Réinsérer la bourgeoisie : sacré boulot pour François Ruffin et Gilles Perret

François Ruffin et Gilles Perret dans Au boulot !

« C’est quoi ce pays d’assistés ? De feignasses ? » : et si on prenait le pari de répondre aux provocations médiatiques des (très) riches ? Dans leur nouveau film documentaire, François Ruffin et Gilles Perret plongent la bourgeoisie dans le monde du travail et la précarité. Répondant au défi lancé en plateau par le député, l’avocate parisienne Sarah Saldmann accepte son « stage de réinsertion sociale des riches », bien loin de son quotidien privilégié. Le député-reporter (élu dans la Somme depuis 2017, réalisateur de Merci patron !) et le réalisateur (La Sociale, L’Insoumis, J’veux du soleil, Debout les femmes) ont monté un nouveau carnaval où les petits malmènent les grands. Une blague qui va trop loin ? Pas vraiment. Un film touchant, rythmé, où le duo renoue avec la méthode narquoise et le ton ironique de Merci Patron ! pour aller à la rencontre des invisibles qui font tourner le pays. 

Le prétexte Sarah Saldmann, figure à l’excès de la bourgeoisie décomplexée

Un premier plan sur des talons et une silhouette longiligne qui bat le pavé parisien, chihuahua en cadence. Sarah Saldmann, chroniqueuse outrancière des Grandes gueules, éditorialiste sauce CNews ou TPMP, avocate d’influenceurs, reçoit un François Ruffin faussement impressionné au Plaza Athénée, croque-monsieur platinium en premier plan. Les premières minutes du documentaire annoncent le contraste à venir pour le « Vis ma vie » de la pourfendeuse médiatique des « fainéants » et des « assistés ». 

L’observation participante s’égraine ensuite dans les journées des travailleurs précaires, à côté du chauffeur-livreur, de l’auxiliaire de vie, des salariés de l’agroalimentaire, de cuisiniers, des bénévoles des Resto du cœur, d’un agriculteur et des salariés du dispositif territoire zéro chômeur. Des témoignages, des explications, des morceaux de vie. On ne quitte le monde du travail que pour partager les loisirs populaires : un match de foot à Flixecourt [prononcez Fichecourt ndlr] ou une fête d’Halloween avec tombola et chamboule-tout.

Sarah Saldmann tient son rôle de bourgeoise naïve, bouffonne en ligne de crête, souvent assez drôle – souvent à ses dépends. Caricaturale dans sa déconnexion avec le sens commun, superficielle et bling-bling, on en vient parfois à se poser la question de sa sincérité et de sa propre mise en scène d’elle-même, comme quelqu’un qui voudrait prouver, même au prix de sa dignité, qu’elle fait partie des happy few. Elle ne saurait représenter toute la bourgeoisie, tous les riches, mais on tient un fétiche grotesque de ce qu’ils peuvent être. Authentique ou non, elle sert de merveilleux prétexte et de négatif pour montrer la France du travail et des salariés qui galèrent. Arbitrage politique ou nécessité organisationnelle, tout l’intérêt du documentaire réside dans l’effacement progressif de Sarah Saldmann. Elle, qui tenait le rôle principal dans les premières scènes, est peu à peu remplacée par ce peuple qu’elle méprise. « Sarah Saldmann, est-ce qu’elle a vraiment changé ? Ça, à la limite on s’en fiche, ce qui compte c’est les gens », nous dit François Ruffin à la fin du film.

Montrer les invisibles, leurs souffrances et leur dignité

L’objectif affiché des réalisateurs est de filmer le travail pour démonter le discours sur « les fainéants et les assistés » que tiennent de manière caricaturale Sarah Saldmann et ses déclinaisons à longueur de plateau. Ce même discours qui construit le juteux terreau des offres électorales à l’extrême droite.

Le documentaire va donc à la rencontre des gens, nous donne à voir les invisibles, leurs vies souvent cabossées, leurs problèmes, leurs espoirs et leurs souffrances, notamment psychologiques. C’est parfois noir et désespéré mais c’est aussi plein de force et de joie, fraternel, touchant et drôle. Voilà un film populiste, dans ce que le terme a de noble, c’est-à-dire qui réhabilite l’émotion au centre de la question politique. Ils et elles ont des noms, des visages, des voix, des émotions, une dignité. Voilà un documentaire social qui nous les montre dans leur quotidien. Ils sont héroïques dans leurs galères ; aucun ne ressemble au fantasme du profiteur d’un État providence naïf.

Parmi tous les thèmes du film, entre la question des retraites et celle de la précarité, la santé au travail semble prendre une dimension particulière. Et pour cause : c’est sans doute un des sujets les plus préoccupants dans la nouvelle phase de détricotage de l’État social que nous vivons. D’abord sur le suivi et le contrôle médical de long cours : en 2005, 70 % des salariés du privé déclaraient avoir eu une visite avec un médecin ou une infirmière du travail dans les 12 derniers mois. Ils ne sont plus que 39 % en 2019.

Ensuite sur la question majeure des inaptitudes, qui ne sont pas chiffrées officiellement. En octobre 2023, un rapport, conduit logiquement par François Ruffin, les évalue à plus de 100 000. Le schéma semble bien établi : après un accident ou une maladie, revenir au travail est plus difficile et le risque de dégringolade est grand. Sans poste adapté, sans disposition prise par l’employeur, l’état de santé s’aggrave et se termine souvent en déclaration d’inaptitude. Derrière, c’est le licenciement, le chômage. Très vite, il ne reste plus que le RSA pour vivre. Les salariés, âgés et peu qualifiés, sont surreprésentés au sein des inaptes. En 2012, 43 320 inscriptions à Pôle emploi se faisaient pour cette raison, aujourd’hui il y en a désormais 101 192 : soit une hausse de 134 %. L’inaptitude est passivement le plus grand plan social du pays.

Les écueils qu’on évite, les questions auxquelles on ne répond pas

Le personnage de François Ruffin n’est ni assez présent pour cannibaliser le récit, ni assez absent pour qu’on oublie qu’il est l’enquêteur, le procureur et le jury de l’expérience. De commentaires en questions, de haussement d’épaule en froncements de sourcils, il garde son juste fil. Notons qu’il n’est fait aucune mention de son travail politique ni de son mandat pendant le documentaire, peut-être pour reprendre ses habits plus neutres de journaliste impertinent.

Comme nul documentaire social ne saurait être exhaustif, de nombreuses questions restent ouvertes quand le générique de Au Boulot ! commence. Un caractère irrésolu d’ailleurs évoqué directement au cours du film par François Ruffin.

La première question est une limite de l’exercice, celle du genre de Sarah Saldmann, qui fait l’objet d’un traitement très prudent. Critiquer la bourgeoisie à travers la figure d’une femme, jeune de surcroît, ne rend pas l’exercice plus facile. Aux premières images, c’est la crainte qui pourrait animer un spectateur attentif : la prudence de mise est rassurante, mais elle semble museler aussi la critique globale. Ainsi, François Ruffin ne semble pas s’autoriser par exemple à pousser trop loin la critique de la wish list vuitonnée de diamants de l’avocate, listant les sacs à main de luxe, les montres et les bijoux qu’elle convoite, lors d’une scène surréaliste dans la cuisine rouge et verte la plus connue de Picardie.

Un second point est plus structurel : c’est la question médiatique. Le regard sur le travail et les travailleurs porté et dans les médias et dans le discours dominant est un regard confisqué. Le système économique et politique qui conduit l’avocate parisienne à être la voix et le commentaire d’un réel qu’elle ne connaît pas est le même qui conduit Emmanuel Macron au pouvoir en 2017 : une oligarchie aux intérêts matériels communs, de l’empire Bolloré à celui de Bernard Arnault, avec son agenda et sa bataille culturelle.

On sait de quoi parle ce film : des petits contre les gros, de la dignité des invisibles. On sait à quoi s’en tenir : un nouveau documentaire de Gilles Perret et François Ruffin, sans grande recherche esthétique, loin des canons du genre. Le pari d’un « feel good movie » (sic) dans la France qui se lève très tôt reste tout de même réussi. Mais à qui s’adresse ce film ? Il séduira les convaincus c’est certain. On peut malgré tout lui prédire un grand succès dans les salles obscures des grandes villes, auprès de celles et ceux qui ne sont ni avocate millionnaire ni femme de chambre au corps cassé. Et le documentaire trouvera peut-être alors son objectif : s’adresser à la creative class, aux urbains progressistes, à tous ceux qui, en juin et juillet, passionnés ou non, des socio-hollandistes sur le retour aux partisans du NPA, ont glissé dans l’urne un bulletin estampillé Nouveau Front Populaire. Mais leur rappeler aussi qu’un autre pays existe, qu’il ne faut jamais l’oublier, même quand on l’évoque sans le connaître, même quand on a l’impression de déjà se battre pour lui.

« Reprise en main » de Gilles Perret : quand les salariés redeviennent rois dans l’atelier

© Jour2fete

Une usine familiale vendue à un fonds vautour, un plan de licenciements pour « habiller la mariée », un accident du travail faute d’entretien des machines, des travailleurs qui s’inquiètent pour leur avenir dans une vallée déjà sinistrée… Le scénario de Reprise en main semble a priori peu original. Depuis les années 1980, la désindustrialisation a en effet donné lieu à d’innombrables films, plus ou moins réussis, mais à la fin généralement tragique. Spécialiste du documentaire social, Gilles Perret aurait pu nous livrer un nouvel épisode de ces tragédies ouvrières qu’il connaît bien. Pour sa première fiction, il a au contraire choisi un angle original : celui d’une victoire des travailleurs contre la finance, par des moyens inhabituels.

Reprise en main raconte d’abord l’histoire d’un combat qui semblait perdu d’avance. Et pour cause. Des rachats d’usines, des délocalisations et des plans sociaux, la région savoyarde de la vallée de l’Arve en a subi en séries durant ces dernières décennies. La fiction se nourrit ici d’une réalité que Gilles Perret connaît trop bien. 

Les enjeux locaux d’une lutte globale

Le réalisateur met en effet en scène la région dont il est originaire et où il vit toujours, ainsi que sa spécialité industrielle : la mécanique de précision, ou décolletage. Il en avait déjà fait le sujet du documentaire Ma mondialisation, en 2006, à travers l’exemple d’Yves Bontaz, patron d’une usine de décolletage de la vallée de l’Arve. Ce film racontait déjà les mécanismes de la finance mondialisée : rachetées par des fonds de pensions anglo-saxons, la plupart des entreprises de la vallée étaient peu à peu contraintes de délocaliser leur production, en Chine notamment. Certaines scènes montraient ces petits patrons pris dans un engrenage et finissant par se demander, dans un accès de lucidité, s’ils ne s’étaient pas fait dépasser par un modèle qu’ils auraient trop longtemps cautionné. 

Une quinzaine d’années plus tard, c’est désormais l’enjeu de la relocalisation de l’activité industrielle qui est posé par ce film, qui a d’ailleurs été tourné dans l’usine Bontaz, désormais tenue par le fils d’Yves Bontaz, Christophe, qui a accepté sans hésiter la proposition de son ancien camarade du lycée de Cluses. Au-delà des désaccords politiques qui peuvent exister entre les deux hommes, cette anecdote illustre la solidarité à l’œuvre dans la vallée, et renforce la dimension réaliste que revête cette fiction : des employés engagés comme figurants aux machines de précision, en passant par les tee-shirts siglés du B de Bontaz, tout sonne vrai et se trouve enrichi par l’expérience du réalisateur dans le genre documentaire.

Les références à l’ancrage local, à « la vallée », au terroir et aux paysages mis en avant dans de nombreuses séquences du film, font aussi écho à la projection des salariés dans le temps long, en opposition aux obligations de rentabilité court-termiste des investisseurs. Et puis il y a cette montagne, que Cédric (incarné par Pierre Deladonchamps) tente tout au long du film de gravir, malgré un ciel toujours plus menaçant, et qui sert d’allégorie au combat qu’il a à mener, en bas, dans la vallée.

Quand les travailleurs relèvent la tête

Dans son roman Quatrevingt-treize, Victor Hugo compare la Convention, l’assemblée de la Révolution française, à l’Himalaya. La métaphore de l’ascension de la montagne savoyarde n’est pas moins convaincante pour qualifier la reprise en main de l’usine Berthier, tant les efforts des travailleurs pour réaffirmer leur souveraineté sur leur outil de travail devront être nombreux.

La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de Bernard Friot.

L’un des ressorts principaux du film repose ainsi sur une héroïsation du producteur, qui cesse d’être la victime d’un système d’exploitation – quotidien évoqué dans le film à travers un accident au travail ou encore un licenciement abusif – pour devenir souverain sur son travail, sur sa production. La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de l’économiste et sociologue Bernard Friot. Proche de Gilles Perret, celui-ci intervient notamment dans le film documentaire La Sociale sorti en 2016, sur l’histoire de la Sécurité sociale et sur le rôle qu’a joué Ambroise Croizat dans celle-ci. Théoricien du « salaire à la qualification personnelle », Bernard Friot a écrit un ouvrage au titre évocateur : Émanciper le travail. Le refus de jouer le jeu du marché de l’emploi à travers des licenciements économiques, la propriété d’usage de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes ou encore plus spécifiquement la grille de salaires de 1 à 3 proposée par Cédric sont autant d’échos aux travaux de Bernard Friot, qui s’expriment, du moins en partie, à travers cette fiction. 

À ce titre, la mise en avant du système coopératif mérite un autre commentaire. Pour Jaurès, l’organisation coopérative est en effet l’outil permettant aux travailleurs de ne plus être des serfs dans l’ordre économique, mais des rois dans l’atelier, de même que dans la cité avec le suffrage universel. Si les conversions d’entreprises en Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP) sont fréquentes, faute de repreneurs, il n’existe à notre connaissance aucun exemple d’une telle « reprise en main » dans un contexte de concurrence avec un repreneur. Si cela peut apparaître comme une limite à la vraisemblance du film, l’ingéniosité de Cédric pour sauver son emploi et celui de ses camarades illustre dans le même temps des différences générationnelles dans le rapport au syndicalisme, entre un père retraité et nostalgique du rôle passé des syndicats, et fils désabusé vis-à-vis de l’action syndicale traditionnelle. Ce clivage, bien documenté par les sociologues, illustre la transformation des cadres d’action collective au travail. Si le fils ne croit pas à la grève et aux syndicats, il se mobilise d’une autre façon, moins défensive et davantage tournée vers la victoire.

Prendre les financiers à leur propre jeu

N’ayant ni l’expérience ni la confiance dans la réussite d’une lutte « à l’ancienne » par la grève, les salariés de Berthier se sentent démunis lorsqu’ils apprennent la vente de l’entreprise. Mais une rencontre impromptue entre Cédric et un financier suisse, lors d’une séance d’escalade, va lui permettre de comprendre les petits jeux des fonds d’investissements. Plutôt que d’apporter directement le montant nécessaire au rachat de l’entreprise, les fonds en question n’en apportent qu’une faible part, complétant le reste par des emprunts bancaires.

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ?

Pour rembourser ses créanciers, l’entreprise doit alors dégager beaucoup de bénéfices, généralement en sacrifiant des emplois, des avantages sociaux et de l’investissement. Si les salariés font les frais de cette pression à la rentabilité maximale, les actionnaires, eux, pourront revendre l’entreprise au bout de quelques années avec un très beau bénéfice. Une opération en or : la firme s’est en fait rachetée elle-même !

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ? Malgré les péripéties, leur fonds, dénommé Dream Finance, finira par avoir sa place à la table des négociations. Une gestionnaire de l’entreprise, bras droit du patron, va les rejoindre par attachement à sa vallée. Elle qui critiquait « les moules accrochées à leur rocher » finit par se rappeler de son histoire familiale et décide de saboter les négociations avec les autres fonds. Finalement, et malgré une trahison de dernière minute, la petite équipe finira par racheter Berthier et à la transformer en SCOP.

En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste.

En glissant quelques notions de finance dans un film grand public, Gilles Perret réussit ainsi à faire prendre conscience au spectateur de la supercherie des jeux financiers où les « apporteurs de capitaux » n’en sont même pas vraiment. Ces scènes sont aussi l’occasion de tourner en dérision l’inhumanité dont se nourrit un tel système. En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste, avec la dose de cynisme et de franglais caractéristique de ces milieux d’affaires.

Ces derniers sont d’autant plus mis à nu que leur méconnaissance de l’entreprise leur sera fatale : alors que les banquiers se moquaient de Dream Finance quand nos trois compères annonçaient leur intention de préserver l’emploi et de moderniser les machines, la fin soudaine du « climat social excellent » de Berthier aura raison de leurs offres. Enfin, Gilles Perret offre aussi à ses personnages une jolie revanche sur une héritière, fille du dirigeant historique de Berthier qui a bradé l’entreprise pour empocher son pactole, qui se trouve bien embarrassée par ses placements dans les paradis fiscaux.

Avec Reprise en main, Gilles Perret propose donc une suite optimiste de Ma mondialisation, une quinzaine d’années plus tard. Si l’on aurait encore préféré qu’il n’ait pas besoin de passer par la fiction pour nous raconter cette belle histoire, on peut tout de même se réjouir qu’elle suscite, chez beaucoup, l’espoir d’un monde du travail débarrassé des vautours et repris en main… par les travailleurs eux-mêmes. De quoi inspirer les luttes sociales à venir ?

Reprise en main, au cinéma le 19 octobre. Un film de Gilles Perret et Marion Richoux. Avec Pierre Deladonchamps, Lætitia Dosch, Grégory Montel, Finnegan Oldfield et Vincent Deniard.

« L’idée était d’apporter notre pierre au débat électoral » – Entretien avec Emmanuel Gras

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Emmanuel Gras © Film Servis Festival Karlovy Vary

Le Vent Se Lève est partenaire du dernier documentaire d’Emmanuel Gras, Un Peuple, sorti en salles le 23 février et consacré au mouvement des gilets jaunes. Tourné entre novembre 2018 et mai 2019, le film suit un groupe d’hommes et de femmes qui enfilent un gilet face à l’augmentation de la taxe sur le prix du carburant. À travers ce documentaire, Emmanuel Gras propose plus qu’un simple portrait de gilets jaunes : il embarque le spectateur dans un moment de cinéma qui prend le temps d’exposer la complexité de ce mouvement et de ce peuple aux revendications multiples et aux modes d’organisation complexes. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa façon de travailler et sur sa perception du mouvement des gilets jaunes. Entretien réalisé par Raphaël Martin et Léo Rosell.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement votre film ?

Emmanuel Gras – C’est un film à travers lequel j’ai suivi un groupe de gilets jaunes de Chartres pendant six mois. C’est un film qui ne se contente pas de faire un portrait de gens ou un portrait d’un moment du mouvement, mais qui essaye de suivre l’évolution sur toute la durée des principales mobilisations, c’est-à-dire de novembre 2018 à mai 2019. Ce qui m’intéressait le plus, c’était à la fois de comprendre la nécessité pour laquelle ces gens se sont mobilisés mais aussi de voir ce qu’est un mouvement collectif qui se construit ainsi que les difficultés de cette construction, notamment face à une répression très dure. Je voulais donc montrer à la fois des portraits de gens, mais aussi l’évolution d’un collectif.

LVSL – Pourquoi avoir choisi de mettre en avant les gilets jaunes de Chartres en particulier et pourquoi avez-vous insisté sur la vie quotidienne dans ces zones périphériques précarisées ? 

E. G. – Début décembre, je cherchais à aller sur un rond-point, et il n’y avait pas beaucoup d’informations sur les ronds-points occupés. J’habite à Paris, où il n’y avait pas d’occupation de ronds-points. À ce moment-là, une amie m’a dit qu’il y avait un rond-point occupé à Chartres et je suis allé là-bas comme j’aurais pu aller ailleurs. J’ai décidé d’y rester parce que justement, j’ai assez vite compris que ce que je voyais là, ce qui était présent à Chartres, ressemblait à ce qui existait ailleurs. 

Il y avait des différences évidemment, de ronds-points en ronds-points, de régions en régions. Mais globalement, il y avait quand même un commun qui était un commun sociologique. Un commun dans les attitudes et un commun dans le fait que de toute façon, quel que soit le rond-point, c’étaient des gens qui ne se connaissaient pas à l’origine et qui se sont rencontrés et mobilisés ensemble sans être à l’intérieur d’une structure existante. 

Ce n’était pas la peine d’aller sur dix mille ronds-points pour filmer la même chose. Et surtout, ce qui m’intéressait, c’était de creuser un sillon, de creuser un endroit plutôt que de faire un panel de groupes ou de faire une espèce de road trip, comme l’ont bien fait François Ruffin et Gilles Perret [réalisateurs de J’veux du soleil, NDLR]. 

LVSL – Quel a été l’élément déclencheur qui vous a poussé à réaliser un film sur les gilets jaunes ?

E. G. – Au départ, c’est le fait d’être allé à la manifestation du 24 novembre à Paris. En suivant des groupes de gilets jaunes, je voyais qu’il s’agissait d’une population qui ne venait pas de Paris. Ayant fait et filmé beaucoup de manifestations, je sais reconnaître les différentes populations de manifestants. En l’occurrence, je voyais bien que ces gens venaient de province, qu’ils parlaient de « monter sur la capitale ».

J’ai aussi été marqué par la forme de la manifestation qui a convergé aux Champs-Élysées, qui était directement très virulente, avec des barricades sur les Champs-Élysées. Je trouvais la forme de mobilisation vraiment différente de ce que j’avais pu voir, et étais impressionné par le nombre de gens qui étaient présents. C’est cela qui m’intéressait, j’avais senti que c’était quelque chose de populaire et cela représente quelque chose quand on est de gauche. 

Pour certains, il y a le bon peuple et le mauvais peuple. Là, ce n’était pas le bon peuple. Cela m’a d’autant plus intéressé que ce n’était pas un mouvement syndical traditionnel, ni un mouvement de type ZAD. C’était un mouvement qui venait d’un endroit de la société auquel on ne s’attendait pas justement, des zones périphériques, des villes moyennes, mais surtout cela ne venait pas directement du monde du travail, cela venait de zones où les gens sont précarisés, isolés et assez dépolitisés. Le fait que cette mobilisation était en dehors des cadres habituels m’a donné envie d’en voir davantage. 

Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer.

Il se trouve que cela fait quelques années que je filme les manifestations et les forces de l’ordre avec une idée de projet, sans que cela soit vraiment établi. J’y suis allé directement avec une caméra et j’ai filmé les premières manifestations à Paris. Ensuite, quand je suis arrivé sur le rond-point, j’y suis allé directement avec une caméra, sans avoir l’idée d’en faire un film nécessairement, mais dans l’idée que c’était aussi une manière de se présenter, une manière de rencontrer les gens. De toute façon, cela m’intéresse de discuter, de rencontrer, d’en savoir plus. Finalement, la caméra est une manière comme une autre de faire parler les gens, de les rencontrer. 

© Les films Velvet

Généralement, quand je fais un sujet documentaire, c’est après y avoir beaucoup réfléchi, après avoir fait des repérages. Or au tout départ, cela se rapprochait presque plus du journalisme : je pose des questions, j’essaye de savoir un peu ce qui se passe et je filme directement, sans être du tout sûr que cela allait faire un film puisque à ce moment-là, on ne savait pas si ce mouvement allait durer plus d’un mois. C’est vraiment à partir de janvier, au moment où le mouvement avait même repris du poil de la bête, que je me suis dit qu’il fallait vraiment faire un film sur le sujet.

LVSL – La différence de votre film par rapport à d’autres, qui traitent aussi du mouvement des gilets jaunes, est son aspect « cinématographique ». Un Peuple est un documentaire avec des moments de cinéma, qui ne peuvent exister dans un docu-reportage. Quelles ont été vos inspirations ?

E. G. – Ma démarche est toujours cinématographique, mon inspiration, c’est la mienne. Mes références, c’est le sujet. Pour moi, c’est le sujet qui amène la forme et non l’inverse. En l’occurrence, par rapport à ce que je ressentais, il y avait deux choses qui me paraissaient essentielles.

Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. 

Tout d’abord, que l’on se sente en immersion, que le spectateur accompagne vraiment les gens à l’écran. Il y a des personnages qui sont ressortis au fur et à mesure du tournage et c’est à travers eux que l’on vit les expériences. Il y a cette identification et cette empathie-là, qui amènent une forme. Pendant les manifestations par exemple, je ne fais pas tellement de plans larges. Je suis vraiment avec les gens, avec un côté brut, pour sentir l’excitation. Ce qui m’intéresse, c’est de faire ressentir des sensations et des émotions. La question politique n’arrive pas à travers des idées, à travers des analyses, mais à travers un vécu humain. La répression policière, la question de l’organisation d’une manifestation, la nécessité de s’organiser, sont vécus à travers des scènes, par exemple quand Agnès essaye de faire remonter les manifestants parce qu’elle a déclaré en son nom la manifestation. C’est à travers son expérience et ses sensations que l’on vit le moment. Ce n’est pas en expliquant quelque chose.

© Les films Velvet

De même, une autre chose très importante dans le film, c’est l’aspect un peu grandiose du mouvement. Disons qu’il était continuellement sur un fil entre l’incroyable de ce que les gilets jaunes arrivaient à faire et en même temps un aspect bringuebalant. Je voulais aussi donner un souffle épique à ce qu’ils faisaient, avec des mouvements de caméra qui peuvent être très amples, avec des travellings à l’intérieur des manifestations ou dans les décors urbains, donner une certaine ampleur. Ce n’est pas l’ampleur du film en tant que tel qui est importante mais l’ampleur du mouvement. Je voulais transmettre un souffle épique et cinématographique.

LVSL – Quel est l’intérêt d’avoir choisi de traiter ce sujet sur le temps long, d’avoir pris le temps de filmer ces gilets jaunes de Chartres sur plusieurs mois ?

E. G. – Ce n’est qu’au bout de deux mois que j’ai commencé à poser des questions personnelles. Ma démarche nécessite du temps long. D’abord je regarde les choses qui se font devant moi et sans que quelqu’un me les raconte. 

Quand on veut filmer les choses en train de se faire, elles ne se font pas en une journée. Il y a un jour où ils vont occuper un péage, après ils vont monter sur Paris, puis ils vont organiser une manifestation. Pour montrer tout cela, il faut être sur place. Je n’aurais pas fait ce film si le mouvement n’avait duré qu’un mois, parce que je n’aurais pas eu le temps de voir toutes les étapes auxquelles ils ont été confrontés.

Ce que je voulais voir, c’était toutes les questions par rapport au collectif. L’enthousiasme de départ. Le fait qu’ils se sont fédérés. Qu’à l’intérieur du collectif il y a des gens qui émergent parce qu’il y a toujours des gens qui s’investissent plus et qui vont prendre des rôles. Justement, ce sont ces rôles-là qui peuvent être remis en question plus tard, ce qui pose la question de la démocratie, de l’organisation, de l’horizontalité, et ainsi de suite. 

C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissant et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. 

Ce mouvement a été beaucoup critiqué comme étant celui de gens qui ne réfléchissent pas, qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Je voulais au contraire faire exister le fait qu’il y a un côté qui part dans tous les sens mais aussi un autre où ils vont très vite se retrouver sur le projet de vraiment changer la société. C’est forcément plus compliqué quand il n’y a pas de structure commune d’analyse, mais je les voyais faire l’effort de réfléchir collectivement, et c’est cela que je voulais faire exister dans le film, en articulant ce travail de réflexion, d’organisation et d’évolution individuelle. C’est au cours du temps que les gens se transforment. C’est avant tout, pour moi, un mouvement de gens qui se sentaient impuissants et qui, à travers le mouvement, ont retrouvé de la puissance et du coup de l’espoir. Peut-être parfois trop d’espoir par rapport à ce qui était réaliste.

LVSL – Toujours par rapport à cette question du temps long, le film sort en 2022. Est-ce un choix délibéré, pour prendre le temps du montage, ou est-ce lié à des contraintes extérieures ? 

E. G. – Le tournage a duré six mois. Ensuite le montage a été très long, il a duré un an. Par rapport à d’autres films, ce montage a vraiment été le plus compliqué à faire. Il y avait un volume considérable d’images et de rush. Quand on fait un documentaire, il faut monter les scènes avant de pouvoir se rendre compte de ce qui marche et ce qui ne marche pas. C’est un temps qui est très long et cela a duré plus longtemps que ce que j’aurais voulu.

Ensuite, il y a évidemment eu la pandémie, et le montage s’est terminé pendant le confinement. Toutes les étapes ont été retardées. Ce n’est donc pas un choix de l’avoir sorti si longtemps après. En revanche, nous avons fait exprès de le sortir au moment des élections. L’idée était de participer et d’apporter notre pierre au débat électoral. 

LVSL – Avez-vous rencontré des difficultés pour produire et diffuser ce film politique sur les gilets jaunes ?

E. G. – Je fais des films pour le cinéma, pas pour la télévision. Je ne suis pas un reporter, je suis un cinéaste qui fait du documentaire. Ma destination est donc la salle de cinéma. Il y a des systèmes d’aides pour financer les films de cinéma. Les trois quarts du temps, il faut avoir écrit le dossier avant. Pour un film comme celui-ci, l’événement surgit, il faut le saisir, et on ne peut donc pas écrire de dossier avant de commencer à tourner. De ce fait, il y a un certain nombre d’aides dont je n’ai pas pu bénéficier.

Nous avons néanmoins reçu quelques aides importantes, même si j’ai senti une réticence, pas nécessairement une réticence politique au sens où on ne veut pas entendre parler des gilets jaunes, mais plutôt une réticence du style. L’idée que l’on en a déjà largement entendu parler, qu’un film ne va pas forcément apporter grand-chose. Sans un producteur qui y a mis de sa propre poche, et un distributeur qui a pris un risque de le sortir, ce film n’aurait pas pu se faire. Par rapport aux films politiques, chacun a sa propre histoire, je ne peux pas dire qu’il y a un empêchement de film politique. Mais disons que les gilets jaunes n’était pas le sujet le plus le plus facile à financer.

LVSL – Dans votre film, vous mettez beaucoup en avant la violence symbolique de la société face aux gilets jaunes, pourquoi ? 

E. G. – Le moment où ils vont à la conférence de La République En Marche est sans doute celui qui reflète le plus cette violence symbolique. Rien que dans le style d’habillement, dans la coiffure, dans l’élocution, dans le physique. Les corps sont plus minces et moins abîmés, moins marqués par la vie. Je voulais le faire exister, parce que cela m’a frappé. On est au plus près de la violence de classe, de ce dont parlent les Pinçon-Charlot par exemple. 

© Les films Velvet

Ce que veulent nous vendre les libéraux, c’est l’idée que nous ne vivons pas dans une société de classes, mais dans une société où il y a des ponts, où il n’y a pas d’intérêts divergents. Dans laquelle, si l’on discute, on peut se rendre compte que l’on est tous d’accord. C’est ce que dit un des personnages : « votre problème, ce n’est pas d’être pauvre. Votre problème, c’est que vous ne pouvez pas évoluer socialement. » Il rétorque ça à Agnès quand elle lui dit que l’on voudrait une taxe à 0% sur les produits de première nécessité. Surtout dans son attitude, il y a quelque chose qui se veut amical et qui se transforme en un discours très paternaliste. Il fait de la pédagogie aux pauvres en leur expliquant que s’ils se prenaient un peu mieux en main, ils pourraient évoluer et quitter leur position de pauvres. C’est d’une violence symbolique terrible parce que cela montre qu’il n’y a plus de fierté ouvrière possible dans ce monde. On ne fait plus partie de la classe ouvrière, on est juste pauvres. 

LVSL – Comment cette violence symbolique est-elle vécue par les gilets jaunes ?

E. G. – Les gens se sont sentis extrêmement humiliés par les propos d’Emmanuel Macron. Ses phrases sur des gens qui ne sont rien, sur le fait de traverser la rue pour trouver du travail, entre autres Quand je suis arrivé sur le rond-point, ils les connaissaient par cœur. Les gilets jaunes, c’est aussi un mouvement de gens humiliés, qui sont en colère d’être humiliés.

Il y avait des gens qui avaient une honte sociale d’être en difficulté, d’être pauvres, d’être précaires et qui se retrouvaient souvent dans une situation d’impuissance les obligeant à accepter un travail qui n’est pas valorisant. En fait, ils ont retrouvé de la puissance et de la force avec ce mouvement. C’est un mouvement à travers lequel ils ont retrouvé une fierté.

LVSL – Qu’avez-vous pensé du traitement des gilets jaunes dans les médias ?

E. G. – C’est sans doute le mouvement qui a été le plus médiatisé, à la fois dans les médias traditionnels, mais aussi dans des médias alternatifs qui se sont parfois créés au cours du mouvement. Cela explique la très grande diversité de traitements, sans compter les analyses universitaires ou les articles de fond qui y ont été consacrés. Ce mouvement a été beaucoup critiqué parce qu’il n’avait pas une vision politique, parce qu’il n’avait pas une idéologie englobante et une vision politique déterminée, mais c’est aussi ce qui fait sa richesse et qui justifie toutes ces interprétation. Il y a toujours une part qui nous échappe. 

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À chaque fois que je participe à un débat, la question des rapports entre les gilets jaunes et les casseurs est posée. C’est une question plus complexe qu’elle n’y paraît. Il n’y a pas d’un côté ceux qui cassaient et de l’autre côté, des gentils gilets jaunes pacifistes. Même si le groupe de gilets jaunes que je filmais étaient vraiment plutôt pacifiste, dans le même groupe, d’autres allaient s’affronter avec la police.

On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Le mouvement est arrivé à un moment donné où on ne croyait plus qu’il pouvait y avoir une révolte, une vraie révolte, une réaction viscérale face à l’évolution libérale du monde. Le problème, c’est qu’il a surgi après des décennies de fragilisation et de défaite des mouvements sociaux. On a donc pu observer une rupture, une absence de transmission de l’apprentissage syndical et finalement des gens qui sont arrivés en se révoltant de manière spontanée mais sans avoir la formation qui existait avant dans les syndicats et dans les partis politiques. 

Ce sont des personnes issues des classes populaires qui se révoltent comme cela pouvait exister avant, mais avec moins d’outils idéologiques. Dans le même temps, ce sont eux qui, selon moi, sont allés le plus loin dans la radicalité de leur mouvement. Ils sont allés plus loin que les derniers mouvements syndicaux, ils ont osé faire des choses que les autres n’osaient pas faire, des manifestations sauvages sur les Champs Élysées, des opérations « péages ouverts » et avec un apprentissage très rapide de la confrontation à la répression policière.

© Les films Velvet

C’est aussi la première fois que les revendications n’étaient pas simplement des revendications défensives, pour essayer de freiner des réformes libérales, comme les mobilisations contre la loi travail, contre la réforme des retraites, contre les nouvelles réformes dans le monde hospitalier ou à la SNCF. Pour la première fois, il y avait un sens beaucoup plus offensif pour obtenir de nouveaux droits, dont le fameux Référendum d’initiative citoyenne, le RIC. 

Il est regrettable, je crois, qu’il y ait eu autant de pertes idéologiques entre la génération d’avant et celle des gilets jaunes. Dans le même temps, ils redécouvrent tout, en étant plus offensifs que ce qui existait avant. C’est extrêmement encourageant, même si la pandémie a évidemment marqué un coup d’arrêt pour le mouvement.

LVSL – Pensez-vous qu’une renaissance d’un mouvement de grande ampleur, semblable à celui des gilets jaunes, est possible ?

E. G. – Je sais que les gilets jaunes en tant que tels existent toujours. Il y a encore des groupes et des réseaux de gilets jaunes qui sont plus ou moins actifs. Je les imagine plutôt comme participant à de nouveaux mouvements sociaux, comme venant en renfort de mouvements. Les gilets jaunes sont devenus une espèce de catégorie politique activiste, qui vient en soutien à d’autres mouvements.

Dans le quotidien des auxiliaires de vie sociale – Avec Gilles Perret

Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. 

Entretien réalisé par William Bouchardon, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti. 

Gilles Perret : « J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films »

Le réalisateur Gilles Perret. © Gilles Perret

Après de nombreuses avant-premières dans les lieux de culture occupés ce printemps, le réalisateur Gilles Perret sort ce mercredi un nouveau documentaire, Debout les femmes, consacré à la situation sociale des femmes exerçant ce qu’on appelle les « métiers du lien ». Tourné entre décembre 2019 et l’été 2020, ce film se fonde sur une mission parlementaire de François Ruffin (LFI) – par ailleurs co-réalisateur – et Bruno Bonnell (LREM). De ses rencontres avec les auxiliaires de vie scolaire ou les femmes de ménage, Gilles Perret a tiré des portraits poignants, celui de femmes dévouées dans leur métier malgré la dureté des conditions de travail. Dans cette interview, il revient sur sa dernière production, sa façon de travailler, sa passion pour les films de Ken Loach, la longue fermeture des cinémas ou encore la participation surprenante de Bruno Bonnell. Entretien réalisé par William Bouchardon et retranscrit par Manon Milcent.

LVSL – Pouvez-vous présenter brièvement Debout les femmes à quelqu’un qui n’en a pas entendu parler, ainsi que la façon dont vous avez réalisé ce film ?

Gilles Perret – C’est un road-trip parlementaire qui nous fait découvrir ces métiers majoritairement exercés par des femmes, que François Ruffin qualifie de « métiers du lien » : aides à la personne et aux enfants en situation de handicap, auxiliaires de vie sociale, assistantes périscolaires… Le film présente ces métiers qui n’ont pas de statut, aux très faibles revenus, rarement à plein temps malgré de grosses amplitudes horaires – des emplois qui, finalement, génèrent des situations de pauvreté. Le film n’avait pas pour seul but de faire découvrir ce type de métiers mais aussi d’essayer d’améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur une mission parlementaire menée par François Ruffin. Ingrédient supplémentaire plutôt succulent, il a conduit cette mission avec un co-rapporteur nommé par la majorité, membre de La République en Marche. Quoique ce duo soit un bon ingrédient pour un film, l’idée de base restait de montrer le quotidien de ces femmes, de faire un état des lieux de leur situation sociale. François Ruffin et Bruno Bonnell veulent faire de cette mission une occasion d’améliorer le statut de ces femmes.

LVSL – Parler de conditions de travail dans un film n’est jamais simple, même dans un documentaire. Comment construire une bonne intrigue tout en ne sacrifiant rien sur le fond ?

G.P. – Les personnages principaux, en tout cas les plus marquants, sont ces femmes. Elles font des personnages formidables, tant dans leur générosité que leur dignité ou leur analyse de leur travail. Ce n’est pas un film misérabiliste. Nous avons de très beaux portraits. François et moi avons opté pour la forme du road-trip, dans lequel humour et dérision se mêlent à la colère face à l’immobilité du gouvernement devant l’évidence de ces situations dramatiques. Finalement, pour faire découvrir ces métiers, nous laissons le temps à ces femmes de s’exprimer, en incluant tout ce qui fait un film : le rire, l’émotion, les larmes, la colère…

LVSL – Personnellement, ce film m’a rappelé Sorry we missed you de Ken Loach, qui traite de la question de l’ubérisation, bien qu’il ne s’agisse pas d’un documentaire. Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?

G.P. – J’ai adoré le dernier film de Ken Loach. Je ne suis pas tellement du genre à aduler des personnes, mais s’il y a un artiste que je peux citer et que j’admire, c’est bien Ken Loach. Il montre les réalités de façon aussi juste que précise ; notre film diffère en ce qu’il s’agit d’un documentaire. Dans Debout les femmes, nous essayons de mettre du rythme, de créer un suspense autour du passage des amendements à l’Assemblée nationale, d’inclure de l’humour et de la légèreté pour faire retomber la pression ; dans les films de Ken Loach, on est davantage pris par une angoisse qui ne retombe pas souvent.

« Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu. »

J’ai eu la chance de rencontrer Ken Loach l’année dernière, puisque nous avons des connaissances communes et qu’il avait entendu parler de mes films. C’est un homme d’une grande simplicité et d’une grande gentillesse. Sur la question des auxiliaires de vie sociale et de l’ubérisation de la société, son dernier film (Sorry We Missed You, 2019, ndlr.) est un exemple dans le genre. Il décrit la société à travers une vie familiale. J’adore cette façon d’aborder les questions sociétales, de toujours s’appuyer sur l’être humain, sur des situations simples, pour expliquer le monde. Sans vouloir me comparer à lui, j’essaie aussi de travailler de cette manière dans mes documentaires. Ce qui m’affole, c’est qu’il faut que ce soit un réalisateur anglais de 84 ans qui traite de ce sujet, pourtant tellement d’actualité, pour qu’on s’intéresse à la question. Certes, Ken Loach traite admirablement bien de l’uberisation, mais je me demande aussi ce que font le reste des réalisateurs. Des scénaristes qui traitent d’histoire intra-muros, à l’intérieur du périphérique, qui racontent des histoires de psy, il y en a beaucoup. Mais pour traiter des sujets de société qui concernent des millions de gens, là il y en a peu.

LVSL – Habituellement, vous côtoyez surtout des personnalités de gauche. Dans le cadre de ce film, vous avez été de nombreuses fois aux côtés de Bruno Bonnell, député LREM du Rhône et candidat malheureux de la majorité pour la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes en juin dernier, que François Ruffin qualifie en début de film de « tête de con ». Quelle a été votre relation avec lui ?

G.P. – J’essaie toujours de mettre des opposants politiques dans mes films. Par exemple, dans La Sociale (film de 2016 consacré à la création de la Sécurité Sociale, ndlr), il y avait François Rebsamen (ministre du travail sous Hollande, maire PS de Dijon depuis 2001, ndlr) et des gens déterminés à détruire la Sécurité sociale. Dans mon premier film sorti au cinéma, Ma Mondialisation (2006), les personnages n’étaient que des patrons, dont un qui ressemblait à Bruno Bonnell. J’adore cette complexité. En l’occurrence, le personnage de Bruno Bonnell amène de la complexité : malgré son appartenance politique, il affiche une émotion sincère et une préoccupation qui, j’espère, est sincère aussi. J’essaie toujours de ne pas être trop à charge et d’être dans l’humain. La complexité d’un être humain ajoute de l’intérêt, elle engendre des réaction auxquelles on ne s’attend pas toujours.

Bruno Bonnell fait partie de ces personnages qui mettent du relief dans le film. Je lui suis très reconnaissant de sa participation – évidemment grâce à François puisqu’ils se côtoient à l’Assemblée nationale. ll n’y a pas eu de piège : Bonnell savait où il mettait les pieds et il a joué le jeu. Cette mission parlementaire lui a fait découvrir un quotidien, celui de ces femmes, dont il ne connaissait rien. Il a rencontré des personnes qu’il ne côtoie que très rarement. En cela il diffère de François, qui baigne là-dedans, qui connaît le quotidien de ces femmes et les textes de loi les concernant. On sent dans le film que le fait d’être en face de ces personnes le touche sincèrement et qu’il a envie de faire quelque chose. Notre relation, étonnamment, est plutôt bonne, mais il importe parfois de le mettre devant ses contradictions. Les bons sentiments ne suffisent pas : comment les traduire par une loi améliorant le quotidien de ces personnes ? Et là, hélas, on peut avoir à chercher une cohérence entre le discours et les actes, surtout lorsqu’on appartient à la majorité. Son camp lui a occasionné des déceptions, je pense qu’il espérait que les choses bougent plus et qu’il y a cru. Il se rend compte que c’est une affaire purement politicienne : puisque c’est en lien avec François Ruffin, LREM ne veut pas en entendre parler. Et puis, le monde des AVS n’est pas le monde de Macron.

Bonnell est quelqu’un de très avenant, il n’a pas peur de la provocation ni de la confrontation. C’est plutôt agréable. Ce n’est pas un Playmobil comme les autres députés LREM. Il se rend par ailleurs bien compte que participer à ce film lui donne aussi une visibilité que n’ont pas les 300 clones qui siègent à l’Assemblée. Je pense qu’il n’est pas dupe du rôle qu’il joue. François et moi, on ne prend personne en traître. Nous affichons la couleur et vient qui veut venir. Il n’y a pas de caméra cachée, pas de piège. Au final, Bruno Bonnell est très content du film.

Je ne juge pas, j’avais rencontré ce type de profils dans mon film avec les patrons (Ma Mondialisation, 2006). Le personnage principal était un gros patron, il a adoré le film et a acheté beaucoup de DVD pour les envoyer à ses clients. Dans les salles de cinéma, certains spectateurs ne l’ont pas apprécié mais justement, c’est toujours intéressant d’utiliser diverses grilles de lecture devant un film. Dans le cas de Bruno Bonnell, il s’agit vraiment de ça. La manière dont nous regardons un film, influencée par notre personnalité, notre milieu social, notre cercle de référence, n’est pas la même pour tous. C’est pour ça que je trouve intéressant de laisser les séquences telles quelles, afin que chacun puisse se faire son opinion.

LVSL – Avant d’en venir au film lui-même, il reste une dernière question incontournable : deux hommes qui réalisent un film qui s’appelle Debout les femmes, n’est-ce pas un peu gonflé ?

G.P. – C’est à la fois gonflé et désespérant. C’était plus difficile de trouver le titre que de faire le film. On savait bien qu’en choisissant « Debout les femmes », on allait s’attirer des ennuis. Mais cette expression, ce sont les femmes elles-mêmes qui la prononcent. Le titre a d’ailleurs été choisi par les AVS lors des premières projections, à l’unanimité, comme on le voit dans le film.

Mais certaines féministes ont mal réagi, parce que c’est un film réalisé par deux hommes – comme si nous donnions pour injonction aux femmes de se lever. C’est un film féministe, mais pour le savoir, il faut l’avoir vu. Ce titre a créé des remous inutiles. De toute façon, dès que François fait quelque chose, il y a toujours quelqu’un qui trouve à y redire. J’avais eu le même problème avec Jean-Luc Mélenchon (dans L’Insoumis, 2018, Gilles Perret filmait la campagne présidentielle du candidat de la France Insoumise, ndlr). Quand tu fais un film avec ce type de personnalités, tu sais que tu vas avoir des critiques. Mais c’est parfois un peu dur de voir des gens, dont certains que j’apprécie par ailleurs, s’en prendre à mon travail sans avoir vu le film. Nous sommes dans une période où tout le monde est tendu, où tout est prétexte à créer la polémique, et les réseaux sociaux n’arrangent rien.

Je comprends que les gens puissent réagir, mais je demande juste qu’ils regardent le film. Je trouve qu’on perd du temps à débattre sur une question très à la marge du réel contenu de ce documentaire. Quand j’ai fait un film sur le Conseil National de la Résistance (Les jours heureux, 2013), on m’avait reproché de n’y montrer que des hommes. Mais à cette époque, les femmes n’avaient même pas le droit de vote. Même réaction avec De mémoires d’ouvriers (2012), on n’y voyait que des hommes parce qu’on parlait d’une génération à majorité masculine d’ouvriers. Là, on fait un film sur des femmes précaires et on se fait quand même traiter de misogynes. Comme quoi, on ne peut pas satisfaire tout le monde. Mais je le répète : Debout les femmes est un film féministe.

LVSL – Parlons du film. À quoi ressemble la vie de « ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », pour reprendre les mots du Président de la République ?

G.P. – Ce sont des conditions de vie de personnes qui nous entourent, qu’on les connaisse personnellement ou non. Les auxiliaires de vie sociale (AVS), par exemple, ont de grandes amplitudes horaires : elles commencent tôt le matin pour lever les personnes âgées, leur ouvrir les volets, leur préparer le petit déjeuner, les habiller, les laver, et finissent tard le soir puisqu’il faut aussi les coucher. Elles sont soumises à des horaires extrêmement morcelées. Quand on a des revenus modestes, on ne rentre pas forcément chez soi pour manger, donc on attend deux ou trois heures dans sa voiture avec un sandwich, pour ensuite aller chez la prochaine personne que l’on doit aider. Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. C’est en dessous du SMIC parce qu’il y a très peu de contrats à plein temps, justement parce que ces horaires n’arrivent pas à coïncider sur ce type de contrat. Les heures de trajet ne sont parfois pas comprises. Ces femmes travaillent dans une diversité de structures d’accueil – du monde associatif ou du secteur privé, des municipalités et des départements –, ou elles sont directement embauchées par certaines familles. En conséquence, elles n’ont pas de statut et c’est un peu la loi de la jungle. On constate aussi une grande diversité de rémunérations entre les départements, puisque ce sont eux qui en ont la compétence. Ces femmes, souvent seules et peu diplômées, sont heureuses et fières de venir en aide aux personnes dépendantes, mais elles-mêmes vivent sous le seuil de pauvreté tout en travaillant dur. 

« Les salaires tournent autour de 700 ou 800 euros, avec des amplitudes horaires qui représentent une cinquantaine d’heures par semaine. »

Ce qui m’affole, c’est le nombre et le niveau de compétences qu’on exige d’elles. Non seulement elles ne gagnent même pas le SMIC, mais on leur demande de préparer des repas, de procéder aux toilettes de personnes âgées qu’il faut manipuler avec précaution, d’avoir des gestes presque médicaux. On leur confie également des tâches administratives, par exemple remplir des dossiers pour les assurances. L’éventail de compétences à avoir est énorme, le tout pour un salaire de misère à la fin du mois. Notre société ne manifeste que mépris pour ce type de métier. Ces femmes vivent à l’opposé du monde de Macron et de la « start-up nation », même si cela ne date bien sûr pas de ce mandat. 

Longtemps, ces métiers étaient occupés par des personnes de l’entourage familial : les enfants ou les femmes accomplissaient ces tâches gratuitement parce que c’était la tradition. Maintenant qu’elles sont rémunérées, on continue de leur donner des clopinettes, c’est franchement scandaleux et elles sont complètement légitimes à revendiquer davantage. De plus, à exercer des métiers mal rémunérés, avec une énorme amplitude horaire, ces femmes connaissent souvent des problèmes familiaux parce qu’il leur faut travailler les week-ends, tôt le matin, tard le soir. Cela entraîne par ailleurs un gros turn-over, ce qui ne satisfait pas grand monde : les personnes dépendantes préfèrent avoir toujours les mêmes intervenantes auprès d’elles, mais comment stabiliser quiconque dans ce type d’emplois, avec de telles conditions? Beaucoup de ces femmes essayent de trouver un autre travail mieux rémunéré, au cadre plus stable, moins loin. 

Il y a cependant des alternatives : la mairie communiste de Dieppe a essayé de stabiliser ces femmes dans leur emploi, en leur offrant un salaire et un nombre d’heures fixes. Elles ont le statut d’employées municipales, avec des plannings fixes, et ne sont plus de la main-d’œuvre corvéable à merci. On voit qu’on peut les inclure dans une communauté professionnelle, avec un vrai statut et un vrai revenu.

LVSL – La mission parlementaire s’achève avec une proposition de loi minimaliste, certes adoptée, mais vidée de sa substance par la majorité. Êtes-vous pessimiste pour la suite ?

G.P. – Il y a deux façons de voir les choses. On peut d’abord se sentir très pessimiste face au fonctionnement politique de l’Assemblée et de notre République aujourd’hui : on est dans une impuissance totale à changer quoi que ce soit quand on se trouve dans l’opposition. Ni le bon sens, ni même un infime niveau d’humanité, ne passe à travers le tamis de la majorité de la République en marche. Cela peut rendre très pessimiste. 

Mais on peut quand même espérer : plus on aborde ces questions, plus François dénonce les conditions de travail et de vie des femmes de ménage à l’Assemblée ou des AVS, plus les députés ont mauvaise conscience. Et ils n’aiment pas ça. Ils ne veulent pas encore les embaucher comme fonctionnaires ou améliorer leurs conditions salariales, mais ils n’aiment pas avoir mauvaise conscience. À force de brasser sur ces thématiques, des choses finissent par sortir. Tout d’un coup, 200 millions d’euros ont été lâchés aux aides à domicile pendant les négociations à l’Assemblée. Ce n’était pas une revendication des députés ou un amendement mais une enveloppe délivrée par l’État, via le Premier ministre et sur décision de Macron, pour ne pas passer pour des méchants. On peut penser que c’est très peu, mais cela fait quand même entre 20 et 30 euros supplémentaires par mois par AVS. Quand on a un salaire si bas, ce n’est pas négligeable. C’est toujours une question d’image. François et moi n’avons jamais été dupes de l’issue ; Bonnell, lui, était très optimiste au début puisqu’il est issu de la majorité. Pour nous, tant que Macron sera au pouvoir, il faut s’attendre au pire sur l’emploi. Le changement ne viendra pas d’eux. 

En fait, le film est né quand Bruno Bonnell est devenu le co-rapporteur de ce rapport parlementaire ; François l’a alors rencontré, le courant est passé, et il m’a expliqué en quoi consistait leur mission tout en sachant que ça ne mènerait à rien. On s’est dit qu’il y a avait peut-être un film un peu complexe et humoristique à faire. Au début j’étais réticent, je pensais que cela ne servait à rien de faire un film si rien ne se passait à l’Assemblée. Finalement, on a eu l’idée de finir le film de façon fictionnelle, où l’on fait croire qu’elles gagnent. Cela a donné cette assemblée des femmes, porteuse d’espoir à la fin du film. C’était une fierté et une joie d’avoir pu faire ça. Elles ont vécu quelque chose qu’elles ne sont pas près d’oublier. 

LVSL – Ces métiers du lien, tout comme d’autres emplois essentiels et mal payés, sont rarement évoqués dans les médias. À votre avis, cela s’explique-t-il par le mépris de classe ou le désintérêt des journalistes et éditorialistes ? Ou est-ce aussi parce que ces femmes se sentent illégitimes, voire ont peur de parler ?

G.P. – Il y a un mélange des deux. Le mépris de classe, que les médias ont affiché au sujet des Gilets jaunes, provient en partie du milieu social dont les journalistes sont issus et dans lequel ils vivent. Forcément, il y a une méconnaissance, une incompréhension. Ils évitent de parler de ce qu’ils ne connaissent pas ou de ce qu’ils n’ont pas envie de voir. De l’autre côté, quand on est rangé dans ces catégories, s’exprimer est difficile, d’autant plus quand on est une femme. Et il faut aussi se sentir légitime : quand, pendant des décennies, on te fait comprendre que, de toute façon, tu seras dans le bas de l’échelle sociale, que tu n’as pas ton mot à dire, et que tu devrais te satisfaire d’avoir un emploi, il est difficile de se sentir en droit de s’exprimer.

« Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. »

Du coup, quel bonheur de voir ces femmes prendre la parole ! Par exemple, la femme de ménage de l’Assemblée nationale, qui se cache la première fois qu’on filme, prend la parole avec assurance à la fin à la tribune de l’Assemblée. Pour moi, c’est un moment fort du film. Je tire une grande satisfaction de ce documentaire parce qu’il montre que tout être humain, quand on l’écoute, qu’on le reconnait, qu’on le met en confiance, est capable de se révéler. Il faut juste que le terreau autour soit propice : de l’écoute, un groupe et la force qui en découle. Le problème de ces professions-là, que l’on retrouvait chez les Gilets jaunes, c’est qu’elles sont pratiquées par des personnes qui travaillent seules. Ces femmes interviennent chez les personnes dépendantes sans appartenir à un groupe de travail ou de discussion ; leur solitude professionnelle entraîne un fatalisme et une acceptation de la situation.  En groupe, on se sent moins seul et plus fort. 

LVSL – Votre précédent film, J’veux du soleil, également aux côtés de François Ruffin, était centré sur les Gilets jaunes, dont la majorité était des « petites gens » précaires. Les femmes que vous avez rencontrées au cours de ce nouveau film ont-elles pris part à ce mouvement social inédit ?

G.P. – Je n’avais pas pensé à ça, mais c’est vrai qu’au moment des Gilets jaunes, beaucoup d’AVS ou des personnes travaillant dans le milieu de l’aide à la personne étaient mobilisées. Il y a avait beaucoup de personnes seules, qui travaillaient seules, et qui trouvaient dans le mouvement un espoir collectif. On a retrouvé cela durant ce film.

LVSL – Les cinémas ont été fermés pendant des mois pour des raisons sanitaires. En conséquence, le public et les réalisateurs se sont de plus en plus tournés vers les plateformes de streaming comme Netflix. Quel est votre regard sur cette situation ? Quel avenir dessine-t-elle pour le monde du cinéma ?

G.P. – Ça m’inquiète. La preuve : notre film a été bloqué et nous avons dû attendre des mois pour le sortir. Personnellement, je reste persuadé qu’il n’y a rien de mieux que de voir un film ensemble et de partager des émotions. Un film comme Debout les femmes mérite d’être vu sur grand écran, où l’émotion est plus forte. J’aime aller à la rencontre des spectateurs dans les salles. Je reste assez optimiste sur ça. 

Mais oui, un palier a été franchi, des habitudes ont été prises, et nous ne reviendrons pas dessus. Malgré tout, je pense quand même que beaucoup ressentent le besoin d’être ensemble. On a bien vu à quel point la société souffre de l’isolement, d’être chacun dans son coin, de devenir presque asocial. Il y a un besoin de voir des films ensemble. Je ne pense pas que ce soit la fin du cinéma. En revanche, c’est quand même la salle qui finance les films, avec la taxe du CNC, qui s’applique autant sur les blockbusters américains que sur les films français. Il va falloir réfléchir parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la VOD qui paie les films. Si on veut que les films vivent, il faut que les salles vivent. 

Je ne suis pas complètement pessimiste. Je suis comme tout le monde, triste de ne pas pouvoir aller au cinéma, alors qu’on a fait la démonstration qu’il n’y avait pas de contamination dans les salles. Je suis triste de l’arbitrage de ce gouvernement, mais pas surpris. Il y a eu un arbitrage purement subjectif, où l’on sert les vieux et les églises, au détriment des jeunes et de la culture. C’est un choix. Mais ce n’est pas forcément étonnant de la part du gouvernement, où la ministre de la Culture ne sert à rien, et où Castex et Macron sont à la barre. La cérémonie des Césars a tout de même offert quelques prises de position très belles, si l’on excepte le mépris de classe envers la prestation de Corinne Masiero.