David Cayla : « Une grande partie de la gauche est incapable de s’extraire de la pensée néolibérale »

© Manon Decremps

La crise économique, conséquence de la pandémie du Covid-19, qui touche la quasi-totalité des économies du monde, a relancé le débat quant au rôle de l’État en France. Le système néolibéral, dominant toutes les sphères de pouvoir depuis le début des années 1980, semble toucher à sa fin pour David Cayla. Le maître de conférences en économie à l’Université d’Angers, dans son ouvrage Populisme et néolibéralisme, tente de montrer en quoi les conséquences d’une gestion néolibérale de l’État et de nos économies permet l’apparition de populismes qu’il rejette. Dans cet entretien, nous avons souhaité revenir sur le rôle de l’Union européenne dans la construction du système néolibéral, les formes de populismes en action en Europe ainsi que sur l’incapacité des forces situées à gauche de proposer une alternative crédible aux idées néolibérales. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.


LVSL – Sur l’Union européenne, vos critiques concernent principalement le marché unique et ses règles très structurantes (quatre libertés fondamentales, concurrence et forte limitation des aides d’État) plutôt que les aspects monétaires de la construction européenne et notamment l’euro comme responsable de la désindustrialisation d’une grande partie de l’Union. Il ne produirait que de manière « sous-jacente » des divergences économiques. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

David Cayla – Dans le chapitre 1 consacré à l’analyse du populisme européen, mon propos ne vise pas à critiquer telle ou telle institution européenne mais plutôt à comprendre pourquoi l’Union européenne engendre du populisme. Je pense qu’il faut en trouver la cause dans la dynamique économique, sociale et démographique.

Le continent européen se fracture. Depuis une vingtaine d’années, l’activité industrielle déserte l’Europe du Sud et les zones périphériques pour se concentrer en Allemagne et en Europe centrale. Les mouvements de population suivent les flux économiques à la recherche d’emplois plus stables et mieux rémunérés. Jusqu’en 2008, les flux migratoires allaient d’Est en Ouest ; depuis une dizaine d’année, ils suivent les investissements industriels et se concentrent en Allemagne et dans les pays limitrophes. L’Allemagne a ainsi connu un solde migratoire de plus de 4,3 millions de personnes entre 2010 et 2018, la majorité venant d’autres pays européens. De même, la Pologne et la Hongrie ont récemment retrouvé une attractivité migratoire et attirent désormais les travailleurs plus pauvres des pays baltes ou d’Ukraine.

Quelle sont les causes de ces chamboulements ? Pourquoi l’Italie et l’Espagne se désindustrialisent et perdent leur population tandis que l’Autriche, l’Allemagne et la Pologne attirent les investissements industriels ? L’explication souvent avancée est celle de la monnaie unique. Les économies italiennes et espagnoles aurait naturellement besoin d’une monnaie faible qui se dévalue régulièrement tandis que l’économie allemande aurait besoin d’une monnaie forte. La création de l’euro, parce qu’elle empêche les dévaluations, aurait donc avantagé l’Allemagne et désavantagé l’Italie.

Je trouve cette explication très insatisfaisante. Elle donne l’impression qu’il y aurait des essences économiques italienne et allemande. Par je ne sais quel atavisme qu’on ne précise jamais l’économie italienne serait incapable de survivre à une monnaie forte alors que les Allemands – parce qu’ils seraient germaniques ? – seraient plus efficaces que tous les autres peuples européens pour produire des biens à haute valeur ajoutée compatibles avec une monnaie forte.

Il me semble que si l’on veut comprendre les dynamiques industrielles du continent, il faut dépasser ces préjugés et s’intéresser aux causes profondes qui handicapent tel industriel et avantage tel autre. Pourquoi l’industrie se concentre-t-elle autour de la mer du Nord et déserte la Méditerranée ? Tout simplement parce que si on les laisse circuler librement, les capitaux s’agglomèrent spontanément dans les régions les plus denses industriellement. Les populations suivent, avec retard, les pôles d’attraction industriels. C’est une loi générale connue depuis le XIXe siècle et développée notamment par l’économiste britannique Alfred Marshall. À l’époque, il s’agissait de comprendre pourquoi l’unification économique des nations engendrait l’exode rural et le développement de grands centres urbains. La même dynamique est aujourd’hui à l’œuvre sur le continent européen unifié par le marché unique. Mais au lieu que ce soient des départements qui se désindustrialisent et se dépeuplent, ce sont à présent des pays entiers qui disparaissent lentement.

Alors pourquoi la mer du Nord et non la Méditerranée ? Pour des raisons historiques et géographiques. L’Allemagne a connu un boum industriel dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle a accumulé des infrastructures qui la rendent aujourd’hui plus efficace que les autres régions européennes. Or, avec la libre circulation du capital, les petits écarts hérités de l’histoire ne peuvent que s’approfondir. Les effets d’agglomérations permettent aux pays les plus industrialisés d’attirer les investissements industriels, tandis que les régions les plus fragiles perdent en attractivité. Ce phénomène est cumulatif.

“L’appartenance à la zone euro n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000.”

Pourquoi ne pas évoquer le rôle la monnaie unique ? Je l’évoque comme explication théorique complémentaire. Le problème est que cette hypothèse ne colle pas avec les observations. En tant que chercheur je suis bien forcé d’admettre ce que les données démontrent, à savoir que l’appartenance ou non à la zone euro d’un pays membre de l’Union européenne n’est pas significative lorsqu’on regarde les dynamiques industrielles depuis 2000. C’est la géographie et les effets d’agglomération engendrés par la libre circulation du capital et du travail qui fonctionne le mieux pour comprendre ce qui se passe sur le continent.

LVSL – Vous prenez en exemple le Royaume-Uni et la Suède, qui se sont fortement désindustrialisés pour dire que la monnaie n’est pas fondamentale. Mais la couronne suédoise n’est-elle pas fortement enchaînée à l’euro (règle du MCE 2 – mécanisme du taux de change européen) ? La France, fortement touchée par la désindustrialisation, est-elle donc un pays périphérique de l’Europe, loin des dynamiques industrielles théorisées par Alfred Marshall ?

D.C – Les effets de la monnaie unique ne se limitent pas au taux de change. L’euro c’est aussi une politique monétaire. Les taux d’intérêt de la banque centrale influencent le coût du capital et l’activité économique dans son ensemble. Or, pratiquer une politique monétaire uniforme au sein d’une zone euro hétérogène et en voie de divergence ne peut pas fonctionner. En préservant sa monnaie, la Banque de Suède peut mener une politique relativement autonome, même en ayant une monnaie dont le taux de change est lié à l’euro. Il faut néanmoins noter qu’elle ne tire pas un grand bénéfice de sa non appartenance à l’euro puisque sa perte d’emplois industriels est comparable, dans la durée, à celle de son voisin finlandais qui lui appartient à l’euro. Le Royaume-Uni, pour sa part, a gardé une monnaie flottante vis-à-vis de l’euro. Cela ne l’a pas empêché de se désindustrialiser au même rythme que la France durant la période 2000 – 2019. On observe néanmoins un retournement de tendance récemment puisque cela fait quelques années que le Royaume-Uni se réindustrialise contrairement à la France. Peut-être est-ce là un effet de la dévaluation de la livre ou du Brexit ? Comme souvent, il est difficile de trancher, surtout lorsqu’on n’a pas de point de comparaison.

La France est clairement devenue un pays périphérique si l’on applique le modèle de Marshall. L’activité de ses ports décroît globalement et la plupart de ses canaux de navigation ne sont pas adaptés à la circulation des péniches. Son grand fleuve structurant, la Loire, n’est pas navigable contrairement au Danube qui relie l’Autriche aux grands ports de la mer du Nord grâce aux canaux. Seule l’Alsace est directement reliée au cœur industriel du continent via le Rhin. C’est d’ailleurs la région qui s’en sort le mieux. Avec l’effondrement de l’emploi industriel, on voit aussi disparaitre du capital humain, les compétences techniques qui sont indispensables à l’activité industrielle. Les formations disparaissent ou s’adaptent au marché du travail d’une économie post-industrielle. Aujourd’hui, on fait Polytechnique pour devenir tradeur ou pour travailler dans un ministère et non pour inventer les technologies de demain. La désindustrialisation française est aussi culturelle et institutionnelle.

LVSL – Vous critiquez la « psychologisation » qui est effectuée lorsque, selon vous, on explique « la bonne gestion » des pays du Nord pour leur culture protestante face à une « culture méditerranéenne plus indolente ». Vous privilégiez une approche en termes de dynamiques économiques comme facteurs explicatifs de ces distorsions. N’estimez-vous pas au contraire que se limiter aux seuls déterminismes économiques comme finalités, occulte le caractère culturel et surtout politique des dynamiques de pouvoir dans nos sociétés ?

D.C – Ah mais oui ! C’est bien l’idée du livre. Je suis un économiste et non un spécialiste de psychologie sociale. Donc ce qui m’intéresse c’est justement de voir si une perspective économique peut utilement éclairer les évolutions sociale et politique du continent. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des analyses complémentaires à mener à partir d’autres savoirs.

Ceci étant dit, j’évoque dans le livre les travaux du psychologue Graham Wallas, auteur de The Great Society (1914). Dans cet ouvrage, Wallas lie les dynamiques économique et psychologique et montre comment la mondialisation et l’unification économique qu’elle engendre suscite un profond mal-être social. En quelques siècles, les sociétés humaines ont dû passer du village traditionnel où tout le monde se connaît à une économie mondialisée fondée sur des rapports sociaux abstraits, ce qu’il appelle la « Grande Société ». Or, celle-ci ne peut être que profondément déstabilisante pour les populations et les institutions traditionnelles.

De même, le marxisme analyse la manière dont se constituent les classes sociales à partir de l’infrastructure économique. Les intérêts communs se transforment en intérêts collectifs et structurent les rapports de classes qui sont autant culturel que politique. On constate aujourd’hui un phénomène similaire dans certains pays européens. La Pologne, en devenant la base arrière de l’industrie allemande pourrait superposer à son identité nationale une identité de classe ouvrière.

Enfin, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi ou le juriste Alain Supiot évoquent eux aussi les effets du marché sur l’évolution des institutions sociales et sur la transformation de notre système juridique. Les dynamiques économiques sont, là-aussi, premières, même s’il est évident que le culturel et le politique pèsent évidemment en retour sur le système économique.

Par ailleurs, dans la conférence qu’il a donné dernièrement à l’université d’Angers, Emmanuel Todd reconnait que son modèle, qui part des structures anthropologiques inconscientes pour remonter vers les dynamiques culturelles et éducatives subconscientes puis vers le niveau politique et économique conscient pourrait être vu de manière plus horizontale, avec des boucles de rétroaction qui iraient de l’économie vers l’anthropologie.

Ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas illégitime a priori de partir de l’économie pour comprendre les dynamiques culturelles et politiques. D’autres que moi l’ont fait avec un certain succès et je m’inscris dans leur filiation. Je crois également que les transformations culturelles et politiques n’émergent pas spontanément mais pour répondre à besoins sociaux-économiques souvent invisibles aux yeux des commentateurs.

LVSL – Votre analyse du populisme retient essentiellement le caractère idéologique et droitier en prenant par exemple pour appui les travaux de Jan-Werner Müller. Pourtant, Laclau et Mouffe ont largement théorisé sur une approche discursive et progressiste du populisme. En Espagne ou d’autres forces électorales ailleurs en Europe sont loin de votre description des dirigeants populistes, qui « conçoivent leur action comme celle d’un dirigeant d’entreprise et utilisant un langage et un imaginaire issus du monde des affaires » ou étant de « grands entrepreneurs ». Pourquoi avoir fait ce choix qui semble restreindre les différents populismes ?

D.C – (Rires) Je me doutais bien que LVSL me poserait cette question ! Pourquoi ne pas évoquer les travaux de Chantal Mouffe ou d’Ernesto Laclau ? Parce que mon propos ne se place pas sur le même plan que le leur. Laclau et Mouffe s’intéressent au phénomène politique du populisme, alors que ce qui m’intéresse c’est la dynamique sociologique sous-jacente qui explique le populisme. C’est la raison pour laquelle je commence le livre par l’analyse du phénomène Raoult qui est symptomatique du populisme sociologique qui m’intéresse. Impossible de dire si les pro-Raoult sont de droite ou de gauche. Le raoultisme n’est pas politique. Ce n’est pas non plus la constitution d’un peuple conscient de lui-même. C’est simplement une réaction sociale spontanée qui répond à l’anxiété du moment et s’étend sur le terreau fertile d’une profonde défiance populaire vis-à-vis des institutions sociales et politiques.

Disons-le clairement. Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique, même s’il engendre des personnalités et des mouvements politiques. Ainsi, je crois que l’élection de Trump en 2016 est la conséquence d’un phénomène sociologique plus profond. C’est ce phénomène qui m’intéresse. J’évoque d’ailleurs aussi les mouvements populistes de gauche tels que Syriza ou Podemos, ou même les Gilets jaunes. Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas de décrire et d’étudier ces mouvements mais de comprendre les conditions sociaux-économiques qui les ont fait émerger.

“Pour moi le populisme n’est pas un phénomène politique.”

Dans ce cadre de cette analyse, le rapport entre certains dirigeants populistes et le marché m’a intéressé. Mais je ne généralise absolument pas cette réflexion à tous les populismes. En réalité, j’essaie surtout de résoudre une apparente contradiction entre le fait que le néolibéralisme suscite angoisse et défiance et conduit en même temps à élire des milliardaires pro-marché. Cela ne veut pas dire que tous les mouvements populistes sont pro-marchés. Ce n’était certainement pas le cas des Gilets jaunes.

LVSL – Pour définir le néolibéralisme, vous reprenez le terme employé par Foucault de « gouvernementalité » pour montrer qu’on a plutôt affaire à un « système néolibéral ». Pouvez-vous revenir sur votre concept de « système néolibéral » en tant que doctrine politique et en quoi diffère-t-il de la pensée classique libérale qu’on associe trop souvent ?

Il est important de souligner que le néolibéralisme n’est pas une théorie économique mais bien une doctrine politique. De ce fait, elle relève de l’art de gouverner et concerne non seulement le domaine économique mais aussi l’ensemble des rapports sociaux. Cependant, définir clairement le néolibéralisme n’est pas simple car les politiques néolibérales peuvent sembler se contredire dans les mesures qu’elles proposent comme le souligne très justement Serges Audier[1]. Je parle donc d’un « système néolibéral » pour montrer qu’en dépit de certaines contradictions il existe des principes communs à toutes les doctrines néolibérales, même si les mises en oeuvre ne sont pas toujours uniformes.

On retrouve les mêmes problèmes lorsqu’on évoque le libéralisme classique qui n’est pas non plus une doctrine homogène permettant de définir clairement telle ou telle politique. Par exemple, la loi sur le voile à l’école peut tout à fait être justifiée ou combattue en invoquant les mêmes valeurs libérales, ce qui peut sembler troublant. Autrement dit, se dire « libéral » c’est affirmer certaines valeurs telles que le respect de l’individu et de sa liberté, l’importance de permettre son émancipation… mais cela ne signifie pas nécessairement adhérer à des politiques libérales du point de vue économique. John Stuart Mill le dit très clairement dans son fameux essai De la liberté (1859) « Le principe de la liberté n’[est] pas impliqué dans la doctrine du libre-échange » affirme-t-il. Du point de vue libéral, « la société a le droit de contraindre » le commerce. Aussi, Mill est favorable au libre-échange non par principe, mais parce qu’il pense que le libre-échange est une politique efficace du point de vue économique. Un libéral peut donc tout à fait être favorable au protectionnisme s’il en démontre l’efficacité. L’économiste allemand Friedrich List, qui défend une telle politique, est donc bien un auteur libéral.

Le néolibéralisme doit être distingué du libéralisme classique car il repose sur des principes totalement différents. Au cœur du néolibéralisme se trouve l’équation suivante : les marchés sont des institutions qui servent non à échanger mais surtout à créer des prix pertinents socialement et économiquement. Ce système de prix engendre des comportements cohérents entre eux et hiérarchise la valeur de chaque action et de chaque production de manière efficace. Les néolibéraux admettent néanmoins que les marchés ne sont pas des institutions naturelles et que s’ils ne sont pas régulés et encadrés juridiquement ils peuvent se mettre à dysfonctionner, produire des désordres sociaux ou engendrer des prix injustes et inefficaces. Le rôle de l’État est donc d’empêcher ces défaillances de marché et de les corriger là où elles s’installent. Lorsque l’État parvient à établir un ordre concurrentiel pertinent, les marchés fonctionnent correctement et le système produit un résultat qui permet la prospérité de tous.

On voit bien ici que, du point de vue néolibéral, et contrairement à Mill, toute restriction au commerce est contraire à ses principes fondateurs. Le libre-échange se justifie d’abord au nom de ces principes et non parce qu’il est efficace du point de vue de la prospérité économique.

LVSL – Walter Lippmann est souvent considéré comme l’un des précurseurs du néolibéralisme. Il « affirme que le laissez-faire n’est pas soutenable socialement et injustifié scientifiquement ». Mais, en puisant dans les théories évolutionnistes, Lippmann n’a-t-il pas repris, comme l’a écrit Barbara Stiegler dans Il faut s’adapter, une partie des thèses d’Herbert Spencer et du darwinisme social ? Donc, que le néolibéralisme a des convergences avec le libéralisme évolutionniste qu’il prétend rejeter ?

D.C – Le néolibéralisme s’oppose clairement au laissez-faire. C’est vrai chez Lippmann, mais aussi chez Hayek, Friedman et Eucken, pour la raison que j’ai indiquée plus haut. Du point de vue des néolibéraux le marché ne peut fonctionner s’il n’est soutenu par l’État.

Je suis d’accord avec l’idée de Barbara Stiegler selon laquelle le néolibéralisme repose sur un principe d’adaptation des sociétés aux marchés. C’est d’ailleurs précisément ce que signifie l’équation que nous avons vu plus haut. Néanmoins, il faut aussi dire clairement que Il faut s’adapter n’est pas un livre sur le néolibéralisme mais un livre sur les pensées opposées de deux auteurs que sont Water Lippmann et John Dewey. C’est donc un livre sur l’origine intellectuelle de The Good Society (1937), l’ouvrage qui a inspiré le philosophe Louis Rougier et qui a été à l’origine du colloque Walter Lippmann de 1938.

Le colloque Lippmann et The Good society ont eu une grande influence sur les auteurs néolibéraux de l’après-guerre. Le colloque a servi de modèle à Hayek pour constituer, en 1947, La Société du Mont Pèlerin qui a été l’incubateur des idées néolibérales dans la seconde moitié du XXe siècle. De même, The Good Society est cité explicitement par de nombreux auteurs néolibéraux (dont Friedmann et Hayek). Je me suis même amusé à retracer la postérité d’une métaphore de Lippmann qui définit le rôle de l’État comme celui d’un arbitre qui établit le code de la route. Elle a en effet été beaucoup reprise.

Ceci étant dit, il serait erroné de faire de Lippmann le fondateur du néolibéralisme contemporain. Lippmann n’a fait en vérité que synthétiser l’esprit du temps. Il s’inspire à la fois des travaux de l’ultra-libéral Ludwig von Mises et de ceux de Keynes (il les remercie tous deux dans la préface de l’édition américaine). De plus, l’école de Fribourg d’où émergera le néolibéralisme allemand nait en 1936, soit un an avant que le livre de Lippmann ne soit publié, avec des idées très similaires.

Lippmann est un talentueux journaliste. Il sent l’air du temps comme personne, mais ce n’est pas de sa pensée que nait le néolibéralisme. Il a juste écrit une formidable synthèse des idées proposées à son époque par ceux qui voulaient renouer avec un libéralisme réformé pour contrer les idéologies fasciste et communiste.

Enfin, pour vous répondre plus directement, je ne crois pas que le néolibéralisme puisse s’apparenter au darwinisme social de Spencer. On trouve certes un passage explicitement eugéniste dans The Good Society. Mais c’est aussi dans l’esprit du temps et cette idée ne sera reprise par personne par la suite, contrairement à la métaphore du code de la route. D’autres propositions de Lippmann connaitront le même sort, comme son attachement à une fiscalité très progressive ou son insistance à donner à l’État un rôle déterminent dans la protection de l’environnement. Bref, s’il a clairement été une source d’inspiration pour de nombreux auteurs néolibéraux, The Good Society n’est pas la bible du néolibéralisme que certains suggèrent.

LVSL – Vous écrivez que le système néolibéral, pour qu’il s’accomplisse, doit « surtout maintenir la paix sociale ». La création d’un revenu de base universel, qui n’est justifié que pour garantir « l’ordre marchand en impliquant une intervention minimale de l’État » est pourtant reprise par certains responsables politiques de gauche. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

D.C – C’est bien le problème qui est au cœur de mon livre. Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.

La caractéristique d’une idéologie dominante est qu’elle fait passer pour évidentes des « solutions » qui n’en sont pas mais qui sont conformes à ses principes. Ainsi, dans les années 1980, l’un des grands combats de Friedman était de supprimer tous les projets de rénovation urbaine des municipalités pour confier directement l’argent de ces projets aux habitants des quartiers en question. Ce faisant, il dépossédait les élus de leurs prérogatives d’aménagement urbain au nom de la liberté individuelle. Aujourd’hui, en France, droite et gauche font à peu près la même chose lorsqu’elles privilégient la construction de logements privés grâce à de très onéreux crédits d’impôts au lieu de mettre de l’argent dans le logement social piloté par les municipalités.

“Une grande partie de la gauche est en réalité incapable de s’extraire de la pensée néolibérale.”

Toute la logique néolibérale repose sur l’idée de dépolitiser au maximum l’action des gouvernements dans l’économie en se reposant quasiment exclusivement sur l’ordre réputé spontané des marchés en concurrence. Donner de l’argent public aux entreprises ou aux ménages pour leur permettre de décider de son usage est tout à fait dans la logique néolibérale. Ainsi, Milton Friedman était un partisan d’un revenu monétaire minimal qui serait distribué sous la forme d’un impôt négatif. Selon lui, il valait beaucoup mieux donner directement de l’argent aux gens plutôt que de leur fournir un service public. En matière scolaire il militait également pour la distribution de chèques éducatifs aux familles, libre à elles d’aller ensuite inscrire leurs enfants dans l’école privée de leur choix.

En somme, le marché est la solution à tout ; l’intervention politique dans l’économie est toujours néfaste. Et si un soutien doit être apporté ce doit être sous une forme monétaire, ce qui permet de susciter une offre privée, et non sous la forme de services publics organisés collectivement.

Evidemment, toute cette belle mécanique repose sur une confiance absolue dans les mécanismes marchands, et sur l’égalité supposée des individus face au marché. Or, toutes ces croyances ne reposent sur aucun argument scientifique sérieux. Très souvent, on constate au contraire que les marchés ne sont ni justes ni neutres, ni efficaces. À l’inverse, la délibération collective des citoyens permet souvent de trouver des solutions non marchandes qui s’avèrent plus efficaces.

LVSL – Les inégalités dans le monde ont explosé depuis le début des années 1980 avec la mise en œuvre de politiques d’austérité. La perpétuelle concurrence que se livrent les États pour attirer les investisseurs est un « jeu » sans fin. Vous semblez préconiser la « limitation de la circulation globale du capital par le rétablissement des frontières » en opposition aux solutions d’une fiscalité supranationale promue par Piketty. Concrètement, comment procéderiez-vous sachant que cette solution est contraire aux traités européens et aux règles de l’OMC ?

D.C – Je pourrais vous répondre que la mise en œuvre des solutions ne relève pas de mes compétences d’économiste. Mon rôle est d’étudier la situation présente, d’en décrire la logique, les contradictions et, dans la mesure du possible, de prévoir les évolutions possibles de cette situation. Mon propos dans ce livre est de montrer les contradictions sociales et politiques que fait peser le système néolibéral lorsqu’il est mis en œuvre et qu’il ne débouche pas sur les résultats attendus.

L’échec de ces politiques nourrit le mécontentement, accentue la défiance et conduit en fin de compte à l’émergence de mouvements politiques alternatifs, idéologiquement peu structurés, qui promettent un État fort pour contrebalancer le sentiment de dépossession que vivent les populations. Si on laisse la logique actuelle poursuivre ses effets, c’est l’état de droit et la démocratie qui finiront par tomber. Dès lors, les traités internationaux deviendront caduc et les frontières économiques seront brutalement rétablies.

Je ne souhaite évidemment pas qu’un tel scénario se produise. Je suis attaché aux libertés, à la démocratie représentative et, bien entendu, à nos droits fondamentaux. Or, la déstabilisation actuelle et la perte de légitimité de nos démocraties sont très inquiétantes. Que des gens puissent sincèrement croire que le but de nos dirigeants politiques soit de tuer une partie de la population ou de détruire l’économie en sacrifiant les petits commerces, ou que les vaccins sont des poisons inventés pour enrichir les grands groupes pharmaceutiques en dit long sur l’état de défiance profond que ressent une partie de la population. Le problème est que toutes ces théories, même les plus loufoques, finissent par avoir des effets réels en légitimant les actions violentes au détriment de la délibération collective et du vote citoyen.

En fait, l’émergence des mouvements populistes illustre l’état avancé de décomposition de nos sociétés. Mon sentiment est qu’on ne créera rien de constructif en attisant ces mouvements. Une société repose sur une double confiance. Celle que doit inspirer les institutions sociales (le système politique, la presse, l’école, la justice, etc.) et celle qui doit exister spontanément entre deux personnes qui sont en relation. Aujourd’hui, ces deux formes de confiance sont menacées et je me désole qu’une partie de nos intellectuels et de nos responsables politiques entretiennent un jeu dangereux en montant les gens et les communautés les unes contre les autres et en entretenant une vision complotiste du monde. Les diatribes contre la presse, le gouvernement, les autorités de santé, les enseignants, les juges ou la police sont totalement irresponsables et nous poussent vers le chaos. Plutôt que de se draper dans une indignation facile il faut comprendre ce qui conduit certaines institutions à dysfonctionner et résoudre ces dysfonctionnements. Malheureusement, le gouvernement actuel tend davantage à cliver et à attiser les tensions qu’à rétablir la sérénité. Emmanuel Macron a une lourde responsabilité dans l’effondrement de la confiance institutionnelle que connaît la France actuellement.

“Le néolibéralisme n’a jamais été aussi proche de sa fin.”

Pardon, je me rends compte que j’ai oublié de vous répondre. Mais au fond, la réponse est évidente. Ce dont on a besoin, c’est de responsables politiques qui aient le cran de rompre clairement avec le néolibéralisme et donc, oui, avec les traités européens et un certain nombre d’autres traités commerciaux qui empêchent aujourd’hui de mener de véritables politiques alternatives. Cela passera nécessairement par une révision constitutionnelle, pourquoi pas sous la forme d’une constituante. Mais rompre avec la logique actuelle qui nous pousse vers le chaos n’est pas une fin en soi. Elle doit surtout servir un projet collectif. Inventer un monde post-néolibéral nécessite un véritable travail démocratique et intellectuel. J’espère que nous y parviendrons collectivement.

LVSL – Vous expliquez que « le temps du néolibéralisme est sur le point de s’achever ». Pourtant, on ne semble pas aller vers moins de marché mais vers davantage de soutien public au marché. L’épidémie du Covid-19 n’est-elle pas au contraire une illustration de la maturation du néolibéralisme, caractérisé par une concurrence vive entre les États, une absence de remise en cause des traités de libre-échange, une volonté de stabiliser les prix et un ordre social durement maintenu ?

Populisme et néolibéralisme aux éditions De Boeck Supérieur – 19,90€

D.C – Bien sûr, vous avez raison. Le néolibéralisme n’a jamais été aussi puissant institutionnellement dans notre pays. Mais il n’a également jamais été aussi proche de sa fin.

Nous n’en sommes qu’au tout début de la crise économique qui vient et, honnêtement, je ne crois pas qu’une gestion néolibérale de cette crise sera possible. Doit-on s’en réjouir ? Je ne sais pas. La fin du néolibéralisme peut tout autant déboucher sur le pire que sur le meilleur. Mais plus la société sera avancée dans son état de décomposition, plus le pire sera probable. Voilà l’urgence de tout repenser. Quoi qu’il en soit, l’avenir sera ce qu’on en fera.

[1] S. Audier (2012), Néo-libéralisme(s), Grasset.

Entretien avec David Dufresne : « Les vidéos des gilets jaunes prennent leur force sur grand écran »

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

À l’occasion de la sortie du film Un Pays qui se tient sage, Le Vent Se Lève a rencontré David Dufresne. Journaliste, écrivain et réalisateur, il met en lumière les actes de violence commis à l’encontre des manifestants depuis son Twitter, « Allô Place Beauvau ». Plus qu’une simple compilation, cette recension pointe du doigt les dérives du maintien de l’ordre. Son film permet aujourd’hui de questionner la violence physique légitime, en articulant des vidéos de manifestations et les perspectives d’universitaires comme de personnes mobilisées. À l’écran s’affiche une double violence : violence de la matraque, mais aussi violence des politiques libérales qui resserrent progressivement leur étau sur ceux venus protester dans la rue et remettre en cause la légitimité du pouvoir gouvernemental.


Le Vent Se Lève – En plus du film Un pays qui se tient sage, vous avez également écrit le roman Dernière sommation et recensé les violences et les mutilations perpétrées par les forces de l’ordre pendant les différents “Actes” des Gilets jaunes. Comment se complètent ces formes de création ou d’information ? Comment l’idée de faire un documentaire a-t-elle fini par s’imposer ?

David Dufresne – « Allô Place Beauvau », c’était avec d’autres, au fond. C’était une façon de provoquer le débat. Le roman, c’était une façon de raconter comment moi j’avais vécu tout ça intérieurement, dans ma chair, dans ma tête, dans mon cœur, dans mes tripes. Le film, lui, c’est une réflexion collective pour nourrir le débat. Donc il y a : provoquer le débat, le raconter et le nourrir.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

Cependant, je ne l’ai pas envisagé comme un triptyque. C’est venu naturellement. Mais, après le roman, je me suis dit qu’après les mots, il y avait peut-être quelque chose à faire avec les images pour leur rendre leur caractère documentaire, historique. Pour ça, il fallait aller au cinéma, le montrer en grand écran.

LVSL – Vous faites le choix de vous appuyer sur des vidéos. Elles ont été filmées, pour la plupart, par des gilets jaunes pendant les manifestations. Pour le spectateur, cela implique une grande violence, à l’image de celle qui a pu être éprouvée pendant les “Actes”. Dans votre film c’est une accumulation, une surenchère qui met mal à l’aise et ne peut pas laisser indifférent. Ce choix a-t-il été évident quand vous avez pensé au film ?

D. D. – Pour être sincère, quand je faisais le montage, j’étais parfois sidéré, bouleversé. Je pensais l’être parce que derrière chaque image, je savais qui était la personne qui avait filmé, ce qui lui était arrivé ou encore dans quel état elle se trouve aujourd’hui. Certains s’en sont sortis mais pour d’autres, leur vie est brisée. Je plaquais donc sur ces images des émotions. Je n’avais jamais imaginé qu’en fait, même sans ces émotions, ces images allaient produire ce qu’elles ont produit. En d’autres termes, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi viscéral pour certaines personnes.

“Je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite.”

Nous avons tout monté de la manière la plus sobre possible. Nous avons par exemple privilégié les plans-séquences. Nous n’avons absolument pas accéléré ou, au contraire, mis des ralentis, zoomé, ajouté de la musique… En ce sens, nous avons enlevé tous les artifices possibles pour que le rendu soit le plus en retenue possible.

Maintenant, ce sont des images de violences, de violences réelles. Donc effectivement, elles peuvent provoquer quelque chose de très fort. Dans les débats, il est vrai que je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite. Mais c’est aussi pour cela qu’on est allé au cinéma : c’est à la fois le lieu de l’émotion et du débat, de la réflexion. On va davantage au cinéma accompagné, plutôt que seul parce qu’on débat par la suite de ce qu’on a vu, on parle de ces images.

Ce qui est étonnant, c’est que ces images prennent, de mon point de vue, leur vraie force sur grand écran. Pour autant, elles n’ont pas du tout été filmées comme ça. En effet, tout d’un coup, et c’est la magie du cinéma, notre regard ne peut pas s’échapper, à moins de fermer les yeux ou de les baisser. Ce n’est pas comme les réseaux sociaux, Twitter ou Facebook où vous faites défiler, où vous pouvez effacer. Là, l’idée, c’est de regarder pour ne pas effacer.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pendant les gilets jaunes, les spectateurs ont été exposés à la violence qui était montrée dans les médias. Vous vous intéressez également à la répression plus qu’aux scènes sur les ronds-points. Pourtant, la violence que vous montrez n’est pas tout à fait celle qu’on a pu voir sur les chaînes d’information… 

D. D. –  Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’un film sur les gilets jaunes. Il y en a eu d’autres, certains sont en préparation. C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »

Pendant le film, nous réfléchissons aux questions suivantes : qu’est-ce que la violence ? Qu’est-ce que la contrainte physique ? Quand est-elle légitime ? Qu’est-ce que la revendication ? Le monopole ? L’État ? Quel est le rôle et quelle est la place de la police ? Il se trouve que les gilets jaunes ont fait éclater cette question-là. C’est pour ça qu’il y a tant d’images de gilets jaunes. Mais il n’y a pas que ça pour autant.

“C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »”

Donc effectivement, la fraternité des ronds-points n’est pas racontée dans le film parce que ce n’est pas le sujet du film. Dans Effacez l’historique (de Benoît Delépine et Gustave Kervern), il y a un moment où l’on voit ce genre de choses racontées. Dans ce dernier film, elle est abordée à deux reprises, on comprend qu’il a tenu un rond-point.

Dans mon roman, il y a la question des ronds-points, mais le film porte vraiment sur ces questions posées par Max Weber. Ceci dit, c’est vrai que je n’ai jamais vu d’images de bulldozers conduits par des forces de l’ordre pour démolir des cabanes sur les ronds-points alors que c’est aussi extrêmement violent. Ce n’est pas non plus un film sur la police dans les quartiers populaires même si le titre évoque directement Mantes-la-Jolie – cette séquence absolument sidérante qu’on ne peut pas laisser passer.

LVSL – Concernant les intervenants que vous avez choisis, comment les avez-vous sélectionnés ?

D. D. – Je trouve que le terme « sélectionner » est un peu fort. Il y a des gens que je connais depuis très longtemps, avec qui je suis ami et d’autres que j’ai presque rencontrés au moment du tournage. Mélanie par exemple, cette dame d’Amiens-Nord, je la rencontre sur le tournage. Taha Bouhafs, je le connais depuis deux ans par l’intermédiaire de son travail. L’idée, c’était de mettre ensemble des gens qui ont envie de parler, qui croient encore dans le dialogue. C’était le prérequis : ce que chacun a comme désir.

Moi je savais pour la plupart à peu près ce qu’ils pensaient. Pour autant, c’est une conversation, ce ne sont pas des gens qui répondent à un réalisateur, mais plutôt des personnes qui discutent entre elles. Je savais sur quelles lignes ils étaient. Je n’avais toutefois aucune idée de comment la rencontre se passerait. Certains se connaissaient, d’autres non. C’est par exemple le cas de Jobard et Damasio. Pourtant dans le film on a l’impression que cela fait des mois qu’ils discutent.

L’idée centrale était de parler et de s’écouter. Et pour moi, tout se résume dans cette belle phrase de Monique Chemillier-Gendreau qui termine le film : « La démocratie, c’est le dissensus. » Ces personnes acceptent de discuter de manière profonde, parfois même grave et radicale. Ils exposent leur point de vue, mais on n’est pas du tout dans le clash, dans la culture des journaux télévisés. C’est réellement une tentative de compréhension.

© Pablo Porlan
© Pablo Porlan

LVSL – Pour finir, aviez-vous, à la genèse de ce film, une idée de l’institution policière que vous vouliez transmettre au spectateur ?

D. D. – La République seule ne suffit pas. La République c’est un idéal, mais ça peut être aussi la guerre d’Algérie ou encore la guerre faite aux pauvres. Je veux dire qu’avec la République, tout est possible, tout est faisable, dès qu’elle sert de prétexte aux dirigeants. Qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, “la police républicaine” ? Une police dite “républicaine” est-elle nécessairement une bonne police ? Je voulais vraiment réfléchir à la place, à la nature, à la légitimité, au rôle de cette dernière. Dans les débats il y a des gens qui veulent réformer, révolutionner, supprimer la police ou encore fraterniser.

L’idée du film, c’est davantage de nourrir le débat que de dire : “Voilà comment devrait fonctionner la police.” On ne doit pas laisser ces questions-là uniquement aux policiers ou aux politiques, puisque la police dit être au service de tous. En tout cas c’est ce qu’on lit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. On voit bien qu’on a une police de plus en plus en roue-libre, qui est aujourd’hui façonnée par un sentiment, voire une garantie, d’impunité. C’est à cela que le film permet de réfléchir.

 

Un pays qui se tient sage est produit par Le Bureau et co-produit par Jour2Fête.

Maintien de l’ordre : Les révélations inédites d’un policier

Le Vent Se Lève vous propose une édition spéciale intitulée “Maintien de l’ordre : Les révélations inédites d’un policier”.


Nous vous présentons le dialogue exclusif entre un CRS lanceur d’alerte et l’une des figures des gilets jaunes. Casseurs, racisme, violences policières : ils s’affrontent normalement sur le terrain, ils ont aujourd’hui décidé d’en discuter.

Le policier Laurent Nguyen prend des risques en acceptant de s’exprimer pour Le Vent Se Lève aujourd’hui. Poursuites judiciaires ou révocation, libérer la parole en tant que policier a un prix.

Avec Maxime Nicolle et Laurent Nguyen, présenté par Salomé Saqué.

Réalisation : Yoann Garel et Jalil Naciri
Cadrage : Kévin Pez, Jalil Naciri et Leïla Naciri
Son : Pierre Lemaire
Montage : Yoann Garel
Habillage : Raphaël Martin

 

“Il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider aux populations” – Entretien avec Priscillia Ludosky et Marie Toussaint

Priscillia Ludosky est une figure des gilets jaunes, Marie Toussaint est eurodéputée EELV (Europe Écologie Les Verts). La pression de leurs pétitions et actions militantes ont notamment contribué à la création début 2019 de la Convention Citoyenne pour le Climat par le gouvernement Macron. Ensemble, elles « demandent justice » dans un ouvrage publié aux éditions Massot. Elles reviennent sur les différentes injustices environnementales qui ont lieu dans l’hexagone et racontent les combats menés pour lutter contre les pollutions qui font encourir des risques sanitaires aux populations. Dans cet entretien, nous les avons interrogées sur la dichotomie persistante, dans l’imaginaire collectif, entre justice sociale et justice écologique ainsi que sur leurs solutions pour l’avenir, en accord avec le regard qu’elles portent sur la séquence politique qui s’ouvre. Entretien réalisé par Judith Lachnitt et Guillaume Pelloquin. 


Le Vent se Lève : Vous présentez un « tour de France des violences environnementales ». Chaque chapitre présente un scandale sanitaire et la lutte menée par des citoyennes et des citoyens pour obtenir justice. Votre ouvrage compile les luttes de ces David contre des Goliath. Comment pensez-vous pouvoir les relier, pour en faire gagner un maximum ?

Marie Toussaint : On a écrit ce livre et raconté ces histoires pour participer à une prise de conscience. Les enjeux sociaux et environnementaux sont liés. Et vouloir les disjoindre est politiquement très signifiant : c’est rendre invisibles celles et ceux qui subissent les violences environnementales. Toutes les citoyennes et tous les citoyens ne savent pas toujours les combats qui sont menés dans d’autres régions ou sur d’autres sujets. Toutes et tous ne savent pas, n’ont pas toujours conscience, que dans leur vie quotidienne, luttes sociales et luttes environnementales sont liées. Nous avons voulu envoyer ce message à toutes celles et tous ceux qui luttent : vous n’êtes pas seuls. D’autant plus que dans chaque lutte un même schéma se répète. Mettre à jour ces mécanismes permet d’en trouver des issues. Nous proposons donc quelques pistes de solutions, qui devraient déjà exister, mais qui ne sont pas à l’œuvre aujourd’hui : la transparence, la participation aux décisions publiques, l’accès à la justice et à la réparation. Mais aussi, l’écoute et la prise en compte des citoyennes et des citoyens. En l’occurrence, les personnes et histoires présentées dans ce livre ne sont pas ou n’ont pas été écoutées. Avec ce livre, nous nous battons pour que leurs voix soient entendues.

Priscillia Ludosky : Il y a une prise de conscience que ces combats font que les gens se sentent de moins en moins seuls. Peut-être que ce livre leur permettra de créer des liens, des collectifs de collectifs, en se rendant compte qu’ils se battent contre les mêmes ennemis. Pour celles et ceux qui ne sont pas encore engagés dans des organisations, j’espère que le livre leur donnera envie d’en rejoindre. Par exemple, quelqu’un du pays de Retz, [où le nombre de cancers pédiatriques est élevé par rapport au reste du territoire, NDLR] voyant son enfant souffrir d’un cancer n’est peut-être pas informé que cela provient de l’empoisonnement de l’environnement. La lecture du chapitre dédié à ce sujet serait alors l’occasion pour un tel lecteur de soutenir ce combat par la suite.

LVSL : Vous avez toutes les deux des parcours différents, qu’est-ce qui vous a amené à vous rencontrer ?

MT :  Je crois qu’il n’y a pas de hasard. Tout dans nos parcours devait mener à cette rencontre.  Nous ne nous connaissions pas. Mais cela nous a révoltées que certains, en premier lieu desquels le gouvernement, nous présentent comme étant l’une contre l’autre. Lorsque l’Affaire du siècle a été lancée, le ministre de l’écologie nous a présentées comme ses alliées contre les Gilets jaunes. Rien n’était plus faux ! D’une part, nous dénoncions leur politique. D’autre part, des gilets jaunes avaient signé la pétition, tandis que des porteurs de l’action en justice climatique avaient participé aux manifestations des samedis. Assez naturellement, lors de l’ouverture de la Base d’action écologique et sociale, qui réunit plusieurs associations environnementales et associées à Paris, plusieurs mouvements ont été invités, ont participé à l’inauguration dans une idée de convergence. C’est là que nous nous sommes rencontrées pour la première fois, avant de nous croiser à nouveau à de nombreuses reprises au cours des mobilisations de l’année. C’est alors qu’est advenue l’idée de ce livre commun.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Comment cette idée de “livre commun” a-t-elle alors germé ?

PL : Il s’agissait de démonter l’image construite par le gouvernement des « gilets jaunes » comme des « anti-écolos ». On a rencontré des gilets jaunes dans les marches climat, on les a vu engagés dans plusieurs combats que nous présentons dans le livre. Nous avons donc souhaité répondre à ce mensonge du gouvernement, car contrairement à ce qu’il dit, les gens ont bien conscience de ce qui ne va pas autour d’eux. Mais ils sont accaparés par ce que la société leur impose : il faut toujours faire de l’argent, payer ses factures et remplir son frigo, etc. Ils se soucient de l’environnement, mais n’ont pas toujours les moyens que ça change.

Notre association nous permet aussi de dire que les mesures écologiques telles qu’elles sont faites aujourd’hui favorisent certains profils, et ne sont jamais construites pour prendre en compte la réalité de la vie des gens. Elles sont toujours faites avec l’idée de la sanction, et non de l’accompagnement. S’il avait vraiment l’intention d’aller vers cette transition écologique, le gouvernement aurait montré l’exemple, or il n’y a pas de transparence, et pas de moyen donné aux gens de se conformer aux modèles écologiques qu’on leur renvoie. Le livre montre qu’il y a toujours les mêmes responsabilités mises en jeu : celle du gouvernement qui laisse faire les grosses entreprises qui polluent et nous empoisonnent. On voit aussi que ce sont toujours les mêmes personnes qui en pâtissent. C’est contre ces impacts vécus par les populations qu’il y a des militants qui se battent.

LVSL : Pourquoi avoir placé le chapitre sur la pollution au chlordécone dans les Antilles, au centre ?

PL : Parce qu’il prend malheureusement trop de place (rires). Il illustre bien le schéma qui se dessine à chaque fois qu’une grosse société veut faire de l’argent : elle arrive, fait mine d’organiser des consultations sans en tenir compte en réalité, s’installe, pollue et détruit tout, fait croire qu’elle crée de l’emploi, mais en détruit par ailleurs, et surexploite les gens, qui finissent par être mis en difficulté lorsqu’une de ces usines ferme. Ils ont besoin de ces emplois pour payer leur facture, mais se rendent compte qu’ils participent ainsi à la pollution.

Ce chapitre central part de très loin : depuis la colonisation et l’esclavage, puis l’abolition de celui-ci, qui a poussé les exploitants à se réadapter, notamment dans les bananeraies. Le schéma d’exploitation s’est adapté à la nouvelle société, en demandant et en obtenant des autorisations et des passe-droits aux institutions à chaque fois, de décennie en décennie. Ce chapitre montre que le mode opératoire se répète dans l’histoire, les autres chapitres montrent qu’il se répète dans l’espace : le combat des militants dans chaque chapitre n’est pas isolé.

MT : On ne peut pas parler de justice environnementale en France sans parler des outremers et de l’héritage colonial. On a là un cas typique d’injustice écologique : les Antillais et Antillaises sont en grande partie des descendants et descendantes d’esclaves, des populations asservies, exploitées, niées. Or la fin de l’esclavage n’a pas aboli les inégalités, et on a même indemnisé les anciens propriétaires et la terre n’a pas changé de main. L’écologie n’est pas a-historique. Parler du chlordecone, c’est remonter le fil de cette l’histoire bananière et du plantatiocène dont parle Malcom Ferdinand. Avec les bananeraies, les cadres de vie sont détruits : lieux de vie, capacité à se nourrir sainement, à boire de l’eau potable, à respirer de l’air pur…  La poursuite de la production et la recherche de la croissance ont justifié l’entretien de ce modèle productiviste, et l’insertion de produits toxiques qui étaient depuis longtemps interdits ailleurs, à l’étranger, mais aussi dans d’autres territoires français. Dans le cas du chlordécone, il y a une connivence évidente des pouvoirs publics – qui sont censés défendre l’intérêt général et protéger les populations – avec les lobbys, menés par les descendants des esclavagistes, pour continuer à entretenir un modèle économique qui intoxique, détruit et tue. On parle souvent séparément des pollutions et de la justice sociale. Mais le cas de l’écocide opéré avec le chlordécone le montre : les deux vont ensemble ; ceux qui ont pillé la Terre sont les mêmes qui ont exploité les êtres.

LVSL : Vous avez déjà décrit l’opposition entre gilets jaunes et mouvement climat, qui arrangeait le gouvernement et les médias. Je me permets d’aller plus loin : qu’est-ce qui fait que cette opposition subsiste ? Il y a une certaine dichotomie sociologique entre les deux, même si les transferts sont nombreux. N’y a-t-il pas des déterminants plus profonds à la séparation entre les deux mouvements, et comment les résoudre ?

MT : Bien que je comprenne pourquoi cette question est posée, elle n’est pas opérationnelle. Pour moi la question principale est plutôt comment faire pour construire demain ensemble. Quand on regarde en arrière, on a développé en France depuis les années 70 des politiques d’aménagement du territoire qui ont fait qu’à la fois les gens du voyage, les habitants des quartiers populaires et les ultramarines et ultramarins ont vu leurs milieux de vie détruits : soit par la pollution aux pesticides, au chlordécone, au cyanure et mercure, ou à d’autres produits, soit par la destruction des espaces verts et l’entrave à l’accès à la nature. Les populations les plus précaires ont été installées et accoutumées au béton, comme sur les aires d’accueil des gens du voyage. Les quartiers populaires ont pour la plupart perdu leurs espaces verts et leurs jardins partagés. On a vu une sorte de finalisation de la privatisation des espaces verts partout ; hier, les ménages avaient un jardin où cultiver, aujourd’hui, même cette capacité de produire de quoi se sustenter a été annihilée. On a coupé le lien à la nature, aux savoir-faire traditionnels et aux capacités de subsistance de tout un tas de populations en bas de l’échelle sociale. Pour réparer cela, il faut faire de la bataille pour des cadres de vie sains et agréables une vraie bataille politique. C’est comme cela qu’on peut reprendre la main, en reliant tous les combats pour la justice. Quand les Sioux se battent contre le Dakota pipeline, ils se battent pour leur terre, leur droit à donner leur avis, mais aussi pour le climat. Chico Mendes se battait pour les droits des seringueiros au Brésil, il se battait aussi contre la déforestation. Dans les banlieues françaises, la bataille pour les ascenseurs est une lutte pour la mobilité et le droit à vivre normalement, dans un cadre de vie sain. Je ne pense pas qu’il y ait de déterminant profond séparant les deux mondes sociaux et environnementaux ; nous devons au contraire résolument construire ensemble. Ce qui nous sépare est idéologiquement construit : les dominants cherchent à diviser celles et ceux qui veut déconstruire le modèle d’accumulation des richesses et de dégradation de la nature.

PL : Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de détruire ce message propagé par certains profils ou le gouvernement. Ce livre contribue à saper cette impression qu’il y a deux mondes. Tout au long de l’année dernière, on a vu des projets communs, mais il y a encore des efforts à faire à ce niveau-là. On est à un tournant de l’histoire. Il y a du travail à faire à l’intérieur de ces deux mondes. On n’est aujourd’hui qu’au point de départ de la propagation de ce message, il reste beaucoup de travail. Ce type d’initiative comme la nôtre y participe. Marie et moi avons toutes les deux été médiatisées, et nos adversaires ont utilisé cette médiatisation pour nous opposer, mais nous faisons de cette publicité une arme contre leur discours, en écrivant cet ouvrage ensemble. Toutes les personnes qui ont compris cette convergence et celles qui le peuvent devraient, avec leur énergie et leurs compétences, participer à détruire ce message-là. Il est tellement ancré que même des personnes de ces deux mondes croient à cette division.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans votre ouvrage, vous imputez la responsabilité de ces scandales aux plus riches et aux multinationales. Que pourrait mettre en place l’État pour faire changer les choses ?

PL : Je ne pense pas que l’État fera quoi que ce soit. Mais si jamais on arrivait à leur faire faire quelque chose, cela serait le résultat d’un combiné de ce qu’il se passe dans la rue et de ce qui est construit collectivement pour des projets de fond. C’est sous la pression de la rue souvent que certaines choses voient le jour, comme la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) qui ne serait pas née d’une simple tribune dans le Parisien (rires). Le mouvement social, les marches climat, et la pression sur le gouvernement depuis fin 2018, ont fait que cette initiative, bien qu’institutionnelle et pas indépendante, est née de la réunion de forces qui ne se côtoyaient pas auparavant. Le combiné des deux a réussi. Il y a de plus en plus de gens mobilisés, même si ce n’est pas encore assez. C’est difficile de demander quoi que ce soit au gouvernement quand on sait qu’on est dans l’opposition. Et inversement le caractère institutionnel de la CCC crée une méfiance, mais on sait que tout seul on n’arrivera à rien : donc il y a un entre deux. Le fait que ce type d’initiative soit née est inédit et permet de la participation citoyenne. Maintenant, comment faire pour que leurs travaux soient partagés dans le grand public ? Ce dernier n’a pas conscience qu’en ce moment des citoyens travaillent dans cette institution née sous la pression populaire. Le gouvernement n’en fait pas de publicité non plus, car il ne veut pas faire savoir que des citoyens puissent participer à l’élaboration des lois. Cette combinaison nous permet d’initier des projets. Ce que le livre dit aussi, c’est qu’on manque de lois pour sanctionner et encadrer le comportement des institutions. Une dame avait posé la question à la CCC : y a-t-il des sanctions et contrôles sur les sociétés qui polluent à outrance, sur leur permis d’émission ? La réponse était qu’on ne savait pas si elles étaient contrôlées, et quand elles le sont on ne sait pas si elles sont sanctionnées. Si les gens se rendaient compte qu’eux sont sans arrêt sanctionnés sur tout, alors que les grands profils ne le sont jamais, cela pourrait éveiller leur envie d’aller militer.

MT : Ce dont nous avons besoin s’apparente à une révolution. L’Etat, le gouvernement, le monde économique ou la finance, doivent radicalement changer d’approche. D’une part, les lois de l’économie ne sont pas supérieures à celles de la nature. D’autre part, disons-le clairement, il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider à la population. Les témoins de notre livre, les victimes des crimes environnementaux, sont pour la plupart traités comme des subalternes. Mais les subalternes aussi ont des savoirs, des expériences, des savoir-faire, qui sont parfois beaucoup plus précieux que le savoir institué. En agissant avec, en s’appuyant sur les savoirs des citoyennes et des citoyens, les politiques seraient plus justes. Enfin, puisque l’on parle de crimes environnementaux, il s’agit de reconnaître ceux-ci, d’urgence ! En premier lieu desquels les écocides qu’il faut reconnaître à tous les niveaux, du national au mondial, en passant par l’Europe.

LVSL : Dans le cas de l’autoroute A480, cité dans le livre, Éric Piolle, maire de Grenoble, n’est pas cité. Qu’aurait-il pu faire ?

PL : Il [le préfet, correction faite par la suite, NDLR] pourrait répondre à la demande du collectif d’obtenir les documents montrant qu’il n’y avait pas nécessité de faire cette autoroute. En l’occurrence le collectif s’est battu pour qu’on démontre cela. Je ne sais pas si un maire peut faire mieux que ne pas contribuer à l’autorisation, car ses compétences sont limitées. Il faudrait regarder leurs finances : la question de la transparence revient. Quand il ne fait rien, est-ce libre ou contraint ? Dans un cas brésilien de pollution à l’arsenic, le maire disait amen à toutes les études, car son budget en dépendait. Lorsque le maire ne réagit pas, même EELV, en a-t-il les moyens ? Les membres du collectif ont initié une action en justice, n’ont rien eu, et ont même été condamnés ! La consultation citoyenne avait eu lieu sur un périmètre moindre que le projet finalement décidé. Quel pouvoir a le maire de l’empêcher ? Il y a plus d’avantages à développer tramways et vélos, mais la ville et les organismes qui délivrent les avis pour ce projet ont tous obtenu un avis favorable. Bien souvent l’opacité règne.

MT : Le Maire de Grenoble, Éric Piolle, s’est longuement battu contre le projet proposé initialement. Il restait cependant des acteurs locaux, y compris de gauche traditionnelle productiviste, pour la construction de l’autoroute. Ils ont fini par trouver un accord pour que le projet soit le moins destructeur possible et que d’autres moyens de transport soient également déployés. Finalement, dans ce livre, nous ne citons les politiques que pour dénoncer certaines inactions flagrantes. L’optique du livre est différente : nous avons souhaité donner la parole aux citoyennes et citoyens en lutte sur les territoires, celles et ceux vers qui, contrairement aux personnalités politiques, le micro n’est jamais tendu, mais dont les combats sont dignes.

PL : Certains (politiques) sont cités dans l’ouvrage lorsque c’est opportun pour expliquer quelque chose. Ici l’exemple illustre l’opacité qui existe quand les collectifs demandent des comptes. Un lecteur qui voudrait se battre contre une autoroute dans sa ville pourrait en tirer leçon en se passant du maire et prendre plutôt un avocat : il s’agit de donner des pistes. Il y a matière pour taper sur les doigts des politiques qui ont perdu la confiance des citoyens.

LVSL : Pour revenir sur le pouvoir d’agir contre les multinationales, en tant que députée européenne, que peut le Parlement Européen ?

MT : Si le parlement européen faisait de la question de la justice environnementale une priorité, on avancerait en Europe. Mais ce n’est pas la réalité du Parlement européen aujourd’hui, de sa majorité politique, qui garde une foi quasi-intacte dans le libéralisme et le productivisme et se soumet encore aux velléités des lobbies. Pour faire avancer des causes comme celle de la justice environnementale, nous avons besoin d’un mouvement citoyen profond, d’une prise de conscience accompagnée d’actions résolues, déterminées et solidaires entre elles. Ce n’est qu’ainsi que nous construirons le rapport de force dans la société qui nous permettra de gagner les combats politiques dans les institutions. Et donc, de changer les politiques publiques qui sont menées.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Vous liez le combat pour la protection de l’environnement avec ceux de l’antiracisme et de la justice sociale. De plus vous parler régulièrement de la Terre comme de notre Terre-mère. Faites-vous également un lien, comme le font certains et certaines, avec le combat féministe ?

MT : Déjà, nous sommes deux femmes à écrire ce bouquin (rires) ! On a raconté l’histoire de plein de monde, donc des femmes et des hommes. Je parlais tout à l’heure des subalternes, de la même façon, être dans une position de non-dominants expose à des violences environnementales. Et dans ces violences, les femmes sont plus touchées que les hommes : elles sont les plus pauvres, ont les boulots les plus précaires. Il y a un combat des femmes de ménage en ce moment par exemple, et on ne parle jamais du fait que la plupart des produits d’entretien utilisés dans les hôtels ne sont pas bios, que des particules toxiques passent sous la peau via des micro-particules… Mais ces violences environnementales ne touchent pas que les femmes. Notre volonté, avec cet ouvrage, est de relier des catégories de personnes, ou des combats, qui, mis bout à bout, sont représentatifs d’un spectre très large de la société.

PL : Nos profils contribuent à cela. Et sans avoir voulu axer notre livre sur les femmes spécifiquement, on se rend compte qu’elles sont présentes dans toutes les luttes. Un même schéma se reproduit partout, avec des impacts sur tout le monde, mais tout le monde n’est pas impacté de la même manière. D’où la présence de tous ces groupes différents dans notre livre. N’importe quel lecteur peut se sentir faire partie d’un ensemble, et pas d’une catégorie. Il ne faut pas le comprendre comme un « on ne parle pas assez des femmes, ou on ne parle pas assez de ceci ». J’espère de tout cœur que ce livre ne sera pas catégorisé, car je lutte contre les étiquettes ! (rires).

LVSL : Dans votre conclusion vous évoquez la nécessité d’un “vrai green deal”, français ou européen. Comment le placez-vous par rapport au Green New Deal proposé aux États-Unis par les socialistes démocrates ?

MT : Le cœur de notre message est plutôt de dire qu’il faut changer l’ensemble des règles du jeu. Dire qu’il faut un vrai green deal signifie qu’il faut une révolution de notre perception conjointe du social, de l’économie et de l’environnement. Dire green deal ne renvoie pas à celui de la Commission Européenne, qui a beaucoup de limites, mais plutôt à ce mouvement populaire qui se lève aux États-Unis, avec la jeunesse et des populations de tous types, toutes les couleurs de peau et toutes les catégories sociales. C’est une évocation symbolique d’une révolution pour la justice, qui peut advenir si nous nous en saisissons partout et ensemble.

LVSL : Si vous étiez au pouvoir aujourd’hui, quelles seraient les mesures phares que vous mettriez en place ? Dans le livre on retrouve plusieurs fois l’inscription de l’écocide dans la loi. Les solutions juridiques sont mises en avant dans votre ouvrage, mais sont-elles suffisantes ? Il existe malheureusement déjà de nombreuses lois bafouées.

PL : Être au pouvoir, je trouve cela un peu fort (rires). Le mot pouvoir me pose problème. Pour le contrer, il faut faire quelque chose d’inédit en accordant plus de place à la mobilisation citoyenne avec des outils adaptés. Il ne suffit pas de voter puis d’attendre 5 ans. Il faut qu’à tout moment on puisse avoir le droit d’ouvrir un débat public en tant que citoyen. Cette expression citoyenne doit ensuite elle-même être accessible au grand public. Il faut donc partager le pouvoir. Puis, il faut agir sur l’environnement, pour avoir le droit de vivre dans un environnement sain, et d’avoir accès aux mêmes choses, tous autant que nous sommes ; et plein d’autres choses ! (rires). Il faut enfin réécrire les règles : celle de la constitution, celle des droits de l’homme qui ne concernait ni les personnes dites «racisées» ni les femmes. Notre système est obsolète, il faut le mettre à jour.

LVSL à Priscillia Ludosky : Pensez-vous que la crise économique, qui pourrait s’aggraver prochainement avec la fin du chômage partiel notamment, peut relancer un mouvement de contestation ? Que pensez-vous des évolutions présentes et à venir des gilets jaunes ?

PL : Il y a déjà, même en dehors des gilets jaunes, des mouvements de lutte, qui respectent ou pas la distanciation physique. La crise sanitaire est là, mais la colère est telle qu’on brave les interdits. On veut s’exprimer dans la rue, même à peu de personnes. Dans le mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de revenir, cet été ou à la rentrée, qui se contient beaucoup je trouve ! Il y a des discussions avec les soignants, ça fourmille. Je ne sais pas si l’ampleur sera là, mais les mobilisations comme la marche climat étaient prévues avant et vont certainement revenir. Le quinquennat est pourri jusqu’à sa fin maintenant !

LVSL : Il y a une crise sociale qui se profile, sauf relance d’ampleur, avec un chômage important. Les gens pourraient se recroqueviller sur eux-mêmes par peur du déclassement. Comment percevez-vous la période qui vient en termes de mobilisation sociale à venir ? L’atmosphère s’y prête-t-elle ? 2022 approche rapidement.

MT : Depuis plusieurs années, et peut-être plus encore pendant le confinement, j’ai senti la société bouger, trembler. Coexistent un mouvement croissant de colère et une détermination profonde à la réappropriation de nos destins. Sur les ronds-points, lors des manifestations climat, dans l’ensemble des initiatives pour une démocratie citoyenne, à travers les applis de solidarité pour faire face au Covid ou les initiatives de soutien aux réfugiés et réfugiées,  dans le mouvement féministe ou les mobilisations contre les violences policières, on sent cette lame de fond qui agit pour la solidarité et la justice, sans rien attendre du ou des gouvernements. En réalité, la déconnexion semble presque totale entre la société et la tête de l’Etat. Nul ne peut encore prédire ce que sera 2022, ni mêmes les mois qui viennent, mais je n’ai aucun doute sur le fait que la transformation par la réflexion commune et par l’action, par le bas, par le terrain, va se poursuivre. Prenons l’exemple des mesures barrières ou du port de masque : je ne crois pas qu’on soit restés chez nous et qu’on porte nos marques parce que le gouvernement nous demande de le faire : plus qu’une obéissance au pouvoir, c’est une responsabilité collective. L’aspiration à construire une société radicalement différente est là. A nous d’accompagner, de soutenir, de trouver ensemble un chemin.

PL : L’atmosphère est très particulière en ce moment, c’est certain. L’envie de participer est encore plus forte qu’avant. Il y a des pétitions qui demandent « d’en être » un peu partout, dans les tribunes, les interviews. Cette crise a fait suite à un grand mouvement social qui a montré tout ce qui n’allait pas. Aujourd’hui même si certains ont perdu leur travail, leur colère a été alimentée. Vont-ils se recroqueviller par instinct de survie ? Ou est-ce que les gens vont détecter la brèche qui est là, maintenant ? Beaucoup se sont dit « maintenant ou jamais » avec les gilets jaunes. Et la crise actuelle a exacerbé tous les dysfonctionnements, donc encore d’autres gens ont rejoint les luttes gilets jaunes, contre les violences policières, climat. Il y a une prise de conscience de ces enjeux. La fin de l’année permettra peut-être à tous ces gens d’entrer dans la brèche. Même si aujourd’hui, on prend la température au jour le jour.

LVSL : Une dernière chose ?

MT : Nous avons monté une adresse email pour recenser les témoignages, et aider les gens à se connaître et à s’aider entre eux. [email protected]. Le combat continue.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

Entretien croisé – Grossetti VS Faburel : Les Métropoles, traductions territoriales de la mondialisation ?

Photo de la métropole de Lyon ©pixabay

Michel Grossetti, sociologue, professeur à l’Université Jean Jaurès et directeur de recherche au CNRS à Toulouse et Guillaume Faburel, géographe et politiste, professeur à l’Institut d’urbanisme et l’IEP à Lyon, nous ont accordé un entretien croisé passionnant à propos des dynamiques et politiques territoriales, notamment urbaines. La métropolisation y est ici questionnée à l’aune de ces argumentions politiques, économiques, sociales et environnementales. Si les deux intellectuels semblent converger sur la critique d’une vision mythologisée et dangereuse d’un développement urbain inconséquent, ils varient quant à l’analyse des causes et des configurations à l’œuvre. Mondialisation, croissance, France périphérique, classes créatives, municipales, voici leurs réponses. Un entretien réalisé par Lauric Sophie & Nicolas Vrignaud.


LVSL – Sous l’effet du mouvement des Gilets Jaunes, une discussion commence à éclore sur les logiques territoriales de développement, entre urbanité et ruralité. Cette éclosion politique est qui plus est, due à l’institutionnalisation politico-juridique des grandes villes en intercommunalité plus puissantes dites Métropoles, dans le cadre de la loi MAPTAM. Dans le champ universitaire, existe-t-il une définition commune – conventionnée – de ce que constitue une métropole ? 

Guillaume Faburel – Si chaque discipline y va de sa propre qualification, que ce soit la géographie, l’économie et la science politique, il y a un dénominateur qui leur est souvent commun. La métropole incarne certes la « ville mère » – du grec ancien meter polis et du bas latin metropolis – mais signe à ce jour un stade très particulier de cette longue histoire urbaine, engagé depuis une quarantaine d’années dans de nombreux pays : celui néolibéral du capitalisme patriarcal. Il s’agit de polariser dans les grandes villes les nouvelles filières économiques postindustrielles et, pour y assurer les profits, de convertir rapidement leurs pouvoirs urbains aux logiques entrepreneuriales. C’est le modèle de la ville-monde qui, par les 7 plus grandes (New-York et Hong Kong, Londres et Paris, Tokyo, Singapour et Séoul) et les 120 villes qui les déclinent, pèsent 44 % du PIB international pour seulement 12 % de la population mondiale. Il y a donc du capital à fixer et de la “richesse” à produire, à condition d’être compétitif. C’est l’objectif de la réforme territoriale, en France comme ailleurs : « valoriser les fonctions économiques métropolitaines et ses réseaux de transport et développer les ressources universitaires, de recherche et d’innovation, tout en assurant la promotion internationale du territoire ». La définition minimale est donc selon moi d’abord étymologique : le suffixe « pole » de métropole s’enracine aussi dans le grec polein, qui signifie « vendre ». 

Michel Grossetti – Comme beaucoup de termes désignant des portions de l’espace géographique, « métropole » est à la fois une notion analytique utilisée par les sciences sociales (principalement la géographie mais pas seulement) et une entité administrative et politique, ce qui ne manque pas de favoriser un grand nombre de confusions. Dans les années 1960, le gouvernement français cherchait à développer des « métropoles d’équilibre », des grandes villes de Province censées compenser la concentration des activités dans la région parisienne. En 2014 et 2015, dans un tout autre contexte, le gouvernement a décidé de créer une catégorie administrative pour 21 communautés de communes situées dans des agglomérations de taille variées (Paris étant la plus peuplée et Brest celle qui l’est le moins). Dans le cas du terme « métropole », la confusion est d’autant plus grande qu’il est utilisé de façon variable dans le registre analytique. Ceux qui en font usage cherchent à désigner au moyen d’un même terme une densité de population, l’insertion dans des réseaux d’échange plus ou moins étendus, des « fonctions » de « commandement » (le système urbain est perçu en France d’une manière très hiérarchique), un dynamisme économique particulier, etc. Selon les critères retenus on obtient pour la France des listes de métropoles qui vont de une (Paris) à 5, 10, 20, 30 ou plus. Donc pour répondre à la question : non, il n’existe pas dans le champ universitaire de définition commune de ce que constitue une métropole.

Grossetti : « La notion floue de métropolisation favorise une lecture globalisante et fausse de phénomènes complexes et contradictoires. »

LVSL – L’autre terme-concept connexe qui revient couramment est celui de métropolisation. Dans le sens commun, celui-ci insinuerait une tendance généralisée à la croissance de ces dites métropoles. Cette tendance est-elle vraie ? Ce concept rend-il vraiment compte de ce qu’il se passe dans les territoires ? 

GF – « Phénomène d’organisation territoriale renforçant la puissance des métropoles », la métropolisation participe indéniablement d’un projet politique de croissance (productiviste) de l’économie. Cette métropolisation ne résulte donc pas d’une extension naturelle par concentration spontanée des populations. De telles concentrations ont de tout temps été le produit croisé du rendement économique par la densité, et de l’autorité politique pour la régulation et le contrôle de la promiscuité. Dans ce schéma politique, rien d’étonnant alors à ce que la statistique officielle, qui participe activement de la mise en scène et en récit de ce projet par les découpages employés (ex : « aires urbaines » depuis 1994) et les indicateurs utilisés (ex : « emplois métropolitains » depuis 2002), ne parvienne que péniblement (cf. par exemple pour le peuplement croissant des couronnes métropolitaines) à renseigner un autre phénomène, non moins croissant : le rejet social croissant du « développement » métropolitain, qui s’incarne par de plus en plus de départs des cœurs métropolitains. En fait, sans grande surprise au regard d’enquêtes antérieures sur Paris, Lyon ou encore Toulouse, seuls 13 % des français vivant dans les grandes villes souhaitent continuer à y résider (Cevipof, 2019). Et tout ceci va dynamiser certains espaces périphériques (hameaux, bourgs et petites villes), sur des bases économiques parfois bien plus autonomes.

MG – « Métropolisation » est évidemment tout aussi confus que « Métropole » : comme on ne sait pas très bien ce qu’est l’entité, on ne sait pas mieux ce qu’est le processus qui s’y réfère. On observe bien une croissance de la proportion des habitants qui résident dans des zones que l’on peut qualifier d’« urbaines », avec des variations considérables selon les villes que l’on étudie, on observe également une tendance de certaines catégories professionnelles à se concentrer dans les espaces où le marché du travail qui leur correspond est le plus favorable, une croissance du coût du logement dans certains espaces urbains qui tend à reléguer dans d’autres espaces ou en périphérie, les ménages les moins fortunés, des mouvements de départ de la région parisienne de familles constituées de couples de salariés ayant des enfants. Bref, on peut analyser des évolutions complexes des logiques résidentielles et du développement dans l’espace des activités économiques, mais la notion floue et fluctuante de « métropolisation » n’aide pas à ce travail d’analyse. Elle favorise une lecture globalisante et fausse de ces phénomènes complexes et contradictoires.

Central Park, Manhattan, New York City, ©Ajay Suresh

LVSL – Les métropoles sont-elles les traductions spatiales et territoriales de la mondialisation que nous vivons ? 

GF – Oui, mais plus que de seules traductions spatiales, les métropoles sont les véritables creusets et leviers territoriaux de la mondialisation : accumulation financière de l’économie-monde, mise en réseau et en récit des acteurs du capitalisme… et capitaux immatériels à attirer (diplômes, savoir-faire, réseaux…) pour les emplois à pourvoir. Avec dès lors partout des relégations et évictions croissantes. Ainsi, aux fins d’attractivité, partout les paysages métropolitains mutent à une vitesse inégalée. Ce sont les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), les grandes rénovations patrimoniales des centres, les grands événements festifs et les grands circuits touristiques, les grands desseins numériques et leurs big data… sans oublier, pour être accepté, des éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, une renaturation de berges et une végétalisation des toitures, des fermes urbaines et des jardins partagés… Nous assistons en fait à une subjectivation néolibérale totale de nos existences urbaines, accompagnée d’imaginaires territoriaux du rayonnement de la mondialité urbaine (et du fétiche de la marchandise). Une réalité a toujours besoin d’être fictionnée pour être pensée (Rancière).

MG – « Mondialisation » est une notion qui n’est elle-même pas toujours très claire, mais elle l’est un peu plus que celle de « métropole » (ce n’est pas difficile …) si l’on se réfère aux évolutions des flux de biens et de personnes et de l’organisation des activités économiques. Il est évident que ces évolutions ont des effets sur les systèmes urbains. Par exemple, la relative régression en Europe des emplois de production au profit des plateformes logistiques gérant l’importation et la distribution de produits de toutes origines implique une inscription un peu différente des emplois dans l’espace géographique. De même, la croissance des emplois requérant des diplômes du supérieur et celle des effectifs étudiants eux-mêmes contribuent aussi à accroître la présence de ces populations dans de grandes agglomérations, surtout en France où les établissements d’enseignement supérieur ont été en général plutôt installés dans les grandes agglomérations (à des rythmes et avec des spécificités qui méritent une analyse spécifique). Mais, là encore, une expression comme « la métropolisation est la traduction spatiale et territoriale de la mondialisation » serait un jugement synthétique imprécis et peu fondé qui aurait pour effet malheureux de décourager les analyses précises dont nous avons besoin. 

Faburel : « Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. (…) Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. »

LVSL Les thuriféraires de la métropolisation ont pour idéal la cité antique ; la ville-monde dont Anne Hidalgo vante les mérites au sein de l’association des villes mondiales (C40). Or, les métropoles, telles que constituées aujourd’hui, ne tendent-elles pas à faire ressortir des organisations anciennes de la société, comme le servage ?

MG – Les « métropoles » définies par les lois successives des années 2010-2015 sont des communautés de communes parfois assez décalées par rapport aux espaces dessinés par l’analyse des indicateurs relatifs au marché du travail ou aux déplacements domicile-travail (c’est par exemple très marqué à Toulouse). Les responsables de ces nouvelles structures territoriales se sont vu attribuer des compétences nouvelles. Cela a pu amener certains de leurs élus ou techniciens à se référer à des exemples anciens. Parfois, ces discours portant sur des politiques à conduire relativement à leurs environnements géographiques m’ont rappelé l’attitude des dirigeants des cités-États italiennes de la Renaissance. Mais il ne s’agit évidemment qu’une très lointaine analogie qui n’a pas beaucoup de sens dans un contexte français où ces collectivités locales coexistent avec toutes les autres structures existantes (communes, départements, régions, etc.) et où l’on assiste de la part du gouvernement national plutôt à une recentralisation des processus de décision. Je ne vois pas de lien entre ces discours et la notion ancienne de servage, qui était une situation juridique aux contenus très variables, et qui est de mieux en mieux comprise par les historiens. Le fait que les inégalités de revenu aient recommencé à croître dans les dernières décennies ne me paraît pas pouvoir être interprété au moyen de ce type d’analogie.

GF – De prime abord, la comparaison paraît osée. Et pourtant. Il y a bien aujourd’hui l’exploitation d’une classe de travailleurs profitant à une organisation économique, et ce par assignation foncière : les espaces métropolisés. Les serfs cultivaient les terres de leurs seigneurs. Les subalternes des quartiers populaires et des banlieues périphériques cultivent aujourd’hui les métropoles de leurs manageurs. Bien sûr, les espaces se sont étendus et les choix résidentiels sont officiellement libres, mais les métropoles s’affirment aussi comme nouvelles baronnies, institutionnelles, avec une domestication des périphéries au profit du centre, son développement croissanciste : de l’urbanisme « intensif » à l’agriculture intensive, de la communication névralgique aux flux énergétiques, de la bétonisation des sols à l’excavation des terres extérieures. Tous les territoires sont ainsi dorénavant faits à la main de la métropolisation. Bien sûr, l’exploitation a changé de nature, mais peut-être pas en structure. Cet asservissement passe par un assujettissement des corps sous l’égide de « nouvelles » techniques de gouvernement des conduites (ex : numérique), pour justement toujours plus enchaîner aux passions marchandes du capital… et à leurs régimes de propriété. Comme mutation accélérée de nos espaces vécus, la métropolisation produit en fait beaucoup de servilité.

La France Périphérique – Comment on a sacrifié les classes populaires, de Christophe Guilluy

LVSL Durant la décennie 2010, un concept a fait irruption dans le débat public, celui de “France périphérique” développé par le géographe Christophe Guilluy. Ses thèses ont irrigué l’espace médiatique et politique. Mais, son concept vous paraît-il pertinent au regard justement de notre discussion sur les dynamiques métropolitaines ?

MG – Christophe Guilluy a le mérite d’avoir produit une critique tranchante des discours dominants sur les métropoles. Il l’a fait en mobilisant des grilles de lecture qui me rappellent le marxisme des années 1970 où l’on n’hésitait pas à accorder à des entités abstraites (à l’époque « la bourgeoisie » ou « le capitalisme ») un pouvoir causal et même souvent une intentionnalité qui ne me paraissent pas constituer la bonne manière d’analyser les phénomènes complexes auxquels nous avons affaire. Mais le problème de ses analyses est qu’elles renforcent l’impression qu’il y a deux catégories d’espaces socialement cohérents et en opposition. Ainsi, selon le Canard Enchaîné (12 décembre 2018), lorsque le mouvement des « gilets jaunes » atteignait son apogée, le Président de la République aurait déclaré : « Il ne faut sûrement pas désespérer la France périphérique, mais il ne faut pas non plus désespérer celle des métropoles ». Or, ces catégories ne fonctionnent pas : les inégalités et autres variations de situation des personnes sont avant tout sociales et leur expression géographique est beaucoup plus complexe que ne le suggèrent les catégories trop abstraites et simplificatrices de « métropole » et de « France périphérique ».

GF – Le concept de “France périphérique” est pertinent et le demeure, mais selon moi bien davantage sous l’angle d’une géographie culturelle et politique. Non seulement parce que, sous le seul angle des revenus par exemple, il existe bien des exceptions spatiales à la répartition duale des richesses entre centres et périphéries, exceptions que Christophe Guilluy ne tait d’ailleurs pas, contrairement à ce que certains collègues ne cessent de lui faire dire (il est vrai qu’il a levé ce lièvre bien avant eux). De telles situations sont bien montrées par les travaux d’Olivier Bouba-Olga et de… Michel Grossetti. Mais plus encore, l’économie morale des modes de vie périphériques (rapports à la mobilité et à l’habitat, à l’énergie et à l’alimentation) et, davantage même, la désaffiliation au régime politique de la représentation (taux de défiance et d’abstention) ainsi qu’à la citoyenneté officiellement inféodée à la « participation » urbaine, valident pour moi totalement la pertinence et l’opérationnalité du concept. Le mouvement des gilets jaunes en apporte la preuve irréfutable (cf. travaux de Samuel Hayat). D’où la nécessité pour la géographie de pleinement se saisir du concept (autant qu’à la science politique de faire enfin droit à l’infra-politique). Et non pas de perpétuer des disputes statistiques stériles car totalement dépendantes des nomenclatures fonctionnelles construites dans l’intérêt des pouvoirs centraux. 

Grossetti : « La notion de “classe créative” est très contestable, mais elle a le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. »

LVSL Richard Florida, lui, est le penseur qui a inspiré les politiques de beaucoup de grandes villes dans le monde. Cet auteur, méconnu du grand public, a développé l’idée de “classes créatives”, faisant du capital créatif (des étudiants, artistes, “startupeurs”, homosexuels, minorités, etc.) le moteur de la croissance. Lors de vos recherches respectives avez-vous pu confirmer ou infirmer cette thèse ? 

MG – La notion de « classe créative », qui est antérieure à sa popularisation par Florida, est très contestable, mais elle avait le mérite de pointer l’importance croissante des activités de conception dans les économies occidentales. La thèse de Florida était que ce sont les individus qui créent les emplois, et qu’au lieu de chercher à attirer des entreprises, les villes devraient chercher à attirer les « talents » de la « classe créative ». Selon lui, ces personnes sont attirées par des caractéristiques telles que la tolérance vis-à-vis des minorités, une riche activité culturelle ou un environnement urbain agréable. Les dirigeants locaux ont souvent interprété ce discours en réhabilitant des quartiers pour les faire ressembler à ce qui pourrait attirer les membres de la classe créative et en ajoutant à cela des incitations salariales ou fiscales. A part coûter cher et se faire au dépriment de politiques plus générales d’amélioration des équipements urbains, ces politiques n’ont guère eu d’effet. En effet, de nombreuses études empiriques ont montré que les personnes exerçant des professions considérées par Florida comme faisant partie de la « classe créative » ne sont pas particulièrement mobiles (au sens de partir vivre dans une autre ville) et que, lorsqu’elles le sont, elles le font pour des raisons très ordinaires (trouver un emploi intéressant, rejoindre des proches). 

GF – Le concept fait débat car ne permettrait pas de renseigner finement les mutations populationnelles que connaissent à ce jour les métropoles. Il est vrai que les profils visés par les choix métropolitains apparaissent de prime abord fort divers. En plus ce que l’on regroupe habituellement sous ce vocable (emplois dans les sciences et ingénierie, dans l’architecture et le design, dans les arts et le merchandising…), il y a les élites internationales, les « nouvelles classes dirigeantes », les groupes du techno-managériat, la petite bourgeoisie intellectuelle, des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité), un troisième âge bien portant (adeptes des commodités)… 

Toutefois, ces « classes créatives » recouvrent bien une réalité. Elles incarnent, par leurs attitudes et pratiques, par leurs désirs et jouissances, les 3T de Florida (technologie, talent, tolérance) et les 3C de Glaeser (compétition, connexion et capital humain). C’est-à-dire un ethos tout à fait compatible avec les imaginaires augmentés de la marchandise que les métropoles développent. Les institutions métropolitaines s’évertuent d’ailleurs à cultiver ces imaginaires et valeurs, par les ambiances et atmosphères proposées grâce à tous les aménagements et équipements réalisées (ou programmés). Elles cherchent alors à revigorer les vertus prétendument cardinales de la grande ville, celles de l’accueil et de l’hospitalité (mais pas pour tout le monde), celles du brassage culturel et de l’émancipation individuelle (mais pas pour tout le monde)… Voilà pour moi la fertilité du concept, par-delà la difficulté à en dresser précisément le profil sociologique type : un idéal-type permettant de déplier le « nouveau » régime passionnel de l’urbain néolibéral (décrit par Ben Anderson).

Carte des Métropoles françaises ©Superbenjamin

LVSL M. Faburel, vous avez évoqué l’idée qu’une réalité avait besoin d’être fictionnée pour être pensée. Alors en quoi le récit actuel, de ce que MM. Grossetti et Bouba-Olga appellent la C.A.M.E, est-il faux ? Et quels sont les récits alternatifs qui existent ? 

GF – Le récit actuel a bien commencé à être décrit par la C.A.M.E., mais avec un manque important. Par-delà le bon mot, les quatre termes n’ont pas le même statut. La métropolisation est, par ses institutions économiques et politiques, la matrice du méta-récit dominant. Cette matrice, qui fait de l’Attractivité la doctrine territoriale, la Compétitivité la justification économique et l’Excellence l’imaginaire du désir, est celle de l’illimité du capital par la démesure prométhéenne et de son arrachement de nature par le productivisme. Comme développement (sur)moderne de la condition urbaine, les métropoles incarnent plus que tout autre dispositif consubstantiellement économique et politique cette fiction collective, au point que les défenseurs de la métropolisation sont persuadés que les métropoles sont la solution à l’écocide qu’elles ont elles-mêmes très largement démultiplié (cf. fameuse prophétie de la croissance verte et sa géo-ingénierie des clusters métropolitains, entre autres).

Mais, depuis les marges et les périphéries justement, et par-delà les lieux, nombreux, colonisés par les modes de vie métropolitains, d’autres récits écologiques sont bien en construction, à de nombreux endroits sur le territoire. Ils se construisent justement de plus en plus souvent en réaction à la démesure métropolitaine et à ses effets sur les vécus et les milieux. Ils dérogent de plus en plus aux formes de vie imposées et à leurs imaginaires de l’abondance et de l’opulence. Des enquêtes très récentes relayent le désir devenu majoritaire de ralentissement et de ménagement, de sobriété voire de décroissance, dans plusieurs pays occidentaux. Des travaux que j’ai pu mener auprès d’une centaine d’initiatives en France, il ressort que, bien loin de la paralysie que l’effondrement ferait peser selon les médias mainstream, nombre d’entre elles développent quelques passions joyeuses, appuyées sur un triptyque commun : habiter autrement en faisant soin au vivant, coopérer et ainsi faire économie différemment (par les savoir-faire de la terre notamment), et autogérer pour alors refaire communauté politique très directement.

On voit ainsi fleurir auto-construction et habitat autogéré, permaculture et circuits courts alimentaires, jardins collectifs et potagers communautaires, fermes sociales et monnaies complémentaires, ressourceries et centrales villageoises, coopératives intégrales et communautés existentielles, éco-hameaux et éco-villages… Et ceci n’est plus seulement l’apanage des trentenaires biens éduqués, puisqu’on y trouve de plus en plus également des précaires solitaires, des cadres surmenés… bref, toutes celles et tous ceux qui en fait tentent de débrancher des méga-machines métropolitaines et de leur fable triomphante. Voilà quels sont et où sont les véritables récits alternatifs.

MG – Ce qu’Olivier Bouba-Olga et moi avons appelé la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) fonctionne comme un réseau de croyances qui se renforcent les unes les autres et forment la base d’un récit mettant en scène des grandes villes en compétition pour attirer des ressources dans une économie mondialisée et faisant vivre de transferts sociaux les personnes résidant dans d’autres types d’espaces. Les études empiriques montrent que la compétition entre villes est finalement assez limitée relativement à celle qui peut exister entre des entreprises, que la notion d’attractivité ne rend pas compte des mouvements réels de population, que celle de métropolisation présente les limites que j’ai évoquées plus haut. Enfin, l’excellence correspond souvent à une croyance en l’existence de qualités individuelles permettant de distinguer les personnes talentueuses des autres alors que les activités de conception, et en particulier la recherche, sont très collectives. Les personnes qui parviennent à une forte visibilité s’appuient sur un immense travail collectif sans lequel elles ne parviendraient à rien et les écarts de visibilité résultent de phénomènes bien connus de cumul des différences qu’il ne faut pas interpréter comme des différences intrinsèques de talent. 

Comme d’autres chercheurs, Olivier et moi avons bien perçu que déconstruire un récit dominant n’est pas forcément suffisant pour faire changer les perceptions. Le débat public se nourrit en effet de mythes (au sens de croyances partagées et non remises en question) et de récits qui produisent des interprétations facilement appréhendables, ce qui fait que les discours sur la complexité des situations n’ont guère de chance d’être pris en compte. Mais comment construire des récits alternatifs ? Comment donner du sens sans trahir la réalité du terrain, les données d’enquête, la complexité du monde social ? C’est très difficile. Il me semble que Thomas Piketty y arrive assez bien sur la question des inégalités mais c’est un peu une exception. En fait, je suis de plus en plus persuadé que ces récits alternatifs ne peuvent pas provenir d’une « avant-garde » ou d’intellectuels « éclairés », mais qu’ils doivent être élaborés dans le débat citoyen. Les mouvements sociaux récents de contestation des politiques publiques en matière de coût de la vie ou d’environnement montrent que les professionnels de la mise en récit sont de plus en plus laissés à l’écart ou débordés par des citoyens qui ont plus qu’auparavant les moyens intellectuels et matériels d’intervenir dans les débats et de construire des interprétations. Dès lors, il me semble que le rôle des chercheurs est de procurer au débat public des éléments de description et d’analyse, et de lutter contre les interprétations manifestement en contradiction avec les données (le « climato-scepticisme » en est un bon exemple). Il me semble préférable qu’ils évitent de se prendre pour des prophètes.

Faburel : « Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. » 

LVSL Nous entrons dans une campagne électorale, les municipales, durant laquelle beaucoup de sujets vont être débattus. Certains commentateurs politiques donnent une importance majeure à ce scrutin local puisqu’il pourrait lourdement déterminer la fin du mandat du Président Macron. Pour vous, en tant que chercheur et citoyen, quels sont les enjeux de cette élection au regard des discussions que nous avons eues ? 

GF – Il est à noter l’éclosion, enfin, des questions de métropolisation dans cette campagne, notamment sous l’angle de quelques effets délétères, sociaux ou écologiques. Il est vrai que les orientations défendues par le président du moment sont d’une décomplexion remarquée pour la « Métropole France » (et sa start-up nation), que les capacités de ces nouvelles institutions commencent à fortement façonner la vie quotidienne de millions de personnes (près de 100 milliards d’euros injectés sur 15 ans en logements et équipements), et que l’aspiration sociale à plus de démocratie directe et locale a été vivement exprimée par les Gilets jaunes ainsi que plus récemment par la désobéissance civile des mobilisations écologistes. Tout ceci non sans lien avec le déni démocratique des constructions et choix… métropolitains.

Pour quels résultats à ce stade de la campagne ? Tout faire pour que rien ne change, ou presque, fondamentalement : haro sur les voitures dans les centre-ville (avec toutes les discriminations sociales qui cela induit), pseudo concept de « forêt urbaine » avec son modèle Central Park pour la récréation des classes affairées (sans maraîchage et encore moins autonomie alimentaire, bien sûr), ou encore des budgets participatifs, qui, pur hasard sans doute, accouchent tous des mêmes projets secondaires pour le devenir planétaire (propreté des rues, entretien des squares et subventions au street art)… On est loin, très loin, y compris dans les listes citoyennes de ce jour, y compris dans toutes les listes « … en commun », de la désurbanisation devenue écologiquement vitale (débétonisation et déminéralisation), d’un autre modèle pour les petites villes, ou encore de la réquisition urgente des logements et commerces vacants dans les périphéries pour un peuplement plus équilibré du territoire.

MG – Les élections municipales sont importantes pour beaucoup de sujets de la vie quotidienne et pour les décisions concernant l’urbanisme et l’aménagement. Mais je n’ai pas le souvenir que de telles élections aient jamais bouleversé la politique nationale. Même lorsqu’on se penche sur l’histoire d’une ville comme Toulouse, on se rend compte que les décisions municipales ne sont pas toujours les plus importantes. Pour ce qui concerne l’histoire économique, sur laquelle j’ai travaillé, il faut remonter à 1907 pour trouver une décision municipale ayant eu des effets que je considère comme importants sur le devenir de la ville sur ce plan particulier. Et c’était à l’époque de ce que l’on a appelé le « socialisme municipal ». Nous sommes dans une période très différente, où le centralisme est dominant. Cela dit si ces élections pouvaient être l’occasion de remettre en cause dans le débat public les illusions du « récit métropolitain » ce serait déjà pas mal …

 

POUR ALLER PLUS LOIN :

Sur la notion d’attractivité, un petit texte synthétique : https://sms.hypotheses.org/2570 

Voir également : https://laviedesidees.fr/La-classe-creative-au-secours-des.html.

Pour plus de détails, cf. : http://www.fondationecolo.org/activites/publications/PostUrbain-Faburel

« La trajectoire de transfuge de classe n’est pas linéaire » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims, essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Premier volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. Découvrez la deuxième partie de cet entretien ici.


LVSL – Vous avez fait le choix d’écrire Retour à Reims sur le mode d’une autobiographie transfigurée en analyse historique et théorique, que certains critiques ont d’ailleurs nommé une auto-sociographie. Pourquoi ne pas avoir choisi la voie littéraire pour cette archéologie de la subjectivation, et quelle est finalement la supériorité de la théorie sur la littérature dans ce contexte ?

Didier Eribon – Ce mode d’écriture n’est pas vraiment un choix. Disons plutôt qu’il s’est imposé à moi dans la suite de mes ouvrages antérieurs, même si j’ai essayé de faire quelque chose de tout à fait nouveau. Je n’ai jamais envisagé d’écrire ce livre comme un texte littéraire, dans la mesure où je ne me considère pas comme un écrivain. Certains l’ont fait avant moi, et je pense notamment à Annie Ernaux avec ses livres superbes que sont La Place ou Une femme. Ce sont des livres que j’admire et auxquels je rends hommage dans Retour à Reims. Mais mon registre d’intervention et d’écriture est différent : c’est celui de la sociologie, de la théorie politique, de la philosophie. Je n’ai pas considéré ce livre, en l’écrivant, comme une autobiographie transfigurée en analyse politique, mais plutôt, à l’inverse, si j’ose dire, comme un ensemble d’analyses théoriques et politiques qui allait prendre comme modalité d’écriture un récit autobiographique ou, pour employer un terme plus exact, auto-analytique. J’ai voulu y développer une philosophie de la subjectivation : au cœur de ma démarche se trouve la question de la subjectivité, comme étant toujours inscrite dans le social, comme étant sociale de part en part. L’autoanalyse a été pour moi un moyen de mener à bien une analyse théorique générale ; mais cette démarche répondait aussi à une nécessité personnelle : je me suis senti poussé à écrire ce livre pour m’expliquer avec moi-même, c’est-à-dire m’expliquer sur mon rapport avec ma famille, mes parents, la classe sociale d’où je viens, et la distance entre celle-ci et la classe sociale dans laquelle je vis désormais…. L’autobiographie, l’auto-analyse, et l’analyse théorique se sont donc entrecroisées comme des éléments d’écriture ou des strates d’écriture dans cet effort pour « me » comprendre, c’est-à-dire, finalement, pour comprendre, à travers moi, la structure sociale, les rouages de l’existence et de la reproduction des classes sociales, dans et par le système scolaire notamment, et le fonctionnement du monde social.

J’ai défini mon projet comme une « introspection sociologique », ce qui peut sembler un oxymore, puisque la sociologie, précisément, est le contraire de la démarche qui consisterait à aller chercher la vérité en soi-même. Elle part de statistiques, d’enquêtes, d’entretiens, de descriptions pour reconstituer les mécanismes extérieurs. Mais il s’est agi pour moi d’explorer mon histoire et ma géographie – disons ma trajectoire – en mobilisant tous les instruments et les concepts de la sociologie telle que je la conçois (les déterminismes de classe, l’analyse du système scolaire, la reproduction sociale, le rapport à la culture, à l’art, les questions liées au genre, à la sexualité, etc.) pour établir une cartographie des mécanismes sociaux et de leur intériorisation par les agents sociaux que nous sommes tous. J’utilisais ces outils pour une exploration de moi-même à travers les strates historico-ethnographiques des différentes périodes de ma vie personnelle et collective – individuelle et sociale.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

J’ai dit dans un entretien que Retour à Reims était un livre sur le système scolaire (son fonctionnement comme machine à trier, la violence qu’il exerce) : il l’est en grande partie. Je tiens à souligner que parler d’« introspection sociologique » ne signifie nullement que ce livre serait ou tendrait vers une analyse psychologique ou psychanalytique. J’essaie au contraire de réduire autant que faire se peut la place de la psychologie et du psychologique dans ma démarche. Cette tentative d’élucidation de moi-même est une analyse sociale, qui tourne résolument le dos à la psychanalyse. Le recours à la psychanalyse tend toujours à désocialiser, déshistoriciser et donc dépolitiser les phénomènes et les processus dont il faut rendre compte.

Ma trajectoire est à la fois banale et atypique. En quoi peut-elle permettre d’éclairer le monde social ? On m’a souvent dit que mes analyses sur la force durable des déterminismes sociaux étaient démenties par mon parcours. Mais c’est faux : ce qui peut apparaître comme une exception n’infirme pas la règle mais peut servir de point d’appui pour voir comment la règle fonctionne, comment les lois sociales gouvernent nos trajectoires que l’on imagine être personnelles, individuelles. D’ailleurs, tout mon parcours a été marqué par des échecs universitaires : je n’ai pas obtenu le CAPES ni l’agrégation, j’ai été obligé d’abandonner ma thèse parce que je n’avais pas d’argent…. Mon parcours de transfuge de classe est scandé par une série d’échecs qui m’ont obligé, à chaque fois, à recomposer mes aspirations, à réorienter mes choix. Les échecs, qui me plongeaient dans des abimes d’incertitude et d’angoisse, ont pu me conduire à des situations, à des rencontres, à des hasards qui, d’un seul coup, m’ouvraient d’autres possibilités. Il est important de comprendre en quoi la trajectoire de transfuge de classe n’est pas linéaire, mais plutôt une série d’étapes dans lesquelles des difficultés, des échecs, des troubles de l’inscription sociale se présentent et imposent de réagir différemment, de se positionner différemment… C’est tout cet ensemble de phénomènes complexes que j’ai essayé de déplier et d’exposer dans Retour à Reims.

L’introspection sociologique ne signifie pas que ce livre est une analyse psychologique ou psychanalytique, mais une tentative d’élucidation de moi-même qui me permet d’éclairer le monde social.

LVSL – Vous avez notamment expliqué dans Retour à Reims que, pour vous inventer, il fallait vous dissocier. Est-ce que vous ressentez toujours aujourd’hui ce clivage en vous, entre votre origine sociale et votre parcours universitaire, ou est-ce que finalement cette inadéquation a été « résolue » par la reconnaissance publique, par la fonction presque thérapeutique de l’écriture, ou même par la réconciliation avec votre mère ?

D.E. – Je disais que pour m’inventer moi-même, il m’avait fallu différer. Quand j’étais enfant, adolescent, j’avais depuis toujours entendu, chez moi, par exemple quand mon père regardait la télévision, et autour de moi, des insultes homophobes. Je savais donc qu’il s’agissait d’une identité insultée, insultable, avant de savoir que cette identité, c’était celle que j’allais bientôt venir habiter. En le découvrant peu à peu, j’ai d’abord ressenti de la peur, de l’effroi. J’étais ce « scared gay kid » dont parle un poème d’Allen Ginsberg. Et parce que j’étais « différent », il me fallait différer. Et dans Retour à Reims, j’ai donc essayé d’analyser sous cette lumière la déviation de ma trajectoire scolaire par rapport à celle qui m’était assignée, à savoir sortir très vite du système scolaire pour aller travailler, comme l’ont fait mes frères. Cette déviation a sans doute été, en grande partie, liée à la « déviance » sexuelle : à treize ou quatorze ans, quand j’ai commencé à comprendre que j’étais en train de devenir ce qu’il ne fallait surtout pas être, je n’avais guère d’autre choix que de me dissocier de ce milieu qui était le mien, de ses valeurs (et notamment du virilisme qui y régnait…). C’est passé aussi par une adhésion à la culture, je me suis pris de passion pour la littérature, le cinéma, puis pour la philosophie…Et très vite j’ai voulu quitter la ville où j’avais vécu jusqu’à l’âge de 19 ans et qui était pour moi la ville de l’insulte, et je me suis installé à Paris, selon le parcours très classique, au fond, de ceux qui contreviennent à la norme sexuelle, qui doivent quitter l’endroit où ils vivent pour aller dans la grande ville afin de pouvoir se sentir plus libres. Ensuite, la différence, la distance avec ma famille, s’est accentuée puisque j’ai fait des études supérieures – j’étais le premier dans ma famille – et je suis devenu, après une série d’échecs universitaires, journaliste à Libération, puis au Nouvel Observateur. Puis, j’en ai eu assez du journalisme (un milieu, un univers assez détestable), et je me suis mis à écrire des livres, et puis j’ai enseigné aux Etats-Unis, avant de trouver un poste universitaire en France.

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Tout cela évidemment m’éloignait de ma famille… A la mort de mon père, en janvier 2006, je me suis demandé pourquoi je n’avais jamais essayé de le revoir. J’ai voulu réfléchir sur cette distance – sociale, de classe – qui s’était instaurée entre nous. C’est le point de départ de l’écriture de Retour à Reims. L’idée de « retour » implique qu’il y a eu un départ, un éloignement, puis une distance durable… Et que cette distance a été produite par la fréquentation du système scolaire, par l’accès à la culture légitime, par l’entrée dans d’autres milieux sociaux, dans un autre monde, dans une autre classe, etc. C’est ce que j’ai voulu analyser. Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas à propos de mon père, que j’aurais bien aimé savoir quand j’écrivais Retour à Reims. Mais il était trop tard, il était mort. Je ne lui ai jamais posé de questions sur sa vie, sur sa famille, sur son enfance. Ce que je sais de lui, c’est principalement ce que ce que ma mère m’en a raconté après sa mort. À ce moment-là, j’ai renoué une relation avec elle. Ce ne fut pas un processus « thérapeutique » au sens psychologique du terme, mais plutôt, pour reprendre un mot de Bourdieu, une « socio-analyse », qui impliquait de revenir sur la question des classes sociales, et l’inscription en chacun de nous des habitus de classe. Et quand il y a une discordance dans l’habitus, un clivage entre l’habitus incorporé dans l’enfance et celui qui se recréée en nous quand on change de milieu, il n’est pas simple de surmonter cette division du moi, cette séparation qui passe à l’intérieur de soi-même. Il ne suffit pas de prendre le train pour faire un « retour » : il faut analyser les mécanismes qui produisent l’éloignement en soi-même et la possibilité ou non de le surmonter.

Ma mère est morte il y a deux ans. Donc le livre que je suis en train d’écrire sera une sorte de « Retour à Reims, volume 2 ». Le volume 1 avait eu pour événement déclencheur la mort de mon père, le volume 2 prend naissance à la mort de ma mère.

LVSL – Pouvez-vous nous en dire plus sur ce livre en cours d’écriture ? Quels aspects vous permettra-t-il de développer par rapport à son premier volet ?

D.E. – Ma mère est morte beaucoup plus tard que mon père. On sait que les femmes vivent en moyenne plus longtemps que les hommes. Mais la question de l’espérance de vie, c’est aussi celle de l’espérance de vie en bonne santé. C’est pourquoi je voudrais étudier dans ce livre en cours d’écriture ce qu’est la réalité de la vieillesse, du vieillissement d’une femme qui a été ouvrière, dont le corps a été détruit par la pénibilité et la dureté des conditions de travail. Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques.

Le vieillissement, le corps souffrant, la maladie, la perte d’autonomie, l’hôpital, la maison de retraite, la mort, ce sont des questions hautement politiques.

Je ne suis évidemment pas le premier à m’intéresser à tous ces problèmes ! La littérature s’est emparée du sujet depuis longtemps. Je viens de lire un livre de Yasushi Inoué, Histoire de ma mère, qui est magnifique, tant dans sa description de la dégradation physique et mentale de sa mère, que dans le récit de sa mort. La littérature s’est beaucoup intéressée à ces réalités douloureuses et donc je ne prétends pas ouvrir des voies nouvelles dans leur évocation, mais plutôt essayer d’apporter quelque chose de neuf dans l’analyse, notamment dans le rapport à la politique. On analyse toujours le rapport au vieillissement et à la mort comme si c’étaient des mécanismes biologiques individuels. Or des historiens comme Philippe Ariès ou des sociologues comme Norbert Elias ont montré que les structures de la subjectivité, du rapport à la vieillesse et la mort se sont transformées au cours des époques. Ce sont donc des phénomènes sociaux et historiques, et donc politiques. Il y a un petit livre de Norbert Elias, La solitude des mourants, qui est un très grand livre, et que j’utilise beaucoup.

Parmi mes références  principales dans ce travail en cours figure bien sûr le livre de Simone de Beauvoir qui s’intitule précisément, La Vieillesse. Elle l’a publié en 1970, c’est-à-dire 21 ans après Le Deuxième sexe. Elle a décrit cet ouvrage comme étant « symétrique » du Deuxième sexe. Elle dit avoir voulu poser à propos des personnes âgées des questions analogues à celles qu’elle avait posées à propos des femmes. Dans l’introduction, elle souligne que les « vieillards » (on dirait aujourd’hui les personnes âgées) sont exclus de la visibilité publique, relégués hors de la vie sociale. Et que personne ne s’intéresse à eux. Je voudrais dans mon livre faire entendre leur voix, déclare-t-elle.

Mais on voit bien que cela pose un problème. Dans Le Deuxième sexe, elle se demandait comment les femmes pourraient dire « nous », et elle analysait justement le processus par lequel les femmes cessent d’être l’objet du regard des autres pour se constituer comme sujet de leur propre regard et de leur propre discours. Dans La Vieillesse, elle dit qu’elle va faire entendre la voix des personnes âgées. Cela veut dire que c’est un problème tout à fait différent : elle ne se demande pas pourquoi ces personnes ne disent pas « nous », ni comment elles pourraient se constituer comme un « nous ». Je l’avais lu quand j’étais étudiant — j’avais lu tout Simone de Beauvoir —, mais en le relisant récemment, j’ai constaté qu’elle ne posait pas la question de la même manière que dans Le Deuxième sexe et qu’elle ne s’interrogeait pas sur cette différence d’approche. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse, cela va de soi. Ce livre était une intervention majeure dans le champ intellectuel et politique à une époque où ces problèmes n’étaient guère constitués comme étant dignes d’intérêt. Elle ne pouvait pas poser toutes les questions, mais je veux engager la discussion avec son livre sur ce point, car cela renvoie à toute une série d’enjeux à propos des mouvements sociaux, de la mobilisation politique, de la représentation politique aussi : s’il est nécessaire que quelqu’un fasse entendre leur voix, c’est parce que ces personnes âgées ne peuvent pas le faire elles-mêmes. Elles ne peuvent parler que si quelqu’un parle pour elles, c’est-à-dire en leur faveur, mais aussi à leur place.

Je pars encore une fois d’une expérience personnelle pour essayer de poser des questions théoriques et politiques. Ma mère, sur son lit, dans la maison de retraite, n’arrivait pas à se lever sans aide, et elle me laissait des messages désespérés sur mon répondeur en disant qu’elle était tout le temps seule, qu’elle était maltraitée, qu’on ne lui permettait de prendre une douche qu’une fois par semaine, etc. J’appelais le médecin de la maison de retraite, qui me répondait qu’il n’y n’avait pas assez d’aides-soignants, et que cela n’était donc possible qu’une fois par semaine. Je me disais qu’il n’était pas imaginable que la situation des EPHAD soit à ce point sinistrée. Mais c’était pourtant vrai, et le livre d’Anne-Sophie Pelletier, Ephad, une honte française, offre des descriptions précises et dresse un constat terrible sur cette situation.

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Ma mère s’est littéralement laissée mourir. Elle est morte un mois et demi après son entrée dans une maison de retraite. On ne peut pas dire qu’elle ne protestait pas contre la situation puisqu’elle me laissait des messages angoissés et indignés sur mon répondeur. Mais c’est une protestation qu’elle énonçait seule, dans sa chambre, au téléphone, avec pour destinataire une seule personne – moi ou l’un de mes frères – qui l’écoutait. Il est certain que dans toutes les maisons de retraite, il y a des gens qui font chaque jour la même chose. Mais comment ces personnes âgées, dans une maison de retraite, surtout quand elles ont perdu leur autonomie physique, pourraient-elles dire « nous » ? Il n’y a pas de « nous » audible de ces personnes âgées, parce qu’il n’y a pas de « nous » possible : il n’y a pas de prise de parole publique possible, ni de mobilisation politique, si ce n’est – comme Simone de Beauvoir le proposait dans l’introduction de La Vieillesse – si des gens parlent pour elles et portent ainsi leurs voix inaudibles, étouffées, de l’isolement de la chambre à la sphère publique.

C’est une question assez vertigineuse : qu’est-ce que cela signifie de parler pour des gens qui resteraient silencieux si personne ne prenait la parole pour eux ? Si des auteurs comme Simone de Beauvoir ou moi (entre autres, bien sûr) ne prenons pas la parole pour les personnes âgées, elles ne parlent pas. Par conséquent, elles ne parlent que par l’intermédiaire de ceux et celles qui parlent d’elles, qui parlent pour elles. Donc, les personnes âgées dépendantes ne peuvent pas se constituer comme un « nous » : le « nous » leur vient de l’extérieur d’une certaine manière, il est constitué par la médiation d’un porte-parole. C’est cette médiation qui peut faire entendre des paroles individuelles dispersées et qui peut les transformer en une parole collective : si je restitue la parole de ma mère, ce n’est pas seulement le cri, la plainte de ma mère que je porte dans l’espace public, c’est le cri et la plainte de toutes celles (ce sont surtout des femmes à cet âge-là) et de tous ceux qui sont dans des maisons de retraite. Le collectif est constitué par la médiation des professionnels de la santé, comme les personnels des EPHAD qui ont récemment tiré la sonnette d’alarme sur l’état de délabrement scandaleux dans lequel se trouve tout le système des maisons de retraite, ou par des auteurs comme Simone de Beauvoir en 1970, ou comme moi aujourd’hui, qui me propose de poursuivre ce travail de Beauvoir. A partir du cas de ma mère, j’essaye de m’interroger sur les processus sociaux, et de réinscrire la vieillesse et la mort dans l’analyse sociologique et théorique. Car cela nous entraîne dans une série de questions emboîtées : est-ce que ce cas-limite des personnes qui ont perdu leur autonomie physique, en train de perdre leurs facultés cognitives, aussi, parfois, ce cas extrême de la nécessité d’une représentation politique – et donc des porte-parole : syndicats, associations, partis ou écrivains, artistes, philosophes… – ne dit pas quelque chose de la mobilisation politique en général. Je veux dire : est-ce que ce n’est pas toujours le cas, à des degrés divers, sous des formes diverses ?

J’essaye de m’interroger sur les processus sociaux, et de réinscrire la vieillesse et la mort dans l’analyse sociologique et théorique.

Découvrez la deuxième partie de cet entretien ici.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

« Macron est l’incarnation de la folie du néolibéralisme » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims , essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Troisième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. 


LVSL – Pour en venir aux questions d’actualité, nous aimerions évoquer avec vous le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a surpris éditorialistes, politiciens, et bon nombre de commentateurs en raison de son ampleur, de sa durée et de la vigueur de ses revendications et moyens d’action. Avez-vous été vous-même surpris par l’irruption de cette contestation nationale, ou aviez-vous vu ce mouvement se préfigurer ?

D.E. – Pour être honnête, je n’avais pas vu ce mouvement arriver. Dans un journal allemand, en avril 2017, avant le premier tour des élections présidentielles, j’avais expliqué pourquoi je ne voterais pas pour Macron, malgré les injonctions fabriquées par tout l’espace médiatique de voter pour lui pour « faire barrage à Le Pen ». Je reprenais les analyses avancées dans Retour à Reims, écrit entre 2006 et 2009, et montrais comment l’effondrement de la gauche comme principe de perception du monde et le triomphe du programme néolibéral, qu’avait adopté et tenté d’imposer une gauche social-démocrate ayant dérivé de manière hallucinante vers la droite et que Macron, qui avait été ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande, entendait de toute évidence – il ne s’en cachait d’ailleurs pas – pousser encore plus loin… allaient aboutir à un renforcement du vote de l’extrême droite. J’avais écrit cette phrase : « Voter pour Macron, ce n’est pas voter contre Marine Le Pen, c’est voter pour Marine Le Pen dans cinq ans ». Je disais qu’il y aurait une montée du vote pour l’extrême droite dans la mesure où c’était devenu le seul moyen dont les classes populaires disposaient pour exprimer leur colère, leur écœurement, leur sentiment de révolte. Je l’avais constaté dans ma propre famille. Et tout le monde pouvait le constater en regardant les scores obtenus par le Front national. C’est bien qu’il s’était passé quelque chose. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est passé, notamment dans le Nord de la France, dans des régions qui étaient historiquement des bastions de la gauche, des bastions socialistes ou communistes. Ce sont maintenant des endroits où le Front National obtient 30%, parfois 40%, voire 50% des voix au premier tour, et beaucoup plus au deuxième tour. J’annonçais cette montée du vote pour l’extrême droite, ou sinon, comme seule autre possibilité, des émeutes populaires éclatant spontanément dans les rues, dans des soubresauts de colère et de révolte.

Didier Eribon et notre rédactrice, Noémie Cadeau – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Mais je ne m’attendais pas à des manifestations d’une telle ampleur, qui s’accompagnent (et souvent avant même qu’elles ne commencent) par de si nombreux et de si spectaculaires affrontements avec la police anti-émeute, et encore moins à l’installation dans le paysage politique et social d’un mouvement comme celui-ci, qui dure et perdure, qui persiste et résiste avec tant de ténacité malgré l’invraisemblable répression policière et judiciaire dont il a fait l’objet. N’oublions pas que 25 personnes ont perdu un œil, cinq une main, sans compter tous ceux qui ont été grièvement blessés, mutilés, le crâne enfoncé, la mâchoire arrachée, les os cassés, les bras ou les poignets détruits, ce qui signifie une vie à jamais brisée… Et il est à craindre que ce bilan effarant ne soit que provisoire, et qu’il ne s’aggrave dans les semaines et les mois à venir. Il faut mentionner également le nombre impressionnant de personnes interpellées, mises en garde à vue, condamnées et emprisonnées, arrêtées préventivement, avec souvent des incriminations dont on se demande à quel point elles sont légales, comme « participation à un groupement en vue de commette des actions violentes », parfois sous des prétextes aussi ténus qu’avoir porté un masque protection ou avoir mis au fond de sa poche du sérum physiologique pour se protéger les yeux en cas – plus que probable, puisque cela se produit systématiquement – de gaz lacrymogènes lancés sur le cortège, ou bien « rébellion » et « outrage » quand ce sont les policiers qui ont insulté, maltraité, frappé des manifestants, tout cela est absolument démentiel, et totalement inadmissible. Nous avons un gouvernement qui cherche à régner par la matraque, le lanceur de balles de défense et l’utilisation massive du gaz lacrymogène. Ils essaient de faire peur à tous ceux qui veulent s’opposer aux mesures qu’ils ont décidé d’imposer au pays, à nous tous.

Macron est l’incarnation de cette folie du néolibéralisme, profondément anti-démocratique : les gouvernants savent ce qui est bien, tandis que le peuple ignorant ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il y a d’un côté une classe dominante où tous sont passés par les mêmes écoles du pouvoir ou par les écoles de commerce et qui se prétend « rationnelle », alors qu’ils ne font que partager une même idéologie qui s’enseigne dans ces écoles, et de l’autre, les classes dominées, que la classe dominante considère comme un « peuple irrationnel », animé par ses seules passions. L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire, et il est assez amusant (bien que ça ne soit pas très drôle) de le voir repris par tous ces gens qui aiment à se présenter comme si « modernes ». L’objectif et on pourrait dire l’obsession de cette technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale. Tout ce qui relève du service public, de la protection sociale, de la sécurité sociale, de l’assistance sociale (dans le domaine des transports, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc, etc.) est la cible de ces idéologues empressés de détruire tout un modèle social, parce que cela coûte de l’argent. Selon leur vision étriquée de la vie sociale, tout doit être régi par les lois de l’économie, c’est-à-dire par les exigences de la rentabilité et du profit.

L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire.

Il y a d’un côté la volonté de défaire le service public, de démolir le Code du travail et les droits des travailleurs, de réduire le montant des retraites, de harceler les chômeurs et de les priver dès que possible de leurs indemnités de chômage (là encore, nous sommes dans un Ken Loach, Moi, Daniel Blake)… et à l’inverse, il y a cette volonté d’aider les riches, avec cette théorie absurde du ruissellement, selon laquelle cela va engendrer des investissements et, un jour (mais quand ?) cela finira par profiter à tout le monde. Or l’expérience montre, contre ces croyances dogmatiques de la théorie néolibérale, que lorsque vous donnez de l’argent aux riches, ils ne vont pas l’investir dans l’économie, mais le placer dans les paradis fiscaux, pour le faire fructifier en échappant à l’impôt avant de le redistribuer aux acctionnaires. Donc, il s’agit de prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches, qui font de l’évasion fiscale. Il y a une politique menée par les gouvernants actuels qui est d’une extrême violence. C’est cela la violence, économique, sociale, politique du néo-libéralisme. Et comme cela provoque d’intenses et massives mobilisations sociales, cette politique doit s’appuyer sur la répression policière. Cette gouvernementalité peut être caractérisée comme un conservatisme autoritaire : c’est une restauration conservatrice, qui tend à annuler plus d’un siècle de conquêtes sociales, une véritable « révolution » (c’est le tire du livre de Macron) réactionnaire, une contre-révolution qui consiste à détruire ce qu’a construit le progrès social (par exemple, la diminution du temps de travail, qui est aujourd’hui remise en cause par les projets d’augmentation indéfinie des périodes où il faudra travailler pour espérer avoir une retraite décente), et pour briser les résistances qui se lèvent, ils doivent recourir à la brutalité, à la répression, à la violence, et faire appel à tous ces hommes habillés de bleu foncé ou de noir, cagoulés, casqués, armés qui occupent les rues des villes et des villages.

L’objectif et l’obsession de la technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale.

Aujourd’hui, j’ai peur d’aller à une manifestation. Quand j’y vais, c’est toujours avec une grande inquiétude. Beaucoup de mes amis ne vont plus manifester car ils ont peur. C’est le but recherché. Et c’est bien cela la situation du pays dans lequel nous vivons : des gens comme moi, comme eux, ont peur d’aller manifester à cause de la violence policière qui se déchaîne chaque fois contre les cortèges, qui sont attaqués, matraqués, inondés de gaz lacrymogène, quand ils ne sont pas dispersés à coups de très dangereuses « balles de défense » (qui éborgnent et mutilent) ou de très dangereuses également grenades explosives, qui blessent grièvement… J’ai vu comment procèdent ceux qu’on appelle bizarrement les « forces de l’ordre » : ils coupent les cortèges, les empêchent d’avancer, provoquent des tensions, puis chargent et frappent ceux qui protestent alors contre leurs méthodes honteuses, et bien sûr, délibérées. J’admire les gens qui osent braver cette violence policière systématique et inouïe. Je parlais des gens mutilés mais il y a eu aussi des morts : Zineb Redouane qui a reçu une grenade en plein visage. Elle avait 81 ans. Elle était à sa fenêtre, au quatrième étage de son immeuble, à Marseille. Elle est morte à l’hôpital, pendant l’opération qui a suivi. L’horrible politicien sans qualités qui occupe actuellement la fonction de ministre de l’Intérieur a osé dire qu’elle n’était pas morte d’avoir reçu une grenade, mais d’un choc opératoire. Mais pourquoi était-elle sur la table d’opération, si ce n’est parce qu’elle avait reçu une grenade dans la figure ? C’est vraiment ignoble. Et aucun policier n’a été condamné pour cela, pour la simple raison qu’aucun policier n’a été poursuivi. Ils peuvent tuer une vieille dame, impunément. Ils sont couverts par leur hiérarchie, couverts par les plus hautes autorités de l’Etat. Je dois ajouter le nom de Steve Caniço, qui est tombé dans la Loire et s’est noyé, à Nantes, pendant une intervention policière extrêmement violente que rien ne justifiait. Ah si ! il y avait une raison : ces jeunes gens faisaient trop de bruit, le soir de la Fête de la musique, sur un quai éloigné, au bord du fleuve. Donc la police les a chargés, frappés, asphyxiés, bousculés, apeurés en pleine nuit…

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

On pourrait penser que la police aujourd’hui est devenue totalement folle, hors de contrôle. Et que ceux qui la commandent, ceux qui la justifient, ceux qui l’exonérèrent de ses méfaits… que tous ceux-là sont devenus fous aussi, parce qu’ils sont paniqués par l’ampleur du soulèvement qu’ils ont déclenché. En un sens, c’est vrai.

Mais une analyse un peu plus profonde de la police nous enseigne que ce ne sont pas des dysfonctionnements, des bavures, des excès… Dans le livre, vraiment très impressionnant, qu’ils ont écrit ensemble, Le combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie décrivent et analysent très bien la réalité de l’ordre politique comme ordre policier. La police se donne sa propre loi, produit sa propre loi, et finalement, il n’y a rien d’extérieur à l’ordre policier, puisque nous sommes tous (à des degrés divers, bien entendu, et c’est particulièrement vrai pour les habitants des quartiers populaires) susceptibles d’être contrôlés, maltraités, arrêtés, poursuivis, emprisonnés … Si vous protestez, contre un geste arbitraire, contre un abus de pouvoir, contre un comportement illégal, ils vous arrêtent, vous mettent en garde à vue et ils vous poursuivent pour rébellion et outrage. On peut dire que ce que nous constatons aujourd’hui lors des manifestations dans le centre des villes, c‘est ce qu’il se passe dans les banlieues depuis des dizaines d’années. Les contrôles, les humiliations, les violences, les blessures, les arrestations, les condamnations pour outrage, c’est ce qu’il s’y passe quotidiennement. Je ne crois pas qu’on puisse vivre sans police, mais c’est la fonction de la police qui serait à redéfinir : la police comme protection et non pas la police come menace et danger. En attendant, il faut mettre en place des procédures de contrôle social et politique des agissements de policiers (certaines associations le font régulièrement, comme Amnesty International). Sinon, de la même manière que Foucault montrait qu’il y avait une face sombre des Lumières, qui était comme l’envers des Lumières mais en même temps leur condition de possibilité, à savoir la « surveillance » et la « discipline » comme quadrillage généralisé des corps et des vies par « l’œil » du pouvoir, par les institutions du pouvoir, on peut dire qu’il y a une face sombre de la société démocratique, à savoir la « police », l’ordre policier, au sens d’une force qui se donne à elle-même sa propre loi, qui quadrille et contrôle l’espace public et qui donc décide de ce que sont et peuvent être les vies – et parfois jusqu’à la suppression de celles-ci – des individus.

Pour revenir à votre question sur le mouvement des Gilets jaunes, je crois bien avoir été un des premiers parmi les gens extérieurs à ce mouvement à les soutenir. Au début, j’étais plutôt circonspect. Mais j’ai très vite compris qu’un tel mouvement, très composite, très hétérogène, sans structure préalable d’organisation ni discours élaboré antérieurement au rassemblement et à l’action, sans véritable porte- parole, etc., n’avait pas une signification donnée, figée. La force des réseaux sociaux comme nouveau vecteur de la mobilisation politique est assez remarquable ici, et cela change beaucoup de choses. On a assisté à une forme assez traditionnelle de jacquerie, de soulèvement de la plèbe contre les pouvoirs et l’injustice, et notamment contre l’injustice fiscale, mais se donnant désormais toutes les ressources offertes par les technologies modernes comme moyen de communication et donc d’organisation. La signification du mouvement, l’expression et la perception de cette signification, étaient aussi des enjeux de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. L’extrême-droite voulait s’approprier cette révolte. On pouvait récuser cette appropriation et tenter de donner un autre sens à ce qui était en train de se passer. Edouard Louis l’a fait immédiatement car il a reconnu, dans les images qu’il voyait de ces émeutes urbaines, des visages qui ressemblaient de fort près à ceux de sa famille, de son village…Il a reconnu, dans les discours qui étaient tenus sur ces gens qui laissaient exploser leur colère, tout le mépris de la classe dominante, de la bourgeoisie, du journalisme mainstream à l’égard des pauvres, des « gueux », et il s’est senti personnellement agressé par ce mépris. Ce que disaient les journaux des Gilets jaunes, c’était pour lui comme des insultes lancées à sa propre famille et à son propre milieu social, à son propre père à qui il venait précisément de consacrer un livre, à son corps détruit, au destin réservé à ceux qui n’ont rien (Qui a tué mon père) Et il a décidé de soutenir activement les Gilets jaunes. D’autres, très vite, les ont soutenus : les responsables de la France insoumise, des militants écologistes, des militants queer… Assa Traoré et des membres du Comité Adama ont participé aux « actes » des samedis en proclamant : « Nous ne sommes pas des soutiens des Gilets jaunes, nous sommes des Gilets jaunes, et cela fait 20 ans que nous sommes des Gilets jaunes ». Et tout cela évidemment a contribué à transformer la physionomie et le périmètre revendicatif de ce vaste mouvement de protestation et d’affirmation.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Au début, bien des intellectuels et des artistes ont tout de même été assez réticents. Je crois que c’est parce qu’il existe une mythologie du peuple. On a dans la tête des images du peuple bon, moral, décent, politisé… tous ces vestiges de l’ouvriérisme marxisto-communiste. Et quand arrive le peuple réel, on ne reconnaît pas ce peuple idéalisé. Les doctes se sont penchés sur le peuple qui descendait dans la rue et ne l’ont pas reconnu comme celui qu’ils avaient fantasmé et dont ils attendaient la venue. Ils ont donc détesté ce peuple réel qui parlait mal, tenait des propos vulgaires, notamment à l’égard de Brigitte Macron. Je ne vous cacherai pas que c’est un registre d’attaques que je n’aime pas beaucoup. Mais je sais aussi que la satire, la caricature, l’excès verbal ou pictural ont toujours fait partie de l’arsenal de la protestation politique et de la révolte. C’est une violence symbolique, allégorique ou métaphorique, et qui répond à la violence sociale, économique, politique et policière, bien réelle celle-ci, exercée par le pouvoir. Et c’est un instrument de contre-pouvoir assez efficace.

Je crois qu’il existe une mythologie du peuple.

J’ai été favorable aux Gilets jaunes et je le suis toujours, dans la mesure où les revendications se sont développées, approfondies. Je dois dire que je n’aime pas le côté institutionnel des revendications brandies par une partie du mouvement.  Par exemple, la revendication du RIC, ou d’une « Constituante ». Quand les gens ont du mal à finir les fins de mois, quand il s’agit de lutter contre la violence sociale, la violence de classe, je trouve que concentrer l’attention sur des questions institutionnelles non seulement n’a guère de sens, mais est même dangereux. Transformer les problèmes économiques, sociaux, politiques en démarche institutionnelle formaliste, en questions de procédures, c’est reconduire une mythologie du peuple qui a pour corollaire un oubli de la question des classes (comme on le voit dans l’opposition entre le peuple et l’élite, ou le peuple et l’oligarchie, les 99% et les 1%…qui dissout le problème de la conflictualité de classes, car je me demande bien quel « nous » mobilisé, et durablement mobilisé, il serait possible de construire sur de telles bases conceptuelles, étant donné les différences gigantesques qui séparent ceux qui sont les privilégiés au sein de ces 99% de ceux qui sont les plus défavorisés). Toute cette rhétorique est non seulement vaine, mais elle fait exister un type de problématique politique qui est précisément celui contre lequel nous devrions, pour reconstruire une gauche oppositionnelle, une gauche critique, nous définir.

Et puis, la notion de « peuple », chez ceux qui en font un étendard – ce que je peux comprendre, en termes stratégiques -, mais qui en font aussi la catégorie politique à laquelle tout est référé, s’articule à l’idée de  « patrie » (au début de Podemos, en Espagne, le slogan « El pueblo contra la casta » était synonyme de « La patria contra la oligarquia ») et donc d’appartenance nationale, de sentiment national (certains sont allés jusqu’à prendre les émotions qui s’emparent d’une « nation » quand « son » équipe de football joue un match important comme l’exemple paradigmatique de ces émotions du « peuple », et moi qui suis gay, je ne me suis jamais senti très à l’aise avec ce genre de ferveur sportive et patriotique, qui n’est jamais exempte de masculinisme, d’homophobie… ). Et surtout, je reste attaché à la tradition internationaliste de la gauche et je me méfie de l’idée de « peuple » articulée à la notion de patrie avec comme exemple la communion nationale dans la célébration de la victoire de l’équipe de football, car l’on sait bien que les mêmes affects peuvent partir d’un côté ou de l’autre, devenir incontrôlables (même si je ne nie pas du tout, loin de là, le rôle des affects dans la mobilisation politique… Il reste néanmoins à déterminer quels affects on essaie de favoriser et quels affects on essaie de contrer). D’ailleurs, je ne crois pas que soit exactement ce que dit Chantal Mouffe, pour les travaux de qui, cela va sans dire, et malgré nos désaccords évidents, j’ai un très grand respect. Elle essaie en effet, de penser le « peuple » à « construire » comme une « chaîne d’équivalences » des mouvements oppositionnels et non pas comme une unité fusionnelle (et donc nécessairement aussi excluante qu’intégratrice). Mais il faut alors de poser la question de savoir comment s’articulent les différents mouvements dans la chaîne d’équivalences. Est-ce que tous les mouvements seront vraiment équivalents ? Et peuvent-ils toujours s’articuler les uns aux autres (on sait qu’il peut y avoir de fortes tensions entre différents mouvements : en mai 68 et au cours des années qui ont suivi, les choses ne se passaient pas très bien entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ou le mouvement homosexuel!)

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Les mouvements ne forment pas un « peuple ». Ils ont chacun leur démarche et peuvent, à certains moments, comme on le voit aujourd’hui, s’articuler les uns aux autres. Les mouvements ont tous leur propre histoire, leur temporalité, leur délimitation des problèmes, leurs modes d’action… Le temps de la politique est un temps hétérogène. Et cette hétérogénéité perdure même quand les mouvements se rejoignent et se synchronisent comme ce fut le cas en mai 68. En fait, je serais tenté de dire que je suis pour une sorte de mai 68 permanent : un « mai 68 » comme concept en tout cas. Au concept de « peuple », je serais tenté de préférer un concept de « mai 68 » où la politique s’invente et se réinvente par la généralisation de la critique sur tous les fronts (le travail, l’éducation, la culture, le genre, la sexualité, la justice, le droit, la santé, la liste n’est pas limitative). C’est cette démultiplication de la critique qu’il faut soutenir, favoriser. L’activité critique généralisée, ce qui veut dire : la problématisation politique généralisée des secteurs de la vie sociale, la politisation généralisée des modes d’existence.

Je suis pour une sorte de mai 68 permanent.

Les Gilets jaunes apportent quelque chose à la politique : un mouvement sans organisation, du moins institutionnalisée, et qui perdure. C’est rare les mouvements qui durent aussi longtemps. Les grandes mobilisations, en général, ne durent qu’un moment et après il faut des structures associatives, syndicales ou des partis qui font perdurer par leur existence même les intérêts et les droits ceux qui se sont mobilisés. Or, ce mouvement ne s’arrête pas, de même que des structures institutionnelles n’émergent pas. C’est quelque chose d’assez intéressant politiquement et intellectuellement et je suis assez fasciné par la manière dont un mouvement social plus traditionnel comme celui contre la réforme des retraites (la grève, les manifestations, avec leurs banderoles et leurs ballons, les mots d’ordre syndicaux, mais avec beaucoup d’innovations et de créativité également, et porté par une ébullition dans de très nombreux secteurs) a pu rencontrer celui des Gilets jaunes. Nous vivons en ce moment un des grands moments de mobilisation et de résistance où les fronts de la lutte se multiplient et s’agrègent dans une sorte… oui, de mai 68 qui dure…. (encore que je n’utilise cette idée de « mai 68 » que comme un cadre conceptuel à redéfinir sans cesse, car il faut éviter de vouloir toujours ramener le présent à du déjà connu ou du déjà vécu). Contre la violence du macronisme et plus généralement du néolibéralisme qui s’abat sur nos vies, partout et dans les moindres détails, je me réjouis de voir surgir ces mobilisations massives et obstinées qui mettent à mal le régime et le système.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

« Le mouvement des Gilets Jaunes a permis d’être un peu moins malheureux » – Entretien avec Laurent Jeanpierre

Laurent Jeanpierre est professeur de science politique à l’Université Paris 8 à Saint-Denis. Il a publié l’année dernière In Girum – Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte). Un livre qu’il considère à la fois comme le dernier commentaire « sur le vif » du mouvement des Gilets Jaunes et comme le premier d’une série d’ouvrages qui viendrait interroger en profondeur ce qui s’est joué sur tous les ronds-points de France. Car il importe de situer le mouvement dans un lent renouveau des répertoires de l’action collective dont l’une des métamorphoses implique une relocalisation de la politique. Une tendance de fond, qui déborde depuis plusieurs années déjà les canaux traditionnels de contestation, et ouvre avec elle de nouvelles perspectives. On ose le mot « Commune », « Utopie ». Mais, ce n’est pas au nom d’un idéalisme béat ou d’un éloge de « la proximité », mais bien d’une volonté critique de penser les alternatives, sur le plan théorique et pratique. Une réflexion qui conduit également Laurent Jeanpierre à interroger, en miroir, les technologies de gouvernement du néolibéralisme, qui travaillent à maintenir un rapport au possible et au futur entravé. Entretien réalisé par Laëtitia Riss.



LVSL – Éditorialistes, politistes, universitaires… tous ont voulu « comprendre » le mouvement des Gilets Jaunes, en cherchant le plus souvent à appliquer des grilles d’analyses déjà prêtes à l’emploi. À l’inverse, vous écrivez : « Plutôt que d’éclairer le mouvement, je propose au contraire de se laisser ébranler par lui. » Quelles certitudes ce dernier a-t-il fait chanceler ?
 

Laurent Jeanpierre – Il faut situer la réponse dans le moment où nous parlons : on est en décembre 2019, un an après le mouvement. On ne peut plus dire exactement la même chose que ce qu’on a ressenti en lisant les analyses « à chaud », en provenance des discours politiques, scientifiques ou journalistiques sur les Gilets Jaunes. Ce qui me frappe pourtant, c’est qu’il y a eu et il y a encore comme un effet de révélation qui entraîne immédiatement une volonté de savoir. Une grande partie de la population a découvert les conditions d’existence et aussi le rapport à la politique d’une autre fraction de la population qui semblait complètement ignorée.

Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. L’idée selon laquelle des gens qui n’ont pas de compétences politiques apparentes ni d’expériences militantes antérieures, qui se désintéressent de la politique, qui n’énoncent pas la politique selon les codes de la presse, du monde des professionnels de la politique ou du militantisme, des écoles de science politique, et qui n’ont pas d’autres ressources relationnelles, économiques, visibles, sont incapables de faire de la politique a été profondément ébranlée.

« Le mouvement a montré à la fois aux gens qui ont un mépris établi pour les groupes populaires, mais aussi à la gauche dans son ensemble, quelles que soient ses fractions, qu’il était possible de faire de la politique massivement et autrement. »

Cette remise en cause des certitudes explique aussi pourquoi on a volontiers qualifié le mouvement d’informe ou de chaotique. On ne parvenait pas à comprendre qu’un tel mouvement puisse se structurer de manière autonome. Or, j’insiste, c’est un mouvement qui n’est pas dépendant d’organisations, mais qui n’est pas sans désir de structuration. Un désir très critique et très vigilant par ailleurs, mais cependant bien présent.

À titre de comparaison, il est remarquable qu’un mouvement comme Nuit Debout, par exemple, n’ait pas entraîné la même réaction. Alors qu’il était paradoxalement plus proche sociologiquement de ce que sont aujourd’hui les universitaires, les journalistes ou encore les professionnels de la politique, il a donné lieu à beaucoup moins d’étonnement, beaucoup moins d’enquêtes que le mouvement des Gilets Jaunes. Ce dernier offre une leçon à la fois pour les sciences sociales et pour l’agir politique.

LVSL – Que répondez-vous à ceux qui estiment que le mouvement des Gilets Jaunes n’a servi à rien, ou pour filer votre métaphore, a « tourné en rond » ?

L. J. – Cela renvoie à une question très difficile en histoire, celle de comprendre les effets d’un soulèvement. Je pense qu’il faut avoir vis-à-vis de cette interrogation un regard beaucoup plus ouvert que celui qui prévaut d’ordinaire. Dans les démocraties représentatives, la question des effets d’un mouvement social est surdéterminée par le problème du débouché électoral. Or, on voit bien qu’à une époque où tous ces systèmes politiques sont en crise, alors que la défiance envers la représentation ne cesse de grandir, cette lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement.

« La lecture électoraliste ne peut demeurer la seule manière d’envisager le devenir d’un mouvement. »

Dans le cadre de la mobilisation des Gilets Jaunes, qui est par essence méfiante à l’égard du jeu politique institutionnel, on voit bien, avec le recul de l’automne 2019, qu’une cristallisation politique, nette, tranchée, sera difficile à trouver. Je crois plutôt à un devenir lent et diffus qui se traduira notamment par des formes d’engagements au niveau local, au niveau associatif, au niveau communal. Cela n’a rien de spectaculaire et cela va évidemment passer complètement sous le radar des caméras qui ont regardé la destruction des Champs-Élysées en décembre 2018 avec effroi, mais cela ne veut pas dire que cela n’aura pas d’effet transformateur. L’autre développement possible, qui n’a rien de contradictoire avec celui que je viens d’envisager, est celui d’un bouleversement biographique. Là encore, ce n’est pas une possibilité négligeable, même si elle ne trouvera pas à se dire sur les plateaux de télévision. Les Gilets Jaunes auront peut-être appris à voir le monde autrement, une bonne fois pour toute, et c’est déjà fondamental.

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Gilets Jaunes, Place Bellecour, Lyon, 2019.

Quant à savoir si le mouvement « a tourné en rond », il faut se souvenir que rien n’est circulaire dans un soulèvement. Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation.

« Le soulèvement a une forme de créativité propre, qui est complètement contenue dans le temps même de sa manifestation et qui a des bénéfices pour lui-même et par lui-même : une socialisation politique hyper-accélérée ou encore une transformation du regard porté sur l’histoire, sa condition, sa situation. »

Les gens ont découvert que leur condition n’était pas singulière, mais partagée. Cet effet fut d’autant plus fort pour ceux qui découvraient sur les ronds-points, pour la première fois, la prise de parole, la manifestation, le collectif. Aussi, et cela a été souvent entendu sur les ronds-points, le mouvement des Gilets jaunes a permis d’être un peu moins malheureux, d’être un peu moins seuls. Il y a, en cela, quelque chose d’irréversible, qui est la caractéristique propre de ce qui fait « événement ».

LVSL – Si les Gilets Jaunes ont mis en échec les canaux de contestation traditionnels de la gauche et du « mouvement social », comment rendre compte de l’hybridation ou de la juxtaposition à laquelle on assiste actuellement dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites, où cortèges syndicaux et gilets jaunes semblent marcher, pour la première fois, côte à côte ?

L. J. – Le préalable, ici, c’est de s’accorder sur le fait que dans l’expression « mouvement social, » le terme de « mouvement » obscurcit le fait qu’il y a un caractère plus ou moins institué des mobilisations. De la même manière qu’il y a des institutions de la « compétition électorale », si l’on veut parler le langage de la science politique, il y a des institutions du mouvement social (syndicats, associations, ONG…). Il se trouve qu’en France ces institutions ont perduré et qu’elles ont un rôle par rapport à l’appareil d’État qui n’a pas beaucoup bougé depuis 1945.

« Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale. »

Il y a en réalité une solidarité historique très forte entre les organes de régulations du capitalisme et les organes de régulation de la conflictualité sociale. En France, le néolibéralisme a pénétré un peu plus tardivement que dans d’autres pays comparables et la « mission historique » du gouvernement et d’Emmanuel Macron est d’en achever le déroulement. En face, vous avez des forces de résistances, issues du compromis social antérieur, qui survivent et résistent tant bien que mal. Une discordance des temps historiques s’est installée entre le temps du capitalisme et de sa gouvernementalité présente et le temps des organes de régulation de la conflictualité sociale.

Les Gilets Jaunes doivent dès lors être envisagés comme l’une des irruptions parmi d’autres qui échappe à ces institutions de régulation des conflits sociaux. En réalité, c’est depuis 1968 que ce qui fuit est massif : les mouvements issus des minorités, le féminisme historique, le mouvement écologiste… Les Gilets Jaunes ont cependant la particularité de venir sur le terrain même de ce qui était porté historiquement par les institutions du mouvement social, c’est-à-dire sur le terrain du pouvoir d’achat et de la justice sociale. Ils reprennent également à leur compte des critiques et des demandes qui infusent depuis plusieurs années. L’exigence de démocratie radicale par exemple est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. Si on a ce schéma historique très général en tête, on conserve à la fois l’idée qu’il y a une singularité, une originalité réelle du mouvement des Gilets Jaunes et celle qu’il s’inscrit dans une série plus longue. Et il faut se demander si ce qui était jadis des canaux alternatifs et minoritaires de la contestation ne tendent pas à devenir non seulement dispersés, intensifiés, mais majoritaires.

« L’exigence de démocratie radicale est un affront lancé aux institutions du mouvement social qui sont incapables de porter de telles revendications. »

Plus empiriquement, concernant la situation actuelle, il y a deux répertoires d’action qui coexistent chez les Gilets Jaunes et dans le mouvement social. Cette coexistence peut donner lieu à plusieurs types de résultats : une absorption des Gilets Jaunes par le mouvement social, mais je ne pense pas que cela soit ce à quoi on assiste ; une indifférence et une défiance réciproque entre les deux, un scénario malheureusement plus proche de l’état des lieux qu’on observe parfois sur le terrain ; ou, une « gilet-jaunisation » du mouvement syndical. On observe quelques signes de cette dernière dynamique, notamment dans la défiance des bases syndicales envers les centrales. Il y a une volonté d’auto-organisation très importante, une multiplication des actes de désobéissance, de défiance, des blocages, des modes d’action nouveaux… Multiplication qui explique aussi l’intensité et la durabilité du conflit social en cours et la probabilité que la contestation contre ce gouvernement soit une ligne de basse constante de toute la fin du quinquennat. La question reste alors ouverte pour le syndicalisme français, de savoir s’il saura se redéployer dans les années à venir.

« Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour les « institutions de la gauche » comme un véritable mirage historique. »

Enfin, si l’on est d’accord pour dire que le mouvement des Gilets Jaunes est un mouvement de destitution de la gauche, mais qui porte, en partie, des valeurs de gauche, c’est-à-dire une demande démocratique radicale et une demande de justice socio-économique, l’enjeu est de savoir comment ont réagi lesdites « institutions de la gauche ». Je suis frappé par la manière dont les Gilets Jaunes apparaissent pour ces dernières comme un véritable mirage historique. Soit, on est confronté à du mépris (« ce n’est qu’un mouvement »), soit on observe des logiques d’instrumentalisation en vue d’un nouveau « marketing » pour les municipales, reprenant des revendications ou des sensibilités jaunes, en oubliant précisément ceux qui les ont initialement portées. Il n’y a presque aucune réflexivité des organisations, ni dans le monde syndical ni dans le monde partisan. Et le mouvement social actuel apparaît pour beaucoup comme l’aboutissement, le débouché voire la rédemption de la mobilisation des Gilets Jaunes alors que ses logiques d’émergence, de structuration, d’action sont très différentes. Je crois que tant qu’il n’y aura pas de véritable analyse, s’interrogeant sur « pourquoi » le mouvement jaune a échappé à la gauche, on n’aura pas pleinement compris ce que ce dernier avait à nous dire.

LVSL – Vous suggérez également d’envisager le mouvement des Gilets Jaunes à la lumière de l’originalité de la réaction qu’il a suscitée. Vous faites l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau mode de gouvernement, conjuguant deux technologies de pouvoir : la répression policière et la mise en place de dispositifs de démocratie participative. Un couple, plutôt surprenant… 

L. J. – En effet, c’est une hypothèse à la fois inductive, liée à la chronologie du mouvement, et systématique, liée aux transformations récentes du capitalisme néolibéral. Tout au long de la séquence des Gilets Jaunes, l’appareil répressif n’a pas cessé de se crisper. Mais Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà.

« Macron n’a rien inventé : c’est un « liquidateur » qui pousse jusqu’au bout la technologie de gouvernement néolibérale, et un accélérateur, qui amplifie des tendances qui existaient déjà. »

Depuis 2008, les statistiques de l’armement des forces de police en Europe sont à la hausse. Souvenez-vous aussi de la gestion de la crise espagnole qui a été très violente. Ces dernières années, on a aussi vu apparaître de nouvelles lois restreignant et criminalisant des pratiques de manifestation. Pendant le mouvement des Gilets Jaunes, ce n’est pas seulement la répression policière, se faisant à coups de LBD et de matraques, qui se transforme mais tout un arsenal juridique. Le droit de manifester s’en est trouvé profondément modifié : contrôle systématique, intimidations répétées, stratégie de la peur.

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Compagnies Républicaines de Sécurité, Boulevard Voltaire, Paris.

Cette tendance répressive croissante, dans toutes les polices européennes, n’a rien d’un hasard. Elle doit être interprétée comme une « réponse » gouvernementale à la crise de 2008, qui est équivalente dans sa radicalité à celle de 1929. Sauf qu’en 1929, on invente peu à peu ce qu’on appellera plus tard le compromis fordiste ; après 2008, aucun compromis véritable n’a été recherché, on assiste au contraire à l’accélération nationale et internationale du développement du néolibéralisme, une accélération financée en partie – c’est le comble – par les groupes sociaux qui en sont les premières victimes, lors du renflouement initial, par les pouvoirs publics, des grandes banques ! Il y a là un point historiquement délirant. Face aux conséquences de cette pression néolibérale croissante, dont l’augmentation de la pauvreté, des souffrances au travail et l’ampleur des inégalités sont des indices parmi d’autres, la fréquence des mouvements sociaux augmente ; on observe depuis 2016 et sans doute depuis 2010 une fréquence d’actions protestataires que nous n’avons pas connue depuis les années 1970.

« L’État avance toujours avec deux mains : une main répressive et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole. »

Mais l’État avance toujours avec deux mains : une main répressive, qui le définit en tant qu’État à travers sa prétention au « monopole de la violence légitime », et une main redistributrice, qui régule ou tempère les contradictions de la société. Je fais l’hypothèse qu’à la redistribution économique des temps fordistes s’est substituée une redistribution de la parole qui laisse accroire que la démocratie représentative s’autocorrige et intègre la critique qui lui est faite. Cette formule double (répression intensifiée, redistribution de la parole) n’est d’ailleurs pas qu’un modèle français, mais s’épanouit dans les tous les pays qui ont suivi la vague néolibérale. La Chine, par exemple, que je considère comme l’épicentre du néolibéralisme autoritaire et le probable futur centre du système-monde capitaliste, use de la même formule – aussi surprenant cela puisse-t-il paraître.

Cela ne veut pas dire que tous les dispositifs de démocratie participative ou délibérative sont condamnés à servir ce que Bourdieu appelait « la main gauche » des États. Il y a aussi des forces et des contradictions qui peuvent faire dériver ces dispositifs vers autre chose. La mécanique du Grand Débat par exemple, qui n’avait rien de participatif, mais ressemblait bien davantage à un exercice de propagande gouvernementale, s’est enrayée alors que, parallèlement, émergeaient des formules alternatives inventées par les Gilets Jaunes, comme  le Vrai Débat ou les débats et les pratiques, certes minoritaires, inspirées du communalisme.

LVSL – Nouveau mode de gouvernement, mais aussi nouveau répertoire de l’action collective, avec une tendance de fond que vous qualifiez de « relocalisation de la politique ». Vous inscrivez ainsi les Gilets Jaunes dans la droite ligne des occupants des places, ou des ZAD, en soulignant toutefois que « l’énigme à interpréter » est désormais celle de « l’identité des instruments d’action choisis » et non celle de l’unité des revendications. Qu’est-ce qui justifie, selon vous, ce recours au local et quelles en sont les limites ?

L. J. – Je ne voudrais pas qu’on prenne mon livre pour une apologie naïve du local, d’autant que je vois bien les investissements politiques ambigus qui peuvent lui être associés. J’observe simplement que nombre de mouvements protestataires et de pratiques de résistance ou d’auto-organisation collectives sont de plus en plus décentralisés et, pour moi, c’est un fait à interpréter. Le 5 décembre [lors de la première manifestation contre le projet de réforme des retraites] par exemple, il y avait 245 points mobilisés en France, plus qu’en 1995. Cette décentralisation des manifestations doit, en partie, à la dynamique des Gilets Jaunes. Les lieux historiques du mouvement social ne sont plus des lieux d’investissement politique, pour des raisons connues qui ont à voir avec la structure du marché du travail actuel : tissu des entreprises françaises noué autour des PME, délégation et sous-traitance internationale de la production industrielle, situation du précariat démultipliée… autant de facteurs qui ont contribué à faire décliner le syndicalisme, et ont rendu déclinant cet espace d’action.

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Manifestation des gilets jaunes sur l’A51. © Jean-Paul Corlin

Par ailleurs, les stratégies de défense de la justice sociale et de la démocratie radicale n’ont pas pu être défendues à l’échelle mondiale. Le pari altermondialiste a échoué, bien que les mobilisations qui en étaient issues aient relancé activement une réflexion sur « l’échelle » pertinente de la lutte. Que reste-t-il alors comme espace politique à investir ? La nation, mais là encore, ce n’est pas le plus évident. Le pari dit « populiste de gauche » a tenté ou tente encore cette stratégie, mais je ne suis pas certain que le souverainisme dit « de gauche » ait, pour l’heure, beaucoup de victoires massives à son actif. Les forces populaires qui s’opposent au néolibéralisme devront opter et optent déjà en plusieurs endroits du globe, selon moi, au moins provisoirement, au moins tactiquement, pour une autre solution : la politisation des espaces de proximité. C’est ainsi la somme des défaites des autres formules qui produit, non pas la nécessité historique, mais en tout cas la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant.

« C’est la somme des défaites des autres formules qui produit la possibilité historique d’un investissement du local et du territorial. Les Gilets Jaunes, l’occupation des places, les ZAD, le renouveau des projets communautaires en sont de multiples expressions, sans qu’elles soient vouées à se coaliser pour autant. »

Il y a parallèlement un déplacement du centre de gravité de ce qu’on appelait autrefois le mouvement historique, qui est irréductible, on l’aura compris, au « mouvement social » car il inclut la somme d’autres protestations qui modifient ou contestent les coordonnées gouvernementales. Un déplacement vers l’exigence d’une meilleure maîtrise des conditions immédiates de vie, qui inclut certainement encore les espaces de travail, mais ne s’y limite pas. Il m’apparaît que c’est cette exigence de maîtrise de son environnement, de sa vie quotidienne, de ce que certaines féministes, certains marxistes, certains écologistes appellent à juste titre les conditions de la reproduction sociale, c’est cette exigence qui vient articuler la demande démocratique radicale et les demandes socio-économiques, qui traversent de nombreux mouvements, Gilets Jaunes inclus, depuis la crise de 2008.

LVSL – Le local se colore aussi sous votre plume des noms de « Commune » et d’« Utopie ». S’ils sont porteurs d’espoirs pour certains, aux yeux de la majorité ils n’en demeurent pas moins synonymes d’impossible. Comment redonner du crédit politique à ces notions et comment faire advenir ces « utopies réelles » dont parle Erik Olin Wright ?

L. J. – On pourrait faire l’histoire intellectuelle et politique du discrédit de l’utopie, qui serait extrêmement liée à l’histoire de la Guerre froide et à la croisade antitotalitaire, ainsi qu’à une lecture très positiviste de ce qu’est la chair de l’histoire. Qui peut ignorer que, dans cette matière de l’histoire, il y ait, bien entendu, des projections imaginaires. On ne voit pas très bien ce qu’on gagnerait à s’en priver. Ces projections font l’historicité de toutes les sociétés : il ne peut y avoir de transformation historique sans projections. On peut évidemment discuter sur la nature ou encore la qualité de ces projections. Pour ma part, je m’intéresse précisément aux « utopies réelles ». Je fais une distinction entre les utopies de papier et les utopies de réel : non pas pour congédier la fonction historique des premières mais pour rappeler que toutes les utopies ne se ressemblent pas. D’autant que, derrière le mot utopie, il n’y a pas que les utopies qui se sont « auto-qualifiées » elles-mêmes. La philosophie politique de John Rawls est elle aussi une utopie de papier. Tout un pan de la théorie politique normative repose sur une grammaire utopique qui n’est pas disqualifiée.

« Le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies. »

Un des grands problèmes que nous a légué le vingtième siècle et que nous a légué, au fond, la tradition révolutionnaire, est celui de la transition vers une société « meilleure ». Cette dernière a été trop peu ou trop mal pensée : on a envisagé l’acte révolutionnaire, le moment révolutionnaire, la rupture révolutionnaire, mais le passage de la société présente à la société future désirable est demeuré sous-exploré. C’est la raison pour laquelle j’entends concilier l’observation empirique du présent (ce que font les sciences sociales et humaines) et la production d’utopies, travailler à une meilleure jonction entre les deux. Cela peut passer, entre autres voies, par le fait de porter une exigence empirique plus forte dans l’écriture des utopies que j’ai appelées de papier, en pensant mieux les modalités de passage entre le « maintenant » et « l’après ». Ou bien cela peut passer aussi par un travail d’enquête sur les contre-sociétés existantes. Les trajectoires socio-historiques de ces expériences collectives m’intéressent particulièrement. Toute une partie de la littérature qui envisage le changement historique est en réalité revendicative : « Nous avons un modèle de société qui fonctionne, il suffirait que vous vous y convertissiez. » Il y a un effort à faire pour penser les limites des expérimentations alternatives, des utopies réelles de toutes sortes, afin de les consolider, de manière critique et non laudative. Tel est, selon moi, l’esprit du programme de recherche envisagé par le sociologue et théoricien états-unien Erik Olin Wright à la fin de sa vie autour de ce qu’il appelait les « alternatives au capitalisme ». Et c’est, à mon sens, un programme qu’il faut préciser, poursuivre, étendre et compléter d’autres enquêtes rigoureuses sur les possibles du présent.

Quant au mot « commune », avec ou sans majuscule, il est pour moi l’un des termes avec lequel on peut réactiver la perspective communiste, entendue en son sens non pas étatisé, encore moins hérité du siècle dernier mais en un sens plus large comme mode de structuration d’une société alternative à la formation historique capitaliste. Il y a ainsi, dans l’espace de réflexion au sein duquel j’ai inscrit mon essai sur le mouvement des Gilets Jaunes, deux lignes qui se rejoignent : une ligne historico-pratique, décrite plus tôt avec le constat d’un réinvestissement du local, d’un déplacement, fût-il provisoire, du centre de gravité de la conflictualité historique de la production (économique) vers la reproduction (sociale), et une ligne théorico-politique, qui envisage la reconstitution du projet communiste après son « échec historique ». L’horizon de pensée d’une réactivation du communisme – le mot est en réalité secondaire ici car on peut lui substituer d’autres termes, comme celui de « socialisme » en son sens originaire, et bien entendu inventer aussi de nouveaux termes pour décrire cette même ligne de fuite – peut paraître « d’une autre époque » pour celles et ceux qui n’ont pas connu 1989 et tout ce qui l’a précédé mais c’est une question en réalité cruciale. J’ai souvent le sentiment que celles et ceux qui se réclament de la gauche radicale n’ont pas fait le bilan historique de l’expérience soviétique et des autres expériences historiques de socialisme ou de communisme étatisés. Ce manque de recul analytique rend impossible, voire risible, toute reformulation d’un projet « commun » de transformation profonde ou de dépassement du capitalisme, fût-il centré désormais autour de la double exigence écologique et socialiste. Quelques tentatives conceptuelles de reconstruction d’une formule communiste ont été menées dans les années 1980-1990, autour du mot « communauté » par des écrivains et des philosophes comme Blanchot, Nancy, Agamben ou encore Rancière. Mais cela n’a pas pris, pour de multiples raisons.

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Le 28 mars 1871, la Commune de Paris proclame la remise en vigueur du calendrier républicain. Gravure d’A. Lamy pour Le Monde illustré du 8 avril 1871.

La perspective communiste se reformule aujourd’hui de manière variable : il n’y a pas un projet communiste. La tradition communaliste pourrait, en quelque sorte, reprendre le flambeau. Mais c’est une tradition dont il faut encore nourrir la connaissance : elle semble aujourd’hui suffisamment ancrée pour revitaliser le projet communiste et suffisamment sous-déterminée pour accueillir des formes pratiques et des investigations théoriques assez variées. Mais, encore une fois, il ne faudrait pas faire de ce signifiant de la « commune » un nouveau fétiche. Le mouvement révolutionnaire a déjà assez souffert de son fétichisme – car il n’y a pas que le fétichisme de la marchandise, il y a aussi le fétichisme des mots d’ordre… Nous sommes dans une phase contre-révolutionnaire tellement avancée que l’enjeu n’est pas de trouver ou de brandir un nouvel étendard symbolique, programmatique, radical, mais bien d’enquêter, d’aller sonder le réel, pour bâtir ensuite un véritable projet de contre-société.

LVSL – Par-delà le rapport à l’espace, vous réinvestissez également le rapport au temps pour explorer les mobilisations politiques contemporaines. Vous identifiez par exemple les Gilets Jaunes à ceux « pour qui le rapport au futur s’est refermé ». Un nouveau clivage temporel est-il en train de se dessiner, par-delà les oppositions sociologiques, politiques et idéologiques ?

L. J. – La question de la mobilité géographique, qui était l’étincelle ayant provoqué le mouvement, n’était pas seulement liée à la vie quotidienne, mais représentait en réalité une métaphore d’un rapport à la mobilité et au temps particulier. Pour une partie importante des Gilets Jaunes, la localisation péri-urbaine ou infra-urbaine, le déplacement contraint qui en découlent le plus souvent, ont été acceptés parce qu’ils étaient promesse d’une projection positive dans le futur, promesse de mobilité sociale. Cette promesse n’a pas été tenue et cela crée de plus en plus de frustrations. Elles se traduisent dans les sociétés néolibérales par un rapport entravé à l’avenir, même si des différences sociologiquement analysables existent entre les groupes ou les classes dans ce domaine. Cependant, par-delà ces divergences, un continuum est observable. Dans les enquêtes d’opinion, même les gens qui gagnent deux ou trois fois le salaire minimum en France peuvent avoir le sentiment subjectif que l’avenir de leur vie, de leurs enfants, n’est pas, n’est plus favorable. Dès lors, il y a probablement quelque chose de plus profond, de plus structural dans le fait que les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. On pourrait dire qu’il y a effectivement un clivage temporel qui s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur.

« Les sociétés néolibérales produisent une impression largement partagée, sauf par les classes supérieures, d’un avenir bouché. Un clivage temporel s’est créé : deux tiers de la population font l’expérience d’une capacité de projection amoindrie, tandis qu’un tiers peut encore compter sur le futur. »

Il y a, en définitive, des conséquences à tirer de ces observations du point de vue de la politisation du temps. On pourrait, par exemple, les mettre en relation avec l’un des traits du capitalisme néolibéral, un mode de gouvernement qui passe par l’accroissement de l’endettement de tous les agents économiques, y compris des individus, un phénomène dont découle aussi le sentiment de futur entravé. Ce lien a été travaillé, il y a peu, par Michel Feher dans son livre Le temps des investis. En soutenant la dette, plutôt que l’augmentation des salaires, on met en place une situation de subordination généralisée et durable. Aux États-Unis, la dette étudiante, qui touche même les classes supérieures, garantit un asservissement continu et rend de plus en plus difficile la sortie du jeu social dominant, de l’exploitation ou de l’auto-exploitation. Le rapport au futur est donc à la fois entravé, mais aussi « enchaîné », puisque demain n’est que le signe du recommencement du même.

LVSL – Si les forces de contestation ont pu, jusqu’au siècle précédent, compter sur le futur, nous faut-il aujourd’hui convoquer l’urgence du temps présent comme ressort de l’action ?

L. J. – Je crois entendre à quoi fait écho votre question : à l’inversion de la flèche du temps, à la critique du progrès et à l’urgence écologique générale. Toutefois, je crois que le problème ce n’est pas de choisir entre évolution, involution ou régression, entre catastrophe et espérance ; mais plutôt d’interroger les rapports différenciés au temps. Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate qu’il y a une forte détermination de ces derniers. Je ne pense pas qu’on puisse décider pleinement de la relation qu’on entretient avec le temps. Ce qui définit, un « événement » historique, par exemple, comme celui que nous évoquons aujourd’hui, et dont il ne faut pas non plus exagérer l’importance, c’est précisément qu’il « ré-ouvre » le temps. Pour autant, la transformation historique ne doit pas totalement peser sur l’attente de ces « moments » proprement extra-ordinaires, qui, seuls, permettraient de sortir d’une situation de subordination. En réalité, il faut repenser la question de la transformation historique et de ses mécanismes. Reprendre la philosophie de l’histoire marxiste et révolutionnaire et réfléchir à la manière dont nous pouvons, ou pas, hériter de cette dernière. Je refuse notamment la matrice catastrophiste, qui n’est qu’une eschatologie inversée, et je préfère partir en quête de ce que j’appelle une eschatologie rationnelle. C’est une manière de dire qu’il faut penser les modalités plurielles d’ouverture de l’histoire, dans un moment où elle nous apparaît comme fermée.

« De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. »

Tout cela demeure malgré tout dans l’ordre de la réponse « théoricienne » à votre interrogation. Sur le plan politique, relativement à la capacité de mobilisation, il est difficile de se prononcer : il est sans doute plus efficace de se référer, pour mobiliser, à des urgences de court-terme, mais on ne peut abandonner l’horizon de l’espérance. De la même manière qu’on ne peut pas confier au réel alternatif toute la question de l’utopie, j’ai le sentiment qu’on ne peut pas confier complètement au présent la question de l’espérance. Il faut travailler à « rationaliser » l’exercice projectif, et non y renoncer au nom de l’urgence. D’autant que je ne suis pas certain que l’urgence soit un pari historique et politique sur lequel il faille tout miser ; son invocation incessante a aussi des effets pervers : l’activisme forcené, le militantisme routinisé, le renforcement des mécanismes gouvernementaux, eux-mêmes déclinés au nom de l’urgence, ou l’épuisement, tout simplement.

LVSL – En vous lisant, l’invitation à renouer avec le « réel » et « l’expérience ordinaire » nous a semblé omniprésente. Le geste qu’il nous faut renouveler est-il, en définitive, celui de Marx lorsqu’il s’est essayé à rompre avec l’idéalisme et à inventer une autre langue ainsi qu’une autre grammaire pour dire les « conditions matérielles d’existence » ?

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Karl Marx (1818-1883) © Roger Viollet.

L. J. – Une des grandes pathologies de la politique, c’est son abstraction. La critique qu’en fait Marx est absolument centrale et n’a rien perdu de son acuité. Ce qui définit fondamentalement l’idéologie, avant que ce ne soit le « mensonge », l’« illusion », l’inversion du vrai et du faux, c’est bien le langage mort incapable de dire la réalité vivante. Il nous faut donc cultiver une conscience critique à l’égard du biais intellectualiste ou de ce que Bourdieu appelle « le biais scholastique » dont les effets se font sentir bien au-delà des milieux universitaires, des professions de la représentation (politiciens, bureaucrates, porte-parole, journalistes, intellectuels, etc.) et des fractions éduquées de la société. Il faut cesser de confondre la logique de la théorie avec la logique de la pratique. Et ce n’est pas un hasard, si, chez les Gilets Jaunes, on retrouve une critique très forte de l’abstraction ainsi qu’une parole qui se déploie au nom de l’expérience vécue et partagée – et pas seulement en fonction du simple « ressenti » subjectif individuel, comme on le dit souvent.

« Si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. »

Sans tomber dans un autre travers, qui consisterait à croire béatement que les Gilets Jaunes nous ont donné une leçon d’accès pur à l’expérience, il nous faut toutefois admettre qu’ils ont redonné voix à la quotidienneté, qui reste bien souvent indicible politiquement lorsqu’elle n’est pas considérée simplement comme apolitique. L’un des enjeux pour l’énonciation politique des véritables forces de gauche d’aujourd’hui est bien de se réactiver, c’est-à-dire de se ressourcer et de s’enrichir de l’expérience. En définitive, si l’expression « révolution permanente » peut bien vouloir dire quelque-chose, autre chose qu’un vain mot d’ordre idéologique pour révolutionnaires sans révolution, c’est en tant qu’elle voudrait indiquer la nécessité d’exercer en permanence une attention critique à la fossilisation idéologique du langage politique. C’est une exigence minimale, mais qui est évidemment la plus difficile.

Insurrections : comment vaincre la tyrannie du « Et après » ?

En 2019, tandis que révoltes et insurrections ont grondé à travers le monde (France, Haïti, Liban, Équateur, Chili, Irak…), le premier réflexe a consisté à interroger les causes de ce soulèvement généralisé. Par-delà les divergences nationales, ce sont en effet les inégalités économiques et sociales ainsi que la confiscation de la souveraineté populaire qui se sont révélées être au cœur des mobilisations. Mais à l’examen des raisons a symétriquement répondu l’heure du « bilan », qui voulait, comme à chaque fois, mettre les luttes au passé, faire résonner la redoutable logique du « Et après ? » et reconduire vers les routes de la servitude et de la résignation. Un certain ton qu’il est urgent de combattre, en proposant une véritable politique du présent, capable d’interrompre le cours de l’histoire et d’opposer au « à quoi bon ? » le pouvoir de l’action.


La tyrannie du « Et après ? »

Les réflexions interrogeant la postérité des soulèvements contemporains ne se sont pas fait attendre. Elles n’en demeuraient pas moins investies, pour la plupart, d’un postulat fondamental : l’événement était clos, désormais terminé. À l’embrasement médiatique et politique succédait l’analyse froide et rigoureuse ; derrière un souci de « compréhension », le discours venait pourtant camoufler le visage de la réaction. On reprochait la violence des manifestants, on pointait l’absence de débouchés institutionnels et l’impossibilité de désigner des représentants, on soulignait la proportion moindre des insurgés au regard de la population moyenne, on affirmait l’essoufflement des mouvements mais l’on saluait les « avancées » octroyées par un pouvoir en place, qui avait « entendu son peuple », on invitait enfin au retour à l’ordre. Et c’est bien ce dernier qui couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses « contradictions ».  Révolte adolescente incapable de se « structurer », elle ne serait que puissance de négation, sans affirmation. Preuve en est, lorsqu’on l’invitait à comparaître au tribunal de l’opinion et de la raison, elle était piégée dans une impasse : si elle se refusait à venir, elle était coupable et désavouait « le dialogue » ; si elle acceptait, ses demandes étaient jugées « floues » ou « trop radicales ». Pis encore cependant, en se pliant aux règles du jeu, elle se compromettait et oubliait sa nature : celle qui exige, non le désordre, mais la sortie de cet ordre-ci – de l’ordre, qui toujours demande « Et après ? ».

« C’est bien l’ordre que couve en secret la question « Et après ? ». En faisant jouer le soulèvement selon ses propres règles, elle emprisonne la contestation et prétend pointer ses contradictions. »

Mais comment alors éviter l’impasse – ou plus exactement, ce qui nous est présenté comme une impasse ? En récusant précisément la fuite en avant, qui offre au futur seul le privilège du jugement. « Même si toutes ces révoltes n’aboutissent pas à une victoire des contestataires, que changent-elles dans l’histoire ? » pouvait-on, par exemple, lire dans la presse [2]. Manière subtile de reconnaître les « secousses » provoquées par les vagues de soulèvements, tout en admettant leurs défaites – ou renvoyant, au mieux, leurs effets à des éléments sédimentés qui « un jour » peut-être se concrétiseront. Un bilan toujours démobilisateur, qui renvoie les insurgés à leur incomplétude et les place immédiatement sous le signe du « manque », de même qu’il contraint les plus farouches enthousiastes à l’attentisme : « Tu verras que les choses vont changer. » ; « La politique, c’est aussi le temps long » ; « Les effets sont invisibles, mais ils seront là. » Parier sur l’avenir, la tentation est toujours grande ; mais derrière l’horizon radieux s’abrite un cadre d’intelligibilité auquel il s’agit désormais de faire l’effort de résister car il prive la réflexion d’un espace précieux. Interroger pleinement les « soulèvements » impose d’admettre une autre grammaire temporelle qui diffère de celle qui règne partout en maître. Un pas de côté qui exige de dénaturaliser l’ordre des temps dont avons hérité, depuis l’affirmation du régime moderne d’historicité [3], tout entier pensé sur le modèle de la linéarité. En d’autres termes, admettre qu’il est possible de penser autrement l’articulation entre passé, présent et futur : ces trois « temps » pouvant se succéder sur le modèle traditionnel « avant / pendant / après », mais aussi – et surtout – se superposer au profit d’un présent agissant synthétisant, au moment de l’action, le passé des luttes inachevées, le présent d’un cri de révolte et le futur déjà anticipé d’un ordre juste.

« En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration. Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. »

Renouer avec une pensée et une politique du présent, c’est accepter de considérer l’insurrection, non du point de vue du devenir, mais selon les modalités du « surgissement » et de « l’événement ». C’est aussi conjuguer une dynamique de prévisibilité – il y a en effet des conditions matérielles et objectives aux « révoltes », qu’une analyse sociologique peut explorer – et un « sursaut » imprévisible, qui porte en lui, le geste politique par excellence : celui capable d’interrompre le cours du monde. En s’arrachant aux lois du temps, l’insurrection instaure une suspension, devrait-on dire une respiration.

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Barricade de la Commune de Paris, 18 Mars 1871. Anonyme.

Elle mérite alors d’être considérée à la lueur de son seul passage, à l’image de la passante baudelairienne, un éclair… puis la nuit, qui appartient à ce même registre de la circonstance, venant lézarder l’oppressante précipitation de la modernité. Face à l’événement, la seule attitude qui vaille est celle qui ne s’empresse pas d’exiger des preuves et des explications, mais celle qui reconnaît son caractère politique, entreprend de répondre à son appel et enfin de lui rendre justice. Car demander « Et après ? », c’est déjà perpétuer une injustice : celle de la mise au passé et de l’oubli, qui voudrait tourner la page, sans entendre ce « nouveau-né qui crie dans les couches sales de l’époque » [4] et sans comprendre que ce sont ceux pour qui « le rapport au futur s’est refermé » [5] qui voient alors le jour. Celle aussi qui dissout la singularité du présent et ne jure que par les systèmes explicatifs. Quand se glisse parmi les insurgés l’accusation « c’est la faute du système », on n’imagine pas combien, ils touchent à une réalité plus profonde encore que la simple dénonciation d’une oligarchisation croissante des sociétés. Ils savent que l’ordre déteste le droit à l’existence, qui vient bousculer ses catégories.

« Lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même », il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. »

Et lorsque Marx invite à considérer la Commune, d’abord selon « son existence même » [5], il esquisse les prémices de cette politique du présent, qui au-delà de son souci de justice, est aussi une lutte contre les prophètes de la défaite anticipée et de l’alternative avortée. Un combat qu’il faut encore aujourd’hui mener pour empêcher qu’aux soulèvements succèdent l’amer sentiment du « retour au même » et l’impossibilité d’agir pour « changer l’histoire ».

L’insurrection contre l’histoire

Comment agir, en effet, face au scandale de la répétition ? Walter Benjamin, dans ses fulgurantes « Thèses sur le concept d’histoire » (1940), offre une réponse en esquissant les contours d’un marxisme hétérodoxe, capable de s’émanciper de la tradition hégélienne, ayant précipité le dix-neuvième siècle dans la « marche de l’Histoire ». Loin de s’enfermer dans des spéculations philosophiques, c’est face à la brutalité de l’époque – victoire du nazisme, échec de la social-démocratie allemande, signature du pacte germano-soviétique en 1939, perçu comme le mariage entre le fascisme et le communisme – que le théoricien de l’École de Francfort délivre dans l’urgence « le texte le plus important de la théorie révolutionnaire depuis les célèbres Thèses sur Feuerbach (1845) » [6], selon Michael Löwy, avant de se suicider à Port-Bou en 1940, pour échapper à la police allemande.

La durée poignardée
La durée poignardée, Magritte, Huile sur toile, 1938.

En 2019, ses intuitions demeurent intemporelles et témoignent de ce même paradoxe : tandis que l’histoire se présente comme moteur, comme progrès, comme accomplissement, la voici qui, suivant si bien son cours, délaisse les hommes, dépassés par le torrent de son immense machinerie. Tout en se poursuivant, elle répète inlassablement la même logique ; sa force révolutionnaire se mue en force conservatrice. Et si Marx affirmait que « les révolutions sont les locomotives de l’histoire », Benjamin soutient désormais qu’elles sont devenues « le frein d’urgence » pour stopper ce train sans conducteur.

 

« Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, Walter Benjamin oppose la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. »

Face à l’histoire « En Marche », qui n’est plus qu’une illusion pour justifier l’éternel retour de la domination, comme en atteste plus lourdement encore l’heureuse postérité partisane de l’expression, Benjamin oppose ainsi la radicalité du geste insurrectionnel. Il écrit : « Les classes révolutionnaires, au moment de l’action, ont conscience de faire éclater le continuum de l’histoire. La Grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. (…) Au soir du premier jour de combat [de la révolution de Juillet], on vit en plusieurs endroits de Paris, au même moment et sans concertation, des gens tirer sur les horloges. » [7] Au jour de la première mobilisation des Gilets Jaunes, on déclara aussi Acte I. Sur les places occupées, on retrouvait des inscriptions sur les sols, An Zéro. Une manifestation alternative du temps qui « sort » de l’histoire : « the time is out of joint, le temps est hors de ses gonds » [8] dira Derrida, citant l’Hamlet de Shakespeare. Au cœur de cette échappée, ce qui se joue, c’est à chaque fois le possible – possible qui n’a rien d’un utopique avenir, mais qui s’inscrit dans la chair du présent – Présent, qui n’a rien de l’étroit présentisme auquel nous devrions être aujourd’hui bornés. S’insurger contre l’histoire, c’est alors reprendre son droit et son pouvoir d’agir ; c’est affirmer avec la clairvoyance de Benjamin que « la politique prime désormais l’histoire » et qu’il s’agit de renverser le cadeau empoisonné de la modernité.

« Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations, une locomotive infernale, ou un horizon apocalyptique. »

Changer l’histoire, ce n’est donc plus changer son cours, mais changer profondément notre rapport à cette dernière afin qu’elle cesse d’être un registre d’accusations (il faudrait « apprendre des erreurs du passé »), une locomotive infernale (il faudrait « aller de l’avant », sans qu’on sache jamais ce qu’il y a devant), ou un horizon apocalyptique (il n’y aurait plus rien à faire, puisque « nous courrons à notre perte »). Aussi différents ses visages puissent-ils paraître, ils relèvent tous de cette conception linéaire de l’histoire, où rien ne peut véritablement venir s’interposer. Or penser l’histoire, c’est précisément penser la latitude d’action qu’il est permis à l’homme d’espérer. Actuellement, force est de constater l’étroitesse des rives qui nous est imposée et la nécessité de reconquérir le lieu du présent, ou plus exactement de l’ « à-présent » pour reprendre Benjamin. « Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’ « à-présent », qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome » [9] n’hésite pas à affirmer le théoricien de Francfort, réunissant ainsi deux exigences : celle d’agir, maintenant, au temps de l’aujourd’hui et celle de ne pas abandonner les soulèvements « passés », qu’aucun « Et après ? » ne sera parvenu à dissoudre dans l’oubli.

La mémoire, Magritte
La mémoire, Magritte, Huile sur toile, 1948.

Une fraternité des morts et des vivants s’installe avec Benjamin, entourant l’engagement révolutionnaire d’une responsabilité plus grande encore que celle du seul homme qui dit non. Il s’agit de dire ce « nous » d’à travers le temps, pour se donner le courage de la lutte. Impossible alors de trahir ceux qui nous ont précédés et de baisser les armes. Pas de posture révérencieuse cependant, ou pire mimétique, car notre unique chance est celle de vivre « stratégiquement » au présent. Dérober au « no future » l’énergie de sa révolte ; substituer à sa négativité absolue l’espoir rédempteur d’une autre révolution. Et si l’invocation de « l’espoir » paraît bien anachronique, en ces temps où sévissent les prophètes du vide contemporain, il faut rappeler que ce dernier n’a cessé d’être étouffé sous les coups répétés de leurs « Et après ? » et qu’il ne pourra être retrouvé qu’à condition de changer de matrice historique, au cœur de laquelle l’utopie pourra se manifester comme « un espoir vécu sur le mode de l’aujourd’hui » [10].

La lutte des histoires

Mais alors l’histoire joue-t-elle avec ou contre nous ? Pour répondre, il faut échapper au choix binaire : l’histoire est d’abord contre nous, avant d’être avec nous. C’est à partir de cette « conscience historique » que doit se réinventer l’engagement politique – et, in extenso, l’engagement révolutionnaire. Plutôt qu’une « lutte des classes », proposition est faite de parler de « lutte des histoires » pour caractériser l’affrontement qui se cristallise lors des vagues d’insurrections.

« En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. »

En défiant « l’histoire de la conservation », les insurgés ouvriraient une brèche à « l’histoire de l’émancipation ». Cette dernière n’étant pas un continuum, mais le produit d’interruptions répétées, qui rejouent, à chaque fois, la possibilité d’un basculement. Elle aurait son temps, sa mémoire, son mouvement et sa fonction propre : elle écrirait au cœur du réel l’alternative. Et pour les plus sceptiques, qui demanderait encore avec une inquiétude toute légitime « Mais concrètement ? », il convient de leur rappeler que notre premier défi n’est pas celui de suggérer des « suites » aux mobilisations mais de combattre la résignation. À mesure que faiblira le sentiment de dépossession, grandira le potentiel d’invention. Chaque soulèvement est alors d’abord le lieu d’une rencontre ; chaque appel pour « en être » est la possibilité de faire l’expérience d’un autre monde. « Un autre monde est possible, mais il est dans celui-ci », insistait déjà Paul Éluard. Et ce n’est ainsi pas un hasard, si lorsqu’on échange avec les insurgés, il se tisse d’abord une parole pour dire l’intensité d’un vécu partagé, avant celle qui veut préciser un horizon programmatique. Aussi insuffisant cela puisse-t-il paraître pour certains, quand le contemporain a choisi les biens plutôt que les liens [11], la force de se réunir et de se parler est déjà subversive.

Au mouvement du « faire » répond celui du « raconter » ; car la lutte des histoires est aussi une lutte des récits, des « grands » comme des « petits », qui ne se contentent pas d’être de simples auxiliaires de l’action. Dire c’est faire exister, mais c’est surtout résister au silence. Une parole qui trouve naissance au cœur même de la mobilisation, et qui, contrairement à ce que l’on croit, ne s’évanouit jamais après. Elle se transforme pour rejoindre l’espace littéraire, qui préserve une mémoire vivante. Dans toutes les traces écrites se lit la possibilité de la conjonction des temps : passé simple devenu présent, conjurant la distance entre les siècles.

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14 juillet 1789, Monument à la République. © Teofilo

Lorsqu’Éric Vuillard « raconte » le 14 Juillet, il fait bien davantage que dépouiller des archives, il leur redonne vie. Alors que les preneurs de la Bastille s’essaient à attraper un bout de papier, tendu par un garde de la prison, en traversant une planche suspendue aussi du vide, la voix du narrateur revient : « C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. » [12]

« C’est que depuis des siècles on l’attendait ce petit mot, un mot d’excuse peut-être, qui nous soufflerait que tout est fini, qu’on allait enfin partager, que ç’avait été une mauvaise blague, l’Histoire, qu’on y reviendrait plus, qu’à présent, on pouvait sortir tranquillement des tableaux de Le Nain et des chansons à boire, que c’en était terminé des salaires de misères, du mépris. »

Difficile de nier le pouvoir d’entraînement de telles lignes, qui participent doublement du mouvement de l’histoire : à la fois comme « souvenir » d’un soulèvement et comme « étincelle » capable d’allumer un autre brasier. En redonnant une place ainsi qu’une effectivité aux récits et en maintenant l’exigence d’une parole qu’on oserait dire « prophétique », il devient possible de reconquérir une marge de manœuvre, une marge de « discours » capable de faire taire l’insupportable langue, qui à force de ressasser ses vérités est parvenue à les rendre réelles.

Aux enfants de la « fin de l’histoire » sont alors dédiées tout particulièrement ces réflexions. Car il est une génération à laquelle on répète depuis qu’elle est en âge de penser, qu’elle est née au cœur d’une époque terminale et qui pour « commencer » à parler doit sans cesse se justifier. Commencer par dire que « c’était la fin », mais que finalement « ce n’est pas la fin ». Un vieux sortilège, qui sévit déjà depuis les années 1950 comme en témoigne Derrida, lorsqu’il raconte qu’il a lui-aussi été nourri par ce « pain d’apocalypse » [13]. Il serait trop long d’interroger en profondeur la persistance de ce discours de la fin ; à défaut, il est utile de mettre en garde contre le piège qu’il nous tend. Car en le perpétuant, même pour s’y opposer, nous entretenons son influence. Nous admettons implicitement qu’il avait « raison » et qu’une énergie historique s’était effondrée.

« Désormais, il faudrait brandir « la fin de la fin ». […] En formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. »

Nous acceptons aussi le rapport de force, « l’histoire de la conservation » aurait triomphé et désormais tels de valeureux chevaliers, il faudrait brandir « la fin de la fin ». Si je partage le combat qui sous-tend cet étendard – à savoir, celui de rendre aux sujets historiques la puissance d’agir et de transformer l’ordre existant –, il me paraît qu’en formulant ainsi nos revendications, nous nous condamnons, insidieusement, à la répétition.  En reprenant le même schéma que celui de nos adversaires, nous nous rendons tributaires de leur logiciel historique. Nous poursuivons la course en avant, nous prenons le risque qu’après « la fin », la pièce « recommence », comme un mauvais drame dans un théâtre de boulevard, et qu’en dépit du changement d’acteurs, le décor demeure identique.

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Walter Benjamin, Plaque commémorative, 10 rue Dombasle, Paris 15ème. © Gilles Mairet

Or, ce dont nous avons besoin, c’est d’un sursaut de la pensée pour s’arracher aux grilles qui l’emprisonnent, d’un pouvoir d’invention pratique et théorique pour lutter contre la perpétuation des injustices, d’une voix qui aura compris l’avertissement de Benjamin – « Que les choses continuent comme avant, voilà la catastrophe » –, d’un corps qui osera l’aventure.

« Prends garde c’est l’instant où se rompent les digues
C’est l’instant échappé aux processions du temps
Où l’on joue une aurore contre une naissance. »

Paul Éluard, « L’aventure », Les Mains Libres, 1937.

 


[1] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[2] « Liban, Chili, Hong-Kong, Soudan… Pourquoi le monde est-il en train de se soulever ? », France Info, 27 octobre 2019.

[3] Voir à ce sujet les travaux de F. Hartog, Temps, histoire, régimes d’historicité, Paris, Points, 2003 (préface de 2012).

[4] W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » (1933), in: Po&sie , n° 51, tr. fr. P. Beck, B. Stiegler, p.73.

[5] L. Jeanpierre, In Girum, Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, Paris, 2019, p.181.

[5] K. Marx, La guerre civile en France (La Commune de Paris), 1871, p.55. [éd. numérique]

[6] M. Löwy, « Pessimisme révolutionnaire. Le marxisme romantique de Walter Benjamin », Cités, vol.74, 2018, p.99.

[7] W. Benjamin, « Thèse XV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 440.

[8] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.42.

[9] W. Benjamin, « Thèse XIV », « Sur le concept d’histoire », in : Oeuvres, Tome III, Paris, Gallimard, p. 439.

[10] S. Moses, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992, p.145.

[11] Expression empruntée à F. Ruffin, Il est où le bonheur, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

[12] E. Vuillard, 14 juillet, Paris, Actes Sud, 2016, p.163.

[13] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p.37.

 

« Sans planète, pas de retraite », ou le sens des priorités

©Lucas Taffin

Comme le reste de la France, le mouvement écologiste issu des marches pour le climat est traversé par le débat actuel sur la réforme des retraites. Un slogan tend notamment à revenir : « sans planète, pas de retraite ». S’il pointe avec justesse la négligence de la question écologique dans le projet de loi, négligence systématique du gouvernement actuel, ce slogan contient en creux l’idée qu’il faudrait en premier lieu s’occuper de l’environnement, avant de songer aux retraites. C’est pourtant de front que les luttes doivent se mener, car la société qui fera face aux conséquences du réchauffement climatique et de la chute de la biodiversité se construit notamment au travers de la question des retraites. L’écologie n’est pas un sujet à part, mais est une constante à intégrer dans tous les sujets de société.


Le mouvement social actuel contre le projet de réforme des retraites, issu d’un rapport dont l’auteur a été poussé à la démission à la suite de la révélation dans la presse de ses liens avec le milieu de l’assurance privée, porte au centre des débats et des esprits la question de l’organisation sociale du maintien des conditions matérielles d’existence lorsque le travail n’est plus une option. Ce débat traverse également ce qui a été nommé le « mouvement climat », à savoir les réseaux militants tissés autour des marches pour le climat et du mouvement Youth for Climate, et par extension l’effet de leur existence, à savoir l’ancrage des problématiques écologiques dans la société au sens large.

Cet ancrage a des effets notablement contrastés. D’une part, la critique systémique des effets écocides du capitalisme de notre époque est de plus en plus présente. D’autre part, Volkswagen, qui il y a seulement quatre ans truquait les tests d’émission de gaz polluants de ses véhicules diesel, diffuse aujourd’hui des spots de publicité vantant son objectif de neutralité carbone en 2025. Cette ambiguïté est le résultat logique d’un mouvement aussi composite, ayant vanté à ses débuts son « apolitisme » avant de préférer se décrire comme « apartisan ». Comme un symbole, la figure de proue du mouvement Youth for Climate Greta Thunberg appelle les politiques à écouter les scientifiques, mais ne prend pas position lorsqu’elle est interrogée sur le CETA à l’Assemblée nationale française. Tout se passe comme si les faits de dégradation de l’environnement décrits scientifiquement dans les rapports du Groupement international d’experts sur le climat (GIEC) et la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (PIBSE) se suffisaient à eux-mêmes, et qu’un subtil dosage entre réforme et capitalisme vert émergerait de lui-même pour peu que les politiques prennent enfin le problème au sérieux.

Ce n’est évidemment pas le cas. Le débat sur la réforme des retraites offre l’occasion de poser les questions permettant de traduire l’écologie en actes. Qu’est-ce que le système de retraites d’une société écologique ? En premier lieu, ce n’est pas le système proposé par le gouvernement : Reporterre montrait le 4 décembre que la reforme aggraverait la crise écologique en poussant à travailler plus pour cotiser plus, et que la limite de la part des retraites à 14% du PIB forcerait de faire grossir le montant de ce dernier pour distribuer des pensions équivalentes à des retraités dont le nombre va augmenter. Pierre Gilbert pointe récemment dans LVSL la dimension anti-écologique de la retraite par capitalisation, les fonds de pension et les mécanismes de la finance ayant tendance à favoriser des investissements climaticides.

Par ailleurs, le texte de Désobéissance écolo Paris relayé par Grozeille appelle quant à lui à dépasser l’idée même de retraite pour tendre vers la création d’un « temps libre de masse » fondé sur la redistribution de la richesse déjà produite ainsi que sur une diminution du temps de travail. Si ce dernier texte propose une perspective intéressante sur l’évolution sociale profonde qu’impliquera une transformation écologique de la société, il fait néanmoins l’impasse sur les moyens de sa réalisation. Son approche radicale appelle à oublier la « socialisation des solidarités sous contrôle de l’État », mais ne propose en retour qu’un « tissu de solidarités » un peu abstrait, dont on comprend qu’il passe par un rétablissement de la décision politique à une échelle plus locale. Or, face à l’hégémonie culturelle du néolibéralisme, un tel projet risque malheureusement de rester lettre morte.

Pour conquérir une hégémonie culturelle écologique, il peut être utile de partir non pas des faits scientifiques en général, mais de leur traduction dans le quotidien des années à venir. L’effritement mondial des conditions environnementales de la vie humaine est décrit par un ensemble de données abstraites et complexe. Expliciter leurs potentielles conséquences est un exercice périlleux, qui peut notamment mener à des conclusions terrifiantes, pouvant avoir un effet paralysant dévastateur sur l’action politique. Or, un doctorat de physique n’est pas nécessaire pour se rendre compte des effets du changement climatique et de la dégradation de la biodiversité. Les insectes disparaissent et avec eux les oiseaux des campagnes, qui sont par conséquent envahies d’un silence qui perturbe les oreilles averties. Par ailleurs, chaque semaine porte son lot d’événements climatiques extrêmes. Rien qu’en France : coups de vent violents dans l’ouest la semaine dernière, pluies torrentielles dans le sud-est il y a quelques semaines, sécheresses et canicules de cet été, ouragan Irma l’an dernier.

Le quotidien empiriquement observable permet donc de prendre acte du fait que ce monde de crise environnementale existentielle est déjà le nôtre, et de décider d’agir en conséquence. La pression environnementale est déjà là, et elle va s’accentuer. Pour citer Henri de Castries, PDG d’Axa : « Un monde à +4 degrés est n’est pas assurable ». Cette phrase devenue célèbre ne doit pas être interprétée comme le reflet d’une prise de conscience humaniste au sein du CAC40, mais d’une prise de conscience des limites du système assurant une relative paix sociale. Lorsqu’une série de sécheresses aura brûlé les récoltes, que les épisodes cévenols s’étendront à l’automne entier, et que de brutales gelées atteindront les cultures et les infrastructures, c’est la banqueroute qui guette le système d’assurances privées, et donc la mise en échec de la fonction qui justifie son existence. Henri de Castries ne veut pas sauver le monde, il veut sauver son industrie.

Comment ce choc sera-t-il absorbé au niveau de la société ? Il y a grosso modo deux voies : chacun pour soi ou toutes et tous ensemble. Soit les systèmes de solidarités se dissolvent, et chacun doit gérer comme il le peut sa maison détruite, sa route défoncée, son champ infertile. Dans ce cas, les personnes en ayant les moyens se barricadent dans des îlots où elles peuvent maintenir leur niveau de vie pendant que le reste sombre. C’est le sens des investissements actuellement observés par exemple en Nouvelle-Zélande. Soit, au contraire, les systèmes de solidarité se réinventent, se renforcent, et permettent d’organiser une gestion de crise collective, inventant en actes cette société écologique que les militantes et militants du mouvement climat, dans leur diversité, appellent de leurs vœux.

Ce qui nous ramène à la question des retraites et au projet du gouvernement. Individualisation du rapport à la cotisation par la mise en place d’un système par points, appui sur le productivisme, baisse généralisée des pensions, encouragement de la retraite par capitalisation, tout dans ce projet converge vers l’option « chacun pour soi ». Un tel programme est déjà difficile à accepter dans le cadre d’une société prospère, sur laquelle ne planerait aucune menace existentielle. Dans le cadre qui est le nôtre aujourd’hui, où s’avance de plus en plus clairement une telle menace, ce programme est au mieux le signe d’une ignorance crasse, au pire le signe d’une indifférence criminelle qui accepte avec une sérénité toute macroniste la mise en danger voire la disparition d’une grande partie de la population. Une forme originale de fascisme poli, qu’il est nécessaire voire vital de contrer et de remplacer par un mode de gouvernance qui reste à inventer certes, mais qui fasse une large part à toutes les formes envisageables de solidarité collective, locales comme étatiques.

Ainsi, s’il n’y a pas de retraites sans planète vivable, il n’y a pas non plus de planète vivable sans retraites. C’est en portant une vision de la société écologique, sociale et solidaire complète et offensive que le mouvement syndical, le mouvement climat, les gilets jaunes et les forces progressistes parviendront à conquérir l’hégémonie culturelle nécessaire à leur accès au pouvoir. La crise climatique et environnementale redonne du sens à l’engagement politique, qui se vit à nouveau dans de larges parts de la société non plus comme un engagement idéologique, mais à juste titre comme un réflexe de survie. Pour parvenir à mettre en défaite ce projet de loi et les futures attaques contre les biens communs et les systèmes de solidarités collectives, il est nécessaire de penser les retraites avec une forme de pragmatisme radical, fondé sur un paradigme affirmant sur un plan anthropologique la volonté de protéger les membres de la société les plus vulnérables. Dans cette optique, la retraite sera un mécanisme d’entraide dans la crise écologique présente et à venir, ou ne sera pas.