décrédibilisation de la parole des femmes lors du mouvement MeToo : les femmes qui dénonçaient des violences subies étaient alors accusées de vouloir se mettre en valeur, de faire cela pour que l’on parle d’elle. Pourtant, comme le rappelle la chercheuse, le fait d’être prise pour une “fille facile”, pour une “salope”, est un éminent catalyseur de violence sexiste.

Les femmes ne sont pas un groupe social homogène

Avant d’expliciter les différents mécanismes relayant le sexisme, il convient de s’intéresser aux femmes en tant que groupe social. Pour reprendre Simone de Beauvoir dans son ouvrage fondateur Le Deuxième Sexe : “Les prolétaires disent « nous ». Les noirs aussi. Se posant comme sujets ils changent en « autres », les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet”. À l’image de la société toute entière, les femmes constituent un groupe social hétérogène, traversé par des rapports de domination propre à tout ensemble social. Toujours selon Isabelle Clair : “Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau.”

“Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau”.

En s’inspirant du terrain de ses recherches, l’universitaire constate que “les filles les plus insultées, qui subissent l’opprobre publique, sont des filles qui n’ont pas de père, de petit-ami attitré, de frère. Il n’y a pas d’homme qui consolide leur statut social.” C’est ce qu’elle appelle la “ressource de genre”.

Cette nécessité de posséder des ressources de genre renvoie à l’imaginaire diffus qui définit le statut même de la femme et sa place au sein de la société. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin fait émerger la notion d’appropriation. Selon cette dernière, le corps des femmes doit toujours subir une forme d’appropriation, notamment par le biais d’un nom de famille, ou la présence d’un homme à ses côtés. Isabelle Clair approfondit cette idée, en expliquant qu’une fille “non appropriée”, ou “privatisée”, est perçue par la société comme une “fille publique”, une “pute”. Selon la chercheuse, il est nécessaire de relier cette idée d’appropriation à la croyance selon laquelle “les femmes sont le sexe et sont dévorées par celui-ci”. Ce préjugé millénaire rend nécessaire le contrôle des corps des femmes dans les sociétés patriarcales.

Les femmes ne sont pas toutes égales devant le sexisme et les violences sexuelles. Isabelle Clair observe notamment que les femmes jeunes sont plus susceptibles d’être agressées dans l’espace public et privé. Le sexisme peut également revêtir des formes diverses en fonction de l’appartenance sociale ou de la couleur de peau de la personne ciblée. En effet, le sexisme touche différemment les femmes suivant les ressources en leur possession, mais il n’en épargne aucune. Les formes d’oppression et l’identité des personnes touchées par le sexisme sont plurielles. Toutefois, cette hétérogénéité se retrouve aussi chez les femmes relayant ce sexisme, de manière plus ou moins conscientisée.

Un sexisme invisibilisé, ou simplement mis à distance

Comme le rappelle Isabelle Clair : “Certaines femmes n’ont parfois pas conscience d’appartenir à un groupe social en tant que tel. Celles-ci n’ont pas conscience de la domination qui s’exerce sur elles ou même parfois du sexisme.” Toujours selon la chercheuse, l’intériorisation du sexisme entraîne l’exercice de cette violence sur autrui. Résister au sexisme appelle forcément une autre forme de violence, ou un rappel à l’ordre. A l’inverse, en rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant. On se met donc à l’abri, et à distance, du groupe social auquel on appartient de fait.

En rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant.

Par-delà le fait de relayer cette forme de violence, on observe que certaines femmes peuvent nier cette violence en “invisibilisant” c’est-à-dire en niant les logiques sociales qui sous-tendent les violences sexistes. Le sexisme est alors nié en tant que fait social. Ainsi, suivant Isabelle Clair, beaucoup d’individus pensent que “les individus sexistes se limitent aux seules personnes qui se comportent mal, et ne voient les violences sexistes que comme des actions individuelles nécessitant un rappel à l’ordre”. Cette propension à individualiser les comportements empêche de relier des formes de violence plus diffuses, et de comprendre le sexisme comme un fait social.

Reconnaître une violence comme sexiste est aussi parfois quelque chose de brutal. Décrire une situation et la définir comme violente peut entraîner une prise de conscience difficile. Si le sexisme est aujourd’hui dénoncé et traité comme un véritable phénomène de société, cela n’a évidemment pas toujours été le cas, et peut entraîner une levée de bouclier de la part de certains groupes sociaux et de générations précédentes. Par exemple, lorsque le mouvement MeToo battait son plein, une centaine de femmes avec Catherine Deneuve à leur tête, ont publié une tribune défendant “la liberté d’importuner” des hommes. Il est à noter qu’il est toujours plus facile de juger d’un groupe social qui n’est pas le sien. On met à distance les personnes jugées, et on les juge d’autant mieux qu’elles représentent une forme d’altérité. Isabelle Clair évoque ainsi l’exemple des journalistes à la télévision qui “voient le sexisme dans le 93 mais pas dans leur quartier “, quand il n’est pas simplement invisibilisé. Dénoncer une certaine forme de sexisme peut aussi être un moyen d’exercer une violence envers un autre groupe social.

Une révolution par toutes les femmes

Le sexisme est toujours intégré au discours politique, et les actes pour lutter contre ces violences sont peu nombreux. Il est aussi, pour certains, bien présent au coeur des institutions. À titre d’exemple, la député Danièle Obono a souligné les liens observés,  à l’Assemblée nationale, entre domination masculine et lieux de pouvoir. Elle remarque que la violence peut être perçue comme plus banale dans les lieux de pouvoirs à cause du caractère conservateur de l’institution et d’une norme indexée sur un modèle réactionnaire. Les lieux de pouvoir sont par excellence des lieux de reproduction de la domination, il est donc logique que ceux-ci servent de support à l’exercice d’une domination masculine. La députée observe aussi l’aspect social et hiérarchique des personnes touchées par les violences sexuelles au sein de l’Assemblée nationale. Elle évoque les assistantes parlementaires, mais aussi les agents d’entretien qui sont les premières victimes de harcèlement sexiste. Néanmoins, selon ses termes “la matière sociale, culturelle et politique n’est pas figée, de même que les rapports de force”. Ainsi, le Tumblr “Chair Collaboratrice” a été ouvert afin de permettre aux victimes de harcèlement sexiste ou sexuel de témoigner sur une page publique.

Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat.

Si les mobilisations peuvent faire évoluer les choses, les prises de conscience sont aussi nécessaires. Pour comprendre la profondeur du sexisme comme fait social, LVSL s’était auparavant entretenu avec Alice Debauche afin de questionner les violences sexuelles au sein des universités françaises. En admettant que les violences sexistes sont un fait social et que les femmes en tant que groupe social cristallisent ces violences, il sera alors enfin possible de faire tomber les derniers bastions de conservatisme internes à ce groupe. Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat, en révélant la profondeur des mécanismes de domination. C’est donc avant tout le signe qu’il nous faut continuer d’avancer vers une réelle révolution féministe, incluant toutes et tous.