Présidentielles : les Mexicains vont-ils “faire l’Histoire” ?

AMLO

Ce dimanche 1 juillet la gauche mexicaine s’apprête à “faire l’Histoire” après trente années de défaite aux élections présidentielles. “Faire l’Histoire”, c’est le slogan de la coalition menée par le Mouvement de Régénération Nationale, un mouvement progressiste et transversal dirigé par le candidat Andrés Manuel López Obrador. Il s’agit d’un événement majeur au Mexique, où le pouvoir exécutif joue un rôle déterminant dans la vie politique, et doit trouver un juste équilibre entre stabilité et démocratie. Néanmoins, un tel événement constituerait une victoire sur le tard pour le Mexique par rapport aux autres pays latino-américains, qui bien souvent en sont déjà au crépuscule de leurs expériences progressistes et populaires. Cette victoire pourrait-elle enclencher une nouvelle “vague rose” dans le continent latino-américain, à l’instar de l’élection d’Hugo Chavez en 1999 ? Où serait-elle plutôt la dernière vaguelette de celle-ci ? 


Un parcours éprouvant

Cette candidature est pour Andrés Manuel López Obrador (surnommé “AMLO” au Mexique) le sprint final d’une longue course d’endurance. Sa courte biographie politique commence en l’an 2000, où AMLO devient chef du gouvernement du District Fédéral de Mexico jusqu’en 2005. Il s’agit d’une responsabilité, Mexico étant la plus grande ville d’Amérique Latine et l’une des plus grandes du monde. Il est nommé 2eme meilleur maire du monde en 2004 par un classement organisé par des municipalités du monde entier. Mais quel est concrètement son bilan ?

Ses performance économique apparaissent comme plutôt mitigées. Sous son mandat, la croissance du PIB dans le District Fédéral connaît une hausse plus faible que sous ses adversaires (1,51%). Néanmoins, il parvient davantage qu’eux à réduire le taux de chômage, qui tombe à 4,25%. De plus, il se montre le maire plus attractif pour les investisseurs, qui ont déboursé dans la ville de Mexico la somme de 6.226 millions de dollars durant son mandat ; un chiffre qui n’est pas anodin, puisque l’une des principales critiques adressées à la gauche mexicaine est justement de ne pas être crédible quant à la gestion des budgets. Mais là c’est sur le terrain de la sécurité qu’AMLO possède son bilan le plus positif. Le taux d’homicides passe de 9,47 à 8,03/100.000 habitants sous son mandat. Aucun de ses successeurs ne s’est montré capable de redescendre à ce chiffre. Le niveau de vols avec violence a également été largement réduit. C’est pour cette raison qu’AMLO a achevé son mandat comme le maire le plus apprécié du début du XXIème siècle dans une grande ville, avec un taux d’approbation de 76%. [1]

Ce bilan lui permet de se présenter aux élections présidentielles de 2006. Sa popularité croissante lui vaut la persécution politique du Président Vicente Fox, qui était en faveur du successeur à la tête de son parti (PAN) Felipe Calderon. Fox s’est attaqué à l’immunité juridique d’AMLO sur la base de la construction “illégale” d’une rue qui donnait accès à un hôpital, annulant sa candidature à l’élection présidentielle à cause d’une affaire judiciaire. Un geste qui a été perçu comme arbitraire, dans la mesure où le Parlement venait de d’accorder son pardon au parti au pouvoir dans le cadre d’une gigantesque affaire de financement électoral illégal (l’affaire “Pemexgate”). Mais au lieu de le neutraliser, Fox avait fait d’AMLO un martyr, et entraîné une grande perte de crédibilité pour son gouvernement. Le tribunal a fini par rejeter l’accusation, et AMLO a pu mener sa candidature.

Dans ce contexte, Fox a été obligé de déclarer officiellement qu’il n’empêcherait personne d’accéder au poste de Président de la République mexicaine. Suite à cette annonce, AMLO a frappé un grand coup médiatique en rassemblant 1 million de personnes à Mexico. Dans son discours, il se présentait comme en rupture face aux deux partis qui se partageaient alors le pouvoir au Mexique : le PAN et le PRI. L’appareil de ce parti décida de contre-attaquer avec une technique devenue familière : assimiler le projet d’AMLP au Venezuela d’Hugo Chavez. Cette campagne, basée sur la peur, a permis au conservateur Felipe Calderón de gagner l’élection présidentielle, à 0.7% près. AMLO a qualifié l’élection de frauduleuse, et s’est proclamé “Président légitime” du Mexique ; malgré cette défaite, il était parvenu à crédibiliser son image de victime des deux partis de l’establishment, et à se présenter comme la seule option viable pour un vrai changement au Mexique. Cette image, qui n’a pas non plus été suffisamment prégnante à l’élection suivante (2012), est aujourd’hui l’ingrédient fondamental de sa probable victoire le 1er juillet.

Idéal-type de la gauche latino-américaine

Si AMLO n’est ni Fidel Castro, ni Húgo Chávez, on ne peut nier son ancragé dans le profil politique de la gauche latino-américaine. Comme Evo Morales et Rafael Correa [président de Bolivie depuis 2006, et président d’Equateur entre 2007 et 2017], il a transformé son mouvement politique en un véritable parti politique basé sur la participation des militants, autorisant l’inclusion des couches les plus modestes du Mexique. à l’instar de Jose Mujica [ex-président de l’Uruguay, connu pour sa sobriété et sa simplicité], il s’est forgé une image de dirigeant politique modeste, refusant le luxe ambiant de la classe politique; il refuse de vivre dans le palais présidentiel de Los Pinos, et souhaite vendre son avion officiel qui coûte plus de 350 millions de dollars. Il a été jusqu’à déclarer qu’il refuserait d’être accompagné par des gardes du corps lorsqu’il se déplacerait au Mexique – l’un des pays les plus dangereux du monde en terme de criminalité. Enfin, comme Hugo Chavez, AMLO propose de rythmer son mandat par une série de référendums, afin que son gouvernement soit légitimé en permanence par un plébiscite, ou révoqué.

Surtout, le point commun du mouvement d’AMLO avec les expériences progressistes latino-américaines est la centralité du “peuple” comme acteur politique, identité transversale et moteur de l’histoire nationale. AMLO refuse le clivage “gauche-droite”, et lui préfère le clivage “peuple-élite, qu’il qualifie de “mafia du pouvoir”. Cette élite a profité de l’orthodoxie néo-libérale du système économique mexicain et des privatisations massives opérées depuis des décennies, qui étaient censées faire ruisseler les richesses du haut vers le bas, sur le modèle d’une fontaine; le jet d’eau s’est stabilisé, et les classes populaires ont senti que celui-ci ne les approvisionnerait pas comme prévu. Ces réformes néolibérales avaient constitué une rupture avec le système précédent, où les classes populaires étaient incluses, même de manière superficielle, grâce à un Etat autoritaire, mais corporatiste et interventionniste. Ainsi, AMLO souhaite rendre au peuple son identité d’acteur central de la politique.

Comme ses partenaires au Sud, AMLO joue de la mythologie nationale pour solidifier son soutien populaire et souligner l’importance du peuple comme acteur historique. Il déclare que présidence constituera la quatrième grande transformation du Mexique après l’Indépendance, la Réforme (où l’Etat mexicain s’est mis en place) puis la Révolution de 1910. Il se compare aux “grands hommes” de ces périodes: Miguel Hidalgo, Francisco Madero et Lazaro Cárdenas. à l’inverse, il assimile le néo-libéralisme au porfiriato, la période dictatoriale oligarchique et libérale contre laquelle s’organisa la Révolution de 1910. Le discours d’AMLO est en outre chargé de messianisme : son projet politique ne serait finalement qu’une nécessité historique à laquelle il donne simplement un visage.

Pourquoi maintenant?

Comment peut-on expliquer que ce moment historique se présente quand les mouvements progressistes refluent en Amérique latine, et que le Mexique est entré dans un cycle néolibéral qu’il lui semble difficile de terminer ? Le Mexique a signé en 1994 le NAFTA, traité de libre-échange avec les Etats-Unis et le Canada, qui a accru sa dépendance à l’égard de son voisin du nord. Cette ouverture totale au libre marché, accompagnée d’une vague massive de privatisations, semblait condamner à la faillite tout projet politique non libéral.

Les choses ont cependant changé. La Maison Blanche est aujourd’hui occupée par un président sceptique à l’égard du libre-échange, qui inclut la renégociation du NAFTA dans son agenda de protectionnisme économique. Cela impliquerait pour le gouvernement mexicain de diversifier ses partenaires commerciaux, ou de dynamiser son marché intérieur – deux thèmes présents dans le programme d’AMLO. Il faut ajouter à cela que la corruption a atteint dans ce dernier cycle libéral un niveau dramatique. Lors des 13 dernières années, le Mexique est passé du 116eme pays le plus corrompu au monde au 45eme dans les classements de l’ONU. Les affaires de corruption au sein de la famille de l’actuel Président Peña Nieto ont achevé de briser le lien qui unissait encore la population aux partis traditionnels. Le programme d’AMLO, centré sur une lutte contre la corruption, trouve dans ce contexte un terreau privilégié.

La crise migratoire entre le Mexique et les Etats-Unis, qui a été récemment illustrée par des images dramatiques de séparations familiales, demande une réponse imminente. Enfin, la lutte contre la criminalité est devenue un thème central de la vie politique mexicaine, un sujet sur lequel AMLO s’est illustré en tant que gouverneur du District Fédéral de Mexico. L’année 2017 est la plus violente de l’histoire récente du pays, et la politique répressive des forces publiques mexicaines apparaissent comme de moins en moins crédibles : elle ignore les causes structurelles de la criminalité, parmi lesquelles on trouve la pauvreté et les inégalités. La lutte contre celle-ci n’est possible qu’avec une emprise accrue de l’Etat sur l’économie et une politique de redistribution des richesses – une ligne directrice que l’on retrouve dans le programme d’AMLO.

Résultat de ces problèmes non résolus : aujourd’hui 79% des Mexicains estiment que leur pays va dans la mauvaise direction.

Un pied dans le statu quo

Le projet d’AMLO sera certainement plus complexe à mettre en place qu’à théoriser. Afin de ne pas diviser son électorat, AMLO a décidé de ne pas se prononcer sur une série de questions qui préoccupent principalement les jeunes et les classes moyennes : l’avortement, le mariage gay (“mariage égalitaire” au Mexique) ou la transition vers un nouveau modèle énergétique seront soumis à des consultations populaires. Cela permet à AMLO de mettre l’accent sur la lutte contre la corruption comme point central de son programme politique. Celui-ci se caractérise par son caractère hétéroclite. En effet, AMLO a voulu inclure tellement de secteurs dans son mouvement politique qu’il risque de se mettre lui-même en difficulté. Plusieurs électeurs ont été alarmés par l’incorporation de grands entrepreneurs, anciens militants du PRI et du PAN ainsi que de personnalités soupçonnées de corruption.

Un autre sujet polémique concerne la fiscalité : comment AMLO pourra-t-il réaliser son programme de restructuration économique sans augmenter les impôts ? Sous pression du discours orthodoxe dominant, AMLO s’est engagé à ne pas augmenter la pression fiscale qui est aujourd’hui celle du Mexique (elle est déjà inférieure à moyenne latino-américaine). Afin de financer son budget, AMLO compte sur deux mesures. Premièrement, une lutte acharnée contre la corruption, les surcoûts et les détournements de fonds publics ; celle-ci pourrait rapporter entre 300 et 500 millions de pesos. Deuxièmement, AMLO défend un plan “d’austérité républicaine” consistant à réduire les salaires, pensions à vie et autres privilèges des hauts fonctionnaires mexicains, qui comptent au nombre des mieux payés au monde. L’opposition estime que ces deux mesures ne suffiront pas à financer son budget, et une partie de l’électorat s’en inquiète.

Vers une nouvelle hégémonie?

La “quatrième grande transformation” martelée par AMLO ne prend donc pas en compte toute une série d’enjeux sociaux. On lui reproche ainsi de se focaliser excessivement sur la corruption, au point d’éluder les autres questions ; mais c’est sur ce point consensuel qu’il estime pouvoir traiter l’autre problème majeur duquel découle l’immigration et la criminalité : l’inégalité.

Assistons-nous à l’ouverture d’un nouveau cycle politique pour le Mexique ? L’opportunité unique de changement que présente cette candidature pourrait être son élément déclencheur. Mais l’histoire n’est pas mécanique. Sur les épaules d’AMLO pèse la lourde responsabilité de garantir le sérieux et la crédibilité de la gauche après trente ans d’hégémonie néolibérale. Les réformes que Lopez Obrador souhaite entreprendre nécessiteront six années d’action politique pour aboutir. Il sera donc incapable d’imposer une nouvelle hégémonie en un seul mandat présidentiel ; charge à lui de convaincre qu’il s’agit d’un projet viable et positif pour le Mexique.

Assisterait-on à l’émergence d’une seconde “vague rose” en Amérique Latine, semblable à celle qu’Hugo Chavez a initié en 1999 ? Celle-ci trouverait une autre composante dans le projet de Gustavo Petro en Colombie. Il ne faut pas pour cela considérer la “vague rose” comme un moment chronologique dans l’histoire de l’ensemble de l’Amérique latine, mais comme une étape de rupture avec le néolibéralisme qui se décline dans chaque pays. L’heure a-t-elle sonné pour le Mexique ?

[1] On peut retrouver toutes ces données sur ce lien : https://goo.gl/EPLD2P

Crédits:

© https://www.libertaddigital.news/internacionales/el-emotivo-discurso-de-andres-manuel-lopez-obrador-que-debes-escuchar/

« Le concept de “peuple” peut être utile pour radicaliser la démocratie » – Entretien avec Javier Franzé

[Format long] Javier Franzé est docteur en science politique et professeur à l’Université Complutense de Madrid où il enseigne l’histoire de la pensée politique européenne et latino-américaine. Au cours de cet entretien, il revient sur le concept de “populisme”, tel que théorisé par Ernesto Laclau, qu’il explicite (notamment à travers l’exemple du péronisme) tout en lui adressant des critiques (en particulier sur l’équation de Laclau qui consiste à envisager le populisme comme “l’activité politique par excellence” et l’institutionnalisme comme la “mort de la politique”). Cet entretien permet de s’éloigner de la vision dominante selon laquelle le populisme serait une pathologie de nos démocraties et permet de comprendre plus en profondeur la complexité et les ressorts de ce phénomène trop souvent caricaturé.

LVSL – En Europe, le populisme est régulièrement associé à la démagogie et à une pathologie démocratique de notre siècle. Pour certains théoriciens politiques, il représente plutôt une grille d’analyse pertinente pour appréhender des phénomènes politiques contemporains. C’est le cas du penseur argentin Ernesto Laclau, pour qui le populisme est avant tout une méthode de construction des identités politiques. Le populisme n’est-il donc pas, en lui-même, une idéologie ?

Je pense que la conception de Laclau permet de bien saisir ce qu’est le populisme. Par conséquent, et dans la lignée de ses travaux, il faut effectivement préciser d’emblée que le populisme n’est pas une idéologie. C’est une forme politique, une manière de représenter la problématique politique d’une société. Laclau oppose le populisme à l’institutionnalisme. Dans le premier cas, les problèmes politiques sont liés à la contradiction antagonique entre une minorité privilégiée et une majorité laissée pour compte – ce serait le populisme. Dans le second cas, ils peuvent être compris en termes de demandes individuelles qui seraient peu à peu absorbées par le système institutionnel – ce serait l’institutionnalisme. Néanmoins, il faut préciser que toute forme est également un contenu. Par conséquent, l’opposition peuple-pouvoir est elle-même déjà un contenu. Mais cette opposition ne suffit pas à définir une idéologie, dans la mesure où elle peut se décliner de nombreuses manières, parfois même contradictoires.

Cette conceptualisation “laclauienne” du populisme et de l’institutionnalisme comme deux modes de construction du politique pose néanmoins, selon moi, plusieurs problèmes. Le premier et principal problème réside dans le fait que Laclau assimile le populisme à la politique tout court et son opposé, l’institutionnalisme, à la mort de la politique. Je pense que l’idée de la mort de la politique entre en contradiction avec la conception même que Laclau a du politique, qu’il présente comme une ontologie de la dislocation produite par un antagonisme.

“Il faut préciser d’emblée que le populisme n’est pas une idéologie, c’est une forme politique, une manière de représenter la problématique politique d’une société.”

À mon sens, il faudrait, d’une part, penser l’institutionnalisme comme une manière ontique de dépolitiser l’ordre existant en le présentant comme un système de règles neutres, universelles, qui permettent l’inclusion de toute demande sociale. L’institutionnalisme masque le fait qu’il a des ennemis, qu’il est un ordre politique et que, par conséquent, comme tout ordre politique – y compris  la démocratie qui n’est pas, comme elle le prétend, un dépassement du conflit et de l’exclusion- , il exclut d’autres possibilités. D’autre part, je ne pense pas que l’on puisse dire que le populisme soit un synonyme de la politique tout court. Le populisme est une forme de construction de l’hégémonie.

Contrairement à ce qu’affirme Laclau, le populisme ne montre pas la contingence de la politique dans toutes ses dimensions. Le populisme explicite bel et bien l’antagonisme – et il faudrait ici étudier chaque cas historique en particulier – mais tend à le présenter comme l’opposition entre un Peuple, incarnation objective de la Patrie, et une Oligarchie, incarnation objective de l’Anti-patrie. Cette essentialisation des identités est incompatible avec la propre ontologie de Laclau. Cette dernière – tout particulièrement telle qu’elle est formulée dans Hégémonie et stratégie socialiste – me semble en revanche très pertinente pour comprendre la politique, sa contingence et son absence de fondement prédéterminé.

LVSL – En France, depuis l’avènement de Podemos, les débats autour du “populisme de gauche” ont pris une nouvelle ampleur. On a souvent l’impression que du populisme de Laclau et Mouffe est avant tout retenu la nécessité de “transversalité” et de mise au placard de l’axe droite-gauche. En bref, ce serait une simple opération de dépoussiérage marketing. Au nom de la construction d’une “chaîne d’équivalence”, on entend parfois de la part de personnes se revendiquant du populisme, la nécessité de laisser au second plan des combats tels que le féminisme ou les droits des minorités considérés comme subalternes et déconnectés du sens commun populaire. Les thèses populistes n’ont-elles pas précisément été élaborées en vue d’incorporer au projet socialiste les revendications post-matérialistes auxquelles la gauche marxiste était largement hermétique – féminisme, écologie, LGBT, etc – ?

Transversalité et axe gauche-droite ne sont pas incompatibles. Ici, je pense qu’il faut distinguer deux niveaux. Le premier, celui du clivage gauche-droite entendu dans un sens général et abstrait, comme la différence entre ceux qui privilégient l’égalité et ceux qui privilégient la liberté et l’ordre – selon le type de droite auquel on a affaire. Le second niveau, concret et particulier, celui des identités politiques dominantes dans chaque pays. En d’autres termes, les partis politiques réellement existants qui sont les protagonistes de ce conflit entre gauche et droite.

Laclau, selon son propre témoignage, reprend un enseignement clé de la théorie de la révolution permanente de Trotsky : il n’existe aucune revendication qui soit, essentiellement, de gauche ou de droite. Il existe en revanche des demandes diverses, que chacun des camps peut s’approprier à tout moment. Ce qui les définit comme de gauche ou de droite, c’est leur usage dans un contexte bien déterminé, dans la lutte pour la construction d’une société plus égalitaire, plus “libre” ou plus “ordonnée”. On a là une clé de compréhension de la fluidité du politique. Cela nous permet d’éviter de moraliser l’analyse à travers des affirmations du type : “la droite ne croit pas réellement en l’égalité hommes/femmes, elle est opportuniste et cherche à nous tromper”. Ce sont des affirmations qui n’identifient pas ce qui est réellement en jeu dans le combat politique : les effets qu’ont les pratiques, et non les intentions personnelles des acteurs.

“L’hégémonie consiste en la capacité à attirer dans son camp interprétatif les demandes de l’adversaire.”

Cela étant dit, il me paraît difficile d’identifier une demande qui, située dans le contexte d’une action et d’un acteur politique déterminés, ne puisse être placée sur l’axe gauche-droite. Cela ne signifie pas pour autant que tout ce que fait la droite soit de droite, ni que tout ce que fait la gauche soit de gauche.

L’hégémonie consiste en la capacité à attirer dans son camp interprétatif les demandes de l’adversaire. Pour la gauche il s’agirait, par exemple, de ne pas écarter le sentiment d’appartenance à une communauté, souvent considéré, par définition, comme réactionnaire. Cela reviendrait en effet à essentialiser la demande sans envisager l’usage alternatif qu’il est possible d’en faire, qui pourrait consister à la re-signifier en faisant primer la coopération et la co-responsabilité de l’ensemble de la communauté en vue de garantir le sort de ses membres. Par conséquent, l’hégémonie équivaut bien à la transversalité, mais je pense que celle-ci conserve toujours un caractère prédominant de gauche ou de droite. En Espagne, Podemos a contesté l’axe gauche-droite sans distinguer le niveau général-abstrait du niveau concret-particulier, afin d’accentuer sa critique du bipartisme dominant. Cette stratégie était guidée par un intérêt politique immédiat. Mais dans le même temps, en termes analytiques, on peut affirmer que Podemos a déployé cette stratégie par le biais d’un discours que l’on peut fondamentalement qualifier de “populiste de gauche”. L’hégémonie n’est pas une juxtaposition de demandes particulières, elle prend forme lorsque le tout est plus que la somme des parties. Dans le cas du péronisme en Argentine, par exemple, toute demande particulière, sectorielle, était traduite et mise en avant en termes de justice sociale et de souveraineté économique.

LVSL – L’un des fondements de la théorie populiste repose sur la critique de l’essentialisme marxiste, qu’est ce que cela signifie ?

Fondamentalement, cela signifie que la société, ses acteurs, ses conflits et ses luttes sont une construction, ils ne sont pas dotés d’un sens pré-constitué, existant de façon latente dans la société elle-même. Dans cette vision constructiviste ou discursive du social et du politique, il n’est pas vrai que “l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes” entendue comme un conflit inhérent a priori à toute communauté. Cette vision constructiviste n’adhère pas non plus à la vision libérale selon laquelle l’Homme est un être porteur de droits naturels, ou un maximisateur d’intérêts. Elle n’accepte pas plus la tradition conservatrice selon laquelle il existe un Être national en dehors duquel les sujets de cette communauté deviendraient des êtres artificiels. Nous pourrions continuer la liste.

Je dirais que le conflit central n’est pas entre populisme et marxisme, mais entre post-marxisme – la conception de Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste – et un marxisme “classique”, déterministe et matérialiste. L’histoire de cette confrontation n’est pas nouvelle. On retrouve ses prémisses chez Castioradis – sur le terrain du marxisme – et chez d’autres comme Sorel, Weber et Schmitt, dans d’autres courants de pensées. Weber est un grand oublié du post-marxisme mais, selon moi, sa conception de la politique comme lutte pour des valeurs non fondées en soi est l’une des prémisses du post-marxisme. Le problème se trouve peut-être dans le fait que les auteurs continuent de lire des œuvres qui s’inscrivent dans des champs délimités par l’idéologique, Weber serait ainsi “le Marx bourgeois”.

Laclau emploie cette conception post-marxiste, déjà développée dans Hégémonie et stratégie socialiste [1985], dans La Raison populiste [2005], mais moins systématiquement que dans le premier ouvrage. D’une part parce que dans Hégémonie et stratégie socialiste, le populisme n’est pas synonyme du politique tout court. Même si l’on acceptait cette idée émise par Laclau, il faudrait la confronter avec la réalité et avec le fait que les populismes réellement existants n’ont cessé d’essentialiser l’identité du peuple tout comme celle de l’oligarchie. D’autre part, parce que le populisme serait dans le meilleur des cas une manière d’exprimer une forme non essentialiste de comprendre le politique, mais pas l’unique forme existante. En ce sens, je pense que la place qu’occupent les luttes démocratiques et les luttes populaires dans Hégémonie et stratégie socialiste est beaucoup plus intéressante que celle qu’elles occupent dans La raison populiste. Dans Hégémonie, ces luttes représentent deux déclinaisons du conflit politique, alors que dans La raison populiste, les luttes populaires sont à la base d’un populisme synonyme d’hégémonie et de politique, et les luttes démocratiques sont le terreau de l’institutionnalisme en tant que forme non politique de l’ordre.

LVSL – Le terme de “discours” est également omniprésent dans le lexique d’Ernesto Laclau qui considère l’espace social comme un “espace discursif”. Sa théorie a été critiquée pour son éloignement de la réalité matérielle du monde social. La confusion provient certainement du fait que le terme de “discours” s’associe communément à celui de “langage”. Quelle définition Laclau donne-t-il à la notion de “discours” ?

Exact. La notion de discours a été, et continue d’être, mal comprise et réduite au linguistique. C’est-à-dire à ce qui est dit et à ce qui est écrit. Selon Laclau, le discursif c’est l’attribution de sens à ce que nous nommons habituellement des “faits”. Cette attribution de sens commence avec la construction même du “fait”, qui n’existe pas tel quel en dehors de notre perception cognitive. Nous voyons à travers des concepts. Il n’y a donc pas – comme le dit bien Bourdieu – une réalité externe qui serait séparée cognitivement du sujet de la connaissance et nous dévoilerait par elle-même sa vérité. Et le sens est relationnel : les choses n’ont pas de sens inhérent, ce sens est généré par la différenciation avec les autres.

“Les mots créent un monde, ils ont des effets performatifs parce qu’ils invitent à regarder (et regarder c’est déjà agir) le monde d’une certaine manière.”

Par exemple, il n’y a pas de façon objective de nommer le mur qui sépare Israël et la Palestine. La seule chose sur laquelle nous pourrions être d’accord c’est qu’il s’agit d’une construction matérielle d’une certaine dimension qui “divise” – et ce mot est déjà discutable, car l’on pourrait aussi bien dire “sépare” ou “exclut” – les deux communautés. Est-ce un mur, une barrière de sécurité, une construction mettant en place un apartheid ? Il faut décider, non pas politiquement, mais plutôt “scientifiquement”, de quoi il s’agit, et pouvoir l’argumenter. En bref, les mots créent un monde, ils ont des effets performatifs parce qu’ils invitent à regarder (et regarder c’est déjà agir) le monde d’une certaine manière, ce qui exclut d’autres manières de voir.

Mais j’aimerais également signaler que Laclau contribue, dans une large mesure, à cette réduction du concept de discours au linguistique. Lorsqu’il étudie les populismes, il réduit en général la production de sens à la parole du leader. En faisant cela, il exclut non seulement la réception du discours par les “destinataires”, mais aussi les formes extralinguistiques de production de sens, qui sont pourtant en politique – et peut-être particulièrement dans le cas du populisme – très pertinentes. Je pense à l’usage des couleurs, au style graphique, au langage gestuel, au décor des mobilisations, ou de l’espace approprié. Tout cela signifie également, donne du sens, mais n’est pas analysé par Laclau qui se contente de le déduire de la réponse des destinataires en termes de mobilisation et de vote en faveur du leader. Il passe à côté de nombreux signifiants qui proviennent de divers énonciateurs.

LVSL – Il est souvent reproché au populisme la place trop importante accordée au “leader”. Pour Laclau et Mouffe le leader occupe une place centrale dans la logique populiste, il a d’abord pour fonction de représenter et non de diriger. Pouvez-vous revenir sur la place accordée au leader par les populismes de gauche latino-américains ? Est-il le produit d’une “négociation entre représentants et représentés” (Torreblanca) ?

Je suis en désaccord avec les analyses qui considèrent que dans la théorie de Laclau le leader est une clé de sa compréhension de la logique populiste. Pour moi, dans la conception de Laclau, le leader peut finir par être le signifiant vide, mais il ne l’est pas nécessairement. Par exemple, dans le cas du péronisme, Perón est le signifiant vide, mais la “justice sociale” l’est également en tant que valeur qui condense toutes les demandes. De plus, dans tous les cas c’est un “émergent” parce que, selon Laclau, le populisme est avant tout un mouvement de bas en haut. En ce sens, c’est une négociation.

La relation entre populisme et démocratie est complexe. Je pense que Laclau la traite de manière peut-être un peu rapide quand il explique que le populisme est, en soi, démocratique. Bien sûr, il faut ici de déterminer dans quel sens le concept de démocratie est utilisé : dans son acceptation libérale, à savoir la limitation du pouvoir politique par la garantie des droits individuels, ou dans sa vision davantage rousseauiste, la volonté du peuple.

“Je ne vois pas comment un populisme de droite pourrait être démocratique alors qu’il restreint le demos en expulsant les immigrés.”

Si l’on estime qu’il existe un populisme de gauche et un autre de droite, et que la différence réside dans le fait que le premier agrandit le demos quand le second le restreint, même si les deux mettent l’accent sur la souveraineté populaire, je ne vois pas comment un populisme de droite pourrait être démocratique alors qu’il restreint le demos en expulsant les étrangers et les immigrés. D’un autre côté, un populisme de gauche n’est pas non plus nécessairement démocratique car même s’il amplifie le demos, il peut dans le même temps adopter des pratiques qui nuiraient à d’autres droits.

Je pense que l’élément le plus démocratisant du populisme réside dans son caractère anti-oligarchique. Surtout si l’on part du principe que les organisations et le pouvoir politique tendent – comme l’ont montré Mosca, Michels, Webber – à se concentrer dans les mains d’une minorité, et que ce phénomène ne dépend pas de leur idéologie mais de leur logique même de fonctionnement. Mais, ici encore, il faut souligner que tout populisme parce qu’il est anti-oligarchique n’est pas forcément démocratique. Le populisme est une forme politique, un “contenant”, dont il est nécessaire de connaître le “contenu” pour évaluer le caractère démocratisant. C’est une relation complexe, on le voit bien. Il me semble que le lien que tisse Laclau a priori entre populisme et démocratie est plus normatif qu’analytique.

LVSL – Dans un essai remarqué, Qu’est-ce que le populisme ?, Jan Werner Müller associe le populisme à l’antipluralisme. Pour Müller, la logique populiste est par essence antidémocratique car elle prétend qu’une partie (le populisme) puisse représenter un tout (un peuple homogène). Il voit dans la formule laclauienne “construire un peuple” un véritable danger pour la démocratie, et préfère lui substituer l’idée de “construire une majorité”. En quoi la notion de “peuple” est-elle utile pour “radicaliser la démocratie”?

Je n’ai pas lu l’essai de Müller mais la description que vous en faites contient les critiques qui sont habituellement adressées au populisme.

D’abord, pour Laclau, le fait qu’une partie doive représenter le tout n’est pas un trait exclusif du populisme. C’est le propre de la politique, c’est pourquoi la politique est synonyme d’hégémonie. Si l’on part de l’idée qu’il n’y a pas de valeurs objectives universelles et que le monde n’est pas guidé par un sens intrinsèque mais par le sens que les sujets lui donnent, alors il n’y a que différents points de vue en conflit. Nous sommes devant une “lutte de valeurs” ou un “retour du polythéisme”, dirait Max Weber. Puisque la politique crée et organise la vie en commun, il s’agit de prendre des décisions collectives à partir de positions et de points de vue divers, ce qui suppose au moins l’existence d’une base commune. C’est ce que permet l’hégémonie, qui consiste à faire voir aux autres (le tout) comme voit l’un (la partie).

Deuxièmement, le peuple populiste n’est pas homogène. Selon Laclau, le peuple équivaut à un ensemble de demandes qui, malgré leurs différences, se perçoivent comme similaires dans la mesure où elles sont unies par leur rejet commun de la minorité insensible qui frustre leurs aspirations – l’oligarchie, ceux d’en haut, le pouvoir, etc. Le peuple est un acteur construit en tension entre les différentes demandes qui conduisent à l’unité de l’action, mais les demandes n’en sont pas annulées pour autant. La diversité des demandes est l’exigence même de l’unité de l’action.

“Le peuple populiste n’est pas homogène. Selon Laclau, le peuple équivaut à un ensemble de demandes qui, malgré leurs différences, se perçoivent comme similaires dans la mesure où elles sont unies par leur rejet commun de la minorité insensible qui frustre leurs aspirations”

Cette vision selon laquelle seuls les populismes construisent une hégémonie et se dotent d’ennemis est un trait caractéristique de la pensée libérale issue des Lumières, et à laquelle une grande partie de la social-démocratie participe. Ma position à ce sujet est plutôt schmittienne : toute identité politique, toute volonté politique, tout ordre communautaire est possible parce qu’il définit et exclut un ennemi. La démocratie le fait également car, en tant qu’ordre politique, elle n’annuleni le conflit, ni la lutte, ni la violence (légitime). Et cela ne la rend pas moins démocratique pour autant. La démocratie n’est pas l’annulation du pouvoir, contrairement au discours que la démocratie tient sur elle-même.

Compris de cette manière, le concept de « peuple » – et contrairement à de nombreux populismes existants, mais aussi à la différence du libéralisme politique, qui s’auto-présente comme universel et sans ennemis, rationnel et tempéré – peut être utile pour radicaliser la démocratie dans la mesure où il assume sa contingence et son caractère construit, ce qui lui permet ainsi d’assumer la démocratie même et, en définitive, la contingence radicale de la politique. En ce sens, les concepts de “citoyenneté” du libéralisme et de “peuple” du populisme peuvent tout autant être politisés (lorsqu’ils sont compris comme une identité partielle et contingente qui assume la représentation du tout) que dépolitisés (compris comme une méta-identité essentialisée qui permet la coexistence de toutes les autres identités).

LVSL – Les mouvements populistes progressistes du XXIe siècle accordent une place cruciale à la notion de patrie. Comment expliquer cet engouement pour le “national-populaire”, que l’on retrouve d’Antonio Gramsci à Ernesto Laclau ? Dans quelle mesure cette tradition latino-américaine, construite en opposition à l’impérialisme américain, peut-elle être importée telle quelle en Europe ? En Europe, n’y a-t-il pas un risque de glisser vers une dérive xénophobe comme on l’observe par exemple avec le M5S en Italie ?

Le national-populaire, prédominant dans les sociétés oligarchiques, est une manière de placer le peuple au centre le Nation, en délogeant ainsi les élites qui occupaient jusqu’alors cette position. Cet empowerment est un héritage central du péronisme mais on le retrouve aussi dans les nouveaux populismes comme le chavisme ou l’expérience d’Evo Morales en Bolivie. Toutefois, étant donné que le populisme n’est pas synonyme de politique et qu’il n’est qu’une forme ontique du politique, il y a d’autres manières de parvenir à ce résultat : le chemin parcouru en Europe entre la fin du XIXe et le début du XXe est une manière non populiste de réaliser ce protagonisme populaire, grâce à la centralité de la classe ouvrière et de ses luttes contre la bourgeoisie industrielle.

Je n’aime pas généraliser et opposer “Europe” et “Amérique latine” parce que cette distinction est à l’origine de nombreux malentendus sur le populisme, ce qui explique le sens péjoratif qui lui est attribué lorsque certains le relient à des peuples “jeunes”, comme le seraient les peuples latino-américains, et non “matures”, comme le seraient les peuples européens. L’opposition entre ces deux sujets, “Europe” et “Amérique latine”, s’écroule dès lors qu’on rappelle que le populisme a une origine européenne (le qualunquisme italien, le boulangisme français, en plus du populisme russe et nord-américain, ou encore les populismes de droite contemporains en Europe). Les pays latino-américains ne sont pas le seul réservoir du populisme.

“Le national-populaire, prédominant dans les sociétés oligarchiques, est une manière de placer le peuple au centre de la Nation, en délogeant ainsi les élites qui occupaient jusqu’alors cette position. Cet empowerment est un héritage central du péronisme mais on le retrouve aussi dans les nouveaux populismes comme le chavisme ou l’expérience d’Evo Morales en Bolivie.”

Je pense que la façon “européenne” d’atteindre cette centralité a plus à voir avec ce que Mouffe et Laclau, dans Hégémonie et stratégie socialiste, nommaient “luttes démocratiques” alors que le modèle latino-américain devrait plus être relié aux “luttes populaires” telles que définies dans cet ouvrage.

Le national-populaire en Europe ne revêt pas nécessairement un caractère xénophobe. Il peut l’être, mais comme il peut tout aussi bien l’être dans d’autres contextes. Dans des pays comme l’Espagne, du fait de la vigueur de la mémoire européenne des totalitarismes, le national-populaire peut renvoyer à l’autoritarisme et à la division du peuple entre les élus et les réprouvés. C’est la raison pour laquelle je pense que l’usage du terme populisme dans le cadre de la lutte politique est, du moins à court terme, condamné à l’échec. Ce n’est peut être pas le cas en France ou en Italie. Mais il en est ainsi en Espagne, car la démocratie y est associée au consensus, à l’évitement de la Guerre Civile et du déchirement fratricide, ainsi qu’au “progrès de la modernisation”. C’est pour cela que je pense qu’un parti de transformation doit opter pour un type de lutte tel que présenté dans Hégémonie et stratégie socialiste : une articulation de différentes demandes relativement autonomes en vue de la radicalisation de la démocratie. Dans le contexte espagnol, je ne suis pas certain que pointer du doigt les élites soit perçu aux yeux de la société comme un approfondissement de la démocratie.

LVSL – Le populisme est-il irréductiblement lié à la nation, ne peut-il pas s’inscrire dans une forme d’internationalisme ?

Le populisme n’est pas nécessairement lié à la nation, il n’est pas non plus nécessairement lié à l’international, si l’on entend par international quelque chose d’universel, car il serait alors dépourvu d’ennemi. Mais cet ennemi, ces élites, peuvent être identifiées comme globales ou transnationales : dans ce cas, le peuple représente un demos transnational, mais il aura toujours une dimension communautaire (l’espace européen par exemple). En définitive, ce qui est indispensable c’est la présence d’un “autre”, un ennemi, lié à un espace politique commun, national ou supranational mais communautaire, comme l’espace européen, à l’intérieur duquel se trace une frontière politique.

LVSL – Le concept de “chaîne des équivalences” est central dans les thèses populistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. En quoi la constitution de la chaîne des équivalences se distingue-t-elle de la simple addition des revendications ou de la convergence des luttes ?

La constitution de la chaîne d’équivalences se distingue de la convergence des luttes parce que le tout n’est pas équivalent à la somme des parties. Le tout transforme les parties dans leurs formes originelles. Le populisme n’est pas une juxtaposition d’acteurs dont la constitution inclurait une “tâche historique” à réaliser, une bannière fixe et prédéterminée. Toute hégémonie repose sur la construction d’un sujet nouveau. C’est pourquoi la politique n’est autre que la construction d’acteurs. Cette idée de construction est pertinente pour analyser la densité historique de toute hégémonie, car l’hégémonie ne se résume pas à gagner une élection, contrairement à ce que laisse entendre l’usage généralisé du concept dans le champ médiatique et politique.

LVSL – La construction d’une identité populaire repose en grande partie sur une tension entre le particulier et l’universel, à travers le moment où une demande particulière devient aussi le signifiant d’une universalité plus large. Avez-vous en tête des exemples à même d’illustrer ce processus d’universalisation ?

En Espagne, par exemple, la Transition à la démocratie est parvenue à construire une identité hégémonique, un peuple, à travers des signifiants comme “modernisation”, “dialogue”, “Europe”, “consensus”. Le moderne, ou la modernisation, représentaient l’idée que les Espagnols allaient enfin commencer à vivre comme les Européens, qu’ils cesseraient d’être une exception en Europe, une périphérie de celle-ci, mais qu’ils en deviendraient membres de plein droit, surtout sur le plan symbolique bien entendu.

“En Espagne, par exemple, la Transition à la démocratie est parvenue à construire une identité hégémonique, un peuple, à travers des signifiants comme “modernisation”, “dialogue”, “Europe”, “consensus”. Le moderne ou la modernisation représentaient l’idée que les Espagnols allaient enfin commencer à vivre comme les Européens.”

En Argentine, le retour de la démocratie en 1983, après la dictature militaire de 1976, s’est aussi accompagné de la construction d’une nouvelle identité politique, élaborée difficilement dans les premières années avant de finalement se généraliser. Cette identité politique s’est cristallisée autour du “Plus jamais ça”, à travers l’idée que les droits de l’homme constituaient la base légitime et primordiale de la démocratie. C’était là un changement vis-à-vis de la culture politique qui prévalait jusqu’alors. Car, au fond, les droits de l’homme ont un contenu politique inéluctablement libéral. Or, en Argentine, la démocratie n’était pas considérée jusqu’alors comme un bien en soi, mais davantage comme un moyen en vue d’intérêts jugés supérieurs.

LVSL – L’observation du péronisme argentin a été décisive dans l’élaboration du dispositif théorique d’Ernesto Laclau. Le péronisme est-il l’archétype du populisme ?

Je pense que oui. Pour diverses raisons. Tout d’abord, en dépit de son hétérogénéité interne, tous les secteurs du péronisme érigent comme valeur centrale la justice sociale, et l’envisagent comme un dérivé de l’opposition peuple/oligarchie. Deuxièmement, le péronisme est un bon exemple de la persistance d’une identité qui ne dépend pas exclusivement de la figure du leader, mais qui découle également de la manière d’appréhender les problèmes politiques ainsi que la place du “peuple” dans leur résolution. Le péronisme démontre que le populisme n’est pas un gouvernement, ni une idéologie, ni même une base sociale ou un type de leadership, mais un “moment” – comme le dit Chantal Mouffe – un moment fluctuant qui apparaît et disparaît du discours d’un gouvernement, d’un mouvement ou d’une idéologie. Comme l’a montré Gerardo Aboy, le péronisme classique oscille entre l’idée que les péronistes sont les seuls authentiques Argentins et l’idée que le péronisme incarne une certaine manière d’être Argentin et qu’il ne saurait, par conséquent, constituer un motif de division nationale. Il existe donc une tension entre le péronisme des “descamisados” [Ndlr : littéralement les “sans chemises” expression revendiquée par Eva et Juan Perón pour désigner les travailleurs, qui constituent le coeur de la nation argentine] et le péronisme en tant que communauté organisée. Le moment populiste correspond au premier, au péronisme des descamisados.

Un autre élément vaut la peine d’être analysé. Compte tenu de son caractère multiforme et polyphonique, on peut s’interroger sur le critère qui détermine quel est le discours qui représente et incarne l’ensemble du péronisme. En se centrant sur la parole du leader, je pense que Laclau répond à cette question de manière un peu simple. De nombreuses autres voix complètent celles du leader, aussi bien dans le “péronisme de palais” que dans celui qui s’exprime sur les places.

“Le péronisme démontre que le populisme n’est pas un gouvernement, ni une idéologie, ni même une base sociale ou un type de leadership, mais un “moment” fluctuant qui apparaît et disparaît du discours d’un gouvernement, d’un mouvement ou d’une idéologie.”

A l’époque de Perón, il y a toujours eu d’un côté une droite péroniste, syndicale et de tendance organiciste, dont l’objectif était la “communauté organisée”, comprise comme une forme de dépassement de la lutte partisane par le biais d’une répartition des fonctions entre capital et travail ; et de l’autre, surtout à partir des années 1960, une aile gauche qui entendait faire du péronisme une sorte de révolution nationale anti-impérialiste. En définitive, une sorte de populisme de droite et une sorte de populisme de gauche.

Si le populisme n’est pas un gouvernement, pourquoi la voix du leader l’incarnerait-elle exclusivement ? Alors que tous reconnaissaient le leadership incontesté de Perón, ses partisans ont élaboré des discours qui lui disputaient la signification même du péronisme. C’est le cas par exemple des Montoneros, qui se percevaient comme les “soldats de Perón” et comme l’avant-garde du mouvement. Cette question est abordée dans les textes classiques de Silvia Sigal et Eliseo Verón, Perón o muerte, et de Richard Gillespie, Soldados de Perón.

LVSL – Initialement, le péronisme représente une tentative de surmonter la lutte des classes afin de parvenir à un compromis capital/travail à même de garantir l’unité et l’indépendance de la nation argentine. C’est en tout cas l’objet du discours de Perón à la Bourse du commerce de Buenos Aires en 1944. Et c’est aussi l’une des principales critiques adressées depuis la gauche au populisme : l’évacuation des enjeux de la lutte des classes.

Il ne s’agit pas réellement de répondre à ces critiques car cela supposerait une prise de partie, il s’agit plutôt de voir si ces théories sont plausibles. Premièrement, je ne pense pas qu’il existe quelque chose comme “les problèmes réels de la lutte des classes”, et je souligne le “réel”. C’est une approche légitime, provenant du marxisme classique, mais que je ne partage pas. Je ne pense pas qu’il y ait de conflit inhérent au social, mais cela n’implique pas que quelque chose comme la “lutte des classes” ne puisse pas exister, dans le sens où des groupes sociaux peuvent effectivement s’auto-percevoir comme des “classes” et lutter contre d’autres groupes qu’ils perçoivent également comme des “classes”. Bourdieu rappelle que la lutte des classes existe à partir du moment où l’on commence à parler de cette lutte. Dans cette optique, il me paraît pertinent de se pencher sur le discours donné par Perón à la Bourse du commerce, quand il demande/prie les grands entrepreneurs et capitalistes qu’ils “donnent quelque chose aux travailleurs parce que sinon ils perdront tout, jusqu’à leurs oreilles”.

Ce discours est dominé par la perception selon laquelle la lutte des classes est à l’ordre du jour dans le monde et qu’en Argentine il faut anticiper ce “danger”, celui d’une révolution sociale des déshérités. D’ailleurs, les entrepreneurs ne prêtent pas beaucoup d’attention à Perón, ne voient pas un tel danger et cela serait – selon la thèse de Torre – le motif du retournement “ouvriériste” de Perón pour réaliser une mobilisation qui oblige les capitalistes à accepter un pacte social d’intégration des secteurs populaires. C’est, en bref, ce que signifiait historiquement le péronisme selon moi. L’incorporation depuis “le haut” du populaire et son empowerment comme nouveau noyau du national, au détriment de “l’oligarchie”. On retrouve dans cette tension (entre cet empowerment et le fait que ce dernier se fasse fondamentalement depuis “le haut”) une bonne partie des paradoxes et des difficultés d’interprétation du péronisme en tant qu’idéologie.

Je voulais ajouter que de la comparaison entre l’Argentine et l’Espagne (si nous acceptons que ce pays puisse représenter l’Europe), j’ai appris que les mouvements nationaux-populaires ont fini par avoir dans des pays comme l’Argentine, moins égalitaires que les pays européens, le même rôle historique que la social-démocratie en Europe. Je fais ici référence au travail qui consiste à tempérer le capitalisme sauvage et à construire une démocratie sociale impliquant un empowerment des secteurs populaires permettant qu’il ne puisse plus être possible de gouverner sans les prendre en considération. Plus encore, je devrais souligner que les nouveaux populismes latino-américains ont été encore plus cohérents dans leur lutte contre l’agenda néo-libéral que ne l’est la social-démocratie actuelle.

 

Entretien réalisé, et traduit de l’espagnol au français, par Laura Chazel et Vincent Dain.

 

 

 

Mai 68 : “sous les pavés, l’entreprise” ?

Le parcours de Daniel Cohn-Bendit serait-il symptomatique de l’héritage de Mai 68 ? Emmanuel Macron serait-il l’héritier direct des “événements de Mai”, ainsi qu’on a récemment pu le suggérer ? Ce mouvement contenait-il en son sein des germes de libéralisme ? C’est une interprétation courante de la contestation que Michel Albert, commissaire au Plan sous le gouvernement Raymond Barre, formulait en ces termes : sous les pavés, il y avait l’entreprise. Cette vision des événements de Mai, qui fait sourire lorsqu’elle est formulée en ces termes, n’est pas dénuée de toute pertinence. Si Mai 68 fut d’abord et avant tout une révolte sociale d’une ampleur inédite dirigée contre les inégalités sociales et les bas salaires, contre le capitalisme, le monde de l’entreprise et la société de consommation, force est de constater que “l’esprit de Mai” a été partiellement récupéré par ce qu’il était censé détruire. Ce que l’héritage de Mai 68 illustre avant tout, c’est finalement la formidable capacité du capitalisme à absorber sa contestation, à marchandiser son opposition, et en dernière instance à se nourrir des armes dirigées contre lui.


Cette interprétation des événements de Mai 68 est défendue aussi bien par des courants libéraux que par des marxistes orthodoxes. La désacralisation de l’Etat, la dévaluation symbolique des grands mythes républicains, la déconstruction des cadres sociaux existants, auraient eu pour conséquence l’extension du marché à toutes les sphères de la société. Mai 68 aurait plongé l’individu sans protection dans les eaux glacées de la consommation et la France dans la mer sans rivages de la mondialisation capitaliste. “L’esprit de Mai” aurait donc été le précurseur du nouvel esprit du capitalisme et Mai 68 n’aurait été, au fond, qu’une gigantesque fête étudiante, mobilisant les secteurs radicalisés de la bourgeoisie estudiantine en quête d’expériences novatrices, d’émancipation individuelle et de renouveau intellectuel. Une aspiration qui, une fois disparus les émois propres à la jeunesse, se serait prolongée en un irrépressible désir d’entreprendre – la consommation sans limites servant de substitut à la jouissance sans entraves.

Une grande fête étudiante ?

Reproduction d’une affiche de Mai 68.

D’aucuns, notamment parmi les analystes marxistes, distinguent un “Mai 68 ouvrier” d’un “Mai 68 étudiant”. Le premier aurait été le fruit de revendications sociales, et donné naissance à la contestation sociale la plus massive de l’histoire de France (7,5 millions de grévistes fin Mai – une dimension de l’événement systématiquement passée sous silence par l’historiographie libérale). Le second aurait été motivé par des considérations plus “bourgeoises”, hédonistes et individualistes : libération des contraintes individuelle, libéralisation de la vie sexuelle, etc… qui, en dernière instance, n’auraient pas été incompatibles avec le capitalisme sous sa forme néolibérale. Homo laborans d’un côté, homo festivus de l’autre. Quête de dignité à l’usine d’une part, course à l’adrénaline sur les barricades de l’autre. Hausse de salaires contre “jouissez sans entraves !“.

Si cette analyse n’est pas sans pertinence, il importe de la relativiser ; il faut pour cela distinguer l’événement lui-même de ses conséquences sur le long terme. En 1968, il semble en effet difficile de définir une frontière claire entre un “Mai ouvrier” et un “Mai étudiant”, tant les intrications entre les deux sont fortes.

“Ouvriers, étudiants, unis, nous vaincrons”. L’alliance de l’usine et de l’université, leitmotiv de Mai 68.

Dès les premières frondes étudiantes autour de la Sorbonne, début mai, on trouve de nombreux ouvriers arrêtés aux côtés des étudiants. L’appel à la grève générale lancé dans la foulée par les syndicats, le 13 mai, est une réplique à la répression policière du mouvement étudiant. Et dans les semaines qui suivent il est rare que les occupations d’usines effectuées tout au long des mois de mai et juin n’aient pas reçu un soutien, direct ou indirect, en provenance du mouvement étudiant. L’épisode de Boulogne-Billancourt, au cours duquel l’aide des étudiants a été repoussée par des ouvriers syndiqués, a trop souvent été monté en épingle ; dans son livre De grands soirs en petits matins, remarquable synthèse publiée en avril 2018 sur les événements de Mai 68, Ludivine Bantigny (Maîtresse de conférence en histoire contemporaine à l’Université de Rouen) montre de manière convaincante que si l’on considère l’ensemble des interactions entre grèves ouvrières et luttes étudiantes, il s’agit d’une exception et non de la règle. Il faut donc relativiser le gouffre que l’on dresse généralement entre le milieu étudiant et le milieu ouvrier de 1968. Il existait de nombreuses passerelles entre ces deux univers, dues à une culture marxiste commune et à un rejet commun du pouvoir gaullien.

“Sous les pavés, l’entreprise” ?

Prêter trop d’attention aux “anciens de 68” reconvertis en traders, néoconservateurs ou promoteurs du capitalisme branché est donc un obstacle à la compréhension de la matrice du mouvement étudiant de Mai 68. De même, se focaliser sur la naïveté de ces soixante-huitards qui pensaient prendre le Palais d’Hiver en occupant la Sorbonne et mettre fin au capitalisme dans le Quartier Latin, le Petit livre rouge en main, ne permet pas de comprendre les causes profondes qui ont poussé des dizaines de milliers d’étudiants à se mobiliser avec autant de virulence en 1968 – souvent jusqu’à mettre en jeu leur avenir universitaire et professionnel.

Guy Debord

À la racine du mouvement étudiant, très fortement influencé par le marxisme sous toutes ses déclinaisons (léniniste, maoïste, pro-soviétique, anti-soviétique, libertaire, situationniste…), on trouve la contestation du capitalisme de l’ère gaullienne, mais aussi le questionnement radical d’une société de consommation et de production en perte de sens. Cette dernière est le leitmotiv des “situationnistes”, dont l’influence dépasse très largement les mouvements qui s’en sont réclamés. La Société du spectacle de Guy Debord, ainsi que certains pamphlets (De la misère en milieu étudiant) ont connu une large diffusion au sein du mouvement étudiant bien avant le mois de mai 1968 ; ils sont l’expression d’un malaise croissant au sein de la société française. Ces textes dénoncent la métamorphose des individus en “consommateurs malléables”, rouages de la machine capitaliste, réduits au rang de simples intermédiaires entre production et consommation de marchandises. “La misère réelle de la vie quotidienne étudiante trouve sa compensation immédiate, fantastique, dans son principal opium: la marchandise culturelle”, peut-on lire dans De la misère et milieu étudiant. Ce pamphlet pointe du doigt l’empire croissant de la publicité, accusée de créer des “pseudo-besoins et désirs” qui condamnent les individus à ne jouir que d’un bonheur factice et perpétuellement frustré. Loin de libérer l’homme du besoin, la consommation ne fait que le rendre encore plus dépendant du système économique dominant ; elle produit une nouvelle classe d’esclaves de la marchandise, dont les chaînes se renforcent et se parent de dorures au fur et à mesure que leur capacité à consommer s’accroît. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le mot d’ordre célèbre qui clôture De la misère en milieu étudiant : “vivre sans temps morts et jouir sans entraves” ; la libération du désir individuel est ici pensée comme une révolte face au conformisme promu par la société de consommation, un frémissement qui permet à l’individu de s’extraire du cycle infernal de la production et de la consommation.

Slogan de Mai 68

Le Mai 68 étudiant apparaît ainsi, à bien des égards, comme une réaction dirigée contre l’insignifiance de l’horizon réservé à la jeune génération : la consommation sans frein stimulée par une publicité qui connaît une croissance exponentielle sous l’ère gaullienne. C’est une forme de mécontentement que n’anticipaient aucunement les membres du gouvernement Pompidou, qui voyaient dans l’extension de la classe des consommateurs un facteur de progrès social, et non d’aliénation. Bernard Ducamin, conseiller gaulliste à l’Elysée, pris de court par les événements de Mai, constate : “notre société, en tant que collectivité humaine, a perdu sa finalité” ; la défense du franc et l’expansion économique, ajoute-il, ne peuvent être que de simples moyens : elles “ne sont pas des objectifs pour une société humaine”. C’est l’une des raisons pour lesquelles le mouvement de 68 a pu rencontrer, sinon l’approbation, du moins la sympathie de figures de premier plan de la hiérarchie catholique et du gaullisme. Parmi les premières on trouve François Marty, représentant de l’Assemblée des évêques de France, qui déclare le 23 mai 1968 : “beaucoup (…) ont manifesté qu’ils ne savent plus pourquoi ils travaillent, pourquoi ils vivent” ; il voit dans le mouvement une “critique de la société de consommation” et déclare : “nous-mêmes contestons une société qui néglige les profondes aspirations des hommes”. L‘écrivain catholique Jacques Noyer va jusqu’à écrire : “cette révolution est d’abord spirituelle”. Parmi les secondes figurent Emmanuel d’Astier de la Vigerie (l’auteur de la Complainte du partisan) et René Capitant, président de la Commission des lois, qui démissionne en déclarant : “je ne pardonnerai jamais aux ministres d’avoir fait huer de Gaulle par la rue !”. S’ils restent fidèles au Général, la révolte de 68 les interroge ; elle leur donne l’impression que le contrat social défini en 1945 par le Conseil National de la Résistance, qui avait pour vocation de refonder l’unité nationale autour de la justice sociale et de la souveraineté populaire, est en crise.

On voit donc à quel point il serait réducteur de considérer le “Mai 68 étudiant” comme un mouvement exclusivement “bourgeois”, individualiste ou hédoniste : il constitue précisément une protestation contre la culture bourgeoise, son absence d’horizon transcendant, son consumérisme lénifiant. On voit aussi combien il est problématique de voir dans “l’esprit de Mai” le précurseur de l’esprit du nouveau capitalisme. Le mot d’ordre qui domine au sein du mouvement étudiant est un rejet de l’injonction sociale – implicite ou explicite – qui domine la société française des années 1960 : zèle au travail, joie dans la consommation.

La marchandisation de la contestation

Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil ne sont-ils donc que des accidents de parcours ? Des renégats qui ont trahi “l’esprit de Mai” et vendu leurs convictions anti-capitalistes sur l’autel du néolibéralisme ? La réalité est plus complexe. Il s’agit ici de distinguer les événements de Mai 68 de leurs répercussions sur les décennies qui ont suivi. La dimension radicalement anti-capitaliste de Mai 68 est une chose. La récupération, l’incorporation, la marchandisation de la contestation soixante-huitarde par le capitalisme en est une autre.

Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze. Figures que l’on considère généralement (avec plus ou moins de rigueur) comme les héritiers intellectuels du “Mai 68 étudiant”.

Les acteurs du Mai 68 étudiant s’en sont pris à ce qui leur apparaissait comme les symboles les plus flagrants du capitalisme et de la société de consommation : le pouvoir gaullien, et par extension l’Etat français, la République, la nation, accusés de livrer la jeunesse à la loi d’airain du marché. C’est ainsi que l’on peut comprendre la frénésie qui s’est emparée des mouvements les plus radicaux dans leur volonté de désacraliser les pouvoirs institués, de déconstruire les mythes qui les fondaient, de mettre à bas les instances de socialisation qui dominaient alors – et ses relais dans le monde universitaire, que l’on a qualifié, sur un mode polémique, de “pensée 68”.

L’acmé de ces affrontements symboliques entre étudiants anti-gaullistes et partisans du Général, imprégnés des mythes résistantialistes, a eu lieu le 7 juin 1968. Dans une interview diffusée à la télévision, le Général de Gaulle effectue cette analogie stupéfiante : “Un de mes amis, en évoquant devant moi cette marée [la foule étudiante], un jour, évoquait aussi un tableau primitif, je m’en souviens, qui représentait une foule menée par les démons vers l’enfer, tandis qu’un pauvre ange lui montrait la direction opposée. Et de cette foule tous les poings étaient levés, non contre les démons, mais bel et bien contre l’ange”. Il ajoutait : “ce tableau pourrait être complété par un autre où l’on voit cette foule, au moment où elle va tomber dans le gouffre, s’arrachant aux démons malfaisants, et à la fin des fins courant vers l’ange”.

Détail du Jugement Dernier (Stefan Lochner, autour de 1435). Inspiration possible de l’analogie effectuée par le Général de Gaulle – qu’il a employée à d’autres occasions que Mai 68.

Ce rapprochement entre le Général de Gaulle et l’ange bienfaisant a été maintes fois moqué, caricaturé, ridiculisé. Cet épisode est symptomatique du changement d’époque qui s’annonce : le mythe résistantialiste s’effiloche, la République et son président perdent leur sacralité, la nation française n’est plus cette idole intouchable qu’il importe de défendre coûte que coûte.

Ironie de l’histoire : ces institutions et ces symboles, vus comme des suppôts du capitalisme, étaient bien souvent des freins à son expansion – ou plutôt, son expansion impliquait leur disparition. Et la libération du désir individuel, vue par les situationnistes comme une protestation contre la société de consommation, ne s’est pas avérée incompatible avec celle-ci. C’est la raison pour laquelle “l’esprit de Mai”, dirigé contre le libéralisme avec une virulence inouïe, s’est avéré si facilement soluble dans celui-ci. La désacralisation symbolique de l’Etat républicain a accompagné son démantèlement physique, entrepris par la nouvelle classe politique acquise au néolibéralisme à partir des années 80. Les attaques virulentes portées contre l’idée de nation et de frontières par les soixante-huitards se sont multipliées alors que les frontières réelles se dissolvaient progressivement dans le marché commun européen. La déconstruction de la légende gaullienne et des mythes républicains tombait à pic, au moment où il s’agissait d’écrire l’hagiographie de la construction européenne et de tresser des lauriers à la mondialisation. La critique tous azimut des groupes sociaux et politiques qui encadraient les individus, s’est avérée tout sauf incompatible avec le promotion de l’individualisme néolibéral. Les situationnistes voyaient dans la transgression permanente, “la satisfaction sans bornes”et “la multiplication infinie des désirs réels” une manière de se soustraire à l’emprise de la société de consommation – alors marquée par la pudibonderie propre à l’époque gaullienne ; on voit aisément combien la transgression permanente et la multiplication infinie des désirs sont des mots d’ordres récupérables par l’industrie du divertissement. Pensés comme un moyen de libérer les individus des chaînes de la consommation, ils peuvent aujourd’hui devenir des instruments pour renforcer celles-ci.

La télé-réalité : incarnation de l’insolence et de la transgression permanentes affichées par l’industrie du divertissement contemporain.

Mai 68 a donc accouché, contre son gré, d’un nouveau sujet historique : l’individu libre, émancipé et atomisé – parfaitement adapté au néolibéralisme. S’il est totalement faux de repeindre les soixante-huitards en aspirants entrepreneurs et consommateurs, il n’est pas inexact de dire qu’ils ont accompagné un mouvement qu’ils pensaient freiner. Et s’il est résolument erroné de postuler une harmonie préétablie entre l’esprit libertaire de Mai 68 et le libéralisme économique triomphant depuis, il n’est pas entièrement faux de dire qu’entre les deux peuvent parfois exister des affinités électives. Bien des acteurs du Mai 68 étudiant pensaient être dans le sens de l’Histoire, et n’avaient pas tort – simplement, c’était l’histoire de Fukuyama, et non celle de Karl Marx.

En cela, 1968 constitue l’anti-1789. La Révolution française a inauguré l’ère des nations, des mythes populistes et des épopées collectives. Les événements de Mai ont pavé la voie au règne de la subjectivité individuelle triomphante, du désir souverain et des self-made men

C’est l’une des raisons pour lesquelles l’anniversaire de Mai 68 n’a pas eu lieu en mai 2018. Les quelques tentatives marginales qui ont été faites pour singer “l’esprit de Mai” ont tourné à la farce. Mutiler la statue du Monument aux morts de l’Ecole Normale Supérieure avait quelque chose de subversif dans la France de 1968 ; inscrire quelques tags sur ce même Monument aux morts, cinquante ans plus tard, à l’heure où l’on a déjà déconstruit un nombre incalculable de fois le “roman national” et “l’idéologie française”, devient platement conformiste.

Le Monument aux Morts de l’ENS, tagué lors du blocus de la nuit du 2 au 3 mai 2018. Cinquante ans plus tôt, les soixante-huitards avaient arraché le bras de la statue de ce même monument. © Photographie personnelle.

Ce n’est pas un hasard si à l’heure actuelle, les mouvements de contestation au néolibéralisme tournent progressivement la page de l’héritage soixante-huitard. La désacralisation et le déconstruction systématique des pouvoirs institués, portée aux nues par les acteurs les plus radicaux de Mai 68, s’accommode très bien de la progression de l’empire du marché ; raison pour laquelle les mouvements contemporains opposés au néolibéralisme entreprennent au contraire un réinvestissement des symboles unificateurs autrefois honnis : la République, l’Etat, la nation. À l’individualisme triomphant, ces mêmes mouvements préfèrent désormais promouvoir un discours holiste qui met l’emphase sur la nécessité de liens sociaux et de liant entre les individus. L’individu libre et émancipé issu de Mai 68 est peu à peu remplacé par le peuple en quête de souveraineté comme sujet politique.

S’il est donc faux de dire que “sous les pavés” il y avait le monde de l’entreprise, ce n’est pas non plus sous les pavés de Mai que l’on trouvera aujourd’hui de quoi lui résister.

 

Pour aller plus loin :

  • Ludivine Bantigny, Mai 68, De grands soirs en petits matins. Synthèse toute récente sur Mai 68 (Avril 2018) d’une remarquable rigueur analytique.
  • Régis Debray, Mai 68, une contre-révolution réussie. Pamphlet au vitriol publié pour les dix ans de Mai 68, dont on ne peut qu’admirer la lucidité.
  • Patrick Rotman, Hervé Hamon, Génération. Excellente enquête sur les événements du Mai 68 étudiant, du point de vue des leaders étudiants, retranscrits sous une forme romanesque avec un respect rigoureux des faits historiques.
  • Guy Debord, La société du spectacle. Lire aussi De la misère en milieu étudiant. Ces deux textes permettent de comprendre l’influence des situationnistes sur Mai 68 et de saisir “l’esprit de Mai” dans toute son ambivalence.

 

Crédits photo (les images datant de 1968 et des années 70 sont dans le domaine public) :

© http://radiogatine.fr/mon-mai-68/

© http://chantsdeluttes.free.fr/mai68/pages68/liste-affiches.html

© http://www.revolutionpermanente.fr/Le-retour-du-mouvement-ouvrier

© http://www.bnf.fr/fr/evenements_et_culture/calendrier_expositions/f.debord.html

© http://kan-garou.blogg.org/societe-de-consommation-mai-1968-journal-l-enrage-a115999588

© https://culturezvous.com/roland-barthes-fragments-discours-amoureux/

© http://www.actu-philosophia.com/Michel-Foucault-Oeuvres

© https://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2014/10/08/derrida-le-courage-de-la-pensee_4502558_1655027.html

© http://oeuvresouvertes.net/spip.php?article3231

© https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Stefan_Lochner_-_Last_Judgement_-_circa_1435.jpg

© Photographie personnelle

« Nous assistons à une régression des normes internationales vers la sauvagerie » – Entretien avec Jean Ziegler

Jean Ziegler à Paris, mai 2018 © Vincent Plagniol pour LVSL

Jean Ziegler, sociologue et vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme aux Nations unies, est l’une des grandes figures de l’altermondialisme. Il dénonce inlassablement depuis les années 60 les conséquences du néo-colonialisme, puis du néolibéralisme sur les pays de l’hémisphère sud. Ex-conseiller de nombreux chefs d’État (Thomas Sankara, Hugo Chavez…), il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages traduits dans le monde entier. Son dernier livre, Le capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), sort en librairie le 3 mai. Il s’agit d’un dialogue imaginaire avec sa petite-fille, destiné à vulgariser ses analyses du système capitaliste et les voies qu’il propose pour le dépasser. Pour Jean Ziegler, il est minuit moins cinq : ou bien le capitalisme détruit l’humanité et la planète, ou bien c’est nous qui le détruisons. Le parcours de Jean Ziegler a fait l’objet d’un film réalisé par Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) sorti en salles le 18 avril.


LVSL – Le film de Nicolas Wadimoff (Jean Ziegler, l’optimisme de la volonté) retrace votre parcours politique. Il remonte aux années 60, époque où vous travailliez pour l’ONU au Congo, en proie à la guerre civile déclenchée par Mobutu. Vous avez consacré le reste de votre vie à dénoncer la politique prédatrice pratiquée par les ex-puissances coloniales et les grands groupes économiques et financiers dans les pays du Sud. Quel bilan tirez-vous de cette expérience ? Comment jugez-vous l’évolution de l’état du monde depuis cette époque ?

Jean Ziegler – Juger un demi-siècle d’évolution des rapports inter-étatiques et internationaux n’est pas simple. Les penseurs de l’école de Francfort – Adorno, Horkheimer, Benjamin – parlent d’une double histoire pour analyser le cours des événements et de la conscience humaine : d’une part, il y a la justice (et l’injustice) effectivement vécue ; ensuite, il y a ce que la conscience perçoit comme étant juste, ce qu’ils nomment l’eschatologie.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Du point de vue de la justice effectivement vécue, quelque chose s’est radicalement détérioré : la normativité internationale. Le droit international s’effiloche d’une façon incroyable. Je prends un exemple : je discutais récemment avec Peter Maurer, le président du comité international de la Croix Rouge. Il m’a rapporté que des ambulances et des hôpitaux avec le signe de la croix rouge ont été pris pour cibles et détruits. Ces hôpitaux et ces ambulances étaient des enclaves de paix, sous la protection du droit, censées être à l’abri des tirs de toutes les parties lors du conflit. C’est terminé : le droit international ne protège plus les hôpitaux, qui deviennent des cibles privilégiées. Les Américains ont bombardé récemment un hôpital clairement marqué “Médecins Sans Frontières », mais ce ne sont pas les seuls ; les Russes, les Iraniens et les Syriens privilégient les hôpitaux comme cibles, parce que cela crée des problèmes incroyables pour la partie adverse. La norme qui protégeait les acteurs humanitaires transnationaux a sombré.

C’est la même chose pour les attaques au gaz ; les armes au gaz ont été internationalement bannies par une convention, qui a été respectée de manière plus ou moins continue et permanente depuis cinquante ans : c’est terminé. Le gaz mortel – gaz sarin, gaz constitués à partir de chlore – est désormais toléré par les grandes puissances. Des tabous sont tombés. Le droit international public, les droits de l’homme, le droit international humanitaire s’effilochent. Il y a, de ce point de vue, une régression effrayante de la conscience collective. Toutes les conquêtes civilisationnelles que l’on a faites dans le droit lors des conflits refluent. C’est empiriquement vérifiable : on assiste à une régression vers la sauvagerie, à une éclipse de la raison pour reprendre l’expression du marxiste allemand Horkheimer, qui s’accélère et préoccupe beaucoup le nouveau secrétaire général des Nations unies, Antonio Guttierez.

Nous vivons dans un monde où, toutes les cinq secondes, un enfant meurt de faim ou de ses suites immédiates, selon le World Food Report de la FAO ; toutes les cinq secondes ! Le même World Food Report de la FAO, qui n’est contesté par personne, démontre que l’agriculture mondiale telle qu’elle est aujourd’hui pourrait nourrir sans problèmes (2,200 calories individuelles par jour) 12 milliards d’êtres humains, alors que nous ne sommes que 7,3 milliards pour l’instant : on pourrait presque nourrir normalement le double de la population mondiale actuelle si l’ordre du monde n’était pas cannibale et inégalitaire.

« Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a surtout une rupture symbolique »

Par contre sur le plan de l’eschatologie, sur le plan de ce que la conscience conçoit comme juste, de ce qu’elle voit ou veut comme utopies – Adorno parle de conscience adjugée – il y a des progrès formidables. Il y a encore cinquante ans, un ambassadeur américain au Conseil des droits de l’homme pouvait prétendre que la faim dans le monde est un phénomène naturel, qu’il est indépendant d’un ordre social quelconque ou d’une stratégie quelconque des oligarchies du capital financier mondialisé : elle est simplement là parce que le marché n’est pas assez ouvert. Aujourd’hui, tout le monde sait que la faim, ce massacre quotidien, ce scandale absolu, est faite de main d’homme, et peut être éliminée demain matin si on brise ses causes. Il suffirait par exemple d’interdire la spéculation boursière sur les aliments de base – le maïs, le blé et le riz, qui couvrent en temps normal 75% de la consommation mondiale – pour sauver des millions d’êtres humains en quelques mois.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Je vais prendre un autre exemple, celui du dumping agricole exercé par l’Union Européenne. L’Union Européenne possède une paysannerie très réduite par rapport au reste de la population – 3% –, mais qui est extraordinairement productive, à tel point qu’elle est en surproduction permanente. Cette surproduction est déversée sur les marchés africains. Sandaga, à Dakar, est le plus grand marché de l’Afrique occidentale ; vous pouvez y acheter des fruits espagnols, des légumes allemands ou grecs à la moitié ou au tiers du prix du produit africain équivalent. Quelques kilomètres plus loin, inondés par la surproduction européenne à bas prix, des milliers de paysans africains travaillent avec leurs femmes et leurs enfants, douze heures par jour sous un soleil brûlant, et n’ont pas la moindre chance d’obtenir un minimum vital. Il suffirait de mettre fin à ce dumping agricole pour sauver un nombre incalculable de vies.

Je prends un troisième exemple, celui de la dette extérieure. La dette cumulée des 120 pays dits du tiers-monde – moins les 5 des BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud – était de 3 100 milliards de dollars au 31 décembre dernier selon la Banque Mondiale. Des 54 pays africains, 37 sont des pays agricoles. Comme ils sont totalement endettés, ils n’ont pas un sou pour investir dans l’agriculture. Quand le Mali exporte du coton ou quand le Sénégal exporte des arachides, ce qu’ils gagnent en devises est directement consacré au paiement de la dette. En conséquence, la productivité agricole africaine est ridiculement basse. Dans les sept pays du Sahel, un hectare céréalier en temps normal donne 600 à 700 kilos de céréales. En Bretagne, c’est 10 000 kilos. Pas parce que le paysan breton est quinze fois plus savant, compétent ou travailleur que le paysan wolof ou bambara ; mais parce que ceux-ci n’ont ni irrigation, ni engrais minéraux, ni tractions, ni semences sélectionnées, ni crédits agricoles, etc… à cause de la dette.

Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. En septembre prochain, le ministre français des finances se rendra à l’Assemblée Générale du Fonds Monétaire International à Washington. Nous pouvons le forcer à agir en faveur des enfants mourants du Sahel plutôt que des banques créancières. C’est là toute l’absurdité : la Constitution de la République donne toutes les armes au peuple. La France est une grande et vivante démocratie, où les libertés publiques et les moyens d’actions sont des armes considérables dont nous disposons, et qu’il faut utiliser pour imposer ces réformes : désendettement du tiers-monde, abolition du dumping européen dans le domaine agricole, interdiction de la spéculation boursière sur les aliments de base… Il n’y a aucune impuissance en démocratie, c’est ce que je répète à chaque conférence ! C’est ce que je démontre aussi dans mon livre qui vient de paraître, Le capitalisme expliqué à ma petite fille  (en espérant qu’elle en verra la fin) (Seuil 2018).

LVSL – Vous évoquez une régression dans la normativité internationale. Donald Trump a été élu président des États-Unis il y a plus d’un an ; il remobilise une rhétorique qui semble inspirée de George W. Bush ou de Ronald Reagan et s’assoit régulièrement sur le droit international. Que vous inspire sa politique étrangère ?

Jean Ziegler – Donald Trump est très dangereux. Mais entre Donald Trump et Barack Obama, la rupture est surtout symbolique. Pour répondre à votre question je fais une parenthèse, qui me semble nécessaire. Ce qui est radicalement nouveau par rapport aux décennies précédentes, c’est cette dictature des oligarchies du capital financier mondialisé, dont je pense que Donald Trump est un simple exécutant. Je vous donne un seul exemple : selon la Banque Mondiale, les 500 plus puissantes sociétés transcontinentales privées, tous secteurs confondus, contrôlaient l’année dernière 52,8% du Produit Mondial Brut, c’est-à-dire toutes les richesses produites en une année sur la planète. Ces oligarchies ont un pouvoir comme jamais un pape, un empereur ou un roi n’en a eu par le passé. Elles échappent totalement à tout contrôle étatique, inter-étatique, syndical, parlementaire, et fonctionnent selon un seul critère : celui de la maximalisation du taux de profit dans le temps le plus court, à n’importe quel prix humain. La notion d’intérêt général leur est totalement étrangère. Ces oligarchies du capital financier mondialisé ont érigé une dictature qui surdétermine la politique des gouvernements des pays les plus puissants. La première chose que font Angela Merkel, Emmanuel Macron, Shinzo Abe, Donald Trump lorsqu’ils se lèvent – vers midi pour Trump, paraît-il ! –, c’est consulter l’état de la bourse, pour savoir quel est l’espace millimétré que leur laisse le capital financier pour agir. Entre Donald Trump et Barack Obama, il y a donc surtout une rupture symbolique. Les pires criminels de guerre que comptent les États-Unis étaient absents de l’entourage immédiat de Barack Obama, on les retrouve autour de Donald Trump. Mais la politique de ces deux présidents est surdéterminée par les mêmes causes. L’impunité des tortionnaires était restée totale sous Barack Obama, Guantanamo a continué à fonctionner pendant huit ans. Bagram, la plus grande prison militaire du monde, située dans le Nord de l’Afghanistan, continuait de fonctionner sous Barack Obama, et fonctionne encore. Face à ces crimes il reste la société civile, qui a fait des progrès incroyables depuis des décennies.

« La capacité normative de l’État national français disparaît comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de sa souveraineté est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational »

LVSL – Vous évoquez justement, dans vos ouvrages, un nouveau sujet historique : la société civile internationale. Vous critiquez la mondialisation capitaliste, mais vous vous réjouissez de cette globalisation des consciences. Quelle place doit selon vous occuper l’État-nation dans la résistance à cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?

Jean Ziegler – Jean-Pierre Chevènement pense que la solution réside dans la restauration de l’État national et de sa capacité normative, afin qu’il brise le pouvoir des sociétés multinationales et les puissances financières. C’est bien trop tard à mon avis. Je pense que c’est un vœu pieux. La capacité normative de l’État national français, sa souveraineté, disparaissent comme un bonhomme de neige au printemps. Chaque année, une partie de la souveraineté étatique est déléguée à l’Union Européenne – qui est surtout une instance de clearing au service du capital financier multinational. Je ne pense donc pas que la restauration de la force normative de l’État national soit possible.

Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante. Avez-vous déjà assisté à un forum social mondial ? C’est quelque chose de très impressionnant. La société civile internationale en train de naître est constituée d’Attac, qui lutte contre le capital financier spéculatif, de Greenpeace, qui défend les causes environnementales et protège ce qui nous reste de nature, de Via Campesia, syndicat de 121 millions de paysans, métayers et journaliers agricoles, du Honduras aux Philippines, d’Amnesty International contre l’arbitraire judiciaire et policier, de l’extraordinaire mouvement féministe qui se développe à échelle mondiale, etc. Cette multitude grandissante de mouvements sociaux n’ont pas beaucoup de points communs, ils n’obéissent pas à un État ni à une ligne de parti, leur seul moteur est l’impératif catégorique que chacun porte en nous (que Kant résume ainsi : “l’inhumanité infligée à l’autre détruit l’humanité qui réside en moi »). C’est ce qui caractérise constitutivement, originairement la conscience humaine, quelle que soit son expression culturelle, religieuse, etc. Celle-ci est une conscience de l’identité. Nous sommes le seul être vivant sur terre qui a une conscience de l’identité. Quand un chien voit un autre chien qui est battu, rien ne se passe, mais si un homme, quelle que soit son identité religieuse, culturelle, ethnique, ou son âge, voit un enfant martyrisé, quelque chose s’effondre en lui. Il se reconnaît immédiatement dans l’autre.

La conscience de l’identité est aujourd’hui bétonnée, recouverte par la folie néolibérale, qui veut nous faire croire que l’homme n’est plus sujet de son histoire, que les classes sociales ne sont plus les sujets de l’histoire, mais que c’est une main invisible du marché qui obéit à des lois naturelles et décide de la distribution des biens, etc. Pierre Bourdieu avait cette phrase : “le néolibéralisme est un obscurantisme nouveau, particulièrement dangereux, parce qu’il utilise la raison. Il est comme le SIDA : il détruit d’abord les forces immunitaires de la victime, puis il la tue ».

C’est totalement vrai. Regardez l’aliénation totale de la social-démocratie. J’ai été longtemps membre du conseil exécutif de l’Internationale socialiste. Je cite souvent cet exemple de Gerhard Schröder, élu chancelier à la tête de la troisième puissance économique mondiale en 1998. En l’an 2000, des grèves massives ont éclaté dans la Ruhr contre les délocalisations de l’industrie lourde allemande, qui étaient rentable, mais pas suffisamment pour les entreprises. Mais Schröder, qui est un homme chaleureux et intelligent, tout le contraire d’un bureaucrate, qui avait une majorité absolue (avec les Verts) au Bundestag, avait la conviction absolue qu’il ne pouvait rien faire à cause de la toute-puissance des forces du marché, alors qu’il avait à sa disposition tous les moyens législatifs ! L’aliénation de l’opinion publique est terrible. En Suisse par exemple, le peuple vote très souvent, et toujours contre ses intérêts : contre le salaire minimum, contre une nouvelle semaine de vacances, contre une augmentation de la retraite, etc. Quand Bourdieu compare le néolibéralisme au SIDA, il a raison : le SIDA détruit la victime en la persuadant qu’elle est impuissante.

LVSL – On pourrait vous objecter qu’en Amérique latine, ce processus est allé encore plus loin : le néolibéralisme a complètement détruit la capacité normative des États-nations. Pourtant, on a assisté à des processus parfois impressionnants de reconstruction de cette capacité normative des États nationaux, en Equateur ou en Bolivie (avec l’élection de Rafael Correa et d’Evo Morales)…

Jean Ziegler en compagnie du président bolivien Evo Morales © Postée sur le compte twitter d’Evo Morales

Jean Ziegler – C’est une bonne objection. Rafael Correa a été un grand président, mais les conquêtes sociales de l’État équatorien sont aujourd’hui détruites par l’actuel président, Lenin Moreno. Evo Morales a transformé son pays de manière très impressionnante, depuis sa victoire en 2006 jusqu’aujourd’hui ; il y a eu un réveil miraculeux de la conscience collective des Quechuas et des Aymaras, le MAS [Mouvement vers le Socialisme, le parti au pouvoir en Bolivie ndlr] n’est rien d’autre que l’assemblage de leurs pouvoirs traditionnels. Le Venezuela, sous Hugo Chavez, a progressé de manière remarquable. La résistance de Cuba, depuis plus d’un demi-siècle, est incroyable ; elle s’est déroulée dans les pires conditions. Quand on se promène sur le Malecon [grande avenue qui donne sur la mer à la Havane ndlr] par nuit claire, on aperçoit les lumières de Key West, archipel de la Floride – leur adversaire n’est qu’à une centaine de kilomètres ! Tout cela est donc impressionnant. Il y a des exceptions à la destruction de la capacité normative des États-nations. Mais je ne pense pas qu’il faille extrapoler à partir de ces exemples pour faire de l’État national l’acteur déterminant, et faire de sa conquête la priorité absolue. L’acteur déterminant, le nouveau sujet de l’histoire, c’est la société civile et sa mystérieuse fraternité de la nuit.

Le Malecon à la Havane, capitale cubaine. Les Etats-Unis se trouvent à moins de 200 kilomètres. © Vincent Ortiz pour LVSL.

“Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. Le poète Antonio Machado écrit : “caminante, no hay camino, se hace camino al andar” (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin)”

LVSL – En Europe, on observe plutôt une nationalisation des consciences qu’une mondialisation de celles-ci…

Jean Ziegler – Ce n’est pas par idéalisme que je dis tout cela – je déteste que l’on me prenne pour un idéaliste ! C’est l’observation empirique de l’histoire du monde. Jaurès écrit : “la route est bordée de cadavres, mais elle mène à la justice ». Au niveau de la conscience revendicatrice de la justice, il y a des progrès considérables. Mais tout peut rater. Ce réveil eschatologique que j’ai évoqué est contrecarré par l’apparition d’une nouvelle extrême-droite. Rien n’est gagné. L’AfD, constituée d’anciens nazis et de racistes qui attaquent les centres d’accueil des réfugiés, fait des scores inquiétants en Allemagne – 13% au Bundestag pour la première élection nationale à laquelle elle se présente ! Trump est librement élu président des États-Unis. Viktor Orban construit des murs pour empêcher des réfugiés d’entrer en Hongrie, et la Commission européenne laisse faire…

LVSL – Cette nationalisation des consciences ne produit pas seulement des mouvements d’extrême-droite, loin de là. Elle est extrêmement polymorphe. Elle produit tout et son contraire. On compte en Europe des mouvements politiques qui se revendiquent de la nation au sens de Charles Maurras, mais aussi, à l’inverse, de Robespierre… Que pensez-vous de ce réinvestissement de l’idée nationale par les forces progressistes, qui s’en servent pour combattre cette mondialisation néolibérale que vous dénoncez ?

Jean Ziegler – La nation double, la nation universelle, au sens de Robespierre ! Je l’approuve. Il ne faut pas, comme intellectuel, être orgueilleux quant aux solutions à apporter, bien que beaucoup le soient. Il y a une grande part d’ignorance, de non-savoir. J’aimerais vous citer une phrase d’Antonio Machado. Elle date de septembre 1939, au moment où la dernière ville contrôlée par les opposants à Franco tombe. Barcelone est en flammes. Les derniers républicains survivants, blessés, boitant, sont désespérés. Le poète Antonio Machado marche, et sifflote. Ses camarades ne le comprennent pas, et lui demandent ce qui lui prend. Il répond : caminante, no hay camino, se hace camino al andar, son tus huellas, etc… (“homme qui marche, il n’y a pas de chemin : c’est en marchant que se trace le chemin, ce sont tes pas, etc… »). Ce fameux poème naît à ce moment-là. C’est tout le mystère qui accompagne l’action politique. Qu’est-ce qu’il faut faire ? Il faut lutter là où vous êtes, en fonction de l’utopie qui vous habite.

Jean Ziegler © Vincent Plagniol pour LVSL

Le 14 juillet 1789, des ouvriers et des artisans du faubourg Saint-Antoine et du Faubourg Saint-Martin marchent sur la Bastille. Le gouverneur de Launay remonte le pont-levis, La Fayette envoie ses bataillons. La Bastille semble imprenable. Et pourtant le peuple de Paris parvient à entrer dans la Bastille, massacre un peu le gouverneur et libère les détenus. Imaginez qu’à ce moment-là, un journaliste posté aux alentours ait demandé à un insurgé : “expliquez-moi quel est le texte de la Constitution de la Ière République [proclamée le 24 juin 1793 ndlr] ?”. Vous voyez bien que c’est absurde ! La Constitution de la Ière République, proclamée quatre ans plus tard, est le produit de la liberté libérée dans l’homme, et de ses initiatives totalement imprévisibles. La Révolution française a libéré des centaines de millions de personnes à travers le monde, et continue à le faire : il n’y a pas une constitution occidentale qui ne soit pas la copie presque conforme de celle de 1793. Des conséquences énormes ont découlé d’événements totalement imprévisibles, se déroulant de façon imprévisible, et libérant des forces que nous ne connaissons pas maintenant. C’est comme cela que ça va se passer ! C’est tout ce que l’on peut savoir.

Regardez les grèves qui ont lieu en ce moment ! Il y a dans le peuple français des gènes rebelles, qui sont assez uniques en Europe. Les grévistes sont, à leur manière, les héritiers des sans-culottes de 1789. Il y a quelque chose d’extraordinaire avec ce qu’a tenté de faire Macron. Il se croyait très habile en déclarant qu’on ne toucherait pas au statut des cheminots en place, seulement à celui de leurs successeurs. C’est ce que je trouve formidable dans cette grève, payée par la précarité pécuniaire dans les familles des cheminots : elle est menée non pas en faveur de ceux qui la font, mais de ceux qui viennent après. Alors qu’ils ne les connaissent même pas ! On aurait pu s’attendre à ce qu’ils n’en aient rien à faire, si on suivait une logique marchande. Mais pour des raisons de solidarité irréductible, ils mettent en jeu leur existence sociale.

« La résurrection de l’ONU est au prix de la disparition du droit de veto »

LVSL – Parmi les mesures destinées à refonder les Nations unies, vous souhaitez mettre en place un « droit d’ingérence humanitaire ». Sa fonction serait de permettre aux Nations unies d’intervenir militairement dans une région ravagée par une crise humanitaire pour y mettre fin ; ce droit d’ingérence humanitaire s’oppose donc à l’inviolabilité de la souveraineté nationale. Pouvez-vous rappeler brièvement le principe de ce droit d’ingérence humanitaire multilatéral ? Ne contient-il pas en germes le risque d’une dérive impérialiste ?

Jean Ziegler – Ce risque existe. Un mot d’abord sur la réforme de la Charte des Nations unies. L’auto-mutilation de l’ONU est terrible. Regardez les sept années de carnage en Syrie, ou les seize années Darfour. Pas un casque bleu, pas un corridor humanitaire, pas une no-fly zone en Syrie à cause du veto russe ! Le ghetto de Gaza est encerclé par Israël et l’Egypte depuis 2006 : 1,8 millions de personnes sur 340 kilomètres carrés sont prisonnières. Pas une intervention de l’ONU à cause du veto américain, qui protège Israël. Au Darfour, depuis seize ans, le dictateur islamiste Omar el-Béchir mène une guerre effroyable contre trois peuples africains qui ont dans leur sous-sol du pétrole, les massalit, les four et les zaghawa. Pas une seule intervention de l’ONU, parce que 11% du pétrole importé par la Chine passe par des voies soudanaises : par conséquent, la Chine protège Omar el-Béchir. Le vrai problème, c’est donc le droit de veto.

Kofi Annan, quand il a quitté le secrétariat général de l’ONU en 2006, a laissé un testament avec notamment une réforme du conseil de sécurité de l’ONU, incluant la disparition du droit de veto en cas de crime contre l’humanité. Les crimes contre l’humanité sont définis de manière très claire dans le statut de Rome de 1998 [l’un des textes à l’origine de la fondation de la Cour Pénale Internationale]. Aujourd’hui, des commissions aux ministères des affaires étrangères de France, d’Angleterre et d’Allemagne se sont mises en place pour examiner la mise en œuvre de cette réforme. Pas pour des raisons morales, mais parce que la guerre en Syrie a eu des conséquences terribles pour les nations qui détiennent le droit de veto : les djihadistes, qui se nourrissent de ce conflit, massacrent au Bataclan, dans le métro de Londres, à Boston, à Moscou ; les six millions de réfugiés qui arrivent aux portes de l’Europe mettent en question le droit d’asile, qui est nié par nombre d’États européens qui mettent des barbelés à la place. Les dirigeants commencent donc à comprendre que seule la diplomatie multilatérale peut mettre fin au carnage en Syrie. En d’autres termes, la résurrection de l’ONU est à ce prix. On se dirige vers cette réforme. Mais tout dépend de la pression de l’opinion publique internationale.

LVSL – Ne craignez-vous pas une potentielle dérive à caractère impérialiste de ce “droit d’ingérence humanitaire” ? On imagine très bien des États occidentaux s’en saisir pour envahir des pays africains, au nom des droits de l’homme, mais pas l’inverse… C’est le contre-argument que vous oppose Régis Debray.

Jean Ziegler – Régis Debray m’a dit, à propos de la Cour Pénale Internationale : “au fond, tu n’es qu’un prédicateur calviniste… Ta Cour Pénale Internationale, c’est de la rigolade, pire, de l’hypocrisie… J’y croirai le jour où le premier général américain sera transféré à La Haye ! ». L’inquiétude est fondée. L’article 4 de la Charte de l’ONU garantit la souveraineté des 193 États-membres. La première intervention humanitaire a eu lieu en 1991 en Irak, quand Saddam Hussein gazait les Kurdes : une no-fly zone a été établie par les Occidentaux. Eh bien je suis absolument persuadé que c’est un progrès. Le préambule de la Charte des Nations-Unies [We, the peoples of the United Nations ndlr] est clair : elle tire sa légitimité des “peuples des Nations unies ». Si un peuple est massacré par son gouvernement, l’article 4 ne joue plus : les Nations unies ont le devoir de protéger ce peuple contre son propre dictateur.

LVSL – L’intervention militaire en Libye de 2011, qui a vu une coalition d’États occidentaux (menée par Nicolas Sarkozy, Barack Obama et David Cameron) renverser le gouvernement libyen en instrumentalisant la résolution 1973 du Conseil de Sécurité de l’ONU, ne montre-t-elle pas les limites de ce genre d’actions ?

Jean Ziegler – Oui, et ce qui s’est passé en Libye est terrible. Tout cela est vrai. Mais notionnellement, conceptuellement, il y a un progrès. À nous, maintenant, de le solidifier et de le concrétiser !

Pour aller plus loin :

  • Les nouveaux maîtres du monde – et ceux qui leur résistent (2002)
  • L’Empire de la honte (2005)
  • La Haine de l’Occident (2008)
  • Chemins d’espérance (2016)

Quelles stratégies face à l’hégémonie macroniste ? – par Jérôme Sainte-Marie

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Jérôme Sainte-Marie est politologue et président de la société d’études et de conseil PollingVox, il est également l’auteur du livre Le nouvel ordre démocratique (Editions du Moment, 2015) et enseignant à l’Université Paris Dauphine. Suite à sa conférence à la Maison des Mines à Paris, le 30 mars 2018, il propose cette analyse comme synthèse de son intervention. 


Le Macronisme, s’il n’est pas producteur de lui-même, et renvoie à une logique de réalignement électoral à l’œuvre depuis plusieurs années, développe cependant une dynamique propre que l’on peut qualifier d’hégémonie. Face à lui, les différentes forces politiques hésitent entre tenter de se perpétuer, ou bien changer radicalement pour constituer une antinomie politique au Macronisme. La stratégie qui s’amorce sur le versant identitaire de la droite classique d’une part et celle qu’a menée en 2017 la France Insoumise sont, avec leurs contradictions, les deux tentatives les plus intéressantes pour former une hégémonie alternative.

Livrons-nous d’abord à une apologie du Macronisme, en tant que solution intelligente et efficace à un problème récurrent des élites françaises : comment solidement arrimer au modèle libéral européen un pays majoritairement réticent ?

À l’origine de cette construction politique, on trouve une crise latente depuis longtemps, mais que la proclamation du Pacte de Responsabilité en janvier 2014 allait rendre apparente. Renonçant de manière explicite à sa fonction de défense du salariat et de la dépense publique, la gauche dite de gouvernement provoqua un phénomène massif de désalignement électoral des catégories sociales qui formaient la base du Parti socialiste et de ses satellites[1]. Or, cette désaffection ne profita guère à la droite libérale, mais bien davantage au Front national, qui rassembla près de 28% des suffrages exprimés aux élections régionales de 2015. À partir de là, la présence de Marine Le Pen au second tour de la prochaine présidentielle était considérée comme acquise, et l’ensemble de la vie politique en fut transformée : le clivage gauche-droite avait vécu comme mode de régulation. La stabilité du système devenait alors menacée, en raison d’une part de l’impossibilité d’une « grande coalition » à l’allemande, d’autre part de la fin de « l’alternance unique », selon l’heureuse expression de Jean-Claude Michéa[2]. Pour les libéraux de gauche et de droite, et les forces sociales dominantes qu’ils représentent, il devint urgent de réagir. Fut alors tentée la solution Valls, venant après la promotion avortée de Cahuzac, mais elle n’apparut pas viable. Ensuite vint la solution Juppé, qui échoua malgré le renfort d’électeurs « de gauche » dans la primaire « de droite ». Ces échecs symétriques ouvrirent la voie à une solution « et de gauche, et de droite », audacieuse mais logique, celle incarnée par Emmanuel Macron[3].

L’histoire électorale du macronisme renseigne sur sa nature. Il y a d’abord l’étape de son lancement politique, où il semblerait que la haute administration joue un rôle essentiel[4], en symbiose avec la haute finance. S’il fallait mettre un visage sur cette convergence, ce serait celui de Jean-Pierre Jouyet. Quoi de plus scolairement marxiste que ce moment[5] ?

Ensuite, lorsque Emmanuel Macron lance sa candidature, il séduit d’abord les « sociaux-libéraux ». Une note du chercheur Luc Rouban, au CEVIPOF, donnait en mars 2016 un potentiel de 6% à ce vote social-libéral, définit par la conjonction d’une pratique électorale à gauche, avec une orientation libérale en matière économique. Ces sociaux-libéraux, on s’en doutait un peu, sont d’abord des cadres, des diplômés, la catégorie moyenne supérieure, plus âgée que la gauche anti-libérale, mais plus jeune que la droite libérale. Ensuite, vint le forfait de François Bayrou, qui libère l’espace central, et permet la réussite de ce qui avait échoué d’assez peu en 2007. C’est un premier élargissement de la base du macronisme, formule centrale qui devient en partie formule centriste.

Dans les dernières semaines, la menace tout à fait improbable d’une victoire de Marine Le Pen permit, en ce sens qu’elle servit de justification commode, le ralliement à la candidature Macron de personnalités, mais aussi de nombreux électeurs. La condensation de ces différentes phases aboutit à un puissant vote de classe, assez proche de celui constaté lors des référendums de 1992 et 2005, avec une présence du vote macroniste très forte parmi les personnes se considérant faire partie des catégories « aisées » ou « moyennes supérieures ».  Il faut le rappeler sans cesse, le vote de 2017 s’est organisé autour d’une variable principale : l’argent.

Ensuite, l’originalité de Macron, c’est qu’il n’a pas eu besoin d’avoir une majorité pour l’emporter. Il n’a pas eu de compromis idéologique à faire. Avec 24%, il emporte tout. Reste ensuite à construire une base pérenne, socialement, politiquement, électoralement, et c’est ce qu’il réussit en grande partie ultérieurement, en détruisant le PS et en grande partie Les Républicains. Ce n’est encore une fois pas un exploit prodigieux d’un être exceptionnel : il accompagne la logique des choses. Celle de la « réunification de la bourgeoisie », imposée par l’affaiblissement de son contrôle politique sur les catégories populaires, via la gauche ou la droite.

Se construit alors ce que j’ai appelé le bloc élitaire face à un bloc populaire virtuel. D’autres ont parlé de bloc bourgeois, via une analyse davantage économique du phénomène[6]. Ce bloc élitaire est selon moi constitué par :

  • L’élite réelle, par son patrimoine, ses revenus, son statut.
  • L’élite aspirationnelle, soit le monde aliéné des cadres et des simili-bourgeois.
  • L’élite par procuration, tous ceux, notamment parmi les retraités, qui s’abritent derrière le pouvoir de l’élite pour défendre leur situation.

Cette notion de bloc pourrait être développée au-delà de la simple superposition de couches électorales. Avec Macron, nous sommes face à la construction d’un « bloc historique », notion créée par Antonio Gramsci, avec la soudure entre les intellectuels organiques et les classes sociales concernées. Ces intellectuels organiques, on voit chaque jour, chaque heure, leur mobilisation autour du projet Macron, pour œuvrer à l’unification de l’idéologie du bloc, et à la conquête de l’hégémonie de ce bloc. On a rarement vu pareille recherche d’une adaptation parfaite de la superstructure à l’infrastructure. L’idéologie professée utilise d’ailleurs de manière significative un lexique managérial[7]. De ce bloc historique, le remarquable parcours scolaire et professionnel d’Emmanuel Macron, de Sciences Po à la Commission Attali, en fait l’intellectuel organique par excellence.

En face, quelles sont les stratégies à l’œuvre ?

La rupture du conflit gauche-droite comme instrument de régulation de la vie politique française laisse, face à un bloc élitaire hégémonique, des forces dispersées, et davantage engagées dans des stratégies de survie, que dans un projet de conquête.

On peut faire très rapidement le tour des possibilités pour les prochaines années :

  1. La consolidation du macronisme, qui demeure dans sa cohérence et élargit sa base propre, avec percée aux Européennes, implantation aux municipales, et réélection en 2022. Ce scénario est à ce jour le plus probable.
  2. L’affaiblissement du macronisme, imposant une stratégie d’alliance pour 2022, afin d’éviter que les scrutins nationaux ne ressemblent aux législatives partielles actuelles. Ce scénario est douteux.
  3. La sortie du macronisme par l’identitaire, avec une formule encore difficile à imaginer pour rassembler des électeurs issus de LR, de DLF et du FN. Ce serait la fin de la Grande Coalition à la Française, remplacée par une formule d’union des droites, sans exclusive à l’égard du Front National. Ce scénario est, après le premier évoqué, le plus vraisemblable.
  4. L’échec du macronisme et sortie par la Gauche refondée, régénérée, rassemblée… Un tel scénario serait particulièrement inattendu.
  5. L’échec du macronisme et sortie par quelque chose porteur d’une critique sociale radicale, qui ressemblerait à la France Insoumise, issue de la gauche mais qui l’aurait largement dépassée. Ce n’est pas l’hypothèse qui est la plus probable, mais qui intéressera sans doute le plus, et l’on va s’y attarder.

Examinons donc par étape ce cinquième scénario. Posons d’emblée la nature de l’enjeu : dans les conditions européennes contemporaines, ce ne peut être qu’un enjeu électoral. Il s’agit donc d’obtenir une majorité au moins relative à un scrutin national, et non simplement de faire bonne figure. Ce qui peut impliquer d’abandonner des positions auxquelles on est affectivement et par tradition attaché, mais qui privent de la mobilité nécessaire à la victoire. La visée est dans cette hypothèse la conquête du pouvoir, ce qui change bien des choses.

Ceci règle selon moi la question de la sortie du macronisme par la gauche. Ceux qui se reconnaissent dans le terme, aujourd’hui, c’est à peu près 25% des Français. Encore sont-ils profondément divisés entre eux et sans doute irréconciliables. La synthèse du peuple et des élites progressistes à l’origine de la « gauche », telle qu’analysée par Jean-Claude Michéa, a vécu. C’était déjà la logique des intérêts, c’est devenu aussi celle des perceptions. Ménager les fétiches de la « gauche morale » est sans doute assez vain, elle trouvera toujours mieux ailleurs, par exemple chez Benoît Hamon : les péripéties ayant récemment affecté Le Média, avec ces défection en rase campagne, constituent un très beau cas d’école.

Jean-Luc Mélenchon a réussi à gravir jusqu’à 19% des suffrages exprimés sans utiliser le mot « gauche » dans sa campagne, et en rassemblant de fait essentiellement des électeurs qui votaient auparavant pour la gauche. Selon l’IPSOS, il fait voter pour lui les deux tiers des sympathisants du Front de Gauche, 38% des sympathisants EELV, 23% des sympathisants socialistes, mais aussi 23% des « sans partis ». Pourquoi ? Parce que le vote à gauche ne répond pas seulement à des « valeurs » souvent familialement transmises, mais aussi à des « alignements » sociaux : le fonctionnaire ou assimilé, le bénéficiaire net des aides publiques, l’employé, voyaient dans la gauche un avocat relatif de ses intérêts. C’est ce qui a volé en éclat avec le Pacte de responsabilité et le discours tonitruant qui l’a accompagné. Donc, si un courant politique remplit la fonction de la gauche, il peut se passer du terme. Ce terme, « la gauche », relie à des combats et, plus encore, à des renoncements, qui entravent tout projet hégémonique. 

Venons-en à un sérieux problème pour ceux porteurs d’une critique sociale et qui veulent constituer une hégémonie politique concurrente de celle du macronisme. Quand vous avez un parti qui représente entre 20 et 25% des gens, que ces gens ont des caractéristiques sociales qui devraient les mettre dans le camp de la France Insoumise, on doit se demander pourquoi ils n’y sont pas. Qu’un ouvrier, ayant voté « non » en 2005, attaché à des formes traditionnelles de sociabilité, et vouant aux gémonies les élites et Emmanuel Macron, choisisse le Front National, c’est une question posée à toute la classe politique, mais d’abord à ceux privilégiant une option populaire. Rappelons que si Jean-Luc Mélenchon a convaincu 24% des ouvriers ayant voté le 23 avril, Marine Le Pen en a rassemblé 37%. Or, lorsque l’on vote, surtout à un premier tour de la présidentielle, personne ne se trompe. Chacun est égal devant le suffrage, sauf à adopter des conceptions élitaires.

Donc, s’il y a une chance pour la mouvance porteuse d’une vigoureuse critique sociale de déjouer l’éclatante hégémonie macronienne, c’est selon moi en levant ce qui empêche l’ouvrier dont je parlais de voter pour elle[8].

Il importe ainsi d’identifier les verrous qui empêchent la constitution effective d’un Bloc populaire face au Bloc élitaire. Or, si l’on croit vraiment que le libéralisme macronien constitue une mauvaise nouvelle pour une bonne moitié de la population française, le contrer ne devrait pas paraître une tâche insurmontable. Je sais que je parle en un lieu où vous ne serez probablement pas d’accord, mais le principal obstacle n’est pas bien difficile à trouver : la division du bloc populaire se fait essentiellement sur l’immigration, thème que l’on doit diviser pour l’essentiel entre la question des flux migratoires et celle de l’intégration.

Durant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologique de son camp. Il l’a fait en réhabilitant la notion de peuple avec toutes ses implications, dont bien sûr la question de la souveraineté nationale comme cadre démocratique. Ce moment-là a été marqué par sa progression dans les catégories populaires. Il a déplu à une bonne partie de la gauche. C’est un signe puissant. Il demeure que si le courant politique qu’il représente est unifié sur le refus de toute stigmatisation des personnes issues de l’immigration récente, intégrées dans une conception inclusive du peuple, on constate des orientations diverses sur la question aujourd’hui centrale des flux migratoires. Notons la vitalité d’un courant « no border » plus proche du Pape François que des positions traditionnelles du mouvement ouvrier. C’est un nœud de l’orientation à prendre pour ce courant politique : la gauche, ou bien le peuple.

En conclusion, une stratégie qui viserait à une conquête du pouvoir – il en existe d’autre, par exemple de constituer un pôle de gauche rénové capitalisant tranquillement sur au maximum un quart de l’électorat, sans visée hégémonique réelle – doit affronter des problèmes sérieux, et les résoudre sérieusement.

Une telle stratégie implique la constitution d’une hégémonie adverse à celle efficace, car cohérente, du macronisme. Celui-ci est un puissant catalyseur social. Son existence impose un effet de symétrie. Face à un bloc élitaire, un bloc populaire est une formule prometteuse. Qu’il puisse devenir hégémonique impliquerait cependant que l’on accepte qu’il soit populaire, et qu’il soit un bloc.


[1] Pour une présentation détaillée de la théorie des alignements électoraux, voir Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, Presses de Sciences Po, 2000.

[2] De cette convergence de la gauche et de la droite dites de gouvernement sur les sujets essentiels, au-delà de la mise en scène de leur dissensus, la couverture de Paris Match en mars 2005 offrait une image saisissante : François Hollande et Nicolas Sarkozy, souriants, côte à côte pour appeler les Français à voter « oui » au référendum sur le TCE.

[3] Le caractère inéluctable d’une restructuration de la vie politique française par l’alliance nécessaire des libéraux de gauche et de droite, à l’occasion de la présidentielle 2017, était expliqué dans Le Nouvel ordre démocratique, écrit au printemps 2015, avant que se soit déclaré Emmanuel Macron. Ceci pour souligner que la personnalité de celui-ci, aussi talentueuse soit-elle, a joué un rôle très subalterne dans l’événement.

[4] Voir entre autres la tribune publiée dans Le Monde du 21 février 2018, « La haute administration, le véritable parti présidentiel ».

[5] « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. » Karl Marx, Les Luttes des classes en France, 1850. Ironiquement, en 2017, la banque d’affaires, expression la plus pure du capital, sera représentée par elle-même.

[6] L’Illusion du bloc bourgeois, Bruno Amable et Stefano Palombarini, Raisons d’agir, mars 2017.

[7] Pour une analyse serrée de la production d’un tel discours à visée idéologique par les écoles de commerce, cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[8] Problématique développée dans les conditions américaines par Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, éditions Agone, 2008.

Auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance

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“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile des tisserands qui finiront par se révolter. ©Wikimédia Commons

Les attaques répétées à l’encontre du salariat à statut s’appuient en partie sur une rhétorique de survalorisation de l’entrepreneuriat, souvent présenté comme une activité accessible à tout le monde et d’une noblesse sans égal. L’auto-entrepreneuriat illustre bien les limites de ce « tous entrepreneurs » et les illusions qu’il véhicule. Cet article replace le statut d’auto-entrepreneur dans son histoire, et montre comment ses promoteurs, Hervé Novelli en tête, n’ont eu de cesse de mettre en avant la logique du « self-help » face à celle de la solidarité, à la faveur d’une lecture très libérale de la crise. 


« Voici, pour l’ouvrier de mérite, un certain moyen d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche ou marchandage, que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli ». L’enthousiasme vient d’Adolphe Thiers, dans De la propriété (1848). La nouveauté que l’on prête à la plupart des débats contemporains relève bien souvent de l’illusion ; c’est particulièrement vrai dans le cas de l’auto-entrepreneuriat, qui ressemble par bien des côtés au marchandage du XIXe siècle. En voici le principe : un patron passe une commande auprès d’un ouvrier qui entreprend, pour une somme donnée, d’effectuer le travail commandé en rassemblant une équipe. La figure de l’ouvrier-entrepreneur est née il y a bien longtemps.

Très vite cependant, le louage d’ouvrage, ou marchandage, terme au départ utilisé par ses détracteurs, est contesté par les associations ouvrières, au motif qu’il remplace l’exploitation capitaliste en exploitation de l’ouvrier par l’ouvrier. En effet pour obtenir la commande, il faut que l’ouvrier-entrepreneur remporte les enchères, et donc baisse au maximum ses prix. Ce hard-discount, il le fait souvent porter ensuite sur les épaules de ses collaborateurs. Aux yeux de Thiers et des libéraux de l’époque cependant, le marchandage permet à l’ouvrier de s’élever dans la société, de devenir « entrepreneur sans capital ». D’où leur incompréhension des contestations de ceux que Thiers nomme les « nouveaux amis des ouvriers », qui abolissent officiellement le marchandage en 1848, sans que cette décision soit entérinée par la suite. Après tout, le marchandage n’est-il pas un moyen pour l’ouvrier de s’arracher à sa condition d’origine ? Ne permet-il pas aux « ouvriers de mérite » de sortir du rapport d’exploitation dans lequel ils sont enfermés ?

La promotion de l’ « entrepreneuriat populaire »

Plus d’un siècle et demi plus tard, l’argumentaire est repris par les promoteurs d’un « entrepreneuriat populaire », au premier rang desquels Hervé Novelli, secrétaire d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation sous le gouvernement Fillon II et porteur du projet de loi sur l’auto-entrepreneuriat. Il nous explique par exemple dans son livre-entretien : « Cela [l’auto-entrepreneuriat] abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. Il n’y a plus d’“exploiteurs” et d’“exploités”. Seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe. » D’une telle bêtise, c’est bien possible. 

L’auto-entrepreneuriat n’est pas tombé du ciel. Il est le résultat d’une lecture libérale de la crise qui frappe le pays dans les années 70, selon laquelle l’entrepreneuriat serait le meilleur moyen de lutter contre le chômage. La logique du self-help est mise en avant par les dirigeants de l’époque comme un moyen bien plus efficace de lutter contre le chômage que l’« assistanat ». S’adressant au début plutôt aux cadres chômeurs, l’État finit par inciter de plus en plus les « exclus » à devenir entrepreneurs. La figure de l’« auto-entrepreneur » peut finalement apparaître en 2008 dans la loi de modernisation de l’économie, à la faveur d’une interprétation de la crise qui n’a pas changé en 40 ans. En témoigne cette autre perle issue du livre-entretien de Novelli :

« Désormais, pour s’en sortir, les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers… eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? »

En quelques années, la figure de l’auto-entrepreneur semble avoir conquis ses titres de noblesse : on en recense plus d’un million aujourd’hui. Et peu importe si, d’après une étude de l’Insee de septembre 2016, « les auto-entrepreneurs n’exerçant pas d’activité salariée ont perçu en moyenne 460 euros par mois ». La société du « tous entrepreneurs » est toujours en marche.

La victoire de la liberté formelle

Au bout de trois ans, 90% des auto-entrepreneurs gagnent moins que le SMIC. Au moment de s’inscrire, un tiers des auto-entrepreneurs se déclarent chômeurs, 11% inactifs et 7% retraités. Dans 55% des cas, l’auto-entrepreneuriat est leur activité principale. Le fait d’être précaire, chômeur et non qualifié augmente d’ailleurs la probabilité d’exercer l’auto-entrepreneuriat comme activité principale. Que nous donnent à voir ces chiffres ? Que l’auto-entrepreneuriat, loin de permettre à chacun de s’en sortir dans le monde de travail, renforce plutôt les inégalités qui le structurent ; d’un côté les plus qualifiés, déjà protégés par ailleurs, en tirent une source de revenus supplémentaire. De l’autre, les exclus du marché du travail accumulent des bouts de ficelle et continuent de peupler les marges. Pour ces derniers, l’auto-entrepreneuriat constitue bien souvent une sorte de salariat déguisé, qui permet une plus grande flexibilité aux entreprises, dont on ne sait plus si on doit les qualifier d’employeuses ou de clientes. Finies les obligations, qu’elles soient administratives (gérer le contrat de travail), légales (justifier la fin de la relation de travail) ou économiques (pas de cotisations patronales).

« Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. »

Si le dispositif parvient tout de même à avoir le vent en poupe, c’est en grande partie du fait de la liberté qu’il promet. Pardon, de la liberté formelle, si prisée par le discours néolibéral. D’abord, l’auto-entrepreneuriat est bien souvent perçu comme une possibilité de sortir enfin des impasses professionnelles passées, ou d’échapper à des situations peu enviables. Ensuite, il permet d’avoir l’illusion de la liberté dans la relation de travail : pas de « subordination » clairement explicitée comme dans le contrat de travail d’un salarié. L’auto-entrepreneur est libre d’obéir à l’entreprise qu’il prend comme client, et qui se comporte en fait comme son employeuse. Il est libre de gagner moins que le SMIC. Et il est libre de modeler son emploi du temps à sa guise, à condition de faire assez d’heures pour dégager un revenu décent. La sociologue Sarah Abdelnour remarque ainsi, dans son enquête sur les auto-entrepreneurs, que « les horaires lourds sont envisagés comme relevant de décisions personnelles et sont dès lors admis comme arbitrage libre de la part de travailleurs souhaitant par ce moyen accroître leurs revenus ».

Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. L’auto-entrepreneuriat, c’est en effet la valorisation des solutions individuelles face aux difficultés professionnelles. Difficile de revendiquer quelque chose collectivement lorsque l’on a choisi la liberté individuelle. Les auto-entrepreneurs ont du mal à créer des structures d’organisation collective des travailleurs, parce que ces dernières sont en fait en contradiction avec leur statut. L’auto-entrepreneuriat est profondément ancré dans l’idéologie du « self-help » : pour ses promoteurs, tout ce qui relève de la revendication collective relève du suspect, même du condamnable. Choisir d’être auto-entrepreneur, c’est bien souvent ne plus rien attendre du salariat. Et par suite, vivre sa carrière professionnelle, et les échecs qui l’accompagnent nécessairement, sur le mode strictement individuel. Or ne devient pas entrepreneur qui veut. La réussite entrepreneuriale est liée à la possession et à l’utilisation de tout un tas de capitaux, qu’ils soient d’ordre économique, relationnel, social, scolaire… Faire croire à des millions de gens que l’entrepreneuriat est leur voie de salut, c’est d’abord leur mentir éhontément, mais c’est surtout les mettre dans la position de lire leur échec potentiel uniquement à la lumière de leur incapacité individuelle (« je ne travaille pas assez », « je ne suis pas assez fort », « c’est de ma faute », …). C’est tout le problème de la politique de responsabilité/abandon, pour reprendre le concept de Alain Ehrenberg, que symbolise à sa manière l’auto-entrepreneuriat, et qui dit, en substance : nous vous enjoignons à devenir responsables, mais il ne faut pas compter sur nous pour vous en rendre capables. La rhétorique du débrouillez-vous, envers de la liberté formelle.

Attaquer le salariat par ses marges et niveler par le bas

L’argumentaire sur lequel se sont appuyés les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat repose en large partie sur l’idée de progrès social : le modèle salarial empêcherait l’accès de certains au travail, en raison du manque de diplômes ou du salaire minimum. La condamnation du salariat passe par celle de ses effets néfastes sur les populations fragiles, qui se verraient durablement exclues du marché du travail à cause des « stables » et de leurs privilèges présumés. Une manière d’attaquer le salariat par sa marge inférieure. Dans ce cadre, l’auto-entrepreneuriat représente le statut anti-statut par excellence, qui permet formellement d’inclure tout le monde. Le nivellement par le bas, que l’on est si prompt à mettre en avant lorsqu’il s’agit de critiquer la démocratisation scolaire, est appliqué ici au monde du travail. Puisque les protections qu’impliquent les statuts bloquent l’accès à l’emploi pour toute une frange de la population, il faut les supprimer. Voilà ce que nous disent les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat, mais aussi, dans une actualité plus récente, les défenseurs des lois travail, ou plus récemment encore ceux de la réforme de la SNCF.

Facile en effet de faire passer les salariés pour des privilégiés lorsque le taux de chômage s’élève à quasi 10%. Jusqu’à présent pourtant, aucune corrélation n’a jamais été clairement établie entre protection de l’emploi et taux de chômage. Mais il faut croire qu’aujourd’hui, il est plus simple de dénoncer les prétendus privilèges de ceux qui possèdent une situation stable que de mener une politique de l’emploi ambitieuse. Le nivellement par le bas, stratégie de l’impuissance.


Bibliographie :

Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Sarah Abdelnour, 2017

La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Robert Castel, 2009

L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Claude Didry, 2016

La société du malaise. Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie, Alain Ehrenberg, 2011

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“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile de tisserands qui finiront par se révolter dans les premiers temps de l’ère industrielle. ©Wikimédia Commons

La guerre psychologique des médias contre les grévistes

Comme un air de déjà vu. Christophe Barbier, Pierre Gattaz, BHL, la “prise d’otage” des citoyens par les grévistes, la nécessité de “réformer” le modèle social français, les “experts” de la Commission Européenne, le sens de la “pédagogie” du Président… On a l’impression d’assister à l’énième remake d’un mauvais film, avec une baisse de qualité à chaque nouveau tournage. Les scènes qui se jouent actuellement dans les studios feutrés des chaînes de télévision, à l’occasion des grèves à la SNCF, ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles que l’on jouait à l’époque des manifestations contre la loi El Khomri ou contre la réforme des retraites de 2011. Mêmes acteurs, mêmes répliques, et même scénario : une France malade de son système social, que tente de soigner un Président visionnaire, entravé dans sa noble tâche par une horde de grévistes sans foi ni loi. Guidé par une volonté d’acier, le Président parvient à faire plier ses adversaires et mettre en place ses réformes salvatrices – aidé en cela par la formidable force de frappe de ses alliés médiatiques.


Le point de vue des usagers : le seul qui vaille.

Faut-il écouter les revendications des cheminots ?” demande un journaliste à Christophe Barbier le 2 avril sur BFMTV. Non ! Non, parce qu’ils se trompent, et que certains de leurs leaders mentent” : une telle réponse n’étonne plus vraiment. On n’attendait certes pas de BFMTV, de L’Express ou du Point qu’ils prissent le parti des grévistes contre le gouvernement. On savait à l’avance que ces bréviaires vivants du conformisme économique se féliciteraient de n’importe quelle initiative prise par un gouvernement libéral, et condamneraient n’importe quel mouvement visant à l’entraver. La presse libérale, favorable aux grands intérêts et hostile aux grévistes, a toujours existé et existera toujours. On ne s’étonnera donc pas outre mesure que du 1er au 4 avril, sur les 18 reportages et tribunes que Le Point – à titre d’exemple – consacre aux grèves des salariés de la SNCF, on en trouve 16 qui les condamnent, contre 2 qui se veulent neutres ; aucun article, bien entendu, ne s’avisant de prendre le parti des cheminots… On ne s’étonnera pas non plus que, dans ces reportages, aucune interview d’aucun gréviste n’ait été effectuée, alors qu’on y trouve des dizaines de témoignages affolés d’usagers de la SNCF déboussolés par la grève et la pénurie de trains qui en découle. Alors que la grève a été suivie par 77% des conducteurs de la SNCF, 69% des contrôleurs et 39% des aiguilleurs, le point de vue des cheminots grévistes n’a tout simplement pas été pris en compte par Le Point. Il n’entre même pas dans le cadre du débat que la rédaction de ce média – ce n’est pas le seul – cherche à imposer.

Les termes de la controverse étant posés de cette manière, la conclusion que l’on en tire ne peut qu’être défavorable aux grévistes.

Cela est tout sauf surprenant. Il aurait été étrange qu’un journal financé par François Pinault, dont la fortune personnelle s’élève à 28 milliards de dollars, se fasse le relais des revendications des grévistes contre Emmanuel Macron…. Le jour n’est pas venu où une presse financée par de grandes fortunes s’attaquera à un gouvernement favorable aux grandes fortunes.

La surprise viendrait à la rigueur de cette presse “progressiste”, et de ces personnalités médiatiques “de gauche“, dont on aurait pu attendre un minimum de sympathie vis-à-vis des grévistes, et un minimum de défiance à l’égard de ces réformes qui, selon toute probabilité, fragiliseront encore les plus fragiles.  Jean Quatremer, le grand-prêtre de la religion européiste qui hante régulièrement les colonnes de Libération, homme “de gauche” devant l’Éternel s’il en est, douche ces espoirs d’un tweet acéré.

Le ralliement des élites de gauche et de droite au pouvoir macronien

Proclamer au monde ses “valeurs de gauche” à chaque fois que l’on ouvre la bouche, tout en soutenant avec emphase le gouvernement d’Emmanuel Macron ? C’est tout à fait possible selon Bernard-Henri Lévy. Le sémillant écrivain estimait ce 1er avril sur France Inter que le Président de la République s’inscrit dans la “trace réformatrice du Front Populaire“, mais aussi dans une “généalogie de gauche” dans laquelle on trouve entre autres “mai 68“. Illégitime, la colère de la France d’en-bas à l’égard d’un Président héritier du Front Populaire et de mai 68 ? Pas tout à fait. L’indignation des travailleurs français est parfois justifiée ; les moyens qu’ils emploient ne le sont jamais lorsqu’ils impliquent une entrave à la liberté d’autrui. En plus d’être illégitime, la grève est inefficace ; car comme le fait remarquer l’éminent Raphaël Enthoven, les progrès sociaux sont le produit des lois, jamais des luttes.

Pour être tout à fait honnête, tout cela n’est pas vraiment une surprise non plus. Cela fait plusieurs décennies que le clivage entre presse “de gauche” et presse “de droite” s’est érodé, jusqu’à devenir totalement invisible sur une bonne partie des enjeux socio-économiques – de la même manière qu’il a plus ou moins volé en éclats à l’Assemblée nationale. La “gauche” médiatique a subi la même évolution que la “gauche” politique. Entre Jean Jaurès et Jérôme Cahuzac, il y a un gouffre similaire à celui qui sépare Émile Zola, figure médiatique de gauche du XIXème siècle qui se rendait dans les mines pour dénoncer l’exploitation des ouvriers, et Pierre Arditi, figure médiatique de gauche du XXIème siècle, qui se vantait il y a peu d’être “très désagréable” à l’égard des chauffeurs de taxi qui avaient l’outrecuidance de ne pas lui ouvrir la portière… Que le journal fondé par Jean-Paul Sartre soutienne le gouvernement d’Emmanuel Macron avec autant de fermeté qu’il soutenait, jadis, ceux de Pol Pot et de Mao Zedong, ne surprendra donc pas ceux qui ont assisté à la lente marchandisation de Libération, dont l’apogée fut le rachat de son capital par Édouard de Rothschild en 2005.

L’Union Européenne, Emmanuel Macron et la guerre psychologique

De nombreuses grèves ont éclaté ces dernières semaines dans plusieurs secteurs : le transport, mais aussi l’aviation, la santé, l’énergie, – auxquelles il faut ajouter les mobilisations étudiantes. Au premier abord, leurs revendications sont diverses et variées : les grèves de la SNCF et des salariés d’EDF sont une protestation contre les projets de privatisation de leur secteur ; les infirmiers réclament une augmentation des moyens alloués aux hôpitaux ; les salariés d’Air France revendiquent quant à eux une hausse de leurs salaires, gelés depuis 2011. En réalité, toutes ces grèves sont en dernière instance une réaction, directe ou indirecte, au programme d’austérité budgétaire et de libéralisation du monde du travail mis en place par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Les économies budgétaires, les projets de privatisation, le gel des salaires, découlent mécaniquement de cet agenda politique dont il ne faut pas sous-estimer la cohérence. Il est celui que réclament les grandes fortunes françaises – et européennes. Celles-ci trouvent tout leur intérêt dans le gel des salaires, qui permet de maximiser leurs profits – toute hausse de salaire correspondant, jusqu’à preuve du contraire, à une baisse des profits – et dans les privatisations, qui leur permettront de faire main basse sur des biens étatiques. Cette politique a un nom : le néolibéralisme, et un agent : l’Union Européenne.

C’est en effet dans l’Union Européenne que les grandes fortunes ont trouvé un moyen de mener l’État français vers une libéralisation à marche forcée. Les Grandes Orientations de Politique Economique que produit chaque année la Commission Européenne – avec menace de rétorsion pour les éventuels États récalcitrants – sont une copie presque conforme des principales revendications des grandes multinationales et des secteurs financiers européens.

Extrait des GOPE pour 2017-2018

Le fameux rapport Spinetta sur lequel se base le gouvernement pour sa réforme de la SNCF fait constamment référence aux normes européennes. Or les directives européennes n’en font pas mystère : il s’agit d’en finir avec les systèmes ferroviaires contrôlés par les États, puisqu’ils doivent devenir “compétitifs” et s’intégrer dans un “marché ouvert et concurrentiel” (directive 2016/797).

Depuis 1991, l’État français s’est engagé dans un processus très graduel de libéralisation du transport ferroviaire, en coordination parfaite avec les directives européennes, dont Aurélien Bernier a rendu compte en détail dans un article pour Marianne. Les échéances sont précises : c’est en 2023 que “l’ouverture à la concurrence” des transports domestiques doit être menée à bien. La réforme entreprise par Emmanuel Macron n’est ainsi que la première étape d’un processus de privatisation qu est censé aboutir dans quelques années.

On aurait donc peut-être tort de voir en Macron un souverain tout-puissant, un “monarque présidentiel” jupitérien. Face aux puissances économiques et aux forces politiques qui déterminent l’agenda présidentiel, il fait figure de vassal davantage que de roi. Bien sûr, les choses ne peuvent être présentées de cette manière par le gouvernement. Il a fallu intégrer ce processus de libéralisation dans un récit volontariste et progressiste, visant à faire croire qu’il était décidé souverainement, et pour le plus grand bien de tous. Il fallait masquer la logique globale de l’offensive libérale et ses causes profondes sous la particularité de ses déclinaisons. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Emmanuel Macron s’est attaqué à ces réformes secteur après secteur – les réformes du code du travail d’abord, celles de l’université ensuite, aujourd’hui celles du rail, demain, celles du fonctionnariat – : la cohérence globale du projet a ainsi pu échapper à beaucoup. Cette approche sectorielle lui a permis de fustiger les opposants à ces réformes comme des privilégiés, défenseurs d’intérêts corporatistes, et de se poser à chaque fois comme le garant de l’intérêt général face aux égoïsmes particuliers. Ainsi, les salariés qui refusent la réforme du code du travail sont des “fainéants”, les cheminots qui refusent la refonte de leur statut des “privilégiés”, et les fonctionnaires touchés par les réformes à venir se verront sans doute affublés d’un qualificatif similaire. Le but étant que ceux qui ne sont pas concernés, au premier abord, par ces réformes se rangent derrière le gouvernement, défenseur de l’intérêt de la nation contre les corporatismes… jusqu’à ce que vienne leur tour.

Une méthode pour le moins osée, mais dont il faut mesurer le succès. À la différence de la stratégie brutale du candidat François Fillon qui proposait une thérapie de choc globale, Emmanuel Macron a opté pour une tactique plus fine, celle employée par les Horaces contre les Curiaces, visant à concentrer ses tirs sur un seul adversaire à la fois. Atomisé, isolé, celui-ci succombe, et la même opération est répétée sur les suivants. Cette attaque se double, à chaque fois, d’une guerre psychologique ciblée, insidieuse, mais d’une extrême violence à l’égard des salariés du secteur à réformer, présentés comme des égoïstes et des arriérés défendant leur corporation contre l’intérêt général et la rationalité économique. Emmanuel Macron a pu compter, dans cette guerre d’opinion, sur la docilité de la grande presse qui survit sous perfusion de grands capitaux, sur la bienveillance d’une série d’éditorialistes à gages et sur la complicité du bloc des intellectuels organiques du nouveau libéralisme qui se sont faits une joie de tirer à boulets rouges sur ses opposants.

Grèves sectorielles et horizon national-populaire

L’issue des mouvements en cours est encore incertaine. Leur succès dépendra sans doute de la capacité des mouvements syndicaux à refuser cette individualisation des corps de métiers, cette atomisation des revendications que la guerre psychologique du pouvoir s’acharne à promouvoir ; de leur aptitude à expliquer la cohérence globale, la logique d’ensemble de ces réformes, à promouvoir une solidarité organique entre tous les secteurs sociaux qu’elles toucheront et un plan d’action commun. Ils pourraient par là-même universaliser leur mouvement, en ouvrant la voie à un horizon qui ne soit pas simplement sectoriel mais national, pas uniquement corporatif mais plus largement populaire. C’est bien ici la question de la dimension politique du syndicalisme qui est posée, si l’on entend par “politique” le domaine des questions qui affectent l’ensemble de la société. Cela n’implique bien sûr aucunement de revenir sur la séparation entre syndicats et partis politiques gravée dans le marbre de la Charte d’Amiens, la politique ne se limitant pas aux partis ; plus simplement de réfléchir à un concept qui est longtemps apparu comme oxymorique, celui de syndicalisme politique.

 

Crédits :

© photographie de Pierre Gattaz par Pierre Truong-Ngoc, de Bernard-Henri Lévy par Itzik Edry et capture d’écran yt de Christophe Barbier lors de sa chronique du 02/02/2017