Clara Serra : “Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire”

Nous publions ici un entretien réalisé par nos partenaires de La Trivial. Clara Serra est professeure de philosophie et porte-parole du groupe parlementaire de Podemos à l’Assemblée de Madrid. Nous avons discuté avec elle à l’occasion de sa visite à Oviedo où elle a participé à la rencontre « Féminisme. Dialogue entre deux générations » organisée par Accion en Red Asturies. Pendant l’interview, elle a explicité certaines des idées développées dans son essai Leonas y Zorras. Estrategias políticas feministas (littéralement : Lionnes et Renardes. Stratégies politiques féministes, compte-rendu publié par La Trivial) et elle nous a annoncé qu’elle pensait déjà à un nouveau livre, qui sera davantage axé sur l’« exécution » et la mise en pratique des réflexions théoriques qu’elle a menées. Entretien mené par David Sanchez Piñeiro. Traduction réalisée par Louise Pommeret-Costa.


La Trivial – Dans Leonas y Zorras, tu t’appuies sur des auteurs comme Foucault, Butler, Laclau et même Freud pour introduire l’idée que les individus sont construits par tout un ensemble de normes, de lois et d’interdictions, et tu affirmes que le travail d’une politique émancipatrice n’est pas tant d’abolir ces pouvoirs qui nous constituent (une tâche impossible) que de les transformer individuellement et collectivement. Crois-tu que cette vision constructiviste du social est un point de départ sine qua non pour tous ceux qui misent sur une politique transformatrice radicale ?

Clara Serra – Oui, en effet. Je m’appuie sur Foucault, un auteur qui a toujours souligné le fait que les sujets sont construits. Il semble parfois que ce point de vue nous mène à un certain pessimisme quant à la possibilité d’échapper aux règles sociales. Foucault dit que les sujets sont construits et, évidemment, ce qui les construit, ce sont les relations de pouvoir. Nous pourrions donc dire que, si l’individu-même, au lieu d’être ce qui est en-dehors du pouvoir ou celui sur lequel le pouvoir s’abat, est en lui-même un résultat ou un produit artificiel du pouvoir, et bien il semble que cela pourrait nous conduire à une impasse. Pourtant, ce que je voulais en tirer, c’est que Foucault trouve en cette thèse, non pas une mauvaise nouvelle, mais une possibilité. Je crois que Butler a également beaucoup travaillé là-dessus quand elle met en évidence que la construction des individus est précisément plurielle : en effet, quand nous disons que les individus sont artificiellement constitués au moyen de règles, de normes ou de relations de pouvoir, c’est en réalité face à un faisceau pluriel de relations et de fixations que nous nous trouvons.

Je crois que le féminisme doit réfléchir à cela, et surtout aux raisons pour lesquelles la transformation peut avoir lieu quand on ne prétend pas à une abolition totale. Nous n’abolirons pas le pouvoir, nous n’abolirons pas les relations de pouvoir, tout comme nous n’abolirons pas les identités. Les identités existent et elles existeront toujours, mais au moment où l’on prend conscience du fait que les identités sont un ensemble d’éléments, on comprend dans quel sens on peut opérer une transformation à l’intérieur-même d’une identité, qui ne peut être éradiquée du monde mais peut en revanche être reconfigurée de différentes manières, comme si nous avions un Lego de plusieurs pièces et que nous pouvions les emboîter selon différentes combinaisons. Il est indispensable de comprendre qu’il y a plusieurs pièces, qu’il y a une pluralité. Et il faut comprendre une chose fondamentale, très bien mise en lumière par Butler, selon moi, qui est que le pouvoir n’est pas cohérent avec lui-même, c’est-à-dire que les pièces d’une identité qui ont évidemment tout à voir avec les relations de pouvoir, ne vont pas toutes ensemble de manière nécessaire et cohérente, mais qu’elles peuvent être configurées autrement, précisément parce qu’elles ne sont pas nécessairement unies les unes aux autres. Cela veut aussi dire que l’un des éléments d’une identité ou d’un sujet peut entrer en contradiction avec d’autres, que nous pouvons désavouer la masculinité traditionnelle sur la base d’éléments qui, en réalité, pourraient au contraire faire partie de cette masculinité traditionnelle, et nous pourrions dire la même chose de la féminité et de façons bien précises de construire le désir. C’est ça qui est intéressant : le fait qu’à l’intérieur-même du produit du pouvoir se niche la possibilité d’échapper au pouvoir ou de lui faire face. C’est ça, la thèse que je voulais explorer.

La Trivial – Dans le prologue de Leonas y Zorras, tu défends ton pari en faveur d’un féminisme qui se préoccupe de « celles qui manquent », un féminisme « tourné vers l’extérieur » et « accessible à toutes les femmes », surtout à celles qui « ne sont pas comme nous, ne parlent pas comme nous et ne lisent pas ce que nous lisons ». Dans un entretien à la page web de l’Institut 25M, les chanteuses du groupe de rap Tribade disaient, dans cette même logique, que « le féminisme qu’il faut renforcer, c’est celui que comprennent nos mères et nos grand-mères, le féminisme des gens ». En quoi consiste ce féminisme et quels sont ses traits différentiels ?

Clara Serra – En réalité, ce livre invite à réfléchir sur la nécessité de construire un féminisme populaire, et l’on pourrait me dire : « bon, d’accord, mais c’est un livre de théorie, de philosophie, où tu parles de Butler, etc. ». En effet, c’est un livre où j’appréhende la nécessité de construire ce féminisme. Je ne dirais pas que ce livre est justement un exemple de féminisme populaire mais une réflexion sur la manière dont nous devons le construire. Je crois que, parfois, quand nous faisons de la politique, nous menons des actions politiques ou des interventions politiques ; et parfois, nous réfléchissons sur ces actions et sur la façon dont nous devons les mener – et ce livre est plutôt une réflexion. Mon prochain livre sera plutôt une mise en application de cela, ou comment mettre en pratique ce qui est dit là. Un féminisme populaire doit être un féminisme qui, au lieu de mépriser le point de vue de la majorité des mères et des grand-mères de notre pays, parte précisément de ce point de vue. Et nous autres, féministes, nous devons nous interroger : parmi les choses que nous faisons, nous, féministes, combien d’entre elles peuvent sembler inaccessibles à de nombreuses femmes ? Il y a des choses qui, certes, sont très érudites, très clairement féministes : des textes, des livres, des films qui font partie de notre culture, que l’on trouve dans des librairies de femmes, dans des masters de féminisme ou dans des cursus académiques, mais dont il se peut qu’elles n’interviennent pas directement dans le monde. L’intervention politique doit être pensée pour transformer majoritairement la réalité, c’est-à-dire pour entrer en contact avec des majorités. En ce sens la question est la suivante : comment nous adressons-nous à la majorité des femmes ? Où se trouve la majorité des femmes ?

Nous autres, quand nous faisions de la politique dans le groupe de travail « Égalité » de Podemos, nous nous posions toujours cette question. Nous disions : nous, nous ne pouvons pas mépriser ces lieux majoritairement peuplés de femmes et nous devons donc porter le féminisme en des lieux où il est un peu inattendu, ou bien où il n’a pas l’habitude d’être. Combien de femmes achètent des revues dans l’espoir de lire des sujets qui ont quelque chose à voir avec le fait d’être une femme, et pourquoi ne pourrions-nous pas y exploiter les possibilités du féminisme ? Une de mes camarades disait : « pourquoi ai-je parfois, en tant que militante féministe, méprisé les salles de gym alors qu’il est possible qu’elles soient remplies de femmes et qu’elles soient un lieu idéal pour mener des combats féministes ? » Cette question nous mène aussi à appréhender la culture pop. Beaucoup de féministes trouvent peut-être un peu problématique que Beyoncé brandisse une pancarte portant l’inscription « féminisme » pendant un concert sponsorisé par la grande industrie musicale nord-américaine, qui fait partie du marché capitaliste américain. Cependant, nous nous demandions : « combien de jeunes filles y a-t-il dans cette salle de concert qui ne se procureraient jamais un livre de féminisme mais qui, peut-être, en voyant Beyoncé sur scène devant cette pancarte, ont ensuite trouvé la motivation pour lire un livre comportant sur sa tranche le terme « féminisme » ou, tout du moins, se sont intéressées à cela ? »

La Trivial – Il se produit la même chose avec Operación Triunfo, n’est-ce pas ? (NdT : concours de télé-réalité musicale espagnol du type « Star Académy ») Dans cette édition de nombreux messages féministes ont été lancés, plusieurs candidats sont montés sur scène et ont chanté avec des tee-shirts arborant des slogans féministes ; le 25 N [NdT : Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes], les filles ont par exemple réalisé une vidéo contre les violences machistes. Cela aussi touche un public très jeune.

Clara Serra – Bien sûr, il est vrai que la réflexion sur ces sujets doit être faite de façon critique et problématique. Nous insistons habituellement sur Operación Triunfo. En effet, Operación Triunfo est un programme de télé-réalité pensé pour ce qu’il est, tout comme le sponsor du concert de Beyoncé est la grande industrie musicale ; mais nous, nous disons que l’origine des choses n’est pas toujours le seul aspect à penser politiquement, et qu’il faut également penser leurs effets. Operación Triunfo, c’est un produit de consommation très populaire. Et Beyoncé aussi. Il peut y avoir beaucoup de filles, pas précisément issues des classes supérieures mais plutôt des classes populaires, qui n’ont pas accès à un master d’études de genre mais qui sont allées à un concert de Beyoncé, et cela a été pour elles un pas intermédiaire avant d’en faire un autre ensuite, jusqu’à s’intéresser pour la première fois au féminisme. Il nous faut justement appréhender ce type d’effets inespérés mais intéressants d’un point de vue politique en nous demandant où se trouvent les espaces de majorités et, dans ce cas concret, les espaces de majorités féminines.

La Trivial – Tu affirmes également dans ton livre que « toute tentative pour que les hommes se débarrassent de leur masculinité est vouée à l’échec si l’on ne propose pas d’identifications alternatives vraisemblables, capables de se rattacher à d’autres éléments déjà présents dans leur identité et, ainsi, de la déplacer. » Tu donnes comme exemple une redéfinition du courage : être courageux, c’est faire son coming out ou ne pas avoir besoin d’humilier, de mépriser les autres. Quelles pourraient être les autres composantes de ces nouvelles masculinités ?

Clara Serra – Le féminisme auquel je m’identifie ne cède jamais rien à l’adversaire, au pouvoir, au patriarcat et au machisme. L’une de nos tâches consiste à disputer les valeurs que le machisme ou le patriarcat ont confisqué ou capitalisé. Le courage, ainsi que la force, sont traditionnellement associés au masculin. Mais je crois que nous, féministes, devons précisément disputer la « force ». Par exemple, quand nous parlons de nouvelle politique, il me semble qu’un leader capable de reconnaître ses faiblesses, ou bien capable de reconnaître qu’il ne sait pas tout, se révèle être bien plus fort. La force, entendue dans les termes masculins traditionnels, c’est ce mec qui croit qu’il sait déjà tout et qu’il n’a besoin de personne. Il me semble que cela génère des leaderships très faibles et qu’en réalité, la personne qui dit « j’ai besoin des autres, j’ai besoin d’une équipe », ou une femme comme Manuela Carmena [NdT : actuelle maire de Madrid soutenue par Podemos] qui, tout à coup, dit « je ne sais pas, je répondrai plus tard à cette question car je vais m’en informer auprès de la personne qui connaît ce sujet », cela, loin d’être une faiblesse ou un signe de vulnérabilité – ce qui, dans la masculinité traditionnelle, serait vécu comme un échec -, c’est surtout une autre manière de comprendre la force. Je crois qu’il faut disputer la force, le courage, et reprendre au patriarcat et à la masculinité traditionnelle ce qu’ils se sont approprié. Il y a là de nombreuses voies à explorer. Un homme fort, ce n’est pas celui qui maltraite le garçon de la classe différent des autres ; un homme fort, décidé, courageux, ce n’est pas celui qui doit continuellement faire l’étalage de sa virilité face aux autres. En réalité, ces comportements révèlent une faiblesse absolue qui doit beaucoup à la manière dont, à l’adolescence, les garçons entendent qu’ils doivent prouver qu’ils sont des hommes. Et bien, effectivement, un garçon qui fait son coming out et qui défie les règles de la société dans laquelle il vit peut parfaitement être vu comme quelqu’un de courageux. Cela peut être une incarnation du courage. C’est une manière de retourner ou de reconfigurer des éléments faisant partie de la masculinité mais qui, tissés différemment ou reliés d’une autre manière, permettent de s’en émanciper.

La Trivial – Tu as défendu l’idée que de nouveaux leaderships comme ceux de Manuela Carmena ou Ada Colau, qui font de la politique de façon « moins agressive, moins provocatrice et moins testostéronée », ne sont pas simplement des leaderships féminins, mais aussi de meilleurs leaderships. Crois-tu que les hommes politiques en prennent aujourd’hui acte ?

Clara Serra – En partie seulement. Parfois, ils n’ont pas d’autre choix que d’en prendre acte ; mais parfois aussi, nous nous rendons compte qu’ils prennent la fuite ou qu’ils esquivent l’argument. Une des manières de l’esquiver, c’est que, quand les femmes font de la politique et montrent qu’elles ont des qualités pour en faire, les hommes essentialisent cette manière de faire de la politique comme quelque chose contre laquelle ils ne peuvent pas rivaliser. Ils disent « bon, elle fait les choses comme ça parce qu’elle est une femme » ou bien « évidemment, moi je ne serai jamais une femme, bien sûr qu’elle fait ça très bien, mais ça n’est pas de mon niveau parce que je suis un homme et que je fais les choses de manière différente ». Bien que cela semble une manière de reconnaître aux femmes leurs qualités, c’est en réalité une façon de ne pas se regarder en face comme un sujet qui pourrait faire les choses tout aussi bien. Cette idée selon laquelle il y aurait des manières féminines de faire de la politique m’a toujours, au fond, semblé très dangereuse. Les hommes doivent prendre acte de nouvelles façons de réfléchir à ce que signifie être un bon leader ou ce que signifie mieux diriger. Il ne s’agit pas de dire que nous, les femmes, nous ne sommes pas de vrais leaders, que nous ne savons pas diriger, ou que nous n’avons pas d’autorité : il s’agit de disputer, de remettre en question et de réfléchir à ce qu’est l’autorité. L’autorité, est-ce imposer les choses par la force ou bien est-ce générer suffisamment de séduction, de confiance et d’adhésion pour que les gens acceptent de nous obéir ? Ces questions, je crois que les femmes les posent très bien ces derniers temps, et quand les hommes répondent que « non, ça c’est une affaire de femmes », ils se retirent en réalité de l’équation qui les inclut dans cette comparaison.

Ensuite, il y a une autre question qui me paraît fondamentale : cette façon de dire qu’il y aurait des manières féminines de faire les choses, cela nous retire au fond à nous, les femmes, ces qualités qui ont toujours été propres aux hommes. Certains diront : « Manuela Carmena fait les choses comme ça parce que c’est une dame âgée, très candide, très gentille et très aimable… » Bon, c’est possible. Mais il se peut aussi qu’elle fasse les choses de cette manière parce que c’est une excellente femme politique qui pense que c’est-là la méthode la plus efficace, que c’est une bonne stratégie, que c’est intelligent. En d’autres termes, la stratégie, la tactique, la réflexion sur les méthodes et les moyens, tout ce qui a toujours fait partie du champ politique, est exclusivement assigné aux hommes. Les hommes s’y connaissent toujours en stratégie et les femmes font bien de la politique parce qu’« elles sont comme ça », parce qu’elles sont de bonnes personnes. C’est un piège, non ?

La Trivial – Dans un article récent publié dans ctxt.es, Jorge Lago a signalé un paradoxe : l’objectif des luttes des travailleurs est de cesser de constituer une classe laborieuse et de s’émanciper de cette condition. Dans ton livre tu dis quelque chose de très semblable : « le féminisme affirme, défend et représente un sujet politique qui, en dernier lieu, doit disparaître ». Plus loin, tu ajoutes qu’« être citoyenne est une fin, et qu’au service de cette fin se trouvent les identités [travailleuse, féministe] avec lesquelles nous faisons de la politique ». Est-ce que la citoyenne ou le citoyen seraient en quelque sorte les sujets d’arrivée de ce « républicanisme démocratique moderne » que tu défends ?

Clara Serra – Je crois que Judith Butler explique très bien cela. Elle examine avec une certaine distance la question de la catégorie des femmes. Il y a une représentation des femmes dans le féminisme, mais pour moi elle dérive toujours du fait que le monde nous traite comme des femmes. Dans la mesure où le monde nous traite comme des femmes – et dans un monde patriarcal, être une femme comporte une série de conséquences vitales, notamment la perte de droits -, nous devons nous organiser en tant que femmes pour faire face à cela. De la même façon, le monde racialise les personnes et nous mettons également en question la catégorie de race d’un point de vue biologique. Dans la mesure où le monde nous traite ainsi, cela a du sens de nous organiser en fonction de ces catégories, ce qui ne veut pas dire que nous les validons essentiellement, mais seulement stratégiquement. Pour moi le fait d’être une femme ne devrait pas être, dans le monde, un facteur impliquant des conséquences vitales – avoir plus ou moins de droits. Tant que les choses seront comme ça, il me semble que c’est un sujet politique indispensable, mais dans un horizon plus lointain, je crois que la catégorie fondamentale est celle de la citoyenneté, une catégorie que nous partageons, hommes et femmes. Cela ne me semble pas être une catégorie stratégique ou à abolir. Il ne me semble pas qu’être une femme ou être une citoyenne soit la même chose. Il me semble qu’être une femme est un chemin transitoire, nécessaire et stratégique en termes politiques, et qu’être citoyen est en quelques sorte la fin à laquelle doit être subordonnée toute la politique ; la politique qui tourne autour de la question de si nous sommes des hommes et des femmes, celle qui s’occupe du fait que nous sommes vus d’une couleur ou d’une autre, de façon racialisée, et de beaucoup d’autres politiques. Mais ce que je crois, et c’est pour cela que je me définis comme républicaine, c’est que fondamentalement, nous les femmes, nous aspirons à être des citoyennes avant d’être des femmes, et que nous espérons que le fait d’être des femmes ne conditionne pas nos droits citoyens.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

L’Argentine des artivistes : quand l’art reprend la rue

Alors que le gouvernement de Mauricio Macri vient d’accueillir en grande pompe le G20 en Argentine, incitant les habitants de Buenos Aires à partir en week-end[1] tout en militarisant la ville[2], des artistes refusent de quitter la place publique et l’investissent par leurs masques, leurs mots, leurs cris et leurs corps, s’inscrivant en faux depuis plusieurs mois déjà contre cette manifestation. Ce sont, ici, les activistes de la Fuerza Artística de Choque Comunicativo[3] ; là, ceux de Fin de UN Mundo[4], deux collectifs parmi les plus médiatisés. Mais ils ne sont pas les seuls et ce genre d’actions ne date pas d’hier. Tant pour dénoncer les crimes de la dictature que pour porter les revendications du féminisme, en passant par le souci de rendre visible la lutte des travailleurs de la culture, praticiens de l’art et citoyens lambda se rejoignent, à travers les époques et au détour des rues, pour de retentissants happenings. Retour sur la truculente mouvance de l’artivisme argentin et sur ses manifestations actuelles.


Pour beaucoup d’artistes, l’élection de Mauricio Macri en décembre 2015 à la présidence de l’Argentine a représenté une catastrophe politique. En effet, l’essentiel de la vie culturelle à Buenos Aires est animée par un vaste réseau – l’un des plus denses au monde – de centres culturels et de théâtres indépendants, de clubs de musique et de milongas (clubs de tango), régis par une économie précaire[5]. Touchés de plein fouet par la réforme du tarifazo qui a entraîné, dès janvier 2016, l’augmentation drastique des tarifs de l’eau, de l’électricité, du gaz et des transports et par diverses formes de persécutions politiques telles que de récurrentes fermetures arbitraires qu’on nomme les « clausuras », ces espaces culturels sont devenus le foyer d’une intense mobilisation expliquant en partie le regain local de l’artivisme[6] ces dernières années. Ana Longoni décrit l’activisme artistique argentin comme un ensemble de « mouvements diffus intégrés par des artistes et des non artistes, qui socialisent des savoirs et mettent à disposition des ressources pour tous »[7]. Si, dans les années 2000, la démocratisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux a transformé les pratiques artivistes, leur offrant plus de visibilité, leur histoire est bien plus ancienne en Argentine.

L’activisme artistique argentin après la dernière dictature militaire

Au sortir de la dernière dictature militaire (1976 – 1983), des groupes d’artistes s’échinaient déjà à se ressaisir des rues de Buenos Aires. Nourri d’actions spontanées telles que le Siluetazo[8], qui témoigna des premiers élans de participation populaire dans une performance artistique à portée politique, l’artivisme argentin trouve ses origines dans les milieux de la contre-culture.

http://revistamutt.com/visuales/el-siluetazo-ponerle-el-cuerpo-a-la-desaparicion/
Le “Siluetazo” du 21 septembre 1983. © Revista MUTT

Les années 1980 : de l’après-dictature à l’hyperinflation

La mouvance under des années 1980, animée d’artistes aux disciplines hybrides, électrise les caves de la capitale argentine par des concerts déjantés, des spectacles burlesques et un art de vivre où se mêlent drogues, libertinage et inventivité. Elle a pour lieux emblématiques le Cafe Einstein, la discothèque Cemento ou le Parakultural, viviers des plus talentueux artistes argentins de cette génération. Ce sont les années de La Organización Negra[9], groupe célèbre pour avoir réalisé des performances provocantes évacuant les mots et plaçant le corps au centre de l’action : alors que le pays s’extirpe tant bien que mal de la terreur, des dizaines de performeurs viennent se “freezer” (s’immobiliser, comme gelés) en pleine rue, simulent des scènes de fusillades dans l’espace public, tombent comme morts sur les trottoirs ou se jettent sur le capot des voitures pour leur vomir du yaourt sur le pare-brise. La performance Uorc work écrit tel qu’il se prononce en espagnol – sera particulièrement retentissante. Des suites de l’action Tirolesa en 1989, où le groupe demanda l’autorisation à l’État de réaliser sa performance sur l’obélisque de Buenos Aires, La Organización Negra abandonnera peu à peu son caractère transgressif et sera dissoute en 1992[10].

Les artivistes du groupe Escombros[11], ces « artistes de ce qui reste », tels qu’ils se présentaient alors, s’illustrèrent également dès 1988, dans cette période d’hyperinflation qui inspira son nom au collectif : à la question « Que restera-t-il de ce pays ? », ils répondaient : « Des décombres ». Par des interventions plastiques de rue ou via des expositions, ils s’efforcèrent d’exprimer la réalité sociopolitique de leur époque.

Les années 1990 : néolibéralisme et réconciliation forcée

En 1996 est constitué le mouvement HIJOS (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) à l’initiative des fils des disparus de la dernière dictature militaire. Il opère alors sous forme d’escraches[12], ces techniques agressives qui consistent à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime et qui ont contribué à la « revitalisation de la lutte pour les Droits de l’Homme dans l’adversité de la conjoncture en rendant publiquement visible l’impunité des oppresseurs et en contribuant à générer une condamnation sociale devant l’absence d’une quelconque lueur de condamnation légale »[13]. Par la radicalité de son geste, HIJOS ouvre une brèche dans une séquence politique, celle du président néolibéral Carlos Menem, soucieuse de réconcilier le pays avec son passé en amnistiant les anciens officiers du régime.

“HIJOS opère alors sous forme d’escraches, ces techniques agressives consistant à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime”

Mais la mise en scène d’une revendication politique ayant pour objet les affres de la dictature a un antécédent célèbre en Argentine : les Mères de la Place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) qui depuis 1977, parées de leurs langes blancs, défilent sans relâche chaque jeudi devant la Casa Rosada, siège de la présidence argentine, afin de commémorer l’assassinat de leurs enfants qui sont pour la plupart d’anciens militants opposés à la dictature. Elles réclament la condamnation des tortionnaires et demandent la restitution de leurs petits-enfants accaparés par les militaires.

https://archive.org/details/GacPensamientosPracticasYAcciones/page/n97
Les panneaux du GAC, “Justice et punition”, en 1998. © GAC

L’activisme de HIJOS et le legs des Mères de la Place de Mai ont stimulé, dans les milieux artistiques, la création de plusieurs groupes parmi lesquels le GAC (Grupo de Arte Callejero)[14], né en 1997 à l’initiative d’étudiants des Beaux-Arts et Etcétera, formé par des artistes de théâtre, renommé en 2005 Internacional Errorista dans le cadre de la venue du président américain Georges W. Bush au 4ème Sommet des Amériques[15]. Ces deux groupes ont apporté les marques artistiques visuelles et théâtrales les plus poignantes aux escraches développés par HIJOS. Quand le GAC, qui imita les panneaux de signalisation, indiquait en pleine ville la localisation des anciens centres de détention, des maternités clandestines ou des domiciles de tortionnaires relaxés, Etcétera se chargeait de représenter, devant les dits domiciles et grâce à des marionnettes, des costumes et des masques, des scènes de torture, des vols de bébés ou des moments de confessions de militaires éplorés devant des curés burlesques.

Les années 2000 : de la crise aux recompositions

Le 19 décembre 2001 se déclenche la tristement célèbre crise argentine. Devant l’ampleur de la mobilisation populaire, des émeutes qui la caractérisent et de la violente répression policière qui fit 35 morts, le président Fernando de la Rúa démissionne et s’enfuit par hélicoptère du palais présidentiel assiégé par la foule. Entre décembre 2001 et mai 2003 s’écoule une période marquée par un climat inédit d’instabilité institutionnelle et de perpétuelle agitation dans les rues. Un nouveau paradigme social émerge à travers des assemblées populaires, des piquets de grèves, des entreprises récupérées par leurs travailleurs et des mouvements de chômeurs, les piqueteros, dont le mode de protestation consiste à couper les principales voies d’accès à la capitale. Dans ces moments d’intense mobilisation et de créativité ont surgi de nouveaux modes d’activisme social et culturel ayant impulsé une grande quantité de groupes d’artistes visuels, de cinéastes et de vidéastes, de poètes, de journalistes alternatifs et d’intellectuels.

Après l’élection de Néstor Kirchner en avril 2003[16], deux raisons ont contribué à affaiblir la dynamique de l’activisme artistique en Argentine. La première concerne la relation des artivistes avec la sphère politique : en s’inscrivant dans la ligne d’une reconnaissance des droits de l’Homme par la réouverture des procès contre les criminels de la dictature, le gouvernement Kirchner a fragmenté le mouvement qui luttait au nom de ces revendications. Pour le bicentenaire de la révolution argentine en 2010, il a notamment fait appel au GAC et à Fuerza Bruta pour réaliser, contre rémunération, l’impressionnante manifestation de commémoration[17]. La seconde a trait au rapport que les artivistes entretiennent avec l’institution artistique : du fait de l’attractivité dont a fait l’objet l’Argentine au cours de la conjoncture 2001 – 2003, ses pratiques artistiques collectives ont acquis une soudaine légitimité dans les circuits internationaux de l’art. Des groupes comme le GAC et Etcétera, qui étaient restés jusque-là à la marge des circuits conventionnels, se sont vus invités dans des biennales et des expositions internationales.

 

Des artistes et des luttes dans la conjoncture macriste

L’élection du futur président Mauricio Macri comme maire de Buenos Aires en 2007 commence à générer de nouvelles insatisfactions et des colères qui culmineront en 2015 lorsque l’État et la capitale fédérale lui sont désormais acquis. Une nouvelle crise de la représentation politique, doublée de la démocratisation d’internet et de l’usage des réseaux sociaux, conduisent des acteurs à parler désormais de « nouvel activisme », comme l’analyse l’artiste activiste et chercheur Maximiliano de la Puente : les pratiques se réinventent, les objets de lutte se transforment et de nouveaux collectifs émergent[18], pour beaucoup héritiers de l’effervescence de la crise de 2001.

Les artistes, ces « travailleurs de la culture », peinent à être représentés par les syndicats du pays. Ils ont alors recours à leurs meilleurs outils pour rendre visible leur lutte[19], usant de divers registres. Le style dit « ludico-ironique », proposé par Bleuwenn Lechaux pour décrire la théâtralité des collectifs new-yorkais, pourrait convenir pour qualifier les actions des Argentins ; il s’agit alors de se demander « dans quelle mesure ces mises en formes musicales et théâtralisées de la contestation, qui usent du registre de l’ironie, ont-elles, pour les militants, la faculté de remettre en jeu les convictions politiques, d’armer les convertis et de convertir les indécis, voire de sensibiliser les opposants ? »[20].

Les artistes et l’institution culturelle

Les artistes s’attaquent parfois seuls à leurs propres institutions, celles de la culture, pour en révéler les dysfonctionnements et faire valoir leurs droits. Ainsi, des groupes se sont employés à ridiculiser la gestion, jugée calamiteuse, du Complexe Théâtral de Buenos Aires, cet ensemble des cinq plus importants théâtres publics de la capitale, en venant s’asseoir sur des chaises, armés de banderoles ironiques, face à certaines de leurs portes closes depuis beaucoup trop longtemps pour « cause de travaux »[21].

https://www.laizquierdadiario.com/Ser-o-no-ser-asi-esta-el-teatro
Devant le théâtre public Sarmiento, en 2015. © Maru Sapriza

De même, suite à la hausse soudaine des prix de l’électricité en janvier 2016 et devant l’absence de réponse de l’État à la demande d’instauration d’une tarification spéciale pour le secteur fragile de la culture indépendante, des acteurs ont réalisé l’action dite de l’« Apagón » qui consista en une extinction synchronisée des lumières dans cinquante institutions culturelles. Puis ils firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités[22]. Pour sa part, le groupe ATACA[23] réalisa deux actions pour rendre visible la condition des travailleurs des musées publics. La première eut lieu sur la Place de Mai, à minuit – sans prise de parole syndicale, précise Marcos Kramer, employé du Musée d’Art Moderne de Buenos Aires – le jour où se terminaient les contrats de cinq cents travailleurs non reconduits. La seconde se déroula devant le musée des Beaux-Arts, un samedi à midi : les employés mobilisés installèrent sur la voie publique un grand cadre dans lequel ils s’assirent à tour de rôle, accessoires en main, posant comme sur un célèbre tableau du musée datant du XIXème siècle où l’on peut voir une famille affamée et sans travail, tout en invitant avec succès les passants à en faire de même.

“Des artistes firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du Ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités”

Il arrive aussi – pour un impact médiatique et politique décuplé – que les artistes s’associent à d’autres secteurs et à d’autres causes pour parvenir à leurs fins. Le 25 janvier 2016, Dario Lopérfido, alors ministre de la culture de la ville de Buenos Aires, nie dans une entrevue le chiffre officiel des 30.000 disparus de la dernière dictature argentine. Accusé de négationnisme, sa déclaration soulève l’indignation et devient l’argument d’une vaste campagne, menée conjointement par les travailleurs de la culture et les associations des droits de l’Homme, visant à obtenir sa démission. La mobilisation prit notamment la forme d’escraches, relativement pacifiques, dont l’efficacité a résidé dans leur répétition incessante, comme l’explique le metteur en scène et activiste Juan Pablo Gómez. Pendant plusieurs mois, le ministre ne pouvait se présenter dans un lieu officiel sans qu’une action de groupes masqués à son effigie[24] ne vienne interrompre ses discours[25]. Par un jeu de pièges médiatiques et grâce à l’extension virale du mouvement, répercuté à l’international, Dario Lopérfido fut contraint de démissionner successivement de toutes ses fonctions (il en occupait trois à la fois).

https://www.laizquierdadiario.com/Loperfido-es-un-simbolo-de-todo-lo-que-no-queremos-en-la-Cultura
Manifestations contre Dario Lopérfido, en 2016. © La Izquierda Diario

L’artivisme dans le mouvement féministe argentin

Mais c’est le mouvement féministe argentin qui semble incarner le meilleur exemple de cette fusion entre luttes sociales et recours artistiques. Suite à la création, le 3 juin 2015, du mouvement Ni Una Menos[26], des mobilisations organisées sans appui syndical et grâce aux réseaux sociaux mirent officiellement à l’ordre du jour, aiguillonnées par le thème du féminicide, une série de mots d’ordre. La campagne nationale pour le droit à l’avortement est la plus emblématique d’entre elles : en reprenant le symbole des Mères de la Place de Mai, les manifestations de l’été 2018, où les langes sont désormais de couleur verte, ont débordé les avenues de Buenos Aires, donnant lieu à des actions saisissantes telles que l’Operación araña (Opération araignée), dans le métro, le 31 juillet[27].

Plusieurs collectifs sont récemment apparus en Argentine, parmi lesquels Las Rojas, les Mujeres de Artes Tomar – détournement de l’expression « hombre de arma tomar », qui désigne un homme sachant se défendre, le groupe ayant substitué arma par arte – et Aulla (hurlement de louve)[28]. L’artivisme féministe, pour la militante Cora Fairsen, a d’autant plus de sens qu’il met en scène le corps, lui-même objet de la revendication : « S’il n’apporte rien de particulièrement nouveau dans le discours, il doit pouvoir changer les manières de faire et notamment s’emparer, pour la détourner, de la traditionnelle marche syndicale », selon elle « typiquement masculine ». Un groupe comme Pan y Rosas (Du pain et des roses)[29], par exemple, se décrit comme socialiste et anticapitaliste et insiste sur le cadrage international de son combat, au-delà du seul sujet de l’avortement et du seul cas de l’Argentine, considérant que la lutte féministe est partie intégrante de la lutte des classes[30].

L’une des tâches de ces groupes est de se réapproprier les jours symboliques comme le 28 septembre (jour international pour le droit à l’avortement), le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) ou le 24 mars (anniversaire du dernier coup d’État argentin) lors duquel, en 2016, les Mujeres de Artes Tomar, sous le mot d’ordre Mujer, Marzo y Memoria, s’approprièrent ladite marche pour « la mémoire, la vérité et la justice » et conduisirent une performance intitulée La Marcha de las Escobas (La Marche des Balais), balayant en dansant l’avenue à l’unisson[31].

https://emergentes.com.ar/tagged/operaci%C3%B3n-ara%C3%B1a
L’Opération “araignée”, le 31 juillet 2018. © Emergentes

Certaines revendications des membres du collectif Aulla – vêtues de noir et parées de masques de louves colorés et brillants[32] – ciblent le champ culturel. Selon Cora Fairsen, si la parité existe globalement dans le circuit du théâtre indépendant, il y a parmi les artistes programmés dans le théâtre public deux femmes pour dix-huit hommes. Début 2018, au cours de la troisième assemblée de Ni Una Menos, le collectif Aulla dénonce les fermetures arbitraires de salles de spectacle indépendantes et attire l’attention sur la profonde inégalité qui règne au sein du Complexe Théâtral de Buenos Aires où, entre les différences de salaires et les assignations à des tâches genrées, la très faible représentation des artistes féminines au cours de la dernière saison laisse à désirer[33].

 

Les nouveaux collectifs artivistes argentins

Armés des nouveaux outils numériques pour se rencontrer, s’organiser et diffuser leurs actions, les artivistes des années 2010 ont trouvé matière à mobiliser autrement d’anciens et de nouveaux acteurs en produisant des actions en dehors des cadres institutionnels, s’appropriant les rendez-vous officiels ou faisant irruption là où on ne les attendait pas pour rendre audibles et partageables des problématiques collectives.

Cette mobilisation des émotions, tant pour celui ou celle-ci qui exécute l’action que pour celui ou celle-là qui y assiste de loin ou la vit de près, cherche à donner accès, par le seuil du sensible, aux batailles politiques en cours, aux scandales qui les sous-tendent et aux rêves sociétaux qui les animent. Deux collectifs, ces dernières années, ont particulièrement bien illustré ces perspectives en Argentine.

La Fuerza Artística de Choque Comunicativo (FACC)

L’esthétique angoissante, parfois ironique, mais plus souvent violente ou macabre de la FACC s’est déclinée depuis 2015 en plusieurs interventions dans des lieux-clés de Buenos Aires et de l’Argentine[34]. Définis sous l’égide de mots d’ordre éloquents[35], les faits d’armes symboliques de ces performeuses et performeurs prennent des formes variées. L’action Promotoras[36], sous couvert d’une campagne publicitaire consistant en une distribution de flyers par des jeunes filles souriantes, vêtues de courtes robes bleues, devant des centres commerciaux ou le Congrès de la nation, maquillait ironiquement la promotion de la campagne pour le droit à l’avortement. L’action Puente[37] fut donnée sur un pont : les acteurs, grimpés sur la rambarde au-dessus de l’avenue Córdoba, hurlaient, couverts de farine, simulant une fusillade avec des ballons jaunes – symbole du parti PRO de Mauricio Macri – attachés autour du cou. Une autre action, dans la tradition de l’escrache et intitulée Genocida suelto[38] (Auteur de génocide en cavale) consista en une performance devant les domiciles des tortionnaires en liberté dite « surveillée » et au cours de laquelle un texte de dénonciation fut proclamé au mégaphone tandis que des comédiens s’agenouillaient dans la rue et que d’autres, masqués, leur recouvrait la tête de sacs poubelles. L’une des actions les plus retentissantes fut celle intitulée Esto no es Independencia[39] (Ceci n’est pas l’indépendance), un dénuement collectif sur fond de fanfares suivi d’un entassement de corps ensanglantés, piqués de drapeaux nationaux (Espagne, Argentine, États-Unis) évoquant colonialismes et néocolonialismes, et accompagné d’une profération au mégaphone du poème Hay cadáveres de Néstor Perlongher. Elle eut lieu à plusieurs reprises, devant le palais présidentiel, sur l’avenue 9 de Julio et devant le Congrès de la nation, accompagnée des banderoles Macri go home ou Obama no sos bienvenido, le 24 mars 2016, lorsque pour le jour du quarantième anniversaire du dernier coup d’État militaire, Mauricio Macri invita Barack Obama à Buenos Aires. Mais l’action la plus frappante fut peut-être celle intitulée Femicidio es genocidio[40] (Le féminicide est un génocide) au cours de laquelle des dizaines de performeuses se dénudèrent et s’entassèrent devant le Congrès de la nation, reproduisant l’image d’un charnier, tandis qu’un texte qui énumérait les différentes façons de tuer une femme était prononcé, là encore, au mégaphone.

https://www.lavaca.org/notas/independencia-y-arte-cuando-el-cuerpo-habla/
L’action “Ceci n’est pas l’indépendance” de la FACC. © Emergente

L’ambitieuse action Quién elige ? (Qui choisit ?)[41] consista en octobre 2017 à faire advenir quatre événements dans la même journée, sur quatre sites du territoire argentin très éloignés les uns des autres. Sous des bannières qui indiquaient Dictature corporative, Exploitation assassine et Terrorisme d’État, qui choisit ?, elle mobilisa près de 400 personnes, vêtues de costumes noirs et portant des masques à long nez aux multiples connotations : à la fois masque du docteur dans la Commedia Dell’Arte – qui se protège ainsi de la peste – et masque à gaz ; bec rappelant le corbeau, oiseau de mauvais augure, et le vautour, symbole en Argentine des fonds spéculatifs agressifs, dits « fonds vautours ». Les quatre actions furent filmées et retransmises en direct, puis montées avant d’être diffusées sur internet accompagnées de commentaires.

Le collectif Fin de UN Mundo (FUNO)

Plus inclusif et coloré, volontiers plus festif quoique souvent cynique voire qualifié de « trash », le groupe Fin de UN Mundo, ou FUNO[42], brille pour son aptitude à rassembler de nombreux participants aux provenances diverses. Carolina Wajnerman, l’une des fondatrices du groupe, le présente ainsi : « Fin de UN mundo, c’est apporter dans l’espace public des métaphores. En poursuivant l’objectif de rendre visible certains thèmes par la voie artistique, on pense que les gens peuvent l’interpréter de plusieurs manières. Et nous ne prenons pas en charge la manière avec laquelle l’autre va l’interpréter ». La démarche est ici similaire à celle des groupes new-yorkais observés par Bleuwenn Lechaux et dont l’auteur décrit un « activisme non prédicateur » qui, grâce à l’ironie et à la participation ludique des publics à l’action, serait censé « transmuer à la fois socialement et médiatiquement les connotations dépréciatives associées au militantisme de gauche en représentations gratifiantes »[43] afin de sensibiliser au-delà des cercles de militants déjà convertis.

La participation aux actions du groupe se fait à travers des convocations. Certains de ces événements rassemblent jusqu’à 300 performeurs. L’action inaugurale du collectif eut lieu le 12 octobre 2012, jour de la Diversité Culturelle instauré dans toute l’Amérique latine. « Ce jour se fêtait les 10 fois 52 ans du 12 octobre 1492 », explique très sérieusement Carolina Wajnerman, dévoilant la mythologie sur laquelle s’est construit le groupe : « On parlait de la fin du monde selon la légende maya. Donc nous on a dit : fin d’un monde pour la naissance d’un autre. L’action s’est appelée Proyecto 10/52[44] ». Pour sa part, le projet Radio FUNO, dorénavant mis en place tous les ans pour la marche commémorative du 24 mars, se compose de « chansons qui se dansent », réinterprétées par le groupe. Les thèmes abordés par FUNO sont nombreux : la mauvaise gestion de la ville de Buenos Aires, le féminisme (avec l’action Perras[45]), les peuples autochtones ou encore la violence institutionnelle.

https://www.minutouno.com/notas/299562-una-protesta-zombi-contra-el-pro-recorrio-la-ciudad#fotogaleria-id-405447
L’action PROMBIES de FUNO. © MinutoUno

L’action PROMBIES – association de PRO, le parti de Mauricio Macri, et de zombies – consista en une déambulation urbaine grotesque dans le métro et les centres commerciaux d’acteurs déguisés en zombies et dans le crâne desquels était planté une pancarte PRO[46]. Après l’élection de Mauricio Macri à la présidence, le collectif mit les bouchées doubles avec l’action OAMA (pour Organisation des amis de l’Amérique, dont l’acronyme sonne comme Obama) : « les PROMBIES attaquaient directement le PRO, alors que OAMA va à la racine : il attaque le modèle », explique l’activiste. L’action consista en un canular, dans le style des Yes Men, mis en place pour le bicentenaire de l’indépendance en 2016. Bien habillé, un groupe de personnes se présenta comme une supposée organisation d’argentino-étatsuniens venue fêter l’événement, avec le slogan « 200 ans, plus proches que jamais » : « Ils dansaient le pericón, la danse nationale, avec des foulards aux couleurs des États-Unis, il y avait des cheerleaders, des gens qui chantaient du gospel, et puis ils chantèrent l’hymne argentin, mais en anglais, près de la scène officielle, et des gens ont réagi », raconte Carolina Wajnerman. L’action, filmée puis diffusée sur une page Facebook de OAMA créée pour l’occasion, permit de maintenir l’équivoque jusqu’à ce que le collectif révèle le canular, sans conclure : « La semaine suivante, dans la vidéo, quelqu’un a demandé : « OAMA, c’est réel ? ». Et on répondait « C’est réel si on veut que ça le reste ».

 

[1]Voir : https://www.pagina12.com.ar/155881-los-portenos-que-se-vayan

[2]Voir : https://www.pagina12.com.ar/156734-una-cumbre-de-locos

[3]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OAwVu7yV6-Q et : https://www.youtube.com/watch?v=Nx0JSdT1uLE

[4]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=u0kYLag9-1s

[5]L’étude de ce réseau et de ses mobilisations militantes a fait l’objet de notre mémoire de master à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL), réalisé à l’appui d’une étude de terrain en 2017 et 2018, et dont sont issus les entretiens cités dans cet article.

[6]L’activisme artistique, ou artivisme, héritier des diverses avant-gardes et mouvements sociaux du XXème siècle, émerge à l’échelle internationale au milieu des années 1990 : il pourrait se définir comme un ensemble de pratiques, de productions et d’actions, la plupart du temps collectives, s’inscrivant dans un champ situé à la croisée de l’art et du militantisme car mobilisant des ressources artistiques avec la volonté d’influer sur le politique, tout en vouant une défiance face à l’institutionnalisation. Voir notamment : LEMOINE Stéphanie et OUARDI Samira, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010 ; PORTE Sébastien et CAVALIÉ Cyril, Un nouvel art de militer. Happenings, luttes festives et actions directes, Paris, Alternatives, 2009 ; LINDGAARD Jade, « Artivisme », in Vacarme, vol. 31, no. 2, 2005, pp. 30-33 ; We are everywhere : the irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003.

[7]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », conférence prononcée le jeudi 17 décembre 2009 à La Casa de las Américas à La Havane (Cuba). Voir :  http://laventana.casa.cult.cu/noticias/2009/12/17/activismo-artistico-en-la-ultima-decada-en-argentina/.

[8]Moment qui consista, le 21 septembre 1983, et alors que l’Argentine est toujours sous le joug de la dictature, en une « participation, au sein d’un immense atelier improvisé à l’air libre qui dura jusqu’à minuit, de centaines de manifestants qui peignirent sur papier des silhouettes, se servant de leurs propres corps pour en esquisser les contours, et qui allèrent les coller sur les murs, les monuments et les arbres, et ce malgré la menace de la répression policière, […] pour marquer la présence d’une absence, celle des milliers de disparus de la dernière dictature militaire » in LONGONI Ana, « ¿Quién le teme a los escraches? », in América, Cahiers du CRICCAL, numéro 51 (pp. 20-32), 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/america/1904

[9]Voir notamment : GONZÁLEZ Malala, La Organización negra. Performances urbanas entre la vanguardia y el espectáculo, Buenos Aires, Interzona Editora, 2015. Le documentaire de Julieta Rocco paru en 2006, “La Organización Negra. Ejercicio documental”, retrace leur parcours. Voir : https://cinefreaks.net/2016/12/02/la-organizacion-negra-ejercicio-documental-cuerpo-riesgo-y-alma/

[10]Certains de ses membres se reconvertirent dans le groupe De la Guarda, qui lui-même se divisa en 2002 entre deux autres groupes, Ojalá et Fuerza Bruta, ce dernier s’étant alors dédié à des actions spectaculaires commerciales.

[11]Voir : http://grupoescombros.com.ar/

[12]Selon Ana Longoni, escrache est un mot qui provient du lunfardo (argot du Rio de la Plata), signifiant un acte qui cherche à indiquer un fait intentionnellement occulté. Escrachar, c’est signaler, rendre évident. Pour Guillermo Almeyra, il signifie « mettre en vue publiquement », « dénoncer devant tous », « mettre au pilori ». Voir :  ALMEYRA Guillermo, Rebellions d’Argentine, Tiers État, Luttes sociales et autogestion, Paris, éditions Syllepse, 2006, p.183

[13]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », op. cit.

[14]Voir : https://grupodeartecallejero.wordpress.com/

[15]Voir : https://www.facebook.com/Internacional-Errorista-362450190607979/. Leur manifeste est publié ici : https://reexistencia.wordpress.com/todas-las-revistas/revista-julio-2011/manifiesto-errorista/. Un entretient relate leur apologie-dénonciation de l’erreur, ici : https://jaquealarte.com/entrevista-grupo-etcetera-error-acierto-permanente/. Le groupe réalisait encore, en 2008, une action pour la Palestine : https://www.youtube.com/watch?v=d1nYWjXrGWM

[16]Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée » : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee

[17]Tandis que, pour le contre-commémorer, la Internacional Errorista réalisait une action parfaitement burlesque, dans la lignée de l’événement El Mierdazo (Le merdier), perpétré en 2002 devant le Congrès de la Nation. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OHNdqaOcuL8&list=PL6903A41D939F5510

[18]On peut citer, parmi les plus actifs, le Proyecto SQUATTERS, les Fileteadores del Conurbano, les Serigrafistas Queer, le Colectivo Artístico Intersticial, le Colectivo Alegria, le collectif Dominio Público ou encore Las Insumisas de las Finanzas (voir : https://www.youtube.com/watch?v=TCergcRuqlI)

[19]Voir notamment : SÁNCHEZ SALINAS Romina et HANTOUCH Julieta (coord.), Cultura independiente : cartografia de un sector mobilizado en Buenos Aires, Buenos Aires, Caseros, RGC Libros, Casa Sofia et Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, 2018

[20]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur à New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy » in ROUSSEL Violaine (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Presses Universitaires de Vincennes, Université Paris 8, collection “Culture et Société”, Saint-Denis, 2010, p.221

[21]Le collectif ESCENA POLÍTICA, grâce auquel se perpétuèrent les activités de ces groupes – le Teatro Independiente Monotributista (TIM) et le Foro Danza en Acción (FDA) – organisa notamment un congrès hors norme – El Congreso Transversal – et créa une chaîne YouTube parodiant les publicités municipales. Voir : https://www.youtube.com/channel/UCrUZSQC_YGgBFcML0LxZcTA ; et : http://campodepracticasescenicas.blogspot.com/2017/01/de-como-hicimos-el-congreso-transversal.html

[22]SÁNCHEZ SALINAS Romina et BROWNELL Pamela, “Apuntes para un mapa de las resistencias teatrales en la ciudad autónoma de buenos aires (2015-2016)”, Observatorio de políticas culturales del Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, Publicación anual n°7, Buenos Aires, 2016

[23]Voir : https://www.facebook.com/pg/laculturanoseachica/photos/?ref=page_internal

[24]Le recours à l’effigie d’un coupable, démultipliée à l’infini sur les masques portés par les manifestants, fut aussi employée, dans le registre du martyre, pour diffuser le visage de victimes (dans la droite lignée des expositions massives des portraits des disparus de la dictature). Ce fut le cas, en 2017, lors des manifestations réclamant la réapparition du militant pour la cause des Indiens Mapuches Santiago Maldonado, disparu au cours d’une opération policière ; cela avait déjà été employé en 2007, lorsque le Colectivo Siempre utilisa le portrait de José López pour réclamer, là aussi, la réapparition de ce survivant de la dictature qui accepta de témoigner lors d’un procès contre ses tortionnaires et disparut mystérieusement le lendemain.

[25]Voir, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=ii7pBHefYDg

[26]Voir : http://niunamenos.org.ar/

[27]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=_CtVwHDNrSw

[28]Voir leur film de présentation : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/193005434623460/

[29]Voir notamment leurs allocutions du 8 mai 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=SRBHQud4Z7M

[30]Sur le féminisme anticapitaliste argentin, voir notamment : CAVALLERO Luci, GAGO Verónica, VARELA Paula, BARÓN Camila et MITIDIERI Gabriela, « Argentina’s Anticapitalist Feminism », Jacobin, septembre 2018 : https://jacobinmag.com/2018/09/argentinas-anticapitalist-feminism

[31]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=iTzGkZeufBM

[32]Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/171488950108442/

[33]« 94% des auteurs programmés sont des hommes, un seul texte programmé fut écrit par une femme, seules 20% de ces œuvres mises en scène le furent par des femmes », dénoncent-elles. Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/187987075125296/

[34]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nqzNe_dQhUQ

[35]Le groupe se décrit ainsi lui-même : « Équipe non partisane d’artistes se mobilisant dans l’urgence d’affronter toutes machines de violences qui prétendent discipliner nos destins sociaux, [ayant la] certitude qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le travail et la responsabilité de l’artiste que de mettre ses outils au service du “démantèlement” par un acte de communication, et par n’importe quelle initiative qui réponde à la liberté de l’esprit. En faisant de la rue et des édifices publics notre scène et le centre des opérations. Nous invitons à qui le décide de se déclarer en état d’urgence et à se mettre par conséquent en action. Artistes qui comprennent qu’il s’agit du moment de prendre les devants. De décider où mettre ses énergies, où investir sa force, où prendre des risques. Individus désirant un corps collectif. Disposés à transgresser et à déroger aux règles pour obtenir les effets performatifs révélant des idéaux, construisant un discours. Un discours intransigeant, par le cri puissant de l’artiste. » Voir : http://explicitoonline.com/131628-2/

[36] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=YMNmtllykyA

[37] Voir :  https://www.youtube.com/watch?v=Dke9ivPNgCQ

[38] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=1Sw9Wu-Oyd8

[39] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ZSo9BFqStHs

[40]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=BZcjU-RcoFs

[41]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Sey_pc-4Fe0

[42]Voir : https://www.facebook.com/ProyectoFinDeUnMundo/

[43]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur a New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy », op. cit, p.233

[44]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=oF3upKYVNQk

[45]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ecktLNSWRfw

[46]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=VVom0vKwLao

Féminisme : la libération des hommes

© Tom Scholl via Flickr

Le mouvement #MeToo apparu en janvier 2018 a libéré une parole féminine. Ces témoignages poignants ont provoqué un raz-de-marée médiatique qui s’est, entre autre, heurté à une méfiance masculine. Les hommes se sentent soudainement en danger, attaqués dans leur nature profonde. La question est cependant de savoir comment les hommes peuvent participer à l’action féministe et s’ils peuvent bénéficier. Question qui se pose d’autant plus que le caractère systémique du patriarcat pourrait conduire à penser que les hommes portent en eux une forme de culpabilité intrinsèque.C’est ce à quoi tente répondre une nouvelle vague féministe masculine. En France, cette dernière s’est en partie exprimée via les réseaux sociaux.


Le compte Instagram « @Tasjoui », créé par la journaliste Dora Moutot, est aujourd’hui, après #MeToo, un emblème d’une prise de parole féminine française. On ne compte plus les témoignages anonymes qui se bousculent dans la boîte de messagerie du compte. Le sujet ? La sexualité. Ces femmes parlent librement, et souvent avec feu, de leurs expériences et mettent en évidence la domination masculine ancrée dans les rapports sexuels. Des hommes – et des femmes – ont répondu par centaines aux revendications et dénonciations de la jeune femme, la traitant parfois d’hystérique(1). Les accusateurs s’indignent à l’unisson : « Tu vas trop loin, tous les hommes ne sont pas comme ça ! ». Parmi ces individus certains tentent de clore le débat, d’autres tentent de se justifier. Chez ces derniers, on perçoit une forme de malaise. Le tiraillement intérieur des sensations oxymores de coupable/victime est palpable.

“Les hommes ont aussi beaucoup de pression sur cette notion de virilité”

La journaliste répond à ces attaques. Elle affirme que ce discours constitue un hors sujet et qu’elle « n’est pas là » pour soigner les consciences ou porter le discours masculin. Son sujet, c’est la sexualité féminine au sein d’une société patriarcale. C’est donner la parole aux femmes. Elle invite donc ces personnes à créer leur propre espace de parole s’ils souhaitent dénoncer d’autres dysfonctionnements sociétaux. Dora Moutot ajoute que « son combat » n’est pas contre les hommes mais bien avec eux : « Les hommes ont aussi beaucoup de pression sur cette notion de virilité. (…) S’il y a un mouvement féministe, il faudrait aussi qu’il y ait un mouvement ou une nouvelle forme de masculinité qui émerge, avec des nouveaux leaders de ce nouveau masculin. Pour l’instant les femmes parlent mais les hommes ne se sont pas encore vraiment lancés là-dedans »(2).

Un nouveau compte, sur le modèle de @Tasjoui, voit le jour en septembre sous le pseudonyme @Tubandes. Comment des hommes qui dominent socialement, et notamment sexuellement, les femmes depuis des millénaires peuvent-ils se sentir victimes ? C’est une des questions auxquelles Guillaume, 25 ans, tente de répondre en créant ce havre d’expression masculine. Il s’attèle à la tâche ambitieuse de déconstruction du « mythe de la virilité»(3). Des témoignages anonymes expriment comment ces stéréotypes sont vécus au quotidien par des hommes. Comment, en ne correspondant pas à ces critères « universels », ils ne se sentent pas « homme ». Ceci engendre des réactions diverses variant selon les personnalités. Certains perdent confiance et se replient sur eux-mêmes, d’autres renforcent leur mainmise sur la femme, d’autres tirent sur leurs camarades dans les couloirs de lycées américains(4). Le film Billy Elliot de S. Daldry illustre parfaitement ces propos. Le personnage éponyme se rêve danseur étoile alors que son père, figure masculine par excellence, le pousse à faire de la boxe. Dans le premier quart d’heure du film lorsque Billy est sur le ring, le coach vocifère : « C’est un combat d’homme à homme, pas un cours de danse ! », « On dirait une gonzesse en pleine crise », « Tu fais honte à ton père ». A l’évidence Billy souffre d’une masculinité et d’une virilité qu’on veut lui imposer. Le cas de Billy n’est pas isolé et est toujours d’actualité. Ce phénomène de pressurisation est ancré dans les codes d’une société patriarcale qui fonde le mythe de la virilité. Un homme, ça ne pleure pas, ça ne crie pas à l’aide, ça n’est pas gay, ça a des muscles gonflés, ça domine les femmes. Un homme ça fait de la boxe, pas de la danse classique.

« Le féminisme n’est pas une lutte contre les hommes mais contre le patriarcat »

Les témoignages du compte @Tubandes induisent l’idée que le combat féministe offre une porte de sortie à cette condition masculine plutôt que d’y ajouter un problème. Les hommes se sentent en général attaqués dans leur nature par le féminisme, même lorsqu’ils considèrent prôner l’égalité hommes/femmes. Comme si les activistes féministes prévoyaient dans le meilleur des cas de toutes devenir lesbiennes, dans le pire des cas d’exterminer le genre masculin. Or « Le féminisme n’est pas une lutte contre les hommes mais contre le patriarcat », poste Guillaume. L’abolition du patriarcat libérerait les hommes de l’image oppressante à laquelle ils pensent devoir se conformer. Le féminisme peut de fait permettre une meilleure compréhension entre les sexes en débarrassant les esprits et les rapports sociaux des préjugés et des stéréotypes.

Le combat masculin de déconstruction du mythe de la virilité apparaît doucement mais sûrement sur la scène médiatique française. Aux Etats-Unis, des mouvements semblables ont pris corps sur les réseaux sociaux. « Man enough » est un mouvement social, créé par l’acteur et réalisateur américain Justin Baldoni, qui s’illustre par une série de conversations filmées autour d’un dîner et explore les fondements de la masculinité traditionnelle. Le réalisateur accueille des personnalités, principalement masculines, d’Hollywood ou activistes afin d’échanger librement sur le sujet. Le mouvement Man Enough invite les hommes à repenser une masculinité qui a « éloigné les individus les uns des autres et généré les fondements des violences faites aux femmes »(5). Le volet #MeToo de cette série, comme son nom l’indique, s’intéresse au rôle des hommes dans ce mouvement. L’épisode a atteint les 2,8 millions de vues sur la page Facebook de Man Enough.

À travers le féminisme, de nouveaux questionnements sociétaux émergent, y compris parmi les hommes. Peu à peu les jeunes générations apprennent à déconstruire des aprioris qui leur ont été inculqués dès la naissance. Ces derniers sont source de frustrations et mal-êtres profonds sur lesquels il est difficile de poser des mots. La libération de la parole, féminine ou masculine, permet de réaliser les effets globaux que ces stéréotypes ont engendrés. La compréhension de ces phénomènes est primordiale pour envisager passer de la parole aux actes et reconstruire une image homme/femme en cohérence avec les aspirations générales.


 

(1) hystérie : Aujourd’hui, son sens commun désigne une personne démesurément agressive, de manière tout à fait importune. Il est amusant de constater que l’hystérie est, en fait, une pathologie considérée comme féminine, le terme signifiant en grec « qui relève de l’utérus ». C’est le corps qui s’exprime de façon théâtrale : convulsions, tremblements, cécité hystérique… Freud, au XIXème siècle, fait pour la première fois le lien entre l’inconscient et l’expression du corps. La femme, dans ce cas, refoule son désir, qui subit une véritable chasse aux sorcières, et le somatise. Il est commun, donc, de penser que l’hystérie est une pathologie uniquement féminine. Or, Freud l’affirmait déjà : l’hystérie intervient également chez les hommes.

(2) Dora Moutot pour Simone Média le 9 septembre.

(3) « Le mythe de la Virilité » : Livre de la philosophe Olivia Gazalé.

(4) Cf article The Boys Are Not Alright de Michael Ian Black pour le New York Times, le 21 février 2018 : https://www.nytimes.com/2018/02/21/opinion/boys-violence-shootings-guns.html

(5) Citation traduite du site Man Enough, rubrique « About »: http://www.wearemanenough.com/

Et si on arrêtait de regarder Miss France ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-10-17_00-20-08_election-miss-franche-comte.jpg
©Wikipédia Commons

Tous les ans, en décembre, des milliers de Français attendent avec impatience la fin de leur longue journée de travail afin de rentrer chez eux, troquer leurs chaussures par des pantoufles, commander une pizza et se faufiler entre drap et couette ou s’enfoncer dans le coussin du canapé, la télécommande à la main, pour visionner Miss France.

Sur Messenger ou WhatsApp, les conversations prennent des tournants incendiaires : « Miss Languedoc-Roussillon est beaucoup plus jolie que Miss Pas-de-Calais ! », « Qu’est-ce que tu racontes, c’est Miss Corse la plus belle ! Et je ne dis pas ça parce que je suis Corse ! », « Non mais vous avez vu Miss Ile-de-France ? En plus d’être canon, elle est intelligente : elle fait Sciences-Po ! » Et puis arrive la brebis galeuse, la voix qui vient déranger, la féministe qui dit : « C’est quand même hyper sexiste comme émission. » Ceux qui se reconnaissent dans cette dernière phrase ont déjà eu à faire aux contre-arguments suivants : « C’est faux, les Miss ne sont pas sélectionnées seulement sur leur physique, elles passent un test de culture générale » ; « On leur pose des questions sur l’actualité, on leur demande de s’investir dans une cause humanitaire ou solidaire ». Certes, face au discours féministe, les organisateurs des concours de beauté n’ont pas hésité à investir dans un ravalement de façade et à maquiller leur show de façon à mieux faire passer la pilule auprès des spectateurs et des institutions engagées. Mais si on y regarde de près, tous ces arguments ne sont-ils pas des prétextes pour éviter toute forme de culpabilité chez ceux qui visionnent une émission qui reste essentiellement sexiste et réductrice de la femme dans la société occidentale ?

Les élections de type Miss France ou Miss Monde sont, ont été et seront toujours des concours de beauté. Les organisateurs auront beau mettre l’accent sur les qualités autres que physiques des candidates, il n’en reste pas moins que celles-ci sont classées sur un critère précis : leur (relative) beauté. Dans les modalités du concours, consultables très facilement sur la toile, on retrouve, entre autres, l’impératif de l’âge (les candidates doivent avoir entre 18 et 24 ans), et celui de la taille (il faut mesurer plus d’1m70), deux critères qui modulent déjà la conception de la beauté et discriminent deux types de femmes : les vieilles (à supposer que l’on soit vieille à partir de 25 ans) et les petites. Miss France est un concours qui, premièrement, octroie à un jury mal défini (un jury de quelques personnalités plus ou moins célèbres et des téléspectateurs branchés sur leur téléphone ?) la possibilité d’élire qui est la plus belle femme d’un pays (qui leur en donne le droit ?) et, deuxièmement, qui véhicule une idée précise de la belle femme : elle doit être grande, mince et conforme aux mille et une exigences de la société occidentale. Et de ce fait, cet idéal féminin, modelé par la société, s’enracine à travers la médiatisation qu’en fait ce genre de programme télévisé dans les esprits de chacun, à commencer par les plus jeunes, ceux qui feront le monde de demain. Il perpétue un idéal de beauté qui enferme la femme dans une cage esthétique : elle ne peut être valorisée que si elle est grande, mince, blonde, aux yeux bleus fardés et à la bouche charnue badigeonnée de rouge à lèvres.

Le concours Miss France est sexiste également parce qu’il n’a pas d’équivalent masculin, ce qui prouve bien que les femmes sont définies essentiellement par leurs attributs physiques, alors que les hommes seront valorisés par rapport à d’autres qualités. Ce thème a été étudié entre autres par Ilana Löwy dans son livre L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité. Au troisième chapitre, « La politique d’inégalité des rôles esthétiques », elle souligne la persistance du souci esthétique chez la femme, même une fois intégrée au marché du travail. D’antan, les féministes croyaient que les femmes ne faisaient attention à leur apparence que parce qu’elles n’avaient rien d’autre à faire et que l’accès à l’emploi les détournerait de ces préoccupations. Or la réalité actuelle nous prouve le contraire. La femme est valorisée par la société en fonction de sa beauté ;  l’homme, en fonction de son pouvoir.[1] Vous me direz « Non, il existe une élection de Mister France ». Oui, c’est vrai, mais l’avez-vous déjà visionnée ? Celle-ci fait-elle l’objet d’une audience comparable à celle de sa version féminine ? Pouvez-vous me citer le nom d’un seul des lauréats des années passées ? Non. Peu importe qu’un homme soit beau ou non, il pourra toujours épater la galerie sans un physique avantageux. Pour une femme, c’est plus difficile et les shows de type Miss Monde nourrissent la pression qui s’impose sur elles dès leur naissance.

De plus, le concours de beauté vient mettre en compétition toutes les femmes. On est dans une démarche sportive : il n’en restera qu’une seule qui sera supérieure aux autres car elle sera la plus belle. Or cette compétition ne fait qu’inciter toutes les femmes à se battre pour réaliser ce même objectif. Ce qui se fait sur le plateau de l’émission a pour conséquence sa répétition sur la scène de la vie quotidienne. Letty Cottin Pogrebin, dans son livre Competition : a feminist taboo, trouve les mots justes pour définir la concurrence qui s’impose dans les relations entre femmes : « La compétition entre femmes n’est pas un acte de basse trahison mais la stratégie de survie d’êtres humains classés comme inférieurs. Peu sûres de nous-mêmes, incertaines de notre propre valeur, nous jouons le seul jeu qui semble apporter des bénéfices. »[1] Les concours de beauté nourrissent cette mise en concurrence : la femme est réduite à son physique, mais dans cette réduction au statut de femme-image elle lutte face à l’autre féminin pour être la plus belle, la plus valorisée dans son infériorité. La femme ne doit pas être éduquée de façon à trouver chez l’autre femme une ennemie qui la menacerait à cause de sa plus grande beauté, mais une amie, une compagne dans la lutte pour l’égalité homme-femme. Comme beaucoup de vérités, c’est dur à entendre. On n’aime pas sortir de sa zone de confort. L’industrie du divertissement nous procure du plaisir et c’est difficile de renoncer à ce plaisir au nom d’une idéologie d’égalité entre hommes et femmes, tout comme il est difficile d’avouer que la coupe du monde est sexiste non pas par son succès, mais parce que son succès fait briller l’absence de succès de la coupe du monde féminine – d’ailleurs, n’est-ce pas choquant qu’on considère la coupe du monde masculine comme LA coupe du monde ?

Dans son article « Avarice épistémique » et économie de la connaissance[2], Cynthia Kraus reprend l’étude de la figure de l’avare par Bachelard pour la mettre au service d’une réflexion féministe. L’avare fait attention à la plus petite dépense (c’est le « complexe du petit profit »), car s’il ferme les yeux sur la perte d’un centime, il fermera également les yeux sur la perte d’un deuxième, puis d’un troisième, jusqu’à perdre un euro, puis dix, et ainsi de suite jusqu’à ce que la valeur perdue soit une somme non négligeable. Les féministes devraient être avares et considérer la plus petite lutte qui soit avec la plus grande importance. Une féministe avare se bat pour en finir avec les concours de beauté et se heurte dans son entreprise à l’incompréhension de l’autre qui ne veut pas : un renoncer à son plaisir visuel, deux assimiler les arguments féministes opposés aux concours de beauté car cela le confronterait à son propre sexisme. Le féminisme est un combat de tous les jours qui demande à chacun de faire des concessions, de mettre fin à un plaisir que l’on juge innocent mais qui véhicule inconsciemment une image dégradée et réifiée de la femme et qui la perpétue au sein des générations les plus jeunes. Alors, oui, pour combattre ce fléau, pour mettre fin à l’image de la femme-objet, pour prouver à toutes les femmes que leur valeur va plus loin que leur physique, ne visionnons plus Miss France. Toutes les femmes ne sont pas belles selon les canons imposés, mais devons-nous laisser cette inégalité physique nous définir, nous hiérarchiser et nous diviser ?

[1] Löwy, Ilana, L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité, La dispute, Paris, 2006

[2] Kraus, Cynthia, « « Avarice épistémique » et économie de la connaissance : le pas rien du constructionnisme social », in Le corps, entre sexe et genre, Ed. Rouch, Hélène, Dorlin, Elsa, Fougeyrollas-Schwebel, Dominique, L’Harmattan, Paris, 2005, pp.39-59

La nouvelle vague du féminisme espagnol

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Les manifestations spectaculaires du 8 mars 2018 et les mobilisations inédites contre la décision judiciaire dans l’affaire dite de « La Manada » inaugurent une nouvelle vague du féminisme en Espagne. La voix des femmes, qui peinait à se faire entendre jusqu’alors, s’est durablement installée dans le débat public. Le féminisme espagnol revendique l’égalité des droits, mais désigne également un coupable direct, l’État, accusé de perpétuer des relations de pouvoir inégales.


 

« Le féminisme s’étend en Espagne », « 8M : le féminisme fait l’histoire », « Le féminisme déclare la guerre a la ‘culture du viol’ suite au jugement de ‘La Manada’» … Voici quelques-uns des titres qui ont fait la une des journaux espagnols et internationaux en cette année 2018. Ces derniers mois, le terme « violence de genre » s’est imposé dans l’actualité espagnole. D’après la loi du 27 juillet 2007 pour la prévention et le traitement intégral de la violence de genre, ce type de violence, intervenant dans l’espace public ou dans la sphère personnelle de la victime, peut se traduire par des dommages physiques, sexuels ou émotionnels.

On parlera tout aussi bien de violences faites aux femmes (en espagnol, « violencia contra las mujeres », dite VCM), car les femmes sont bien entendu les premières victimes. Nos sociétés sont guidées par un système très ancien qui est de nature patriarcal, fondé sur des rôles de genre fermés, qui définissent des « caractéristiques » attribuées tantôt à l’homme, tantôt à la femme. En résultent des inégalités de pouvoir : on considère que les femmes sont, dans tous les aspects de leurs vies, dotées de capacités inférieures aux hommes – physiquement, intellectuellement, psychologiquement, etc. Comme le martèlent aujourd’hui les féministes en Espagne, les violences de genre ne se limitent pas aux agressions physiques, elles englobent aussi bien les abus sexuels, le mariage des enfants, l’excision ou encore la discrimination légale. Elles constituent, plus généralement, une atteinte à l’intégrité, à la dignité et à la liberté d’une partie de l’humanité.

Le féminisme espagnol, une histoire interrompue

Si l’inégalité d’opportunités entre hommes et femmes est un phénomène ancien, il faut attendre le XIXe pour voir éclore le féminisme en tant qu’ensemble de mouvements et d’idées au service de l’égalité, dans des domaines aussi divers que le politique, l’économie, le droit ou la culture. Le concept européen prend d’abord la forme du « suffragisme » anglo-saxon, qui conteste les révolutions libérales-bourgeoises et leur vision d’une citoyenneté excluant les femmes. Le « suffragisme » revendique la reconnaissance de la femme comme citoyen de plein droit – à travers l’élargissement du droit de vote – et oblige les gouvernements à revoir les lois discriminantes à son égard.

En Espagne, le féminisme devait se constituer dans un pays aux caractéristiques bien différentes du reste de l’Europe. Quand la démocratie s’installe dans une Espagne encore dominée par le système des caciques, le vote demeure un instrument de manipulation des électeurs au profit de chefs locaux. D’autre part, l’Espagne ne disposait pas d’une élite bourgeoise et progressiste capable de mener une révolution libérale, ni d’un système d’éducation en mesure de réduire l’analphabétisme, qui concernait les deux tiers de la population féminine. Enfin, le poids de l’Église catholique dans l’histoire de l’Espagne a maintenu le pays dans une forme de retard par rapport à une Europe de plus en plus laïcisée.

Malgré tout, tandis que le féminisme anglais bataillait pour obtenir le droit de vote des femmes et la reconnaissance d’un nouveau concept de femme salariée et émancipée, la pression sociale en Espagne s’accentuait pour obtenir des progrès en matière d’éducation et de protection sociale. Sous la Seconde République (1931 – 1939), le féminisme espagnol obtient pour la première fois des avancées de taille, concrétisées dans un cadre juridique qui donnait à l’Espagne catholique et retardée un visage renouvelé, moderne et démocratique. Parmi ces réformes, le droit de vote, le mariage civil et le droit de divorcer, la dépénalisation de l’adultère féminin, ou encore l’égalité salariale. Mais ces avancées en matière légale, brutalement stoppées par le déclenchement de la guerre civile puis la victoire du franquisme, n’ont pu se traduire en de réels changements sociaux. Les années de dictature (1939–1975) n’ont pas uniquement produit un coup d’arrêt en matière de droits des femmes. Elles ont marqué un retour au passé obscurantiste et ultra-traditionnaliste de l’Espagne, à une conception de la femme exclusivement définie à partir de deux rôles : la conjointe et la mère. Lorsque l’on retrace l’histoire du féminisme en Espagne, on peut parler d’une histoire interrompue par la dictature – au même titre que tous les projets de modernisation – le pays accusant quarante années de retard au regard du reste de l’Europe.

Ce n’est qu’à partir de la transition démocratique que la sphère politique et la société civile ont pu entamer le processus de reconstruction du pays en matière sociale, économique, culturelle ou internationale. Néanmoins, quelle que soit la couleur politique du gouvernement espagnol en place, les sujets de genre n’ont jamais été abordés comme une priorité, et les avancées sociales se sont accompagnées d’une tolérance à l’égard des abus de pouvoir qui affectent la vie quotidienne des femmes.

Mobilisation féministe à Saragosse le 8 mars 2018. ©Gaudiramone

2018 : le début d’une nouvelle force féministe

Au regard de cette histoire tumultueuse, l’année 2018 apparaît comme une étape fondamentale dans le développement du féminisme espagnol. « C’est une année historique […] même les femmes des villages et du monde rural de l’Aragon (Nord-Est de l’Espagne) sont descendues dans les rues pour manifester leur soutien à la cause féministe » nous assure Laura Comin, membre de l’assemblée féministe PURNA (« étincelle » en aragonais). Devant le nombre croissant de victimes de violence machiste et d’agressions sexuelles, dans un pays où la culture du viol s’était normalisée, les médias, les réseaux sociaux et l’opinion publique se sont enfin saisis de ces injustices. En témoigne l’ampleur des mobilisations à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars dernier. Une journée historique au cours de laquelle plus de 5 millions de femmes se sont mises en grève afin d’exiger l’égalité de droits et de conditions de vie. Dans la plupart des capitales régionales, c’est une marée féministe qui a déferlé dans les rues : près d’un demi-million de manifestantes à Madrid, cent mille à Séville et des dizaines de milliers de personnes dans la manifestation de Bilbao, dont les images spectaculaires ont été reprises par The New York Times. Les cortèges du 8 mars ont marqué les esprits par leur caractère transversal et intergénérationnel : aux côtés des militantes plus aguerries défilaient des femmes n’appartenant à aucune organisation féministe, tous âges confondus. Des profils de femmes très divers réunis autour de slogans rassembleurs : « tant qu’il y aura de la rage, il y aura du changement », « la révolution sera féministe ou ne sera pas », « quand je rentre chez moi je veux être libre, pas courageuse ».

Pendant des années, la violence conjugale en Espagne était considérée comme un problème relevant du domaine privé et l’on parlait volontiers de « crime passionnel ». Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que les associations de femmes qui travaillent auprès des victimes ont insisté sur la nécessité d’une loi ciblant les violences conjugales. Pour ces associations, il s’agissait d’un problème d’État qui devait être combattu grâce à des politiques spécifiques dans le domaine juridique, social et dans l’éducation. Il faut attendre le 28 décembre 2004 pour voir apparaître la première loi en ce sens : la « Loi organique de mesures de protection intégrale contre la violence de genre » (« Ley Orgánica de Medidas de Protección Integral contra la Violencia de Género »). Cette loi visait à protéger les victimes de possibles agressions, à poursuivre les agresseurs, et à faire de ce type de violence un problème social à dénoncer. Indépendamment du contenu de la loi, le nombre de victimes de violences de genre reste élevé et irrégulier, avec deux grands pics en 2008 (76 femmes assassinées) et 2010 (73 victimes). Parallèlement, le nombre de plaintes déposées continue d’augmenter. Face à un système législatif inefficace qui n’a pas su freiner ces violences pendant de nombreuses années, c’est la société civile qui prend le relai et entame ce que l’on a appelé la « nouvelle révolution féminine » qui, d’après l’avocate féministe et activiste sociale, Emilia Caballero, « ne peut faire marche arrière ».

D’autre part, des faits divers plus récents ont cristallisé la question féministe en Espagne. Le procès de « La Manada » (« La Meute ») a déclenché une vague de contestation inédite. En avril, des juges de Pampelune ont statué que l’agression sexuelle commise par cinq Sévillans sur une jeune femme de dix-neuf ans lors des fêtes de San Fermín en 2016 ne relevait pas du viol en réunion mais de l’« abus sexuel ». Les cinq hommes ont ainsi vu leur condamnation réduite et sont aujourd’hui laissés en liberté dans l’attente de l’appréciation finale. Indignées par cette décision, des associations féministes ont organisé le 22 juin des manifestations de grande ampleur dans les principales villes d’Espagne, au son de « Hermana, yo sí te creo » (« Ma sœur, moi je te crois »). Les femmes se sont mobilisées pour dénoncer la culture du viol intériorisée dans les mentalités masculines et pour revendiquer le droit à l’espace public : « la rue et la nuit nous appartiennent à nous aussi » (« La calle, la noche, también son nuestras »). Mais à l’indignation liée à l’affaire de « La Manada » se mêlent une colère et une volonté plus générale de dénoncer les dysfonctionnements du système judiciaire espagnol, accusé d’être rétrograde. « La violence patriarcale, ça suffit ! », « les juges et les procureurs aussi sont coupables », « État machiste, État terroriste », scandaient à pleins poumons les manifestantes, signe que la société espagnole réclame une vaste modernisation du système. Le constat a rapidement débordé la société civile pour s’immiscer dans l’arène politique. Dans l’émission hebdomadaire de débats « La Sexta Noche », Margarita Robles, ministre de la Défense du gouvernement de Pedro Sánchez, a affirmé ne pas partager le verdict du procès de « La Manada ». La ministre, première femme à avoir présidé une Audience provinciale, celle de Barcelone, et troisième femme à avoir accédé à la fonction de magistrate du Tribunal Suprême, a déploré l’absence de formation des juges espagnols en matière de genre, ce qui limite de fait leurs compétences dans ce type de jugement.

©Zarateman

Ce diagnostic est partagé par Encarnación Bodelón González, docteure en Droit et directrice du Master « Genre et Égalité » à l’Université Autonome de Barcelone. « Avec des mesures économiques et surtout une véritable volonté politique », l’Espagne aurait pu connaître des changements effectifs, souligne-t-elle. Quelle que soit l’orientation politique du gouvernement, les bonnes initiatives impulsées par l’État ne se sont pas traduites par une mise en place effective. Pour la juriste, par exemple, la loi pour l’égalité de 2007, qui prévoyait l’introduction d’une matière d’éducation civique à l’école, « a été appliquée avec timidité au moment de sa création pendant le gouvernement du socialiste Zapatero, et une fois que le Parti Populaire a pris le pouvoir, elle a été interrompue ». Encarnación Bodelón, qui dirige également le centre de recherche Antígona sur les droits des femmes en Espagne, se veut malgré tout optimiste. Ces problèmes structurels pourront être résolus « grâce à la poussée des mouvements sociaux, de la société civile, mais aussi par les politiques publiques ».

Parmi ces problèmes, le manque de préparation des juges face aux affaires liées à la violence de genre est l’un des plus criants. D’après un article publié dans le journal espagnol El Confidencial, les îles Baleares, la communauté de Valence, la Catalogne, l’Aragon, la Navarre, La Rioja et la communauté de Madrid sont les régions où les individus accusés de violence de genre sont le moins souvent jugés coupables. Ce qui ne manque pas de remettre en cause l’objectivité des décisions judiciaires : si le procès de « La Manada » s’était tenu en Galice ou en Extrémadure, où les juges statuent contre les accusés dans plus de 80% des cas, le verdict aurait pu être totalement différent. « En ce qui concerne la violence de genre, les juges perdent l’objectivité et les lunettes de l’impartialité qu’on leur a appris à adopter. Ils ne savent tout simplement pas discerner les différentes situations dans lesquelles peuvent se produire les actes de violence de genre, et se basent sur des arguments préconçus qui démontrent la culture machiste dont ils sont encore imprégnés », souligne Encarnación Bodelón. L’Espagne ne respecte pas non plus la convention d’Istanbul, selon laquelle une femme ayant subi des violences a le droit d’accéder à une aide psychologique ou économique, comme l’accueil dans un foyer municipal de soutien aux victimes. D’après la juriste, la solution consisterait à mettre en place une formation aux questions de genre pour les juges, qui doivent connaître les aspects psychosociaux de la violence. L’amélioration du système pourrait aussi passer par la rotation des juges afin d’éviter la permanence de comportements guidés par leurs convictions personnelles, et par la valorisation des juges spécialisés dans ces questions, qui sont aujourd’hui plutôt mal vus dans la profession.

Malgré l’existence d’un système de protection sociale supposé offrir à tous les mêmes opportunités et les mêmes droits sociaux, l’État demeure largement androcentrique, et tous les citoyens ne sont pas jugés de la même manière. Nos sociétés ont adopté une structure patriarcale qui a conditionné la construction d’un État dont l’organisation est, elle aussi, patriarcale. Les institutions qui composent cet État – le système judiciaire, l’éducation – conservent une composante sexiste qui contribuent à invisibiliser les femmes. D’après Bodelón, ce n’est pas tant l’histoire des mentalités qui explique la spécificité des violences de genre en Espagne que la sclérose de l’État, qui doit opérer des changements fondamentaux. La juriste, qui a étudié les questions de genre en Europe du Nord, remarque qu’à travers des politiques publiques, comme l’égalisation des congés maternité et paternité en Suède, les pays scandinaves véhiculent un puissant message d’égalité à la société. En Espagne, plutôt que de préconiser ce type de mesures sociales, l’État continue de faire primer « l’aspect capitaliste qui considère que la priorité consiste à générer de l’argent par son travail ». Les premiers pas de Pedro Sánchez en la matière s’avèrent pour le moment timide. Dans le cadre des négociations avec Podemos sur l’adoption du prochain budget, le gouvernement socialiste s’est engagé à augmenter progressivement la durée du congé paternité (de cinq semaines actuellement à 16 semaines en 2021, soit la même durée que le congé maternité), mais uniquement pour les salariés du secteur public.

Les initiatives sociales, associatives, voire parfois étatiques sont nombreuses, mais leur mise en pratique laisse aujourd’hui encore à désirer, et le changement tarde à se faire ressentir. L’Espagne est néanmoins submergée par une révolution menée par la société civile qui a commencé à ouvrir les yeux des espagnols par rapport aux failles du système institutionnel qui les entoure, une révolution qui a débuté mais qui n’a pas l’intention de faire marche arrière.

 

Elena García

Rencontre avec Mona Chollet : le retour des sorcières

Mardi 30 octobre, à Montreuil, la librairie Folies d’encre faisait salle comble. Mona Chollet, essayiste et journaliste au Monde diplomatique venait présenter son dernier essai, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, paru aux éditions Zones en septembre dernier. Classé depuis sa parution dans les meilleures ventes d’essais et documents[1], l’ouvrage provoque un véritable engouement médiatique, et pour cause. Il fait événement pour plusieurs raisons. Cet essai s’inscrit dans un moment de retour de la misogynie la plus décomplexée dans de nombreux Etats, aux Etats-Unis et au Brésil notamment, mais aussi dans un contexte de crise écologique sans précédent, où l’homme n’a jamais été si proche de détruire de manière irréversible son milieu vital. En réponse, la figure de la sorcière, comme incarnation d’une résistance contre le patriarcat et une certaine rationalité qui justifie l’exploitation de la nature, fait son grand retour. Mona Chollet s’appuie sur cette figure et sur ses avatars modernes pour faire entendre une parole émancipatrice.  


La sorcière, une menace pour le patriarcat

La sorcière est une figure de dissidence, dont se sont inspirés et dont s’inspirent encore les mouvements féministes. Figure d’une autonomie féminine affranchie des normes, elle a été un objet de haine pour les représentants de l’ordre patriarcal, et le terme est encore aujourd’hui une insulte misogyne. La sorcière est la mauvaise mère, celle qui dévore les enfants après les avoir passés au chaudron ; elle est la vieille femme qui se situe hors du désir masculin quand elle ne s’accouple pas avec Satan dans de folles nuits de Sabbat ; elle est enfin la femme puissante, détentrice d’un savoir obscur, qui dépasse et bouscule celui des prêtres et des savants. Elle échappe totalement à l’ordre. Pour cette raison, elle fut bouc émissaire, exclue, torturée, assassinée. Pour cette raison aussi, elle devint une figure phare de la lutte féministe.

Comme le rappelle Mona Chollet, le lien entre féminisme et sorcellerie ne date pas d’hier : les féministes italiennes des années 1970 ont eu pour slogan « Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues ! » (Tremate, tremate, le streghe son tornate !). Un journal féministe intitulé Sorcières est paru en France de 1976 à 1981. Aux Etats-Unis, le groupe WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) s’est illustré en 1968, le jour de Halloween, en défilant devant la Bourse à Wall Street pour chanter une sarabande, proclamant l’effondrement de diverses actions. WITCH s’est recréé récemment, aux Etats-Unis, où un rassemblement a eu lieu face à la Trump tower pour jeter un sort au président en février 2017, mais aussi en France, avec la création d’un Witch bloc féministe et anarchiste qui a défilé la même année à Paris et à Toulouse, contre le code du travail, portant le slogan « Macron au chaudron ».

Ce lien a également été fait par les détracteurs du féminisme. Chollet, dans l’introduction de son essai, cite le télévangéliste Pat Robertson, qui déclara avec beaucoup de nuances en 1992 : « Le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes ». La réaction, comme elle le rappelle, fut immédiate : « Où-est-ce qu’on signe ? » [3].

La sorcière, bouc émissaire de la modernité

Parce qu’elle se situe en marge du village et ne s’insère pas dans le modèle économique traditionnel de la famille, parce qu’elle possède un savoir et une expérience qui dépassent ou bousculent celle des savants et des prêtres, et surtout parce qu’elle est maîtresse de son corps et de sa sexualité, la sorcière dérange. En plus d’être une figure d’autonomie, elle devient au Moyen-Âge une figure morale extrêmement problématique, en étant associée au « mal » absolu, Satan. Outre les liens, sexuels notamment, qu’on lui prête avec ce dernier, on l’accuse de permettre aux autres femmes de maîtriser leurs corps. Les sorcières sont en effet des guérisseuses qui pratiquent le contrôle des naissances et l’avortement. La modernité a alors choisi d’exclure les sorcières, du champ social – en les privant de ce rôle de guérisseuse, en les remplaçant par des médecins ou des prêtres – , du champ intellectuel – en rejetant leurs savoirs dans la sphère de l’irrationnel – ; du champ moral enfin, en les associant au Diable et aux meurtres d’enfants. Les violentes persécutions dont elles ont été la cible pendant des siècles ont ainsi marqué de manière durable les imaginaires, montrant ce qui était autorisé à une femme, et ce qui ne l’était pas.

« Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes, ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès »

Mona Chollet revient de manière précise sur l’histoire des chasses aux sorcières dans l’introduction, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historien Guy Bechtel, qui ont selon elle contribué à façonner l’imaginaire actuel. Contrairement à l’idée généralement admise que ces persécutions sont le fruit de l’obscurantisme du Moyen-Âge, elle montre qu’elles sont au contraire le fait de la modernité : commencées aux alentours de 1400, c’est pendant la Renaissance, à partir de 1560, qu’elles ont été les plus intenses. La désignation des sorcières comme bouc émissaire a ainsi été appuyée par les érudits et les classes cultivées, grâce à la diffusion dans toute l’Europe d’un ouvrage célèbre, Le Marteau des sorcières (Malleus maleficorum), œuvre de deux inquisiteurs, Henri Institoris et Jakob Sprenger, publié en 1847. Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes[3], ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès[4].

L’exclusion de la sorcière est l’apanage de la modernité, et a été déterminante pour le capitalisme, comme Mona Chollet le montre en s’appuyant sur l’essai de Silvia Federici Caliban et la Sorcière (Entremonde, 2014) [5]  et sur les travaux de chercheuses écoféministes [6], comme Carolyn Merchant ou Émilie Hache. Outre les femmes, dont le corps en particulier est exploité (à des fins sexuelles ou reproductives), c’est la nature qui a été visée par la prédation capitaliste, notamment par la mise en place d’un système basé sur une science jugée « rationnelle », objectivante, qui a décomposé le monde en parties séparées, s’opposant par là même aux savoirs traditionnels, et notamment à ceux des sorcières. Un nouveau paradigme, moderne, a ainsi exclu la figure de la sorcière, tout en permettant l’exploitation des femmes comme de la nature.

Du bûcher à l’inhibition : stigmatisation des avatars modernes de la sorcière

Si le bûcher n’existe plus dans les sociétés occidentales, le stigmate perdure, de manière plus insidieuse, et s’attache notamment à trois figures qui peuvent être vues comme des avatars modernes de la sorcière du fait de leur prétention à exister hors du cadre patriarcal: la femme seule, la femme sans enfant, la vieille femme.

La femme seule, veuve ou célibataire, est une femme qui peut se réaliser hors du couple, hors de la reconnaissance d’un autre, en particulier d’un homme, et qui peut décider de se suffire à elle-même sans avoir besoin d’être légitimée par l’amour d’autrui. On lui fait peur en insinuant qu’elle risque de finir ses jours seule, avec son chat, et regretter amèrement sa liberté passée.

La femme qui refuse d’avoir des enfants refuse quant à elle de se soumettre aux rôles qui lui sont traditionnellement dévolus au sein de la famille, la procréation et l’éducation. Elle choisit ainsi de ne pas se réaliser à travers un destin tout tracé de mère aimante et dévouée – où l’inégale répartition des tâches et la charge mentale font souvent de l’éducation des enfants l’équivalent d’un travail, non rémunéré – mais plutôt par la mise au monde d’un autre type d’œuvre, intellectuel ou artistique par exemple. Elle se heurte généralement à l’opprobre et aux accusations d’égoïsme.

Enfin, la vieille femme, qui ne possède plus les qualités par lesquelles les femmes acquièrent encore aujourd’hui leur valeur, à savoir la jeunesse et la beauté, est considérée comme inutile – incapable de plaire ou de procréer- et même inquiétante, notamment lorsqu’on accepte la terrifiante possibilité qu’elle puisse avoir encore du désir. La vieille femme doit rester invisible.

« Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre ainsi comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie, qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine. »

Au bûcher ont succédé la stigmatisation, le rejet, et plus insidieusement, l’inhibition. Ces exemples de femmes « châtiées » sont devenus des archétypes, intériorisés jusqu’à devenir les figures d’un surmoi paralysant. Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine.

Vers l’émancipation : libération de la parole et nouveaux modèles identificatoires

Un combat est à mener, sur le plan politique et économique certes, mais aussi sur le plan des mots et des représentations. Sorcières y contribue, parce qu’il déconstruit des stéréotypes destructeurs et se réapproprie la figure de la sorcière, dans un processus de retournement du stigmate. Cette lutte pour l’appropriation des mots passe aussi par le déploiement de la parole de nombreuses femmes, rendant ainsi visibles des expériences qui restent trop souvent dans l’ombre, notamment sur les sujets particulièrement tabous que sont le non désir d’enfant et le rapport à la vieillesse.

The Love Potion, 1903; by Morgan, Evelyn De (1855-1919); oil on canvas; 104.1×52.1 cm; © The De Morgan Centre, London

Il propose par ailleurs quelque chose d’essentiel à toute émancipation : des modèles. Mona Chollet rappelle que si les garçons prennent la parole et s’affirment bien plus facilement que les filles à l’école et jusqu’à l’université, c’est parce que la culture (au sens large) leur indique qu’ils sont ou doivent être des sujets pensants, conquérants, ambitieux, et leur offre des modèles d’autonomie. Au contraire, la culture renvoie aux filles l’idée qu’elles s’épanouiront davantage dans le soin, dans l’amour, dans l’ombre. Le mythe de la femme « derrière » l’homme de pouvoir est encore vivace et destructeur. Le manque de modèles auxquels s’identifier, le manque d’encouragement de l’entourage créent des inhibitions qui entraînent de nombreuses filles à vivre leur passion par procuration, derrière un homme. Dans Sorcières, l’autrice rend alors hommage aux figures féminines qui ont été pour elle ce qu’elle nomme des « modèles identificatoires » et émancipateurs. La figure de Gloria Steinem revient ainsi régulièrement : activiste américaine engagée dans la lutte pour les droits des femmes et les droits civiques, femme célibataire, sans enfants, aux nombreux amants et aux nombreuses amitiés, elle peut apparaître comme la preuve vivante qu’un horizon est possible hors de l’ordre établi.

« Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace sur le plan idéologique qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. »

Enfin, la grande force de l’ouvrage réside sans doute dans son parti pris de la subjectivité. Comme Mona Chollet l’a reconnu à Montreuil, les choix qu’elle a opérés dans son essai sont des choix personnels, et elle ne prétend pas à l’exhaustivité ou à l’universalité. Si l’essai est extrêmement érudit et foisonne de références historiques, sociologiques, philosophiques, témoignant d’un travail de recherche extrêmement précis, Chollet part de son point de vue, un point de vue situé, se qualifiant elle-même de « bourgeoise bien élevée »[7], de son expérience et de son vécu intellectuel. Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. La parole ici, tout en étant radicale et combattive, est avant tout bienveillante et libératrice, et fait lien.

Cette expérience de lecture a été confirmée par l’atmosphère particulière qui s’est dégagée lors de la rencontre, où les langues se sont déliées très rapidement et où des conversations ont émergé spontanément, sur les livres de Chollet ou d’autres chercheuses féministes. Mais terminons sur une anecdote révélatrice, s’il en est, de la nécessité d’un ouvrage comme celui-ci et de la persistance des schémas dominants : lors de l’échange qui a suivi la présentation, quelques secondes se sont écoulées avant que la première question ne soit posée… par un homme. L’un des deux seuls hommes présents dans toute l’assemblée. Il ne s’agissait d’ailleurs pas vraiment d’une question, mais plutôt d’une remarque visant à ouvrir le débat. Si l’on ne peut pas lui en vouloir de ne pas être inhibé, on ne peut s’empêcher de penser qu’une femme, dans une situation similaire à la sienne, se serait probablement autocensurée, ou aurait attendu qu’un homme pose la première question.

À l’heure où les droites conservatrices et misogynes s’imposent un peu partout dans le monde, il semble fondamental de ne pas renoncer au « combat culturel », toujours à mener. Si la sorcière est, comme le dit Mona Chollet, celle qui « surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu », « celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au cœur du désespoir »[8], alors ses sorcières apparaissent à point nommé, pour conjurer la domination et créer d’autres possibles.


[1] Classement Datalib octobre 2018
[2] Mona Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones, p.26-27
[3] Le bilan humain est encore discuté. On évoquait un million de victimes ou plus dans les années 1970, aujourd’hui plutôt de 50 à 100 000.
[4] Le penseur politique du XVIe siècle que fut Jean Bodin par exemple, admiré par Montaigne, s’illustra aussi comme grand démonologue, et encouragea la répression violente de la sorcellerie.
[5] Mona Chollet, Ibid, p.35. Federici estime que « les chasses aux sorcières ont permis de préparer la division sexuée du travail requise par le capitalisme, en réservant le travail rémunéré aux hommes et en assignant les femmes à la mise au monde et à l’éducation de la future main-d’œuvre ».
[6] Cf. Carolyn Merchant, Émilie Hache.
[7] Ibid,p.38
[8] Ibid,p.30
[6] Ibid,p.38
[7] Ibid,p.30

 

En France et dans le monde, le droit à l’IVG est toujours aussi menacé

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Affiches, lors d’une manifestation féministe en 2016.

 Si l’avortement est légal en France depuis 1975, rappelons que c’est loin d’être le cas dans de nombreux pays et que ce droit ne cesse d’être remis en cause. Retour sur les victoires et les revers de cette lutte au cœur de l’émancipation des femmes.


 

Droit à l’IVG : des victoires et des défaites

De nombreux pays interdisent encore strictement cette pratique, comme les Philippines, le Sénégal, le Nicaragua, le Gabon ou encore Malte pour ne citer qu’eux. D’autres pays, comme la Côte d’Ivoire, la Somalie ou le Soudan ont adopté des législations plus souples qui l’autorise aux personnes dont la vie serait mise en danger par la grossesse. D’autres pays, comme Chypre, donnent accès à l’avortement en cas de problèmes médicaux graves, de viol ou de malformations du fœtus.

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Manifestation pro-choice en Irlande

En 2016, le gouvernement polonais a souhaité restreindre ce droit, mais les nombreuses manifestations ont contraint le gouvernement à abandonner le projet. Parallèlement, en mai de cette année, l’Irlande a été le théâtre d’une de ses plus belles victoires, puisque les électeurs ont massivement répondu « oui » à l’abrogation du 8ème amendement de la Constitution, qui interdisait jusqu’alors tout avortement. Ainsi, la loi devrait maintenant permettre que l’IVG soit pratiquée sans justification pendant les douze premières semaines de grossesses et jusqu’à vingt semaines en cas de risque grave pour la santé de la mère.

Le mois suivant, c’est en Argentine que le débat a repris une place importante. La Chambre des députés a adopté un projet de loi visant à légaliser l’avortement dans les mêmes conditions. Malheureusement, les sénateurs l’ont rejeté en août, ne laissant la possibilité d’avorter qu’aux femmes ayant des problèmes médicaux ou ayant été victimes de viol. Un choix incompréhensible, étant donné les situations terribles dans lesquelles se retrouvent souvent les patientes qui souhaitent avorter. Notons qu’en Argentine, une cinquantaine de femmes meurent chaque années à la suite d’un avortement clandestin ayant entraîné des complications.**

En France : un droit remis en cause

Face à ces pays où l’avortement reste une question épineuse, on pourrait penser que la situation en France est beaucoup plus avantageuse. Pourtant, bien que notre législation autorise un accès libre et gratuit à l’IVG, ce droit n’est toujours pas inscrit dans la Constitution, restant donc fragile, et est d’ailleurs régulièrement remis en question par des discours conservateurs. De plus, il n’est pas rare que les personnes souhaitant avorter soient confrontées à des paroles culpabilisantes et autres comportements sexistes ou transphobes.

“Il y a une véritable régression en France depuis quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds.”

Aussi, le remplacement du Ministère du droit des femmes par un simple secrétariat d’État, sous le gouvernement Philippe, et la baisse importante du budget qui lui est consacré, ne peut en aucun cas soutenir l’application de la législation. D’ailleurs, des plannings familiaux sont menacés de fermeture. Ils subissent une baisse de subventions, de telle sorte que le planning familial de Toulouse a dû réduire ses permanences, n’en tenant plus que deux par semaines, faute de moyens.

Ce 28 septembre, Place de la Bastille, devant l’Opéra, une poignée de manifestantes étaient venues manifester. Rachel, 61 ans, souligne : « Il y a une véritable régression en France depuis déjà quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds. On se fait grignoter depuis des années et certaines femmes peuvent difficilement avorter en France en 2018 ! Il ne suffit pas de dire “je suis pour l’avortement”, il faut le financer ! »

On pourrait également imaginer qu’en France, l’accès à la contraception ne fasse plus débat. Néanmoins, l’Autre JT démontrait dans un reportage de 2016 que certains pharmaciens refusaient encore de délivrer des pilules du lendemain ou parfois même des préservatifs, invoquant une « clause de conscience » qui n’existe pourtant dans aucun texte de loi. L’Ordre National des pharmaciens avait bien essayé, la même année, de proposer un texte leur en permettant une, qui avait rapidement été abandonné. Il est donc nécessaire de rappeler que lorsqu’ils refusent de délivrer un moyen de contraception, ils le font en toute illégalité.

La “clause de conscience” en question

Dernièrement, le Dr de Rochambeau, gynécologue et Président du Syngof (Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France) a tenu devant les caméras de Quotidien un discours qui a suscité l’indignation de nombreuses associations féministes. Ce dernier, se fondant sur la « clause de conscience » établie par l’article R4127-18 du code de la santé publique, explique qu’il refuse de pratiquer des avortements car il n’est « pas là pour retirer des vies ». Après avoir affirmé que l’avortement était un homicide, il finit par déclarer, non sans fierté, que la loi le protège.

Béatrice, 64 ans, présente au rassemblement à Paris, s’indigne : « C’est un droit menacé en permanence, même en France actuellement, mais de façon vicieuse ! Comment peut-on représenter les gynécologues et déclarer que l’avortement est un homicide ? » Pour ces vétérantes de la lutte pour le droit à l’IVG, les propos du Dr de Rochambeau sont “une insulte aux combats passés”.

S’il s’agit d’un médecin qui exerce de façon libérale, on peut tout de même s’interroger sur le Syngof qui a choisi comme président quelqu’un d’aussi réactionnaire. Ironiquement, cette clause est régulièrement invoquée par certains gynécologues qui refusent de pratiquer des stérilisations définitives. Ainsi, non seulement ils privent leurs patientes de la contraception qu’elles ont demandé, mais leur refusent également l’accès à l’IVG.

“À l’hôpital, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG”

Cette « clause de conscience » dispose que les praticiens sont autorisés à ne pas pratiquer une IVG si cela est contraire à leurs convictions personnelles, mais qu’ils doivent rediriger leurs patientes vers des gynécologues qui la pratiquent. Cependant, l’article L.2212-1 du Code de la Santé publique précise que toute femme enceinte, peu importe son âge, peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.

De multiples impacts sur les patientes

De prime abord, la clause de conscience et la loi relative à l’IVG libre et gratuite ressemblent plus à une forme de compromis qu’à un obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Mais quels sont les enjeux d’une telle clause et comment impacte-t-elle la vie des femmes concernées ?
A l’hôpital du Bailleul, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG. Évidemment, l’accès aux soins étant considérablement réduit, les patientes sont redirigées vers les hôpitaux du Mans ou d’Angers.

D’autres hôpitaux, comme celui de Fougères où Olonne-sur-Mer connaissent ou on connu récemment des situations similaires. L’accès à l’avortement est donc incontestablement entravé. On peut facilement imaginer, dans le cas d’une adolescente ne souhaitant pas en parler à ses parents, d’une personne en situation de précarité, ou n’ayant pas le permis, ou de n’importe quelle femme voulant garder secret son IVG – pour des raisons qui lui appartiennent – que devoir se déplacer jusque dans une autre ville puisse être une difficulté importante. 

Le bien-fondé de cette clause de conscience reste à interroger. Si un médecin peut juger qu’il est contre ses convictions de pratiquer une IVG, alors pourquoi ne pourrait-il pas également refuser de pratiquer des soins à des personnes noires, homosexuelles, transgenres, invoquant encore une divergence d’opinion ? L’avortement n’est pas une pratique indépendante des autres, mais un acte médical. Il ne s’agit pas alors d’opinion, mais d’accès aux soins.

La législation avait déjà fait quelques efforts dernièrement, en pénalisant les sites de fausses informations ou en supprimant le délai de réflexion de sept jours. Mais d’après Marlène Schiappa, aucune remise en question de la clause de conscience concernant les IVG n’est prévue à ce jour. Pourtant, il s’agit bien d’une menace pour les femmes. Les médecins préfèrent valoriser leur droit à ne pratiquer des actes médicaux que lorsqu’ils sont en accord avec leur conviction, plutôt que de garantir aux femmes un accès aux soins et une possibilité de disposer de leur corps, comme le prévoit la loi.

En 2018, même en France, les femmes n’ont donc toujours pas le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent, puisque leur propre décision dépend toujours du consentement de médecins, protégés par la loi en cas de refus. Le combat pour le droit à l’IVG reste donc toujours d’actualité.

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Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.

Droit à l’avortement en Irlande : une victoire historique

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Manifestation pro-choice en Irlande

Le vendredi 25 mai 2018 restera sans doute comme l’un des jours les plus importants de l’histoire de la République d’Irlande. En votant à 66,4 % pour le rejet du 8ème amendement, le peuple irlandais s’est massivement exprimé en faveur de la libéralisation de l’avortement et a ainsi mis fin à l’inacceptable contrôle du corps des femmes inscrit dans la constitution. En effet, cet amendement adopté par référendum en 1983 gravait dans le marbre l’égalité des droits de la mère et de l’enfant à naître. Pour le quotidien The Irish Times, il s’agit du résultat de référendum le plus remarquable depuis l’indépendance, et le Taoiseach, le Premier ministre Leo Varadkar, a salué “un moment historique”. 


La fin du 8ème amendement

Pour reprendre l’expression de la juriste Claire Lagrave, “la forte tradition catholique a toujours imprimé sa marque sur la politique familiale irlandaise”. En effet, pour des raisons historiques, le catholicisme a toujours été un élément essentiel de l’identité et de la culture irlandaises. Cela s’est traduit comme on le sait par une prohibition très restrictive de l’avortement. Criminalisé depuis 1861, sa pratique était passible d’une peine de prison à vie jusqu’en 2013, et de 14 ans depuis. En septembre 1983, le peuple irlandais alla même jusqu’à constitutionnaliser son interdiction en votant à 66,9 % en faveur de l’introduction de l’article 40.3.3 dans Bunreacht na hÉireann, la Constitution irlandaise, dans lequel l’État reconnaissait le droit à la vie des enfants à naître, droit égal à celui de la mère : le fameux 8ème amendement. Le peuple irlandais a affirmé son attachement à cet amendement en refusant par deux fois son assouplissement en 1992 et en 2002.

Cet amendement fait aujourd’hui l’objet de nombreuses polémiques. En effet, il oblige chaque année près de 5 000 Irlandaises à se rendre au Royaume Uni ou à acheter illégalement des pilules sur internet à leurs risques et périls. Sans parler des nombreuses femmes ne disposant des moyens économiques pour partir à l’étranger et choisissant donc de pratiquer elles-mêmes l’avortement par d’atroces mutilations. Du fait de cet amendement, l’Irlande a par ailleurs été l’objet de plusieurs condamnations internationales. Ainsi, en 2010, elle fut condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire A, B et C vs Irlande à la suite d’un fait divers tragique très médiatisé qui avait conduit à la mort d’une femme enceinte à qui l’on avait refusé l’avortement alors que le fœtus n’était pas viable.

Face à des polémiques de plus en plus fortes, le gouvernement a mis en place en juillet 2016 une assemblée citoyenne ayant pour mission d’examiner un certain nombre de sujets, parmi lesquels celui de l’avortement. Après de nombreuses audiences et délibérations, celle-ci s’est exprimée en faveur d’une révision de la législation en la matière, notamment par l’abrogation du 8ème amendement. Une commission parlementaire fut alors mise en place pour préparer le terrain pour la tenue d’un référendum courant 2018.

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Leo Varadkar, Premier ministre irlandais, durant la campagne du “yes”.

Tous les partis politiques de gauche prirent rapidement position en faveur de l’abrogation, tels que le Labour, Sinn Fein, les Verts, les Sociaux-Démocrates, ou encore People Before Profit. Les deux grands partis historiques, Fine Gael et Fianna Fail, tous deux généralement classés à droite du spectre, ne prirent pas position sur la question préférant respecter la liberté de conscience de leurs militants. Néanmoins, leurs leaders respectifs, Leo Varadkar et Michéal Martin, se sont résolument engagés en faveur de l’abrogation de l’amendement. Face à cette unanimité des partis, seul le très conservateur Renua Ireland prit position en faveur du no. La campagne n’en fut pas moins âpre, et l’avortement devint le centre d’attention de tous les débats.

Une large victoire du yes

Avec une participation électorale de 64,13 % et un vote yes à 66,4 %, il s’agit bien d’un véritable plébiscite en faveur du droit à l’avortement, beaucoup plus massif que ce qui avait été prédit par les instituts de sondage. Plus spécifiquement, c’est le caractère homogène du vote qui est notable. Ainsi, sur les 40 circonscriptions électorales, seule celle du Donegal (région rurale du nord est) s’est exprimée en faveur du maintien de l’amendement à 52 %. Le vote yes a même atteint plus de 77 % dans certaines zones de Dublin.

Les sondages de sortie des urnes ont montré qu’il ne s’agissait pas d’une homogénéité uniquement géographique, mais aussi démographique. De fait, si on note une adhésion quasi unanime chez les jeunes (87 % de yes chez les moins de 25 ans), les aînés restent eux aussi largement favorables au rejet du 8ème amendement, avec 63 % de yes chez les 50-64 ans. De même, 65 % des hommes se seraient exprimés en faveur du rejet, un niveau presque égal à celui des femmes (70 %).

Si cette victoire plébiscitaire peut surprendre au premier abord, il ne faut pas s’y tromper. Elle trouve ses racines dans un processus long et profond. De fait, depuis 1995, le peuple irlandais a accepté coup sur coup la levée de l’interdiction constitutionnelle du divorce ainsi que la légalisation du mariage homosexuel. Alors que la société irlandaise a longtemps été parmi les plus traditionalistes et les plus conservatrices du monde occidental, elle a entrepris depuis les années 80 une véritable révolution discrète des mœurs.

Une évolution progressive des consciences

Et cela s’exprime notamment par la progressive perte d’influence de l’Église catholique au sein de la population irlandaise. Ainsi, tandis qu’en 1973, 91 % des Irlandais déclaraient se rendre au moins une fois par semaine à l’église, ils n’étaient plus que 46 % en 2006, et 25 % parmi les moins de 35 ans. Différents facteurs expliquent ce déclin progressif de l’Église catholique dans la société irlandaise. Le premier est sans aucun doute les nombreux scandales d’abus sexuels sur mineurs qui ont éclaté ces dernières années, et qui ont considérablement délégitimé la parole de l’Église en matière de moralité publique et de protection de l’enfant, notamment exposés dans le rapport Ryan de 2009. La formidable croissance économique du pays depuis les années 1990, ainsi qu’une plus grande exposition aux influences culturelles extérieures, ont également pu jouer un rôle dans cette évolution progressive.

Cette mutation de l’opinion publique irlandaise sur la question de l’avortement s’explique aussi par un certain nombre de scandales qui ont frappé le pays et profondément marqué les consciences. L’affaire Halappanavar en 2012 a constitué un véritable tournant. Savita Halappanavar était une jeune femme d’origine indienne à qui l’on refusa l’avortement sous prétexte que sa grossesse mettait en danger sa santé, et non pas sa vie, et finit par mourir d’une infection foudroyante dans l’hôpital de Galway. Cette affaire eut un très grand retentissement et fut comme un signal d’alarme pour de très nombreuses jeunes Irlandaises sur les dérives auxquelles pouvait mener le 8ème amendement.

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Manifestation en hommage à Savita Halappanavar : “Les croyances des pro-choice ont tué Savita Halappanavar.”

Enfin, cette mutation est aussi le résultat de l’influence jouée par le droit international. En effet, l’Irlande a été reconnue plusieurs fois coupable d’avoir enfreint le droit des femmes en les obligeant à terminer leur grossesse même dans des cas de fœtus non viable, jusqu’à ce qu’il meure in utero, ce qui a pu également faire évoluer les consciences.

Quelles conséquences pour l’Irlande ?

Si ce référendum marque une étape historique dans l’ouverture du droit à l’avortement dans la République d’Irlande, il n’en est néanmoins pas l’aboutissement. Maintenant que l’interdiction constitutionnelle a été levée, il reste au Parlement à légiférer pour déterminer les conditions auxquelles sera soumise la pratique de l’IVG.

Le projet de loi qui avait été présenté par le gouvernement avant la tenue du référendum prévoyait une ouverture sans limite jusqu’à 12 semaines de grossesse, une ouverture jusqu’à 24 semaines en cas de risque pour la santé de la mère, et ensuite uniquement en cas de malformation fœtale (des conditions très similaires à celles du droit français). Néanmoins, il se pourrait qu’un certain nombre de députés de la majorité gouvernementale ayant fait la campagne du no cherchent à obtenir des compromis. Au lendemain du scrutin, Katie Fenton, l’une des figures de proue de la campagne du no, a notamment appelé Leo Varadkar à tenir son engagement de n’ouvrir l’avortement que dans des conditions restrictives.

Politiquement, le résultat de ce référendum est une victoire considérable pour le premier ministre Leo Varadkar, arrivé au pouvoir il y a moins d’un an. Alors que c’était la première fois que les Irlandais étaient appelés aux urnes depuis sa prise de pouvoir, cette victoire bien plus large que ce que prédisaient les sondages renforce considérablement le jeune leader de Fine Gael, le parti au pouvoir. Ainsi, la formation a gagné environ 7 points de pourcentage dans les intentions de vote depuis sa nomination. Dans ces conditions, Varadkar pourrait être tenté de provoquer des élections anticipées pour asseoir son leadership. Ce renforcement pourrait se révéler d’une importance cruciale à l’heure où le futur de l’Irlande du Nord n’a toujours pas été éclairci dans le cadre des négociations du Brexit.

Il reste encore de nombreux anachronismes dans la constitution irlandaise qui mériteraient un dépoussiérage. Mais l’attention semble aujourd’hui se tourner davantage vers l’Irlande du Nord, où la législation en matière d’IVG, demeure l’une des plus strictes d’Europe : la victoire dans le sud de l’île a en effet suscité un nouvel espoir chez de nombreux militants, au nord. Mais le bras de fer s’annonce serré avec le gouvernement de Theresa May, qui compte dans sa majorité le Democratic Unionist Party (DUP), un parti nord-irlandais ultra-conservateur farouchement opposé à toute libéralisation de l’avortement. De quoi alimenter encore un peu plus les tensions dans cette petite province, alors que de plus en plus de Nord-Irlandais se disent favorables à une réunification avec le sud de l’île en cas de Brexit.

Crédits :

http://assets.nydailynews.com/polopoly_fs/1.3787256.1517302085!/img/httpImage/image.jpg_gen/derivatives/article_750/ireland-abortion.jpg.

http://img.timesnownews.com/story/1527359835-irelandabortion.jpg.

http://freethinker.co.uk/images/uploads/2012/11/Savita-Halappanavar-630×355.jpg.