Les gauches européennes tentent de converger à Marseille

Les 10 et 11 novembre, des participants de 80 organisations syndicales et politiques de plus de 30 pays étaient à Marseille pour un Forum européen des gauches européennes. Deux jours de débats à l’initiative du Parti de la Gauche Européenne (PGE) qui fait dialoguer des formations diverses ; l’occasion pour LVSL d’interroger certains de leurs représentants.

Pendant deux jours, des partis communistes ou d’affiliation marxiste comme le PCF ou le PTB croisaient représentants de Podemos, du Bloco de Esquerda, Syriza, Diem25 (formation de l’ancien ministre démissionnaire grec Varoufakis) et représentants de la gauche de la sociale démocratie. A noter, un grand absent : la France insoumise de Jean Luc Mélenchon, pourtant député de Marseille et présent dans la cité phocéenne ce weekend.

L’objectif affiché du Forum était de dégager des lignes de convergence communes aux gauches en Europe pour s’organiser contre la domination du consensus libéral. Une mission compliquée du fait d’un manque structurel de coopération politique efficace des forces antilibérales sur le vieux continent et alors que les gauches semblent plus que jamais divisées quant à la stratégie à adopter face à l’Union européenne.

Le modèle revendiqué de l’initiative est le forum de São Paulo qui dans les années 1990 avait su faire converger des forces diverses en Amérique latine contre l’ordre néolibéral. Une perspective qui sera difficile à atteindre. Ces forums – auxquels on peut ajouter celui du Plan B qui se tenait récemment à Lisbonne initié par les forces populistes de gauche – restent encore peu médiatisés et souffrent souvent de manque de débouchés. Il s’agit pourtant de lieux importants d’échanges d’idées et ils témoignent en filigrane de l’état des gauches européennes.

Deux ans après, la crise grecque toujours source de divisions

Il est désormais évident que la séquence politique de mai 2015 ayant conduit à la capitulation forcée du gouvernement grec face à l’Union européenne a durablement établi une nouvelle ligne de fracture dans les gauches européennes. On peut pour s’en convaincre comparer le Forum de Marseille à une initiative passée, celle du Forum européen des alternatives de 2014, quelques mois avant le référendum grec. Étaient alors présents non seulement Jean Luc Mélenchon mais aussi Zoé Konstantopoulou, à l’époque Présidente du Parlement grec et aujourd’hui l’une des opposantes au gouvernement Tsipras. Les choix faits par le gouvernement grec et l’incapacité à faire collectivement barrage à la politique brutale des créanciers de la Grèce par la gauche de l’époque ont conduit à une situation de division durable des forces anti-austérité.

Marc Botenga, responsable Europe du PTB à la table de son parti

Cependant, un certain nombre de participants ne comprennent pas l’absence du leader de la France insoumise alors que des membres de Podemos ou du Bloco de Esquerda sont présents, et que ces mouvements sont aussi impliqués avec la FI aux sommet du plan B. Pour Anne Sabourin, coordinatrice de l’événement, la FI « fait partie de la même famille politique » et son absence « l’isole de partenaires indispensables ». Ce boycott peut être interprété comme une volonté d’afficher une radicalité sur la question européenne, mais pour l’organisatrice du forum « il ne s’agit pas de coalition électorale, mais de convergences concrètes sur des campagnes qui engagent collectivement les participants. »

Il y a quelques semaines, lors d’un voyage en Grèce le leader de la France insoumise avait déjà consciencieusement évité de rencontrer le parti Syriza au pouvoir tout en affichant son soutien à Zoe Konstantopoulou, une des opposantes de gauche au gouvernement. Irrité, le secrétaire général de Syriza présent à Marseille charge : « la division des forces anti-austérité serait le tombeau de la gauche en Europe ».

À l’occasion de son déplacement en Grèce, Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs vivement critiqué le fonctionnement du Parti de la Gauche Européenne et du groupe de la GUE-NGL au Parlement européen dont il était membre avant son élection à l’Assemblée nationale. Jugeant que ces organes au fonctionnement confédéral sont trop hétérogènes et manquent de visibilité politique, il a rappelé que si le Parti de Gauche en était membre, ce n’est pas le cas de la France insoumise. Le député des Bouches-du-Rhône a donc affiché une volonté de distanciation.

Ce qui se joue en toile de fond est l’émergence souhaitée par la France Insoumise d’une gauche populiste européenne structurée. Car, pour l’instant, la radicalité de Jean-Luc Mélenchon n’est pas la ligne dominante parmi les gauches européennes. Au Parlement européen, le poids d’organisations qui optent pour un discours prônant le changement profond de l’Union européenne (comme Die Linke en Allemagne) domine sur les tenants de la rupture et du “plan B”.

Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza

Néanmoins, pour Elefteria Angeli, représentante de la jeunesse de Syriza « ce Forum est le début d’un dialogue productif sur ce qui doit changer en Europe. Je prends l’exemple de l’organisation de jeunesse de Syriza pour laquelle je parle, qui est une organisation marxiste : nous parlons de construire le socialisme au 21e siècle. Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas ouverts à la discussion avec des organisations qui n’ont pas cela comme valeurs centrales. On doit garder des lignes rouges comme sur la dette publique par exemple. Mais il faut aussi penser à tout ce qu’on a en commun avec des organisations qui s’opposent à l’austérité. »

À l’évidence, faire travailler ensemble ces deux courants est de plus en plus compliqué, mais pour Marisa Mathias, députée européenne portugaise du Bloco de esquerda, “Il ne faut pas faire des collectifs factices car il y a des choses différentes et qu’on ne partage pas. Mais ce n’est pas un problème, il faut se concentrer sur ce qui nous rassemble. Je suis portugaise, nous avons une expérience du gouvernement qui démontre qu’il n’y a aucune contradiction entre identité et convergence politique. On doit essayer cela à tous les niveaux de notre action politique. Il y a plusieurs mouvements au niveau européen, il faut voir ce qu’ils apportent et on ne doit pas construire des murs entre les mouvements, ils ont des natures différentes. On doit être engagés dans tout ce qui peut ajouter quelque chose.”

Quelles convergences stratégiques entre partenaires hétérogènes ?

La question des convergences stratégiques et des formes qu’elles doivent adopter reste donc ouverte. Car si tous s’accordent sur la nécessité d’une réponse concertée au consensus néolibéral européen, les priorités dictées par les contextes nationaux ne sont pas partout les mêmes.

Pour Marc Botenga, responsable Europe du Parti du travail de Belgique « quand on parle aux travailleurs de Belgique on voit qu’ils veulent une rupture. Comme l’establishment européen est uni, il doit y avoir selon nous des luttes européennes pour repartir d’une feuille blanche avec les traités européens. »

Un point de vue qui serait certainement nuancé par certains participants au forum, et notamment par les  membres du “Progressive Caucus”, un jeune espace de discussion qui regroupe au Parlement européen certains sociaux-démocrates de gauche, verts et membres de la GUE/NGL.

Marisa Matias du Bloco de Esquerda aux cotés  d’Emmanuel Maurel lors d’un atelier sur le libre-échange

Pour Emmanuel Maurel, eurodéputé PS membre du Progressive Caucus et présent à Marseille, « les convergences existent en vérité. Prenons l’exemple du Parlement européen : sur 80% des sujets importants, on a des convergences entre la GUE-NGL, les Verts et une partie du groupe social-démocrate. » tout en ajoutant : « Je dis bien une partie des sociaux-démocrates, car évidemment ce courant est traversé par de sérieuses contradictions. Mais disons quand même qu’une partie continue à croire en la transformation sociale et renoue avec une critique du système capitaliste. Si organisationellement on n’en voit pas le résultat c’est d’abord qu’il y a une tradition d’éclatement à gauche qui se justifie souvent historiquement, mais compte tenu de l’urgence le mieux est tout de même de travailler à des convergences. »

Il semble difficile aux acteurs de s’accorder sur une conception commune du projet européen, mais des luttes concrètes montrent pour eux qu’il est possible d’avancer. C’est en tout cas ce que pense le responsable du PTB : « Je prends souvent l’exemple des dockers européens qui, dans les luttes, ont su agir de concert, de même lors du mouvement contre le TTIP. De ces luttes naîtront l’alternative. », avant d’ajouter qu’en l’état actuel il n’était pas envisageable en Belgique de pactiser avec des verts et des sociaux-démocrates qui soutiendraient le projet européen actuel.

Ce besoin de convergence semble d’autant plus pressant pour les forces politiques de gauche des « petits pays » de l’Union. Car dans l’éventualité de leur arrivée au pouvoir, la possibilité d’imposer un rapport de force favorable avec les institutions européennes serait alors compliquée « nous savons qu’en Belgique, si nous sommes seuls, nous n’arriverons pas à changer fondamentalement les choses dans toute l’Europe. C’est pourquoi nous voulons changer le rapport de forces. Certaines problématiques sont simplement inenvisageables au niveau national, comme celle du climat. » estime Marc Botenga.

Si une initiative comme le Forum de Marseille propose un espace de dialogue salué par les participants, la seule bonne volonté n’est pas suffisante pour agréger des forces politiques aussi diverses et développer des actions communes. Pour beaucoup le travail ne doit pas être fait à l’envers, et devrait d’abord s’axer sur les propositions plutôt que sur la démarche de création d’une structure ex-nihilo. Un défi que devront maintenant relever les forces du forum de Marseille d’ici le prochain rendez-vous annoncé pour 2018 : passer du constat à l’action commune. Une coordination ad hoc a été mise en place pour préparer des campagnes d’action commune et établir un forum permanent.

En 1889, il y a plus de 100ans, la IIe internationale était capable d’imposer le 1er mai comme fête du travail partout dans le monde avec la revendication de la journée de 8 heures. Cette initiative partait alors de deux postulats : l’existence d’un intérêt commun à tous les travailleurs et la conscience de la nécessité d’une organisation unitaire pour le défendre sur des bases offensives.

Les situations sont évidemment différentes. Les modes d’actions doivent être actualisés. Et bien que nous soyons dans l’Europe de la libre circulation et de la communication, il reste pourtant difficile pour ces forces de s’accorder sur de simples campagnes communes réalisées a minima. Cela montre que l’identification de revendications à portée majoritaire, fondées sur des intérêts politiques partagés par les travailleurs européens, devrait précéder l’instauration d’un cadre prédéfini.

Pour de nombreuses organisations, et en l’absence de perspectives réelles, il est plus tentant de se concentrer sur le contexte national et de se contenter d’adopter des positions qui font office de marqueurs politiques. Cette politique de l’autruche décrédibilise les forces anti-austérité, en éludant la question des moyens de mise en œuvre de leur programme. L’ordo-libéralisme européen bloque tout horizon politique, et c’est bien ce mur qu’il faudra casser dans l’imaginaire politique collectif pour convaincre les peuple de la viabilité et de la faisabilité d’un projet social.

Quelle stratégie européenne pour la gauche ?

©Sam Hocevar. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Alors que le CETA est entré en application et que le président Macron a dévoilé ses perspectives de réforme de l’UE, la contestation de l’Europe néolibérale semble faire du surplace. Si la renonciation d’Alexis Tsipras, encore dans toutes les têtes, est unanimement rejetée, deux visions différentes semblent fracturer les forces de gauche entre tenants de la renégociation des traités européens et ceux prêts à en sortir. Quelle crédibilité accorder aux propos de Yanis Varoufakis ou au plan B soutenu par Jean-Luc Mélenchon ? Surtout, comment articuler les efforts de toute la gauche du continent pour mettre en place un modèle alternatif ? A l’heure où le gouvernement français veut restreindre la souveraineté nationale et ses attributs et où le FDP et la CSU allemands refusent toute forme de solidarité, l’avenir de l’Europe est plus que jamais crucial.

L’impact de l’Union Européenne sur la vie du demi-milliard de citoyens qui y vivent est désormais largement connu : libre-échange sauvage au sein du marché commun et via les accords bilatéraux avec des pays étrangers (CETA, TAFTA, JETA…), politique agricole commune encourageant la surproduction industrielle pour gonfler les exportations et réduire les coûts d’approvisionnement des distributeurs, droits sociaux rognés dans tous les sens, austérité de gré ou de force, privatisations et ouverture à la concurrence obéissant à une logique dogmatique qui n’apporte rien de positif sinon des profits pour quelques uns. Face à un tel bilan, la réponse de la gauche ne peut être que le rejet de cette entité technocratique qui se veut la pointe avancée du néolibéralisme.

A ce titre, il est jouissif de constater l’effondrement des forces “social-démocrates” (Pasok grec, PS, SPD allemand , SDAP néerlandais, restes blairistes du Labour britannique…) sur tout le continent après qu’elles ont soutenu de telles politiques depuis plusieurs décennies. Mais la transformation rapide et heureuse des paysages politiques nationaux en faveur de structures renouant avec les fondamentaux de la gauche, qu’ils s’en réclament ou non, demeure inutile tant qu’un certain nombre d’institutions – Commission Européenne, BCE, ECOFIN, Parlement gangrené par les lobbys et les arrangements de partis – continuent de dicter les conditions dans lesquelles les politiques nationales peuvent être menées. Le Président de la Commission Européenne Jean-Claude Juncker, lui-même “élu” par arrangement des puissants, n’a jamais caché cette réalité, la résumant avec un étonnant cynisme par la formule : “il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens”.

“En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.”

Bien sûr, il est aisé de critiquer un organe politique aussi pourri que l’Union Européenne, le confronter sur tous les terrains et proposer une alternative viable est autrement plus difficile et beaucoup s’y sont cassé les dents, Alexis Tsipras en particulier. Jusqu’ici, une certaine paresse intellectuelle a conduit la gauche à refuser de creuser ces questions et préférer se rattacher à des mots d’ordre aussi creux que “démocratisons l’Europe” ou “l’Europe sociale” sans intention de remettre en cause les fondements mêmes de l’UE. Durant les 2 ou 3 dernières décennies, les partis de gauche classiques ont usé de ce discours à l’outrance sans progresser sur un quelconque point, si ce n’est celui de l’inventivité novlinguistique.

Autant de temps perdu et de déceptions accumulées qui ont nourri les forces de droite radicale aujourd’hui aux portes du pouvoir, fortes d’un discours nationaliste simpliste qui fait l’économie des nuances et des subtilités des questions socio-économiques et environnementales. En jouant sur leur détestations réciproques, la droite radicale et les néolibéraux se sont mutuellement renforcés en asséchant progressivement une gauche intellectuellement exsangue.

Le rapport de force actuel en Europe est favorable à nos adversaires puisqu’ils construisent leur monde en opposition les uns par rapport aux autres : la Fidesz de Viktor Orban et le PiS polonais se nourrissent de la détestation légitime de l’UE tandis que Macron et le Parti Démocrate italien ne tiennent que par des “fronts républicains” brinquebalants dénonçant le populisme pour mieux légitimer la technocratie antidémocratique. Le cas du Brexit constitue d’ailleurs un excellent contre-exemple, dans la mesure où la droite radicale, voyant son premier adversaire disparaître du jour au lendemain, s’est retrouvée en manque de haine et confrontée à une réalité inattendue.

Pour l’heure, la position de la gauche sur la question européenne n’est pas claire et divise ses propres rangs. Quelle est la bonne stratégie pour forcer la main à l’adversaire et fédérer un engouement suffisamment large pour rompre le fatalisme et la résignation ? Dans la montagne de propositions pondues par les thinks tanks et les hommes politiques, peu méritent que l’on retienne leur attention. Ici, il s’agit revenir sur les propos classiques de démocratisation de l’Europe, les projets de Yanis Varoufakis et la question centrale du “Lexit” (ndlr: “left-exit”, une sortie de l’Union Européenne sur un projet de gauche).

Les solutions classiques discréditées

Durant les dernières décennies, le discours de la “gauche de gouvernement” s’est concentré sur la revendication de démocratisation des instances européennes, en particulier le Parlement Européen, organe d’avalisation des décisions de la Commission et du Conseil européen depuis sa création en 1979. Les avancées réalisées sur cette question se sont révélées extrêmement minces, comme en atteste le registre des lobbyistes à Bruxelles et à Strasbourg qui n’est que facultatif. L’organisation de la procédure législative européenne demeure extrêmement dominée par la Commission Européenne sur laquelle l’organe strasbourgeois ne dispose que d’un droit de censure qui n’a jamais été utilisé.

“La très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels.”

Au mieux le Parlement peut-il proposer à la Commission de légiférer sur un sujet, ce qui ne comporte aucun caractère contraignant et de telles situations sont rares. Dès lors, le Parlement européen ne peut que se contenter de retoucher les textes proposés par le travail commun de la Commission et du Conseil de l’Union Européenne (réunion des ministres nationaux relevant des mêmes thématiques) ou éventuellement de les bloquer. Lorsque l’on sait que l’intervention d’un député européen est plafonnée à 1 minute et que l’absentéisme est élevé, on mesure à quel point le Parlement européen est loin d’être l’espace de débat démocratique qu’il est censé être. Ainsi, ce sont les ministres et les commissaires non élus qui sont à l’origine de la quasi-totalité de la production législative de l’Union.

Etant donné les disparités des calendriers électoraux nationaux et la complexité des sujets, la très grande majorité des propositions de lois émanent en réalité des fonctionnaires de la Commission dans des conditions d’opacité totale, et sous une influence profonde des lobbys industriels. Le cas des accords de libre-échange est encore plus scandaleux puisqu’ils sont négociés dans le secret absolu par des négociateurs choisis par la Commission et que le Parlement Européen est mis devant le fait accompli un fois l’accord rédigé, ne pouvant plus l’amender.

Même en supposant qu’il existe un Parlement européen élu avec une forte participation dans tous les pays membres, dans le cadre de véritables campagnes démocratiques, ce qui est on ne peut plus éloigné de la réalité, les équilibres internes du Parlement sont conçus pour favoriser le consensus néolibéral : les partis politiques nationaux se rassemblent au sein de groupes parlementaires européens qui ne représentent une cohérence idéologique que très limitée. Ainsi, les partis à la droite de l’échiquier politique se regroupent dans le Parti Populaire Européen (PPE) et votent en bloc sur tous les sujets tant que les accords tacites entre leaders nationaux sont tenus. La Fidesz de Viktor Orban, qui ne doit sa qualification de parti de droite qu’à l’existence du parti néo-nazi Jobbikéchange sa participation au PPE, nécessaire pour faire tenir la majorité en place, contre l’indulgence de l’UE sur la politique intérieure du gouvernement hongrois qui est pourtant en effraction notoire avec les principes démocratiques contenus dans les traités européens.

La création de listes transnationales, souhaitée par Emmanuel Macron, ne consisterait alors qu’à présenter devant les électeurs européens ces alliances partisanes hétéroclites derrière des étiquettes vides de sens dans les différents cadres politiques nationaux. De même, face à la forte présence des mouvements nationalistes dans l’hémicycle strasbourgeois depuis 2014, le schéma de la Grande Coalition, incarnation même d’une supercherie démocratique, a été mis en place pour garantir une majorité systématique jusqu’aux prochaines élections européennes. Ajoutons à cela un mode d’élection qui donne aux petits Etats, notamment les paradis fiscaux de Malte, Luxembourg ou Chypre, une représentativité considérable et l’on comprend pourquoi les textes sur la lutte contre l’évasion fiscale sont systématiquement bloqués.

“Comme le déclarait Yanis Varoufakis, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances allemand, Wolfgang Schaüble.”

Au vu de l’impuissance notoire du Parlement Européen, on n’ose imaginer à quoi ressemblerait le Parlement de la zone euro de Thomas Piketty. Compte tenu de la tendance de la “gauche de gouvernement” à former des grandes coalitions avec la droite pour modifier quelques virgules de textes, l’austérité ne serait certainement pas mise en défaut de sitôt, si l’on se base sur ses estimations et les espoirs de Benoît Hamon d’une victoire de Martin Schulz aux élections allemandes en septembre dernier. En revanche, la mise en place d’un tel organe ne pourrait être acceptée par l’Allemagne qu’à une condition : celle du transfert de toutes les compétences budgétaires des Etats membres de la zone euro vers ce Parlement, afin de mettre fin aux marges de manoeuvre nationales pour reporter les programmes d’austérité tant souhaités par la CDU-CSU et le FDP allemands. Comme le déclarait l’économiste et ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis au terme d’un débat en France, la proposition de Thomas Piketty ne ferait que légitimer les politiques d’austérité en leur conférant un vernis démocratique, ce qui était peu ou prou le plan de l’ancien ministre des finances de Mme Merkel, Wolfgang Schaüble.

Ainsi, les propositions de démocratisation des instances européennes qui se contente de conférer plus de pouvoir au Parlement Européen sont quasi-inutiles tant que la BCE demeure indépendante, que la Commission Européenne demeure aussi opaque et que le droit d’initiative citoyenne est tant limité. Surtout, de telles propositions nécessiteraient de franchir un nouveau palier d’intégration européenne en faveur d’une hypothétique démocratisation d’organes justement conçus pour ne pas l’être. Pour le futur proche, le cadre national demeure donc sans nul doute le cadre d’expression populaire le moins imparfait.

Les contradictions de Yanis Varoufakis et de Diem25

Économiste reconnu et ancien ministre des finances grec durant les 6 premiers mois du gouvernement Tsipras, Yanis Varoufakis s’est imposé comme l’un des critiques les plus reconnus de l’UE depuis sa démission après le non-respect du référendum “OXI” (ndlr: OXI signifie non en grec, choix exprimé par 61% des électeurs vis-à-vis du mémorandum d’austérité de la Troïka) de Juillet 2015. Désormais à nouveau enseignant à la London School of Economics, il publie Adults in the Room (Conversation entre adultes en français) pour dévoiler les coulisses des négociations européennes de 2015. Yanis Varoufakis a créé un mouvement dénommé Diem25 pour “démocratiser l’Europe”. Partant du constat de l’échec des revendications traditionnelles et rejetant l’option du “Lexit”, il propose une stratégie hybride de désobéissance concertée aux traités européens et d’indifférence aux menaces d’exclusion des institutions européennes. Cette proposition en apparence alléchante pour répondre à la division des gauches européennes sur cette question souffre pourtant d’importantes faiblesses. 

L’éventualité de la sortie n’est jamais évoquée de manière cohérente : Varoufakis et son mouvement se prononcent effectivement contre, considérant que des référendums de sortie ne peuvent qu’être monopolisés par les droites dures qui en profiteraient pour appliquer leur programme nationaliste. Ce faisant, il convainc les instances européennes de sa préférence pour l’UE plutôt que pour la sortie de celle-ci, ce qui ne manquera pas d’affaiblir considérablement sa position dans les négociations.

L’Eurogroupe, la BCE et les instances politiques de l’UE n’auraient pas intérêt à céder aux demandes de leurs adversaires si ceux-ci ne sont pas prêts à remettre en cause leur appartenance aux institutions européennes. Malgré la primauté juridique des institutions européennes sur de larges pans de l’économie et de la politique des Etats-membres, les dissidents acquis au programme de Diem25 n’auraient qu’à répondre par la continuité de leur désobéissance. C’est alors que le réel rapport de force débuterait : si les “rebelles” disposent d’un poids important dans la zone euro ou dans l’UE en général – suivant le type de politiques combattues – il est possible de faire céder les organisations européennes sur bon nombre de points et d’obtenir une avancée, même partielle.

Mais si la désobéissance se cantonne à quelques villes, quelques régions ou à un ou deux Etats faibles de l’UE, l’asymétrie de puissance demeurera considérable et les mesures prises par les organes européens forceront le retour à la table des négociations. C’est la situation qu’a connu la Grèce : après avoir refusé pendant 6 mois de se soumettre aux diktats de la Troïka, elle s’est retrouvée à cours d’argent et un contrôle des capitaux a été imposé par la BCE. La Grèce a été forcée de choisir entre sortie de la zone euro et obéissance aux politiques néolibérales. La position de Varoufakis est alors plus ambigüe que jamais : dans son dernier livre, il considère la sortie préférable à la soumission mais se refuse en à parler – tout comme Syriza avant les élections de 2015 – afin de faire porter la responsabilité de l’exclusion sur l’UE. Si la sortie est une option envisageable, pourquoi ne pas la brandir comme menace dans les négociations ? Pourquoi ne pas être parfaitement clair avec le peuple et le préparer à cette éventualité ?

Evidemment, Diem25, comme n’importe quel David opposé à un Goliath, est optimiste. L’objectif du mouvement est de créer un front d’opposition à l’Europe néolibérale transcendant les appartenances partisanes, une organisation qui soit suffisamment mobilisatrice pour “créer un demos européen” au lieu de se résigner à utiliser seulement les structures nationales dans la lutte. On ne peut que souhaiter la réussite de Diem25 dans sa volonté de concrétiser le vieux rêve d’un internationalisme européen, au moins temporaire, permettant de transformer l’UE et la zone euro. Si le mouvement y parvenait, il s’agirait du plus grand bouleversement politique sur le vieux continent depuis la chute des régimes communistes autoritaires en 1989.

“Il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25.”

Toutefois, les mouvements anti-TAFTA, anti-CETA ou autres sont demeurés faibles malgré la popularité de leurs positions dans les populations. Le dernier mouvement étant parvenu à une puissance notable à l’échelle européenne était le Forum Social Européen et cela commence à dater. Dans une union plus divisée que jamais et avec très peu sinon aucun relais au sein des mouvements sociaux et des partis dans les cadres nationaux – Diem25 ne souhaite pas s’associer à des formations politiques pour rester ouvert à tous – on est en droit d’être sceptique sur les chances de succès du mouvement. Surtout, il est étrange d’entendre un tel discours de la part de Yanis Varoufakis, personnage flamboyant qui ne se réfère presque jamais au peuple grec dans son livre, donnant à penser que les tractations bruxelloises n’étaient qu’une partie d’échecs entre puissants alors que l’austérité, les privatisations, la destruction du droit du travail et la récession ont eu des conséquences bien réelles sur des millions d’individus.

De même, Syriza, n’a pas non plus appelé à une mobilisation de soutien en Europe alors même que le continent entier a vécu au rythme de la confrontation gréco-européenne pendant 6 mois. Les ambitions personnelles de Tsipras et de Varoufakis et leur distance manifeste avec le peuple grec sont justement l’exemple même de ce qu’il ne faut plus faire.

Ainsi, la stratégie de Diem25, basée sur un internationalisme utopiste hérité du 19ème siècle, fait largement fi de la – triste – réalité des rapports de force. Etant donné la difficulté pour la gauche radicale de remporter les élections dans un seul pays européen – la Grèce et le Portugal étant les seuls exemples et leurs résultats plus que mitigés – il est impossible de bâtir une stratégie de transformation radicale de l’Europe en espérant vainement un alignement des astres dans une majorité de pays européens, qu’il s’agisse de l’arrivée simultanée de gouvernements de gauche radicale au pouvoir ou du soulèvement d’un peuple européen espéré par Diem25. L’éventualité d’une sortie de l’Union Européenne ou de la zone euro doit donc être considérée sérieusement.

Le “Lexit”, point de discorde

Malgré les effets désastreux de la construction européenne sur la démocratie, les droits des travailleurs, les systèmes de protection sociale, les services publics ou l’agriculture, l’option de la sortie des traités européens fait figure de tabou à gauche alors que les populations y sont de plus en plus enclines et que la réalité oblige à l’envisager en cas d’échec des volontés de renégociation. Toute ambiguïté ou toute déclaration légèrement “eurosceptique” est systématiquement clouée au pilori par les médias dominants et les donneurs de leçons désavoués depuis des lustres. Alors pourquoi la gauche s’interdit-elle encore de penser le “Lexit”, non comme fin en soi, mais comme une éventualité préférable à la prison austéritaire et ultralibérale qu’est l’UE ?

Les arguments sont connus : l’UE aurait apporté la paix sur un continent ravagé par deux guerres mondiales et des millénaires de combat, y renoncer signifierait aider les nationalistes dangereux qui sont déjà aux portes du pouvoir. Yanis Varoufakis, comme beaucoup d’autres, explique d’ailleurs son refus de cautionner un “Lexit” par le fait qu’une campagne de sortie de l’UE dans le cadre d’un référendum national serait automatiquement dominée par les forces réactionnaires et nationalistes. Une telle affirmation est un aveu d’impuissance et de lâcheté absolu : si l’extrême-droite parvient obligatoirement à bâtir son hégémonie idéologique sur ce sujet, la gauche n’a plus qu’à vendre des réformes de l’UE auxquelles plus personne ne croit et à soutenir les néolibéraux par “front républicain”.

Si la sénilité intellectuelle de la gauche l’empêche de concevoir ce risque pour parvenir à respecter ses engagements de démocratie et d’harmonie sociale et environnementale, l’ordolibéralisme s’appliquera sans fin jusqu’à ce que la cage de fer soit brisée par la haine nationaliste et  la rengaine xénophobe. Se refuser à lutter contre l’extrême-droite dans les référendums en lui préférant toujours l’oligarchie néolibérale “ouverte” revient à reconnaître la victoire irréversible de ces deux courants sur la scène politique.

Il est possible d’avoir une critique radicale de l’Europe, jusqu’à la sortie, et ne pas laisser de terrain à la droite radicale. Le référendum français de 2005 a prouvé que cela était possible, cette victoire n’a pas été uniquement celle des haines racistes. Le Brexit est en train de faire éclater au grand jour l’incompétence et l’irresponsabilité du UKIP et de l’aile droite du parti conservateur. Ces derniers fuient les responsabilités, cherchent d’autres boucs émissaires et prônent un monde toujours plus inégalitaire et antidémocratique. En face, une alternative s’est imposée en un temps record et les Britanniques la plébiscitent toujours davantage : celle du Labour de Jeremy Corbyn. Au Royaume-Uni, c’est bien le Brexit qui a achevé la droite radicale et fait renaître l’espoir.

“L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de préserver – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir le vote des sceptiques.”

D’aucuns mettront en avant les conséquences économiques néfastes : celles-ci s’expliquent entièrement par la politique désastreuse du parti conservateur et du New Labour. Si le gouvernement britannique s’était préoccupé de la sauvegarde de l’industrie et de sa modernisation par des investissements conséquents dans les usines menacées et la recherche et développement, la productivité moyenne du Royaume-Uni ne serait pas la plus faible parmi les pays développés. Au lieu de cela, les gouvernements Thatcher, Major, Blair, Brown, Cameron et May n’ont fait qu’encourager la destruction du secteur secondaire, le jugeant archaïque et trop peu rentable, pour développer une économie de bulle immobilière, de petits boulots précaires dans les services et une industrie financière toujours plus prédatrice.

Une structure économique aussi fragile est un château de cartes, il est en train de s’effondrer. Bien sûr, un choc économique important est à envisager à court-terme chez les autres Etats mettant en oeuvre une sortie. Il y a même de grandes chances que celui-ci soit inévitable. Mais nous sommes à la croisée des chemins : ou de nouvelles bulles financières éclatent, nos entreprises industrielles disparaissent les unes après les autres et la misère et la colère rance explosent, ou bien nous décidons d’engager une reconstruction de notre Etat, de nos services publics et de notre économie sur des bases saines, en offrant à la population une raison de se fédérer en peuple pour bâtir un avenir meilleur.

Au vu de la demande pour un changement politique radical et de l’inévitabilité de la détérioration socio-économique, environnementale et démocratique dans un scénario de prolongement du statu-quo, il est suicidaire de ne pas avoir le courage d’assumer le risque d’une éventuelle sortie devant les électeurs. L’extrême-droite se nourrit des renoncements, des peurs et du désir égoïste de “préserver” – avec un certain chauvinisme – ce qui peut l’être. Face à cela, un “Lexit” propose une sortie par le haut de la prison ordolibérale qui a des chances de conquérir les votes des sceptiques si la campagne est menée avec honnêteté et sérieux.

“L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”.”

Bien sûr, le “Lexit” ne doit pas être une fin en soi, seulement un joker absolu dans le face-à-face avec l’oligarchie bruxelloise. Si les négociations ne donnent pas des résultats suffisants sur la lutte contre le pouvoir des lobbys, la convergence fiscale, sociale et environnementale ou la fin de l’austérité, le “Lexit” sera la carte à abattre. La désobéissance civile prônée par Diem25 est évidemment à mettre en oeuvre, mais elle ne peut servir de solution de long-terme. Quant à un mouvement populaire de contestation pan-européen, il s’agit d’une priorité pour construire l’Europe alternative que nous revendiquons depuis si longtemps. L’initiative de Diem25 doit être appuyée malgré la personnalité ambigüe de Yanis Varoufakis. Tout mouvement de gauche radicale arrivant au pouvoir doit appeler à serrer les rangs derrière toutes les organisations à même d’aider à la réussite d’un projet de réforme radicale de l’UE.

L’appui de millions d’européens, peu importe leurs affiliations politiques et le gouvernement en place dans leurs pays, sera un atout décisif dans le rapport de force avec les forces néolibérales et réactionnaires, qui pourra servir de tremplin à la construction d’une Europe alternative dans le cas d’un échec des négociations et d’un “Lexit”. C’est justement le travail du “Plan B”, dont le cinquième sommet s’est tenu ce week-end au Portugal en pied de nez au traité de Lisbonne adopté dix ans plus tôt. Il est heureux que celui-ci fédère des membres de Die Linke, du Bloc de Gauche portugais, du Parti de Gauche suédois, de l’alliance rouge-verte danoise, de Podemos, du Parti de Gauche – quasiment fondu avec la France Insoumise – et de formations plus marginales en Grèce et en Italie derrière une stratégie commune dite “plan A – plan B” similaire à celle défendue par Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle.

Bien que cette initiative soit assez peu médiatisée et dominée par les représentants politiques, l’avancement progressif des négociations et l’optimisme qui s’en dégage témoignent de la popularité grandissante de cette stratégie au sein des élites politiques européennes. Plus ce “plan B” grandira en popularité et en précision, plus la gauche européenne disposera d’un cadre d’action cohérent alliant une feuille de route stratégique – “plan A – plan B” – et le soutien mutuel des forces alliées pour le mener à bien.

“Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro.”

L’attaque simultanée des forces néolibérales contre les derniers restes de l’Etat-providence et de l’extrême-droite contre la solidarité internationale et interclassiste ne peut conduire la gauche à attendre l’éclatement des contradictions et des colères, comme certains marxistes l’espéraient dans les années 1930. Les appels niais à des transformations cosmétiques de l’UE ne font plus recette. Voilà trente ans que les mots d’ordre sont les mêmes. Or la situation a évolué et nous sommes attendus de pied ferme pour combattre nos adversaires jusqu’au bout à travers une tactique cohérente. Les derniers naïfs qui croient à une renégociation aisée face à des ennemis surpuissants et qui sont prêts à jeter à la benne leur programme pour rester dans l’UE sont en train de disparaître : à l’élection présidentielle française, cette position incarnée par Benoît Hamon –  quasi-unique point de discorde avec Jean-Luc Mélenchon – a récolté à peine 6% des suffrages.

Le défaitisme de ceux qui affirment que la renégociation est impossible car elle requiert l’unanimité, position portée par l’UPR de François Asselineau par exemple, nie la réalité du rapport de force: nombreux sont les Etats en infraction avec les principes juridiques européens sans que rien ne leur en coûte (les limites arbitraires de déficit et de dette publique imposées par le Traité de Maastricht ne sont guère respectées et les Etats d’Europe Centrale flirtent avec les frontières des critères démocratiques). Epaulée par une mobilisation pan-européenne de masse et la menace d’un référendum de sortie, la demande de renégociation des traités européens peut aboutir, surtout si elle émane de poids lourds de l’UE et de la zone euro. Sinon, il sera temps d’abandonner une Europe, qui au lieu de nous protéger, nous amène chaque jour plus proches d’un conflit généralisé.

 

 

Crédits photos: ©Sam Hocevar. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

 

Raviver le désir populaire d’une alternative au néolibéralisme

Malgré le relatif consensus autour de la nécessité écologique et l’intérêt de la majorité de la population à la redistribution des richesses, les forces politiques de transformation sociale peinent à susciter l’adhésion populaire au moment des élections. Au-delà de ces constats rationnels, peut-être manque-t-il à la gauche la capacité à faire rêver ceux à qui la mythologie libérale promet le succès et le triomphe. La gauche aurait-elle un intérêt à explorer le champ de l’irrationnel pour élargir son électorat, sans pour autant dénaturer son projet ?

 

Devenir milliardaire ne peut pas être une ambition saine

Une des composantes déterminantes des opinions politiques réside sans doute dans la part de rêve offerte par une vision de l’avenir. Le premier tour de l’élection présidentielle peut être interprété en ce sens, qui a vu la confrontation entre l’idéal libéral et la recherche du bien commun. Là où le programme de Jean-Luc Mélenchon s’est fait balayer par le projet d’Emmanuel Macron, c’est dans sa capacité à atteindre les gens dans leur désir d’un avenir potentiel.

Lorsque Emmanuel Macron parle des jeunes qui veulent être milliardaires, il fait miroiter un fantasme pour jeter des hordes de futurs exploités dans la gueule du libéralisme. Il sait pourtant atteindre une considération hors de toute raison, qui chuchote à chacun “ce milliardaire, ça peut être toi”.

Et ce désir de triomphe individualiste n’est pas imputable à la supposée mauvaise nature de l’homme, qui permet précisément de justifier une foultitude d’inepties néolibérales, mais repose sur une construction sociale et culturelle.

L’influence culturelle au service d’un modèle sans issue

On parle de soft power pour qualifier le pouvoir d’un Etat qui s’exerce non par la contrainte mais par l’influence, et on associe à ce titre l’ensemble des moyens culturels dont disposent les Etats pour promouvoir leur modèle et leur idéologie. Mais la puissance culturelle peut s’avérer bien plus décisive que la simple diffusion de valeurs : la production culturelle va jusqu’à pénétrer le désir du consommateur pour le faire adhérer totalement au capitalisme.

Et à ce titre, on peut citer toutes les productions audiovisuelles américaines, qui glorifient la réussite individuelle, la plus belle étant la plus excessive. La figure qui fait rêver, sans pour autant être celle qui inspire, est parfois celle dont les valeurs vont à l’encontre de celles prônées par le discours officiel, mais qui sont pourtant les plus proches de son contenu. Du mythe du self-made man aux films de gangster, la fascination pour ces héros du libéralisme vient vendre un modèle, dans lequel on fantasme l’impossible ascension. Que sont les gangsters sinon des auto-entrepreneurs comme en rêverait le capital, c’est-à-dire affranchis des lois et destructeurs de l’Etat ?

Car si la priorité au bien commun, qui se traduit par exemple dans le défi écologique, semble naturellement désignée par l’exercice de la raison, l’action du fantasme peut réduire à néant toutes les considérations rationnelles. Sur un ton légèrement provocateur on peut s’interroger : qui de Nicolas Hulot ou de Tony Montana exerce cette « fascination attirante » ? Dans l’exemple de la transition écologique, il faut non seulement que les citoyens acceptent la nécessité de telles transformations, mais aussi qu’ils expriment un consentement enthousiaste sans quoi tout se fera au ralenti. Il est donc impératif de rendre le progrès « sexy », afin que même les ménages aisés aient cette envie et jettent leurs forces dans la bataille. Il ne s’agit pas là de rechercher une formule marketing de cosmétique, mais bien de trouver les outils culturels pour s’adresser à un cercle de citoyens toujours plus large.

Construire un autre rêve pour l’individu et donc le collectif

Afin de mener une contre-offensive culturelle, les défenseurs de projets révolutionnaires, de transformation sociale, de préservation de l’environnement – ce qu’on appellera rapidement la gauche – doivent à leur tour construire ce segment de rêve qui permet de relier à leur idéologie des individus baignés dans le fantasme individualiste. Loin de là l’idée de nier la part essentielle de rêve et d’idéal qui peut animer le révolutionnaire – le rêve révolutionnaire revêt un attrait esthétique incontestable -, mais il s’agit de constater que ceux qui se rêvent dans le triomphe individuel ne peuvent s’y montrer réceptifs. Le segment de rêve est donc conçu comme un pont auquel pourraient se rattraper ceux dont l’hégémonie libérale a traversé le désir. Il réside ici une complexité considérable à faire se rejoindre des idéaux diamétralement opposés ; et cela doit se faire sans compromission, ce qui constitue une difficulté supplémentaire.

Dans son travail de reconstruction et de réinvention, la gauche doit apprendre à proposer cette part d’irrationnel, sans pour autant la substituer à ce qui fait son ADN. Construire un rêve collectif qui soit suffisamment puissant pour effacer les ambitions solitaires, et donc attirer de nouveaux électeurs vers la gauche, semble être une condition sine qua non d’une victoire des forces de progrès.

L’Union européenne est devenue un domaine allemand – Entretien avec Zoe Konstantopoulou

Zoé Konstantopoulou a été membre de Syriza et présidente du Parlement grec au plus fort de la crise de 2015. Autrefois proche d’Alexis Tsipras, elle a rompu avec lui et avec son parti à la suite de ce qu’elle appelle “la trahison” de juin/juillet 2015 et la soumission de la Grèce aux exigences de ses créanciers. Par la suite, elle a fondé son propre mouvement Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] qui vivra bientôt une convention nationale importante. Nous avons souhaité l’interroger sur son récit de la crise grecque, sur la question de la sortie de l’euro et sur le caractère colonial de la domination allemande sur la Grèce et le reste de l’Union européenne.

 

LVSL : Vous avez été présidente du Parlement grec avant de quitter Syriza au moment du référendum de 2015 et de l’acceptation du nouveau mémorandum par le gouvernement d’Alexis Tsipras. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui vous ont conduite à rompre avec Syriza ?

Il faut préciser les faits. Le référendum a été proclamé fin juin 2015 lors d’une séance du Parlement grec, séance que je présidais. C’était le premier référendum proclamé en Grèce depuis la fin de la dictature. Je suis très fière d’avoir présidé cette séance. C’était un moment de démocratie, un moment où le peuple a eu l’opportunité, pour la première fois, de se prononcer sur ces politiques catastrophiques et tout à fait criminelles qu’il subissait. Le référendum effectué le 5 juillet 2015 a envoyé un signal très clair pour le gouvernement et pour les députés Syriza : il fallait rompre avec les créanciers, rejeter l’accord qu’ils avaient avancé sous forme d’ultimatum. Je vous rappelle que fin juin 2015 les créanciers et la Commission européenne nous ont dit que la Grèce avait quarante-huit heures pour rejeter ou accepter cet accord. Devant une telle pression, on a donné au peuple le droit de choisir. Et il a décidé de rejeter l’ultimatum.

“Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord.”

Ensuite, le lendemain du vote, Alexis Tsipras a convoqué les chefs des groupes parlementaires pour un conseil présidé par le Président de la République Hellénique, et c’est lors de ce conseil des chefs de partis  – auquel participaient tous les partis corrompus de l’ancien régime soutenant le mémorandum – qu’ils ont décidé de ne pas respecter le résultat du référendum. Ceci n’a été su que plus tard, car ce conseil s’est tenu à huis-clos.  Par la suite, Tsipras a préparé la capitulation, en introduisant une loi le 10 juillet 2015 qui permettait au ministre des Finances de signer un accord qui allait dans le sens inverse du résultat du référendum. Ma première lecture des faits, c’était que Tsipras avait capitulé sous la pression des créanciers. Aujourd’hui, je suis convaincue qu’il avait décidé bien avant le référendum de conclure un accord, et qu’il l’a utilisé comme prétexte en espérant que le peuple vote « Oui », pour pouvoir justifier sa décision. Finalement, il a été obligé de faire avec le « Non », mais s’en est tenu à son plan initial, contre le programme et les engagements de Syriza. Il a introduit au Parlement trois lois identiques à celles que Syriza avait pourtant combattues lorsque nous étions dans l’opposition, permettant la liquidation complète de la propriété publique, de nouvelles coupes budgétaires sur les retraites, des procédures de saisie par les banques des propriétés des Grecs. C’est-à-dire des mesures encore pires que celles rejetées par le peuple.

Zoé Konstantopoulou lorsqu’elle était présidente de la Vouli

En tant que Présidente du Parlement, je me suis prononcée contre ces lois, j’ai voté contre chacune d’entre elles. Tsipras a donc dissout le Parlement de manière soudaine. L’intention était de provoquer de nouvelles élections précipitées, et de raccourcir les délais, pour ne pas donner le temps à ceux qui défendaient le résultat du référendum de s’organiser contre cette trahison. Je vous signale pourtant que le 30 juillet 2015, il y a eu un Comité Central de Syriza où Tsipras a dit au parti qu’il ne provoquerait pas d’élections, en échange de quoi le parti ne devait pas se prononcer pour ou contre le mémorandum. Il est clair pour moi que c’était une trahison. Après la dissolution du Parlement, j’ai quitté Syriza et j’ai coopéré, en tant que candidate indépendante, avec Unité populaire pour les élections législatives anticipées du 20 septembre 2015. Tsipras a converti le parti à sa décision, et l’a conduit à accepter de violer ses engagements et à défendre les politiques que nous étions censés combattre. Tsipras, ainsi que ceux de Syriza qui sont restés avec lui (une grande partie ayant démissionné), ont violé tout notre travail, toutes les luttes et les mouvements sociaux sur lesquels Syriza se basait.

LVSL : Au plus fort de la crise, la Grèce semblait n’avoir d’autre choix que de se plier aux exigences de ses créanciers ou de sortir de l’euro et de faire défaut sur sa dette. Existait-il une alternative ? La sortie de l’euro était-elle un risque à prendre pour être crédible dans les négociations ?

Face à une menace qui met en danger tout un peuple, qui se dirige contre la démocratie, contre la liberté des Grecs et contre la souveraineté d’un pays, la seule alternative démocratique c’était la résistance. De plus, c’était l’engagement absolu et le mandat de Tsipras et de Syriza, mandat renouvelé par le résultat du référendum. La question de la monnaie est une question absolument subsidiaire à celle de la démocratie. Les monnaies ne sont que des outils au service de la prospérité des sociétés. Ce qui était menacé lors du référendum c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple. L’abolition souveraine d’une dette qui s’avère illégitime, illégale, odieuse et insoutenable, était parmi les impératifs du gouvernement. La restitution d’une souveraineté monétaire pour lutter contre l’extorsion par les créanciers était aussi une arme du gouvernement.

“Ce qui était menacé lors du référendum, c’était la démocratie. Chaque gouvernement démocratique a l’obligation d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour défendre le peuple.”

La question n’est donc pas économique ou monétaire, c’est une question de souveraineté et de démocratie. Si une monnaie se retourne contre la population, si les coupures de liquidité sont utilisées pour l’extorquer, alors le gouvernement doit sans aucun doute tout faire pour lutter contre cela. Il est clair que le comportement des créanciers et des organes européens était en violation des traités de l’Union européenne. Menacer la population de privation de nourriture et de médicaments, si elle votait « non », était même un acte de guerre. Il y avait donc une obligation absolue d’être ferme face à cela et d’employer tout moyen possible pour protéger le peuple, que ce soit les réserves de la Banque centrale ou le recours à une monnaie nationale, quitte à prendre le risque de sortir de l’euro. Ce n’était pas juste un droit du gouvernement, c’était son devoir.

LVSL : Depuis le drame grec, l’Union européenne semble se déliter progressivement, ainsi que l’a montré le référendum sur le Brexit. Le chaos qu’on avait d’ailleurs annoncé pour les Britanniques n’a finalement pas eu lieu. Les Grecs ne se sont-ils pas fait peur de façon exagérée en ce qui concerne les conséquences d’une rupture avec l’ordre européen ?

Le peuple grec n’a pas eu peur. Au contraire, malgré les menaces, malgré la propagande, malgré la fermeture des banques. Il s’est prononcé de manière courageuse. Le peuple britannique non plus n’a pas eu peur. Cela montre que dans l’Histoire, ce sont les peuples qui prennent les décisions courageuses. Et je pense que ce sont les leaders qui respectent les décisions courageuses de leur peuple qui restent dans l’histoire. A mon avis, les Grecs ont été trahis d’une manière inouïe par Tsipras et son entourage. Le fait d’avoir été trahi ne diminue pas le poids de sa décision, qui est toujours valable. La leçon à tirer du référendum grec, c’est que rien n’empêchera les gens de revendiquer leur liberté. La seule chose qui les ralentit aujourd’hui, car je reste optimiste pour l’avenir, c’est un leader qui est un traître.

“Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005.”

Pour le Brexit, j’étais parmi celles et ceux qui, dès le début, disaient qu’il faudrait respecter le résultat du référendum britannique. Parce que le viol du résultat d’un référendum, comme en Grèce, est un précédent extrêmement grave pour l’Europe. Le viol des mandats électoraux est malheureusement une culture de l’Union européenne, comme vous l’avez expérimenté en France en 2005. C’est une culture d’édification de structures qui contournent les procédures démocratiques. On réduit les élections à un caractère purement décoratif – c’est le cas du Parlement européen. Le résultat de cette culture a été un monstrueux édifice antidémocratique : l’Union européenne d’aujourd’hui.

LVSL : L’acceptation du mémorandum par Alexis Tsipras a été un coup de massue terrible pour les gauches européennes puisqu’elle a permis de valider le discours du TINA (There Is No Alternative) des néolibéraux. La gauche grecque semble elle-même en miettes au regard des derniers sondages en Grèce…

Tout d’abord, Alexis Tsipras n’est pas la gauche. Malheureusement, beaucoup de forces de gauche européennes continuent de le prétendre et insinuent donc que la gauche se soumet au néolibéralisme et aux politiques antisociales. Ces forces de gauche continuent de coopérer avec le gouvernement Tsipras et à le soutenir malgré sa complicité avec les créanciers. Mais ce n’est pas ça, la gauche. Le comportement de Tsipras, de Syriza, et de ceux en Europe qui ne s’en distancent pas, est ce qui à mon avis a donné un coup fatal à la gauche dans toute l’Europe.

“J’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon : ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés.”

Le terme même de « gauche » a été souillé et violé par les politiques de Tsipras. Il y a donc un vrai devoir pour la gauche de repenser sa propre existence, avant de demander un renouvellement de la confiance qu’on lui accorde. Là-dessus, j’ai la même approche que Jean-Luc Mélenchon: ce n’est pas l’heure de la gauche, mais celle du peuple et des citoyens. C’est l’heure d’une prise de conscience et d’une émancipation des sociétés. Ensuite seulement, il pourra y avoir retour de la gauche. Parler de la gauche sur la base d’une société détruite comme la société grecque ne rend service ni à la gauche ni à la démocratie.

Zoé Konstantopoulou était présente aux universités d’été de la France insoumise aux côtés de Jean-Luc Mélenchon

LVSL : Y-a-t-il alors un espace pour construire un mouvement qui puisse redonner de l’espoir à la population grecque ?

La société est en avance sur la politique là-dessus, elle est bien plus radicale. Il faut quitter les vieilles recettes en vigueur au sein des partis. Les vraies initiatives de rupture et d’édifications démocratiques proviendront de la reprise du pouvoir des citoyens. Il s’agit alors pour nous de créer les conditions pour faciliter ce processus. C’est ce que je fais en Grèce, c’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon en France, c’est ce que font les acteurs européens réunis autour du Plan B.

LVSL : Vous lancez votre mouvement à la rentrée. Qu’apporte-t-il de nouveau ? Est-ce que vous avez été inspirée par des expériences étrangères ?

Nous avons lancé Plefsi Eleftherias [Trajet de liberté, ndlr] il y a un an et nous préparons maintenant une rencontre de travail au niveau national pour octobre. C’est un pas décisif pour le mouvement. On revendique le pouvoir, on ne prétend pas être seulement un mouvement social, mais aussi un parti. Seulement, nous voulons opérer de manière ouverte, par la démocratie directe. J’ai soutenu La France insoumise depuis le début, et je pense que ce mouvement constitue un exemple : donner la parole aux citoyens en ayant confiance en la démocratie. Le Trajet de liberté est un mouvement sur plusieurs niveaux, qui prend des initiatives pour créer d’autres mouvements, comme « NON à leurs Ouis », qui défend le résultat du référendum et la propriété publique contre les privatisations. Il y a aussi l’initiative « Justice pour Tous », qui intervient lors des grandes affaires de justice qui touchent à l’intérêt publique. A travers elle, nous sommes intervenus notamment dans l’affaire des Réparations Allemandes, dues par l’Allemagne à la Grèce à cause des deux Guerres Mondiales. Nous avons déposé une plainte contre le gouvernement grec et le Président de la République Hellénique pour ne pas avoir revendiqué ces réparations, qui excèdent 341 milliards d’euros. C’est-à-dire plus que la dette. Cette somme, calculée par le ministère des Finances avant le mandat de Syriza, ne rentre jamais dans les négociations diplomatiques du gouvernement.

“Toute l’Union européenne est au service des intérêts de l’Allemagne (…) C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la “dettocratie” et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.”

Nous sommes aussi intervenus dans l’affaire Siemens, qui est un grand scandale de corruption : pendant deux à trois décennies, les représentants des deux partis qui gouvernaient la Grèce – PASOK et Nouvelle Démocratie – ont reçu des cadeaux pour donner des contrats publics à Siemens. L’affaire n’est jugée que maintenant, vingt ans après, alors que la prescription approche. Nous intervenons aussi dans l’affaire de la falsification des statistiques grecques par l’ancien chef de l’Agence de statistiques en liaison avec la Commission Européenne et Eurostat, affaire dans laquelle la Commission Européenne intervient publiquement pour que l’ancien chef de l’Agence soit acquitté, sans aucun égard pour l’indépendance de la justice grecque. Enfin, nous intervenons pour le dédommagement de la Grèce pour les crimes et les dommages causés par les créanciers, qui ont participé au surendettement du pays. Ces initiatives sont connectées  à notre mouvement, mais indépendantes. On multiplie les forces et les initiatives, ce qui permet la participation et la mobilisation de gens qui ne souhaitent pas adhérer à un parti, mais qui veulent se mobiliser à travers ces mouvements.

LVSL : A vous entendre, on a un peu l’impression que la Grèce est une colonie allemande. C’est le cas ?

Oui, et je dirai que toute l’Union européenne est devenue un domaine allemand. Toute l’Union est au service des intérêts de l’Allemagne. Il faut se mobiliser au niveau européen contre cela. Ce qui s’est installé en Grèce n’est rien de moins qu’un nouveau totalitarisme, avec des moyens économiques et bancaires. C’est une forme de néocolonialisme qui installe un régime de la « dettocratie » et a pour but la soumission totale des gouvernements et des peuples.

LVSL : Un mot sur l’international. Comment percevez-vous l’autoritarisme croissant du régime turc ? Est-ce une des motivations qui poussent les Grecs à rester arrimés au bloc Otan-Union européenne ?

L’accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés prouve que l’UE n’a aucun problème à s’allier avec la Turquie, en violation directe des droits de l’Homme et du droit d’asile. La militarisation d’un problème humanitaire a été un choix commun entre l’UE, l’OTAN et Ankara. Le fait que la Grèce  participe à cette politique homicidaire montre justement que la critique envers les politiques antidémocratiques et autoritaires du gouvernement Erdogan n’est qu’une façade. J’ai défendu toute ma vie les droits de l’Homme et je sais que s’il y a un principe primordial dans les affaires internationales, c’est que s’il y a un État qui viole les droits de l’Homme, les autres États doivent couper les relations avec cet État. Aujourd’hui, on n’a pas du tout cette stratégie, précisément parce que l’Union européenne ne s’oriente pas vers la protection des droits de l’Homme et la Démocratie, mais vers les intérêts financiers et banquiers, notamment et surtout les intérêts allemands.

LVSL : Au plus fort de la crise grecque, Alexis Tsipras a rencontré Vladimir Poutine en Russie, ce qui avait conduit les observateurs à spéculer sur un rapprochement Grèce-Russie. Ce rapprochement était-il réel ? La Russie constitue-t-elle une alternative géopolitique pour la Grèce ?

Je n’ai jamais eu l’impression d’une perspective de coopération entre Tsipras et la Russie. J’ai même eu l’impression contraire quand j’étais Présidente du Parlement. Cela dit, l’émancipation des peuples ne passe pas par un changement de protecteur, mais par les forces des peuples eux-mêmes. Je ne soutiens aucune émancipation qui dépendrait d’une force extérieure. A mon avis, les vraies alliances sont édifiées au sein des peuples, ce sont eux qui peuvent bouleverser les rapports de forces internationaux. C’est pourquoi nous devons, en tant que force politique active, créer les conditions de mouvements citoyens internationaux et régionaux qui feront pression de manière décisive sur les gouvernements et les organisations internationales.

 

Entretien réalisé par Vincent Dain, Léo Rosell et Lenny Benbara

La France Insoumise face à son destin

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.

Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]

 

La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche

Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.

Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.

Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.

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Jean-Luc Mélenchon en visite à Quito ©Cancilleria Ecuador

On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.

En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.

Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.

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Le groupe France insoumise en conférence de presse ©Rivdumat

Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant

Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.

Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges. L’heure est à son approfondissement.

Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.

La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.

La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.

L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.

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Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017

La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.

Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.

La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.

Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.

Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.

Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité

Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.

A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :

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Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.

La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.

Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.

Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.

[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.

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Benjamin Polge

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Métropolitiques

La guerre des gauches aura bien lieu – Entretien avec Kevin Victoire

Ancien journaliste de L’Humanité et co-fondateur de la revue socialiste et décroissante Le Comptoir, Kevin Boucaud-Victoire collabore aujourd’hui à Slate.fr, Vice et Polony TV. Il vient de publier aux éditions du Cerf La guerre des gauches qui retrace 200 ans d’affrontements à gauche.

Dans votre ouvrage, vous revenez sur la multiplication des lignes de clivage à gauche, qui brouillent notamment la pertinence du clivage gauche-droite : éducation, laïcité, école, etc. Ne pensez-vous pas que ceux-ci ont été en partie effacés par l’élection présidentielle et que, dès lors, ils relèvent plus du petit cercle des militants et des catégories de la population les plus politisées que du peuple au sens large ?

Le peuple n’est ni de gauche, ni de droite, alors que mon livre s’intéresse aux militants de gauche au sens large – pas forcément membres d’un partis et d’un mouvement –, catégories forcément plus politisées que la moyenne. Mais reprenons dans l’ordre. J’identifie donc quatre grands sujets qui divisent la gauche : libéralisme économique, souveraineté, école et laïcité. Si les citoyens en général ne perçoivent pas les choses de manière idéologique comme les militants, ils s’intéressent aussi à leur manière à ces sujets. Tout le monde possède un avis sur la loi travail, la fiscalité, l’euro, le voile ou l’éducation – au moins ceux qui ont des enfants scolarisés. C’est d’ailleurs parce qu’ils ont estimé que les réponses apportées par Hollande ces cinq dernières années sur ces sujets, qui au-delà des aspects théoriques touchent tout un chacun, n’ont pas été suffisantes que l’ancien président n’a pas été en mesure de se représenter.

Chaque présidentielle ne se concentre et ne se gagne que sur un nombre restreint de sujets. Sauf qu’à terme, ça ne fait pas disparaître le reste. Les choses sont pires pour cette élection puisqu’il n’y a pas eu de campagne. Sauf que dès la rentrée, quand des réformes seront lancées, ces sujets reviendront sur le devant de la scène. Surtout que certains sujets sont indémodables, comme la question économique et l’école, en période de double crise du marché de l’emploi et de l’éducation. Quant à la laïcité, c’est devenu un sujet crispant, au moins depuis la loi qui interdit le port de signe religieux à l’école en 2004 et il l’est de plus en plus. Pour finir, l’Europe est partie intégrante de notre vie politique, impossible de faire sans, même si ça ne passionne pas les gens ordinaires.

Kevin Victoire, La guerre des gauches, Le Cerf, 2017.

Il nous semble qu’un des clivages les plus importants à gauche est absent de votre ouvrage : la méthode politique. D’un côté, on a assisté à des tentatives d’union de la gauche, portées notamment par le PCF ou par Benoit Hamon – du moins, dans les discours. De l’autre, La France Insoumise a cherché à « fédérer le peuple ». Cette volonté de le fédérer passe par une méthode populiste – au sens de ce que fait Podemos – qui consiste à poser les lignes de clivage politique là où cela est le plus efficace. Que pensez-vous de ce nouveau clivage sur la pratique politique en elle-même ?

Il faut voir que mon livre a principalement été écrit avant la campagne présidentielle, c’est-à-dire avant la primaire de la droite et du centre. A ce moment, je ne me doutais pas que la question du populisme prendrait cette importance. Je notais déjà cependant l’évolution de Mélenchon, vers un discours plus républicain, plus patriote et plus populiste. J’ai également souligné l’importance de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, théoriciens du populisme post-marxiste, à Nuit debout. Si le sujet est marginal dans mon livre, je ne l’ignore pas complètement.

Une des conclusions de mon livre est que la gauche est irréconciliable dans sa totalité. Ajoutons que ce signifiant, après les trahisons de Mitterrand, Jospin et Hollande, ne mobilise plus. De plus, je plaide depuis plusieurs années, bien avant la création de Podemos et bien avant que Laclau et Mouffe soient à la mode, pour un populisme social dans le sillage des Narodniks – mouvement socialiste populiste de la fin du XIXème et du début du XXème, qui a intéressé Marx – et du sociologue américain Christopher Lasch. Celui-ci doit avoir deux buts : redéfinir la lutte de classes, en y incluant tous les perdants du capitalisme en trouvant un nouveau vocabulaire commun contre les exploitants et ceux qui ont intérêt au maintien du système ; et radicaliser la démocratie. Le populisme, qui est plus qu’une simple question de méthode, implique notamment de rompre avec le « gauchisme culturel », qui se définit par les questions sociétales et minoritaires, au profit du social et de symboles plus rassembleurs, sans pour autant flirter avec le conservatisme de droite. C’est un virage largement amorcé par La France Insoumise depuis un an.

Le score de Mélenchon – le plus élevé pour un candidat à la gauche du PS depuis les 21,27 % de Jacques Duclos (PCF) en 1969 –, ainsi que la belle victoire contre toute attente de François Ruffin à Amiens semblent valider cette stratégie. Il faut se souvenir que pendant longtemps la gauche ne voyait pas dans l’appel au peuple une stratégie d’extrême droite, alors que c’est souvent le cas aujourd’hui. Par exemple, bien avant l’essai de Patrick Buisson, La cause du peuple désignait jusqu’en 1978 un journal maoïste un temps dirigé par Jean-Paul Sartre – lauréat du prix Eugène-Dabit du roman populiste en 1940 avec Le Mur. Malheureusement les choses se sont retournées  dans les années 1980. Une fois le peuple abandonné par la gauche, le FN n’a eu qu’à récupérer le concept, en lui donnant la pire définition identitaire possible, et ainsi prospérer. Le populisme est le moyen pour la gauche qui veut vraiment changer la société de renouer avec les classes populaires.

De façon concomitante, vous prophétisez l’affaiblissement du clivage gauche-droite comme catégorie de référence. Qu’est-ce que cela implique au juste, lorsque l’on cherche à construire des coalitions politiques qui ont pour but de prendre le pouvoir ? Est-ce que vous pensez qu’il est nécessaire de dialoguer avec une partie de la droite ?

Ça implique selon moi de tenter d’élargir son socle électoral en dehors de ceux qui se reconnaissent dans les signifiants de gauche, qui sont de moins en moins opérants. Pour cela, il faut être capable de créer un autre langage qui permette à l’électorat populaire de s’y reconnaître, mais également de faire preuve d’une réelle empathie pour les gens ordinaires, et être capable de proposer de vraies solutions à leurs problèmes quotidiens. Dans cet ordre d’idée, Juan Carlos Monedero, Carolina Bescansa, Íñigo Errejón, Pablo Iglesias, Luis Giménez et Ana Domíngue, figures clés de Podemos, écrivent par exemple : « Ce que tu as voté hier, ça nous est égal ; ça nous est égal de savoir avec quelle idéologie tu ordonnes le monde. […] Aujourd’hui, tout cela nous importe moins que de savoir si, au-delà de ton histoire, tu es d’accord […] avec le fait que nous devons obtenir que les biens communs soient répartis de manière commune, […] que nous avons des obligations et des droits dans nos communautés et que nous tous qui vivons ensemble et ensemble existons, d’où que nous venions, nous sommes la matière première de nos rêves et de nos espérances. »

Cela peut effectivement impliquer de discuter avec la frange du conservatisme qui possède une véritable fibre sociale, qui s’oppose à la société telle qu’elle est sans basculer dans la réaction ou l’identitarisme. Dans l’état actuel des choses, aucun parti ou leader politique ne remplit ces conditions, mais certains militants isolés, oui. Cependant cette redéfinition des clivages prendra un certain temps et ne s’achèvera probablement qu’après une refonte des partis traditionnels.

Vous notez dans votre ouvrage la montée en puissance d’un discours souverainiste à gauche, qui cherche à se réapproprier la nation, et notamment à rompre plus explicitement avec l’Union Européenne. Quel est l’avenir de cette gauche souverainiste ? Ne s’est-elle pas unifiée derrière Jean-Luc Mélenchon ?

L’un des grands mérites de Jean-Luc Mélenchon est d’avoir su séduire la majeure partie de cette gauche. Il faut cependant noter que le MRC, principal parti historique du souverainisme de gauche, devenu marginal, a préféré Hamon. Cela a d’ailleurs provoqué de nombreux départs. Certains, les plus libéraux ou les plus attachés à la Vème République ont préféré Macron, voire Nicolas Dupont-Aignan pour les plus conservateurs d’entre eux. Cependant, il est clair que Mélenchon a su réunir la majorité de cette tendance politique, qui est pourtant loin d’être homogène.

Votre ouvrage est explicitement teinté d’un socialisme libertaire, qui puise sa source dans Proudhon, mais aussi dans Orwell, ou encore, plus récemment, dans l’œuvre de Jean-Claude Michéa. Selon vous, quelle doit-être la place de cette gauche aujourd’hui ? A-t-elle besoin d’une maison commune ?

L’échec de l’URSS et du socialisme dit « autoritaire » prouve qu’il aurait fallu écouter un peu plus les libertaires sur plusieurs domaines : la bureaucratie, la manière dont le pouvoir corrompt – « Considérez toujours les hommes au pouvoir comme une chose dangereuse » disait Simone Weil – ou l’indispensable articulation entre autonomie individuelle et émancipation collective. Cette gauche est également aujourd’hui à la pointe des combats écologiques – ne pas oublier l’importance de gens comme Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Guy Debord et Cornelius Castoriadis dans l’émergence de l’écologie politique – et attaque radicalement le productivisme. Il ne faut pas oublier que sur ce plan, le marxisme ne s’est guère distinguer du capitalisme.

Par définition, le libertarisme n’a pas de maison commune. Il se nourrit de diverses sources parfois contradictoires. Pour finir, il ne faut pas oublier qu’un certain anarchisme, que Murray Bookchin appelait le « lifestyle anarchism », fait le jeu du libéralisme en mettant en avant l’individualisme narcissique contre l’émancipation collective.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

Crédit photo : Lucas Pajaud

“Extrême gauche” : de quoi parlez-vous ?

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[Edito] Si Valls c’est déjà un peu la gauche, que Benoît Hamon c’est un peu trop la gauche et qu’avec Mélenchon, on frise le communisme de guerre, comment qualifier les projets de Philippe Poutou et de Nathalie Arthaud ? En analysant la trahison de la social-démocratie convertie en droite de moins en moins complexée, on peut remettre en perspective les étiquettes médiatiques et rechercher où l’on trouve de la radicalité à gauche.

La désunion de la gauche et les fortes oppositions entre ses différentes tendances nous amènent naturellement à analyser leurs divergences, à qualifier ces courants pour permettre aux électeurs de se décider, et donc à les étiqueter. Mais où retrouve-t-on de la radicalité dans les offres politiques à gauche ?

La gauche a vu sa tendance la plus libérale gouverner de 2012 à 2017 en menant une politique très proche de celle de la droite sur de nombreux points – Loi Macron et El Khomri, état d’urgence, CICE – allant jusqu’à l’indécence du débat sur la déchéance de nationalité. Ce social-libéralisme, qui se revendique lui-même comme appartenant à la grande famille de la gauche, a creusé le fossé avec la gauche de transformation sociale qui s’est sentie trahie par ce revirement libéral.

Dès lors, le programme de Benoît Hamon a rapidement été qualifié de « gauche de la gauche », comme pour marquer un embryon de radicalité, de rupture avec la politique menée par François Hollande. Or, ce positionnement ne se justifie qu’en comparaison du programme ouvertement libéral et autoritaire de son concurrent Manuel Valls : mais s’appuyer sur le vallsisme pour déterminer les positions relatives de la gauche, est-ce seulement pertinent ?

Le discours médiatique ayant placé Benoît Hamon à la « gauche de la gauche », quelle place allait-il rester pour le candidat de la France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon, porteur d’un projet nettement transformateur des réalités socio-économiques ? En continuité de sa première fourberie intellectuelle au sujet de Benoît Hamon, la médiacratie a proclamé Jean-Luc Mélenchon représentant de l’extrême-gauche ; et c’est encore l’image qu’il garde aujourd’hui auprès de nombreux électeurs. Pourtant son projet garde dans le fond une modération certaine,  et dans l’éternel débat de la gauche entre voie réformiste par les institutions démocratiques et action révolutionnaire, force est de constater que Jean-Luc Mélenchon incarne cette gauche modérée, respectueuse des institutions du pouvoir bien que souhaitant les remettre en cause.

C’est ainsi que les candidats se revendiquant d’extrême-gauche sont totalement disqualifiés par le discours médiatique : Poutou est raillé quand il parle d’interdire les licenciements, ses propositions de liberté d’installation sont balayées par l’argument, philosophique s’il en est, du « monde des bisounours ». Et si on parle d’extrême-gauche pour Jean-Luc Mélenchon, quel espace laisse-t-on pour la gauche révolutionnaire qui parle de socialisation des moyens de production, qui souhaite mener la lutte des classes pour les abolir, ou qui analyse l’Etat comme un outil de l’oppression bourgeoise ?

Tous ces axes de réflexion de la gauche sont décrédibilisés, parce que Manuel Valls c’est déjà un peu la gauche, et Jean-Luc Mélenchon ça l’est déjà beaucoup trop. Ce glissement insidieux de l’échiquier politique vers la droite se fait à dessein : il vise à effacer du débat public les concepts de lutte des classes ou la critique de la religion néolibérale.

La gauche que l’on dit radicale (Hamon, Mélenchon) ne l’est en réalité pas du tout ; c’est qu’une partie de la sociale-démocratie s’est soumise au consensus néolibéral et essaye de tirer le reste de la gauche avec elle dans sa tombe. Et il faudrait que quelqu’un qui voit en Mélenchon le nouveau Lénine discute un peu avec un anarchiste ou un trotskyte, histoire de comprendre ce qu’est la gauche radicale.

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La fin de l’étiquette “gauche”

Montage comparant l’esprit des campagnes de 2012 et de 2017.

Non plus « rassembler la gauche » mais « fédérer le peuple » : tel fut le principal mouvement stratégique de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Comparé au discours hamoniste, attaché à l’étiquette « gauche » comme au premier des talismans, le slogan de la France Insoumise semble avoir porté ses fruits et convaincu un électorat jeune et populaire jusqu’alors inaccessible. Compte tenu du point de départ de 2012 et de la primeur du tournant « populiste », ces résultats sont remarquables. Toutefois, ils n’ont pas suffi pour l’emporter. L’une des raisons de cet échec réside probablement dans l’incapacité de la campagne de Mélenchon à s’être complètement émancipée du qualificatif “gauche”.  Sans abdiquer une seule idée, il est temps, une bonne fois pour toutes, d’abandonner une imagerie et un terme confus et éculé. 

« Vive la République, et que demain vive la gauche ! ». Ainsi Benoit Hamon a-t-il conclu son discours après l’annonce des résultats du premier tour. La mention, onze fois répétée, du mot « gauche » dans cette intervention de quatre minutes est à l’image d’une campagne dont le principal leitmotiv fut de justifier une identité mise à mal par le quinquennat de François Hollande et de rassembler les morceaux déchirés d’une vieille photo de famille, dont d’aucuns crurent que le nom portait encore un sens après maints divorces et enterrements. La grande illusion de Benoit Hamon fut de croire que la « gauche » pouvait être sauvée, que le souvenir de « ceux qui ont lutté pour la gauche dans l’histoire », combiné à un discours innovant en matières écologiques et sociales suffiraient à sauver les meubles et rassembler les troupes. Il s’est trompé. Les résultats, dans leur évidente crudité, sont là pour en témoigner.

Benoit Hamon lors du lancement du M1717 ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

Cependant, l’illusion de Benoit Hamon tient moins de l’héroïsme historique des derniers carrés que du retard piteux du Maréchal Grouchy. Car, à vrai dire, une campagne menée à coups d’appels au cœur immaculé d’une certaine gauche de combat et étayée par des propositions innovantes, à même de renouveler l’idéal socialiste par un programme écologiquement rigoureux, n’est pas une première en France. Ce fut déjà la forme et le contenu de la campagne de Mélenchon en 2012, dont les trois mois de gesticulations hamonistes n’ont été que la pâle et retardataire copie.

De la « vraie gauche » au Peuple

« Le drapeau rouge et le rouge du drapeau », tels furent, selon les mots de Mélenchon, les emblèmes de la campagne de 2012. Le poing levé, les paroles de l’Internationale, les hardis faubourgs et « l’usine » des Lilas, le souvenir des barricades et des vieilles gloires révolutionnaires, l’enthousiasme pour une France rouge un temps perdue et enfin retrouvée : telle fut la geste de 2012. Elle réunit quatre millions de voix. Inouï, après 23 ans d’une défaite historique, dont on croyait, depuis 1989, qu’elle avait à jamais enterré l’avenir d’une gauche digne de ce nom, le score de 2012 reflétait toutefois bien plus la réunion d’une vieille famille qu’une véritable capacité à prendre le pouvoir. A l’évidence, les nouvelles idées éco-socialistes du Front de Gauche, qui avaient enfin renouvelé le corps idéologique de la gauche radicale, avaient échoué à convaincre le grand nombre. Seuls 16% des jeunes, 14% des ouvriers et 12% des employés s’y étaient montrés sensibles, contre respectivement 18%, 29% et 21% pour Marine Le Pen.

En ce sens, la campagne de 2012 fut une campagne identitaire. Son objectif historique fut moins de l’emporter aux élections, but qui semblait au demeurant inaccessible, que de démontrer la vivacité d’une gauche de combat, capable de regarder droit dans les yeux le siècle à venir et le siècle passé. De ce point de vue, elle fut une réussite.

Cependant, la réussite indiquait immédiatement une limite : la « vraie gauche » avait gagné des couleurs mais pas de victoire. Les élections qui suivirent devaient le rappeler avec une cruelle insistance. Le mot « gauche », répété avec une véhémence jalouse aux élections municipales et régionales, s’éreintait au fur et à mesure que la cristallisation identitaire de 2012 s’émoussait et que Hollande trahissait.

Vint alors le tournant stratégique que l’on connaît. Les reniements de Tsipras éloignaient le modèle du cartel de parti et la naissance de Podemos inspirait la création d’une organisation plus souple ainsi que la diffusion d’un message à la fois radical et transversal, c’est-à-dire sans étiquette. Ne pas rassembler la gauche mais « fédérer le peuple » : le mot d’ordre fut lancé pour la première fois le 24 aout 2014, lors de l’université d’été du Parti de Gauche.

Cette nouvelle stratégie signait la fin de la démarche identitaire du Front de Gauche. Le temps était venu de parler à tout le monde, au Peuple, et de transformer l’identité minoritaire de 2012, celle de la « vraie gauche enfin rassemblée », au mouvement à vocation majoritaire du « Peuple insoumis », en lutte contre l’oligarchie et ses petits maitres.

Une étiquette inutile

Le pari a en grande partie fonctionné. Le programme radical « L’Avenir en Commun », qui, sur le fond, est resté comparable à celui de 2012, « L’Humain d’abord », a su convaincre bien au-delà des rangs originels du Front de Gauche. Cela peut s’expliquer par la capacité de la France Insoumise à avoir remplacé la tautologie identitaire (« ce programme est vraiment de gauche car nous sommes la vraie gauche ») par une tautologie majoritaire (« ce programme est populaire car nous sommes le peuple »). De la même manière qu’il est absurde de sous-titrer un film joué dans sa langue natale, il n’a pas été nécessaire d’égrener le chapelet de la « gauche » pour que les bons s’y retrouvent. 80% des électeurs du Front de Gauche en 2012 et 24% des électeurs de Hollande se sont reportés sur la candidature de la France Insoumise. Par ailleurs, l’abandon de la posture identitaire a permis à des groupes sociaux pour lesquels la « gauche » inspirait de l’indifférence — sinon du mépris — de trouver une fraîcheur et une ouverture inédites dans le discours de Mélenchon. Ainsi, 30% des jeunes, 24% des ouvriers et 25% des foyers en-dessous de 1250 euros de revenu, soit près du double de 2012, se sont déclarés en état d’insoumission.

Alors que Benoît Hamon chantait la gloire et l’union de la « gauche », la campagne de Mélenchon a réalisé une trouée historique sans précédent pour une force radicale de transformation institutionnelle et sociale en France depuis le score de Jacques Duclos en 1969 (21.2%). Aucun drapeau rouge, aucune Internationale,  aucun poing levé ne fut pourtant fondamental pour la réalisation d’une telle prouesse. En revanche, l’adhésion au tricolore, l’incarnation par Jean-Luc Mélenchon de l’autorité morale de l’Etat et le refus intégral de tout mépris à l’égard de ceux qui ne partageaient pas les codes historiques de la France rouge y contribuèrent de façon essentielle.

Voici donc l’une des grandes leçons de la campagne de 2017 : la revendication du terme « gauche » et de ses oripeaux historico-culturels sont devenus inutiles à la progression d’un programme de transformation sociale.

Une étiquette encombrante

Plus problématique, en revanche, est cette deuxième leçon : non seulement le mot « gauche » est devenu inutile, mais, tout au long de la campagne, il s’est révélé piégeur et encombrant.

Alors que Jean-Luc Mélenchon avait laissé de côté le mot et les symboles associés à la « gauche », ses adversaires politiques, ainsi que les médias dominants, n’ont pas manqué de lui recoller l’étiquette dans le dos sitôt qu’il l’eut arrachée de son front. D’abord présenté comme le candidat de « la gauche de la gauche », puis simplement comme celui de « la gauche », Mélenchon fut pêle-mêle accusé de tous les excès révolutionnaires et des impasses du réformisme. Ses adversaires avaient bien compris que l’objectif du tribun n’était plus d’incarner la gauche mais le Peuple. Des procès en castrisme jusqu’en mitterrandisme, tout fut donc entrepris pour qu’il retournât à la case départ. Il fallait que, comme en 2012, Mélenchon clamât le drapeau rouge et la révolution bolivarienne ; il fallait qu’il reperdît son temps à distinguer Robespierre de Staline et 1981 de 1983 ; il fallait qu’il retombât dans le piège identitaire de la « gauche » et de la « vraie gauche ».

Mélenchon sur fond rouge. Montage réalisé par l’émission C à vous le 10 avril 2017.

Mélenchon tint bon, mais le mal fut fait. Dans la dernière semaine de la campagne, l’effort de transversalité populiste, accompli avec maestria lors des débats télévisés, fut rabougri par l’identification externe, imposée par les médias, du candidat de la France Insoumise à la seule « gauche ». Au final, le piège de l’étiquette « gauche » fut en grande partie responsable de la défaite. 

Arracher l’étiquette 

Pour préparer l’avenir il est désormais nécessaire d’immuniser la stratégie “populiste” à vocation majoritaire, mise au jour par la France Insoumise, contre l’étiquetage médiatique et les retours de la gauche identitaire.  De la même manière que le Front National critique en permanence l’utilisation des termes « extrême-droite » (ou même, simplement, « droite ») à son endroit, bien qu’il conserve un programme fondamentalement xénophobe et anti-lumière, les héritiers de la campagne de Jean-Luc Mélenchon devront désormais arracher les étiquettes « gauche » et « gauche de la gauche » partout où ils les trouveront sans pour autant renoncer à la moindre lettre de leur programme.

Associé aux trahisons récentes du réformisme et à l’image ternie des révolutions du XXème siècle, le mot « gauche » n’a, pour l’heure, plus rien de bon à apporter à ceux-là mêmes qui ont grandi en le chérissant. Tout juste apte à qualifier et à comparer objectivement des propositions programmatiques, le terme doit être abandonné comme référent sentimental et identificateur.

 Vers une identité nouvelle

Cela ne veut pas dire, toutefois, qu’il faut se priver des signes, des symboles et de la sensibilité lyrique apportée par la construction d’une identité politique radicale et progressiste. Bien au contraire, si la France Insoumise et ses héritiers parviennent à arracher l’étiquette « gauche », ils seront en bien meilleure position que le Front National pour construire une hégémonie « nationale-populaire », celle que Gramsci voyait comme préalable nécessaire à toute “guerre de mouvement” victorieuse pour les forces du progrès social.

En effet, Marine Le Pen (qu’elle accède ou non au pouvoir) sera toujours en peine d’unifier un peuple français que son programme cherche précisément à diviser. Contrairement aux idées reçues, la xénophobie contient en germe une propension à la guerre civile qui est incompatible avec une véritable stratégie populiste. La désignation d’un ennemi que chacun, chaque jour, peux rencontrer dans la rue ne conduit pas à la construction d’un peuple mais à sa division en partis et en tribus. A l’inverse, la dénonciation d’un adversaire rare, dont la nocivité est bien réelle, dont les adresses sont connues, mais dont les visages ne font pas partie du quotidien de 99% de la population, semble bien plus propice à la cristallisation des affects communs en un mouvement de contestation majoritaire. Cela implique toutefois de dénoncer l’oligarchie non plus comme l’adversaire des seuls « humanistes de gauche » mais comme l’adversaire combiné du Peuple, de la République, de la Nation et de l’Etat.

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Ces quatre termes peuvent former le noyau de l’identité nouvelle qui fleurira sur les ruines de la « gauche » telle que nous l’avons connue. Le « Peuple » et la « République » furent déjà au coeur de la campagne de Mélenchon. En revanche, la défense de la « Nation » et l’aptitude à diriger « l’Etat » méritent encore d’être mieux revendiqués. Il appartiendra à la France Insoumise d’approfondir l’effort d’incarnation morale, souveraine et régalienne associée à l’exercice du pouvoir. Contre un Front National empêtré dans une définition étriquée du Peuple, et contre un Emmanuel Macron qui ne saurait incarner un Etat qu’il s’apprête à détricoter, il faudra donc ajouter à la tautologie majoritaire de la campagne de 2017 une tautologie nationale (« ce programme est français car nous sommes la France ») et une proposition souveraine (« ce programme est applicable car nous sommes l’Etat »).

Rien ne sert de réveiller les fusillés du Père-Lachaise pour remettre leurs idées au goût du jour. Ce qui compte désormais, dès les législatives, c’est que les continuateurs de la Commune et des « jours heureux » cessent de rappeler le nom de leurs pères et s’attèlent à occuper le centre de gravité du pays — à mi-chemin entre la Bastille et la République, le Panthéon et les Invalides, l’Assemblée nationale et la Concorde.

 

SOURCES :

http://lepeuplebreton.bzh/2015/11/20/n%CA%BCy-a-t-il-aucune-reponse-de-gauche-a-la-lutte-contre-le-terrorisme/
http://www.lejdd.fr/Politique/Qu-est-ce-qui-a-change-entre-le-Melenchon-de-2012-et-celui-de-2017-859433
https://www.youtube.com/watch?v=ncmlXhKlJzc [impression d’écran]
http://img.20mn.fr/0hsVS33DSVOBntlBIeu_8w/2048×1536-fit_benoit-hamon-vainqueur-primaire-organisee-ps-alliees-29-janvier-2017- paris.jpg

Peut-on s’affranchir du clivage gauche/droite ?

Benoit Hamon lors du lancement du M1717 ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL

On entend régulièrement dans les médias, de la bouche d’experts, de journalistes ou de responsables politiques, un discours théorisant l’effacement du clivage gauche/droite. Serions-nous arrivés à un stade de dépassement des affrontements idéologiques ? Rien n’est moins sûr.

Que vaut le clivage gauche/droite ?

La vie politique de la Ve République s’est structurée sur la base d’une opposition entre deux camps clairement définis, la gauche et la droite. Bien qu’il soit difficile de discuter de manière exhaustive les marqueurs qui ont défini cette bipolarisation, la gauche est rattachée  à l’égalité, la solidarité et le progressisme quand la droite est associée à l’ordre, l’autorité et le conservatisme. En dehors de l’épisode du 21 avril 2002, la compétition politique s’organisait sans conteste entre ces idéologies incarnées par des partis, principalement le Parti Socialiste et la droite républicaine.

Par définition, un clivage n’est pas souhaitable : il s’agit de diviser, de fracturer un groupe et d’entretenir une conflictualité. Cependant, c’est un fait incontestable qu’il existe dans l’opinion différents courants de pensée, différentes conceptions de la société qui sont parfois totalement incompatibles : notre démocratie a fait le choix de confier l’exercice du pouvoir à la conception majoritaire, incarnée par les acteurs politiques qui la défendent.

 

Un pragmatisme raisonnable qui transcende les idéologies ?

La thèse de l’effacement des clivages soutient que notre temps est maintenant celui du dépassement de la gauche et de la droite au profit d’une coalition la plus large possible qui gouvernerait selon le bon sens pragmatique. On parle alors de prendre « les bonnes mesures de l’un et de l’autre » pour arriver à une formidable synthèse, fondée sur la raison.  Le pays deviendrait presque une entreprise qu’il faudrait gérer selon des critères d’efficacité jugés neutres, par la raison et non pas par la passion des convictions. Mais on ne peut pas réduire les doctrines politiques à des compilations de mesures : elles sont le fruit d’une construction historique et philosophique, de luttes et de confrontation à la société. S’il existait une seule façon raisonnable de traiter un problème quand les autres sont forcément idéologisés, impossibles, etc… Autant abandonner la politique pour confier nos vies à un comité de savants, comme un parti unique de la vérité.

Ce discours rejoint la rhétorique du procès en utopie : on oppose deux choix politiques, récemment Hamon et Valls à la primaire, en arguant que l’un est utopique et l’autre réaliste et suggérant qu’il n’existe qu’une seule possibilité ancrée dans le réel et que le reste n’est que poésie. Il n’y aurait alors plus deux candidats avec deux projets de société, mais un projet réaliste, possible et fondé sur la raison, quand l’autre est jugé impossible, considéré au mieux comme un joli rêve de jeunesse avec un certain mépris.

Réalisme ou pragmatisme : ces vertus supposées incontestables visent à délimiter le discours politique sérieux, réalisable, c’est-à-dire celui qui ne remet pas en cause la pensée économique libérale. Toute critique du modèle néolibéral est alors discréditée et est associée au domaine des passions, populistes pour Jean-Luc Mélenchon ou utopistes pour Benoît Hamon, contrairement au néolibéralisme dont certains vanteraient jusqu’à une véracité scientifique, à l’instar de la démarche scientiste des « économistes en blouse blanche »

Ce discours peut fonctionner dans l’opinion publique, dans un contexte de rejet des partis et des élites politiques qui en sont issus. Il s’agit d’amalgamer les luttes idéologiques qui déterminent les choix de société et les luttes intestines de parti. Tout le monde est épuisé par les querelles et manœuvres politiciennes du Parti Socialiste et de LR-ex-UMP-ex-RPR, on essaye alors d’affirmer que tout le monde est épuisé par l’opposition entre deux conceptions de la répartition des richesses et qu’il faudrait en faire une synthèse raisonnable.

Cette invocation du pragmatisme conduit notamment, sur les questions économiques, à ce qu’un gouvernement de gauche applique une politique néolibérale justifiée par un « principe de réalité ». Sauf que ce principe de réalité est en réalité le principe d’une réalité qui n’est pas transcendantale aux idéologies mais qui en est une au même titre que les autres, elle porte même un nom : le néolibéralisme. Ainsi, une politique de droite se dissimule derrière le masque “gauche pragmatique” et un glissement idéologique de la scène politique s’opère au point qu’une opinion de gauche devient d’extrême-gauche, populiste ou utopiste.

 

L’illusion du consensus

Cette course au consensus centriste censé gouverner avec le bon sens de la raison, que Manuel Valls évoquait dans une interview à L’Obs avec une grande “maison des progressistes”, de Valls à Juppé,  a créé un espace politique idéal pour une candidature comme celle d’Emmanuel Macron : pour au final, un vide intellectuel comblé par des incantations et de la communication. Comme réaction au durcissement de certains discours populistes, il faudrait la raison (néolibérale) pour enfin avancer et “faire les réformes dont le pays a besoin”, avec le postulat qu’il y a des réformes à faire sur lesquelles tout le monde est d’accord mais que le fameux “système” empêche.

Cette illusion de consensus est notamment décrite par Chantal Mouffe, une philosophe qui redonne des armes théoriques à la gauche et qui inspire aujourd’hui Podemos comme la gauche française. Elle souligne la nécessité d‘assumer une conflictualité du débat public, la négation de cet antagonisme étant un argument néolibéral justifiant l’effacement de la politique au profit d’une vérité incontestable.

Il ne s’agit pas de s’accrocher aux étiquettes « gauche » et « droite » comme à des artefacts sacrés, mais de reconnaître l’existence de luttes entre des idéologies qui s’opposent et qui dessinent des futurs totalement différents. Les orientations que nous décidons aujourd’hui auront un impact décisif sur l’avenir de l’humanité, alors faisons de vrais choix politiques pour définir le monde que nous voulons construire demain.


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Vous avez dit progressiste ?

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L’adjectif est furieusement à la mode. On l’entend sur toutes les ondes, dans les meetings, les interviews, les réunions. Jean-Christophe Cambadélis, Manuel Valls et, surtout, Emmanuel Macron, s’en sont, entre autres, faits les chantres. “Progressiste”. Elle est comment, ta politique ? Elle est progressiste. Cela sonnerait presque comme un un slogan du MJS ; c’est désormais un leitmotiv chez bon nombres d’hommes et de femmes politiques tantôt classés à gauche de l’échiquier, tantôt plus hybrides (suivez mon regard). On ne le rappellera jamais assez : en politique, les mots ont toujours un sens et leur utilisation est souvent révélatrice de certaines logiques. Que se cache-t-il donc derrière cette notion si floue qui, sous couvert d’une infaillible modernité, ne date pas d’hier ? De quelles manoeuvres politiques est-elle le symptôme ? De quoi le progressisme version XXIème siècle est-il le nom ?

 

L’héritage ambigu des Lumières

Le Progrès, cette grande idée. Le XVIIIème siècle, les Lumières, ont provoqué un séisme dans la vie des idées dont les répliques se sont enchaînées durant les siècles suivants. Parmi elles, cette idée de progrès, que l’humanité avance inexorablement vers du meilleur, que toute avancée est bonne à prendre puisqu’elle témoigne d’une marche incessante et salutaire : progrès de la science, de “l’esprit humain” (formule empruntée à l’ouvrage de Condorcet[1]) avant tout. Lentement, mais sûrement, l’Homme – en tant qu’individu bien plus qu’en tant qu’élément d’une société – s’acheminerait vers un environnement plus clément, des conditions de vie améliorées et toujours perfectibles. Séduisant, et pour cause : le progrès en tant qu’amélioration nous apparaît presque naturellement comme quelque chose de souhaitable. Ne vivons-nous pas mieux qu’il y a deux cents ans ?

Le progressisme s’incarne pourtant dans une ambiguïté absolue. Le cas français est à cet égard particulièrement intéressant. Depuis la IIIème République, la notion est mobilisée par des familles politiques très éloignées les unes des autres, englobant de façon apparemment surprenante les libéraux les plus forcenés et les staliniens les plus convaincus. L’historien Maurice Agulhon a parfaitement montré que les Républicains modérés de la IIIe République se réclament constamment de cette idée de progrès[2]. En parcourant ainsi les discours de Léon Gambetta, on s’aperçoit qu’il n’a de cesse de se référer au progrès, porté, évidemment, par l’instruction publique. Les radicaux, le centre, en tant que famille politique qui s’est voulue héritière de cette tradition, tout en épousant entièrement le libéralisme, a totalement adopté cette notion de progressisme – Emmanuel Macron en est aujourd’hui l’exemple le plus saillant.

Parallèlement, et de plus en plus dans le premier XXème siècle, le progressisme s’incarne dans une gauche plus affirmée : on le retrouve fièrement porté par les communistes et les socialistes. Précisons néanmoins tout de suite les choses : ici, le progrès n’est pas érigé comme une valeur en soi ; ce qui compte, c’est le progrès social. On attribue forcément un adjectif à la notion, on la précise. On se bat certes pour le progrès, mais pas n’importe lequel : celui qui se façonne en faveur des plus faibles, des couches populaires, des ouvriers. Ainsi, seront qualifiés de “progressistes” les politiques ou les actions qui prennent position en faveur de l’émancipation du peuple. Littérature prolétarienne, réalisme socialiste (Aragon, Nizan, Barbusse…), tous ces écrits qui fleurissent notamment dans l’entre-deux-guerres sont par exemple regroupés sous l’expression “littérature progressiste” par le PCF et ses proches en France. Cette vision du progressisme s’est solidement ancrée dans la culture politique française, plaçant le concept à gauche de manière visiblement durable, l’associant même le plus souvent dans l’entre-deux-guerres et durant la Guerre froide aux partisans de l’Union soviétique et de ses zones d’influence. Je suis progressiste car je défends le progrès social, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs : rien de plus naturel pour un homme ou une femme de gauche.

Un écran de fumée pour masquer l’abdication face au néolibéralisme

Et pourtant, l’ambiguïté ne s’est pas évaporée ; aujourd’hui, plus la notion est mobilisée, plus l’opacité de son sens s’épaissit. Une grande partie de la gauche non-radicale la brandit comme un étendard, dans des formules préconçues et vides de sens. Cette soupe sémantique nous est servie pour masquer (inefficacement) les concessions et renoncements réguliers d’une partie de la gauche face au rouleau-compresseur du libéralisme économique. Mais quel progrès nous vendent ces autoproclamés progressistes ? Il ne faut pas chercher bien loin pour le trouver : ce progrès se traduit dans les “réformes”, constamment présentées comme des nécessités asbolues, qu’il faut mettre en place pour faire avancer le pays. Être progressiste, ce serait donc soutenir la loi El-Khomri, au nom de la réforme, au nom du mouvement. Comme si la réforme était une valeur en soi, et non pas une notion neutre qui peut s’incarner à droite comme à gauche. A cet égard, l’exemple de Macron est encore une fois emblématique : il multiplie les envolées lyriques totalement creuses sur la nécessité de réformer, de se mettre en marche, et brille parallèlement par son absence de programme. On assiste alors à la naissance d’une étrange idéologie qui manque cruellement de substance puisqu’elle poursuit un objectif précis : ne pas affirmer trop fort son affiliation au libéralisme afin de ne pas brusquer à gauche. Mais le message demeure clair : le progressisme, c’est la réforme, c’est le mouvement, quelle qu’en soit la direction. Vous vous battez contre la réforme ? Vous êtes donc un méchant et obscur conservateur – on flirte avec le sophisme.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentative de déplacement du clivage politique – ou du moins de ses représentations – d’une division “droite-gauche” à une dualité “conservateurs-progressistes”, qui ne résiste pas à une étude plus approfondie des forces en présence. La réalité politique est autrement plus complexe : on peut évidemment être très conservateur sur les plans social et sociétal, et libéral à l’extrême économiquement (François Fillon l’illustre parfaitement) ; à l’inverse,  il est tout à fait possible et cohérent de défendre le progrès social tout en refusant le système économique libéral. Cette tendance va de pair avec une déstabilisation profonde de la gauche, de son identité et de son socle de valeurs. Elle constitue surtout un véritable écran de fumée qui occulte l’opposition de plus en plus saillante entre, d’un côté, ceux qui s’accommodent de la pensée néolibérale dominante voire la promeuvent, et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il est encore possible de la combattre pour transformer la société (ne touche-t-on pas ici à l’essence de la gauche ?). Le progressisme, en tant que notion fourre-tout, imprécise qui remplace peu-à-peu l’utilisation du terme “gauche” comme identification politique des individus, symbolise parfaitement la confusion qui règne dans cette famille politique ; il est l’autel sur lequel une partie de la gauche sacrifie ses idéaux en renforçant la position hégémonique du néolibéralisme.

La gauche doit renouer avec elle-même pour retrouver son électorat

Mais pourquoi cette notion semble-t-elle rencontrer une telle popularité ? Le progressisme est à certains égards efficace car il semble porter en lui l’idée d’un rassemblement de diverses forces politiques qui se retrouvent dans leur volonté d’une amélioration de la société. Cependant, il oublie l’essentiel, c’est-à-dire de préciser quel progrès, quelles améliorations nous voulons. Le progrès, est-ce baisser les “charges” ou obtenir de nouveaux droits pour les travailleurs ? Le progressisme, si tant est qu’il incarne un projet politique, peut séduire un électorat sociologiquement défini, celui des grandes villes, d’une partie des classes moyennes et supérieures, des “gagnants de la mondialisation” pour qui le progrès social n’est pas nécessairement une priorité par rapport au progrès sociétal par exemple. Notion floue, mais toujours connotée positivement, le progressisme séduit ceux qui se reconnaissent dans certaines valeurs perçues comme liées à la gauche tout en s’accommodant plutôt bien des effets du néolibéralisme. Bref, une fraction de la population relativement éloignée de ce qui est à l’origine l’électorat des forces de gauche, électorat abandonné qui vote aujourd’hui pour le clan Le Pen.

Il ne s’agit pas ici de rejeter catégoriquement la notion de progrès – laissons à Christopher Lasch et Jean-Claude Michéa l’analyse approfondie des rapports entre progrès et abandon de la lutte contre le système capitaliste à gauche[3]. Leurs travaux ont notamment mis en lumière la nécessité de remettre en cause le progrès en tant que valeur suprême pour sa participation à l’avènement de l’ère individualiste, au démantèlement de certaines solidarités : on retrouve ici l’importance de l’individu au coeur d’une certaine philosophie des Lumières.

Mais l’urgence réside ailleurs : ce que la gauche doit entreprendre, c’est la réaffirmation du progrès qu’elle vise et pour lequel elle se bat ; un objectif qui est le produit de décennies de luttes sociales pour l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et intermédiaires et la réduction des inégalités qui deviennent de plus en plus criantes. Que la gauche ne s’excuse plus d’être elle-même ; qu’elle abandonne les sophismes et les terminologies vides de sens, qu’elle réaffirme son identité et elle renouera avec son électorat. On lui conseillerait bien, pour cela, de se replonger dans sa propre histoire pour y puiser son inaltérable richesse. Au risque d’être traitée de conservatrice.

[1] Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795.

[2] La République de 1880 à nos jours (I), 1990.

[3] Michéa, Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, 2013 

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